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La reine Margot - Tome II

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René tira un papier de sa poche et le présenta à Catherine, qui le déplia vivement.

— Un M et un O, dit-elle… Serait-ce décidément ce La Mole, et toute cette comédie de Marguerite ne serait-elle qu'un moyen de détourner les soupçons?

— Madame, dit René, si j'osais émettre mon opinion dans une affaire où Votre Majesté hésite à former la sienne, je lui dirais que je crois M. de La Mole trop amoureux pour s'occuper sérieusement de politique.

— Vous croyez?

— Oui, surtout trop amoureux de la reine de Navarre pour servir avec dévouement le roi, car il n'y a pas de véritable amour sans jalousie.

— Et vous le croyez donc tout à fait amoureux?

— J'en suis sûr.

— Aurait-il eu recours à vous?

— Oui.

— Et il vous a demandé quelque breuvage, quelque philtre?

— Non, nous nous en sommes tenus à la figure de cire.

— Piquée au coeur?

— Piquée au coeur.

— Et cette figure existe toujours?

— Oui.

— Elle est chez vous?

— Elle est chez moi.

— Il serait curieux, dit Catherine, que ces préparations cabalistiques eussent réellement l'effet qu'on leur attribue.

— Votre Majesté est plus que moi à même d'en juger.

— La reine de Navarre aime-t-elle M. de La Mole?

— Elle l'aime au point de se perdre pour lui. Hier elle l'a sauvé de la mort au risque de son honneur et de sa vie. Vous voyez, madame, et cependant vous doutez toujours.

— De quoi?

— De la science.

— C'est qu'aussi la science m'a trahie, dit Catherine en regardant fixement René, qui supporta admirablement bien ce regard.

— En quelle occasion?

— Oh! vous savez ce que je veux dire; à moins toutefois que ce soit le savant et non la science.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, répondit le
Florentin.

— René, vos parfums ont-ils perdu leur odeur?

— Non, madame, quand ils sont employés par moi; mais il est possible qu'en passant par la main des autres… Catherine sourit et hocha la tête.

— Votre opiat a fait merveille, René, dit-elle, et madame de
Sauve a les lèvres plus fraîches et plus vermeilles que jamais.

— Ce n'est pas mon opiat qu'il faut en féliciter, madame, car la baronne de Sauve, usant du droit qu'a toute jolie femme d'être capricieuse, ne m'a plus reparlé de cet opiat, et moi, de mon côté, après la recommandation que m'avait faite Votre Majesté, j'ai jugé à propos de ne lui en point envoyer. Les boîtes sont donc toutes encore à la maison telles que vous les y avez laissées, moins une qui a disparu sans que je sache quelle personne me l'a prise ni ce que cette personne a voulu en faire.

— C'est bien, René, dit Catherine; peut-être plus tard reviendrons-nous là-dessus; en attendant, parlons d'autre chose.

— J'écoute, madame.

— Que faut-il pour apprécier la durée probable de la vie d'une personne?

— Savoir d'abord le jour de sa naissance, l'âge qu'elle a, et sous quel signe elle a vu le jour.

— Puis ensuite?

— Avoir de son sang et de ses cheveux.

— Et si je vous porte de son sang et de ses cheveux, si je vous dis sous quel signe il a vu le jour, si je vous dis l'âge qu'il a, le jour de sa naissance, vous me direz, vous, l'époque probable de sa mort?

— Oui, à quelques jours près.

— C'est bien. J'ai de ses cheveux, je me procurerai de son sang.

— La personne est-elle née pendant le jour ou pendant la nuit?

— À cinq heures vingt-trois minutes du soir.

— Soyez demain à cinq heures chez moi, l'expérience doit être faite à l'heure précise de la naissance.

— C'est bien, dit Catherine, _nous y serons. _René salua et sortit sans paraître avoir remarqué le nous y serons, qui indiquait cependant, que contre son habitude, Catherine ne viendrait pas seule.

Le lendemain, au point du jour, Catherine passa chez son fils. À minuit elle avait fait demander de ses nouvelles, et on lui avait répondu que maître Ambroise Paré était près de lui, et s'apprêtait à le saigner si la même agitation nerveuse continuait.

Encore tressaillant dans son sommeil, encore pâle du sang qu'il avait perdu, Charles dormait sur l'épaule de sa fidèle nourrice, qui, appuyée contre son lit, n'avait point depuis trois heures changé de position, de peur de troubler le repos de son cher enfant.

Une légère écume venait poindre de temps en temps sur les lèvres du malade, et la nourrice l'essuyait avec une fine batiste brodée. Sur le chevet était un mouchoir tout maculé de larges taches de sang.

Catherine eut un instant l'idée de s'emparer de ce mouchoir, mais elle pensa que ce sang, mêlé comme il l'était à la salive qui l'avait détrempé, n'aurait peut-être pas la même efficacité; elle demanda à la nourrice si le médecin n'avait pas saigné son fils comme il lui avait fait dire qu'il le devait faire. La nourrice répondit que si, et que la saignée avait été si abondante que Charles s'était évanoui deux fois.

La reine mère, qui avait quelque connaissance en médecine comme toutes les princesses de cette époque, demanda à voir le sang; rien n'était plus facile, le médecin avait recommandé qu'on le conservât pour en étudier les phénomènes.

Il était dans une cuvette dans le cabinet à côté de la chambre. Catherine y passa pour l'examiner, remplit de la rouge liqueur un petit flacon qu'elle avait apporté dans cette intention; puis rentra, cachant dans ses poches ses doigts, dont l'extrémité eût dénoncé la profanation qu'elle venait de commettre.

Au moment où elle reparaissait sur le seuil du cabinet, Charles rouvrit les yeux et fut frappé de la vue de sa mère. Alors rappelant, comme à la suite d'un rêve, toutes ses pensées empreintes de rancune:

— Ah! c'est vous, madame? dit-il. Eh bien, annoncez à votre fils bien-aimé, à votre Henri d'Anjou, que ce sera pour demain.

— Mon cher Charles, dit Catherine, ce sera pour le jour que vous voudrez. Tranquillisez-vous et dormez.

Charles, comme s'il eût cédé à ce conseil, ferma effectivement les yeux; et Catherine qui l'avait donné comme on fait pour consoler un malade ou un enfant, sortit de sa chambre. Mais derrière elle, et lorsqu'il eut entendu se refermer la porte, Charles se redressa, et tout à coup, d'une voix étouffée par l'accès dont il souffrait encore:

— Mon chancelier! cria-t-il, les sceaux, la cour! … qu'on me fasse venir tout cela.

La nourrice, avec une tendre violence, ramena la tête du roi sur son épaule, et pour le rendormir essaya de le bercer comme lorsqu'il était enfant.

— Non, non, nourrice, je ne dormirai plus. Appelle mes gens, je veux travailler ce matin.

Quand Charles parlait ainsi, il fallait obéir; et la nourrice elle-même, malgré les privilèges que son royal nourrisson lui avait conservés, n'osait aller contre ses commandements. On fit venir ceux que le roi demandait, et la séance fut fixée, non pas au lendemain, c'était chose impossible, mais à cinq jours de là.

Cependant à l'heure convenue, c'est-à-dire à cinq heures, la reine mère et le duc d'Anjou se rendaient chez René, lequel, prévenu, comme on le sait, de cette visite, avait tout préparé pour la séance mystérieuse.

Dans la chambre à droite, c'est-à-dire dans la chambre aux sacrifices, rougissait, sur un réchaud ardent, une lame d'acier destinée à représenter, par ses capricieuses arabesques, les événements de la destinée sur laquelle on consultait l'oracle; sur l'autel était préparé le livre des sorts, et pendant la nuit, qui avait été fort claire, René avait pu étudier la marche et l'attitude des constellations.

Henri d'Anjou entra le premier; il avait de faux cheveux; un masque couvrait sa figure et un grand manteau de nuit déguisait sa taille. Sa mère vint ensuite; et si elle n'eût pas su d'avance que c'était son fils qui l'attendait là, elle-même n'eût pu le reconnaître. Catherine ôta son masque; le duc d'Anjou, au contraire, garda le sien.

— As-tu fait cette nuit tes observations? demanda Catherine.

— Oui, madame, dit-il; et la réponse des astres m'a déjà appris le passé. Celui pour qui vous m'interrogez a, comme toutes les personnes nées sous le signe de l'écrevisse, le coeur ardent et d'une fierté sans exemple. Il est puissant; il a vécu près d'un quart de siècle; il a jusqu'à présent obtenu du ciel gloire et richesse. Est-ce cela, madame?

— Peut-être, dit Catherine.

— Avez-vous les cheveux et le sang?

— Les voici.

Et Catherine remit au nécromancien une boucle de cheveux d'un blond fauve et une petite fiole de sang.

René prit la fiole, la secoua pour bien réunir la fibrine et la sérosité, et laissa tomber sur la lame rougie une large goutte de cette chair coulante, qui bouillonna à l'instant même et s'extravasa bientôt en dessins fantastiques.

— Oh! madame, s'écria René, je le vois se tordre en d'atroces douleurs. Entendez-vous comme il gémit, comme il crie à l'aide! Voyez-vous comme tout devient sang autour de lui? Voyez-vous comme, enfin, autour de son lit de mort s'apprêtent de grands combats? Tenez, voici les lances; tenez, voici les épées.

— Sera-ce long? demanda Catherine palpitante d'une émotion indicible et arrêtant la main de Henri d'Anjou, qui, dans son avide curiosité, se penchait au-dessus du brasier.

René s'approcha de l'autel et répéta une prière cabalistique, mettant à cette action un feu et une conviction qui gonflaient les veines de ses tempes et lui donnaient ces convulsions prophétiques et ces tressaillements nerveux qui prenaient les pythies antiques sur le trépied et les poursuivaient jusque sur leur lit de mort.

Enfin il se releva et annonça que tout était prêt, prit d'une main le flacon encore aux trois quarts plein, et de l'autre la boucle de cheveux; puis commandant à Catherine d'ouvrir le livre au hasard et de laisser tomber sa vue sur le premier endroit venu, il versa sur la lame d'acier tout le sang, et jeta dans le brasier tous les cheveux, en prononçant une phrase cabalistique composée de mots hébreux auxquels il n'entendait rien lui-même.

Aussitôt le duc d'Anjou et Catherine virent s'étendre sur cette lame une figure blanche comme celle d'un cadavre enveloppé de son suaire.

Une autre figure, qui semblait celle d'une femme, était inclinée sur la première.

En même temps les cheveux s'enflammèrent en donnant un seul jet de feu, clair, rapide, dardé comme une langue rouge.

— Un an! s'écria René, un an à peine, et cet homme sera mort, et une femme pleurera seule sur lui. Mais non, là-bas, au bout de la lame, une autre femme encore, qui tient comme un enfant dans ses bras.

Catherine regarda son fils, et, toute mère qu'elle était, sembla lui demander quelles étaient ces deux femmes.

Mais René achevait à peine, que la plaque d'acier redevint blanche; tout s'y était graduellement effacé.

Alors Catherine ouvrit le livre au hasard, et lut, d'une voix dont, malgré toute sa force, elle ne pouvait cacher l'altération, le distique suivant:

Ains a peri cil que l'on redoutoit, Plus tôt, trop tôt, si prudence n'étoit.

Un profond silence régna quelque temps autour du brasier.

— Et pour celui que tu sais, demanda Catherine, quels sont les signes de ce mois?

— Florissant comme toujours, madame. À moins de vaincre le destin par une lutte de dieu à dieu, l'avenir est bien certainement à cet homme. Cependant…

— Cependant, quoi?

— Une des étoiles qui composent sa pléiade est restée pendant le temps de mes observations couverte d'un nuage noir.

— Ah! s'écria Catherine, un nuage noir… Il y aurait donc quelque espérance?

— De qui parlez-vous, madame? demanda le duc d'Anjou. Catherine emmena son fils loin de la lueur du brasier et lui parla à voix basse. Pendant ce temps René s'agenouillait, et à la clarté de la flamme, versant dans sa main une dernière goutte de sang demeurée au fond de la fiole:

— Bizarre contradiction, disait-il, et qui prouve combien peu sont solides les témoignages de la science simple que pratiquent les hommes vulgaires! Pour tout autre que moi, pour un médecin, pour un savant, pour maître Ambroise Paré lui-même, voilà un sang si pur, si fécond, si plein de mordant et de sucs animaux, qu'il promet de longues années au corps dont il est sorti; et cependant toute cette vigueur doit disparaître bientôt, toute cette vie doit s'éteindre avant un an!

Catherine et Henri d'Anjou s'étaient retournés et écoutaient. Les yeux du prince brillaient à travers son masque.

— Ah! continua René, c'est qu'aux savants ordinaires le présent seul appartient; tandis qu'à nous appartiennent le passé et l'avenir.

— Ainsi donc, continua Catherine, vous persistez à croire qu'il mourra avant une année?

— Aussi certainement que nous sommes ici trois personnes vivantes qui un jour reposeront à leur tour dans le cercueil.

— Cependant vous disiez que le sang était pur et fécond, vous disiez que ce sang promettait une longue vie?

— Oui, si les choses suivaient leur cours naturel. Mais n'est-il pas possible qu'un accident…

— Ah! oui, vous entendez, dit Catherine à Henri, un accident…

— Hélas! dit celui-ci, raison de plus pour demeurer.

— Oh! quant à cela, n'y songez plus, c'est chose impossible.
Alors se retournant vers René:

— Merci, dit le jeune homme en déguisant le timbre de sa voix, merci; prends cette bourse.

— Venez, comte, dit Catherine, donnant à dessein à son fils un titre qui devait dérouter les conjectures de René. Et ils partirent.

— Oh! ma mère, vous voyez, dit Henri, un accident! … et si cet accident-là arrive, je ne serai point là; je serai à quatre cents lieues de vous…

— Quatre cents lieues se font en huit jours, mon fils.

— Oui; mais sait-on si ces gens-là me laisseront revenir? Que ne puis-je attendre, ma mère! …

— Qui sait? dit Catherine; cet accident dont parle René n'est-il pas celui qui, depuis hier, couche le roi sur un lit de douleur? Écoutez, rentrez de votre côté, mon enfant; moi, je vais passer par la petite porte du cloître des Augustines, ma suite m'attend dans ce couvent. Allez, Henri, allez, et gardez-vous d'irriter votre frère, si vous le voyez.

XI
Les confidences

La première chose qu'apprit le duc d'Anjou en arrivant au Louvre, c'est que l'entrée solennelle des ambassadeurs était fixée au cinquième jour. Les tailleurs et les joailliers attendaient le prince avec de magnifiques habits et de superbes parures que le roi avait commandés pour lui.

Pendant qu'il les essayait avec une colère qui mouillait ses yeux de larmes, Henri de Navarre s'égayait fort d'un magnifique collier d'émeraudes, d'une épée à poignée d'or et d'une bague précieuse que Charles lui avait envoyés le matin même.

D'Alençon venait de recevoir une lettre et s'était renfermé dans sa chambre pour la lire en toute liberté.

Quant à Coconnas, il demandait son ami à tous les échos du Louvre.

En effet, comme on le pense bien, Coconnas, assez peu surpris de ne pas voir rentrer La Mole de toute la nuit, avait commencé dans la matinée à concevoir quelque inquiétude: il s'était en conséquence mis à la recherche de son ami, commençant son investigation par l'hôtel de la Belle-Étoile, passant de l'hôtel de la Belle-Étoile à la rue Cloche-Percée, de la rue Cloche-Percée à la rue Tizon, de la rue Tizon au pont Saint-Michel, enfin du pont Saint-Michel au Louvre.

Cette investigation avait été faite, vis-à-vis de ceux auxquels elle s'adressait, d'une façon tantôt si originale, tantôt si exigeante, ce qui est facile à concevoir quand on connaît le caractère excentrique de Coconnas, qu'elle avait suscité entre lui et trois seigneurs de la cour des explications qui avaient fini à la mode de l'époque, c'est-à-dire sur le terrain. Coconnas avait mis à ces rencontres la conscience qu'il mettait d'ordinaire à ces sortes de choses; il avait tué le premier et blessé les deux autres, en disant:

— Ce pauvre La Mole, il savait si bien le latin!

C'était au point que le dernier, qui était le baron de Boissey, lui avait dit en tombant:

— Ah! pour l'amour du ciel, Coconnas, varie un peu, et dis au moins qu'il savait le grec.

Enfin, le bruit de l'aventure du corridor avait transpiré: Coconnas s'en était gonflé de douleur, car un instant il avait cru que tous ces rois et tous ces princes lui avaient tué son ami, et l'avaient jeté dans quelque oubliette.

Il apprit que d'Alençon avait été de la partie, et passant par- dessus la majesté qui entourait le prince du sang, il l'alla trouver et lui demanda une explication comme il l'eût fait envers un simple gentilhomme.

D'Alençon eut d'abord bonne envie de mettre à la porte l'impertinent qui venait lui demander compte de ses actions; mais Coconnas parlait d'un ton de voix si bref, ses yeux flamboyaient d'un tel éclat, l'aventure des trois duels en moins de vingt- quatre heures avait placé le Piémontais si haut, qu'il réfléchit, et qu'au lieu de se livrer à son premier mouvement, il répondit à son gentilhomme avec un charmant sourire:

— Mon cher Coconnas, il est vrai que le roi furieux d'avoir reçu sur l'épaule une aiguière d'argent, le duc d'Anjou mécontent d'avoir été coiffé avec une compote d'oranges, et le duc de Guise humilié d'avoir été souffleté avec un quartier de sanglier, ont fait la partie de tuer M. de La Mole; mais un ami de votre ami a détourné le coup. La partie a donc manqué, je vous en donne ma parole de prince.

— Ah! fit Coconnas respirant sur cette assurance comme un soufflet de forge, ah! mordi, Monseigneur, voilà qui est bien, et je voudrais connaître cet ami, pour lui prouver ma reconnaissance.

M. d'Alençon ne répondit rien, mais sourit plus agréablement encore qu'il ne l'avait fait; ce qui laissa croire à Coconnas que cet ami n'était autre que le prince lui-même.

— Eh bien, Monseigneur! reprit-il, puisque vous avez tant fait que de me dire le commencement de l'histoire, mettez le comble à vos bontés en me racontant la fin. On voulait le tuer, mais on ne l'a pas tué, me dites-vous; voyons! qu'en a-t-on fait? Je suis courageux, allez! dites, et je sais supporter une mauvaise nouvelle. On l'a jeté dans quelque cul de basse-fosse, n'est-ce pas? Tant mieux, cela le rendra circonspect. Il ne veut jamais écouter mes conseils. D'ailleurs on l'en tirera, mordi! Les pierres ne sont pas dures pour tout le monde.

D'Alençon hocha la tête.

— Le pis de tout cela, dit-il, mon brave Coconnas, c'est que depuis cette aventure ton ami a disparu, sans qu'on sache où il est passé.

— Mordi! s'écria le Piémontais en pâlissant de nouveau, fût-il passé en enfer, je saurai où il est.

— Écoute, dit d'Alençon qui avait, mais par des motifs bien différents, aussi bonne envie que Coconnas de savoir où était La Mole, je te donnerai un conseil d'ami.

— Donnez, Monseigneur, dit Coconnas, donnez.

— Va trouver la reine Marguerite, elle doit savoir ce qu'est devenu celui que tu pleures.

— S'il faut que je l'avoue à Votre Altesse, dit Coconnas, j'y avais déjà pensé, mais je n'avais point osé; car, outre que madame Marguerite m'impose plus que je ne saurais dire, j'avais peur de la trouver dans les larmes. Mais, puisque Votre Altesse m'assure que La Mole n'est pas mort et que Sa Majesté doit savoir où il est, je vais faire provision de courage et aller la trouver.

— Va, mon ami, va, dit le duc François. Et quand tu auras des nouvelles, donne-m'en à moi-même; car je suis en vérité aussi inquiet que toi. Seulement souviens-toi d'une chose, Coconnas…

— Laquelle?

— Ne dis pas que tu viens de ma part, car en commettant cette imprudence tu pourrais bien ne rien apprendre.

— Monseigneur, dit Coconnas, du moment où Votre Altesse me recommande le secret sur ce point, je serai muet comme une tanche ou comme la reine mère.

«Bon prince, excellent prince, prince magnanime», murmura Coconnas en se rendant chez la reine de Navarre.

Marguerite attendait Coconnas, car le bruit de son désespoir était arrivé jusqu'à elle, et en apprenant par quels exploits ce désespoir s'était signalé, elle avait presque pardonné à Coconnas la façon quelque peu brutale dont il traitait son amie madame la duchesse de Nevers, à laquelle le Piémontais ne s'était point adressé à cause d'une grosse brouille existant déjà depuis deux ou trois jours entre eux. Il fut donc introduit chez la reine aussitôt qu'annoncé.

Coconnas entra, sans pouvoir surmonter ce certain embarras dont il avait parlé à d'Alençon qu'il éprouvait toujours en face de la reine, et qui lui était bien plus inspiré par la supériorité de l'esprit que par celle du rang; mais Marguerite l'accueillit avec un sourire qui le rassura tout d'abord.

— Eh! madame, dit-il, rendez-moi mon ami, je vous en supplie, ou dites-moi tout au moins ce qu'il est devenu; car sans lui je ne puis pas vivre. Supposez Euryale sans Nisus, Damon sans Pythias, ou Oreste sans Pylade, et ayez pitié de mon infortune en faveur d'un des héros que je viens de vous citer, et dont le coeur, je vous le jure, ne l'emportait pas en tendresse sur le mien.

Marguerite sourit, et après avoir fait promettre le secret à Coconnas, elle lui raconta la fuite par la fenêtre. Quant au lieu de son séjour, si instantes que fussent les prières du Piémontais, elle garda sur ce point le plus profond silence. Cela ne satisfaisait qu'à demi Coconnas; aussi se laissa-t-il aller à des aperçus diplomatiques de la plus haute sphère. Il en résulta que Marguerite vit clairement que le duc d'Alençon était de moitié dans le désir qu'avait son gentilhomme de connaître ce qu'était devenu La Mole.

— Eh bien, dit la reine, si vous voulez absolument savoir quelque chose de positif sur le compte de votre ami, demandez au roi Henri de Navarre, c'est le seul qui ait le droit de parler; quant à moi, tout ce que je puis vous dire, c'est que celui que vous cherchez est vivant: croyez-en ma parole.

— J'en crois une chose plus certaine encore, madame, répondit
Coconnas, ce sont vos beaux yeux qui n'ont point pleuré.

Puis, croyant qu'il n'y avait rien à ajouter à une phrase qui avait le double avantage de rendre sa pensée et d'exprimer la haute opinion qu'il avait du mérite de La Mole, Coconnas se retira en ruminant un raccommodement avec madame de Nevers, non pas pour elle personnellement, mais pour savoir d'elle ce qu'il n'avait pu savoir de Marguerite.

Les grandes douleurs sont des situations anormales dont l'esprit secoue le joug aussi vite qu'il lui est possible. L'idée de quitter Marguerite avait d'abord brisé le coeur de La Mole; et c'était bien plutôt pour sauver la réputation de la reine que pour préserver sa propre vie qu'il avait consenti à fuir.

