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La reine Margot - Tome II

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— D'Alençon l'aura déjà enlevé, dit-elle, c'est prudent. Et elle descendit chez elle, presque certaine, cette fois, que son projet avait réussi. Cependant le roi poursuivait sa route vers Saint- Germain, où il arriva après une heure et demie de course rapide; on ne monta même pas au vieux château, qui s'élevait sombre et majestueux au milieu des maisons éparses sur la montagne. On traversa le pont de bois situé à cette époque en face de l'arbre qu'aujourd'hui encore on appelle le chêne de Sully. Puis on fit signe aux barques pavoisées qui suivaient la chasse, pour donner la facilité au roi et aux gens de sa suite de traverser la rivière et de se mettre en mouvement.

À l'instant même toute cette joyeuse jeunesse, animée d'intérêts si divers, se mit en marche, le roi en tête, sur cette magnifique prairie qui pend du sommet boisé de Saint-Germain, et qui prit soudain l'aspect d'une grande tapisserie à personnages diaprés de mille couleurs et dont la rivière écumante sur sa rive simulait la frange argentée.

En avant du roi, toujours sur son cheval blanc et tenant son faucon favori au poing, marchaient les valets de vénerie vêtus de justaucorps verts et chaussés de grosses bottes, qui, maintenant de la voix une demi-douzaine de chiens griffons, battaient les roseaux qui garnissaient la rivière.

En ce moment le soleil, caché jusque-là derrière les nuages, sortit tout à coup du sombre océan où il s'était plongé. Un rayon de soleil éclaira de sa lumière tout cet or, tous ces joyaux, tous ces yeux ardents, et de toute cette lumière il faisait un torrent de feu.

Alors, et comme s'il n'eût attendu que ce moment pour qu'un beau soleil éclairât sa défaite, un héron s'éleva du sein des roseaux en poussant un cri prolongé et plaintif.

— Haw! haw! cria Charles en déchaperonnant son faucon et en le lançant après le fugitif.

— Haw! haw! crièrent toutes les voix pour encourager l'oiseau.

Le faucon, un instant ébloui par la lumière, tourna sur lui-même, décrivant un cercle sans avancer ni reculer; puis tout à coup il aperçut le héron, et prit son vol sur lui à tire-d'aile.

Cependant le héron qui s'était, en oiseau prudent, levé à plus de cent pas des valets de vénerie, avait, pendant que le roi déchaperonnait son faucon et que celui-ci s'était habitué à la lumière, gagné de l'espace, ou plutôt de la hauteur. Il en résulta que lorsque son ennemi l'aperçut, il était déjà à plus de cinq cents pieds de hauteur, et qu'ayant trouvé dans les zones élevées l'air nécessaire à ses puissantes ailes, il montait rapidement.

— Haw! haw! Bec-de-Fer, cria Charles, encourageant son faucon, prouve nous que tu es de race. Haw! haw!

Comme s'il eût entendu cet encouragement, le noble animal partit, semblable à une flèche, parcourant une ligne diagonale qui devait aboutir à la ligne verticale qu'adoptait le héron, lequel montait toujours comme s'il eût voulu disparaître dans l'éther.

— Ah! double couard, cria Charles, comme si le fugitif eût pu l'entendre, en mettant son cheval au galop et en suivant la chasse autant qu'il était en lui, la tête renversée en arrière pour ne pas perdre un instant de vue les deux oiseaux. Ah! double couard, tu fuis. Mon Bec-de-Fer est de race; attends! attends! Haw! Bec- de-Fer; haw!

En effet, la lutte fut curieuse; les deux oiseaux se rapprochaient l'un de l'autre, ou plutôt le faucon se rapprochait du héron.

La seule question était de savoir lequel dans cette première attaque conserverait le dessus.

La peur eut de meilleures ailes que le courage.

Le faucon, emporté par son vol, passa sous le ventre du héron qu'il eût dû dominer. Le héron profita de sa supériorité et lui allongea un coup de son long bec.

Le faucon, frappé comme d'un coup de poignard, fit trois tours sur lui-même, comme étourdi, et un instant on dut croire qu'il allait redescendre. Mais, comme un guerrier blessé qui se relève plus terrible, il jeta une espèce de cri aigu et menaçant et reprit son vol sur le héron.

Le héron avait profité de son avantage, et, changeant la direction de son vol, il avait fait un coude vers la forêt, essayant cette fois de gagner de l'espace et d'échapper par la distance au lieu d'échapper par la hauteur.

Mais le faucon était un animal de noble race, qui avait un coup d'oeil de gerfaut.

Il répéta la même manoeuvre, piqua diagonalement sur le héron, qui jeta deux ou trois cris de détresse et essaya de monter perpendiculairement comme il l'avait fait une première fois.

Au bout de quelques secondes de cette noble lutte, les deux oiseaux semblèrent sur le point de disparaître dans les nuages. Le héron n'était pas plus gros qu'une alouette, et le faucon semblait un point noir qui, à chaque instant, devenait plus imperceptible.

Charles ni la cour ne suivaient plus les deux oiseaux. Chacun était demeuré à sa place, les yeux fixés sur le fugitif et sur le poursuivant.

— Bravo! bravo! Bec-de-Fer! cria tout à coup Charles. Voyez, voyez, messieurs, il a le dessus! Haw! haw!

— Ma foi, j'avoue que je ne vois plus ni l'un ni l'autre, dit
Henri.

— Ni moi non plus, dit Marguerite.

— Oui, mais si tu ne les vois plus, Henriot, tu peux les entendre encore, dit Charles; le héron du moins. Entends-tu, entends-tu? il demande grâce!

En effet, deux ou trois cris plaintifs, et qu'une oreille exercée pouvait seule saisir, descendirent du ciel sur la terre.

— Écoute, écoute, cria Charles, et tu vas les voir descendre plus vite qu'ils ne sont montés. En effet, comme le roi prononçait ces mots, les deux oiseaux commencèrent à reparaître.

C'étaient deux points noirs seulement, mais à la différence de grosseur de ces deux points, il était facile de voir cependant que le faucon avait le dessus.

— Voyez! voyez! … cria Charles. Bec-de-Fer le tient. En effet, le héron, dominé par l'oiseau de proie, n'essayait même plus de se défendre. Il descendait rapidement, incessamment frappé par le faucon et ne répondant que par ses cris; tout à coup il replia ses ailes et se laissa tomber comme une pierre; mais son adversaire en fit autant, et lorsque le fugitif voulut reprendre son vol, un dernier coup de bec l'étendit; il continua sa chute en tournoyant sur lui-même, et, au moment où il touchait la terre, le faucon s'abattit sur lui, poussant un cri de victoire qui couvrit le cri de défaite du vaincu.

— Au faucon! au faucon! cria Charles. Et il lança son cheval au galop dans la direction de l'endroit où les deux oiseaux s'étaient abattus. Mais tout à coup il arrêta court sa monture, jeta un cri lui-même, lâcha la bride et s'accrocha d'une main à la crinière de son cheval, tandis que de son autre main il saisit son estomac comme s'il eût voulu déchirer ses entrailles. À ce cri tous les courtisans accoururent.

— Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Charles, le visage enflammé et l'oeil hagard; mais il vient de me sembler qu'on me passait un fer rouge à travers l'estomac. Allons, allons, ce n'est rien.

Et Charles remit son cheval au galop. D'Alençon pâlit.

— Qu'y a-t-il donc encore de nouveau? demanda Henri à Marguerite.

— Je n'en sais rien, répondit celle-ci; mais avez-vous vu? mon frère était pourpre.

— Ce n'est pas cependant son habitude, dit Henri. Les courtisans s'entre-regardèrent étonnés et suivirent le roi. On arriva à l'endroit où les deux oiseaux s'étaient abattus. Le faucon rongeait déjà la cervelle du héron. En arrivant, Charles sauta à bas de son cheval pour voir le combat de plus près. Mais en touchant la terre il fut obligé de se tenir à la selle, la terre tournait sous lui. Il éprouva une violente envie de dormir.

— Mon frère! mon frère! s'écria Marguerite, qu'avez-vous?

— J'ai, dit Charles, j'ai ce que dut avoir Porcie quand elle eut avalé ses charbons ardents; j'ai que je brûle, et qu'il me semble que mon haleine est de flamme.

En même temps Charles poussa son souffle au-dehors, et parut étonné de ne pas voir sortir du feu de ses lèvres. Cependant, on avait repris et rechaperonné le faucon, et tout le monde s'était rassemblé autour de Charles.

— Eh bien, eh bien, que veut dire cela? Corps du Christ! ce n'est rien, ou si c'est quelque chose, c'est le soleil qui me casse la tête et me crève les yeux. Allons, allons, en chasse, messieurs! Voici toute une compagnie de halbrans. Lâchez tout, lâchez tout. Corboeuf! nous allons nous amuser!

On déchaperonna en effet et on lâcha à l'instant même cinq ou six faucons, qui s'élancèrent dans la direction du gibier, tandis que toute la chasse, le roi en tête, regagnait les bords de la rivière.

— Eh bien, que dites-vous, madame? demanda Henri à Marguerite.

— Que le moment est bon, dit Marguerite, et que si le roi ne se retourne pas, nous pouvons d'ici gagner la forêt facilement.

Henri appela le valet de vénerie qui portait le héron; et tandis que l'avalanche bruyante et dorée roulait le long du talus qui fait aujourd'hui la terrasse, il resta seul en arrière comme s'il examinait le cadavre du vaincu.

XX
Le pavillon de François Ier

C'était une belle chose que la chasse à l'oiseau faite par des rois, quand les rois étaient presque des demi-dieux et que la chasse était non seulement un loisir, mais un art.

Néanmoins nous devons quitter ce spectacle royal pour pénétrer dans un endroit de la forêt où tous les acteurs de la scène que nous venons de raconter vont nous rejoindre bientôt.

À droite de l'allée de Violettes, longue arcade de feuillage, retraite moussue où, parmi les lavandes et les bruyères, un lièvre inquiet dresse de temps en temps les oreilles, tandis que le daim errant lève sa tête chargée de bois, ouvre les naseaux et écoute, est une clairière assez éloignée pour que de la route on ne la voie pas; mais pas assez pour que de cette clairière on ne voie pas la route.

Au milieu de cette clairière, deux hommes couchés sur l'herbe, ayant sous eux un manteau de voyage, à leur côté une longue épée, et auprès d'eux chacun un mousqueton à gueule évasée, qu'on appelait alors un poitrinal, ressemblaient de loin, par l'élégance de leur costume, à ces joyeux deviseurs du Décaméron; de près, par la menace de leurs armes, à ces bandits de bois que cent ans plus tard Salvator Rosa peignit d'après nature dans ses paysages.

L'un d'eux était appuyé sur un genou et sur une main, et écoutait comme un de ces lièvres ou de ces daims dont nous avons parlé tout à l'heure.

— Il me semble, dit celui-ci, que la chasse s'était singulièrement rapprochée de nous tout à l'heure. J'ai entendu jusqu'aux cris des veneurs encourageant le faucon.

— Et maintenant, dit l'autre, qui paraissait attendre les événements avec beaucoup plus de philosophie que son camarade, maintenant, je n'entends plus rien: il faut qu'ils se soient éloignés… Je t'avais bien dit que c'était un mauvais endroit pour l'observation. On n'est pas vu, c'est vrai, mais on ne voit pas.

— Que diable! mon cher Annibal, dit le premier des interlocuteurs, il fallait bien mettre quelque part nos deux chevaux à nous, puis nos deux chevaux de main, puis ces deux mules si chargées que je ne sais pas comment elles feront pour nous suivre. Or, je ne connais que ces vieux hêtres et ces chênes séculaires qui puissent se charger convenablement de cette difficile besogne. J'oserais donc dire que, loin de blâmer comme toi M. de Mouy, je reconnais, dans tous les préparatifs de cette entreprise qu'il a dirigée, le sens profond d'un véritable conspirateur.

— Bon! dit le second gentilhomme dans lequel notre lecteur a déjà bien certainement reconnu Coconnas, bon! voilà le mot lâché, je l'attendais. Je t'y prends. Nous conspirons donc.

— Nous ne conspirons pas, nous servons le roi et la reine.

— Qui conspirent, ce qui revient exactement au même pour nous.

— Coconnas, je te l'ai dit, reprit La Mole, je ne te force pas le moins du monde à me suivre dans cette aventure qu'un sentiment particulier que tu ne partages pas, que tu ne peux partager, me fait seul entreprendre.

— Eh! mordi! qui est-ce donc qui dit que tu me forces? D'abord, je ne sache pas un homme qui pourrait forcer Coconnas à faire ce qu'il ne veut pas faire; mais crois-tu que je te laisserai aller sans te suivre, surtout quand je vois que tu vas au diable?

— Annibal! Annibal! dit La Mole, je crois que j'aperçois là-bas sa blanche haquenée. Oh! c'est étrange comme, rien que de penser qu'elle vient, mon coeur bat.

— Eh bien, c'est drôle, dit Coconnas en bâillant, le coeur ne me bat pas du tout, à moi.

— Ce n'était pas elle, dit La Mole. Qu'est-il donc arrivé? c'était pour midi, ce me semble.

— Il est arrivé qu'il n'est point midi, dit Coconnas, voilà tout, et que nous avons encore le temps de faire un somme, à ce qu'il paraît.

Et sur cette conviction, Coconnas s'étendit sur son manteau en homme qui va joindre le précepte aux paroles; mais comme son oreille touchait la terre, il demeura le doigt levé et faisant signe à La Mole de se taire.

— Qu'y a-t-il donc? demanda celui-ci.

— Silence! cette fois j'entends quelque chose et je ne me trompe pas.

— C'est singulier, j'ai beau écouter, je n'entends rien, moi.

— Tu n'entends rien?

— Non.

— Eh bien, dit Coconnas en se soulevant et en posant la main sur le bras de La Mole, regarde ce daim.

— Où?

— Là-bas. Et Coconnas montra du doigt l'animal à La Mole.

— Eh bien?

— Eh bien, tu vas voir. La Mole regarda l'animal. La tête inclinée comme s'il s'apprêtait à brouter, il écoutait immobile. Bientôt il releva son front chargé de bois superbes, et tendit l'oreille du côté d'où sans doute venait le bruit; puis tout à coup, sans cause apparente, il partit rapide comme l'éclair.

— Oh! oh! dit La Mole, je crois que tu as raison, car voilà le daim qui s'enfuit.

— Donc, puisqu'il s'enfuit, dit Coconnas, c'est qu'il entend ce que tu n'entends pas.

En effet, un bruit sourd et à peine perceptible frémissait vaguement dans l'herbe; pour des oreilles moins exercées, c'eût été le vent; pour des cavaliers, c'était un galop lointain de chevaux.

La Mole fut sur pied en un moment.

— Les voici, dit-il, alerte! Coconnas se leva, mais plus tranquillement; la vivacité du Piémontais semblait être passée dans le coeur de La Mole, tandis qu'au contraire l'insouciance de celui-ci semblait à son tour s'être emparée de son ami. C'est que l'un, dans cette circonstance, agissait d'enthousiasme, et l'autre à contrecoeur.

Bientôt un bruit égal et cadencé frappa l'oreille des deux amis: le hennissement d'un cheval fit dresser l'oreille aux chevaux qu'ils tenaient prêts à dix pas d'eux, et dans l'allée passa, comme une ombre blanche, une femme qui, se tournant de leur côté, fit un signe étrange et disparut.

— La reine! s'écrièrent-ils ensemble.

— Qu'est-ce que cela signifie? dit Coconnas.

— Elle a fait ainsi, dit La Mole, ce qui signifie: Tout à l'heure…

— Elle a fait ainsi, dit Coconnas, ce qui signifie: Partez…

— Ce signe répond à: Attendez-moi.

— Ce signe répond à: Sauvez-vous.

— Eh bien, dit La Mole, agissons chacun selon notre conviction.
Pars, je resterai. Coconnas haussa les épaules et se recoucha.

Au même instant, en sens inverse du chemin qu'avait suivi la reine, mais par la même allée, passa, bride abattue, une troupe de cavaliers que les deux amis reconnurent pour des protestants ardents, presque furieux. Leurs chevaux bondissaient comme ces sauterelles dont parle Job: ils parurent et disparurent.

— Peste! cela devient grave, dit Coconnas en se relevant. Allons au pavillon de François Ier.

— Au contraire, n'y allons pas! dit La Mole. Si nous sommes découverts, c'est sur ce pavillon que se portera d'abord l'attention du roi! puisque c'était là le rendez-vous général.

— Cette fois, tu peux bien avoir raison, grommela Coconnas.

Coconnas n'avait pas prononcé ces paroles, qu'un cavalier passa comme l'éclair au milieu des arbres, et, franchissant fossés, buissons, barrières, arriva près des deux gentilshommes.

Il tenait un pistolet de chaque main et guidait des genoux seulement son cheval dans cette course furieuse.

— M. de Mouy! s'écria Coconnas inquiet et devenu plus alerte maintenant que La Mole; M. de Mouy fuyant! On se sauve donc?

— Eh! vite! cria le huguenot, détalez, tout est perdu! J'ai fait un détour pour vous le dire. En route!

Et comme il n'avait pas cessé de courir en prononçant ces paroles, il était déjà loin quand elles furent achevées, et par conséquent lorsque La Mole et Coconnas en saisirent complètement le sens.

— Et la reine? cria La Mole. Mais la voix du jeune homme se perdit dans l'espace; de Mouy était déjà à une trop grande distance pour l'entendre, et surtout pour lui répondre. Coconnas eut bientôt pris son parti. Tandis que La Mole restait immobile et suivait des yeux de Mouy qui disparaissait entre les branches qui s'ouvraient devant lui et se refermaient sur lui, il courut aux chevaux, les amena, sauta sur le sien, jeta la bride de l'autre aux mains de La Mole, et s'apprêta à piquer.

— Allons, allons! dit-il, je répéterai ce qu'a dit de Mouy: En route! Et de Mouy est un monsieur qui parle bien. En route, en route, La Mole!

— Un instant, dit La Mole; nous sommes venus ici pour quelque chose.

— À moins que ce ne soit pour nous faire pendre, répondit Coconnas, je te conseille de ne pas perdre de temps. Je devine, tu vas faire de la rhétorique, paraphraser le mot fuir, parler d'Horace qui jeta son bouclier et d'Épaminondas qu'on rapporta sur le sien; mais, je dirai un seul mot: Où fuit M. de Mouy de Saint- Phale, tout le monde peut fuir.

— M. de Mouy de Saint-Phale, dit La Mole, n'est pas chargé d'enlever la reine Marguerite, M. de Mouy de Saint-Phale n'aime pas la reine Marguerite.

— Mordi! et il fait bien, si cet amour devait lui faire faire des sottises pareilles à celle que je te vois méditer. Que cinq cent mille diables d'enfer enlèvent l'amour qui peut coûter la tête à deux braves gentilshommes! Corne de boeuf! comme dit le roi Charles, nous conspirons, mon cher; et quand on conspire mal, il faut se bien sauver. En selle, en selle, La Mole!

— Sauve-toi, mon cher, je ne t'en empêche pas, et même je t'y invite. Ta vie est plus précieuse que la mienne. Défends donc ta vie.

— Il faut me dire: Coconnas, faisons-nous pendre ensemble, et non me dire: Coconnas, sauve-toi tout seul.

— Bah! mon ami, répondit La Mole, la corde est faite pour les manants, et non pour des gentilshommes comme nous.

— Je commence à croire, dit Coconnas avec un soupir, que la précaution que j'ai prise n'est pas mauvaise.

— Laquelle?

— De me faire un ami du bourreau.