Aussi dès le lendemain au soir était-il revenu à Paris pour revoir Marguerite à son balcon. Marguerite, de son côté, comme si une voix secrète lui eût appris le retour du jeune homme, avait passé toute la soirée à sa fenêtre; il en résulta que tous deux s'étaient revus avec ce bonheur indicible qui accompagne les jouissances défendues. Il y a même plus: l'esprit mélancolique et romanesque de La Mole trouvait un certain charme à ce contretemps. Cependant, comme l'amant véritablement épris n'est heureux qu'un moment, celui pendant lequel il voit ou possède, et souffre pendant tout le temps de l'absence, La Mole, ardent de revoir Marguerite, s'occupa d'organiser au plus vite, l'événement qui devait la lui rendre, c'est-à-dire la fuite du roi de Navarre.

Quant à Marguerite, elle se laissait, de son côté, aller au bonheur d'être aimée avec un dévouement si pur. Souvent elle s'en voulait de ce qu'elle regardait comme une faiblesse; elle, cet esprit viril, méprisant les pauvretés de l'amour vulgaire, insensible aux minuties qui en font pour les âmes tendres le plus doux, le plus délicat, le plus désirable de tous les bonheurs, elle trouvait sa journée sinon heureusement remplie, du moins heureusement terminée, quand vers neuf heures, paraissant à son balcon vêtue d'un peignoir blanc, elle apercevait sur le quai, dans l'ombre, un cavalier dont la main se posait sur ses lèvres, sur son coeur; c'était alors une toux significative, qui rendait à l'amant le souvenir de la voix aimée. C'était quelquefois aussi un billet vigoureusement lancé par une petite main et qui enveloppait quelque bijou précieux, mais bien plus précieux encore pour avoir appartenu à celle qui l'envoyait que pour la matière qui lui donnait sa valeur, et qui allait résonner sur le pavé à quelques pas du jeune homme. Alors La Mole, pareil à un milan, fondait sur cette proie, la serrait dans son sein, répondait par la même voie, et Marguerite ne quittait son balcon qu'après avoir entendu se perdre dans la nuit les pas du cheval poussé à toute bride pour venir, et qui, pour s'éloigner, semblait d'une matière aussi inerte que le fameux colosse qui perdit Troie.

Voilà pourquoi la reine n'était pas inquiète du sort de La Mole, auquel, du reste, de peur que ses pas ne fussent épiés, elle refusait opiniâtrement tout autre rendez-vous que ces entrevues à l'espagnole, qui duraient depuis sa fuite et se renouvelaient dans la soirée de chacun des jours qui s'écoulaient dans l'attente de la réception des ambassadeurs, réception remise à quelques jours, comme on l'a vu, par les ordres exprès d'Ambroise Paré.

La veille de cette réception, vers neuf heures du soir, comme tout le monde au Louvre était préoccupé des préparatifs du lendemain, Marguerite ouvrit sa fenêtre et s'avança sur le balcon; mais à peine y fut-elle que, sans attendre la lettre de Marguerite, La Mole, plus pressé que de coutume, envoya la sienne, qui vint, avec son adresse accoutumée, tomber aux pieds de sa royale maîtresse. Marguerite comprit que la missive devait renfermer quelque chose de particulier, elle rentra pour la lire.

Le billet, sur le recto de la première page, renfermait ces mots:

«Madame, il faut que je parle au roi de Navarre. L'affaire est urgente. J'attends.»

Et sur le second recto ces mots, que l'on pouvait isoler des premiers en séparant les deux feuilles:

«Madame et ma reine, faites que je puisse vous donner un de ces baisers que je vous envoie. J'attends.»

Marguerite achevait à peine cette seconde partie de la lettre, qu'elle entendit la voix de Henri de Navarre qui, avec sa réserve habituelle, frappait à la porte commune, et demandait à Gillonne s'il pouvait entrer.

La reine divisa aussitôt la lettre, mit une des pages dans son corset, l'autre dans sa poche, courut à la fenêtre qu'elle ferma, et s'élançant vers la porte:

— Entrez, Sire, dit-elle.

Si doucement, si promptement, si habilement que Marguerite eût fermé cette fenêtre, la commotion en était arrivée jusqu'à Henri, dont les sens toujours tendus avaient, au milieu de cette société dont il se défiait si fort, presque acquis l'exquise délicatesse où ils sont portés chez l'homme vivant dans l'état sauvage. Mais le roi de Navarre n'était pas un de ces tyrans qui veulent empêcher leurs femmes de prendre l'air et de contempler les étoiles.

Henri était souriant et gracieux comme d'habitude.

— Madame, dit-il, tandis que nos gens de cour essaient leurs habits de cérémonie, je pense à venir échanger avec vous quelques mots de mes affaires, que vous continuez de regarder comme les vôtres, n'est-ce pas?

— Certainement, monsieur, répondit Marguerite, nos intérêts ne sont-ils pas toujours les mêmes?

— Oui, madame, et c'est pour cela que je voulais vous demander ce que vous pensez de l'affectation que M. le duc d'Alençon met depuis quelques jours à me fuir, à ce point que depuis avant-hier il s'est retiré à Saint-Germain. Ne serait-ce pas pour lui soit un moyen de partir seul, car il est peu surveillé, soit un moyen de ne point partir du tout? Votre avis, s'il vous plaît, madame? il sera, je vous l'avoue, d'un grand poids pour affermir le mien.

— Votre Majesté a raison de s'inquiéter du silence de mon frère. J'y ai songé aujourd'hui toute la journée, et mon avis est que, les circonstances ayant changé, il a changé avec elles.

— C'est-à-dire, n'est-ce pas, que, voyant le roi Charles malade, le duc d'Anjou roi de Pologne, il ne serait pas fâché de demeurer à Paris pour garder à vue la couronne de France?

— Justement.

— Soit. Je ne demande pas mieux, dit Henri, qu'il reste; seulement cela change tout notre plan; car il me faut, pour partir seul, trois fois les garanties que j'aurais demandées pour partir avec votre frère, dont le nom et la présence dans l'entreprise me sauvegardaient. Ce qui m'étonne seulement, c'est de ne pas entendre parler de M. de Mouy. Ce n'est point son habitude de demeurer ainsi sans bouger. N'en auriez-vous point eu des nouvelles, madame?

— Moi, Sire! dit Marguerite étonnée; et comment voulez-vous?…

— Eh! pardieu, ma mie, rien ne serait plus naturel; vous avez bien voulu, pour me faire plaisir, sauver la vie au petit La Mole… Ce garçon a dû aller à Mantes… et quand on y va, on en peut bien revenir…

— Ah! voilà qui me donne la clef d'une énigme dont je cherchais vainement le mot, répondit Marguerite. J'avais laissé la fenêtre ouverte, et j'ai trouvé, en rentrant, sur mon tapis, une espèce de billet.

— Voyez-vous cela! dit Henri.

— Un billet auquel d'abord je n'ai rien compris, et auquel je n'ai attaché aucune importance, continua Marguerite; peut-être avais-je tort et vient-il de ce côté-là.

— C'est possible, dit Henri; j'oserais même dire que c'est probable. Peut-on voir ce billet?

— Certainement, Sire, répondit Marguerite en remettant au roi celle des deux feuilles de papier qu'elle avait introduite dans sa poche.

Le roi jeta les yeux dessus.

— N'est-ce point l'écriture de M. de La Mole? dit-il.

— Je ne sais, répondit Marguerite; le caractère m'en a paru contrefait.

— N'importe, lisons, dit Henri. Et il lut: «Madame, il faut que je parle au roi de Navarre. L'affaire est urgente. J'attends.»

— Ah! oui-da! … continua Henri. Voyez-vous, il dit qu'il attend!

— Certainement je le vois…, dit Marguerite. Mais que voulez- vous?

— Eh! ventre-saint-gris, je veux qu'il vienne.

— Qu'il vienne! s'écria Marguerite en fixant sur son mari ses beaux yeux étonnés; comment pouvez-vous dire une chose pareille, Sire? Un homme que le roi a voulu tuer… qui est signalé, menacé… qu'il vienne! dites-vous; est-ce que c'est possible?… Les portes sont-elles bien faites pour ceux qui ont été…

— Obligés de fuir par la fenêtre… vous voulez dire?

— Justement, et vous achevez ma pensée.

— Eh bien! mais, s'ils connaissent le chemin de la fenêtre, qu'ils reprennent ce chemin, puisqu'ils ne peuvent absolument pas entrer par la porte. C'est tout simple, cela.

— Vous croyez? dit Marguerite rougissant de plaisir à l'idée de se rapprocher de La Mole.

— J'en suis sûr.

— Mais comment monter? demanda la reine.

— N'avez-vous donc pas conservé l'échelle de corde que je vous avais envoyée? Ah! je ne reconnaîtrais point là votre prévoyance habituelle.

— Si fait, Sire, dit Marguerite.

— Alors, c'est parfait, dit Henri.

— Qu'ordonne donc Votre Majesté?

— Mais c'est tout simple, dit Henri, attachez-la à votre balcon et la laissez pendre. Si c'est de Mouy qui attend… et je serais tenté de le croire… si c'est de Mouy qui attend et qu'il veuille monter, il montera, ce digne ami.

Et sans perdre de son flegme, Henri prit la bougie pour éclairer Marguerite dans la recherche qu'elle s'apprêtait à faire de l'échelle; la recherche ne fut pas longue, elle était enfermée dans une armoire du fameux cabinet.

— Là, c'est cela, dit Henri; maintenant, madame, si ce n'est pas trop exiger de votre complaisance, attachez, je vous prie, cette échelle au balcon.

— Pourquoi moi et non pas vous, Sire? dit Marguerite.

— Parce que les meilleurs conspirateurs sont les plus prudents. La vue d'un homme effaroucherait peut-être notre ami, vous comprenez.

Marguerite sourit et attacha l'échelle.

— Là, dit Henri en restant caché dans l'angle de l'appartement, montrez-vous bien; maintenant faites voir l'échelle. À merveille; je suis sûr que de Mouy va monter.

En effet, dix minutes après, un homme ivre de joie enjamba le balcon, et, voyant que la reine ne venait pas au-devant de lui, demeura quelques secondes hésitant. Mais, à défaut de Marguerite, Henri s'avança:

— Tiens, dit-il gracieusement, ce n'est point de Mouy, c'est M. de La Mole. Bonsoir, monsieur de la Mole; entrez donc, je vous prie.

La Mole demeura un instant stupéfait.

Peut-être, s'il eût été encore suspendu à son échelle au lieu d'être posé le pied ferme sur le balcon, fût-il tombé en arrière.

— Vous avez désiré parler au roi de Navarre pour affaires urgentes, dit Marguerite; je l'ai fait prévenir, et le voilà. Henri alla fermer la fenêtre.

— Je t'aime, dit Marguerite en serrant vivement la main du jeune homme.

— Eh bien, monsieur, fit Henri en présentant une chaise à La
Mole, que disons-nous?

— Nous disons, Sire, répondit celui-ci, que j'ai quitté M. de Mouy à la barrière. Il désire savoir si Maurevel a parlé et si sa présence dans la chambre de Votre Majesté est connue.

— Pas encore, mais cela ne peut tarder; il faut donc nous hâter.

— Votre opinion est la sienne, Sire, et si demain, pendant la soirée, M. d'Alençon est prêt à partir, il se trouvera à la porte Saint-Marcel avec cent cinquante hommes; cinq cents vous attendront à Fontainebleau: alors vous gagnerez Blois, Angoulême et Bordeaux.

— Madame, dit Henri en se tournant vers sa femme, demain, pour mon compte, je serai prêt, le serez-vous?

Les yeux de La Mole se fixèrent sur ceux de Marguerite avec une profonde anxiété.

— Vous avez ma parole, dit la reine, partout où vous irez, je vous suis; mais vous le savez, il faut que M. d'Alençon parte en même temps que nous. Pas de milieu avec lui, il nous sert ou il nous trahit; s'il hésite, ne bougeons pas.

— Sait-il quelque chose de ce projet, monsieur de la Mole? demanda Henri.

— Il a dû, il y a quelques jours, recevoir une lettre de
M. de Mouy.

— Ah! ah! dit Henri, et il ne m'a parlé de rien!

— Défiez-vous, monsieur, dit Marguerite, défiez-vous.

— Soyez tranquille, je suis sur mes gardes. Comment faire tenir une réponse à M. de Mouy?

— Ne vous inquiétez de rien, Sire. À droite ou à gauche de Votre Majesté, visible ou invisible, demain, pendant la réception des ambassadeurs, il sera là: un mot dans le discours de la reine qui lui fasse comprendre si vous consentez ou non, s'il doit fuir ou vous attendre. Si le duc d'Alençon refuse, il ne demande que quinze jours pour tout réorganiser en votre nom.

— En vérité, dit Henri, de Mouy est un homme précieux. Pouvez- vous intercaler dans votre discours la phrase attendue, madame?

— Rien de plus facile, répondit Marguerite.

— Alors, dit Henri, je verrai demain M. d'Alençon; que de Mouy soit à son poste et comprenne à demi-mot.

— Il y sera, Sire.

— Eh bien, monsieur de la Mole, dit Henri, allez lui porter ma réponse. Vous avez sans doute dans les environs un cheval, un serviteur?

— Orthon est là qui m'attend sur le quai.

— Allez le rejoindre, monsieur le comte. Oh! non point par la fenêtre; c'est bon dans les occasions extrêmes. Vous pourriez être vu, et comme on ne saurait pas que c'est pour moi que vous vous exposez ainsi, vous compromettriez la reine.

— Mais par où, Sire?

— Si vous ne pouvez pas entrer seul au Louvre, vous en pouvez sortir avec moi, qui ai le mot d'ordre. Vous avez votre manteau, j'ai le mien; nous nous envelopperons tous deux, et nous traverserons le guichet sans difficulté. D'ailleurs, je serai aise de donner quelques ordres particuliers à Orthon. Attendez ici, je vais voir s'il n'y a personne dans les corridors.

Henri, de l'air du monde le plus naturel, sortit pour aller explorer le chemin. La Mole resta seul avec la reine.

— Oh! quand vous reverrai-je? dit La Mole.

— Demain soir si nous fuyons: un de ces soirs, dans la maison de la rue Cloche-Percée, si nous ne fuyons pas.

— Monsieur de la Mole, dit Henri en rentrant, vous pouvez venir, il n'y a personne. La Mole s'inclina respectueusement devant la reine.

— Donnez-lui votre main à baiser, madame, dit Henri; monsieur de
La Mole n'est pas un serviteur ordinaire. Marguerite obéit.

— À propos, dit Henri, serrez l'échelle de corde avec soin; c'est un meuble précieux pour des conspirateurs; et, au moment où l'on s'y attend le moins, on peut avoir besoin de s'en servir. Venez, monsieur de la Mole, venez.

XII
Les ambassadeurs

Le lendemain toute la population de Paris s'était portée vers le faubourg Saint-Antoine, par lequel il avait été décidé que les ambassadeurs polonais feraient leur entrée. Une haie de Suisses contenait la foule, et des détachements de cavaliers protégeaient la circulation des seigneurs et des dames de la cour qui se portaient au-devant du cortège.

Bientôt parut, à la hauteur de l'abbaye Saint-Antoine, une troupe de cavaliers vêtus de rouge et de jaune, avec des bonnets et des manteaux fourrés, et tenant à la main des sabres larges et recourbés comme les cimeterres des Turcs.

Les officiers marchaient sur le flanc des lignes.

Derrière cette première troupe en venait une seconde équipée avec un luxe tout à fait oriental. Elle précédait les ambassadeurs, qui, au nombre de quatre, représentaient magnifiquement le plus mythologique des royaumes chevaleresques du XVIe siècle.

L'un de ces ambassadeurs était l'évêque de Cracovie. Il portait un costume demi-pontifical, demi-guerrier, mais éblouissant d'or et de pierreries. Son cheval blanc à longs crins flottants et au pas relevé semblait souffler le feu par ses naseaux; personne n'aurait pensé que depuis un mois le noble animal faisait quinze lieues chaque jour par des chemins que le mauvais temps avait rendus presque impraticables.

Près de l'évêque marchait le palatin Lasco, puissant seigneur si rapproché de la couronne qu'il avait la richesse d'un roi comme il en avait l'orgueil.

Après les deux ambassadeurs principaux, qu'accompagnaient deux autres palatins de haute naissance, venait une quantité de seigneurs polonais dont les chevaux, harnachés de soie, d'or et de pierreries, excitèrent la bruyante approbation du peuple. En effet, les cavaliers français, malgré la richesse de leurs équipages, étaient complètement éclipsés par ces nouveaux venus, qu'ils appelaient dédaigneusement des barbares.

Jusqu'au dernier moment, Catherine avait espéré que la réception serait remise encore et que la décision du roi céderait à sa faiblesse, qui continuait. Mais lorsque le jour fut venu, lorsqu'elle vit Charles, pâle comme un spectre, revêtir le splendide manteau royal, elle comprit qu'il fallait plier en apparence sous cette volonté de fer, et elle commença de croire que le plus sûr parti pour Henri d'Anjou était l'exil magnifique auquel il était condamné.

Charles, à part les quelques mots qu'il avait prononcés lorsqu'il avait rouvert les yeux, au moment où sa mère sortait du cabinet, n'avait point parlé à Catherine depuis la scène qui avait amené la crise à laquelle il avait failli succomber. Chacun, dans le Louvre, savait qu'il y avait eu une altercation terrible entre eux sans connaître la cause de cette altercation, et les plus hardis tremblaient devant cette froideur et ce silence, comme tremblent les oiseaux devant le calme menaçant qui précède l'orage.

Cependant tout s'était préparé au Louvre, non pas comme pour une
fête, il est vrai, mais comme pour quelque lugubre cérémonie.
L'obéissance de chacun avait été morne ou passive. On savait que
Catherine avait presque tremblé, et tout le monde tremblait.

La grande salle de réception du palais avait été préparée, et comme ces sortes de séances étaient ordinairement publiques, les gardes et les sentinelles avaient reçu l'ordre de laisser entrer, avec les ambassadeurs, tout ce que les appartements et les cours pourraient contenir de populaire.

Quant à Paris, son aspect était toujours celui que présente la grande ville en pareille circonstance: c'est-à-dire empressement et curiosité. Seulement quiconque eût bien considéré ce jour-là la population de la capitale, eût reconnu parmi les groupes composés de ces honnêtes figures de bourgeois naïvement béantes, bon nombre d'hommes enveloppés dans de grands manteaux, se répondant les uns aux autres par des coups d'oeil, des signes de la main quand ils étaient à distance, et échangeant à voix basse quelques mots rapides et significatifs toutes les fois qu'ils se rapprochaient. Ces hommes, au reste, paraissaient fort préoccupés du cortège, le suivaient des premiers, et paraissaient recevoir leurs ordres d'un vénérable vieillard dont les yeux noirs et vifs faisaient, malgré sa barbe blanche et ses sourcils grisonnants, ressortir la verte activité. En effet, ce vieillard, soit par ses propres moyens, soit qu'il fût aidé par les efforts de ses compagnons, parvint à se glisser des premiers dans le Louvre, et, grâce à la complaisance du chef des Suisses, digne huguenot fort peu catholique malgré sa conversion, trouva moyen de se placer derrière les ambassadeurs, juste en face de Marguerite et de Henri de Navarre.

Henri prévenu par La Mole que de Mouy devait, sous un déguisement quelconque, assister à la séance, jetait les yeux de tous côtés. Enfin ses regards rencontrèrent ceux du vieillard et ne le quittèrent plus: un signe de De Mouy avait fixé tous les doutes du roi de Navarre. Car de Mouy était si bien déguisé que Henri lui- même avait douté que ce vieillard à barbe blanche pût être le même que cet intrépide chef des huguenots qui avait fait, cinq ou six jours auparavant, une si rude défense.

Un mot de Henri, prononcé à l'oreille de Marguerite, fixa les regards de la reine sur de Mouy. Puis alors ses beaux yeux s'égarèrent dans les profondeurs de la salle: elle cherchait La Mole, mais inutilement.

La Mole n'y était pas.

Les discours commencèrent. Le premier fut au roi. Lasco lui demandait, au nom de la diète, son assentiment à ce que la couronne de Pologne fût offerte à un prince de la maison de France.

Charles répondit par une adhésion courte et précise, présentant le duc d'Anjou, son frère, du courage duquel il fit un grand éloge aux envoyés polonais. Il parlait en français; un interprète traduisait sa réponse après chaque période. Et pendant que l'interprète parlait à son tour, on pouvait voir le roi approcher de sa bouche un mouchoir qui, à chaque fois, s'en éloignait teint de sang.

Quand la réponse de Charles fut terminée, Lasco se tourna vers le duc d'Anjou, s'inclina et commença un discours latin dans lequel il lui offrait le trône au nom de la nation polonaise.

Le duc répondit dans la même langue, et d'une voix dont il cherchait en vain à contenir l'émotion, qu'il acceptait avec reconnaissance l'honneur qui lui était décerné. Pendant tout le temps qu'il parla, Charles resta debout, les lèvres serrées, l'oeil fixé sur lui, immobile et menaçant comme l'oeil d'un aigle.

Quand le duc d'Anjou eut fini, Lasco prit la couronne des Jagellons posée sur un coussin de velours rouge, et tandis que deux seigneurs polonais revêtaient le duc d'Anjou du manteau royal, il déposa la couronne entre les mains de Charles.

Charles fit un signe à son frère. Le duc d'Anjou vint s'agenouiller devant lui, et de ses propres mains, Charles lui posa la couronne sur la tête: alors les deux rois échangèrent un des plus haineux baisers que se soient jamais donnés deux frères.

Aussitôt un héraut cria:

«Alexandre-Édouard-Henri de France, duc d'Anjou, vient d'être couronné roi de Pologne. Vive le roi de Pologne!»

Toute l'assemblée répéta d'un seul cri:

— Vive le roi de Pologne! Alors Lasco se tourna vers Marguerite. Le discours de la belle reine avait été gardé pour le dernier. Or, comme c'était une galanterie qui lui avait été accordée pour faire briller son beau génie, comme on disait alors, chacun porta une grande attention à la réponse, qui devait être en latin. Nous avons vu que Marguerite l'avait composée elle-même.

Le discours de Lasco fut plutôt un éloge qu'un discours. Il avait cédé, tout Sarmate qu'il était, à l'admiration qu'inspirait à tous la belle reine de Navarre; et empruntant la langue à Ovide, mais le style à Ronsard, il dit que, partis de Varsovie au milieu de la plus profonde nuit, ils n'auraient su, lui et ses compagnons, comment retrouver leur chemin, si, comme les rois mages, ils n'avaient eu deux étoiles pour les guider; étoiles qui devenaient de plus en plus brillantes à mesure qu'ils approchaient de la France, et qu'ils reconnaissaient maintenant n'être autre chose que les deux beaux yeux de la reine de Navarre. Enfin, passant de l'Évangile au Coran, de la Syrie à l'Arabie Pétrée, de Nazareth à La Mecque, il termina en disant qu'il était tout prêt à faire ce que faisaient les sectateurs ardents du Prophète, qui, une fois qu'ils avaient eu le bonheur de contempler son tombeau, se crevaient les yeux, jugeant qu'après avoir joui d'une si belle vue rien dans ce monde ne valait plus la peine d'être admiré.