— Tu es sinistre, mon cher Coconnas.

— Mais enfin que faisons-nous? s'écria celui-ci impatienté.

— Nous allons retrouver la reine.

— Où cela?

— Je n'en sais rien… Retrouver le roi!

— Où cela?

— Je n'en sais rien… mais nous le retrouverons, et nous ferons à nous deux ce que cinquante personnes n'ont pu ou n'ont osé faire.

— Tu me prends par l'amour-propre, Hyacinthe; c'est mauvais signe.

— Eh bien, voyons, à cheval et partons.

— C'est bien heureux! La Mole se retourna pour prendre le pommeau de la selle; mais au moment où il mettait le pied à l'étrier, une voix impérieuse se fit entendre.

— Halte-là! rendez-vous, dit la voix. En même temps une figure d'homme parut derrière un chêne, puis une autre, puis trente: c'étaient les chevau-légers, qui, devenus fantassins, s'étaient glissés à plat ventre dans les bruyères et fouillaient dans le bois.

— Qu'est-ce que je t'ai dit? murmura Coconnas. Une espèce de rugissement sourd fut la réponse de La Mole.

Les chevau-légers étaient encore à trente pas des deux amis.

— Voyons! continua le Piémontais parlant tout haut au lieutenant des chevau-légers et tout bas à La Mole; messieurs, qu'y a-t-il?

Le lieutenant ordonna de coucher en joue les deux amis. Coconnas continua tout bas:

— En selle! La Mole, il en est temps encore: saute à cheval, comme je t'ai vu cent fois, et partons. Puis se retournant vers les chevau-légers:

— Eh! que diable, messieurs, ne tirez pas, vous pourriez tuer des amis. Puis à La Mole:

— À travers les arbres, on tire mal; ils tireront et nous manqueront.

— Impossible, dit La Mole; nous ne pouvons emmener avec nous le cheval de Marguerite et les deux mules, ce cheval et ces deux mules la compromettraient, tandis que par mes réponses j'éloignerai tout soupçon. Pars! mon ami, pars!

— Messieurs, dit Coconnas en tirant son épée et en l'élevant en l'air, messieurs, nous sommes tout rendus. Les chevau-légers relevèrent leurs mousquetons.

— Mais d'abord, pourquoi faut-il que nous nous rendions?

— Vous le demanderez au roi de Navarre.

— Quel crime avons-nous commis?

— M. d'Alençon vous le dira. Coconnas et La Mole se regardèrent: le nom de leur ennemi en un pareil moment était peu fait pour les rassurer.

Cependant ni l'un ni l'autre ne fit résistance. Coconnas fut invité à descendre de cheval, manoeuvre qu'il exécuta sans observation. Puis tous deux furent placés au centre des chevau- légers, et l'on prit la route du pavillon de François Ier.

— Tu voulais voir le pavillon de François Ier? dit Coconnas à La Mole, en apercevant, à travers les arbres, les murs d'une charmante fabrique gothique; eh bien, il paraît que tu le verras.

La Mole ne répondit rien, et tendit seulement la main à Coconnas.

À côté de ce charmant pavillon, bâti du temps de Louis XII, et qu'on appelait le pavillon de François Ier, parce que celui-ci le choisissait toujours pour ses rendez-vous de chasse, était une espèce de hutte élevée pour les piqueurs, et qui disparaissait en quelque sorte sous les mousquets et sous les hallebardes et les épées reluisantes, comme une taupinière sous une moisson blanchissante.

C'était dans cette hutte qu'avaient été conduits les prisonniers.

Maintenant éclairons la situation fort nuageuse, pour les deux amis surtout, en racontant ce qui s'était passé.

Les gentilshommes protestants s'étaient réunis, comme la chose avait été convenue, dans le pavillon de François Ier, dont, on le sait, de Mouy s'était procuré la clef.

Maîtres de la forêt, à ce qu'ils croyaient du moins, ils avaient posé par-ci, par-là quelques sentinelles, que les chevau-légers, moyennant un changement d'écharpes blanches en écharpes rouges, précaution due au zèle ingénieux de M. de Nancey, avaient enlevées sans coup férir par une surprise vigoureuse.

Les chevau-légers avaient continué leur battue, cernant le pavillon; mais de Mouy, qui, ainsi que nous l'avons dit, attendait le roi au bout de l'allée des Violettes, avait vu ces écharpes rouges marchant à pas de loup, et dès ce moment les écharpes rouges lui avaient paru suspectes. Il s'était donc jeté de côté pour n'être point vu, et avait remarqué que le vaste cercle se rétrécissait de manière à battre la forêt et à envelopper le lieu du rendez-vous.

Puis en même temps, au fond de l'allée principale, il avait vu poindre les aigrettes blanches et briller les arquebuses de la garde du roi.

Enfin il avait reconnu le roi lui-même, tandis que du côté opposé il avait aperçu le roi de Navarre.

Alors il avait coupé l'air en croix avec son chapeau, ce qui était le signal convenu pour dire que tout était perdu.

À ce signal le roi avait rebroussé chemin et avait disparu.

Aussitôt de Mouy, enfonçant les deux larges molettes de ses éperons dans le ventre de son cheval, avait pris la fuite, et tout en fuyant avait jeté les paroles d'avertissement que nous avons dites, à La Mole et à Coconnas.

Or, le roi, qui s'était aperçu de la disparition de Henri et de Marguerite, arrivait escorté de M. d'Alençon, pour les voir sortir tous deux de la hutte où il avait dit de renfermer tout ce qui se trouverait non seulement dans le pavillon, mais encore dans la forêt.

D'Alençon, plein de confiance, galopait près du roi, dont les douleurs aiguës augmentaient la mauvaise humeur. Deux ou trois fois il avait failli s'évanouir, et une fois il avait vomi jusqu'au sang.

— Allons! allons! dit le roi en arrivant, dépêchons-nous, j'ai hâte de rentrer au Louvre: tirez-moi tous ces parpaillots du terrier, c'est aujourd'hui saint Blaise, cousin de saint Barthélemy.

À ces paroles du roi, toute cette fourmilière de piques et d'arquebuses se mit en mouvement, et l'on força les huguenots, arrêtés soit dans la forêt, soit dans le pavillon, à sortir l'un après l'autre de la cabane.

Mais de roi de Navarre, de Marguerite et de De Mouy, point.

— Eh bien, dit le roi, où est Henri, où est Margot? Vous me les avez promis, d'Alençon, et corboeuf! il faut qu'on me les trouve.

— Le roi et la reine de Navarre, dit M. de Nancey, nous ne les avons pas même aperçus, Sire.

— Mais les voilà, dit madame de Nevers. En effet, à ce moment même, à l'extrémité d'une allée qui donnait sur la rivière, parurent Henri et Margot, tous deux calmes comme s'il ne se fût agi de rien; tous deux le faucon au poing et amoureusement serrés avec tant d'art que leurs chevaux tout en galopant, non moins unis qu'eux, semblaient se caresser l'un l'autre des naseaux. Ce fut alors que d'Alençon furieux fit fouiller les environs, et que l'on trouva La Mole et Coconnas sous leur berceau de lierre. Eux aussi firent leur entrée dans le cercle que formaient les gardes avec un fraternel enlacement. Seulement, comme ils n'étaient point rois, ils n'avaient pu se donner si bonne contenance que Henri et Marguerite: La Mole était trop pâle, Coconnas était trop rouge.

XXI
Les investigations

Le spectacle qui frappa les deux jeunes gens en entrant dans le cercle fut de ceux qu'on n'oublie jamais, ne les eût-on vus qu'une seule fois en un seul instant.

Charles IX avait, comme nous l'avons dit, regardé défiler tous les gentilshommes enfermés dans la hutte des piqueurs et extraits l'un après l'autre par ses gardes.

Lui et d'Alençon suivaient chaque mouvement d'un oeil avide, s'attendant à voir sortir le roi de Navarre à son tour.

Leur attente avait été trompée.

Mais ce n'était point assez, il fallait savoir ce qu'ils étaient devenus.

Aussi, quand au bout de l'allée on vit apparaître les deux jeunes époux, d'Alençon pâlit, Charles sentit son coeur se dilater; car instinctivement il désirait que tout ce que son frère l'avait forcé de faire retombât sur lui.

— Il échappera encore, murmura François en pâlissant. En ce moment le roi fut saisi de douleurs d'entrailles si violentes qu'il lâcha la bride, saisit ses flancs des deux mains, et poussa des cris comme un homme en délire. Henri s'approcha avec empressement; mais pendant le temps qu'il avait mis à parcourir les deux cents pas qui le séparaient de son frère, Charles était déjà remis.

— D'où venez-vous, monsieur? dit le roi avec une dureté de voix qui émut Marguerite.

— Mais… de la chasse, mon frère, reprit-elle.

— La chasse était au bord de la rivière et non dans la forêt.

— Mon faucon s'est emporté sur un faisan, Sire, au moment où nous étions restés en arrière pour voir le héron.

— Et où est le faisan?

— Le voici; un beau coq, n'est-ce pas?

Et Henri, de son air le plus innocent, présenta à Charles son oiseau de pourpre, d'azur et d'or.

— Ah! ah! dit Charles; et ce faisan pris, pourquoi ne m'avez-vous pas rejoint?

— Parce qu'il avait dirigé son vol vers le parc, Sire; de sorte que, lorsque nous sommes descendus sur le bord de la rivière, nous vous avons vu une demi-lieue en avant de nous, remontant déjà vers la forêt: alors nous nous sommes mis à galoper sur vos traces, car étant de la chasse de Votre Majesté nous n'avons pas voulu la perdre.

— Et tous ces gentilshommes, reprit Charles, étaient-ils invités aussi?

— Quels gentilshommes, répondit Henri en jetant un regard circulaire et interrogatif autour de lui.

— Eh! vos huguenots, pardieu! dit Charles; dans tous les cas, si quelqu'un les a invités ce n'est pas moi.

— Non, Sire, répondit Henri, mais c'est peut-être M. d'Alençon.

— M. d'Alençon! comment cela?

— Moi? fit le duc.

— Eh! oui, mon frère, reprit Henri, n'avez-vous pas annoncé hier que vous étiez roi de Navarre? Eh bien, les huguenots qui vous ont demandé pour roi viennent vous remercier, vous, d'avoir accepté la couronne, et le roi de l'avoir donnée. N'est-ce pas, messieurs?

— Oui! oui! crièrent vingt voix; vive le duc d'Alençon! vive le roi Charles!

— Je ne suis pas le roi des huguenots, dit François pâlissant de colère. Puis, jetant à la dérobée un regard sur Charles: Et j'espère bien, ajouta-t-il, ne l'être jamais.

— N'importe! dit Charles, vous saurez, Henri, que je trouve tout cela étrange.

— Sire, dit le roi de Navarre avec fermeté, on dirait, Dieu me pardonne, que je subis un interrogatoire?

— Et si je vous disais que je vous interroge, que répondriez- vous?

— Que je suis roi comme vous, Sire, dit fièrement Henri, car ce n'est pas la couronne, mais la naissance qui fait la royauté, et que je répondrais à mon frère et à mon ami, mais jamais à mon juge.

— Je voudrais bien savoir, cependant, murmura Charles, à quoi m'en tenir une fois dans ma vie.

— Qu'on amène M. de Mouy, dit d'Alençon, vous le saurez.
M. de Mouy doit être pris.

— M. de Mouy est-il parmi les prisonniers? demanda le roi. Henri eut un mouvement d'inquiétude, et échangea un regard avec Marguerite; mais ce moment fut de courte durée. Aucune voix ne répondit.

— M. de Mouy n'est point parmi les prisonniers, dit M. de Nancey; quelques-uns de nos hommes croient l'avoir vu, mais aucun n'en est sûr.

D'Alençon murmura un blasphème.

— Eh! dit Marguerite en montrant La Mole et Coconnas, qui avaient entendu tout le dialogue, et sur l'intelligence desquels elle croyait pouvoir compter, Sire, voici deux gentilshommes de M. d'Alençon, interrogez-les, ils répondront.

Le duc sentit le coup.

— Je les ai fait arrêter justement pour prouver qu'ils ne sont point à moi, dit le duc.

Le roi regarda les deux amis et tressaillit en revoyant La Mole.

— Oh! oh! encore ce Provençal, dit-il. Coconnas salua gracieusement.

— Que faisiez-vous quand on vous a arrêtés? dit le roi.

— Sire, nous devisions de faits de guerre et d'amour.

— À cheval! armés jusqu'aux dents! prêts à fuir!

— Non pas, Sire, dit Coconnas, et Votre Majesté est mal renseignée. Nous étions couchés sous l'ombre d'un hêtre:

Sub tegmine fagi. — Ah! vous étiez couchés sous l'ombre d'un hêtre?

— Et nous eussions même pu fuir, si nous avions cru avoir en quelque façon encouru la colère de Votre Majesté. Voyons, messieurs, sur votre parole de soldats, dit Coconnas en se retournant vers les chevau-légers, croyez-vous que si nous l'eussions voulu nous pouvions nous échapper?

— Le fait est, dit le lieutenant, que ces messieurs n'ont pas fait un mouvement pour fuir.

— Parce que leurs chevaux étaient loin, dit le duc d'Alençon.

— J'en demande humblement pardon à Monseigneur, dit Coconnas, mais j'avais le mien entre les jambes, et mon ami le comte Lérac de la Mole tenait le sien par la bride.

— Est-ce vrai, messieurs? dit le roi.

— C'est vrai, Sire, répondit le lieutenant; M. de Coconnas en nous apercevant est même descendu du sien.

Coconnas grimaça un sourire qui signifiait: Vous voyez bien, Sire!

— Mais ces chevaux de main, mais ces mules, mais ces coffres dont elles son chargées? demanda François.

— Eh bien, dit Coconnas, est-ce que nous sommes des valets d'écurie? faites chercher le palefrenier qui les gardait.

— Il n'y est pas, dit le duc furieux.

— Alors, c'est qu'il aura pris peur et se sera sauvé, reprit Coconnas; on ne peut pas demander à un manant d'avoir le calme d'un gentilhomme.

— Toujours le même système, dit d'Alençon en grinçant des dents. Heureusement, Sire, je vous ai prévenu que ces messieurs depuis quelques jours n'étaient plus à mon service.

— Moi! dit Coconnas, j'aurais le malheur de ne plus appartenir à
Votre Altesse?…

— Eh! morbleu! monsieur, vous le savez mieux que personne, puisque vous m'avez donné votre démission dans une lettre assez impertinente que j'ai conservée, Dieu merci, et que par bonheur j'ai sur moi.

— Oh! dit Coconnas, j'espérais que Votre Altesse m'avait pardonné
une lettre écrite dans un premier mouvement de mauvaise humeur.
J'avais appris que Votre Altesse avait voulu, dans un corridor du
Louvre, étrangler mon ami La Mole.

— Eh bien, interrompit le roi, que dit-il donc?

— J'avais cru que Votre Altesse était seule, continua ingénument
La Mole. Mais depuis que j'ai su que trois autres personnes…

— Silence! dit Charles, nous sommes suffisamment renseignés.
Henri, dit il au roi de Navarre, votre parole de ne pas fuir?

— Je la donne à Votre Majesté, Sire.

— Retournez à Paris avec M. de Nancey et prenez les arrêts dans votre chambre. Vous, messieurs, continua-t-il en s'adressant aux deux gentilshommes, rendez vos épées.

La Mole regarda Marguerite. Elle sourit. Aussitôt La Mole remit son épée au capitaine qui était le plus proche de lui. Coconnas en fit autant.

— Et M. de Mouy, l'a-t-on retrouvé? demanda le roi.

— Non, Sire, dit M. de Nancey; ou il n'était pas dans la forêt, ou il s'est sauvé.

— Tant pis, dit le roi. Retournons. J'ai froid, je suis ébloui.

— Sire, c'est la colère sans doute, dit François.

— Oui, peut-être. Mes yeux vacillent. Où sont donc les prisonniers? Je n'y vois plus. Est-ce donc déjà la nuit! oh! miséricorde! je brûle! … À moi! à moi!

Et le malheureux roi lâchant la bride de son cheval, étendant les bras, tomba en arrière, soutenu par les courtisans épouvantés de cette seconde attaque.

François, à l'écart, essuyait la sueur de son front, car lui seul connaissait la cause du mal qui torturait son frère.

De l'autre côté, le roi de Navarre, déjà sous la garde de M. de Nancey, considérait toute cette scène avec un étonnement croissant.

— Eh! eh! murmura-t-il avec cette prodigieuse intuition qui par moments faisait de lui un homme illuminé pour ainsi dire, si j'allais me trouver heureux d'avoir été arrêté dans ma fuite?

Il regarda Margot, dont les grands yeux, dilatés par la surprise, se reportaient de lui au roi et du roi à lui.

Cette fois le roi était sans connaissance. On fit approcher une civière sur laquelle on l'étendit. On le recouvrit d'un manteau, qu'un des cavaliers détacha de ses épaules, et le cortège reprit tranquillement la route de Paris, d'où l'on avait vu partir le matin des conspirateurs allègres et un roi joyeux, et où l'on voyait rentrer un roi moribond entouré de rebelles prisonniers.

Marguerite, qui dans tout cela n'avait perdu ni sa liberté de corps ni sa liberté d'esprit, fit un dernier signe d'intelligence à son mari, puis elle passa si près de La Mole que celui-ci put recueillir ces deux mots grecs qu'elle laissa tomber:

— _Mê déidé. _C'est-à-dire:

— Ne crains rien.

— Que t'a-t-elle dit? demanda Coconnas.

— Elle m'a dit de ne rien craindre, répondit La Mole.

— Tant pis, murmura le Piémontais, tant pis, cela veut dire qu'il ne fait pas bon ici pour tous. Toutes les fois que ce mot là m'a été adressé en manière d'encouragement, j'ai reçu à l'instant même soit une balle quelque part, soit un coup d'épée dans le corps, soit un pot de fleurs sur la tête. Ne crains rien, soit en hébreu, soit en grec, soit en latin, soit en français, a toujours signifié pour moi: Gare là-dessous! _— _En route, messieurs! dit le lieutenant des chevau-légers.

— Eh! sans indiscrétion, monsieur, demanda Coconnas, où nous mène-t on?

— À Vincennes, je crois, dit le lieutenant.

— J'aimerais mieux aller ailleurs, dit Coconnas; mais enfin on ne va pas toujours où l'on veut.

Pendant la route le roi était revenu de son évanouissement et avait repris quelque force. À Nanterre il avait même voulu monter à cheval, mais on l'en avait empêché.

— Faites prévenir maître Ambroise Paré, dit Charles en arrivant au Louvre.

Il descendit de sa litière, monta l'escalier appuyé au bras de Tavannes, et il gagna son appartement, où il défendit que personne le suivît.

Tout le monde remarqua qu'il semblait fort grave; pendant toute la route il avait profondément réfléchi, n'adressant la parole à personne, et ne s'occupant plus ni de la conspiration ni des conspirateurs. Il était évident que ce qui le préoccupait c'était sa maladie.

Maladie si subite, si étrange, si aiguë, et dont quelques symptômes étaient les mêmes que les symptômes qu'on avait remarqués chez son frère François II quelque temps avant sa mort.

Aussi la défense faite à qui que ce fût, excepté maître Paré, d'entrer chez le roi, n'étonna-t-elle personne. La misanthropie, on le savait, était le fond du caractère du prince.

Charles entra dans sa chambre à coucher, s'assit sur une espèce de chaise longue, appuya sa tête sur des coussins, et, réfléchissant que maître Ambroise Paré pourrait n'être pas chez lui et tarder à venir, il voulut utiliser le temps de l'attente.

En conséquence, il frappa dans ses mains; un garde parut.

— Prévenez le roi de Navarre que je veux lui parler, dit Charles.
Le garde s'inclina et obéit.

Charles renversa sa tête en arrière, une lourdeur effroyable de cerveau lui laissait à peine la faculté de lier ses idées les unes aux autres, une espèce de nuage sanglant flottait devant ses yeux; sa bouche était aride, et il avait déjà, sans étancher sa soif, vidé toute une carafe d'eau.

Au milieu de cette somnolence, la porte se rouvrit et Henri parut; M. de Nancey le suivait par-derrière, mais il s'arrêta dans l'antichambre.

Le roi de Navarre attendit que la porte fût refermée derrière lui.
Alors il s'avança.

— Sire, dit-il, vous m'avez fait demander, me voici.

Le roi tressaillit à cette voix, et fit le mouvement machinal d'étendre la main.

— Sire, dit Henri en laissant ses deux mains pendre à ses côtés, Votre Majesté oublie que je ne suis plus son frère, mais son prisonnier.

— Ah! ah! c'est vrai, dit Charles; merci de me l'avoir rappelé. Il y a plus, il me souvient que vous m'avez promis, lorsque nous serions en tête-à-tête, de me répondre franchement.

— Je suis prêt à tenir cette promesse. Interrogez, Sire.

Le roi versa de l'eau froide dans sa main, et posa sa main sur son front.

— Qu'y a-t-il de vrai dans l'accusation du duc d'Alençon? Voyons, répondez, Henri.

— La moitié seulement: c'était M. d'Alençon qui devait fuir, et moi qui devais l'accompagner.

— Et pourquoi deviez-vous l'accompagner? demanda Charles; êtes- vous donc mécontent de moi, Henri?

— Non, Sire, au contraire; je n'ai qu'à me louer de Votre Majesté; et Dieu qui lit dans les coeurs, voit dans le mien quelle profonde affection je porte à mon frère et à mon roi.

— Il me semble, dit Charles, qu'il n'est point dans la nature de fuir les gens que l'on aime et qui nous aiment!

— Aussi, dit Henri, je ne fuyais pas ceux qui m'aiment, je fuyais ceux qui me détestent. Votre Majesté me permet-elle de lui parler à coeur ouvert?

— Parlez, monsieur.

— Ceux qui me détestent ici, Sire, c'est M. d'Alençon et la reine mère.

— M. d'Alençon, je ne dis pas, reprit Charles, mais la reine mère vous comble d'attentions.

— C'est justement pour cela que je me défie d'elle, Sire. Et bien m'en a pris de m'en défier!

— D'elle?

— D'elle ou de ceux qui l'entourent. Vous savez que le malheur des rois, Sire, n'est pas toujours d'être trop mal, mais trop bien servis.

— Expliquez-vous: c'est un engagement pris de votre part de tout me dire.

— Et Votre Majesté voit que je l'accomplis.

— Continuez.

— Votre Majesté m'aime, m'a-t-elle dit?

— C'est-à-dire que je vous aimais avant votre trahison, Henriot.

— Supposez que vous m'aimez toujours, Sire.

— Soit!

— Si vous m'aimez, vous devez désirer que je vive, n'est-ce pas?

— J'aurais été désespéré qu'il t'arrivât malheur.

— Eh bien, Sire, deux fois Votre Majesté a bien manqué de tomber dans le désespoir.

— Comment cela?

— Oui, car deux fois la Providence seule m'a sauvé la vie. Il est vrai que la seconde fois la Providence avait pris les traits de Votre Majesté.

— Et la première fois, quelle marque avait-elle prise?

— Celle d'un homme qui serait bien étonné de se voir confondu avec elle, de René. Oui, vous, Sire, vous m'avez sauvé du fer.

Charles fronça le sourcil, car il se rappelait la nuit où il avait emmené Henriot rue des Barres.

— Et René? dit-il.

— René m'a sauvé du poison.

— Peste! tu as de la chance. Henriot, dit le roi en essayant un sourire dont une vive douleur fit une contraction nerveuse. Ce n'est pas là son état.

— Deux miracles m'ont donc sauvé, Sire. Un miracle de repentir de la part du Florentin, un miracle de bonté de votre part. Eh bien, je l'avoue à Votre Majesté, j'ai peur que le ciel ne se lasse de faire des miracles, et j'ai voulu fuir en raison de cet axiome: Aide-toi, le ciel t'aidera.

— Pourquoi ne m'as-tu pas dit cela plus tôt, Henri?

— En vous disant ces mêmes paroles hier, j'étais un dénonciateur.

— Et en me les disant aujourd'hui?

— Aujourd'hui, c'est autre chose; je suis accusé et je me défends.

— Es-tu sûr de cette première tentative, Henriot?

— Aussi sûr que de la seconde.

— Et l'on a tenté de t'empoisonner?

— On l'a tenté.

— Avec quoi?

— Avec de l'opiat.

— Et comment empoisonne-t-on avec de l'opiat?

— Dame! Sire, demandez à René; on empoisonne bien avec des gants…

Charles fronça le sourcil; puis peu à peu sa figure se dérida.

— Oui, oui, dit-il, comme s'il se parlait à lui-même; c'est dans la nature des êtres créés de fuir la mort. Pourquoi donc l'intelligence ne ferait-elle pas ce que fait l'instinct?

— Eh bien, Sire, demanda Henri, Votre Majesté est-elle contente de ma franchise, et croit-elle que je lui aie tout dit?

— Oui, Henriot, oui, et tu es un brave garçon. Et tu crois alors que ceux qui t'en voulaient ne se sont point lassés, que de nouvelles tentatives auraient été faites.

— Sire, tous les soirs, je m'étonne de me trouver encore vivant.

— C'est parce qu'on sait que je t'aime, vois-tu, Henriot, qu'ils veulent te tuer. Mais, sois tranquille; ils seront punis de leur mauvais vouloir. En attendant, tu es libre.

— Libre de quitter Paris, Sire? demanda Henri.

— Non pas; tu sais bien qu'il m'est impossible de me passer de toi. Eh! mille noms d'un diable, il faut bien que j'aie quelqu'un qui m'aime.

— Alors, Sire, si Votre Majesté me garde près d'elle, qu'elle veuille bien m'accorder une grâce…

— Laquelle?

— C'est de ne point me garder à titre d'ami, mais à titre de prisonnier.

— Comment, de prisonnier?

— Eh! oui. Votre Majesté ne voit-elle pas que c'est son amitié qui me perd?

— Et tu aimes mieux ma haine?

— Une haine apparente, Sire. Cette haine me sauvera: tant qu'on me croira en disgrâce, on aura moins hâte de me voir mort.

— Henriot, dit Charles, je ne sais pas ce que tu désires, je ne sais pas quel est ton but; mais si tes désirs ne s'accomplissent point, si tu manques le but que tu te proposes, je serai bien étonné.

— Je puis donc compter sur la sévérité du roi?

— Oui.

— Alors, je suis plus tranquille… Maintenant qu'ordonne Votre
Majesté?

— Rentre chez toi, Henriot. Moi, je suis souffrant, je vais voir mes chiens et me mettre au lit.

— Sire, dit Henri, Votre Majesté aurait dû faire venir un médecin; son indisposition d'aujourd'hui est peut-être plus grave qu'elle ne pense.

— J'ai fait prévenir maître Ambroise Paré, Henriot.

— Alors, je m'éloigne plus tranquille.

— Sur mon âme, dit le roi, je crois que de toute ma famille tu es le seul qui m'aime véritablement.

— Est-ce bien votre opinion, Sire?

— Foi de gentilhomme!

— Eh bien, recommandez-moi à M. de Nancey comme un homme à qui votre colère ne donne pas un mois à vivre: c'est le moyen que je vous aime longtemps.

— Monsieur de Nancey! cria Charles. Le capitaine des gardes entra.

— Je remets le plus grand coupable du royaume entre vos mains, continua le roi, vous m'en répondez sur votre tête.

Et Henri, la mine consternée, sortit derrière M. de Nancey.

XXII
Actéon

Charles, resté seul, s'étonna de n'avoir pas vu paraître l'un ou l'autre de ses deux fidèles; ses deux fidèles étaient sa nourrice Madeleine et son lévrier Actéon.

— La nourrice sera allée chanter ses psaumes chez quelque huguenot de sa connaissance, se dit-il, et Actéon me boude encore du coup de fouet que je lui ai donné ce matin.

En effet, Charles prit une bougie et passa chez la bonne femme. La
bonne femme n'était pas chez elle. Une porte de l'appartement de
Madeleine donnait, on se le rappelle, dans le cabinet des Armes.
Il s'approcha de cette porte.

Mais, dans le trajet, une de ces crises qu'il avait déjà éprouvées, et qui semblaient s'abattre sur lui tout à coup, le reprit. Le roi souffrait comme si l'on eût fouillé ses entrailles avec un fer rouge. Une soif inextinguible le dévorait; il vit une tasse de lait sur une table, l'avala d'un trait, et se sentit un peu calmé.

Alors il reprit la bougie qu'il avait posée sur un meuble, et entra dans le cabinet.

À son grand étonnement, Actéon ne vint pas au-devant de lui. L'avait-on enfermé? En ce cas, il sentirait que son maître est revenu de la chasse, et hurlerait.

Charles appela, siffla; rien ne parut.

Il fit quatre pas en avant; et, comme la lumière de la bougie parvenait jusqu'à l'angle du cabinet, il aperçut dans cet angle une masse inerte étendue sur le carreau.

— Holà! Actéon; holà! dit Charles. Et il siffla de nouveau. Le chien ne bougea point. Charles courut à lui et le toucha; le pauvre animal était raide et froid. De sa gueule, contractée par la douleur, quelques gouttes de fiel étaient tombées, mêlées à une bave écumeuse et sanglante. Le chien avait trouvé dans le cabinet une barrette de son maître, et il avait voulu mourir en appuyant sa tête sur cet objet qui lui représentait un ami.

À ce spectacle qui lui fit oublier ses propres douleurs et lui rendit toute son énergie, la colère bouillonna dans les veines de Charles, il voulut crier; mais enchaînés qu'ils sont dans leurs grandeurs, les rois ne sont pas libres de ce premier mouvement que tout homme fait tourner au profit de sa passion ou de sa défense. Charles réfléchit qu'il y avait là quelque trahison, et se tut.

Alors il s'agenouilla devant son chien et examina le cadavre d'un oeil expert. L'oeil était vitreux, la langue rouge et criblée de pustules. C'était une étrange maladie, et qui fit frissonner Charles.

Le roi remit ses gants, qu'il avait ôtés et passés à sa ceinture, souleva la lèvre livide du chien pour examiner les dents, et aperçut dans les interstices quelques fragments blanchâtres accrochés aux pointes des crocs aigus.

Il détacha ces fragments, et reconnut que c'était du papier.

Près de ce papier l'enflure était plus violente, les gencives étaient tuméfiées, et la peau était rongée comme par du vitriol.

Charles regarda attentivement autour de lui. Sur le tapis gisaient deux ou trois parcelles de papier semblable à celui qu'il avait déjà reconnu dans la bouche du chien. L'une de ces parcelles, plus large que les autres, offrait des traces d'un dessin sur bois.

Les cheveux de Charles se hérissèrent sur sa tête, il reconnut un fragment de cette image représentant un seigneur chassant au vol, et qu'Actéon avait arrachée de son livre de chasse.

— Ah! dit-il en pâlissant, le livre était empoisonné. Puis tout à coup rappelant ses souvenirs:

— Mille démons! s'écria-t-il, j'ai touché chaque page de mon doigt, et à chaque page j'ai porté mon doigt à ma bouche pour le mouiller. Ces évanouissements, ces douleurs, ces vomissements! … Je suis mort!

Charles demeura un instant immobile sous le poids de cette effroyable idée. Puis, se relevant avec un rugissement sourd, il s'élança vers la porte de son cabinet.

— Maître René! cria-t-il, maître René le Florentin! qu'on coure au pont Saint-Michel, et qu'on me l'amène; dans dix minutes il faut qu'il soit ici. Que l'un de vous monte à cheval et prenne un cheval de main pour être plus tôt de retour. Quant à maître Ambroise Paré, s'il vient, vous le ferez attendre.

Un garde partit tout courant pour obéir à l'ordre donné.

— Oh! murmura Charles, quand je devrais faire donner la torture à tout le monde, je saurai qui a donné ce livre à Henriot.

Et, la sueur au front, les mains crispées, la poitrine haletante,
Charles demeura les yeux fixés sur le cadavre de son chien.

Dix minutes après, le Florentin heurta timidement, et non sans inquiétude, à la porte du roi. Il est de certaines consciences pour lesquelles le ciel n'est jamais pur.

— Entrez! dit Charles.

Le parfumeur parut. Charles marcha à lui l'air impérieux et la lèvre crispée.

— Votre Majesté m'a fait demander, dit René tout tremblant.

— Vous êtes habile chimiste, n'est-ce pas?

— Sire…

— Et vous savez tout ce que savent les plus habiles médecins?

— Votre Majesté exagère.

— Non, ma mère me l'a dit. D'ailleurs, j'ai confiance en vous, et j'ai mieux aimé vous consulter, vous, que tout autre. Tenez, continua-t-il en démasquant le cadavre du chien, regardez, je vous prie, ce que cet animal a entre les dents, et dites-moi de quoi il est mort.

Pendant que René, la bougie à la main, se baissait jusqu'à terre, autant pour dissimuler son émotion que pour obéir au roi, Charles, debout, les yeux fixés sur cet homme, attendait avec une impatience facile à comprendre la parole qui devait être sa sentence de mort ou son gage de salut.

René tira une espèce de scalpel de sa poche, l'ouvrit, et, du bout de la pointe, détacha de la gueule du lévrier les parcelles de papier adhérentes à ses gencives, et regarda longtemps et avec attention le fiel et le sang que distillait chaque plaie.

— Sire, dit-il en tremblant, voilà de bien tristes symptômes.

Charles sentit un frisson glacé courir dans ses veines et pénétrer jusqu'à son coeur.

— Oui, dit-il, ce chien a été empoisonné, n'est-ce pas?

— J'en ai peur, Sire.

— Et avec quel genre de poison?

— Avec un poison minéral, à ce que je suppose.

— Pourriez-vous acquérir la certitude qu'il a été empoisonné?

— Oui, sans doute, en l'ouvrant et en examinant l'estomac.

— Ouvrez-le; je veux ne conserver aucun doute.

— Il faudrait appeler quelqu'un pour m'aider.

— Je vous aiderai, moi, dit Charles.

— Vous, Sire!

— Oui, moi. Et, s'il est empoisonné, quels symptômes trouverons- nous?

— Des rougeurs et des herborisations dans l'estomac.

— Allons, dit Charles, à l'oeuvre. René, d'un coup de scalpel, ouvrit la poitrine du lévrier et l'écarta avec force de ses deux mains, tandis que Charles, un genou en terre, éclairait d'une main crispée et tremblante.

— Voyez, Sire, dit René, voyez, voici des traces évidentes. Ces rougeurs sont celles que je vous ai prédites; quant à ces veines sanguinolentes, qui semblent les racines d'une plante, c'est ce que je désignais sous le nom d'herborisations. Je trouve ici tout ce que je cherchais.

— Ainsi le chien est empoisonné?

— Oui, Sire.

— Avec un poison minéral?

— Selon toute probabilité.

— Et qu'éprouverait un homme qui, par mégarde, aurait avalé de ce même poison?

— Une grande douleur de tête, des brûlures intérieures, comme s'il eût avalé des charbons ardents; des douleurs d'entrailles, des vomissements.

— Et aurait-il soif? demanda Charles.

— Une soif inextinguible.

— C'est bien cela, c'est bien cela, murmura le roi.

— Sire, je cherche en vain le but de toutes ces demandes.

— À quoi bon le chercher? Vous n'avez pas besoin de le savoir.
Répondez à nos questions, voilà tout.

— Que Votre Majesté m'interroge.

— Quel est le contre-poison à administrer à un homme qui aurait avalé la même substance que mon chien? René réfléchit un instant.

— Il y a plusieurs poisons minéraux, dit-il; je voudrais bien, avant de répondre, savoir duquel il s'agit. Votre Majesté a-t-elle quelque idée de la façon dont son chien a été empoisonné?

— Oui, dit Charles; il a mangé une feuille d'un livre.

— Une feuille d'un livre?

— Oui.

— Et Votre Majesté a-t-elle ce livre?

— Le voilà, dit Charles en prenant le manuscrit de chasse sur le rayon où il l'avait placé et en le montrant à René.

René fit un mouvement de surprise qui n'échappa point au roi.

— Il a mangé une feuille de ce livre? balbutia René.

— Celle-ci. Et Charles montra la feuille déchirée.

— Permettez-vous que j'en déchire une autre, Sire?

— Faites.

René déchira une feuille, l'approcha de la bougie. Le papier prit feu, et une forte odeur alliacée se répandit dans le cabinet.

— Il a été empoisonné avec une mixture d'arsenic, dit-il.

— Vous en êtes sûr?

— Comme si je l'avais préparée moi-même.

— Et le contre-poison?… René secoua la tête.

— Comment, dit Charles d'une voix rauque, vous ne connaissez pas de remède?

— Le meilleur et le plus efficace est des blancs d'oeufs battus dans du lait; mais…

— Mais… quoi?

— Mais il faudrait qu'il fût administré aussitôt, sans cela…

— Sans cela?

— Sire, c'est un poison terrible, reprit encore une fois René.

— Il ne tue pas tout de suite cependant, dit Charles.

— Non, mais il tue sûrement, peu importe le temps qu'on mette à mourir, et quelquefois même c'est un calcul. Charles s'appuya sur la table de marbre.

— Maintenant, dit-il, en posant la main sur l'épaule de René, vous connaissez ce livre?

— Moi, Sire! dit René en pâlissant.

— Oui, vous; en l'apercevant vous vous êtes trahi.

— Sire, je vous jure…

— René, dit Charles, écoutez bien ceci: Vous avez empoisonné la reine de Navarre avec des gants; vous avez empoisonné le prince de Porcian avec la fumée d'une lampe; vous avez essayé d'empoisonner M. de Condé avec une pomme de senteur. René, je vous ferai enlever la chair lambeau par lambeau avec une tenaille rougie, si vous ne me dites pas à qui appartient ce livre.

Le Florentin vit qu'il n'y avait pas à plaisanter avec la colère de Charles IX, et résolut de payer d'audace.

— Et si je dis la vérité, Sire, qui me garantira que je ne serai pas puni plus cruellement encore que si je me tais?

— Moi.

— Me donnerez-vous votre parole royale?

— Foi de gentilhomme, vous aurez la vie sauve, dit le roi.

— En ce cas, ce livre m'appartient, dit-il.

— À vous! fit Charles en se reculant et en regardant l'empoisonneur d'un oeil égaré.

— Oui, à moi.

— Et comment est-il sorti de vos mains?

— C'est Sa Majesté la reine mère qui l'a pris chez moi.

— La reine mère! s'écria Charles.

— Oui.

— Mais dans quel but?

— Dans le but, je crois, de le faire porter au roi de Navarre, qui avait demandé au duc d'Alençon un livre de ce genre pour étudier la chasse au vol.

— Oh! s'écria Charles, c'est cela: je tiens tout. Ce livre, en effet, était chez Henriot. Il y a une destinée, et je la subis.

En ce moment Charles fut pris d'une toux sèche et violente, à laquelle succéda une nouvelle douleur d'entrailles. Il poussa deux ou trois cris étouffés, et se renversa sur sa chaise.