Ce discours fut couvert d'applaudissements de la part de ceux qui parlaient latin, parce qu'ils partageaient l'opinion de l'orateur; de la part de ceux qui ne l'entendaient point, parce qu'ils voulaient avoir l'air de l'entendre.

Marguerite fit d'abord une gracieuse révérence au galant Sarmate; puis, tout en répondant à l'ambassadeur, fixant les yeux sur de Mouy, elle commença en ces termes:

«_Quod nunc hac in aula insperati adestis exultaremus ego et conjux, nisi ideo immineret calimitas, scilicet non solum fratris sed etiam amici orbitas.__[4]_«

Ces paroles avaient deux sens, et, tout en s'adressant à de Mouy, pouvaient s'adresser à Henri d'Anjou. Aussi ce dernier salua-t-il en signe de reconnaissance.

Charles ne se rappela point avoir lu cette phrase dans le discours qui lui avait été communiqué quelques jours auparavant; mais il n'attachait point grande importance aux paroles de Marguerite, qu'il savait être un discours de simple courtoisie. D'ailleurs, il comprenait fort mal le latin.

Marguerite continua:

«_Adeo dolemur a te dividi ut tecum proficisci maluissemus. __Sed idem fatum que nunc sine ullâ morâ Lutetiâ cedere juberis, hac in urbe detinet. Proficiscere ergo, frater; proficiscere, amice; proficiscere sine nobis; proficiscentem sequentur spes et desideria nostra_.[5]«

On devine aisément que de Mouy écoutait avec une attention profonde ces paroles, qui, adressées aux ambassadeurs, étaient prononcées pour lui seul. Henri avait bien déjà deux ou trois fois tourné la tête négativement sur les épaules, pour faire comprendre au jeune huguenot que d'Alençon avait refusé; mais ce geste, qui pouvait être un effet du hasard, eût paru insuffisant à de Mouy, si les paroles de Marguerite ne fussent venues le confirmer. Or, tandis qu'il regardait Marguerite et l'écoutait de toute son âme, ses deux yeux noirs, si brillants sous leurs sourcils gris, frappèrent Catherine, qui tressaillit comme à une commotion électrique, et qui ne détourna plus son regard de ce côté de la salle.

— Voilà une figure étrange, murmura-t-elle tout en continuant de composer son visage selon les lois du cérémonial. Qui donc est cet homme qui regarde si attentivement Marguerite, et que, de leur côté Marguerite et Henri regardent si attentivement?

Cependant la reine de Navarre continuait son discours, qui, à partir de ce moment, répondait aux politesses de l'envoyé polonais, tandis que Catherine se creusait la tête, cherchant quel pouvait être le nom de ce beau vieillard, lorsque le maître des cérémonies, s'approchant d'elle par derrière, lui remit un sachet de satin parfumé contenant un papier plié en quatre. Elle ouvrit le sachet, tira le papier, et lut ces mots:

«Maurevel, à l'aide d'un cordial que je viens de lui donner, a enfin repris quelque force, et est parvenu à écrire le nom de l'homme qui se trouvait dans la chambre du roi de Navarre. Cet homme, c'est M. de Mouy.»

— De Mouy! pensa la reine; eh bien, j'en avais le pressentiment.
Mais ce vieillard… Eh! cospetto! … ce vieillard, c'est…

Catherine demeura l'oeil fixe, la bouche béante. Puis, se penchant à l'oreille du capitaine des gardes qui se tenait à son côté:

— Regardez, monsieur de Nancey, lui dit-elle, mais sans affectation; regardez le seigneur Lasco, celui qui parle en ce moment. Derrière lui… c'est cela… voyez-vous un vieillard à barbe blanche, en habit de velours noir?

— Oui, madame, répondit le capitaine.

— Bon, ne le perdez pas de vue.

— Celui auquel le roi de Navarre fait un signe?

— Justement. Placez-vous à la porte du Louvre avec dix hommes, et, quand il sortira, invitez-le de la part du roi à dîner. S'il vous suit, conduisez-le dans une chambre où vous le retiendrez prisonnier. S'il vous résiste, emparez vous-en mort ou vif. Allez! allez!

Heureusement Henri, fort peu occupé du discours de Marguerite, avait l'oeil arrêté sur Catherine, et n'avait point perdu une seule expression de son visage. En voyant les yeux de la reine mère fixés avec un si grand acharnement sur de Mouy, il s'inquiéta; en lui voyant donner un ordre au capitaine des gardes, il comprit tout.

Ce fut en ce moment qu'il fit le geste qu'avait surpris
M. de Nancey, et qui, dans la langue des signes, voulait dire:
Vous êtes découvert, sauvez-vous à l'instant même.

De Mouy comprit ce geste, qui couronnait si bien la portion du discours de Marguerite qui lui était adressé. Il ne se le fit pas dire deux fois, il se perdit dans la foule, et disparut.

Mais Henri ne fut tranquille que lorsqu'il eut vu M. de Nancey revenir à Catherine, et qu'il eut compris à la contraction du visage de la reine mère que celui-ci lui annonçait qu'il était arrivé trop tard. L'audience était finie. Marguerite échangeait encore quelques paroles non officielles avec Lasco.

Le roi se leva chancelant, salua et sortit appuyé sur l'épaule d'Ambroise Paré, qui ne le quittait pas depuis l'accident qui lui était arrivé.

Catherine, pâle de colère, et Henri, muet de douleur, le suivirent.

Quant au duc d'Alençon, il s'était complètement effacé pendant la cérémonie; et pas une fois le regard de Charles qui ne s'était pas écarté un instant du duc d'Anjou, ne s'était fixé sur lui.

Le nouveau roi de Pologne se sentait perdu. Loin de sa mère, enlevé par ces barbares du Nord, il était semblable à Antée, ce fils de la Terre, qui perdait ses forces, soulevé dans les bras d'Hercule. Une fois hors de la frontière, le duc d'Anjou se regardait comme à tout jamais exclu du trône de France.

Aussi, au lieu de suivre le roi, ce fut chez sa mère qu'il se retira.

Il la trouva non moins sombre et non moins préoccupée que lui- même, car elle songeait à cette tête fine et moqueuse qu'elle n'avait point perdue de vue pendant la cérémonie, à ce Béarnais auquel la destinée semblait faire place en balayant autour de lui les rois, princes assassins, ses ennemis et ses obstacles.

En voyant son fils bien-aimé pâle sous sa couronne, brisé sous son manteau royal, joignant sans rien dire, en signe de supplication, ses belles mains, qu'il tenait d'elle, Catherine se leva et alla à lui.

— Oh! ma mère, s'écria le roi de Pologne, me voilà condamné à mourir dans l'exil!

— Mon fils, lui dit Catherine, oubliez-vous si vite la prédiction de René? Soyez tranquille, vous n'y demeurerez pas longtemps.

— Ma mère, je vous en conjure, dit le duc d'Anjou, au premier bruit, au premier soupçon que la couronne de France peut être vacante, prévenez-moi…

— Soyez tranquille, mon fils, dit Catherine; jusqu'au jour que nous attendons tous deux il y aura incessamment dans mon écurie un cheval sellé, et dans mon antichambre un courrier prêt à partir pour la Pologne.

XIII
Oreste et Pylade

Henri d'Anjou parti, on eût dit que la paix et le bonheur étaient revenus s'asseoir dans le Louvre au foyer de cette famille d'Atrides.

Charles, oubliant sa mélancolie, reprenait sa vigoureuse santé, chassant avec Henri et parlant de chasse avec lui les jours où il ne pouvait chasser; ne lui reprochant qu'une chose, son apathie pour la chasse au vol, et disant qu'il serait un prince parfait s'il savait dresser les faucons, les gerfauts et les tiercelets comme il savait dresser braques et courants.

Catherine était redevenue bonne mère: douce à Charles et à d'Alençon, caressante à Henri et à Marguerite, gracieuse à madame de Nevers et à madame de Sauve; et, sous prétexte que c'était en accomplissant un ordre d'elle qu'il avait été blessé, elle avait poussé la bonté d'âme jusqu'à aller voir deux fois Maurevel convalescent dans sa maison de la rue de la Cerisaie.

Marguerite continuait ses amours à l'espagnole.

Tous les soirs elle ouvrait sa fenêtre et correspondait avec La Mole par gestes et par écrit; et dans chacune de ses lettres le jeune homme rappelait à sa belle reine qu'elle lui avait promis quelques instants, en récompense de son exil, rue Cloche-Percée.

Une seule personne au monde était seule et dépareillée dans le
Louvre redevenu si calme et si paisible.

Cette personne, c'était notre ami le comte Annibal de Coconnas.

Certes, c'était quelque chose que de savoir La Mole vivant; c'était beaucoup que d'être toujours le préféré de madame de Nevers, la plus rieuse et la plus fantasque de toutes les femmes. Mais tout le bonheur de ce tête-à-tête que la belle duchesse lui accordait, tout le repos d'esprit donné par Marguerite à Coconnas sur le sort de leur ami commun, ne valaient point aux yeux du Piémontais une heure passée avec La Mole chez l'ami La Hurière devant un pot de vin doux, ou bien une de ces courses dévergondées faites dans tous ces endroits de Paris où un honnête gentilhomme pouvait attraper des accrocs à sa peau, à sa bourse ou à son habit.

Madame de Nevers, il faut l'avouer à la honte de l'humanité, supportait impatiemment cette rivalité de La Mole. Ce n'est point qu'elle détestât le Provençal, au contraire: entraînée par cet instinct irrésistible qui porte toute femme à être coquette malgré elle avec l'amant d'une autre femme, surtout quand cette femme est son amie, elle n'avait point épargné à La Mole les éclairs de ses yeux d'émeraude, et Coconnas eût pu envier les franches poignées de main et les frais d'amabilité faits par la duchesse en faveur de son ami pendant ces jours de caprice, où l'astre du Piémontais semblait pâlir dans le ciel de sa belle maîtresse; mais Coconnas, qui eût égorgé quinze personnes pour un seul clin d'oeil de sa dame, était si peu jaloux de La Mole qu'il lui avait souvent fait à l'oreille, à la suite de ces inconséquences de la duchesse, certaines offres qui avaient fait rougir le Provençal.

Il résulte de cet état de choses que Henriette, que l'absence de La Mole privait de tous les avantages que lui procurait la compagnie de Coconnas, c'est-à-dire de son intarissable gaieté et de ses insatiables caprices de plaisir, vint un jour trouver Marguerite pour la supplier de lui rendre ce tiers obligé, sans lequel l'esprit et le coeur de Coconnas allaient s'évaporant de jour en jour.

Marguerite, toujours compatissante et d'ailleurs pressée par les prières de La Mole et les désirs de son propre coeur, donna rendez-vous pour le lendemain à Henriette dans la maison aux deux portes, afin d'y traiter à fond ces matières dans une conversation que personne ne pourrait interrompre.

Coconnas reçut d'assez mauvaise grâce le billet de Henriette qui le convoquait rue Tizon pour neuf heures et demie. Il ne s'en achemina pas moins vers le lieu du rendez-vous, où il trouva Henriette déjà courroucée d'être arrivée la première.

— Fi! monsieur, dit-elle, que c'est mal appris de faire attendre ainsi… je ne dirai pas une princesse, mais une femme!

— Oh! attendre, dit Coconnas, voilà bien un mot à vous, par exemple! je parie au contraire que nous sommes en avance.

— Moi, oui.

— Bah! moi aussi; il est tout au plus dix heures, je parie.

— Eh bien, mon billet portait neuf heures et demie.

— Aussi étais-je parti du Louvre à neuf heures, car je suis de service près de M. le duc d'Alençon, soit dit en passant; ce qui fait que je serai obligé de vous quitter dans une heure.

— Ce qui vous enchante?

— Non, ma foi! attendu que M. d'Alençon est un maître fort maussade et fort quinteux; et, que pour être querellé, j'aime mieux l'être par de jolies lèvres comme les vôtres que par une bouche de travers comme la sienne.

— Allons! dit la duchesse, voilà qui est un peu mieux cependant… Vous disiez donc que vous étiez sorti à neuf heures du Louvre?

— Oh! mon Dieu, oui, dans l'intention de venir droit ici, quand, au coin de la rue de Grenelle, j'aperçois un homme qui ressemble à La Mole.

— Bon! encore La Mole.

— Toujours, avec ou sans permission.

— Brutal!

— Bon! dit Coconnas, nous allons recommencer nos galanteries.

— Non, mais finissez-en avec vos récits.

— Ce n'est pas moi qui demande à les faire, c'est vous qui me demandez pourquoi je suis en retard.

— Sans doute; est-ce à moi d'arriver la première?

— Eh! vous n'avez personne à chercher, vous.

— Vous êtes assommant, mon cher; mais continuez. Enfin, au coin de la rue de Grenelle, vous apercevez un homme qui ressemble à La Mole… Mais qu'avez-vous donc à votre pourpoint? du sang!

— Bon! en voilà encore un qui m'aura éclaboussé en tombant.

— Vous vous êtes battu?

— Je le crois bien.

— Pour votre La Mole?

— Pour qui voulez-vous que je me batte? pour une femme?

— Merci!

— Je le suis donc, cet homme qui avait l'impudence d'emprunter des airs de mon ami. Je le rejoins à la rue Coquillière, je le devance, je le regarde sous le nez à la lueur d'une boutique. Ce n'était pas lui.

— Bon! c'était bien fait.

— Oui, mais mal lui en a pris. Monsieur, lui ai-je dit, vous êtes un fat de vous permettre de ressembler de loin à mon ami M. de La Mole, lequel est un cavalier accompli, tandis que de près on voit bien que vous n'êtes qu'un truand. Sur ce, il a mis l'épée à la main et moi aussi. À la troisième passe, voyez le mal appris! il est tombé en m'éclaboussant.

— Et lui avez-vous porté secours, au moins?

— J'allais le faire quand est passé un cavalier. Ah! cette fois, duchesse, je suis sûr que c'était La Mole. Malheureusement le cheval courait au galop. Je me suis mis à courir après le cheval, et les gens qui s'étaient rassemblés pour me voir battre, à courir derrière moi. Or, comme on eût pu me prendre pour un voleur, suivi que j'étais de toute cette canaille qui hurlait après mes chausses, j'ai été obligé de me retourner pour la mettre en fuite, ce qui m'a fait perdre un certain temps. Pendant ce temps le cavalier avait disparu. Je me suis mis à sa poursuite, je me suis informé, j'ai demandé, donné la couleur du cheval; mais, baste! inutile: personne ne l'avait remarqué. Enfin, de guerre lasse, je suis venu ici.

— De guerre lasse! dit la duchesse; comme c'est obligeant!

— Écoutez, chère amie, dit Coconnas en se renversant nonchalamment dans un fauteuil, vous m'allez encore persécuter à l'endroit de ce pauvre La Mole; eh bien! vous aurez tort: car enfin, l'amitié, voyez-vous… Je voudrais avoir son esprit ou sa science, à ce pauvre ami; je trouverais quelque comparaison qui vous ferait palper ma pensée… L'amitié, voyez-vous, c'est une étoile, tandis que l'amour… l'amour… eh bien, je la tiens, la comparaison… l'amour n'est qu'une bougie. Vous me direz qu'il y en a de plusieurs espèces…

— D'amours?

— Non! de bougies, et que dans ces espèces il y en a de préférables: la rose, par exemple… va pour la rose… c'est la meilleure; mais, toute rose qu'elle est, la bougie s'use, tandis que l'étoile brille toujours. À cela vous me répondrez que quand la bougie est usée on en met une autre dans le flambeau.

— Monsieur de Coconnas, vous êtes un fat.

— Là!

— Monsieur de Coconnas, vous êtes un impertinent.

— Là! là!

— Monsieur de Coconnas, vous êtes un drôle.

— Madame, je vous préviens que vous allez me faire regretter trois fois plus La Mole.

— Vous ne m'aimez plus.

— Au contraire, duchesse, vous ne vous y connaissez pas, je vous idolâtre. Mais je puis vous aimer, vous chérir, vous idolâtrer, et, dans mes moments perdus, faire l'éloge de mon ami.

— Vous appelez vos moments perdus ceux où vous êtes près de moi, alors?

— Que voulez-vous! ce pauvre La Mole, il est sans cesse présent à ma pensée.

— Vous me le préférez, c'est indigne! Tenez, Annibal! je vous déteste. Osez être franc, dites-moi que vous me le préférez. Annibal, je vous préviens que si vous me préférez quelque chose au monde…

— Henriette, la plus belle des duchesses! pour votre tranquillité, croyez-moi, ne me faites point de questions indiscrètes. Je vous aime plus que toutes les femmes, mais j'aime La Mole plus que tous les hommes.

— Bien répondu, dit soudain une voix étrangère. Et une tapisserie de damas soulevée devant un grand panneau, qui, en glissant dans l'épaisseur de la muraille, ouvrait une communication entre les deux appartements, laissa voir La Mole pris dans le cadre de cette porte, comme un beau portrait du Titien dans sa bordure dorée.

— La Mole! cria Coconnas sans faire attention à Marguerite et sans se donner le temps de la remercier de la surprise qu'elle lui avait ménagée; La Mole, mon ami, mon cher La Mole!

Et il s'élança dans les bras de son ami, renversant le fauteuil sur lequel il était assis et la table qui se trouvait sur son chemin.

La Mole lui rendit avec effusion ses accolades; mais tout en les lui rendant:

— Pardonnez-moi, madame, dit-il en s'adressant à la duchesse de Nevers, si mon nom prononcé entre vous a pu quelquefois troubler votre charmant ménage: certes, ajouta-t-il en jetant un regard d'indicible tendresse à Marguerite, il n'a pas tenu à moi que je vous revisse plus tôt.

— Tu vois, dit à son tour Marguerite, tu vois Henriette, que j'ai tenu parole: le voici.

— Est-ce donc aux seules prières de madame la duchesse que je dois ce bonheur? demanda La Mole.

— À ses seules prières, répondit Marguerite. Puis se tournant vers La Mole:

— La Mole, continua-t-elle, je vous permets de ne pas croire un mot de ce que je dis.

Pendant ce temps, Coconnas, qui avait dix fois serré son ami contre son coeur, qui avait tourné vingt fois autour de lui, qui avait approché un candélabre de son visage pour le regarder tout à son aise, alla s'agenouiller devant Marguerite et baisa le bas de sa robe.

— Ah! c'est heureux, dit la duchesse de Nevers: vous allez me trouver supportable à présent.

— Mordi! s'écria Coconnas, je vais vous trouver, comme toujours, adorable; seulement je vous le dirai de meilleur coeur, et puissé- je avoir là une trentaine de Polonais, de Sarmates et autres barbares hyperboréens, pour leur faire confesser que vous êtes la reine des belles.

— Eh! doucement, doucement, Coconnas, dit La Mole, et madame
Marguerite donc?…

— Oh! je ne m'en dédis pas, s'écria Coconnas avec cet accent demi-bouffon qui n'appartenait qu'à lui, madame Henriette est la reine des belles, et madame Marguerite est la belle des reines.

Mais, quoi qu'il pût dire ou faire, le Piémontais, tout entier au bonheur d'avoir retrouvé son cher La Mole, n'avait d'yeux que pour lui.

— Allons, allons, ma belle reine, dit madame de Nevers, venez, et laissons ces parfaits amis causer une heure ensemble; ils ont mille choses à se dire qui viendraient se mettre en travers de notre conversation. C'est dur pour nous, mais c'est le seul remède qui puisse, je vous en préviens, rendre l'entière santé à M. Annibal. Faites donc cela pour moi, ma reine! puisque j'ai la sottise d'aimer cette vilaine tête-là, comme dit son ami La Mole.

Marguerite glissa quelques mots à l'oreille de La Mole, qui, si désireux qu'il fût de revoir son ami, aurait bien voulu que la tendresse de Coconnas fût moins exigeante… Pendant ce temps Coconnas essayait, à force de protestations, de ramener un franc sourire et une douce parole sur les lèvres de Henriette, résultat auquel il arriva facilement.

Alors les deux femmes passèrent dans la chambre à côté, où les attendait le souper.

Les deux amis demeurèrent seuls.

Les premiers détails, on le comprend bien, que demanda Coconnas à son ami, furent ceux de la fatale soirée qui avait failli lui coûter la vie. À mesure que La Mole avançait dans sa narration, le Piémontais, qui sur ce point cependant, on le sait, n'était pas facile à émouvoir, frissonnait de tous ses membres.

— Et pourquoi, lui demanda-t-il, au lieu de courir les champs comme tu l'as fait, et de me donner les inquiétudes que tu m'as données, ne t'es-tu point réfugié près de notre maître? Le duc, qui t'avait défendu, t'aurait caché. J'eusse vécu près de toi, et ma tristesse, quoique feinte, n'en eût pas moins abusé les niais de la cour.

— Notre maître! dit La Mole à voix basse, le duc d'Alençon?

— Oui. D'après ce qu'il m'a dit, j'ai dû croire que c'est à lui que tu dois la vie.

— Je dois la vie au roi de Navarre, répondit La Mole.

— Oh! oh! fit Coconnas, en es-tu sûr?

— À n'en point douter.

— Ah! le bon, l'excellent roi! Mais le duc d'Alençon, que faisait-il, lui, dans tout cela?

— Il tenait la corde pour m'étrangler.

— Mordi! s'écria Coconnas, es-tu sûr de ce que tu dis, La Mole?
Comment! ce prince pâle, ce roquet, ce piteux, étrangler mon ami!
Ah! mordi! dès demain je veux lui dire ce que je pense de cette
action.

— Es-tu fou?

— C'est vrai, il recommencerait… Mais qu'importe? cela ne se passera point ainsi.

— Allons, allons, Coconnas, calme-toi, et tâche de ne pas oublier que onze heures et demie viennent de sonner et que tu es de service ce soir.

— Je m'en soucie bien de son service! Ah! bon, qu'il compte là- dessus! Mon service! Moi, servir un homme qui a tenu la corde! … Tu plaisantes! … Non! … C'est providentiel: il est dit que je devais te retrouver pour ne plus te quitter. Je reste ici.

— Mais malheureux, réfléchis donc, tu n'es pas ivre.

— Heureusement; car si je l'étais, je mettrais le feu au Louvre.

— Voyons, Annibal, reprit La Mole, sois raisonnable. Retourne là- bas. Le service est chose sacrée.

— Retournes-tu avec moi?

— Impossible.

— Penserait-on encore à te tuer?

— Je ne crois pas. Je suis trop peu important pour qu'il y ait contre moi un complot arrêté, une résolution suivie. Dans un moment de caprice, on a voulu me tuer, et c'est tout: les princes étaient en gaieté ce soir-là.

— Que fais-tu, alors?

— Moi, rien: j'erre, je me promène.

— Eh bien, je me promènerai comme toi, j'errerai avec toi. C'est un charmant état. Puis, si l'on t'attaque, nous serons deux, et nous leur donnerons du fil à retordre. Ah! qu'il vienne, ton insecte de duc! je le cloue comme un papillon à la muraille!

— Mais demande-lui un congé, au moins!

— Oui, définitif.

— Préviens-le que tu le quittes, en ce cas.

— Rien de plus juste. J'y consens. Je vais lui écrire.

— Lui écrire, c'est bien leste, Coconnas, à un prince du sang!

— Oui, du sang! du sang de mon ami. Prends garde, s'écria Coconnas en roulant ses gros yeux tragiques, prends garde que je m'amuse aux choses de l'étiquette!

— Au fait, se dit La Mole, dans quelques jours il n'aura plus besoin du prince, ni de personne; car s'il veut venir avec nous, nous l'emmènerons.

Coconnas prit donc la plume sans plus longue opposition de son ami, et tout couramment composa le morceau d'éloquence que l'on va lire.

«Monseigneur, «Il n'est pas que Votre Altesse, versée dans les auteurs de l'Antiquité comme elle l'est, ne connaisse l'histoire touchante d'Oreste et de Pylade, qui étaient deux héros fameux par leurs malheurs et par leur amitié. Mon ami La Mole n'est pas moins malheureux qu'Oreste, et moi je ne suis pas moins tendre que Pylade. Il a, dans ce moment-ci, de grandes occupations qui réclament mon aide. Il est donc impossible que je me sépare de lui. Ce qui fait que, sauf l'approbation de Votre Altesse, je prends un petit congé, déterminé que je suis de m'attacher à sa fortune, quelque part qu'elle me conduise: c'est dire à Votre Altesse combien est grande la violence qui m'arrache de son service, en raison de quoi je ne désespère pas d'obtenir son pardon, et j'ose continuer de me dire avec respect, «De Votre Altesse royale, «Monseigneur, «Le très humble et très obéissant «ANNIBAL, COMTE DE COCONNAS, «ami inséparable de M. de La Mole.»

Ce chef-d'oeuvre terminé, Coconnas le lut à haute voix à La Mole qui haussa les épaules.

— Eh bien, qu'en dis-tu? demanda Coconnas, qui n'avait pas vu le mouvement, ou qui avait fait semblant de ne pas le voir.

— Je dis, répondit La Mole, que M. d'Alençon va se moquer de nous.

— De nous?

— Conjointement.

— Cela vaut encore mieux, ce me semble, que de nous étrangler séparément.

— Bah! dit La Mole en riant, l'un n'empêchera peut-être point l'autre.

— Eh bien, tant pis! arrive qu'arrive, j'envoie la lettre demain matin. Où allons-nous coucher en sortant d'ici?

— Chez maître La Hurière. Tu sais, dans cette petite chambre où tu voulais me daguer quand nous n'étions pas encore Oreste et Pylade?

— Bien, je ferai porter ma lettre au Louvre par notre hôte. En ce moment le panneau s'ouvrit.

— Eh bien, demandèrent ensemble les deux princesses, où sont
Oreste et Pylade?

— Mordi! madame, répondit Coconnas, Pylade et Oreste meurent de faim et d'amour.

Ce fut effectivement maître La Hurière qui, le lendemain à neuf heures du matin, porta au Louvre la respectueuse missive de maître Annibal de Coconnas.

XIV
Orthon

Henri, même après le refus du duc d'Alençon qui remettait tout en question, jusqu'à son existence, était devenu, s'il était possible, encore plus grand ami du prince qu'il ne l'était auparavant.

Catherine conclut de cette intimité que les deux princes non seulement s'entendaient, mais encore conspiraient ensemble. Elle interrogea là-dessus Marguerite; mais Marguerite était sa digne fille, et la reine de Navarre, dont le principal talent était d'éviter une explication scabreuse, se garda si bien des questions de sa mère, qu'après avoir répondu à toutes, elle la laissa plus embarrassée qu'auparavant.

La Florentine n'eut donc plus pour la conduire que cet instinct intrigant qu'elle avait apporté de la Toscane, le plus intrigant des petits États de cette époque, et ce sentiment de haine qu'elle avait puisé à la cour de France, qui était la cour la plus divisée d'intérêts et d'opinions de ce temps.

Elle comprit d'abord qu'une partie de la force du Béarnais lui venait de son alliance avec le duc d'Alençon, et elle résolut de l'isoler.

Du jour où elle eut pris cette résolution, elle entoura son fils avec la patience et le talent du pêcheur, qui, lorsqu'il a laissé tomber les plombs loin du poisson, les traîne insensiblement jusqu'à ce que de tous côtés ils aient enveloppé sa proie.

Le duc François s'aperçut de ce redoublement de caresses, et de son côté fit un pas vers sa mère. Quant à Henri, il feignit de ne rien voir, et surveilla son allié de plus près qu'il ne l'avait fait encore.

Chacun attendait un événement.

Or, tandis que chacun était dans l'attente de cet événement, certain pour les uns, probable pour les autres, un matin que le soleil s'était levé rose et distillant cette tiède chaleur et ce doux parfum qui annonce un beau jour, un homme pâle, appuyé sur un bâton et marchant péniblement, sortit d'une petite maison sise derrière l'Arsenal et s'achemina par la rue du Petit-Musc.

Vers la porte Saint-Antoine, et après avoir longé cette promenade qui tournait comme une prairie marécageuse autour des fossés de la Bastille, il laissa le grand boulevard à sa gauche et entra dans le jardin de l'Arbalète, dont le concierge le reçut avec de grandes salutations.

Il n'y avait personne dans ce jardin, qui, comme l'indique son nom, appartenait à une société particulière: celle des arbalétriers. Mais, y eût-il eu des promeneurs, l'homme pâle eût été digne de tout leur intérêt, car sa longue moustache, son pas qui conservait une allure militaire, bien qu'il fût ralenti par la souffrance, indiquaient assez que c'était quelque officier blessé dans une occasion récente qui essayait ses forces par un exercice modéré et reprenait la vie au soleil.

Cependant, chose étrange! lorsque le manteau dont, malgré la chaleur naissante, cet homme en apparence inoffensif était enveloppé s'ouvrait, il laissait voir deux longs pistolets pendant aux agrafes d'argent de sa ceinture, laquelle serrait en outre un large poignard et soutenait une longue épée qu'il semblait ne pouvoir tirer, tant elle était colossale, et qui, complétant cet arsenal vivant, battait de son fourreau deux jambes amaigries et tremblantes. En outre, et pour surcroît de précautions, le promeneur, tout solitaire qu'il était, lançait à chaque pas un regard scrutateur, comme pour interroger chaque détour d'allée, chaque buisson, chaque fossé.

Ce fut ainsi que cet homme pénétra dans le jardin, gagna paisiblement une espèce de petite tonnelle donnant sur les boulevards, dont il n'était séparé que par une haie épaisse et un petit fossé qui formaient sa double clôture. Là, il s'étendit sur un banc de gazon à portée d'une table où le gardien de l'établissement, qui joignait à son titre de concierge l'industrie de gargotier, vint au bout d'un instant lui apporter une espèce de cordial.

Le malade était là depuis dix minutes et avait à plusieurs reprises porté à sa bouche la tasse de faïence dont il dégustait le contenu à petites gorgées, lorsque tout à coup son visage prit, malgré l'intéressante pâleur qui le couvrait, une expression effrayante. Il venait d'apercevoir, venant de la Croix-Faubin par un sentier qui est aujourd'hui la rue de Naples, un cavalier enveloppé d'un grand manteau, lequel s'arrêta proche du bastion et attendit.

Il y était depuis cinq minutes, et l'homme au visage pâle, que le lecteur a peut-être déjà reconnu pour Maurevel, avait à peine eu le temps de se remettre de l'émotion que lui avait causée sa présence, lorsqu'un jeune homme au justaucorps serré comme celui d'un page arriva par ce chemin qui fut depuis la rue des Fossés- Saint-Nicolas, et rejoignit le cavalier.

Perdu dans sa tonnelle de feuillage, Maurevel pouvait tout voir et même tout entendre sans peine, et quand on saura que le cavalier était de Mouy et le jeune homme au justaucorps serré Orthon, on jugera si les oreilles et les yeux étaient occupés.

L'un et l'autre regardèrent autour d'eux avec la plus minutieuse attention; Maurevel retenait son souffle.

— Vous pouvez parler, monsieur, dit le premier Orthon, qui, étant le plus jeune, était le plus confiant, personne ne nous voit ni ne nous écoute.

— C'est bien, dit de Mouy. Tu vas allez chez madame de Sauve; tu remettras ce billet à elle-même, si tu la trouves chez elle; si elle n'y est pas, tu le déposeras derrière le miroir où le roi avait l'habitude de mettre les siens; puis tu attendras dans le Louvre. Si l'on te donne une réponse, tu l'apporteras où tu sais; si tu n'en as pas, tu viendras me chercher ce soir avec un poitrinal à l'endroit que je t'ai désigné et d'où je sors.

— Bien, dit Orthon; je sais.

— Moi, je te quitte; j'ai fort affaire pendant toute la journée. Ne te hâte pas, toi, ce serait inutile; tu n'as pas besoin d'arriver au Louvre avant qu'_il _y soit, et je crois qu'_il _prend une leçon de chasse au vol ce matin. Va, et montre-toi hardiment. Tu es rétabli, tu viens remercier madame de Sauve des bontés qu'elle a eues pour toi pendant ta convalescence. Va, enfant, va.

Maurevel écoutait, les yeux fixes, les cheveux hérissés, la sueur sur le front. Son premier mouvement avait été de détacher un pistolet de son agrafe et d'ajuster de Mouy; mais un mouvement qui avait entrouvert son manteau lui avait montré sous ce manteau une cuirasse bien ferme et bien solide. Il était donc probable que la balle s'aplatirait sur cette cuirasse, ou qu'elle frapperait dans quelque endroit du corps où la blessure qu'elle ferait ne serait pas mortelle. D'ailleurs il pensa que de Mouy, vigoureux et bien armé, aurait bon marché de lui, blessé comme il l'était, et, avec un soupir, il retira à lui son pistolet déjà étendu vers le huguenot.

— Quel malheur, murmura-t-il, de ne pouvoir l'abattre ici sans autre témoin que ce brigandeau à qui mon second coup irait si bien!

Mais en ce moment Maurevel réfléchit que ce billet donné à Orthon, et qu'Orthon devait remettre à madame de Sauve, était peut-être plus important que la vie même du chef huguenot.

— Ah! dit-il, tu m'échappes encore ce matin; soit. Éloigne-toi sain et sauf; mais j'aurai mon tour demain, dussé-je te suivre jusque dans l'enfer, dont tu es sorti pour me perdre si je ne te perds.

En ce moment de Mouy croisa son manteau sur son visage et s'éloigna rapidement dans la direction des marais du Temple. Orthon reprit les fossés qui le conduisaient au bord de la rivière.

Alors Maurevel, se soulevant avec plus de vigueur et d'agilité qu'il n'osait l'espérer, regagna la rue de la Cerisaie, rentra chez lui, fit seller un cheval, et tout faible qu'il était, au risque de rouvrir ses blessures, prit au galop la rue Saint- Antoine, gagna les quais et s'enfonça dans le Louvre.

Cinq minutes après qu'il eut disparu sous le guichet, Catherine savait tout ce qui venait de se passer, et Maurevel recevait les mille écus d'or qui lui avaient été promis pour l'arrestation du roi de Navarre.

— Oh! dit alors Catherine, ou je me trompe bien, ou ce de Mouy sera la tache noire que René a trouvée dans l'horoscope de ce Béarnais maudit.

Un quart d'heure après Maurevel, Orthon entrait au Louvre, se faisait voir comme le lui avait recommandé de Mouy, et gagnait l'appartement de madame de Sauve après avoir parlé à plusieurs commensaux du palais.

Dariole seule était chez sa maîtresse; Catherine venait de faire demander cette dernière pour transcrire certaines lettres importantes, et depuis cinq minutes elle était chez la reine.

— C'est bien, dit Orthon, j'attendrai. Et, profitant de sa familiarité dans la maison, le jeune homme passa dans la chambre à coucher de la baronne, et après s'être bien assuré qu'il était seul, il déposa le billet derrière le miroir. Au moment même où il éloignait sa main de la glace, Catherine entra. Orthon pâlit, car il semblait que le regard rapide et perçant de la reine mère s'était tout d'abord porté sur le miroir.

— Que fais-tu là, petit? demanda Catherine; ne cherches-tu point madame de Sauve?

— Oui, madame; il y avait longtemps que je ne l'avais vue, et en tardant encore à la venir remercier je craignais de passer pour un ingrat.

— Tu l'aimes donc bien, cette chère Charlotte?

— De toute mon âme, madame.

— Et tu es fidèle, à ce qu'on dit?

— Votre Majesté comprendra que c'est une chose bien naturelle quand elle saura que madame de Sauve a eu de moi des soins que je ne méritais pas, n'étant qu'un simple serviteur.

— Et dans quelle occasion a-t-elle eu de toi ces soins? demanda
Catherine, feignant d'ignorer l'événement arrivé au jeune garçon.

— Madame, lorsque je fus blessé.

— Ah! pauvre enfant! dit Catherine, tu as été blessé?

— Oui, madame.

— Et quand cela?

— Le soir où l'on vint pour arrêter le roi de Navarre. J'eus si grand-peur en voyant des soldats, que je criai, j'appelai; l'un d'eux me donna un coup sur la tête et je tombai évanoui.

— Pauvre garçon! Et te voilà bien rétabli, maintenant?

— Oui, madame.

— De sorte que tu cherches le roi de Navarre pour rentrer chez lui?

— Non, madame. Le roi de Navarre, ayant appris que j'avais osé résisté aux ordres de Votre Majesté, m'a chassé sans miséricorde.

— Vraiment! dit Catherine avec une intonation pleine d'intérêt. Eh bien, je me charge de cette affaire. Mais si tu attends madame de Sauve, tu l'attendras inutilement; elle est occupée au-dessus d'ici, chez moi, dans mon cabinet.

Et Catherine, pensant qu'Orthon n'avait peut-être pas eu le temps de cacher le billet derrière la glace, entra dans le cabinet de madame de Sauve pour laisser toute liberté au jeune homme.

Au même moment, et comme Orthon, inquiet de cette arrivée inattendue de la reine mère, se demandait si cette arrivée ne cachait pas quelque complot contre son maître, il entendit frapper trois petits coups au plafond; c'était le signal qu'il devait lui- même donner à son maître dans le cas de danger, quand son maître était chez madame de Sauve et qu'il veillait sur lui.

Ces trois coups le firent tressaillir; une révélation mystérieuse l'éclaira, et il pensa que cette fois l'avis était donné à lui- même; il courut donc au miroir, et en retira le billet qu'il y avait déjà posé.

Catherine suivait, à travers une ouverture de la tapisserie, tous les mouvements de l'enfant; elle le vit s'élancer vers le miroir, mais elle ne sut si c'était pour y cacher le billet ou pour l'en retirer.

— Eh bien, murmura l'impatiente Florentine, pourquoi tarde-t-il donc maintenant à partir? Et elle rentra aussitôt dans la chambre le visage souriant.

— Encore ici, petit garçon? dit-elle. Eh bien! mais qu'attends-tu donc? Ne t'ai-je pas dit que je prenais en main le soin de ta petite fortune? Quand je te dis une chose, en doutes-tu?

— Oh! madame, Dieu m'en garde! répondit Orthon. Et l'enfant, s'approchant de la reine, mit un genou en terre, baisa le bas de sa robe et sortit rapidement. En sortant il vit dans l'antichambre le capitaine des gardes qui attendait Catherine. Cette vue n'était pas faite pour éloigner ses soupçons; aussi ne fit-elle que les redoubler. De son côté Catherine n'eut pas plus tôt vu la tapisserie de la portière retomber derrière Orthon, qu'elle s'élança vers le miroir. Mais ce fut inutilement qu'elle plongea derrière lui sa main tremblante d'impatience, elle ne trouva aucun billet. Et cependant elle était sûre d'avoir vu l'enfant s'approcher du miroir. C'était donc pour reprendre et non pour déposer. La fatalité donnait une force égale à ses adversaires. Un enfant devenait un homme du moment où il luttait contre elle. Elle remua, regarda, sonda: rien! …

— Oh! le malheureux! s'écria-t-elle. Je ne lui voulais cependant pas de mal, et voilà qu'en retirant le billet il va au-devant de sa destinée. Holà! monsieur de Nancey, holà!

La voix vibrante de la reine mère traversa le salon et pénétra jusque dans l'antichambre ou se tenait, comme nous l'avons dit, le capitaine des gardes.

M. de Nancey accourut.

— Me voilà, dit-il, madame. Que désire Votre Majesté?

— Vous êtes dans l'antichambre?

— Oui, madame.

— Vous avez vu sortir un jeune homme, un enfant?

— À l'instant même.

— Il ne peut être loin encore?

— À moitié de l'escalier à peine.

— Rappelez-le.

— Comment se nomme-t-il?

— Orthon. S'il refuse de revenir, ramenez-le de force. Cependant ne l'effrayez point s'il ne fait aucune résistance. Il faut que je lui parle à l'instant même.

Le capitaine des gardes s'élança.

Comme il l'avait prévu, Orthon était à peine à moitié de l'escalier, car il descendait lentement dans l'espérance de rencontrer dans l'escalier ou d'apercevoir dans quelque corridor le roi de Navarre ou madame de Sauve.

Il s'entendit rappeler et tressaillit.

Son premier mouvement fut de fuir; mais avec une puissance de réflexion au-dessus de son âge, il comprit que s'il fuyait il perdait tout. Il s'arrêta donc.

— Qui m'appelle?

— Moi, M. de Nancey, répondit le capitaine des gardes en se précipitant par les montées.

— Mais je suis bien pressé, dit Orthon.

— De la part de Sa Majesté la reine mère, reprit M. de Nancey en arrivant près de lui. L'enfant essuya la sueur qui coulait sur son front et remonta. Le capitaine le suivit par-derrière.

Le premier plan qu'avait formé Catherine était d'arrêter le jeune homme, de le faire fouiller et de s'emparer du billet dont elle le savait porteur; en conséquence, elle avait songé à l'accuser de vol, et déjà avait détaché de la toilette une agrafe de diamants dont elle voulait faire peser la soustraction sur l'enfant; mais elle réfléchit que le moyen était dangereux, en ceci qu'il éveillait les soupçons du jeune homme, lequel prévenait son maître, qui alors se défiait, et dans sa défiance ne donnait point prise sur lui.

Sans doute elle pouvait faire conduire le jeune homme dans quelque cachot; mais le bruit de l'arrestation, si secrètement qu'elle se fit, se répandrait dans le Louvre, et un seul mot de cette arrestation mettrait Henri sur ses gardes.

Il fallait cependant à Catherine ce billet, car un billet de M. de Mouy au roi de Navarre, un billet recommandé avec tant de soin devait renfermer toute une conspiration. Elle replaça donc l'agrafe où elle l'avait prise.

— Non, non, dit-elle, idée de sbire; mauvaise idée. Mais pour un billet… qui peut-être n'en vaut pas la peine, continua-t-elle en fronçant les sourcils, et en parlant si bas qu'elle-même pouvait à peine entendre le bruit de ses paroles. Eh! ma foi, ce n'est point ma faute; c'est la sienne. Pourquoi le petit brigand n'a-t-il point mis le billet où il devait le mettre? Ce billet, il me le faut.

En ce moment Orthon rentra. Sans doute le visage de Catherine avait une expression terrible, car le jeune homme s'arrêta pâlissant sur le seuil. Il était encore trop jeune pour être parfaitement maître de lui-même.

— Madame, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de me rappeler; en quelle chose puis-je être bon à Votre Majesté?

Le visage de Catherine s'éclaira, comme si un rayon de soleil fût venu le mettre en lumière.

— Je t'ai fait appeler, enfant, dit-elle, parce que ton visage me plaît, et que t'ayant fait une promesse, celle de m'occuper de ta fortune, je veux tenir cette promesse sans retard. On nous accuse, nous autres reines, d'être oublieuses. Ce n'est point notre coeur qui l'est, c'est notre esprit, emporté par les événements. Or, je me suis rappelé que les rois tiennent dans leurs mains la fortune des hommes, et je t'ai rappelé. Viens, mon enfant, suis-moi.

M. de Nancey, qui prenait la scène au sérieux, regardait cet attendrissement de Catherine avec un grand étonnement.

— Sais-tu monter à cheval, petit? demanda Catherine.

— Oui, madame.

— En ce cas, viens dans mon cabinet. Je vais te remettre un message que tu porteras à Saint-Germain.

— Je suis aux ordres de Votre Majesté.

— Faites-lui préparer un cheval, Nancey.

M. de Nancey disparut.

— Allons, enfant, dit Catherine. Et elle marcha la première. Orthon la suivit. La reine mère descendit un étage, puis elle s'engagea dans le corridor où étaient les appartements du roi et du duc d'Alençon, gagna l'escalier tournant, descendit encore un étage, ouvrit une porte qui aboutissait à une galerie circulaire dont nul, excepté le roi et elle, n'avait la clef, fit entrer Orthon, entra ensuite, et tira derrière elle la porte. Cette galerie entourait comme un rempart certaines portions des appartements du roi et de la reine mère. C'était, comme la galerie du château Saint-Ange à Rome et celle du palais Pitti à Florence, une retraite ménagée en cas de danger.

La porte tirée, Catherine se trouva enfermée avec le jeune homme dans ce corridor obscur. Tous deux firent une vingtaine de pas, Catherine marchant devant, Orthon suivant Catherine.

Tout à coup Catherine se retourna, et Orthon retrouva sur son visage la même expression sombre qu'il y avait vue dix minutes auparavant. Ses yeux, ronds comme ceux d'une chatte ou d'une panthère, semblaient jeter du feu dans l'obscurité.

— Arrête! dit-elle. Orthon sentit un frisson courir dans ses épaules: un froid mortel, pareil à un manteau de glace, tombait de cette voûte; le parquet semblait morne, comme le couvercle d'une tombe; le regard de Catherine était aigu, si cela peut se dire, et pénétrait dans la poitrine du jeune homme.

Il se recula en se rangeant tout tremblant contre la muraille.

— Où est le billet que tu étais chargé de remettre au roi de
Navarre?

— Le billet? balbutia Orthon.

— Oui, ou de déposer en son absence derrière le miroir?

— Moi, madame? dit Orthon. Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Le billet que de Mouy t'a remis, il y a une heure, derrière le jardin de l'Arbalète.

— Je n'ai point de billet, dit Orthon; Votre Majesté se trompe bien certainement.

— Tu mens, dit Catherine. Donne le billet, et je tiens la promesse que je t'ai faite.

— Laquelle, madame?

— Je t'enrichis.