— Qu'avez-vous, Sire? demanda René d'une voix épouvantée.

— Rien, dit Charles; seulement j'ai soif, donnez-moi à boire.

René emplit un verre d'eau et le présenta d'une main tremblante à
Charles, qui l'avala d'un seul trait.

— Maintenant, dit Charles, prenant une plume et la trempant dans l'encre, écrivez sur ce livre.

— Que faut-il que j'écrive?

— Ce que je vais vous dicter:

«Ce manuel de chasse au vol a été donné par moi à la reine mère
Catherine de Médicis.»

René prit la plume et écrivit.

— Et maintenant signez. Le Florentin signa.

— Vous m'avez promis la vie sauve, dit le parfumeur.

— Et, de mon côté, je vous tiendrai parole.

— Mais, dit René, du côté de la reine mère?

— Oh! de ce côté, dit Charles, cela ne me regarde plus: si l'on vous attaque, défendez-vous.

— Sire, puis-je quitter la France quand je croirai ma vie menacée?

— Je vous répondrai à cela dans quinze jours.

— Mais en attendant…

Charles posa, en fronçant le sourcil, son doigt sur ses lèvres livides.

— Oh! soyez tranquille, Sire. Et, trop heureux d'en être quitte à si bon marché, le Florentin s'inclina et sortit. Derrière lui, la nourrice apparut à la porte de sa chambre.

— Qu'y a-t-il donc, mon Charlot? dit-elle.

— Nourrice, il y a que j'ai marché dans la rosée, et que cela m'a fait mal.

— En effet, tu es bien pâle, mon Charlot.

— C'est que je suis bien faible. Donne-moi le bras, nourrice, pour aller jusqu'à mon lit.

La nourrice s'avança vivement. Charles s'appuya sur elle et gagna sa chambre.

— Maintenant, dit Charles, je me mettrai au lit tout seul.

— Et si maître Ambroise Paré vient?

— Tu lui diras que je vais mieux et que je n'ai plus besoin de lui.

— Mais, en attendant, que prendras-tu?

— Oh! une médecine bien simple, dit Charles, des blancs d'oeufs battus dans du lait. À propos, nourrice, continua-t-il, ce pauvre Actéon est mort. Il faudra, demain matin, le faire enterrer dans un coin du jardin du Louvre. C'était un de mes meilleurs amis… Je lui ferai faire un tombeau… Si j'en ai le temps.

XXIII
Le bois de Vincennes

Ainsi que l'ordre en avait été donné par Charles IX, Henri fut conduit le même soir au bois de Vincennes. C'est ainsi qu'on appelait à cette époque le fameux château dont il ne reste plus aujourd'hui qu'un débris, fragment colossal qui suffit à donner une idée de sa grandeur passée.

Le voyage se fit en litière. Quatre gardes marchaient de chaque côté. M. de Nancey, porteur de l'ordre qui devait ouvrir à Henri les portes de la prison protectrice, marchait le premier.

À la poterne du donjon, on s'arrêta. M. de Nancey descendit de cheval, ouvrit la portière fermée à cadenas, et invita respectueusement le roi à descendre.

Henri obéit sans faire la moindre observation. Toute demeure lui semblait plus sûre que le Louvre, et dix portes se fermant sur lui se fermaient en même temps entre lui et Catherine de Médicis.

Le prisonnier royal traversa le pont-levis entre deux soldats, franchit les trois portes du bas du donjon et les trois portes du bas de l'escalier; puis, toujours précédé de M. de Nancey, il monta un étage. Arrivé là, le capitaine des gardes, voyant qu'il s'apprêtait encore à monter, lui dit:

— Monseigneur, arrêtez-vous là.

— Ah! ah! ah! dit Henri en s'arrêtant, il paraît qu'on me fait les honneurs du premier étage.

— Sire, répondit M. de Nancey, on vous traite en tête couronnée.

— Diable! diable! se dit Henri, deux ou trois étages de plus ne m'auraient aucunement humilié. Je serai trop bien ici: on se doutera de quelque chose.

— Votre Majesté veut-elle me suivre? dit M. de Nancey.

— Ventre-saint-gris! dit le roi de Navarre, vous savez bien, monsieur, qu'il ne s'agit point ici de ce que je veux ou de ce que je ne veux pas, mais de ce qu'ordonne mon frère Charles. Ordonne- t-il de vous suivre?

— Oui, Sire.

— En ce cas, je vous suis, monsieur. On s'engagea dans une espèce de corridor à l'extrémité duquel on se trouva dans une salle assez vaste, aux murs sombres et d'un aspect parfaitement lugubre.

Henri regarda autour de lui avec un regard qui n'était pas exempt d'inquiétude.

— Où sommes-nous? dit-il.

— Nous traversons la salle de la question, Monseigneur.

— Ah! ah! fit le roi. Et il regarda plus attentivement. Il y avait un peu de tout dans cette chambre: des brocs et des chevalets pour la question de l'eau, des coins et des maillets pour la question des brodequins; en outre, des sièges de pierre destinés aux malheureux qui attendaient la torture faisaient à peu près le tour de la salle, et au-dessus de ces sièges, à ces sièges eux-mêmes, au pied de ces sièges, étaient des anneaux de fer scellés dans le mur sans autre symétrie que celle de l'art tortionnaire. Mais leur proximité des sièges indiquait assez qu'ils étaient là pour attendre les membres de ceux qui seraient assis.

Henri continua son chemin sans dire une parole, mais ne perdant pas un détail de tout cet appareil hideux qui écrivait, pour ainsi dire, l'histoire de la douleur sur les murailles.

Cette attention à regarder autour de lui fit que Henri ne regarda point à ses pieds et trébucha.

— Eh! dit-il, qu'est-ce donc que cela?

Et il montrait une espèce de sillon creusé sur la dalle humide qui faisait le plancher.

— C'est la gouttière, Sire.

— Il pleut donc, ici?

— Oui, Sire, du sang.

— Ah! ah! dit Henri, fort bien. Est-ce que nous n'arriverons pas bientôt à ma chambre?

— Si fait, Monseigneur, nous y sommes, dit une ombre qui se dessinait dans l'obscurité et qui devenait, à mesure qu'on s'approchait d'elle, plus visible et plus palpable.

Henri, qui croyait avoir reconnu la voix, fit quelques pas et reconnut la figure.

— Tiens! c'est vous, Beaulieu, dit-il, et que diable faites-vous ici?

— Sire, je viens de recevoir ma nomination au gouvernement de la forteresse de Vincennes.

— Eh bien, mon cher ami, votre début vous fait honneur; un roi pour prisonnier, ce n'est point mal.

— Pardon, Sire, reprit Beaulieu, mais avant vous j'ai déjà reçu deux gentilshommes.

— Lesquels? Ah! pardon, je commets, peut-être une indiscrétion.
Dans ce cas, prenons que je n'ai rien dit.

— Monseigneur, on ne m'a pas recommandé le secret. Ce sont
MM. de La Mole et de Coconnas.

— Ah! c'est vrai, je les ai vu arrêter, ces pauvres gentilshommes; et comment supportent-ils ce malheur?

— D'une façon tout opposée, l'un est gai, l'autre est triste; l'un chante, l'autre gémit.

— Et lequel gémit?

— M. de La Mole, Sire.

— Ma foi, dit Henri, je comprends plutôt celui qui gémit que celui qui chante. D'après ce que j'en vois, la prison n'est pas une chose bien gaie. Et à quel étage sont-ils logés?

— Tout en haut, au quatrième. Henri poussa un soupir. C'est là qu'il eût voulu être.

— Allons, monsieur de Beaulieu, dit Henri, ayez la bonté de m'indiquer ma chambre, j'ai hâte de m'y voir, étant très fatigué de la journée que je viens de passer.

— Voici Monseigneur, dit Beaulieu, montrant à Henri une porte tout ouverte.

— Numéro 2, dit Henri; et pourquoi pas le numéro 1?

— Parce qu'il est retenu, Monseigneur.

— Ah! ah! il paraît alors que vous attendez un prisonnier de meilleure noblesse que moi?

— Je n'ai pas dit, Monseigneur, que ce fût un prisonnier.

— Et qui est-ce donc?

— Que Monseigneur n'insiste point, car je serais forcé de manquer, en gardant le silence, à l'obéissance que je lui dois.

— Ah! c'est autre chose, dit Henri. Et il devint plus pensif encore qu'il n'était; ce numéro 1 l'intriguait visiblement. Au reste, le gouverneur ne démentit pas sa politesse première. Avec mille précautions oratoires il installa Henri dans sa chambre, lui fit toutes ses excuses des commodités qui pouvaient lui manquer, plaça deux soldats à sa porte et sortit.

— Maintenant, dit le gouverneur s'adressant au guichetier, passons aux autres.

Le guichetier marcha devant. On reprit le même chemin qu'on venait de faire, on traversa la salle de la question, on franchit le corridor, on arriva à l'escalier; et toujours suivant son guide, M. de Beaulieu monta trois étages.

En arrivant au haut de ces trois étages, qui, y compris le premier, en faisaient quatre, le guichetier ouvrit successivement trois portes ornées chacune de deux serrures et de trois énormes verrous.

Il touchait à peine à la troisième porte que l'on entendit une voix joyeuse qui s'écriait:

— Eh! mordi! ouvrez donc quand ce ne serait que pour donner de l'air. Votre poêle est tellement chaud qu'on étouffe ici.

Et Coconnas, qu'à son juron favori le lecteur a déjà reconnu sans doute, ne fit qu'un bond de l'endroit où il était jusqu'à la porte.

— Un instant, mon gentilhomme, dit le guichetier, je ne viens pas pour vous faire sortir, je viens pour entrer et monsieur le gouverneur me suit.

— Monsieur le gouverneur! dit Coconnas, et que vient-il faire?

— Vous visiter.

— C'est beaucoup d'honneur qu'il me fait, répondit Coconnas; que monsieur le gouverneur soit le bienvenu.

M. de Beaulieu entra effectivement et comprima aussitôt le sourire cordial de Coconnas par une de ces politesses glaciales qui sont propres aux gouverneurs de forteresses, aux geôliers et aux bourreaux.

— Avez-vous de l'argent, monsieur? demanda-t-il au prisonnier.

— Moi, dit Coconnas, pas un écu!

— Des bijoux?

— J'ai une bague.

— Voulez-vous permettre que je vous fouille?

— Mordi! s'écria Coconnas rougissant de colère, bien vous prend d'être en prison et moi aussi.

— Il faut tout souffrir pour le service du roi.

— Mais, dit le Piémontais, les honnêtes gens qui dévalisent sur le Pont-Neuf sont donc, comme vous, au service du roi? Mordi! j'étais bien injuste, monsieur, car jusqu'à présent je les avais pris pour des voleurs.

— Monsieur, je vous salue, dit Beaulieu. Geôlier, enfermez monsieur.

Le gouverneur s'en alla emportant la bague de Coconnas, laquelle était une fort belle émeraude que madame de Nevers lui avait donnée pour lui rappeler la couleur de ses yeux.

— À l'autre, dit-il en sortant. On traversa une chambre vide, et le jeu des trois portes, des six serrures et des neuf verrous recommença. La dernière porte s'ouvrit, et un soupir fut le premier bruit qui frappa les visiteurs. La chambre était plus lugubre encore d'aspect que celle d'où M. de Beaulieu venait de sortir. Quatre meurtrières longues et étroites qui allaient en diminuant de l'intérieur à l'extérieur éclairaient faiblement ce triste séjour. De plus des barreaux de fer croisés avec assez d'art pour que la vue fût sans cesse arrêtée par une ligne opaque, empêchaient que par les meurtrières le prisonnier pût même voir le ciel. Des filets ogiviques partaient de chaque angle de la salle et allaient se réunir au milieu du plafond, où ils s'épanouissaient en rosace. La Mole était assis dans un coin, et malgré la visite et les visiteurs, il resta comme s'il n'eût rien entendu.

Le gouverneur s'arrêta sur le seuil et regarda un instant le prisonnier, qui demeurait immobile, la tête dans ses mains.

— Bonsoir, monsieur de la Mole, dit Beaulieu. Le jeune homme leva lentement la tête.

— Bonsoir, monsieur, dit-il.

— Monsieur, continua le gouverneur, je viens vous fouiller.

— C'est inutile, dit La Mole, je vais vous remettre tout ce que j'ai.

— Qu'avez-vous?

— Trois cents écus environ, ces bijoux, ces bagues.

— Donnez, monsieur, dit le gouverneur.

— Voici.

La Mole retourna ses poches, dégarnit ses doigts, et arracha l'agrafe de son chapeau.

— N'avez-vous rien de plus?

— Non pas que je sache.

— Et ce cordon de soie serré à votre cou, que porte-t-il? demanda le gouverneur.

— Monsieur, ce n'est pas un joyau, c'est une relique.

— Donnez.

— Comment! vous exigez?…

— J'ai ordre de ne vous laisser que vos vêtements, et une relique n'est point un vêtement.

La Mole fit un mouvement de colère, qui, au milieu du calme douloureux et digne qui le distinguait, parut plus effrayant encore à ces gens habitués aux rudes émotions.

Mais il se remit presque aussitôt.

— C'est bien, monsieur, dit-il, et vous allez voir ce que vous demandez.

Alors se détournant comme pour s'approcher de la lumière, il détacha la prétendue relique, laquelle n'était autre qu'un médaillon contenant un portrait qu'il tira du médaillon et qu'il porta à ses lèvres. Mais après l'avoir baisé à plusieurs reprises, il feignit de le laisser tomber; et appuyant violemment dessus le talon de sa botte, il l'écrasa en mille morceaux.

— Monsieur! … dit le gouverneur. Et il se baissa pour voir s'il ne pourrait pas sauver de la destruction l'objet inconnu que La Mole voulait lui dérober; mais la miniature était littéralement en poussière.

— Le roi voulait avoir ce joyau, dit La Mole, mais il n'avait aucun droit sur le portrait qu'il renfermait. Maintenant voici le médaillon, vous le pouvez prendre.

— Monsieur, dit Beaulieu, je me plaindrai au roi. Et sans prendre congé du prisonnier par une seule parole, il se retira si courroucé, qu'il laissa au guichetier le soin de fermer les portes sans présider à leur fermeture. Le geôlier fit quelques pas pour sortir, et voyant que M. de Beaulieu descendait déjà les premières marches de l'escalier:

— Ma foi! monsieur, dit-il en se retournant, bien m'en a pris de vous inviter à me donner tout de suite les cent écus moyennant lesquels je consens à vous laisser parler à votre compagnon; car si vous ne les aviez pas donnés, le gouvernement vous les eût pris avec les trois cents autres, et ma conscience ne me permettrait plus de rien faire pour vous; mais j'ai été payé d'avance, je vous ai promis que vous verriez votre camarade… venez… un honnête homme n'a que sa parole… Seulement si cela est possible, autant pour vous que pour moi, ne causez pas politique.

La Mole sortit de sa chambre et se trouva en face de Coconnas qui arpentait les dalles de la chambre du milieu. Les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

Le guichetier fit semblant de s'essuyer le coin de l'oeil et sortit pour veiller à ce qu'on ne surprit pas les prisonniers, ou plutôt à ce qu'on ne le surprît pas lui-même.

— Ah! te voilà, dit Coconnas; eh bien, cet affreux gouverneur t'a fait sa visite?

— Comme à toi, je présume.

— Et il t'a tout pris?

— Comme à toi aussi.

— Oh! moi, je n'avais pas grand-chose, une bague de Henriette, voilà tout.

— Et de l'argent comptant?

— J'avais donné tout ce que je possédais à ce brave homme de guichetier pour qu'il nous procurât cette entrevue.

— Ah! ah! dit La Mole, il paraît qu'il reçoit des deux mains.

— Tu l'as donc payé aussi, toi?

— Je lui ai donné cent écus.

— Tant mieux que notre guichetier soit un misérable!

— Sans doute, on en fera tout ce qu'on voudra avec de l'argent, et, il faut l'espérer, l'argent ne nous manquera point.

— Maintenant, comprends-tu ce qui nous arrive?

— Parfaitement… Nous avons été trahis.

— Par cet exécrable duc d'Alençon. J'avais bien raison de vouloir lui tordre le cou, moi.

— Et crois-tu que notre affaire est grave?

— J'en ai peur.

— Ainsi, il y a à craindre… la question.

— Je ne te cache pas que j'y ai déjà songé.

— Que diras-tu si on en vient là?

— Et toi?

— Moi, je garderai le silence, répondit La Mole avec une rougeur fébrile.

— Tu te tairas? s'écria Coconnas.

— Oui, si j'en ai la force.

— Eh bien, moi, dit Coconnas, si on me fait cette infamie, je te garantis que je dirai bien des choses.

— Mais quelles choses? demanda vivement La Mole.

— Oh! sois tranquille, de ces choses qui empêcheront pendant quelque temps M. d'Alençon de dormir.

La Mole allait répliquer, lorsque le geôlier, qui sans doute avait entendu quelque bruit, accourut, poussa chacun des deux amis dans sa chambre et referma la porte sur lui.

XXIV
La figure de cire

Depuis huit jours, Charles était cloué dans son lit par une fièvre de langueur entrecoupée par des accès violents qui ressemblaient à des attaques d'épilepsie. Pendant ces accès, il poussait parfois des hurlements qu'écoutaient avec effroi les gardes qui veillaient dans son antichambre, et que répétaient dans leurs profondeurs les échos du vieux Louvre, éveillés depuis quelque temps par tant de bruits sinistres. Puis, ces accès passés, écrasé de fatigue, l'oeil éteint, il se laissait aller aux bras de sa nourrice avec des silences qui tenaient à la fois du mépris et de la terreur.

Dire ce que, chacun de son côté, sans se communiquer leurs sensations, car la mère et son fils se fuyaient plutôt qu'ils ne se cherchaient; dire ce que Catherine de Médicis et le duc d'Alençon remuaient de pensées sinistres au fond de leur coeur, ce serait vouloir peindre ce fourmillement hideux qu'on voit grouiller au fond d'un nid de vipères.

Henri avait été enfermé dans sa chambre; et, sur sa propre recommandation à Charles, personne n'avait obtenu la permission de le voir, pas même Marguerite. C'était aux yeux de tous une disgrâce complète. Catherine et d'Alençon respiraient, le croyant perdu, et Henri buvait et mangeait plus tranquillement, s'espérant oublié.

À la cour nul ne soupçonnait la cause de la maladie du roi. Maître Ambroise Paré et Mazille, son collègue, avaient reconnu une inflammation d'estomac, se trompant de la cause au résultat, voilà tout. Ils avaient, en conséquence, prescrit un régime adoucissant qui ne pouvait qu'aider au breuvage particulier indiqué par René, que Charles recevait trois fois par jour de la main de sa nourrice, et qui faisait sa principale nourriture.

La Mole et Coconnas étaient à Vincennes, au secret le plus rigoureux. Marguerite et madame de Nevers avaient fait dix tentatives pour arriver jusqu'à eux, ou tout au moins pour leur faire passer un billet, et n'y étaient point parvenues.

Un matin, au milieu des éternelles alternatives de bien et de mal qu'il éprouvait, Charles se sentit un peu mieux, et voulut qu'on laissât entrer toute la cour qui, comme d'habitude, quoique le lever n'eût plus lieu, se présentait tous les matins. Les portes furent donc ouvertes, et l'on put reconnaître, à la pâleur de ses joues, au jaunissement de son front d'ivoire, à la flamme fébrile qui jaillissait de ses yeux caves et entourés d'un cercle de bistre, quels effroyables ravages avait faits sur le jeune monarque la maladie inconnue dont il était atteint.