— Je n'ai point de billet, madame, reprit l'enfant.

Catherine commença un grincement de dents qui s'acheva par un sourire.

— Veux-tu me le donner, dit-elle, et tu auras mille écus d'or?

— Je n'ai pas de billet, madame.

— Deux mille écus.

— Impossible. Puisque je n'en ai pas, je ne puis vous le donner.

— Dix mille écus, Orthon. Orthon, qui voyait la colère monter comme une marée du coeur au front de la reine, pensa qu'il n'avait qu'un moyen de sauver son maître, c'était d'avaler le billet. Il porta la main à sa poche. Catherine devina son intention et arrêta sa main.

— Allons! enfant! dit-elle en riant. Bien, tu es fidèle. Quand les rois veulent s'attacher un serviteur, il n'y a point de mal qu'ils s'assurent si c'est un coeur dévoué. Je sais à quoi m'en tenir sur toi maintenant. Tiens, voici ma bourse comme première récompense. Va porter ce billet à ton maître, et annonce-lui qu'à partir d'aujourd'hui tu es à mon service. Va, tu peux sortir sans moi par la porte qui nous a donné passage: elle s'ouvre en dedans.

Et Catherine, déposant la bourse dans la main du jeune homme stupéfait, fit quelques pas en avant et posa sa main sur le mur.

Cependant le jeune homme demeurait debout et hésitant. Il ne pouvait croire que le danger qu'il avait senti s'abattre sur sa tête se fût éloigné.

— Allons, ne tremble donc pas ainsi, dit Catherine; ne t'ai-je pas dit que tu étais libre de t'en aller, et que si tu voulais revenir ta fortune serait faite?

— Merci, madame, dit Orthon. Ainsi, vous me faites grâce?

— Il y a plus, je te récompense; tu es un bon porteur de billet doux, un gentil messager d'amour; seulement tu oublies que ton maître t'attend.

— Ah! c'est vrai, dit le jeune homme en s'élançant vers la porte.

Mais à peine eut-il fait trois pas que le parquet manqua sous ses pieds. Il trébucha, étendit les deux mains, poussa un horrible cri, disparut abîmé dans l'oubliette du Louvre, dont Catherine venait de pousser le ressort.

— Allons, murmura Catherine, maintenant grâce à la ténacité de ce drôle, il me va falloir descendre cent cinquante marches.

Catherine rentra chez elle, alluma une lanterne sourde, revint dans le corridor, replaça le ressort, ouvrit la porte d'un escalier à vis qui semblait s'enfoncer dans les entrailles de la terre, et, pressée par la soif insatiable d'une curiosité qui n'était que le ministre de sa haine, elle parvint à une porte de fer qui s'ouvrait en retour et donnait sur le fond de l'oubliette.

C'est là que, sanglant, broyé, écrasé par une chute de cent pieds, mais cependant palpitant encore, gisait le pauvre Orthon.

Derrière l'épaisseur du mur on entendait rouler l'eau de la Seine, qu'une infiltration souterraine amenait jusqu'au fond de l'escalier.

Catherine entra dans la fosse humide et nauséabonde qui, depuis qu'elle existait, avait dû être témoin de bien des chutes pareilles à celle qu'elle venait de voir, fouilla le corps, saisit la lettre, s'assura que c'était bien celle qu'elle désirait avoir, repoussa du pied le cadavre, appuya le pouce sur un ressort: le fond bascula, et le cadavre glissant, emporté par son propre poids, disparut dans la direction de la rivière.

Puis refermant la porte, elle remonta, s'enferma dans son cabinet, et lut le billet qui était conçu en ces termes:

«Ce soir, à dix heures, rue de l'Arbre-Sec, hôtel de la Belle- Étoile. Si vous venez, ne répondez rien; si vous ne venez pas, dites non au porteur.

DE MOUY DE SAINT-PHALE.»

En lisant ce billet, il n'y avait qu'un sourire sur les lèvres de Catherine; elle songeait seulement à la victoire qu'elle allait remporter, oubliant complètement à quel prix elle achetait cette victoire.

Mais aussi, qu'était-ce qu'Orthon? Un coeur fidèle, une âme dévouée, un enfant jeune et beau; voilà tout.

Cela, on le pense bien, ne pouvait pas faire pencher un instant le plateau de cette froide balance où se pèsent les destinés des empires.

Le billet lu, Catherine remonta immédiatement chez madame de
Sauve, et le plaça derrière le miroir.

En descendant, elle retrouva à l'entrée du corridor le capitaine des gardes.

— Madame, dit M. de Mancey, selon les ordres qu'a donnés Votre
Majesté, le cheval est prêt.

— Mon cher baron, dit Catherine, le cheval est inutile, j'ai fait causer ce garçon, et il est véritablement trop sot pour le charger de l'emploi que je lui voulais confier. Je le prenais pour un laquais, et c'était tout au plus un palefrenier; je lui ai donné quelque argent, et l'ai renvoyé par le petit guichet.

— Mais, dit M. de Nancey, cette commission?

— Cette commission? répéta Catherine.

— Oui, qu'il devait faire à Saint-Germain, Votre Majesté veut- elle que je la fasse, ou que je la fasse faire par quelqu'un de mes hommes?

— Non, non, dit Catherine, vous et vos hommes aurez ce soir autre chose à faire.

Et Catherine rentra chez elle, espérant bien ce soir-là tenir entre ses mains le sort de ce damné roi de Navarre.

XV
L'hôtellerie de la Belle-Étoile

Deux heures après l'événement que nous avons raconté, et dont nulle trace n'était restée même sur la figure de Catherine, madame de Sauve, ayant fini son travail chez la reine, remonta dans son appartement. Derrière elle Henri rentra; et, ayant su de Dariole qu'Orthon était venu, il alla droit à la glace et prit le billet.

Il était, comme nous l'avons dit, conçu en ces termes:

«Ce soir, à dix heures, rue de l'Arbre-Sec, hôtel de la Belle- Étoile. Si vous venez, ne répondez rien; si vous ne venez pas, dites non au porteur.»

De suscription, il n'y en avait point.

— Henri ne manquera pas d'aller au rendez-vous, dit Catherine, car eût-il envie de n'y point aller, il ne trouvera plus maintenant le porteur pour lui dire non.

Sur ce point, Catherine ne s'était point trompée. Henri s'informa d'Orthon, Dariole lui dit qu'il était sorti avec la reine mère; mais, comme il trouva le billet à sa place et qu'il savait le pauvre enfant incapable de trahison, il ne conçut aucune inquiétude.

Il dîna comme de coutume à la table du roi, qui railla fort Henri sur les maladresses qu'il avait faites dans la matinée à la chasse au vol.

Henri s'excusa sur ce qu'il était homme de montagne et non homme de la plaine, mais il promit à Charles d'étudier la volerie.

Catherine fut charmante, et, en se levant de table, pria
Marguerite de lui tenir compagnie toute la soirée.

À huit heures, Henri prit deux gentilshommes, sortit avec eux par la porte Saint-Honoré, fit un long détour, rentra par la tour de Bois, passa la Seine au bac de Nesle, remonta jusqu'à la rue Saint-Jacques, et là il les congédia, comme s'il eût été en aventure amoureuse. Au coin de la rue des Mathurins, il trouva un homme à cheval enveloppé d'un manteau; il s'approcha de lui.

— Mantes, dit l'homme.

— Pau, répondit le roi. L'homme mit aussitôt pied à terre. Henri s'enveloppa du manteau qui était tout crotté, monta sur le cheval qui était tout fumant, revint par la rue de La Harpe, traversa le pont Saint-Michel, enfila la rue Barthélemy, passa de nouveau la rivière sur le Pont-Aux-Meuniers, descendit les quais, prit la rue de l'Arbre-Sec, et s'en vint heurter à la porte de maître La Hurière. La Mole était dans la salle que nous connaissons, et écrivait une longue lettre d'amour à qui vous savez. Coconnas était dans la cuisine avec La Hurière, regardant tourner six perdreaux, et discutant avec son ami l'hôtelier sur le degré de cuisson auquel il était convenable de tirer les perdreaux de la broche.

Ce fut en ce moment que Henri frappa. Grégoire alla ouvrir, et conduisit le cheval à l'écurie, tandis que le voyageur entrait en faisant résonner ses bottes sur le plancher, comme pour réchauffer ses pieds engourdis.

— Eh! maître La Hurière, dit La Mole tout en écrivant, voici un gentilhomme qui vous demande.

La Hurière s'avança, toisa Henri des pieds à la tête, et comme son manteau de gros drap ne lui inspirait pas une grande vénération:

— Qui êtes-vous? demanda-t-il au roi.

— Eh! sang-dieu! dit Henri montrant La Mole, monsieur vient de vous le dire, je suis un gentilhomme de Gascogne qui vient à Paris pour se produire à la cour.

— Que voulez-vous?

— Une chambre et un souper.

— Hum! fit La Hurière, avez-vous un laquais? C'était, on le sait, la question habituelle.

— Non, répondit Henri; mais je compte bien en prendre un dès que j'aurai fait fortune.

— Je ne loue pas de chambre de maître sans chambre de laquais, dit La Hurière.

— Même si je vous offre de vous payer votre souper un noble à la rose, quitte à faire notre prix demain?

— Oh! oh! vous êtes bien généreux, mon gentilhomme! dit La
Hurière en regardant Henri avec défiance.

— Non; mais dans la croyance que je passerais la soirée et la nuit dans votre hôtel, que m'avait fort recommandé un seigneur de mon pays, qui l'habite, j'ai invité un ami à venir souper avec moi. Avez-vous du bon vin d'Arbois?

— J'en ai que le Béarnais n'en boit pas de meilleur.

— Bon! je le paie à part. Ah! justement, voici mon convive.

Effectivement la porte venait de s'ouvrir, et avait donné passage à un second gentilhomme de quelques années plus âgé que le premier, traînant à son côté une immense rapière.

— Ah! ah! dit-il, vous êtes exact, mon jeune ami. Pour un homme qui vient de faire deux cents lieues, c'est beau d'arriver à la minute.

— Est-ce votre convive? demanda La Hurière.

— Oui, dit le premier venu en allant au jeune homme à la rapière et en lui serrant la main; servez-nous à souper.

— Ici, ou dans votre chambre?

— Où vous voudrez.

— Maître, fit La Mole en appelant La Hurière, débarrassez-nous de ces figures de huguenots; nous ne pourrions pas, devant eux, Coconnas et moi, dire un mot de nos affaires.

— Dressez le souper dans la chambre numéro 2, au troisième, dit La Hurière. Montez, messieurs, montez. Les deux voyageurs suivirent Grégoire, qui marcha devant eux en les éclairant.

La Mole les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu; et, se retournant alors, il vit Coconnas, dont la tête sortait de la cuisine. Deux gros yeux fixes et une bouche ouverte donnaient à cette tête un air d'étonnement remarquable.

La Mole s'approcha de lui.

— Mordi! lui dit Coconnas, as-tu vu?

— Quoi?

— Ces deux gentilshommes?

— Eh bien?

— Je jurerais que c'est…

— Qui?

— Mais… le roi de Navarre et l'homme au manteau rouge.

— Jure si tu veux, mais pas trop haut.

— Tu as donc reconnu aussi?

— Certainement.

— Que viennent-ils faire ici?

— Quelque affaire d'amourettes.

— Tu crois?

— J'en suis sûr.

— La Mole, j'aime mieux des coups d'épée que ces amourettes-là.
Je voulais jurer tout à l'heure, je parie maintenant.

— Que paries-tu?

— Qu'il s'agit de quelque conspiration.

— Ah! tu es fou.

— Et moi, je te dis…

— Je te dis que s'ils conspirent cela les regarde.

— Ah! c'est vrai. Au fait, dit Coconnas, je ne suis plus à M. d'Alençon; qu'ils s'arrangent comme bon leur semblera. Et comme les perdreaux paraissaient arrivés au degré de cuisson où les aimait Coconnas, le Piémontais, qui en comptait faire la meilleure portion de son dîner, appela maître La Hurière pour qu'il les tirât de la broche.

Pendant ce temps, Henri et de Mouy s'installaient dans leur chambre.

— Eh bien, Sire, dit de Mouy quand Grégoire eut dressé la table, vous avez vu Orthon?

— Non; mais j'ai eu le billet qu'il a déposé au miroir. L'enfant aura pris peur, à ce que je présume; car la reine Catherine est venue, tandis qu'il était là, si bien qu'il s'en est allé sans m'attendre. J'ai eu un instant quelque inquiétude, car Dariole m'a dit que la reine mère l'a fait longuement causer.

— Oh! il n'y a pas de danger, le drôle est adroit; et quoique la reine mère sache son métier, il lui donnera du fil à retordre, j'en suis sûr.

— Et vous, de Mouy, l'avez-vous revu? demanda Henri.

— Non, mais je le reverrai ce soir; à minuit il doit me revenir prendre ici avec un bon poitrinal; il me contera cela en nous en allant.

— Et l'homme qui était au coin de la rue des Mathurins?

— Quel homme?

— L'homme dont j'ai le cheval et le manteau, en êtes-vous sûr?

— C'est un de nos plus dévoués. D'ailleurs, il ne connaît pas
Votre Majesté, et il ignore à qui il a eu affaire.

— Nous pouvons alors causer de nos affaires en toute tranquillité?

— Sans aucun doute. D'ailleurs La Mole fait le guet.

— À merveille.

— Eh bien, Sire, que dit M. d'Alençon?

— M. d'Alençon ne veut plus partir, de Mouy; il s'est expliqué nettement à ce sujet. L'élection du duc d'Anjou au trône de Pologne et l'indisposition du roi ont changé tous ses desseins.

— Ainsi, c'est lui qui a fait manquer tout notre plan?

— Oui.

— Il nous trahit, alors?

— Pas encore; mais il nous trahira à la première occasion qu'il trouvera.

— Coeur lâche! esprit perfide! pourquoi n'a-t-il pas répondu aux lettres que je lui ai écrites?

— Pour avoir des preuves et n'en pas donner. En attendant tout est perdu, n'est-ce pas, de Mouy?

— Au contraire, Sire, tout est gagné. Vous savez bien que le parti tout entier, moins la fraction du prince de Condé, était pour vous, et ne se servait du duc, avec lequel il avait eu l'air de se mettre en relation, que comme d'une sauvegarde. Eh bien! depuis le jour de la cérémonie, j'ai tout relié, tout rattaché à vous. Cent hommes vous suffisaient pour fuir avec le duc d'Alençon, j'en ai levé quinze cents; dans huit jours ils seront prêts, échelonnés sur la route de Pau. Ce ne sera plus une fuite, ce sera une retraite. Quinze cents hommes vous suffiront-ils, Sire, et vous croirez-vous en sûreté avec une armée?

Henri sourit, et lui frappant sur l'épaule:

— Tu sais, de Mouy, lui dit-il, et tu es seul à le savoir, que le roi de Navarre n'est pas de son naturel aussi effrayé qu'on le croit.

— Eh! mon Dieu! je le sais, Sire, et j'espère qu'avant qu'il soit longtemps la France tout entière le saura comme moi.

— Mais quand on conspire, il faut réussir. La première condition de la réussite est la décision; et pour que la décision soit rapide, franche, incisive, il faut être convaincu qu'on réussira.

— Eh bien! Sire, quels sont les jours où il y a chasse?

— Tous les huit ou dix jours, soit à courre, soit au vol.

— Quand a-t-on chassé?

— Aujourd'hui même.

— D'aujourd'hui en huit ou dix jours, on chassera donc encore?

— Sans aucun doute, peut-être même avant.

— Écoutez; tout me semble parfaitement calme: le duc d'Anjou est parti; on ne pense plus à lui. Le roi se remet de jour en jour de son indisposition. Les persécutions contre nous ont à peu près cessé. Faites les doux yeux à la reine mère, faites les doux yeux à M. d'Alençon: dites-lui toujours que vous ne pouvez partir sans lui: tâchez qu'il le croie, ce qui est plus difficile.

— Sois tranquille, il le croira.

— Croyez-vous qu'il ait si grande confiance en vous?

— Non pas, Dieu m'en garde! mais il croit tout ce que lui dit la reine.

— Et la reine nous sert franchement, elle?

— Oh! j'en ai la preuve. D'ailleurs elle est ambitieuse, et cette couronne de Navarre absente lui brûle le front.

— Eh bien! trois jours avant cette chasse, faites-moi dire où elle aura lieu: si c'est à Bondy, à Saint-Germain ou à Rambouillet; ajoutez que vous êtes prêt, et quand vous verrez M. de La Mole piquer devant vous, suivez-le, et piquez ferme. Une fois hors de la forêt, si la reine mère veut vous avoir, il faudra qu'elle coure après vous; or, ses chevaux normands ne verront pas même, je l'espère, les fers de nos chevaux barbes et de nos genêts d'Espagne.

— C'est dit, de Mouy.

— Avez-vous de l'argent, Sire? Henri fit la grimace que toute sa vie il fit à cette question.

— Pas trop, dit-il; mais je crois que Margot en a.

— Eh bien, soit à vous, soit à elle, emportez-en le plus que vous pourrez.

— Et toi, en attendant, que vas-tu faire?

— Après m'être occupé des affaires de Votre Majesté assez activement, comme elle voit, Votre Majesté me permettra-t-elle de m'occuper un peu des miennes?

— Fais, de Mouy, fais; mais quelles sont tes affaires?

— Écoutez, Sire, Orthon m'a dit (c'est un garçon fort intelligent que je recommande à Votre Majesté), Orthon m'a dit hier avoir rencontré près de l'Arsenal ce brigand de Maurevel, qui est rétabli grâce aux soins de René, et qui se réchauffe au soleil comme un serpent qu'il est.

— Ah! oui, je comprends, dit Henri.

— Ah! vous comprenez, bon… Vous serez roi un jour, vous, Sire, et si vous avez quelque vengeance du genre de la mienne à accomplir, vous l'accomplirez en roi. Je suis un soldat, et je dois me venger en soldat. Donc quand toutes nos petites affaires seront arrangées, ce qui donnera à ce brigand là cinq ou six journées encore pour se remettre, j'irai, moi aussi, faire un tour du côté de l'Arsenal, et je le clouerai au gazon de quatre bons coups de rapière, après quoi je quitterai Paris le coeur moins gros.

— Fais tes affaires, mon ami, fais tes affaires, dit le Béarnais.
À propos, tu es content de La Mole, n'est-ce pas?

— Ah! charmant garçon qui vous est dévoué corps et âme, Sire, et sur lequel vous pouvez compter comme sur moi… brave…

— Et surtout discret; aussi nous suivra-t-il en Navarre, de Mouy; une fois arrivés là, nous chercherons ce que nous devrons faire pour le récompenser.

Comme Henri achevait ces mots avec son sourire narquois, la porte s'ouvrit ou plutôt s'enfonça, et celui dont on faisait l'éloge au moment même parut, pâle et agité.

— Alerte, Sire, s'écria-t-il; alerte! la maison est cernée.

— Cernée! s'écria Henri en se levant; par qui?

— Par les gardes du roi.

— Oh! oh! dit de Mouy en tirant ses pistolets de sa ceinture, bataille, à ce qu'il paraît.

— Ah! oui, dit La Mole, il s'agit bien de pistolets et de bataille! que voulez-vous faire contre cinquante hommes?

— Il a raison, dit le roi, et s'il y avait quelque moyen de retraite…

— Il y en a un qui m'a déjà servi à moi, et si Votre Majesté veut me suivre…

— Et de Mouy?

— M. de Mouy peut nous suivre aussi, s'il veut: mais il faut que vous vous pressiez tous deux. On entendit des pas dans l'escalier.

— Il est trop tard, dit Henri.

— Ah! si l'on pouvait seulement les occuper pendant cinq minutes, s'écria La Mole, je répondrais du roi.

— Alors, répondez-en, monsieur, dit de Mouy; je me charge de les occuper, moi. Allez, Sire, allez.

— Mais que feras-tu?

— Ne vous inquiétez pas, Sire; allez toujours. Et de Mouy commença par faire disparaître l'assiette, la serviette et le verre du roi, de façon qu'on pût croire qu'il était seul à table.

— Venez, Sire, venez, s'écria La Mole en prenant le roi par le bras et l'entraînant dans l'escalier.

— De Mouy! mon brave de Mouy! s'écria Henri en tendant la main au jeune homme.

De Mouy baisa cette main, poussa Henri hors de la chambre, et en referma derrière lui la porte au verrou.

— Oui, oui, je comprends, dit Henri; il va se faire prendre, lui, tandis que nous nous sauverons, nous; mais qui diable peut nous avoir trahis?

— Venez, Sire, venez; ils montent, ils montent. En effet, la lueur des flambeaux commençait à ramper le long de l'étroit escalier, tandis qu'on entendait au bas comme une espèce de cliquetis d'épée.

— Alerte! Sire! alerte! dit La Mole. Et, guidant le roi dans l'obscurité, il lui fit monter deux étages, poussa la porte d'une chambre qu'il referma au verrou, et allant ouvrir la fenêtre d'un cabinet:

— Sire, dit-il, Votre Majesté craint-elle beaucoup les excursions sur les toits?

— Moi? dit Henri; allons donc, un chasseur d'isards!

— Eh bien, que Votre Majesté me suive; je connais le chemin et vais lui servir de guide.

— Allez, allez, dit Henri, je vous suis. Et La Mole enjamba le premier, suivit un large rebord faisant gouttière, au bout duquel il trouva une vallée formée par deux toits; sur cette vallée s'ouvrait une mansarde sans fenêtre et donnant dans un grenier inhabité.

— Sire, dit La Mole, vous voici au port.

— Ah! ah! dit Henri, tant mieux. Et il essuya son front pâle où perlait la sueur.

— Maintenant, dit La Mole, les choses vont aller toutes seules; le grenier donne sur l'escalier, l'escalier aboutit à une allée et cette allée conduit à la rue. J'ai fait le même chemin, Sire, par une nuit bien autrement terrible que celle-ci.

— Allons, allons, dit Henri, en avant! La Mole se glissa le premier par la fenêtre béante, gagna la porte mal fermée, l'ouvrit, se trouva en haut d'un escalier tournant, et mettant dans la main du roi la corde qui servait de rampe:

— Venez, Sire, dit-il.

Au milieu de l'escalier Henri s'arrêta; il était arrivé devant une fenêtre; cette fenêtre donnait sur la cour de l'hôtellerie de la Belle-Étoile. On voyait dans l'escalier en face courir des soldats, les uns portant à la main des épées et les autres des flambeaux.

Tout à coup, au milieu d'un groupe, le roi de Navarre aperçut de
Mouy. Il avait rendu son épée et descendait tranquillement.

— Pauvre garçon, dit Henri; coeur brave et dévoué!

— Ma foi, Sire, dit La Mole, Votre Majesté remarquera qu'il a l'air fort calme; et, tenez, même il rit! Il faut qu'il médite quelque bon tour, car, vous le savez, il rit rarement.

— Et ce jeune homme qui était avec vous?

— M. de Coconnas? demanda La Mole.

— Oui, M. de Coconnas, qu'est-il devenu?

— Oh! Sire, je ne suis point inquiet de lui. En apercevant les soldats, il ne m'a dit qu'un mot:» — Risquons-nous quelque chose?» — La tête, lui ai-je répondu.» — Et te sauveras-tu, toi?» — Je l'espère.

» — Eh bien, moi aussi,» a-t-il répondu. Et je vous jure qu'il se sauvera, Sire. Quand on prendra Coconnas, je vous en réponds, c'est qu'il lui conviendra de se laisser prendre.

— Alors, dit Henri, tout va bien, tout va bien; tâchons de regagner le Louvre.

— Ah! mon Dieu, fit La Mole, rien de plus facile, Sire; enveloppons-nous de nos manteaux et sortons. La rue est pleine de gens accourus au bruit, on nous prendra pour des curieux.

En effet, Henri et La Mole trouvèrent la porte ouverte, et n'éprouvèrent d'autre difficulté pour sortir que le flot de populaire qui encombrait la rue.

Cependant tous deux parvinrent à se glisser par la rue d'Averon; mais en arrivant rue des Poulies, ils virent, traversant la place Saint-Germain-l'Auxerrois, de Mouy et son escorte conduits par le capitaine des gardes, M. de Nancey.

— Ah! ah! dit Henri, on le conduit au Louvre, à ce qu'il paraît. Diable! les guichets vont être fermés… On prendra les noms de tous ceux qui rentreront; et si l'on me voit rentrer après lui, ce sera une probabilité que j'étais avec lui.

— Eh bien! mais, Sire, dit La Mole, rentrez au Louvre autrement que par le guichet.

— Comment diable veux-tu que j'y rentre?

— Votre Majesté n'a-t-elle point la fenêtre de la reine de
Navarre?

— Ventre-saint-gris! monsieur de la Mole, dit Henri, vous avez raison. Et moi qui n'y pensais pas! … Mais comment prévenir la reine?

— Oh! dit La Mole en s'inclinant avec une respectueuse reconnaissance, Votre Majesté lance si bien les pierres!

XVI
De Mouy de Saint-Phale

Cette fois, Catherine avait si bien pris ses précautions qu'elle croyait être sûre de son fait.

En conséquence, vers dix heures, elle avait renvoyé Marguerite, bien convaincue, c'était d'ailleurs la vérité, que la reine de Navarre ignorait ce qui se tramait contre son mari, et elle était passée chez le roi, le priant de retarder son coucher.

Intrigué par l'air de triomphe qui, malgré sa dissimulation habituelle, épanouissait le visage de sa mère, Charles questionna Catherine, qui lui répondit seulement ces mots:

— Je ne puis dire qu'une chose à Votre Majesté, c'est que ce soir elle sera délivrée de ses deux plus cruels ennemis.

Charles fit ce mouvement de sourcil d'un homme qui dit en lui- même: C'est bien, nous allons voir. Et sifflant son grand lévrier, qui vient à lui se traînant sur le ventre comme un serpent et posa sa tête fine et intelligente sur le genou de son maître, il attendit.

Au bout de quelques minutes, que Catherine passa les yeux fixes et l'oreille tendue, on entendit un coup de pistolet dans la cour du Louvre.

— Qu'est-ce que ce bruit? demanda Charles en fronçant le sourcil, tandis que le lévrier se relevait par un mouvement brusque en redressant les oreilles.

— Rien, dit Catherine; un signal, voilà tout.

— Et que signifie ce signal?

— Il signifie qu'à partir de ce moment, Sire, votre unique, votre véritable ennemi, est hors de vous nuire.

— Vient-on de tuer un homme? demanda Charles en regardant sa mère avec cet oeil de maître qui signifie que l'assassinat et la grâce sont deux attributs inhérents à la puissance royale.

— Non, Sire; on vient seulement d'en arrêter deux.

— Oh! murmura Charles, toujours des trames cachées, toujours des complots dont le roi n'est pas. Mort-diable! ma mère, je suis grand garçon cependant, assez grand garçon pour veiller sur moi- même, et n'ai besoin ni de lisière ni de bourrelet. Allez-vous-en en Pologne avec votre fils Henri, si vous voulez régner; mais ici vous avez tort, je vous le dis, de jouer ce jeu-là.

— Mon fils, dit Catherine, c'est la dernière fois que je me mêle de vos affaires. Mais c'était une entreprise commencée depuis longtemps, dans laquelle vous m'avez toujours donné tort, et je tenais à coeur de prouver à Votre Majesté que j'avais raison.

En ce moment plusieurs hommes s'arrêtèrent dans le vestibule, et l'on entendit se poser sur la dalle la crosse des mousquets d'une petite troupe.

Presque aussitôt M. de Nancey fit demander la permission d'entrer chez le roi.

— Qu'il entre, dit vivement Charles.

M. de Nancey entra, salua le roi, et se tournant vers Catherine:

— Madame, dit-il, les ordres de Votre Majesté sont exécutés: il est pris.

— Comment, il? s'écria Catherine fort troublée; n'en avez-vous pris qu'un?

— Il était seul, madame.

— Et s'est-il défendu?

— Non, il soupait tranquillement dans une chambre, et a remis son épée à la première sommation.

— Qui cela? demanda le roi.

— Vous allez voir, dit Catherine. Faites entrer le prisonnier, monsieur de Nancey. Cinq minutes après de Mouy fut introduit.

— De Mouy! s'écria le roi; et qu'y a-t-il donc, monsieur?

— Eh! Sire, dit de Mouy avec une tranquillité parfaite, si Votre
Majesté m'en accorde la permission, je lui ferai la même demande.

— Au lieu de faire cette demande au roi, dit Catherine, ayez la bonté, monsieur de Mouy, d'apprendre à mon fils quel est l'homme qui se trouvait dans la chambre du roi de Navarre certaine nuit, et qui, cette nuit-là, en résistant aux ordres de Sa Majesté comme un rebelle qu'il est, a tué deux gardes et blessé M. de Maurevel?

— En effet, dit Charles en fronçant le sourcil; sauriez-vous le nom de cet homme, monsieur de Mouy?

— Oui, Sire; Votre Majesté désire-t-elle le connaître?

— Cela me ferait plaisir, je l'avoue.

— Eh bien, Sire, il s'appelait de Mouy de Saint-Phale.

— C'était vous?

— Moi-même!

Catherine, étonnée de cette audace, recula d'un pas vers le jeune homme.

— Et comment, dit Charles IX, osâtes-vous résister aux ordres du roi?

— D'abord, Sire, j'ignorais qu'il y eût un ordre de Votre Majesté; puis je n'ai vu qu'une chose, ou plutôt qu'un homme, M. de Maurevel, l'assassin de mon père et de M. l'amiral. Je me suis rappelé alors qu'il y avait un an et demi, dans cette même chambre où nous sommes, pendant la soirée du 24 août, Votre Majesté m'avait promis, parlant à moi-même, de nous faire justice du meurtrier; or, comme il s'était depuis ce temps passé de graves événements, j'ai pensé que le roi avait été malgré lui détourné de ses désirs. Et voyant Maurevel à ma portée, j'ai cru que c'était le ciel qui me l'envoyait. Votre Majesté sait le reste, Sire; j'ai frappé sur lui comme sur un assassin et tiré sur ses hommes comme sur des bandits.

Charles ne répondit rien; son amitié pour Henri lui avait fait voir depuis quelque temps bien des choses sous un autre point de vue que celui où il les avait envisagées d'abord, et plus d'une fois avec terreur.

La reine mère, à propos de la Saint-Barthélemy, avait enregistré dans sa mémoire des propos sortis de la bouche de son fils, et qui ressemblaient à des remords.

— Mais, dit Catherine, que veniez-vous faire à une pareille heure chez le roi de Navarre?

— Oh! répondit de Mouy, c'est toute une histoire bien longue à raconter; mais si cependant Sa Majesté a la patience de l'entendre…

— Oui, dit Charles, parlez donc, je le veux.

— J'obéirai, Sire, dit de Mouy en s'inclinant.

Catherine s'assit en fixant sur le jeune chef un regard inquiet.

— Nous écoutons, dit Charles. Ici, Actéon.

Le chien reprit la place qu'il avait avant que le prisonnier n'eût été introduit.

— Sire, dit de Mouy, j'étais venu chez Sa Majesté le roi de Navarre comme député de nos frères, vos fidèles sujets de la religion.

Catherine fit signe à Charles IX.

— Soyez tranquille, ma mère, dit celui-ci, je ne perds pas un mot. Continuez, monsieur de Mouy, continuez; pourquoi étiez-vous venu?

— Pour prévenir le roi de Navarre, continua M. de Mouy, que son abjuration lui avait fait perdre la confiance du parti huguenot; mais que cependant, en souvenir de son père, Antoine de Bourbon, et surtout en mémoire de sa mère, la courageuse Jeanne d'Albret, dont le nom est cher parmi nous, ceux de la religion lui devaient cette marque de déférence de le prier de se désister de ses droits à la couronne de Navarre.

— Que dit-il? s'écria Catherine, ne pouvant, malgré sa puissance sur elle-même, recevoir sans crier un peu le coup inattendu qui la frappait.

— Ah! ah! fit Charles; mais cette couronne de Navarre, qu'on fait ainsi sans ma permission voltiger sur toutes les têtes, il me semble cependant qu'elle m'appartient un peu.

— Les huguenots, Sire, reconnaissent mieux que personne ce principe de suzeraineté que le roi vient d'émettre. Aussi espéraient-ils engager Votre Majesté à la fixer sur une tête qui lui est chère.

— À moi! dit Charles, sur une tête qui m'est chère! Mort-diable! de quelle tête voulez-vous donc parler, monsieur? Je ne vous comprends pas.

— De la tête de M. le duc d'Alençon.

Catherine devint pâle comme la mort, et dévora de Mouy d'un regard flamboyant.

— Et mon frère d'Alençon le savait?

— Oui, Sire.

— Et il acceptait cette couronne?

— Sauf l'agrément de Votre Majesté, à laquelle il nous renvoyait.

— Oh! oh! dit Charles, en effet, c'est une couronne qui ira à merveille à notre frère d'Alençon. Et moi qui n'y avais pas songé! Merci, de Mouy. Merci! Quand vous aurez des idées semblables, vous serez le bienvenu au Louvre.

— Sire, vous seriez instruit depuis longtemps de tout ce projet sans cette malheureuse affaire de Maurevel qui m'a fait craindre d'être tombé dans la disgrâce de Votre Majesté.

— Oui, mais, fit Catherine, que disait Henri de ce projet?

— Le roi de Navarre, madame, se soumettait au désir de ses frères, et sa renonciation était prête.

— En ce cas, s'écria Catherine, cette renonciation, vous devez l'avoir?

— En effet, madame, dit de Mouy, par hasard je l'ai sur moi, signée de lui et datée.

— D'une date antérieure à la scène du Louvre? dit Catherine.

— Oui, de la veille, je crois. Et M. de Mouy tira de sa poche une renonciation en faveur du duc d'Alençon, écrite, signée de la main de Henri, et portant la date indiquée.

— Ma foi, oui, dit Charles, et tout est bien en règle.

— Et que demandait Henri en échange de cette renonciation?

— Rien, madame; l'amitié du roi Charles, nous a-t-il dit, le dédommagerait amplement de la perte d'une couronne.

Catherine mordit ses lèvres de colère et tordit ses belles mains.

— Tout cela est parfaitement exact, de Mouy, ajouta le roi.

— Alors, reprit la reine mère, si tout était arrêté entre vous et le roi de Navarre, à quelle fin l'entrevue que vous avez eue ce soir avec lui?

— Moi, madame, avec le roi de Navarre? dit de Mouy. M. de Nancey, qui m'a arrêté, fera foi que j'étais seul. Votre Majesté peut l'appeler.

— Monsieur de Nancey! dit le roi. Le capitaine des gardes reparut.

— Monsieur de Nancey, dit vivement Catherine, M. de Mouy était-il tout à fait seul à l'auberge de la Belle-Étoile?

— Dans la chambre, oui, madame; mais dans l'auberge, non.

— Ah! dit Catherine, quel était son compagnon?

— Je ne sais si c'était le compagnon de M. de Mouy, madame; mais je sais qu'il s'est échappé par une porte de derrière, après avoir couché sur le carreau deux de mes gardes.

— Et vous avez reconnu ce gentilhomme, sans doute?

— Non, pas moi, mais mes gardes.

— Et quel était-il? demanda Charles IX.

— M. le comte Annibal de Coconnas.

— Annibal de Coconnas, répéta le roi assombri et rêveur, celui qui a fait un si terrible massacre de huguenots pendant la Saint- Barthélemy.

— M. de Coconnas, gentilhomme de M. d'Alençon, dit M. de Nancey.

— C'est bien, c'est bien, dit Charles IX; retirez-vous, monsieur de Nancey, et une autre fois, souvenez-vous d'une chose…

— De laquelle, Sire?

— C'est que vous êtes à mon service, et que vous ne devez obéir qu'à moi.

M. de Nancey se retira à reculons en saluant respectueusement. De Mouy envoya un sourire ironique à Catherine. Il se fit un silence d'un instant.

La reine tordait la ganse de sa cordelière, Charles caressait son chien.

— Mais quel était votre but, monsieur? continua Charles; agissiez-vous violemment?

— Contre qui, Sire?

— Mais contre Henri, contre François ou contre moi.

— Sire, nous avions la renonciation de votre beau-frère, l'agrément de votre frère; et, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, nous étions sur le point de solliciter l'autorisation de Votre Majesté, lorsque est arrivée cette fatale affaire du Louvre.

— Eh bien, ma mère, dit Charles, je ne vois aucun mal à tout cela. Vous étiez dans votre droit, monsieur de Mouy, en demandant un roi. Oui, la Navarre peut être et doit être un royaume séparé. Il y a plus, ce royaume semble fait exprès pour doter mon frère d'Alençon, qui a toujours eu si grande envie d'une couronne, que lorsque nous portons la nôtre il ne peut détourner les yeux de dessus elle. La seule chose qui s'opposait à cette intronisation, c'était le droit de Henriot; mais puisque Henriot y renonce volontairement…

— Volontairement, Sire.

— Il paraît que c'est la volonté de Dieu! Monsieur de Mouy, vous êtes libre de retourner vers vos frères, que j'ai châtiés… un peu durement, peut-être; mais ceci est une affaire entre moi et Dieu: et dites-leur que, puisqu'ils désirent pour roi de Navarre mon frère d'Alençon, le roi de France se rend à leurs désirs. À partir de ce moment, la Navarre est un royaume, et son souverain s'appelle François. Je ne demande que huit jours pour que mon frère quitte Paris avec l'éclat et la pompe qui conviennent à un roi. Allez, monsieur de Mouy, allez! … Monsieur de Nancey, laissez passer M. de Mouy, il est libre.

— Sire, dit de Mouy en faisant un pas en avant, Votre Majesté permet-elle?

— Oui, dit le roi. Et il tendit la main au jeune huguenot. De
Mouy mit un genou à terre et baisa la main du roi.

— À propos, dit Charles en le retenant au moment où il allait se relever, ne m'aviez-vous pas demandé justice de ce brigand de Maurevel?

— Oui, Sire.

— Je ne sais où il est pour vous la faire, car il se cache; mais si vous le rencontrez, faites-vous justice vous-même, je vous y autorise, et de grand coeur.

— Ah! Sire, s'écria de Mouy, voilà qui me comble véritablement; que Votre Majesté s'en rapporte à moi; je ne sais non plus où il est, mais je le trouverai, soyez tranquille.

Et de Mouy, après avoir respectueusement salué le roi Charles et la reine Catherine, se retira sans que les gardes qui l'avaient amené missent aucun empêchement à sa sortie. Il traversa les corridors, gagna rapidement le guichet, et une fois dehors ne fit qu'un bond de la place Saint-Germain-l'Auxerrois à l'auberge de la Belle-Étoile, où il retrouva son cheval, grâce auquel, trois heures après la scène que nous venons de raconter, le jeune homme respirait en sûreté derrière les murailles de Mantes.

Catherine, dévorant sa colère, regagna son appartement d'où elle passa dans celui de Marguerite. Elle y trouva Henri en robe de chambre et qui paraissait prêt à se mettre au lit.

— Satan, murmura-t-elle, aide une pauvre reine pour qui Dieu ne veut plus rien faire!

XVII
Deux têtes pour une couronne

— Qu'on prie M. d'Alençon de me venir voir, avait dit Charles en congédiant sa mère.

M. de Nancey, disposé d'après l'invitation du roi de n'obéir désormais qu'à lui-même, ne fit qu'un bond de chez Charles chez son frère, lui transmettant sans adoucissement aucun l'ordre qu'il venait de recevoir.

Le duc d'Alençon tressaillit: en tout temps il avait tremblé devant Charles; et à bien plus forte raison encore depuis qu'il s'était fait, en conspirant, des motifs de le craindre.

Il ne s'en rendit pas moins près de son frère avec un empressement calculé.

Charles était debout et sifflait entre ses dents un hallali sur pied.

En entrant, le duc d'Alençon surprit dans l'oeil vitreux de Charles un de ces regards envenimés de haine qu'il connaissait si bien.

— Votre Majesté m'a fait demander, me voici, Sire, dit-il. Que désire de moi Votre Majesté?

— Je désire vous dire, mon bon frère, que, pour récompenser cette grande amitié que vous me portez, je suis décidé à faire aujourd'hui pour vous la chose que vous désirez le plus.

— Pour moi?

— Oui, pour vous. Cherchez dans votre esprit quelle chose vous rêvez depuis quelque temps sans oser me la demander, et cette chose, je vous la donne.

— Sire, dit François, j'en jure à mon frère, je ne désire que la continuation de la bonne santé du roi.

— Alors vous devez être satisfait, d'Alençon; l'indisposition que j'ai éprouvée à l'époque de l'arrivée des Polonais est passée. J'ai échappé, grâce à Henriot, à un sanglier furieux qui voulait me découdre, et je me porte de façon à n'avoir rien à envier au mieux portant de mon royaume; vous pouviez donc sans être mauvais frère désirer autre chose que la continuation de ma santé, qui est excellente.

— Je ne désirais rien, Sire.

— Si fait, si fait, François, reprit Charles s'impatientant; vous désirez la couronne de Navarre, puisque vous vous êtes entendu avec Henriot et de Mouy: avec le premier pour qu'il y renonçât, avec le second pour qu'il vous la fît avoir. Eh bien, Henriot y renonce! de Mouy m'a transmis votre demande, et cette couronne que vous ambitionnez…

— Eh bien? demanda d'Alençon d'une voix tremblante.

— Eh bien, mort-diable! elle est à vous. D'Alençon pâlit affreusement; puis tout à coup le sang appelé à son coeur, qu'il faillit briser, reflua vers les extrémités, et une rougeur ardente lui brûla les joues; la faveur que lui faisait le roi le désespérait en un pareil moment.

— Mais, Sire, reprit-il tout en palpitant d'émotion et cherchant vainement à se remettre, je n'ai rien désiré et surtout rien demandé de pareil.

— C'est possible, dit le roi, car vous êtes fort discret, mon frère; mais on a désiré, on a demandé pour vous, mon frère.

— Sire, je vous jure que jamais…

— Ne jurez pas Dieu.

— Mais, Sire, vous m'exilez donc?

— Vous appelez ça un exil, François? Peste! vous êtes difficile… Qu'espériez-vous donc de mieux? D'Alençon se mordit les lèvres de désespoir.

— Ma foi! continua Charles en affectant la bonhomie, je vous croyais moins populaire, François, et surtout moins près des huguenots; mais ils vous demandent, il faut bien que je m'avoue à moi-même que je me trompais. D'ailleurs, je ne pouvais rien désirer de mieux que d'avoir un homme à moi, mon frère qui m'aime et qui est incapable de me trahir, à la tête d'un parti qui depuis trente ans nous fait la guerre. Cela va tout calmer comme par enchantement, sans compter que nous serons tous rois dans la famille. Il n'y aura que le pauvre Henriot qui ne sera rien que mon ami. Mais il n'est point ambitieux, et ce titre, que personne ne réclame, il le prendra, lui.

— Oh! Sire, vous vous trompez, ce titre, je le réclame… ce titre, qui donc y a plus droit que moi? Henri n'est que votre beau-frère par alliance; moi, je suis votre frère par le sang et surtout par le coeur… Sire, je vous en supplie, gardez-moi près de vous.

— Non pas, non pas, François, répondit Charles; ce serait faire votre malheur.

— Comment cela?

— Pour mille raisons.

— Mais voyez donc un peu, Sire, si vous trouverez jamais un compagnon si fidèle que je le suis. Depuis mon enfance je n'ai jamais quitté Votre Majesté.

— Je le sais bien, je le sais bien, et quelquefois même je vous aurais voulu voir plus loin.

— Que veut dire le roi?

— Rien, rien… je m'entends… Oh! que vous aurez de belles chasses là-bas! François, que je vous porte envie! Savez-vous qu'on chasse l'ours dans ces diables de montagnes comme on chasse ici le sanglier? Vous allez nous entretenir tous de peaux magnifiques. Cela se chasse au poignard, vous savez; on attend l'animal, on l'excite, on l'irrite; il marche au chasseur, et, à quatre pas de lui, il se dresse sur ses pattes de derrière. C'est à ce moment-là qu'on lui enfonce l'acier dans le coeur, comme Henri a fait pour le sanglier à la dernière chasse. C'est dangereux; mais vous êtes brave, François, et ce danger sera pour vous un vrai plaisir.

— Ah! Votre Majesté redouble mes chagrins, car je ne chasserai plus avec elle.

— Corboeuf! tant mieux! dit le roi, cela ne nous réussit ni à l'un ni à l'autre de chasser ensemble.

— Que veut dire Votre Majesté?

— Que chasser avec moi vous cause un tel plaisir et vous donne une telle émotion, que vous, qui êtes l'adresse en personne, que vous qui, avec la première arquebuse venue, abattez une pie à cent pas, vous avez, la dernière fois que nous avons chassé de compagnie, avec votre arme, une arme qui vous est familière, manqué à vingt pas un gros sanglier, et cassé par contre la jambe à mon meilleur cheval. Mort-diable! François, cela donne à songer, savez-vous!

— Oh! Sire, pardonnez à l'émotion, dit d'Alençon devenu livide.

— Eh! oui, reprit Charles, l'émotion, je le sais bien; et c'est à cause de cette émotion, que j'apprécie à sa juste valeur, que je vous dis: Croyez-moi, François, mieux vaut chasser loin l'un de l'autre, surtout quand on a des émotions pareilles. Réfléchissez à cela, mon frère, non pas en ma présence, ma présence vous trouble, je le vois, mais quand vous serez seul, et vous conviendrez que j'ai tout lieu de craindre qu'à une nouvelle chasse une autre émotion ne vienne à vous prendre; car alors il n'y a rien qui fasse relever la main comme l'émotion, car alors vous tueriez le cavalier au lieu du cheval, le roi au lieu de la bête. Peste! une balle placée trop haut ou trop bas, cela change fort la face d'un gouvernement, et nous en avons un exemple dans notre famille. Quand Montgomery a tué notre père Henri II par accident, par émotion peut-être, le coup a porté notre frère François II sur le trône et notre père Henri à Saint-Denis. Il faut si peu de chose à Dieu pour faire beaucoup!