La chambre royale fut bientôt pleine de courtisans curieux et intéressés.

Catherine, d'Alençon et Marguerite furent avertis que le roi recevait. Tous trois entrèrent à peu d'intervalle l'un de l'autre, Catherine calme, d'Alençon souriant, Marguerite abattue.

Catherine s'assit au chevet du lit de son fils, sans remarquer le regard avec lequel celui-ci l'avait vue s'approcher.

M. d'Alençon se plaça au pied, et se tint debout. Marguerite s'appuya à un meuble, et, voyant le front pâle, le visage amaigri et l'oeil enfoncé de son frère, elle ne put retenir un soupir et une larme. Charles, auquel rien n'échappait, vit cette larme, entendit ce soupir, et de la tête fit un signe imperceptible à Marguerite. Ce signe, si imperceptible qu'il fût, éclaira le visage de la pauvre reine de Navarre, à qui Henri n'avait eu le temps de rien dire, ou peut-être même n'avait voulu rien dire. Elle craignait pour son mari, elle tremblait pour son amant.

Pour elle-même elle ne redoutait rien, elle connaissait trop bien
La Mole, et savait qu'elle pouvait compter sur lui.

— Eh bien, mon cher fils, dit Catherine, comment vous trouvez- vous?

— Mieux, ma mère, mieux.

— Et que disent vos médecins?

— Mes médecins? ah! ce sont de grands docteurs, ma mère, dit Charles en éclatant de rire, et j'ai un suprême plaisir, je l'avoue, à les entendre discuter sur ma maladie. Nourrice, donne- moi à boire.

La nourrice apporta à Charles une tasse de sa potion ordinaire.

— Et que vous font-ils prendre, mon fils?

— Oh! madame, qui connaît quelque chose à leurs préparations? répondit le roi en avalant vivement le breuvage.

— Ce qu'il faudrait à mon frère, dit François, ce serait de pouvoir se lever et prendre le beau soleil; la chasse, qu'il aime tant, lui ferait grand bien.

— Oui, dit Charles, avec un sourire dont il fut impossible au duc de deviner l'expression, cependant la dernière m'a fait grand mal.

Charles avait dit ces mots d'une façon si étrange que la conversation, à laquelle les assistants ne s'étaient pas un instant mêlés, en resta là. Puis il fit un signe de tête. Les courtisans comprirent que la réception était achevée, et se retirèrent les uns après les autres.

D'Alençon fit un mouvement pour s'approcher de son frère, mais un sentiment intérieur l'arrêta. Il salua, et sortit. Marguerite se jeta sur la main décharnée que son frère lui tendait, la serra et la baisa, et sortit à son tour.

— Bonne Margot, murmura Charles. Catherine seule resta, conservant sa place au chevet du lit. Charles, en se trouvant en tête-à-tête avec elle, se recula vers la ruelle avec le même sentiment de terreur qui fait qu'on recule devant un serpent. C'est que Charles, instruit par les aveux de René, puis peut-être mieux encore par le silence et la méditation, n'avait plus même le bonheur de douter.

Il savait parfaitement à qui et à quoi attribuer sa mort.

Aussi, lorsque Catherine se rapprocha du lit et allongea vers son fils une main froide comme son regard, celui-ci frissonna et eut peur.

— Vous demeurez, madame? lui dit-il.

— Oui, mon fils, répondit Catherine, j'ai à vous entretenir de choses importantes.

— Parlez, madame, dit Charles en se reculant encore.

— Sire, dit la reine, je vous ai entendu affirmer tout à l'heure que vos médecins étaient de grands docteurs…

— Et je l'affirme encore, madame.

— Cependant qu'ont-ils fait depuis que vous êtes malade?

— Rien, c'est vrai… mais si vous aviez entendu ce qu'ils ont dit… en vérité, madame, on voudrait être malade rien que pour entendre de si savantes dissertations.

— Eh bien, moi, mon fils, voulez-vous que je vous dise une chose?

— Comment donc? dites, ma mère.

— Eh bien, je soupçonne que tous ces grands docteurs ne connaissent rien à votre maladie!

— Vraiment, madame!

— Qu'ils voient peut-être un résultat, mais que la cause leur échappe.

— C'est possible, dit Charles ne comprenant pas où sa mère en voulait venir.

— De sorte qu'ils traitent le symptôme au lieu de traiter le mal.

— Sur mon âme! reprit Charles étonné, je crois que vous avez raison, ma mère.

— Eh bien, moi, mon fils, dit Catherine, comme il ne convient ni à mon coeur ni au bien de l'État que vous soyez malade si longtemps, attendu que le moral pourrait finir par s'affecter chez vous, j'ai rassemblé les plus savants docteurs.

— En art médical, madame?

— Non, dans un art plus profond, dans l'art qui permet non seulement de lire dans les corps, mais encore dans les coeurs.

— Ah! le bel art, madame, fit Charles, et qu'on a raison de ne pas l'enseigner aux rois! Et vos recherches ont eu un résultat? continua-t-il.

— Oui.

— Lequel?

— Celui que j'espérais; et j'apporte à Votre Majesté le remède qui doit guérir son corps et son esprit.

Charles frissonna. Il crut que sa mère, trouvant qu'il vivait trop longtemps encore, avait résolu d'achever sciemment ce qu'elle avait commencé sans le savoir.

— Et où est-il, ce remède? dit Charles en se soulevant sur un coude et en regardant sa mère.

— Il est dans le mal même, répondit Catherine.

— Alors où est le mal?

— Écoutez-moi, mon fils, dit Catherine. Avez-vous entendu dire parfois qu'il est des ennemis secrets dont la vengeance à distance assassine la victime?

— Par le fer ou par le poison? demanda Charles sans perdre un instant de vue la physionomie impassible de sa mère.

— Non, par des moyens bien autrement sûrs, bien autrement terribles, dit Catherine.

— Expliquez-vous.

— Mon fils, demanda la Florentine, avez-vous foi aux pratiques de la cabale et de la magie? Charles comprima un sourire de mépris et d'incrédulité.

— Beaucoup, dit-il.

— Eh bien, dit vivement Catherine, de là viennent vos souffrances. Un ennemi de Votre Majesté, qui n'eût point osé vous attaquer en face, a conspiré dans l'ombre. Il a dirigé contre la personne de Votre Majesté une conspiration d'autant plus terrible qu'il n'avait pas de complices, et que les fils mystérieux de cette conspiration étaient insaisissables.

— Ma foi, non! dit Charles révolté par tant d'astuce.

— Cherchez bien, mon fils, dit Catherine, rappelez-vous certains projets d'évasion qui devaient assurer l'impunité au meurtrier.

— Au meurtrier! s'écria Charles, au meurtrier, dites-vous? on a donc essayé de me tuer, ma mère?

L'oeil chatoyant de Catherine roula hypocritement sous sa paupière plissée.

— Oui, mon fils: vous en doutez peut-être, vous; mais moi, j'en ai acquis la certitude.

— Je ne doute jamais de ce que vous me dites, répondit amèrement le roi. Et comment a-t-on essayé de me tuer? Je suis curieux de le savoir.

— Par la magie, mon fils.

— Expliquez-vous, madame, dit Charles ramené par le dégoût à son rôle d'observateur.

— Si ce conspirateur que je veux désigner… et que Votre Majesté a déjà désigné du fond du coeur… ayant tout disposé pour ses batteries, étant sûr du succès, eût réussi à s'esquiver, nul peut- être n'eût pénétré la cause des souffrances de Votre Majesté; mais heureusement, Sire, votre frère veillait sur vous.

— Quel frère?

— Votre frère d'Alençon.

— Ah! oui, c'est vrai; j'oublie toujours que j'ai un frère, murmura Charles en riant avec amertume. Et vous dites donc, madame…

— Qu'il a heureusement révélé le côté matériel de la conspiration à Votre Majesté. Mais tandis qu'il ne cherchait, lui, enfant inexpérimenté, que les traces d'un complot ordinaire, que les preuves d'une escapade de jeune homme, je cherchais, moi, des preuves d'une action bien plus importante; car je connais la portée de l'esprit du coupable.

— Ah ça! mais, ma mère, on dirait que vous parlez du roi de Navarre? dit Charles voulant voir jusqu'où irait cette dissimulation florentine.

Catherine baissa hypocritement les yeux.

— Je l'ai fait arrêter, ce me semble, et conduire à Vincennes pour l'escapade en question, continua le roi; serait-il donc encore plus coupable que je ne le soupçonne?

— Sentez-vous la fièvre qui vous dévore? demanda Catherine.

— Oui, certes, madame, dit Charles en fronçant le sourcil.

— Sentez-vous la chaleur brûlante qui ronge votre coeur et vos entrailles?

— Oui, madame, répondit Charles en s'assombrissant de plus en plus.

— Et les douleurs aiguës de tête qui passent par vos yeux pour arriver à votre cerveau, comme autant de coups de flèches?

— Oui, oui, madame; oh! je sens bien tout cela! oh! vous savez bien décrire mon mal!

— Eh bien, cela est tout simple, dit la Florentine; regardez… Et elle tira de dessous son manteau un objet qu'elle présenta au roi.

C'était une figurine de cire jaunâtre, haute de six pouces à peu près. Cette figure était vêtue d'abord d'une robe étoilée d'or, en cire, comme la figurine; puis d'un manteau royal de même matière.

— Eh bien, demanda Charles, qu'est-ce que cette petite statue?

— Voyez ce qu'elle a sur la tête, dit Catherine.

— Une couronne, répondit Charles.

— Et au coeur?

— Une aiguille.

— Eh bien, Sire, vous reconnaissez-vous?

— Moi?

— Oui, vous, avec votre couronne, avec votre manteau?

— Et qui donc a fait cette figure? dit Charles que cette comédie fatiguait; le roi de Navarre, sans doute?

— Non pas, Sire.

— Non pas! … alors je ne vous comprends plus.

— Je dis _non, _reprit Catherine, parce que Votre Majesté pourrait tenir au fait exact. J'aurais dit _oui _si Votre Majesté m'eût posé la question d'une autre façon.

Charles ne répondit pas. Il essayait de pénétrer toutes les pensées de cette âme ténébreuse, qui se refermait sans cesse devant lui au moment où il se croyait tout prêt à y lire.

— Sire, continua Catherine, cette statue a été trouvée, par les soins de votre procureur général Laguesle, au logis de l'homme qui, le jour de la chasse au vol, tenait un cheval de main tout prêt pour le roi de Navarre.

— Chez M. de La Mole? dit Charles.

— Chez lui-même; et, s'il vous plaît, regardez encore cette aiguille d'acier qui perce le coeur, et voyez quelle lettre est écrite sur l'étiquette qu'elle porte.

— Je vois un M, dit Charles.

— C'est-à-dire mort; c'est la formule magique, Sire. L'inventeur écrit ainsi son voeu sur la plaie même qu'il creuse. S'il eût voulu frapper de folie, comme le duc de Bretagne fit pour le roi Charles VI, il eût enfoncé l'épingle dans la tête et il eût mis un F au lieu d'un M.

— Ainsi, dit Charles IX, à votre avis, madame, celui qui en veut à mes jours, c'est M. de La Mole?

— Oui, comme le poignard en veut au coeur; oui, mais derrière le poignard, il y a le bras qui le pousse.

— Et voilà toute la cause du mal dont je suis atteint? le jour où le charme sera détruit, le mal cessera? Mais comment s'y prendre? demanda Charles; vous le savez, vous, ma bonne mère; mais moi, tout au contraire de vous, qui vous en êtes occupée toute votre vie, je suis fort ignorant en cabale et en magie.

— La mort de l'inventeur rompt le charme, voilà tout. Le jour où le charme sera détruit, le mal cessera, dit Catherine.

— Vraiment! dit Charles d'un air étonné.

— Comment! vous ne savez pas cela?

— Dame! je ne suis pas sorcier, dit le roi.

— Eh bien, maintenant, dit Catherine, Votre Majesté est convaincue, n'est ce pas?

— Certainement.

— La conviction va chasser l'inquiétude?

— Complètement.

— Ce n'est point par complaisance que vous le dites?

— Non, ma mère; c'est du fond de mon coeur. Le visage de
Catherine se dérida.

— Dieu soit loué! s'écria-t-elle, comme si elle eût cru en Dieu.

— Oui, Dieu soit loué! reprit ironiquement Charles. Je sais maintenant comme vous à qui attribuer l'état où je me trouve, et par conséquent qui punir.

— Et nous punirons…

— M. de La Mole: n'avez-vous pas dit qu'il était le coupable?

— J'ai dit qu'il était l'instrument.

— Eh bien, dit Charles, M. de La Mole d'abord; c'est le plus important. Toutes ces crises dont je suis atteint peuvent faire naître autour de nous de dangereux soupçons. Il est urgent que la lumière se fasse, et qu'à l'éclat que jettera cette lumière la vérité se découvre.

— Ainsi, M. de La Mole…?

— Me va admirablement comme coupable: je l'accepte donc.
Commençons par lui d'abord; et s'il a un complice, il parlera.

— Oui, murmura Catherine; s'il ne parle pas, on le fera parler. Nous avons des moyens infaillibles pour cela. Puis tout haut en se levant:

— Vous permettez donc, Sire, que l'instruction commence?

— Je le désire, madame, répondit Charles, et… le plus tôt sera le mieux.

Catherine serra la main de son fils sans comprendre le tressaillement nerveux qui agita cette main en serrant la sienne, et sortit sans entendre le rire sardonique du roi et la sourde et terrible imprécation qui suivit ce rire.

Le roi se demandait s'il n'y avait pas danger à laisser aller ainsi cette femme qui, en quelques heures, ferait peut-être tant de besogne qu'il n'y aurait plus moyen d'y remédier.

En ce moment, comme il regardait la portière retombant derrière Catherine, il entendit un léger froissement derrière lui, et se retournant il aperçut Marguerite qui soulevait la tapisserie retombant devant le corridor qui conduisait chez sa nourrice.

Marguerite dont la pâleur, les yeux hagards et la poitrine oppressée décelaient la plus violente émotion:

— Oh! Sire, Sire! s'écria Marguerite en se précipitant vers le lit de son frère, vous savez bien qu'elle ment!

— Qui, elle? demanda Charles.

— Écoutez, Charles: certes, c'est terrible d'accuser sa mère; mais je me suis doutée qu'elle resterait près de vous pour les poursuivre encore. Mais, sur ma vie, sur la vôtre, sur notre âme à tous les deux, je vous dis qu'elle ment!

— Les poursuivre! … qui poursuit-elle?…

Tous les deux parlaient bas par instinct: on eût dit qu'ils avaient peur de s'entendre eux-mêmes.

— Henri d'abord, votre Henriot, qui vous aime, qui vous est dévoué plus que personne au monde.

— Tu le crois, Margot? dit Charles.

— Oh! Sire, j'en suis sûre.

— Eh bien, moi aussi, dit Charles.

— Alors, si vous en êtes sûr, mon frère, dit Marguerite étonnée, pourquoi l'avez-vous fait arrêter et conduire à Vincennes?

— Parce qu'il me l'a demandé lui-même.

— Il vous l'a demandé, Sire?…

— Oui, il a de singulières idées, Henriot. Peut-être se trompe-t- il, peut-être a-t-il raison; mais enfin, une de ses idées, c'est qu'il est plus en sûreté dans ma disgrâce que dans ma faveur, loin de moi que près de moi, à Vincennes qu'au Louvre.

— Ah! je comprends, dit Marguerite, et il est en sûreté alors?

— Dame! aussi en sûreté que peut l'être un homme dont Beaulieu me répond sur sa tête.

— Oh! merci, mon frère, voilà pour Henri. Mais…

— Mais quoi? demanda Charles.

— Mais il y a une autre personne, Sire, à laquelle j'ai tort de m'intéresser peut-être, mais à laquelle je m'intéresse enfin.

— Et quelle est cette personne?

— Sire, épargnez-moi… j'oserais à peine le nommer à mon frère, et n'ose le nommer à mon roi.

— M. de La Mole, n'est-ce pas? dit Charles.

— Hélas! dit Marguerite, vous avez voulu le tuer une fois, Sire, et il n'a échappé que par miracle à votre vengeance royale.

— Et cela, Marguerite, quand il était coupable d'un seul crime; mais maintenant qu'il en a commis deux…

— Sire, il n'est pas coupable du second.

— Mais, dit Charles, n'as-tu pas entendu ce qu'a dit notre bonne mère, pauvre Margot?

— Oh! je vous ai déjà dit, Charles, reprit Marguerite en baissant la voix, je vous ai déjà dit qu'elle mentait.

— Vous ne savez peut-être pas qu'il existe une figure de cire qui a été saisie chez M. de La Mole?

— Si fait, mon frère, je le sais.

— Que cette figure est percée au coeur par une aiguille, et que l'aiguille qui la blesse ainsi porte une petite bannière avec un M?

— Je le sais encore.

— Que cette figure a un manteau royal sur les épaules et une couronne royale sur la tête?

— Je sais tout cela.

— Eh bien, qu'avez-vous à dire?

— J'ai à dire que cette petite figure qui porte un manteau royal sur les épaules et une couronne royale sur la tête est la représentation d'une femme et non d'un homme.

— Bah! dit Charles; et cette aiguille qui lui perce le coeur?

— C'était un charme pour se faire aimer de cette femme et non un maléfice pour faire mourir un homme.

— Mais cette lettre M?

— Elle ne veut pas dire: MORT, comme l'a dit la reine mère.

— Que veut-elle donc dire, alors? demanda Charles.

— Elle veut dire… elle veut dire le nom de la femme que
M. de La Mole aimait.

— Et cette femme se nomme?

— Cette femme se nomme Marguerite, mon frère, dit la reine de Navarre en tombant à genoux devant le lit du roi, en prenant sa main dans les deux siennes, et en appuyant son visage baigné de larmes sur cette main.

— Ma soeur, silence! dit Charles en promenant autour de lui un regard étincelant sous un sourcil froncé; car, de même que vous avez entendu, vous, on pourrait vous entendre à votre tour.

— Oh! que m'importe! dit Marguerite en relevant la tête et que le monde entier n'est-il là pour m'écouter! devant le monde entier, je déclarerais qu'il est infâme d'abuser de l'amour d'un gentilhomme pour souiller sa réputation d'un soupçon d'assassinat.

— Margot, si je te disais que je sais aussi bien que toi ce qui est et ce qui n'est pas?

— Mon frère!

— Si je te disais que M. de La Mole est innocent?

— Vous le savez?

— Si je te disais que je connais le vrai coupable?

— Le vrai coupable! s'écria Marguerite; mais il y a donc eu un crime commis?

— Oui. Volontaire ou involontaire, il y a eu un crime commis.

— Sur vous?

— Sur moi.

— Impossible!

— Impossible?… Regarde-moi, Margot.

La jeune femme regarda son frère et frissonna en le voyant si pâle.

— Margot, je n'ai pas trois mois à vivre, dit Charles.

— Vous, mon frère! Toi, mon Charles! s'écria-t-elle.

— Margot, je suis empoisonné. Marguerite jeta un cri.

— Tais-toi donc, dit Charles; il faut qu'on croie que je meurs par magie.

— Et vous connaissez le coupable?

— Je le connais.

— Vous avez dit que ce n'est pas La Mole?

— Non, ce n'est pas lui.

— Ce n'est pas Henri non plus, certainement… Grand Dieu! serait-ce…?

— Qui?

— Mon frère… d'Alençon?… murmura Marguerite.

— Peut-être.