Le duc sentit la sueur ruisseler sur son front pendant ce choc aussi redoutable qu'imprévu.

Il était impossible que le roi dît plus clairement à son frère qu'il avait tout deviné. Charles, voilant sa colère sous une ombre de plaisanterie, était peut-être plus terrible encore que s'il eût laissé la lave haineuse qui lui dévorait le coeur se répandre bouillante au-dehors; sa vengeance paraissait proportionnée à sa rancune. À mesure que l'une s'aigrissait, l'autre grandissait, et pour la première fois d'Alençon connut le remords, ou plutôt le regret d'avoir conçu un crime qui n'avait pas réussi.

Il avait soutenu la lutte tant qu'il avait pu, mais sous ce dernier coup il plia la tête, et Charles vit poindre dans ses yeux cette flamme dévorante qui, chez les êtres d'une nature tendre, creuse le sillon par où jaillissent les larmes.

Mais d'Alençon était de ceux-là qui ne pleurent que de rage.

Charles tenait fixé sur lui son oeil de vautour, aspirant pour ainsi dire chacune des sensations qui se succédaient dans le coeur du jeune homme. Et toutes ces sensations lui apparaissaient aussi précises, grâce à cette étude approfondie qu'il avait faite de sa famille, que si le coeur du duc eût été un livre ouvert.

Il le laissa ainsi un instant écrasé, immobile et muet. Puis d'une voix empreinte de haineuse fermeté:

— Mon frère, dit-il, nous vous avons dit notre résolution, et notre résolution est immuable: vous partirez.

D'Alençon fit un mouvement. Charles ne parut pas le remarquer et continua:

— Je veux que la Navarre soit fière d'avoir pour prince un frère du roi de France. Or, pouvoir, honneurs, vous aurez tout ce qui convient à votre naissance, comme votre frère Henri l'a eu, et comme lui, ajouta-t-il en souriant, vous me bénirez de loin. Mais n'importe, les bénédictions ne connaissent pas la distance.

— Sire…

— Acceptez, ou plutôt résignez-vous. Une fois roi, on trouvera une femme digne d'un fils de France. Qui sait! qui vous apportera un autre trône peut être.

— Mais, dit le duc d'Alençon, Votre Majesté oublie son bon ami
Henri.

— Henri! mais puisque je vous ai dit qu'il n'en voulait pas, du trône de Navarre! Puisque je vous ai déjà dit qu'il vous l'abandonnait! Henri est un joyeux garçon et non pas une face pâle comme vous. Il veut rire et s'amuser à son aise, et non sécher, comme nous sommes condamnés à le faire, nous, sous des couronnes.

D'Alençon poussa un soupir.

— Mais, dit-il, Votre Majesté m'ordonne donc de m'occuper…

— Non pas, non pas. Ne vous inquiétez de rien, François, je réglerai tout moi-même; reposez-vous sur moi comme sur un bon frère. Et maintenant que tout est convenu, allez; dites ou ne dites pas notre entretien à vos amis: je veux prendre des mesures pour que la chose devienne bientôt publique. Allez, François.

Il n'y avait rien à répondre, le duc salua et partit la rage dans le coeur.

Il brûlait de trouver Henri pour causer avec lui de tout ce qui venait de se passer; mais il ne trouva que Catherine: en effet, Henri fuyait l'entretien et la reine mère le recherchait.

Le duc, en voyant Catherine, étouffa aussitôt ses douleurs et essaya de sourire. Moins heureux que Henri d'Anjou, ce n'était pas une mère qu'il cherchait dans Catherine, mais simplement une alliée. Il commençait donc par dissimuler avec elle, car, pour faire de bonnes alliances, il faut bien se tromper un peu mutuellement.

Il aborda donc Catherine avec un visage où ne restait plus qu'une légère trace d'inquiétude.

— Eh bien, madame, dit-il, voilà de grandes nouvelles; les savez- vous?

— Je sais qu'il s'agit de faire un roi de vous, monsieur.

— C'est une grande bonté de la part de mon frère, madame.

— N'est-ce pas?

— Et je suis presque tenté de croire que je dois reporter sur vous une partie de ma reconnaissance; car enfin, si c'était vous qui lui eussiez donné le conseil de me faire don d'un trône, c'est à vous que je le devrais; quoique j'avoue au fond qu'il m'a fait peine de dépouiller ainsi le roi de Navarre.

— Vous aimez fort Henriot, mon fils, à ce qu'il paraît?

— Mais oui; depuis quelque temps nous nous sommes intimement liés.

— Croyez-vous qu'il vous aime autant que vous l'aimez vous-même?

— Je l'espère, madame.

— C'est édifiant une pareille amitié, savez-vous? surtout entre princes. Les amitiés de cour passent pour peu solides, mon cher François.

— Ma mère, songez que nous sommes non seulement amis, mais encore presque frères. Catherine sourit d'un étrange sourire.

— Bon! dit-elle, est-ce qu'il y a des frères entre rois?

— Oh! quant à cela, nous n'étions roi ni l'un ni l'autre, ma mère, quand nous nous sommes liés ainsi; nous ne devions même jamais l'être; voilà pourquoi nous nous aimions.

— Oui, mais les choses sont bien changées à cette heure.

— Comment, bien changées?

— Oui, sans doute; qui vous dit maintenant que vous ne serez pas tous deux rois?

Au tressaillement nerveux du duc, à la rougeur qui envahit son front, Catherine vit que le coup lancé par elle avait porté en plein coeur.

— Lui? dit-il. Henriot roi? et de quel royaume, ma mère?

— D'un des plus magnifiques de la chrétienté, mon fils.

— Ah! ma mère, dit d'Alençon en pâlissant, que dites-vous donc là?

— Ce qu'une bonne mère doit dire à son fils, ce à quoi vous avez plus d'une fois songé, François.

— Moi? dit le duc, je n'ai songé à rien, madame, je vous jure.

— Je veux bien vous croire; car votre ami, car votre frère Henri, comme vous l'appelez, est, sous sa franchise apparente, un seigneur fort habile et fort rusé qui garde ses secrets mieux que vous ne gardez les vôtres, François. Par exemple, vous a-t-il jamais dit que de Mouy fût son homme d'affaires?

Et, en disant ces mots, Catherine plongea son regard comme un stylet dans l'âme de François.

Mais celui-ci n'avait qu'une vertu, ou plutôt qu'un vice, la dissimulation; il supporta donc parfaitement le regard.

— De Mouy! dit-il avec surprise, et comme si ce nom était prononcé pour la première fois devant lui en pareille circonstance.

— Oui, le huguenot de Mouy de Saint-Phale, celui-là même qui a failli tuer M. de Maurevel, et qui, clandestinement et en courant la France et la capitale sous des habits différents, intrigue et lève une armée pour soutenir votre frère Henri contre votre famille.

Catherine, qui ignorait que sous ce rapport son fils François en sût autant et même plus qu'elle se leva sur ces mots, s'apprêtant à faire une majestueuse sortie.

François la retint.

— Ma mère, dit-il, encore un mot, s'il vous plaît. Puisque vous daignez m'initier à votre politique, dites-moi comment, avec de si faibles ressources et si peu connu qu'il est, Henri parviendrait- il à faire une guerre assez sérieuse pour inquiéter ma famille?

— Enfant, dit la reine en souriant, sachez donc qu'il est soutenu par plus de trente mille hommes peut-être; que le jour où il dira un mot, ces trente mille hommes apparaîtront tout à coup comme s'ils sortaient de terre; et ces trente mille hommes, ce sont des huguenots, songez-y, c'est-à-dire les plus braves soldats du monde. Et puis, et puis, il a une protection que vous n'avez pas su ou pas voulu vous concilier, vous.

— Laquelle?

— Il a le roi, le roi qui l'aime, qui le pousse, le roi qui, par jalousie contre votre frère de Pologne et par dépit contre vous, cherche autour de lui des successeurs. Seulement, aveugle que vous êtes si vous ne le voyez pas, il les cherche autre part que dans sa famille.

— Le roi! … vous croyez, ma mère?

— Ne vous êtes-vous donc pas aperçu qu'il chérit Henriot, son
Henriot?

— Si fait, ma mère, si fait.

— Et qu'il en est payé de retour? car ce même Henriot, oubliant que son beau-frère le voulait arquebuser le jour de la Saint- Barthélemy, se couche à plat ventre comme un chien qui lèche la main dont il a été battu.

— Oui, oui, murmura François, je l'ai déjà remarqué, Henri est bien humble avec mon frère Charles.

— Ingénieux à lui complaire en toute chose.

— Au point que, dépité d'être toujours raillé par le roi sur son ignorance de la chasse au faucon, il veut se mettre à… Si bien qu'hier il m'a demandé, oui, pas plus tard qu'hier, si je n'avais point quelques bons livres qui traitent de cet art.

— Attendez donc, dit Catherine, dont les yeux étincelèrent comme si une idée subite lui traversait l'esprit; attendez donc… et que lui avez-vous répondu?

— Que je chercherais dans ma bibliothèque.

— Bien, dit Catherine, bien, il faut qu'il l'ait, ce livre.

— Mais j'ai cherché, madame, et n'ai rien trouvé.

— Je trouverai, moi, je trouverai… et vous lui donnerez le livre comme s'il venait de vous.

— Et qu'en résultera-t-il?

— Avez-vous confiance en moi, d'Alençon?

— Oui, ma mère.

— Voulez-vous m'obéir aveuglément à l'égard de Henri, que vous n'aimez pas, quoi que vous en disiez? D'Alençon sourit.

— Et que je déteste, moi, continua Catherine.

— Oui, j'obéirai.

— Après-demain, venez chercher le livre ici, je vous le donnerai, vous le porterez à Henri… et…

— Et…?

— Laissez Dieu, la Providence ou le hasard faire le reste. François connaissait assez sa mère pour savoir qu'elle ne s'en rapportait point d'habitude à Dieu, à la Providence ou au hasard du soin de servir ses amitiés ou ses haines; mais il se garda d'ajouter un seul mot, et saluant en homme qui accepte la commission dont on le charge, il se retira chez lui.

— Que veut-elle dire? pensa le jeune homme en montant l'escalier, je n'en sais rien. Mais ce qu'il y a de clair pour moi dans tout ceci, c'est qu'elle agit contre un ennemi commun. Laissons-la faire.

Pendant ce temps, Marguerite, par l'intermédiaire de La Mole, recevait une lettre de De Mouy. Comme en politique les deux illustres conjoints n'avaient point de secret, elle décacheta cette lettre et la lut.

Sans doute cette lettre lui parut intéressante, car à l'instant même Marguerite, profitant de l'obscurité qui commençait à descendre le long des murailles du Louvre, se glissa dans le passage secret, monta l'escalier tournant, et, après avoir regardé de tous côtés avec attention, s'élança rapide comme une ombre, et disparut dans l'antichambre du roi de Navarre.

Cette antichambre n'était plus gardée par personne depuis la disparition d'Orthon.

Cette disparition, dont nous n'avons pas parlé depuis le moment où le lecteur l'a vu s'opérer d'une façon si tragique pour le pauvre Orthon, avait fort inquiété Henri. Il s'en était ouvert à madame de Sauve et à sa femme, mais ni l'une ni l'autre n'était plus instruite que lui; seulement, madame de Sauve lui avait donné quelques renseignements, à la suite desquels il était demeuré parfaitement clair à l'esprit de Henri que le pauvre enfant avait été victime de quelque machination de la reine mère, et que c'était à la suite de cette machination qu'il avait failli, lui, être arrêté avec de Mouy, dans l'auberge de la Belle-Étoile.

Un autre que Henri eût gardé le silence, car il n'eût rien osé dire; mais Henri calculait tout: il comprit que son silence le trahirait; d'ordinaire, on ne perd pas ainsi un de ses serviteurs, un de ses confidents, sans s'informer de lui, sans faire des recherches. Henri s'informa donc, rechercha donc, en présence du roi et de la reine mère elle-même; il demanda Orthon à tout le monde, depuis la sentinelle qui se promenait devant le guichet du Louvre, jusqu'au capitaine des gardes qui veillait dans l'antichambre du roi; mais toute demande et toute démarche furent inutiles; et Henri parut si ostensiblement affecté de cet événement et si attaché au pauvre serviteur absent, qu'il déclara qu'il ne le remplacerait que lorsqu'il aurait acquis la certitude qu'il aurait disparu pour toujours.

L'antichambre, comme nous l'avons dit, était donc vide lorsque
Marguerite se présenta chez Henri.

Si légers que fussent les pas de la reine, Henri les entendit et se retourna.

— Vous, madame! s'écria-t-il.

— Oui, répondit Marguerite. Lisez vite. Et elle lui présenta le papier tout ouvert. Il contenait ces quelques lignes: «Sire, le moment est venu de mettre notre projet de fuite à exécution. Après-demain il y a chasse au vol le long de la Seine, depuis Saint-Germain jusqu'à Maisons, c'est-à-dire dans toute la longueur de la forêt.» Allez à cette chasse, quoique ce soit une chasse au vol; prenez sous votre habit une bonne chemise de mailles; ceignez votre meilleure épée; montez le plus fin cheval de votre écurie.» Vers midi, c'est-à-dire au plus fort de la chasse et quand le roi sera lancé à la suite du faucon, dérobez-vous seul si vous venez seul, avec la reine de Navarre si la reine vous suit.» Cinquante des nôtres seront cachés au pavillon de François Ier, dont nous avons la clef; tout le monde ignorera qu'ils y sont, car ils y seront venus de nuit et les jalousies en seront fermées.» Vous passerez par l'allée des Violettes, au bout de laquelle je veillerai; à droite de cette allée, dans une petite clairière, seront MM. de La Mole et Coconnas avec deux chevaux de main. Ces chevaux frais seront destinés à remplacer le vôtre et celui de Sa Majesté la reine de Navarre, si par hasard ils étaient fatigués.

» Adieu, Sire; soyez prêt, nous le serons.»

— Vous le serez, dit Marguerite, prononçant après seize cents ans les mêmes paroles que César avait prononcées sur les bords du Rubicon.

— Soit, madame, répondit Henri, ce n'est pas moi qui vous démentirai.

— Allons, Sire, devenez un héros; ce n'est pas difficile; vous n'avez qu'à suivre votre route; et faites-moi un beau trône, dit la fille de Henri II.

Un imperceptible sourire effleura la lèvre fine du Béarnais. Il baisa la main de Marguerite et sortit le premier, pour explorer le passage, tout en fredonnant le refrain d'une vieille chanson:

Cil qui mieux battit la muraille N'entra point dedans le chasteau.

La précaution n'était pas mauvaise: au moment où il ouvrait la porte de sa chambre à coucher, le duc d'Alençon ouvrait celle de son antichambre; il fit de la main un signe à Marguerite, puis tout haut:

— Ah! c'est vous, mon frère, dit-il, soyez le bienvenu. Au signe de son mari, la reine avait tout compris et s'était jetée dans un cabinet de toilette, devant la porte duquel pendait une énorme tapisserie.

Le duc d'Alençon entra d'un pas craintif en regardant tout autour de lui.

— Sommes-nous seuls, mon frère? demanda-t-il à demi-voix.

— Parfaitement seuls. Qu'y a-t-il donc? vous paraissez tout bouleversé.

— Il y a que nous sommes découverts, Henri.

— Comment découverts?

— Oui, de Mouy a été arrêté.

— Je le sais.

— Eh bien! de Mouy a tout dit au roi.

— Qu'a-t-il dit?

— Il a dit que je désirais le trône de Navarre, et que je conspirais pour l'obtenir.

— Ah! pécaïre! dit Henri, de sorte que vous voilà compromis, mon pauvre frère! Comment alors n'êtes-vous pas encore arrêté?

— Je n'en sais rien moi-même; le roi m'a raillé en faisant semblant de m'offrir le trône de Navarre. Il espérait sans doute me tirer un aveu du coeur; mais je n'ai rien dit.

— Et vous avez bien fait, ventre-saint-gris, dit le Béarnais; tenons ferme, notre vie à tous deux en dépend.

— Oui, reprit François, le cas est épineux; voici pourquoi je suis venu demander votre avis, mon frère; que croyez-vous que je doive faire: fuir ou rester?

— Vous avez vu le roi, puisque c'est à vous qu'il a parlé?

— Oui, sans doute.

— Eh bien, vous avez dû lire dans sa pensée! Suivez votre inspiration.

— J'aimerais mieux rester, répondit François.

Si maître qu'il fût de lui-même, Henri laissa échapper un mouvement de joie; si imperceptible que fût ce mouvement, François le surprit au passage.

— Restez alors, dit Henri.

— Mais vous?

— Dame! répondit Henri, si vous restez, je n'ai aucun motif pour m'en aller, moi. Je ne partais que pour vous suivre, par dévouement, pour ne pas quitter un frère que j'aime.

— Ainsi, dit d'Alençon, c'en est fait de tous nos plans; vous vous abandonnez sans lutte au premier entraînement de la mauvaise fortune?

— Moi, dit Henri, je ne regarde pas comme une mauvaise fortune de demeurer ici; grâce à mon caractère insoucieux, je me trouve bien partout.

— Eh bien, soit! dit d'Alençon, n'en parlons plus; seulement, si vous prenez quelque résolution nouvelle, faites-la-moi savoir.

— Corbleu! je n'y manquerai pas, croyez-le bien, répondit Henri. N'est-il pas convenu que nous n'avons pas de secrets l'un pour l'autre?

D'Alençon n'insista pas davantage et se retira tout pensif, car, à un certain moment, il avait cru voir trembler la tapisserie du cabinet de toilette.

En effet, à peine d'Alençon était-il sorti, que cette tapisserie se souleva et que Marguerite reparut.

— Que pensez-vous de cette visite? demanda Henri.

— Qu'il y a quelque chose de nouveau et d'important.

— Et que croyez-vous qu'il y ait?

— Je n'en sais rien encore, mais je le saurai.

— En attendant?

— En attendant ne manquez pas de venir chez moi demain soir.

— Je n'aurai garde d'y manquer, madame! dit Henri en baisant galamment la main de sa femme.

Et avec les mêmes précautions qu'elle en était sortie, Marguerite rentra chez elle.

XVIII
Le livre de vénerie

Trente-six heures s'étaient écoulées depuis les événements que nous venons de raconter. Le jour commençait à paraître, mais tout était déjà éveillé au Louvre, comme c'était l'habitude les jours de chasse, lorsque le duc d'Alençon se rendit chez la reine mère, selon l'invitation qu'il en avait reçue.

La reine mère n'était point dans sa chambre à coucher, mais elle avait ordonné qu'on le fît attendre s'il venait.

Au bout de quelques instants elle sortit d'un cabinet secret où personne n'entrait qu'elle, et où elle se retirait pour faire ses opérations chimiques.

Soit par la porte entrouverte, soit attachée à ses vêtements, entra en même temps que la reine mère l'odeur pénétrante d'un âcre parfum, et, par l'ouverture de la porte, d'Alençon remarqua une vapeur épaisse, comme celle d'un aromate brûlé, qui flottait en blanc nuage dans ce laboratoire que quittait la reine.

Le duc ne put réprimer un regard de curiosité.

— Oui, dit Catherine de Médicis, oui, j'ai brûlé quelques vieux parchemins, et ces parchemins exhalaient une si puante odeur, que j'ai jeté du genièvre sur le brasier: de là cette odeur.

D'Alençon s'inclina.

— Eh bien, dit Catherine en cachant dans les larges manches de sa robe de chambre ses mains, que de légères taches d'un jaune rougeâtre diapraient ça et là, qu'avez-vous de nouveau depuis hier?

— Rien, ma mère.

— Avez-vous vu Henri?

— Oui.

— Il refuse toujours de partir?

— Absolument.

— Le fourbe!

— Que dites-vous, madame?

— Je dis qu'il part.

— Vous croyez?

— J'en suis sûre.

— Alors, il nous échappe?

— Oui, dit Catherine.

— Et vous le laissez partir?

— Non seulement je le laisse partir, mais je vous dis plus, il faut qu'il parte.

— Je ne vous comprends pas, ma mère.

— Écoutez bien ce que je vais vous dire, François. Un médecin très habile, le même qui m'a remis le livre de chasse que vous allez lui porter, m'a affirmé que le roi de Navarre était sur le point d'être atteint d'une maladie de consomption, d'une de ces maladies qui ne pardonnent pas et auxquelles la science ne peut apporter aucun remède. Or, vous comprenez que s'il doit mourir d'un mal si cruel, il vaut mieux qu'il meure loin de nous que sous nos yeux, à la cour.

— En effet, dit le duc, cela nous ferait trop de peine.

— Et surtout à votre frère Charles, dit Catherine; tandis que lorsque Henri mourra après lui avoir désobéi, le roi regardera cette mort comme une punition du ciel.

— Vous avez raison, ma mère, dit François avec admiration, il faut qu'il parte. Mais êtes-vous bien sûre qu'il partira?

— Toutes ses mesures sont prises. Le rendez-vous est dans la forêt de Saint-Germain. Cinquante huguenots doivent lui servir d'escorte jusqu'à Fontainebleau, où cinq cents autres l'attendent.

— Et, dit d'Alençon avec une légère hésitation et une pâleur visible, ma soeur Margot part avec lui?

— Oui, répondit Catherine, c'est convenu. Mais, Henri mort,
Margot revient à la cour, veuve et libre.

— Et Henri mourra, madame! vous en êtes certaine?

— Le médecin qui m'a remis le livre en question me l'a assuré du moins.

— Et ce livre, où est-il, madame? Catherine retourna à pas lents vers le cabinet mystérieux, ouvrit la porte, s'y enfonça, et reparut un instant après, le livre à la main.

— Le voici, dit-elle.

D'Alençon regarda le livre que lui présentait sa mère avec une certaine terreur.

— Qu'est-ce que ce livre, madame? demanda en frissonnant le duc.

— Je vous l'ai déjà dit, mon fils, c'est un travail sur l'art d'élever et de dresser faucons, tiercelets et gerfauts, fait par un fort savant homme, par le seigneur Castruccio Castracani, tyran de Lucques.

— Et que dois-je en faire?

— Mais le porter chez votre bon ami Henriot, qui vous l'a demandé, à ce que vous m'avez dit, lui ou quelque autre pareil, pour s'instruire dans la science de la volerie. Comme il chasse au vol aujourd'hui avec le roi, il ne manquera pas d'en lire quelques pages, afin de prouver au roi qu'il suit ses conseils en prenant des leçons. Le tout est de le remettre à lui-même.

— Oh! je n'oserai pas, dit d'Alençon en frissonnant.

— Pourquoi? dit Catherine, c'est un livre comme un autre, excepté qu'il a été si longtemps renfermé que les pages sont collées les unes aux autres. N'essayez donc pas de les lire, vous, François, car on ne peut les lire qu'en mouillant son doigt et en poussant les pages feuille à feuille, ce qui prend beaucoup de temps et donne beaucoup de peine.