— Ou bien, ou bien… (Marguerite baissa la voix comme épouvantée elle même de ce qu'elle allait dire.) ou bien… notre mère?

Charles se tut. Marguerite le regarda, lut dans son regard tout ce qu'elle y cherchait, et tomba toujours à genoux et demi-renversée sur un fauteuil.

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle, c'est impossible!

— Impossible! dit Charles avec un rire strident; il est fâcheux que René ne soit pas ici, il te raconterait mon histoire.

— Lui, René?

— Oui. Il te raconterait, par exemple, qu'une femme à laquelle il n'ose rien refuser a été lui demander un livre de chasse enfoui dans sa bibliothèque; qu'un poison subtil a été versé sur chaque page de ce livre; que le poison, destiné à quelqu'un, je ne sais à qui, est tombé par un caprice du hasard, ou par un châtiment du ciel, sur une autre personne que celle à qui il était destiné. Mais en l'absence de René, si tu veux voir le livre, il est là, dans mon cabinet, et, écrit de la main du Florentin, tu verras que ce livre, qui contient dans ses feuilles la mort de vingt personnes encore, a été donné de sa main à sa compatriote.

— Silence, Charles, à ton tour, silence! dit Marguerite.

— Tu vois bien maintenant qu'il faut qu'on croie que je meurs par magie.

— Mais c'est inique, mais c'est affreux! grâce! grâce! vous savez bien qu'il est innocent.

— Oui, je le sais, mais il faut qu'on le croie coupable. Souffre donc la mort de ton amant; c'est peu pour sauver l'honneur de la maison de France. Je souffre bien la mort pour que le secret meure avec moi.

Marguerite courba la tête, comprenant qu'il n'y avait rien à faire pour sauver La Mole du côté du roi, et se retira toute pleurante et n'ayant plus d'espoir qu'en ses propres ressources.

Pendant ce temps, comme l'avait prévu Charles, Catherine ne perdait pas une minute, et elle écrivait au procureur général Laguesle une lettre dont l'histoire a conservé jusqu'au dernier mot, et qui jette sur toute cette affaire de sanglantes lueurs:

«Monsieur le procureur, ce soir on me dit pour certain que La Mole a fait le sacrilège. En son logis à Paris, on a trouvé beaucoup de méchantes choses, comme des livres et des papiers. Je vous prie d'appeler le premier président et d'instruire au plus vite l'affaire de la figure de cire à laquelle ils ont donné un coup au coeur, et ce, contre le roi[6].

» CATHERINE.»

XXV
Les boucliers invisibles

Le lendemain du jour où Catherine avait écrit la lettre qu'on vient de lire, le gouverneur entra chez Coconnas avec un appareil des plus imposants: il se composait de deux hallebardiers et de quatre robes noires.

Coconnas était invité à descendre dans une salle où le procureur Laguesle et deux juges l'attendaient pour l'interroger selon les instructions de Catherine.

Pendant les huit jours qu'il avait passés en prison, Coconnas avait beaucoup réfléchi; sans compter que chaque jour La Mole et lui, réunis un instant pour les soins de leur geôlier qui, sans leur rien dire, leur avait fait cette surprise que selon toute probabilité ils ne devaient pas à sa seule philanthropie; sans compter, disons-nous, que La Mole et lui s'étaient recordés sur la conduite qu'ils avaient à tenir et qui était une négation absolue, il était donc persuadé qu'avec un peu d'adresse son affaire prendrait la meilleure tournure, les charges n'étaient pas plus fortes pour eux que pour les autres. Henri et Marguerite n'avaient fait aucune tentative de fuite, ils ne pouvaient donc être compromis dans une affaire où les principaux coupables étaient libres. Coconnas ignorait que Henri habitât le même château que lui, et la complaisance de son geôlier lui apprenait qu'au-dessus de sa tête planaient des protections qu'il appelait ses_ boucliers invisibles_.

Jusque-là, les interrogatoires avaient porté sur les desseins du roi de Navarre, sur les projets de fuite et sur la part que les deux amis devaient prendre à cette fuite. À tous ces interrogatoires, Coconnas avait constamment répondu d'une façon plus que vague et beaucoup plus qu'adroite; il s'apprêtait encore à répondre de la même façon, et d'avance il avait préparé toutes ses petites reparties, lorsqu'il s'aperçut tout à coup que l'interrogatoire avait changé d'objet.

Il s'agissait d'une ou de plusieurs visites faites à René, d'une ou de plusieurs figures de cire faites à l'instigation de La Mole.

Coconnas, tout préparé qu'il était, crut remarquer que l'accusation perdait beaucoup de son intensité, puisqu'il ne s'agissait plus, au lieu d'avoir trahi un roi, que d'avoir fait une statue de reine; encore cette statue était-elle haute de huit à dix pouces tout au plus.

Il répondit donc fort gaiement que ni lui ni son ami ne jouaient plus depuis longtemps à la poupée, et remarqua avec plaisir que plusieurs fois ses réponses avaient eu le privilège de faire sourire ses juges.

On n'avait pas encore dit en vers: _j'ai ri, me voilà désarmé; _mais cela s'était déjà beaucoup dit en prose. Et Coconnas crut avoir à moitié désarmé ses juges parce qu'ils avaient souri.

Son interrogatoire terminé, il remonta donc dans sa chambre si chantant, si bruyant, que La Mole, pour qui il faisait tout ce tapage, dut en tirer les plus heureuses conséquences.

On le fit descendre à son tour. La Mole, comme Coconnas, vit avec étonnement l'accusation abandonner sa première voie et entrer dans une voie nouvelle. On l'interrogea sur ses visites à René. Il répondit qu'il avait été chez le Florentin une fois seulement. On lui demanda si cette fois il ne lui avait pas commandé une figure de cire. Il répondit que René lui avait montré cette figure toute faite. On lui demanda si cette figure ne représentait pas un homme. Il répondit qu'elle représentait une femme. On lui demanda si le charme n'avait point pour but de faire mourir cet homme. Il répondit que le but de ce charme était de se faire aimer de cette femme.

Ces questions furent faites, tournées et retournées de cent façons différentes; mais à toutes ces questions, sous quelque face qu'elles lui fussent présentées, La Mole fit constamment les mêmes réponses.

Les juges se regardèrent avec une sorte d'indécision, ne sachant que trop dire ni que faire devant une pareille simplicité, lorsqu'un billet apporté au procureur général trancha la difficulté.

Il était conçu en ces termes:

«Si l'accusé nie, recourez à la question.» C.»

Le procureur mit le billet dans sa poche, sourit à La Mole, et le congédia poliment. La Mole rentra dans son cachot presque aussi rassuré sinon presque aussi joyeux que Coconnas.

— Je crois que tout va bien, dit-il.

Une heure après il entendit des pas et vit un billet qui se glissait sous la porte, sans voir quelle main lui donnait le mouvement. Il le prit, tout en pensant que la dépêche venait, selon toute probabilité, du guichetier.

En voyant ce billet, un espoir presque aussi douloureux qu'une déception lui était venu au coeur; il espérait que ce billet était de Marguerite, dont il n'avait eu aucune nouvelle depuis qu'il était prisonnier. Il s'en saisit tout tremblant. L'écriture faillit le faire mourir de joie.

«Courage, disait le billet, je veille.»

— Ah! si elle veille, s'écria La Mole en couvrant de baisers ce papier qu'avait touché une main si chère, si elle veille, je suis sauvé! …

Il faut, pour que La Mole comprenne ce billet et pour qu'il ait foi avec Coconnas dans ce que le Piémontais appelait ses boucliers invisibles, que nous ramenions le lecteur à cette petite maison, à cette chambre où tant de scènes d'un bonheur enivrant, où tant de parfums, à peine évaporés, où tant de doux souvenirs, devenus depuis des angoisses, brisaient le coeur d'une femme à demi renversée sur des coussins de velours.

— Être reine, être forte, être jeune, être riche, être belle, et souffrir ce que je souffre! s'écriait cette femme; oh! c'est impossible!

Puis, dans son agitation, elle se levait, marchait, s'arrêtait tout à coup, appuyait son front brûlant contre quelque marbre glacé, se relevait pâle et le visage couvert de larmes, se tordait les bras avec des cris, et retombait brisée sur quelque fauteuil.

Tout à coup la tapisserie qui séparait l'appartement de la rue Cloche-Percée de l'appartement de la rue Tizon se souleva; un frémissement soyeux effleura la boiserie, et la duchesse de Nevers apparut.

— Oh! s'écria Marguerite, c'est toi! Avec quelle impatience je t'attendais! Eh bien, quelles nouvelles?

— Mauvaises, mauvaises, ma pauvre amie. Catherine pousse elle- même l'instruction, et en ce moment encore elle est à Vincennes.

— Et René?

— Il est arrêté.

— Avant que tu aies pu lui parler?

— Oui.

— Et nos prisonniers?

— J'ai de leurs nouvelles.

— Par le guichetier?

— Toujours.

— Eh bien?

— Eh bien, ils communiquent chaque jour ensemble. Avant-hier on les a fouillés. La Mole a brisé ton portrait plutôt que de le livrer.

— Ce cher La Mole!

— Annibal a ri au nez des inquisiteurs.

— Bon Annibal! Mais après?

— On les a interrogés ce matin sur la fuite du roi, sur ses projets de rébellion en Navarre, et ils n'ont rien dit.

— Oh! je savais bien qu'ils garderaient le silence; mais ce silence les tue aussi bien que s'ils parlaient.

— Oui, mais nous les sauvons, nous.

— Tu as donc pensé à notre entreprise?

— Je ne me suis occupée que de cela depuis hier.

— Eh bien?

— Je viens de conclure avec Beaulieu. Ah! ma chère reine, quel homme difficile et cupide! Cela coûtera la vie d'un homme et trois cent mille écus.

— Tu dis qu'il est difficile et cupide… et cependant il ne demande que la vie d'un homme et trois cent mille écus… Mais c'est pour rien!

— Pour rien… trois cent mille écus! … Mais tous tes joyaux et tous les miens n'y suffiraient pas.

— Oh! qu'à cela ne tienne. Le roi de Navarre paiera, le duc d'Alençon paiera, mon frère Charles paiera, ou sinon…

— Allons! tu raisonnes comme une folle. Je les ai, les trois cent mille écus.

— Toi?

— Oui, moi.

— Et comment te les es-tu procurés?

— Ah! voilà!

— C'est un secret?

— Pour tout le monde, excepté pour toi.

— Oh! mon Dieu! dit Marguerite souriant au milieu de ses larmes, les aurais-tu volés?

— Tu en jugeras.

— Voyons.

— Tu te rappelles cet horrible Nantouillet?

— Le richard, l'usurier?

— Si tu veux.

— Eh bien?

— Eh bien! tant il y a qu'un jour en voyant passer certaine femme blonde, aux yeux verts, coiffée de trois rubis posés l'un au front, les deux autres aux tempes, coiffure qui lui va si bien, et ignorant que cette femme était une duchesse, ce richard, cet usurier s'écria: «Pour trois baisers à la place de ces trois rubis, je ferais naître trois diamants de cent mille écus chacun!»

— Eh bien, Henriette?

— Eh bien, ma chère, les diamants sont éclos et vendus.

— Oh! Henriette! Henriette! murmura Marguerite.

— Tiens! s'écria la duchesse avec un accent d'impudeur naïf et sublime à la fois, qui résume et le siècle et la femme, tiens! j'aime Annibal, moi!

— C'est vrai, dit Marguerite en souriant et en rougissant tout à la fois, tu l'aimes beaucoup, tu l'aimes trop même. Et cependant elle lui serra la main.

— Donc, continua Henriette, grâce à nos trois diamants les trois cent mille écus et l'homme sont prêts.

— L'homme? quel homme?

— L'homme à tuer: tu oublies qu'il faut tuer un homme.

— Et tu as trouvé l'homme qu'il te fallait?

— Parfaitement.

— Au même prix? demanda en souriant Marguerite.

— Au même prix! j'en eusse trouvé mille, répondit Henriette. Non, non; moyennant cinq cents écus, tout bonnement.

— Pour cinq cents écus tu as trouvé un homme qui a consenti à se faire tuer?

— Que veux-tu! il faut bien vivre.

— Ma chère amie, je ne te comprends plus. Voyons, parle clairement; les énigmes prennent trop de temps à deviner dans la situation où nous nous trouvons.

— Eh bien, écoute: le geôlier auquel est confiée la garde de La Mole et de Coconnas est un ancien soldat qui sait ce que c'est qu'une blessure; il veut bien aider à sauver nos amis, mais il ne veut pas perdre sa place. Un coup de poignard adroitement placé fera l'affaire; nous lui donnerons une récompense, et l'État un dédommagement. De cette façon, le brave homme recevra des deux mains, et aura renouvelé la fable du pélican.

— Mais, dit Marguerite, un coup de poignard…

— Sois tranquille, c'est Annibal qui le donnera.

— Au fait, dit en riant Marguerite, il a donné trois coups tant d'épée que de poignard à La Mole, et La Mole n'en est pas mort; il y a donc tout lieu d'espérer.

— Méchante! tu mériterais que j'en restasse là.

— Oh! non, non, au contraire; dis-moi le reste, je t'en supplie.
Comment les sauverons-nous, voyons?

— Eh bien, voici l'affaire: la chapelle est le seul lieu du château où puissent pénétrer les femmes qui ne sont point prisonnières. On nous fait cacher derrière l'autel: sous la nappe de l'autel, ils trouvent deux poignards. La porte de la sacristie est ouverte d'avance; Coconnas frappe son geôlier qui tombe et fait semblant d'être mort; nous apparaissons, nous jetons chacune un manteau sur les épaules de nos amis; nous fuyons avec eux par la petite porte de la sacristie, et comme nous avons le mot d'ordre, nous sortons sans empêchement.

— Et une fois sortis?

— Deux chevaux les attendent à la porte; ils sautent dessus, quittent l'Île-de-France et gagnent la Lorraine, d'où de temps en temps ils reviennent incognito.

— Oh! tu me rends la vie, dit Marguerite. Ainsi nous les sauverons?

— J'en répondrais presque.

— Et cela bientôt?

— Dame! dans trois ou quatre jours; Beaulieu nous préviendra.

— Mais si l'on te reconnaît dans les environs de Vincennes, cela peut faire du tort à notre projet.

— Comment veux-tu que l'on me reconnaisse? Je sors en religieuse avec une coiffe, grâce à laquelle on ne me voit pas même le bout du nez.

— C'est que nous ne pouvons prendre trop de précautions.

— Je le sais bien, mordi! comme dirait le pauvre Annibal.

— Et le roi de Navarre, t'en es-tu informée?

— Je n'ai eu garde d'y manquer.

— Eh bien?

— Eh bien, il n'a jamais été si joyeux, à ce qu'il paraît; il rit, il chante, il fait bonne chère, et ne demande qu'une chose, c'est d'être bien gardé.

— Il a raison. Et ma mère?

— Je te l'ai dit, elle pousse tant qu'elle peut le procès.

— Oui, mais elle ne se doute de rien relativement à nous?

— Comment voudrais-tu qu'elle se doutât de quelque chose? Tous ceux qui sont du secret ont intérêt à le garder. Ah! j'ai su qu'elle avait fait dire aux juges de Paris de se tenir prêts.

— Agissons vite, Henriette. Si nos pauvres captifs changeaient de prison, tout serait à recommencer.

— Sois tranquille, je désire autant que toi de les voir dehors.

— Oh! oui, je le sais bien, et merci, merci cent fois de ce que tu fais pour en arriver là.

— Adieu, Marguerite, adieu. Je me remets en campagne.

— Et tu es sûre de Beaulieu?

— Je l'espère.

— Du guichetier?

— Il a promis.

— Des chevaux?

— Ils seront les meilleurs de l'écurie du duc de Nevers.

— Je t'adore, Henriette. Et Marguerite se jeta au cou de son amie, après quoi les deux femmes se séparèrent, se promettant de se revoir le lendemain et tous les jours au même lieu et à la même heure. C'étaient ces deux créatures charmantes et dévouées que Coconnas appelait avec une si saine raison ses boucliers invisibles.

XXVI
Les juges

— Eh bien, mon brave ami, dit Coconnas à La Mole, lorsque les deux compagnons se retrouvèrent ensemble à la suite de l'interrogatoire où, pour la première fois, il avait été question de la figure de cire, il me semble que tout marche à ravir et que nous ne tarderons pas à être abandonnés des juges, ce qui est un diagnostic tout opposé à celui de l'abandon des médecins; car lorsque le médecin abandonne le malade, c'est qu'il ne peut plus le sauver; mais, tout au contraire, quand le juge abandonne l'accusé, c'est qu'il perd l'espoir de lui faire couper la tête.

— Oui, dit La Mole; il me semble même qu'à cette politesse, à cette facilité des geôliers, à l'élasticité des portes, je reconnais nos nobles amies; mais je ne reconnais pas M. de Beaulieu, à ce qu'on m'avait dit, du moins.

— Je le reconnais bien, moi, dit Coconnas; seulement cela coûtera cher; mais, baste! l'une est princesse, l'autre est reine; elles sont riches toutes deux, et jamais elles n'auront occasion de faire un si bon emploi de leur argent. Maintenant, récapitulons bien notre leçon: on nous mène à la chapelle, on nous laisse là sous la garde de notre guichetier, nous trouvons à l'endroit indiqué chacun un poignard; je pratique un trou dans le ventre de notre guide…

— Oh! non, pas dans le ventre, tu lui volerais ses cinq cents écus; dans le bras.

— Ah! oui, dans le bras ce serait le perdre, pauvre cher homme! on verrait bien qu'il y a mis de la complaisance, et moi aussi. Non, non, dans le côté droit, en glissant adroitement le long des côtes: c'est un coup vraisemblable et innocent.

— Allons, va pour celui-là; ensuite…

— Ensuite tu barricades la grande porte avec des bancs tandis que nos deux princesses s'élancent de l'autel où elles sont cachées et que Henriette ouvre la petite porte. Ah! ma foi! je l'aime aujourd'hui Henriette, il faut qu'elle m'ait fait quelque infidélité pour que cela me reprenne ainsi.

— Et puis, dit La Mole avec cette voix frémissante qui passe comme une musique à travers les lèvres, et puis nous gagnons les bois. Un bon baiser donné à chacun de nous nous fait joyeux et forts. Nous vois-tu, Annibal, penchés sur nos chevaux rapides et le coeur doucement oppressé? Oh! la bonne chose que la peur! La peur en plein air, lorsqu'on a sa bonne épée nue au flanc, lorsqu'on crie hourra au coursier qu'on aiguillonne de l'éperon, et qui à chaque hourra bondit et vole.

— Oui, dit Coconnas, mais la peur entre quatre murs, qu'en dis- tu, La Mole? Moi, je puis en parler, car j'ai éprouvé quelque chose comme cela. Quand ce visage blême de Beaulieu est entré pour la première fois dans ma chambre, derrière lui dans l'ombre brillaient des pertuisanes et retentissait un sinistre bruit de fer heurté contre du fer. Je te jure que j'ai pensé tout aussitôt au duc d'Alençon, et que je m'attendais à voir apparaître sa vilaine face entre deux vilaines têtes de hallebardiers. J'ai été trompé et ce fut ma seule consolation; mais je n'ai pas tout perdu: la nuit venue, j'en ai rêvé.

— Ainsi, dit La Mole, qui suivait sa pensée souriante sans accompagner son ami dans les excursions que faisait la sienne aux champs du fantastique, ainsi elles ont tout prévu, même le lieu de notre retraite. Nous allons en Lorraine, cher ami. En vérité, j'eusse mieux aimé aller en Navarre; en Navarre, j'étais chez elle, mais la Navarre est trop loin, Nancy vaut mieux; d'ailleurs, là, nous ne serons qu'à quatre-vingts lieues de Paris. Sais-tu un regret que j'emporte, Annibal, en sortant d'ici?

— Ah! ma foi, non… par exemple. Quant à moi, j'avoue que j'y laisse tous les miens.

— Eh bien, c'est de ne pouvoir emmener avec nous le digne geôlier au lieu de…

— Mais il ne voudrait pas, dit Coconnas, il y perdrait trop: songe donc, cinq cents écus de nous, une récompense du gouvernement, de l'avancement peut-être; comme il vivra heureux ce gaillard-là, quand je l'aurai tué! … Mais qu'as-tu donc?

— Rien! Une idée qui me passe par l'esprit.

— Elle n'est pas drôle, à ce qu'il paraît, car tu pâlis affreusement.

— C'est que je me demande pourquoi on nous mènerait à la chapelle.

— Tiens! dit Coconnas, pour faire nos pâques. Voilà le moment, ce me semble.

— Mais, dit La Mole, on ne conduit à la chapelle que les condamnés à mort ou les torturés.

— Oh! oh! fit Coconnas en pâlissant légèrement à son tour, ceci mérite attention. Interrogeons sur ce point le brave homme que je dois éventrer incessamment. Eh! porte-clefs, mon ami!

— Monsieur m'appelle! dit le geôlier qui faisait le guet sur les premières marches de l'escalier.

— Oui, viens ça.

— Me voici.

— Il est convenu que c'est de la chapelle que nous nous sauverons, n'est-ce pas?

— Chut! dit le porte-clefs en regardant avec effroi autour de lui.

— Sois tranquille, personne ne nous écoute.

— Oui, monsieur, c'est de la chapelle.

— On nous y conduira donc à la chapelle?

— Sans doute, c'est l'usage.

— C'est l'usage?

— Oui, après toute condamnation à mort, c'est l'usage de permettre que le condamné passe la nuit dans la chapelle.

Coconnas et La Mole tressaillirent et se regardèrent en même temps.

— Vous croyez donc que nous serons condamnés à mort?

— Sans doute… mais vous aussi, vous le croyiez.

— Comment! nous aussi, dit La Mole.

— Certainement… si vous ne le croyiez pas, vous n'auriez pas tout préparé pour votre fuite.

— Sais-tu que c'est plein de sens ce qu'il dit là! fit Coconnas à
La Mole.

— Oui… ce que je sais aussi, maintenant du moins, c'est que nous jouons gros jeu, à ce qu'il paraît.

— Et moi donc! dit le guichetier, croyez-vous que je ne risque rien?… Si dans un moment d'émotion monsieur allait se tromper de côté! …

— Eh! mordi! je voudrais être à ta place, dit lentement Coconnas, et ne pas avoir affaire à d'autres mains qu'à cette main, à d'autre fer que celui qui te touchera.

— Condamnés à mort! murmura La Mole, mais c'est impossible!

— Impossible! dit naïvement le guichetier, et pourquoi?

— Chut! dit Coconnas, je crois que l'on ouvre la porte d'en bas.

— En effet, reprit vivement le geôlier; rentrez, messieurs! rentrez!

— Et quand croyez-vous que le jugement ait lieu? demanda La Mole.

— Demain au plus tard. Mais soyez tranquilles, les personnes qui doivent être prévenues le seront.

— Alors embrassons-nous et faisons nos adieux à ces murs.

Les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et rentrèrent chacun dans sa chambre, La Mole soupirant, Coconnas chantonnant.

Il ne se passa rien de nouveau jusqu'à sept heures du soir. La nuit descendit sombre et pluvieuse sur le donjon de Vincennes, une vraie nuit d'évasion. On apporta le repas du soir de Coconnas, lequel soupa avec son appétit ordinaire, tout en songeant au plaisir qu'il aurait à être mouillé par cette pluie qui fouettait les murailles, et déjà il se préparait à s'endormir au murmure sourd et monotone du vent, quand il lui sembla que ce vent, qu'il écoutait parfois avec un sentiment de mélancolie qu'il n'avait jamais éprouvé avant qu'il fût en prison, sifflait plus étrangement que d'habitude sous toutes les portes, et que le poêle ronflait avec plus de rage qu'à l'ordinaire. Ce phénomène avait lieu chaque fois qu'on ouvrait un des cachots de l'étage supérieur et surtout celui d'en face. C'est à ce bruit qu'Annibal reconnaissait toujours que le geôlier allait venir, attendu que ce bruit indiquait qu'il sortait de chez La Mole.

Cependant cette fois, Coconnas demeura inutilement le cou tendu et l'oreille au guet.

Le temps s'écoula, personne ne vint.

— C'est étrange, dit Coconnas, on a ouvert chez La Mole et l'on n'ouvre pas chez moi. La Mole aurait-il appelé? serait-il malade? que veut dire cela?

Tout est soupçon et inquiétude comme tout est joie et espoir pour un prisonnier. Une demi-heure s'écoula, puis une heure, puis une heure et demie. Coconnas commençait à s'endormir de dépit, quand le bruit de la serrure le fit bondir.

— Oh! oh! dit-il, est-ce déjà l'heure du départ et va-t-on nous conduire à la chapelle sans être condamnés? Mordi! ce serait un plaisir de fuir par une nuit pareille, il fait noir comme dans un four; pourvu que les chevaux ne soient point aveuglés!

Il se préparait à questionner gaiement le porte-clefs, quand il vit celui-ci appliquer son doigt sur les lèvres en roulant des yeux très éloquents.

En effet, derrière le geôlier on entendait du bruit et l'on apercevait des ombres.

Tout à coup, au milieu de l'obscurité, il distingua deux casques sur chacun desquels la chandelle fumeuse envoya une paillette d'or.

— Oh! oh! demanda-t-il à demi-voix, qu'est-ce que c'est que cet appareil sinistre? où allons-nous donc?

Le geôlier ne répondit que par un soupir qui ressemblait fort à un gémissement.

— Mordi! murmura Coconnas, quelle peste d'existence! toujours des extrêmes, jamais de terre ferme: on barbote dans cent pieds d'eau, ou l'on plane au-dessus des nuages, pas de milieu. Voyons, où allons-nous?

— Suivez les hallebardiers, monsieur, dit une voix grasseyante qui fit connaître à Coconnas que les soldats qu'il avait entrevus étaient accompagnés d'un huissier quelconque.

— Et M. de La Mole, demanda le Piémontais, où est-il? que devient-il?

— Suivez les hallebardiers, répéta la même voix grasseyante sur le même ton.

Il fallait obéir. Coconnas sortit de sa chambre, et aperçut l'homme noir dont la voix lui avait été si désagréable. C'était un petit greffier bossu, et qui sans doute s'était fait homme de robe pour qu'on ne s'aperçût point qu'il était bancal en même temps.

Il descendit lentement l'escalier en spirale. Au premier étage, les gardes s'arrêtèrent.

— C'est beaucoup descendre, murmura Coconnas, mais pas encore assez.

La porte s'ouvrit. Coconnas avait un regard de lynx et un flair de limier; il flaira les juges, et vit dans l'ombre une silhouette d'homme aux bras nus qui lui fit monter la sueur au front. Il n'en prit pas moins la mine la plus souriante, pencha la tête à gauche, selon le code des grands airs à la mode à cette époque, et, le poing sur la hanche, entra dans la salle.

On leva une tapisserie, et Coconnas aperçut effectivement des juges et des greffiers.

À quelques pas de ces juges et de ces greffiers, La Mole était assis sur un banc.

Coconnas fut conduit devant un tribunal. Arrivé en face des juges, Coconnas s'arrêta, salua La Mole d'un signe de tête et d'un sourire, puis il attendit.

— Comment vous nommez-vous, monsieur? lui demanda le président.

— Marc-Annibal de Coconnas, répondit le gentilhomme avec une grâce parfaite, comte de Montpantier, Chenaux et autres lieux; mais on connaît nos qualités, je présume.

— Où êtes-vous né?

— À Saint-Colomban, près de Suze.

— Quel âge avez-vous?

— Vingt-sept ans et trois mois.

— Bien, dit le président.

— Il paraît que cela lui fit plaisir, murmura Coconnas.

— Maintenant, dit le président après un moment de silence qui donna au greffier le temps d'écrire les réponses de l'accusé, quel était votre but en quittant la maison de M. d'Alençon?

— De me réunir à M. de La Mole, mon ami, que voilà, et qui, lorsque je la quittai, moi, l'avait déjà quittée depuis quelques jours.

— Que faisiez-vous à la chasse où vous fûtes arrêté?

— Mais, répondit Coconnas, je chassais.

— Le roi était aussi à cette chasse, et il y ressentit les premières atteintes du mal dont il souffre en ce moment.

— Quant à ceci, je n'étais pas près du roi, et je ne puis rien dire. J'ignorais même qu'il fût atteint d'un mal quelconque. Les juges se regardèrent avec un sourire d'incrédulité.

— Ah! vous l'ignoriez? dit le président.

— Oui, monsieur, et j'en suis fâché. Quoique le roi de France ne soit pas mon roi, j'ai beaucoup de sympathie pour lui.

— Vraiment?

— Parole d'honneur! Ce n'est pas comme pour son frère le duc d'Alençon. Celui-là, je l'avoue…

— Il ne s'agit point ici du duc d'Alençon, monsieur, mais de Sa
Majesté.

— Eh bien, je vous ai déjà dit que j'étais son très humble serviteur, répondit Coconnas en se dandinant avec une adorable insolence.

— Si vous êtes en effet son serviteur, comme vous le prétendez, monsieur, voulez-vous nous dire ce que vous savez d'une certaine statue magique?

— Ah! bon! nous revenons à l'histoire de la statue, à ce qu'il paraît?

— Oui, monsieur, cela vous déplaît-il?

— Non point, au contraire; j'aime mieux cela. Allez.

— Pourquoi cette statue se trouvait-elle chez M. de La Mole?

— Chez M. de La Mole, cette statue? Chez René, vous voulez dire.

— Vous reconnaissez donc qu'elle existe?

— Dame! si on me la montre.

— La voici. Est-ce celle que vous connaissez?

— Très bien.

— Greffier, dit le président, écrivez que l'accusé reconnaît la statue pour l'avoir vue chez M. de La Mole.

— Non pas, non pas, dit Coconnas, ne confondons point: pour l'avoir vue chez René.

— Chez René, soit! Quel jour?

— Le seul jour où nous y avons été, M. de La Mole et moi.

— Vous avouez donc que vous avez été chez René avec M. de La
Mole?

— Ah! ça! est-ce que je m'en suis jamais caché?

— Greffier, écrivez que l'accusé avoue avoir été chez René pour faire des conjurations.

— Holà, hé! tout beau, tout beau, monsieur le président. Modérez votre enthousiasme, je vous prie: je n'ai pas dit un mot de tout cela.

— Vous niez que vous avez été chez René pour faire des conjurations?

— Je le nie. La conjuration s'est faite par accident, mais sans préméditation.

— Mais elle a eu lieu?

— Je ne puis nier qu'il se soit fait quelque chose qui ressemblait à un charme.

— Greffier, écrivez que l'accusé avoue qu'il s'est fait chez René un charme contre la vie du roi.

— Comment! contre la vie du roi! C'est un infâme mensonge. Il ne s'est jamais fait de charme contre la vie du roi.

— Vous le voyez, messieurs, dit La Mole.

— Silence! fit le président. Puis se retournant vers le greffier:
— Contre la vie du roi, continua-t-il. Y êtes-vous?

— Mais non, mais non, dit Coconnas. D'ailleurs la statue n'est pas une statue d'homme, mais de femme.

— Eh bien, messieurs, que vous avais-je dit? reprit La Mole.

— Monsieur de la Mole, dit le président, vous répondrez quand nous vous interrogerons; mais n'interrompez pas l'interrogatoire des autres.

— Ainsi, vous dites que c'est une femme?

— Sans doute, je le dis.

— Pourquoi alors a-t-elle une couronne et un manteau royal?

— Pardieu! dit Coconnas, c'est bien simple; parce que c'était…
La Mole se leva et mit un doigt sur sa bouche.

— C'est juste, dit Coconnas; qu'allais-je donc raconter, moi, comme si cela regardait ces messieurs!

— Vous persistez à dire que cette statue est une statue de femme?

— Oui, certainement, je persiste.

— Et vous refusez de dire quelle est cette femme?

— Une femme de mon pays, dit La Mole, que j'aimais et dont je voulais être aimé.

— Ce n'est pas vous qu'on interroge, monsieur de la Mole, s'écria le président; taisez-vous donc, ou l'on vous bâillonnera.

— … Bâillonnera! dit Coconnas; comment dites-vous cela, monsieur de la robe noire? On bâillonnera mon ami! … un gentilhomme! Allons donc!

— Faites entrer René, dit le procureur général Laguesle.

— Oui, faites entrer René, dit Coconnas, faites; nous allons voir un peu qui a raison, ici, de vous trois ou de nous deux.

René entra pâle, vieilli, presque méconnaissable pour les deux amis, courbé sous le poids du crime qu'il allait commettre, bien plus que de ceux qu'il avait commis.

— Maître René, dit le juge, reconnaissez-vous les deux accusés ici présents?

— Oui, monsieur, répondit René d'une voix qui trahissait son émotion.

— Pour les avoir vus où?

— En plusieurs lieux, et notamment chez moi.

— Combien de fois ont-ils été chez vous?

— Une seule.

À mesure que René parlait, la figure de Coconnas s'épanouissait. Le visage de La Mole, au contraire, demeurait grave comme s'il avait eu un pressentiment.

— Et à quelle occasion ont-ils été chez vous? René sembla hésiter un moment.

— Pour me commander une figure de cire, dit-il.

— Pardon, pardon, maître René, dit Coconnas, vous faites une petite erreur.

— Silence! dit le président. Puis se retournant vers René: Cette figurine, continua-t-il, est-elle une figure d'homme ou de femme?

— D'homme, répondit René.

Coconnas bondit comme s'il eût reçu une commotion électrique.

— D'homme! dit-il.

— D'homme, répéta René, mais d'une voix si faible qu'à peine le président l'entendit.

— Et pourquoi cette statue d'homme a-t-elle un manteau sur les épaules et une couronne sur la tête?

— Parce que cette statue représente un roi.

— Infâme menteur! cria Coconnas exaspéré.

— Tais-toi, Coconnas, tais-toi, interrompit La Mole, laisse dire cet homme, chacun est maître de perdre son âme.

— Mais non pas le corps des autres, mordi!

— Et que voulait dire cette aiguille d'acier que la statue avait dans le coeur, avec la lettre M écrite sur une petite bannière?

— L'aiguille simulait l'épée ou le poignard, la lettre M veut dire MORT.

Coconnas fit un mouvement pour étrangler René, quatre gardes le retinrent.

— C'est bien, dit le procureur Laguesle, le tribunal est suffisamment renseigné. Reconduisez les prisonniers dans les chambres d'attente.

— Mais, s'écriait Coconnas, il est impossible de s'entendre accuser de pareilles choses sans protester.

— Protestez, monsieur, on ne vous en empêche pas. Gardes, vous avez entendu? Les gardes s'emparèrent des deux accusés et les firent sortir, La Mole par une porte, Coconnas par l'autre.

Puis le procureur fit signe à cet homme que Coconnas avait aperçu dans l'ombre et lui dit:

— Ne vous éloignez pas, maître, vous aurez de la besogne cette nuit.

— Par lequel commencerai-je, monsieur? demanda l'homme en mettant respectueusement le bonnet à la main.

— Par celui-ci, dit le président en montrant La Mole qu'on apercevait encore comme une ombre entre les deux gardes.

Puis s'approchant de René, qui était resté debout et tremblant en attendant à son tour qu'on le reconduisît au Châtelet où il était enfermé:

— Bien, monsieur, lui dit-il, soyez tranquille, la reine et le roi sauront que c'est à vous qu'ils auront dû de connaître la vérité.

Mais au lieu de lui rendre de la force, cette promesse parut atterrer René, et il ne répondit qu'en poussant un profond soupir.

XXVII
La torture du brodequin

Ce fut seulement lorsqu'on l'eut reconduit dans son nouveau cachot et qu'on eut refermé la porte derrière lui, que Coconnas, abandonné à lui-même et cessant d'être soutenu par la lutte avec les juges et par sa colère contre René, commença la série de ses tristes réflexions.

— Il me semble, se dit-il à lui-même, que cela tourne au plus mal, et qu'il serait temps d'aller un peu à la chapelle. Je me défie des condamnations à mort; car incontestablement on s'occupe de nous condamner à mort à cette heure. Je me défie surtout des condamnations à mort qui se prononcent dans le huis clos d'un château fort devant des figures aussi laides que toutes ces figures qui m'entouraient. On veut sérieusement nous couper la tête, hum! hum! … Je reviens donc à ce que je disais, il serait temps d'aller à la chapelle.

Ces mots prononcés à demi-voix furent suivis d'un silence, et ce silence fut interrompu par un bruit sourd, étouffé, lugubre, et qui n'avait rien d'humain; ce cri sembla percer la muraille épaisse et vint vibrer sur le fer de ses barreaux.

Coconnas frissonna malgré lui: et cependant c'était un homme si brave que chez lui la valeur ressemblait à l'instinct des bêtes féroces; Coconnas demeura immobile à l'endroit où il avait entendu la plainte, doutant qu'une pareille plainte pût être prononcée par un être humain, et la prenant pour le gémissement du vent dans les arbres, ou pour un de ces mille bruits de la nuit qui semblent descendre ou monter des deux mondes inconnus entre lesquels tourne notre monde; alors une seconde plainte, plus douloureuse, plus profonde, plus poignante encore que la première, parvint à Coconnas, et cette fois, non seulement il distingua bien positivement l'expression de la douleur dans la voix humaine, mais encore il crut reconnaître dans cette voix celle de La Mole.

À cette voix, le Piémontais oublia qu'il était retenu par deux portes, par trois grilles et par une muraille épaisse de douze pieds; il s'élança de tout son poids contre cette muraille comme pour la renverser et voler au secours de la victime en s'écriant:

— On égorge donc quelqu'un ici? Mais il rencontra sur son chemin le mur auquel il n'avait pas pensé, et il tomba froissé du choc contre un banc de pierre sur lequel il s'affaissa. Ce fut tout.

— Oh! ils l'ont tué! murmura-t-il; c'est abominable! Mais c'est qu'on ne peut se défendre ici… rien, pas d'armes. Il étendit les mains autour de lui.

— Ah! cet anneau de fer, s'écria-t-il, je l'arracherai, et malheur à qui m'approchera!

Coconnas se releva, saisit l'anneau de fer, et d'une première secousse l'ébranla si violemment, qu'il était évident qu'avec deux secousses pareilles il le descellerait.

Mais soudain la porte s'ouvrit et une lumière produite par deux torches envahit le cachot.

— Venez, monsieur, lui dit la même voix grasseyante qui lui avait été déjà si particulièrement désagréable, et qui, pour se faire entendre cette fois trois étages au-dessous, ne lui parut pas avoir acquis le charme qui lui manquait; venez, monsieur, la cour vous attend.

— Bon, dit Coconnas lâchant son anneau, c'est mon arrêt que je vais entendre, n'est-ce pas?

— Oui, monsieur.

— Oh! je respire; marchons, dit-il. Et il suivit l'huissier, qui marchait devant lui de son pas compassé et tenant sa baguette noire. Malgré la satisfaction qu'il avait témoignée dans un premier mouvement, Coconnas jetait, tout en marchant, un regard inquiet à droite et à gauche, devant et derrière.