— Si bien qu'il n'y a qu'un homme qui a le grand désir de s'instruire qui puisse perdre ce temps et prendre cette peine? dit d'Alençon.

— Justement, mon fils, vous comprenez.

— Oh! dit d'Alençon, voici déjà Henriot dans la cour, donnez, madame, donnez. Je vais profiter de son absence pour porter ce livre chez lui: à son retour il le trouvera.

— J'aimerais mieux que vous le lui donnassiez à lui-même,
François, ce serait plus sûr.

— Je vous ai déjà dit que je n'oserais point, madame, reprit le duc.

— Allez donc; mais au moins posez-le dans un endroit bien apparent.

— Ouvert?… Y a-t-il inconvénient à ce qu'il soit ouvert?

— Non.

— Donnez alors.

D'Alençon prit d'une main tremblante le livre que, d'une main ferme, Catherine étendait vers lui.

— Prenez, prenez, dit Catherine, il n'y a pas de danger, puisque j'y touche; d'ailleurs vous avez des gants.

Cette précaution ne suffit pas pour d'Alençon, qui enveloppa le livre dans son manteau.

— Hâtez-vous, dit Catherine, hâtez-vous, d'un moment à l'autre
Henri peut remonter.

— Vous avez raison, madame, j'y vais. Et le duc sortit tout chancelant d'émotion. Nous avons introduit plusieurs fois déjà le lecteur dans l'appartement du roi de Navarre, et nous l'avons fait assister aux séances qui s'y sont passées, joyeuses ou terribles, selon que souriait ou menaçait le génie protecteur du futur roi de France.

Mais jamais peut-être les murs souillés de sang par le meurtre, arrosés de vin par l'orgie, embaumés de parfums par l'amour; jamais ce coin du Louvre enfin n'avait vu apparaître un visage plus pâle que celui du duc d'Alençon ouvrant, son livre à la main, la porte de la chambre à coucher du roi de Navarre.

Et cependant, comme s'y attendait le duc, personne n'était dans cette chambre pour interroger d'un oeil curieux ou inquiet l'action qu'il allait commettre. Les premiers rayons du jour éclairaient l'appartement parfaitement vide.

À la muraille pendait toute prête cette épée que M. de Mouy avait conseillé à Henri d'emporter. Quelques chaînons d'une ceinture de mailles étaient épars sur le parquet. Une bourse honnêtement arrondie et un petit poignard étaient posés sur un meuble, et des cendres, légères et flottantes encore, dans la cheminée, jointes à ces autres indices, disaient clairement à d'Alençon que le roi de Navarre avait endossé une chemise de mailles, demandé de l'argent à son trésorier et brûlé des papiers compromettants.

— Ma mère ne s'était pas trompée, dit d'Alençon, le fourbe me trahissait.

Sans doute cette conviction donna une nouvelle force au jeune homme, car après avoir sondé du regard tous les coins de la chambre, après avoir soulevé les tapisseries des portières, après qu'un grand bruit retentissait dans les cours et qu'un grand silence qui régnait dans l'appartement lui eut prouvé que personne ne songeait à l'espionner, il tira le livre de dessous son manteau, le posa rapidement sur la table où était la bourse, l'adossant à un pupitre de chêne sculpté, puis, s'écartant aussitôt, il allongea le bras, et, avec une hésitation qui trahissait ses craintes, de sa main gantée il ouvrit le livre à l'endroit d'une gravure de chasse.

Le livre ouvert, d'Alençon fit aussitôt trois pas en arrière; et retirant son gant, il le jeta dans le brasier encore ardent qui venait de dévorer les lettres. La peau souple cria sur les charbons, se tordit, et s'étala comme le cadavre d'un large reptile, puis ne laissa bientôt plus qu'un résidu noir et crispé.

D'Alençon demeura jusqu'à ce que la flamme eût entièrement dévoré le gant, puis il roula le manteau qui avait enveloppé le livre, le jeta sous son bras, et regagna vivement sa chambre. Comme il y entrait, le coeur tout palpitant, il entendit des pas dans l'escalier tournant, et, ne doutant plus que ce fût Henri qui rentrait, il referma vivement sa porte.

Puis il s'élança vers la fenêtre; mais de la fenêtre on n'apercevait qu'une portion de la cour du Louvre. Henri n'était point dans cette portion de la cour, et sa conviction s'en affermit que c'était lui qui venait de rentrer.

Le duc s'assit, ouvrit un livre, et essaya de lire. C'était une histoire de France depuis Pharamond jusqu'à Henri II, et pour laquelle, quelques jours après son avènement au trône, il avait donné privilège.

Mais l'esprit du duc n'était point là: la fièvre de l'attente brûlait ses artères. Les battements de ses tempes retentissaient jusqu'au fond de son cerveau; comme on voit dans un rêve ou dans une extase magnétique, il semblait à François qu'il voyait à travers les murailles; son regard plongeait dans la chambre de Henri, malgré le triple obstacle qui le séparait de lui.

Pour écarter l'objet terrible qu'il croyait voir avec les yeux de la pensée, le duc essaya de fixer la sienne sur autre chose que sur le livre terrible ouvert sur le pupitre de bois de chêne à l'endroit de l'image; mais ce fut inutilement qu'il prit l'une après l'autre ses armes, l'un après l'autre ses joyaux, qu'il arpenta cent fois le même sillon du parquet, chaque détail de cette image, que le duc n'avait qu'entrevue cependant, lui était resté dans l'esprit. C'était un seigneur à cheval qui, remplissant lui-même l'office d'un valet de fauconnerie, lançait le leurre en rappelant le faucon et en courant au grand galop de son cheval dans les herbes d'un marécage. Si violente que fût la volonté du duc, le souvenir triomphait de sa volonté.

Puis, ce n'était pas seulement le livre qu'il voyait, c'était le roi de Navarre s'approchant de ce livre, regardant cette image, essayant de tourner les pages, et, empêché par l'obstacle qu'elles opposaient, triomphant de l'obstacle en mouillant son pouce et en forçant les feuilles à glisser.

Et à cette vue, toute fictive et toute fantastique qu'elle était, d'Alençon chancelant était forcé de s'appuyer d'une main à un meuble, tandis que de l'autre il couvrait ses yeux comme si, les yeux couverts, il ne voyait pas encore mieux le spectacle qu'il voulait fuir.

Ce spectacle était sa propre pensée.

Tout à coup d'Alençon vit Henri qui traversait la cour; celui-ci s'arrêta quelques instants devant des hommes qui entassaient sur deux mules des provisions de chasse qui n'étaient autres que de l'argent et des effets de voyage, puis, ses ordres donnés, il coupa diagonalement la cour, et s'achemina visiblement vers la porte d'entrée.

D'Alençon était immobile à sa place. Ce n'était donc pas Henri qui était monté par l'escalier secret. Toutes ces angoisses qu'il éprouvait depuis un quart d'heure, il les avait donc éprouvées inutilement. Ce qu'il croyait fini ou près de finir était donc à recommencer.

D'Alençon ouvrit la porte de sa chambre, puis, tout en la tenant fermée, il alla écouter à celle du corridor. Cette fois, il n'y avait pas à se tromper, c'était bien Henri. D'Alençon reconnut son pas et jusqu'au bruit particulier de la molette de ses éperons.

La porte de l'appartement de Henri s'ouvrit et se referma.

D'Alençon rentra chez lui et tomba dans un fauteuil.

— Bon! se dit-il, voici ce qui se passe à cette heure: il a traversé l'antichambre, la première pièce, puis il est parvenu jusqu'à la chambre à coucher; arrivé là, il aura cherché des yeux son épée, puis sa bourse, puis son poignard, puis enfin il aura trouvé le livre tout ouvert sur son dressoir.

» — Quel est ce livre? se sera-t-il demandé; qui m'a apporté ce livre?

» Puis il se sera rapproché, aura vu cette gravure représentant un cavalier rappelant son faucon, puis il aura voulu lire, puis il aura essayé de tourner les feuilles.

Une sueur froide passa sur le front de François.

— Va-t-il appeler? dit-il. Est-ce un poison d'un effet soudain? Non, non, sans doute, puisque ma mère a dit qu'il devait mourir lentement de consomption.

Cette pensée le rassura un peu. Dix minutes se passèrent ainsi, siècle d'agonie usé seconde par seconde, et chacune de ces secondes fournissant tout ce que l'imagination invente de terreurs insensées, un monde de visions. D'Alençon n'y put tenir davantage, il se leva, traversa son antichambre, qui commençait à se remplir de gentilshommes.

— Salut, messieurs, dit-il, je descends chez le roi.

Et pour tromper sa dévorante inquiétude, pour préparer un alibi peut-être, d'Alençon descendit effectivement chez son frère. Pourquoi descendait-il? Il l'ignorait… Qu'avait-il à lui dire?… Rien! Ce n'était point Charles qu'il cherchait, c'était Henri qu'il fuyait.

Il prit le petit escalier tournant et trouva la porte du roi entrouverte.

Les gardes laissèrent entrer le duc sans mettre aucun empêchement à son passage: les jours de chasse il n'y avait ni étiquette ni consigne.

François traversa successivement l'antichambre, le salon et la chambre à coucher sans rencontrer personne; enfin il songeait que Charles était sans doute dans son cabinet des Armes, et poussa la porte qui donnait de la chambre à coucher dans le cabinet.

Charles était assis devant une table, dans un grand fauteuil sculpté à dossier aigu; il tournait le dos à la porte par laquelle était entré François.

Il paraissait plongé dans une occupation qui le dominait.

Le duc s'approcha sur la pointe du pied; Charles lisait.

— Pardieu! s'écria-t-il tout à coup, voilà un livre admirable. J'en avais bien entendu parler, mais je n'avais pas cru qu'il existât en France.

D'Alençon tendit l'oreille, et fit un pas encore.

— Maudites feuilles, dit le roi en portant son pouce à ses lèvres et en pesant sur le livre pour séparer la page qu'il avait lue de celle qu'il voulait lire; on dirait qu'on en a collé les feuillets pour dérober aux regards des hommes les merveilles qu'il renferme.

D'Alençon fit un bond en avant.

Ce livre, sur lequel Charles était courbé, était celui qu'il avait déposé chez Henri!

Un cri sourd lui échappa.

— Ah! c'est vous, d'Alençon? dit Charles, soyez le bienvenu, et venez voir le plus beau livre de vénerie qui soit jamais sorti de la plume d'un homme.

Le premier mouvement de d'Alençon fut d'arracher le livre des mains de son frère; mais une pensée infernale le cloua à sa place, un sourire effrayant passa sur ses lèvres blêmies, il passa la main sur ses yeux comme un homme ébloui.

Puis revenant un peu à lui, mais sans faire un pas en avant ni en arrière:

— Sire, demanda d'Alençon, comment donc ce livre se trouve-t-il dans les mains de Votre Majesté?

— Rien de plus simple. Ce matin, je suis monté chez Henriot pour voir s'il était prêt; il n'était déjà plus chez lui: sans doute il courait les chenils et les écuries; mais, à sa place, j'ai trouvé ce trésor que j'ai descendu ici pour le lire tout à mon aise.

Et le roi porta encore une fois son pouce à ses lèvres, et une fois encore fit tourner la page rebelle.

— Sire, balbutia d'Alençon dont les cheveux se hérissèrent et qui se sentit saisir par tout le corps d'une angoisse terrible; Sire, je venais pour vous dire…

— Laissez-moi achever ce chapitre, François, dit Charles, et ensuite vous me direz tout ce que vous voudrez. Voilà cinquante pages que je lis, c'est à dire que je dévore.

— Il a goûté vingt-cinq fois le poison, pensa François. Mon frère est mort! Alors il pensa qu'il y avait un Dieu au ciel qui n'était peut-être point le hasard.

François essuya de sa main tremblante la froide rosée qui dégouttait sur son front, et attendit silencieux, comme le lui avait ordonné son frère, que le chapitre fût achevé.

XIX
La chasse au vol

Charles lisait toujours. Dans sa curiosité, il dévorait les pages; et chaque page, nous l'avons dit, soit à cause de l'humidité à laquelle elles avaient été longtemps exposées, soit pour tout autre motif, adhérait à la page suivante.

D'Alençon considérait d'un oeil hagard ce terrible spectacle dont il entrevoyait seul le dénouement.

— Oh! murmura-t-il, que va-t-il donc se passer ici? Comment! je partirais, je m'exilerais, j'irais chercher un trône imaginaire, tandis que Henri, à la première nouvelle de la maladie de Charles, reviendrait dans quelque ville forte à vingt lieues de la capitale, guettant cette proie que le hasard nous livre, et pourrait d'une seule enjambée être dans la capitale; de sorte qu'avant que le roi de Pologne eût seulement appris la nouvelle de la mort de mon frère, la dynastie serait déjà changée: c'est impossible!

C'étaient ces pensées qui avaient dominé le premier sentiment d'horreur involontaire qui poussait François à arrêter Charles. C'était cette fatalité persévérante qui semblait garder Henri et poursuivre les Valois, contre laquelle le duc allait encore essayer une fois de réagir.

En un instant tout son plan venait de changer à l'égard de Henri. C'était Charles et non Henri qui avait lu le livre empoisonné; Henri devait partir, mais partir condamné. Du moment où la fatalité venait de le sauver encore une fois, il fallait que Henri restât; car Henri était moins à craindre prisonnier à Vincennes ou à la Bastille, que le roi de Navarre à la tête de trente mille hommes.

Le duc d'Alençon laissa donc Charles achever son chapitre; et lorsque le roi releva la tête:

— Mon frère, lui dit-il, j'ai attendu parce que Votre Majesté l'a ordonné, mais c'était à mon grand regret, parce que j'avais des choses de la plus haute importance à vous dire.

— Ah! au diable! dit Charles, dont les joues pâles s'empourpraient peu à peu, soit qu'il eût mis une trop grande ardeur à sa lecture, soit que le poison commençât à agir; au diable! si tu viens encore me parler de la même chose, tu partiras comme est parti le roi de Pologne. Je me suis débarrassé de lui, je me débarrasserai de toi, et plus un mot là-dessus.

— Aussi, mon frère, dit François, ce n'est point de mon départ que je veux vous entretenir, mais de celui d'un autre. Votre Majesté m'a atteint dans mon sentiment le plus profond et le plus délicat, qui est mon dévouement pour elle comme frère, ma fidélité comme sujet, et je tiens à lui prouver que je ne suis pas un traître, moi.

— Allons, dit Charles en s'accoudant sur le livre, en croisant ses jambes l'une sur l'autre, et en regardant d'Alençon en homme qui fait contre ses habitudes provision de patience; allons, quelque bruit nouveau, quelque accusation matinale?

— Non, Sire. Une certitude, un complot que ma ridicule délicatesse m'avait seule empêché de vous révéler.

— Un complot! dit Charles, voyons le complot.

— Sire, dit François, tandis que Votre Majesté chassera au vol près de la rivière, et dans la plaine du Vésinet, le roi de Navarre gagnera la forêt de Saint-Germain, une troupe d'amis l'attend dans cette forêt et il doit fuir avec eux.

— Ah! je le savais bien, dit Charles. Encore une bonne calomnie contre mon pauvre Henriot! Ah ça! en finirez-vous avec lui?

— Votre Majesté n'aura pas besoin d'attendre longtemps au moins pour s'assurer si ce que j'ai l'honneur de lui dire est ou non une calomnie.

— Et comment cela?

— Parce que ce soir notre beau-frère sera parti. Charles se leva.

— Écoutez, dit-il, je veux bien une dernière fois encore avoir l'air de croire à vos intentions; mais je vous en avertis, toi et ta mère, cette fois c'est la dernière.

Puis haussant la voix:

— Qu'on appelle le roi de Navarre! ajouta-t-il.

Un garde fit un mouvement pour obéir; mais François l'arrêta d'un signe.

— Mauvais moyen, mon frère, dit-il; de cette façon vous n'apprendrez rien. Henri niera, donnera un signal, ses complices seront avertis et disparaîtront; puis ma mère et moi nous serons accusés non seulement d'être des visionnaires, mais encore des calomniateurs.

— Que demandez-vous donc alors?

— Qu'au nom de notre fraternité, Votre Majesté m'écoute, qu'au nom de mon dévouement qu'elle va reconnaître, elle ne brusque rien. Faites en sorte, Sire, que le véritable coupable, que celui qui depuis deux ans trahit d'intention Votre Majesté, en attendant qu'il la trahisse de fait, soit enfin reconnu coupable par une preuve infaillible et puni comme il le mérite.

Charles ne répondit rien; il alla à une fenêtre et l'ouvrit: le sang envahissait son cerveau. Enfin se retournant vivement:

— Eh bien, dit-il, que feriez-vous? Parlez, François.

— Sire, dit d'Alençon, je ferais cerner la forêt de Saint-Germain par trois détachements de chevau-légers, qui, à une heure convenue, à onze heures par exemple, se mettraient en marche et rabattraient tout ce qui se trouve dans la forêt sur le pavillon de François Ier, que j'aurais, comme par hasard, désigné pour l'endroit du rendez-vous, du dîner. Puis quand, tout en ayant l'air de suivre mon faucon, je verrais Henri s'éloigner, je piquerais au rendez-vous, où il se trouvera pris avec ses complices.

— L'idée est bonne, dit le roi; qu'on fasse venir mon capitaine des gardes. D'Alençon tira de son pourpoint un sifflet d'argent pendu à une chaîne d'or et siffla. De Nancey parut. Charles alla à lui et lui donna ses ordres à voix basse.

Pendant ce temps, son grand lévrier Actéon avait saisi une proie qu'il roulait par la chambre et qu'il déchirait à belles dents avec mille bonds folâtres.

Charles se retourna et poussa un juron terrible. Cette proie, que s'était faite Actéon, c'était ce précieux livre de vénerie, dont il n'existait, comme nous l'avons dit, que trois exemplaires au monde.

Le châtiment fut égal au crime.

Charles saisit un fouet, la lanière sifflante enveloppa l'animal d'un triple noeud. Actéon jeta un cri et disparut sous une table couverte d'un immense tapis qui lui servait de retraite.

Charles ramassa le livre et vit avec joie qu'il n'y manquait qu'un feuillet; et encore n'était-il pas une page de texte, mais une gravure.

Il le plaça avec soin sur un rayon où Actéon ne pouvait atteindre. D'Alençon le regardait faire avec inquiétude. Il eût voulu fort que ce livre, maintenant qu'il avait fait sa terrible mission, sortît des mains de Charles.

Six heures sonnèrent.

C'était l'heure à laquelle le roi devait descendre dans la cour encombrée de chevaux richement caparaçonnés, d'hommes et de femmes richement vêtus. Les veneurs tenaient sur leurs poings leurs faucons chaperonnés; quelques piqueurs avaient les cors en écharpe au cas où le roi, fatigué de la chasse au vol, comme cela lui arrivait quelquefois, voudrait courre un daim ou un chevreuil.

Le roi descendit, et, en descendant, ferma la porte de son cabinet des Armes. D'Alençon suivait chacun de ses mouvements d'un ardent regard et lui vit mettre la clef dans sa poche.

En descendant l'escalier, il s'arrêta, porta la main à son front.

Les jambes du duc d'Alençon tremblaient non moins que celles du roi.

— En effet, balbutia-t-il, il me semble que le temps est à l'orage.

— À l'orage au mois de janvier? dit Charles, vous êtes fou! Non, j'ai des vertiges, ma peau est sèche; je suis faible, voilà tout.

Puis à demi-voix:

— Ils me tueront, continua-t-il, avec leur haine et leurs complots.

Mais en mettant le pied dans la cour, l'air frais du matin, les cris des chasseurs, les saluts bruyants de cent personnes rassemblées, produisirent sur Charles leur effet ordinaire.

Il respira libre et joyeux. Son premier regard avait été pour chercher Henri. Henri était près de Marguerite. Ces deux excellents époux semblaient ne se pouvoir quitter tant ils s'aimaient. En apercevant Charles, Henri fit bondir son cheval, et en trois courbettes de l'animal fut près de son beau-frère.

— Ah! ah! dit Charles, vous êtes monté en coureur de daim, Henriot. Vous savez cependant que c'est une chasse au vol que nous faisons aujourd'hui.

Puis sans attendre la réponse:

— Partons, messieurs, partons. Il faut que nous soyons en chasse à neuf heures! dit le roi le sourcil froncé et avec une intonation de voix presque menaçante.

Catherine regardait tout cela par une fenêtre du Louvre. Un rideau soulevé donnait passage à sa tête pâle et voilée, tout le corps vêtu de noir disparaissait dans la pénombre.

Sur l'ordre de Charles, toute cette foule dorée, brodée, parfumée, le roi en tête, s'allongea pour passer à travers les guichets du Louvre et roula comme une avalanche sur la route de Saint-Germain, au milieu des cris du peuple qui saluait le jeune roi, soucieux et pensif, sur son cheval plus blanc que la neige.

— Que vous a-t-il dit? demanda Marguerite à Henri.

— Il m'a félicité sur la finesse de mon cheval.

— Voilà tout?

— Voilà tout.

— Il sait quelque chose alors.

— J'en ai peur.

— Soyons prudents. Henri éclaira son visage d'un de ces fins sourires qui lui étaient habituels, et qui voulaient dire, pour Marguerite surtout: Soyez tranquille, ma mie. Quant à Catherine, à peine tout ce cortège avait-il quitté la cour du Louvre qu'elle avait laissé retomber son rideau. Mais elle n'avait point laissé échapper une chose: c'était la pâleur de Henri, c'étaient ses tressaillements nerveux, c'étaient ses conférences à voix basse avec Marguerite. Henri était pâle parce que, n'ayant pas le courage sanguin, son sang, dans toutes les circonstances où sa vie était mise en jeu, au lieu de lui monter au cerveau, comme il arrive ordinairement, lui refluait au coeur.

Il éprouvait des tressaillements nerveux parce que la façon dont l'avait reçu Charles, si différente de l'accueil habituel qu'il lui faisait, l'avait vivement impressionné.

Enfin, il avait conféré avec Marguerite, parce que, ainsi que nous le savons, le mari et la femme avaient fait, sous le rapport de la politique, une alliance offensive et défensive.

Mais Catherine avait interprété les choses tout autrement.

— Cette fois, murmura-t-elle avec son sourire florentin, je crois qu'il en tient, ce cher Henriot.

Puis, pour s'assurer du fait, après avoir attendu un quart d'heure pour donner le temps à toute la chasse de quitter Paris, elle sortit de son appartement, suivit le corridor, monta le petit escalier tournant, et à l'aide de sa double clef ouvrit l'appartement du roi de Navarre.

Mais ce fut inutilement que par tout cet appartement elle chercha le livre. Ce fut inutilement que partout son regard ardent passa des tables aux dressoirs, des dressoirs aux rayons, des rayons aux armoires; nulle part elle n'aperçut le livre qu'elle cherchait.

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