— Oh! oh! murmura-t-il, je n'aperçois pas mon digne geôlier; j'avoue que sa présence me manque.

On entra dans la salle que venaient de quitter les juges, et où demeurait seul debout un homme que Coconnas reconnut pour le procureur général, qui avait plusieurs fois, dans le cours de l'interrogatoire, porté la parole, et toujours avec une animosité facile à reconnaître.

En effet, c'était celui à qui Catherine, tantôt par lettre, tantôt de vive voix, avait particulièrement recommandé le procès.

Un rideau levé laissait voir le fond de cette chambre, et cette chambre, dont les profondeurs se perdaient dans l'obscurité, avait dans ses parties éclairées un aspect si terrible que Coconnas sentit que les jambes lui manquaient et s'écria:

— Oh! mon Dieu! Ce n'était pas sans cause que Coconnas avait poussé ce cri de terreur. Le spectacle était en effet des plus lugubres. La salle, cachée pendant l'interrogatoire par ce rideau, qui était levé maintenant, apparaissait comme le vestibule de l'enfer. Au premier plan on voyait un chevalet de bois garni de cordes, de poulies et d'autres accessoires tortionnaires. Plus loin flambait un brasier qui reflétait ses lueurs rougeâtres sur tous les objets environnants, et qui assombrissait encore la silhouette de ceux qui se trouvaient entre Coconnas et lui. Contre une des colonnes qui soutenaient la voûte, un homme immobile comme une statue se tenait debout une corde à la main. On eût dit qu'il était de la même pierre que la colonne à laquelle il adhérait. Sur les murs au-dessus des bancs de grès, entre des anneaux de fer, pendaient des chaînes et reluisaient des lames.

— Oh! murmura Coconnas, la salle de la torture toute préparée et qui semble ne plus attendre que le patient! Qu'est-ce que cela signifie?

— À genoux, Marc-Annibal Coconnas, dit une voix qui fit relever la tête du gentilhomme, à genoux pour entendre l'arrêt qui vient d'être rendu contre vous!

C'était une de ces invitations contre lesquelles toute la personne d'Annibal réagissait instinctivement.

Mais comme elle était en train de réagir, deux hommes appuyèrent leurs mains sur son épaule d'une façon si inattendue et surtout si pesante, qu'il tomba les deux genoux sur la dalle.

La voix continua:

«Arrêt rendu par la cour séant au donjon de Vincennes contre Marc- Annibal de Coconnas, atteint et convaincu du crime de lèse- majesté, de tentative d'empoisonnement, de sortilège et de magie contre la personne du roi, du crime de conspiration contre la sûreté de l'État, comme aussi pour avoir entraîné, par ses pernicieux conseils, un prince du sang à la rébellion…»

À chacune de ces imputations, Coconnas avait hoché la tête en battant la mesure comme font les écoliers indociles.

Le juge continua:

«En conséquence de quoi, sera ledit Marc-Annibal de Coconnas conduit de la prison à la place Saint-Jean-en-Grève pour y être décapité; ses biens seront confisqués, ses hautes futaies coupées à la hauteur de six pieds, ses châteaux ruinés, et en l'air un poteau planté avec une plaque de cuivre qui constatera le crime et le châtiment…»

— Pour ma tête, dit Coconnas, je crois bien qu'on la tranchera, car elle est en France et fort aventurée même. Quant à mes bois de haute futaie, et quant à mes châteaux je défie toutes les scies et toutes les pioches du royaume très chrétien de mordre dedans.

— Silence! fit le juge. Et il continua: «De plus sera ledit
Coconnas…»

— Comment! interrompit Coconnas, il me sera fait quelque chose encore après la décapitation? Oh! oh! cela me paraît bien sévère.

— Non, monsieur, dit le juge: avant…

Et il reprit:

«Et sera de plus ledit Coconnas, avant l'exécution du jugement, appliqué à la question extraordinaire qui est des dix coins.»

Coconnas bondit, foudroyant le juge d'un regard étincelant.

— Et pour quoi faire? s'écria-t-il, ne trouvant pas d'autres mots que cette naïveté pour exprimer la foule de pensées qui venaient de surgir dans son esprit.

En effet, cette torture était pour Coconnas le renversement complet de ses espérances; il ne serait conduit à la chapelle qu'après la torture, et de cette torture on mourait souvent; on en mourait d'autant mieux qu'on était plus brave et plus fort, car alors on regardait comme une lâcheté d'avouer; et tant qu'on n'avouait pas, la torture continuait, et non seulement continuait, mais redoublait de force.

Le juge se dispensa de répondre à Coconnas, la suite de l'arrêt répondant pour lui; seulement il continua: «Afin de le forcer d'avouer ses complices, complots et machinations dans le détail.»

— Mordi! s'écria Coconnas, voilà ce que j'appelle une infamie; voilà ce que j'appelle bien plus qu'une infamie, voilà ce que j'appelle une lâcheté.

Accoutumé aux colères des victimes, colères que la souffrance calme en les changeant en larmes, le juge impassible ne fit qu'un seul geste.

Coconnas, saisi par les pieds et par les épaules, fut renversé, emporté, couché et attaché sur le lit de la question avant d'avoir pu regarder même ceux qui lui faisaient cette violence.

— Misérables! hurlait Coconnas, secouant dans un paroxysme de fureur le lit et les tréteaux de manière à faire reculer les tourmenteurs eux-mêmes; misérables! torturez-moi, brisez-moi, mettez-moi en morceaux, vous ne saurez rien, je vous le jure! Ah! vous croyez que c'est avec des morceaux de bois ou avec des morceaux de fer qu'on fait parler un gentilhomme de mon nom! Allez, allez, je vous en défie.

— Préparez-vous à écrire, greffier, dit le juge.

— Oui, prépare-toi! hurla Coconnas, et si tu écris tout ce que je vais vous dire à tous, infâmes bourreaux, tu auras de l'ouvrage. Écris, écris.

— Voulez-vous faire des révélations? dit le juge de sa même voix calme.

— Rien, pas un mot; allez au diable!

— Vous réfléchirez, monsieur, pendant les préparatifs. Allons, maître, ajustez les bottines à monsieur.

À ces mots, l'homme qui était resté debout et immobile jusque-là, les cordes à la main, se détacha de la colonne, et d'un pas lent s'approcha de Coconnas, qui se retourna de son côté pour lui faire la grimace.

C'était maître Caboche, le bourreau de la prévôté de Paris.

Un douloureux étonnement se peignit sur les traits de Coconnas, qui, au lieu de crier et de s'agiter, demeura immobile et ne pouvant détacher ses yeux du visage de cet ami oublié qui reparaissait en un pareil moment.

Caboche, sans qu'un seul muscle de son visage fût agité, sans qu'il parût avoir jamais vu Coconnas autre part que sur le chevalet, lui introduisit deux planches entre les jambes, lui plaça deux autres planches pareilles en dehors des jambes, et ficela le tout avec la corde qu'il tenait à la main.

C'était cet appareil qu'on appelait les brodequins.

Pour la question ordinaire, on enfonçait six coins entre les deux planches, qui en s'écartant broyaient les chairs.

Pour la question extraordinaire, on enfonçait dix coins, et alors les planches, non seulement broyaient les chairs, mais faisaient éclater les os.

L'opération préliminaire terminée, maître Caboche introduisit l'extrémité du coin entre les deux planches; puis, son maillet à la main, agenouillé sur un seul genou, il regarda le juge.

— Voulez-vous parler? demanda celui-ci.

— Non, répondit résolument Coconnas, quoiqu'il sentît la sueur perler sur son front et ses cheveux se dresser sur sa tête.

— En ce cas, allez, dit le juge, premier coin de l'ordinaire. Caboche leva son bras armé d'un lourd maillet et assena un coup terrible sur le coin, qui rendit un son mat.

Le chevalet trembla.

Coconnas ne laissa point échapper une plainte à ce premier coin, qui, d'ordinaire, faisait gémir les plus résolus. Il y eut même plus: la seule expression qui se peignit sur son visage fut celle d'un indicible étonnement. Il regarda avec des yeux stupéfaits Caboche, qui, le bras levé, à demi retourné vers le juge, s'apprêtait à redoubler.

— Quelle était votre intention en vous cachant dans la forêt? demanda le juge.

— De nous asseoir à l'ombre, répondit Coconnas.

— Allez, dit le juge. Caboche appliqua un second coup, qui résonna comme le premier. Mais pas plus qu'au premier coup Coconnas ne sourcilla, et son oeil continua de regarder le bourreau avec la même expression. Le juge fronça le sourcil.

— Voilà un chrétien bien dur, murmura-t-il; le coin est-il entré jusqu'au bout, maître?

Caboche se baissa comme pour examiner; mais en se baissant il dit tout bas à Coconnas:

— Mais criez donc, malheureux! Puis se relevant:

— Jusqu'au bout, monsieur, dit-il.

— Second coin de l'ordinaire, reprit froidement le juge. Les quatre mots de Caboche expliquaient tout à Coconnas. Le digne bourreau venait de rendre à son ami le plus grand service qui se puisse rendre de bourreau à gentilhomme. Il lui épargnait plus que la douleur, il lui épargnait la honte des aveux, en lui enfonçant entre les jambes des coins de cuir élastiques, dont la partie supérieure était seulement garnie de bois, au lieu de lui enfoncer des coins de chêne. De plus, il lui laissait toute sa force pour faire face à l'échafaud.

— Ah brave, brave Caboche, murmura Coconnas, sois tranquille, va, je vais crier, puisque tu me le demandes, et si tu n'es pas content, tu seras difficile.

Pendant ce temps, Caboche avait introduit entre les planches l'extrémité d'un coin plus gros encore que le premier.

— Allez, dit le juge.

À ce mot, Caboche frappa comme s'il se fût agi de démolir d'un seul coup le donjon de Vincennes.

— Ah! ah! hou! hou! cria Coconnas sur les intonations les plus variées. Mille tonnerres, vous me brisez les os, prenez donc garde!

— Ah! dit le juge en souriant, le second fait son effet; cela m'étonnait aussi. Coconnas respira comme un soufflet de forge.

— Que faisiez-vous donc dans la forêt? répéta le juge.

— Eh! mordieu! je vous l'ai déjà dit, je prenais le frais.

— Allez, dit le juge.

— Avouez, lui glissa Caboche à l'oreille.

— Quoi?

— Tout ce que vous voudrez, mais avouez quelque chose. Et il donna le second coup non moins bien appliqué que le premier. Coconnas pensa s'étrangler à force de crier.

— Oh! là, là, dit-il. Que désirez-vous savoir, monsieur? par ordre de qui j'étais dans le bois?

— Oui, monsieur.

— J'y étais par ordre de M. d'Alençon.

— Écrivez, dit le juge.

— Si j'ai commis un crime en tendant un piège au roi de Navarre, continua Coconnas, je n'étais qu'un instrument, monsieur, et j'obéissais à mon maître.

Le greffier se mit à écrire.

— Oh! tu m'as dénoncé, face blême, murmura le patient, attends, attends.

Et il raconta la visite de François au roi de Navarre, les entrevues entre de Mouy et M. d'Alençon, l'histoire du manteau rouge, le tout en hurlant par réminiscence et en se faisant ajouter de temps en temps un coup de marteau.

Enfin il donna tant de renseignements précis, véridiques, incontestables, terribles contre M. le duc d'Alençon; il fit si bien paraître ne les accorder qu'à la violence des douleurs; il grimaça, rugit, se plaignit si naturellement et sur tant d'intonations différentes, que le juge lui-même finit par s'effaroucher d'avoir à enregistrer des détails si compromettants pour un fils de France.

— Eh bien, à la bonne heure! disait Caboche, voici un gentilhomme à qui il n'est pas besoin de dire les choses à deux fois et qui fait bonne mesure au greffier. Jésus-Dieu! que serait-ce donc, si, au lieu d'être de cuir, les coins étaient de bois!

Aussi fit-on grâce à Coconnas du dernier coin de l'extraordinaire; mais, sans compter celui-là, il avait eu affaire à neuf autres, ce qui suffisait parfaitement à lui mettre les jambes en bouillie.

Le juge fit valoir à Coconnas la douceur qu'il lui accordait en faveur de ses aveux et se retira.

Le patient resta seul avec Caboche.

— Eh bien, lui demanda celui-ci, comment allons-nous, mon gentilhomme?

— Ah! mon ami! mon brave ami, mon cher Caboche! dit Coconnas, sois certain que je serai reconnaissant toute ma vie de ce que tu viens de faire pour moi.

— Peste! vous avez raison, monsieur, car si on savait ce que j'ai fait pour vous, c'est moi qui prendrais votre place sur ce chevalet, et on ne me ménagerait point, moi, comme je vous ai ménagé.

— Mais comment as-tu eu l'ingénieuse idée…

— Voilà, dit Caboche tout en entortillant les jambes de Coconnas dans des linges ensanglantés: j'ai su que vous étiez arrêté, j'ai su qu'on faisait votre procès, j'ai su que la reine Catherine voulait votre mort; j'ai deviné qu'on vous donnerait la question, et j'ai pris mes précautions en conséquence.

— Au risque de ce qui pouvait arriver?

— Monsieur, dit Caboche, vous êtes le seul gentilhomme qui m'ait donné la main, et l'on a de la mémoire et un coeur, tout bourreau qu'on est, et peut-être même parce qu'on est bourreau. Vous verrez demain comme je ferai proprement ma besogne.

— Demain? dit Coconnas.

— Sans doute, demain.

— Quelle besogne? Caboche regarda Coconnas avec stupéfaction.

— Comment, quelle besogne? avez-vous donc oublié l'arrêt?

— Ah! oui, en effet, l'arrêt, dit Coconnas, je l'avais oublié. Le fait est que Coconnas ne l'avait point oublié, mais qu'il n'y pensait pas. Ce à quoi il pensait, c'était à la chapelle, au couteau caché sous la nappe sacrée, à Henriette et à la reine, à la porte de la sacristie et aux deux chevaux attendant à la lisière de la forêt; ce à quoi il pensait, c'était à la liberté, c'était à la course en plein air, c'était à la sécurité au-delà des frontières de France.

— Maintenant, dit Caboche, il s'agit de vous faire passer adroitement du chevalet sur la litière. N'oubliez pas que pour tout le monde, et même pour mes valets, vous avez les jambes brisées, et qu'à chaque mouvement vous devez pousser un cri.

— Aïe! fit Coconnas rien qu'en voyant les deux valets approcher de lui la litière.

— Allons! allons! un peu de courage, dit Caboche; si vous criez déjà, que direz-vous donc tout à l'heure?

— Mon cher Caboche, dit Coconnas, ne me laissez pas toucher, je vous en supplie, par vos estimables acolytes; peut-être n'auraient-ils pas la main aussi légère que vous.

— Posez la litière près du chevalet, dit maître Caboche.

Les deux valets obéirent. Maître Caboche prit Coconnas dans ses bras comme il aurait fait d'un enfant, et le déposa couché sur le brancard; mais malgré toutes ces précautions, Coconnas poussa des cris féroces. Le brave guichetier parut alors avec une lanterne.

— À la chapelle, dit-il.

Et les porteurs de Coconnas se mirent en route après que Coconnas eut donné à Caboche une seconde poignée de main.

La première avait trop bien réussi au Piémontais pour qu'il fît désormais le difficile.

XXVIII
La chapelle

Le lugubre cortège traversa dans le plus profond silence les deux ponts-levis du donjon et la grande cour du château qui mène à la chapelle, et aux vitraux de laquelle une pâle lumière colorait les figures livides des apôtres en robes rouges.

Coconnas aspirait avidement l'air de la nuit, quoique cet air fût tout chargé de pluie. Il regardait l'obscurité profonde et s'applaudissait de ce que toutes ces circonstances étaient propices à sa fuite et à celle de son compagnon.

Il lui fallut toute sa volonté, toute sa prudence, toute sa puissance sur lui-même pour ne pas sauter en bas de la litière dès que, porté dans la chapelle, il aperçut dans le choeur, et à trois pas de l'autel, une masse gisante dans un grand manteau blanc.

C'était La Mole.

Les deux soldats qui accompagnaient la litière s'étaient arrêtés en dehors de la porte.

— Puisqu'on nous fait cette suprême grâce de nous réunir encore une fois, dit Coconnas, alanguissant sa voix, portez-moi près de mon ami.

Les porteurs n'avaient aucun ordre contraire, ils ne firent donc aucune difficulté d'accorder la demande de Coconnas.

La Mole était sombre et pâle, sa tête était appuyée au marbre de la muraille; ses cheveux noirs, baignés d'une sueur abondante, qui donnait à son visage la mate pâleur de l'ivoire, semblaient avoir conservé leur raideur après s'être hérissés sur sa tête.

Sur un signe du porte-clefs les deux valets s'éloignèrent pour aller chercher le prêtre que demanda Coconnas.

C'était le signal convenu.

Coconnas les suivait des yeux avec anxiété; mais il n'était pas le seul dont le regard ardent était fixé sur eux. À peine eurent-ils disparu, que deux femmes s'élancèrent de derrière l'autel et firent irruption dans le choeur avec des frémissements de joie qui les précédaient, agitant l'air comme le souffle chaud et bruyant qui précède l'orage.

Marguerite se précipita vers La Mole et le saisit dans ses bras.

La Mole poussa un cri terrible, un de ces cris comme en avait entendu Coconnas dans son cachot et qui avaient failli le rendre fou.

— Mon Dieu! qu'y a-t-il donc, La Mole? dit Marguerite se reculant d'effroi. La Mole poussa un gémissement profond et porta ses mains à ses yeux comme pour ne pas voir Marguerite.

Marguerite fut épouvantée plus encore de ce silence et de ce geste que du cri de douleur qu'avait poussé La Mole.

— Oh! s'écria-t-elle, qu'as-tu donc? tu es tout en sang.

Coconnas, qui s'était élancé vers l'autel, qui avait pris le poignard, qui tenait déjà Henriette enlacée, se retourna.

— Lève-toi donc, disait Marguerite, lève-toi donc, je t'en supplie! tu vois bien que le moment est venu.

Un sourire effrayant de tristesse passa sur les lèvres blêmes de
La Mole, qui semblait ne plus devoir sourire.

— Chère reine! dit le jeune homme, vous aviez compté sans Catherine, et par conséquent sans un crime. J'ai subi la question, mes os sont rompus, tout mon corps n'est qu'une plaie, et le mouvement que je fais en ce moment pour appuyer mes lèvres sur votre front me cause des douleurs pires que la mort.

Et en effet, avec effort et tout pâlissant, La Mole appuya ses lèvres sur le front de la reine.

— La question! s'écria Coconnas; mais moi aussi je l'ai subie; mais le bourreau n'a-t-il donc pas fait pour toi ce qu'il a fait pour moi?

Et Coconnas raconta tout.

— Ah! dit La Mole, cela se comprend: tu lui as donné la main le jour de notre visite; moi j'ai oublié que tous les hommes sont frères, j'ai fait le dédaigneux. Dieu me punit de mon orgueil, merci à Dieu!

La Mole joignit les mains. Coconnas et les deux femmes échangèrent un regard d'indicible terreur.

— Allons, allons, dit le geôlier, qui avait été jusqu'à la porte pour écouter et qui était revenu, allons, ne perdez pas de temps, cher monsieur de Coconnas; mon coup de dague, et arrangez-moi cela en digne gentilhomme, car ils vont venir.

Marguerite s'était agenouillée près de La Mole, pareille à ces figures de marbre courbées sur un tombeau, près du simulacre de celui qu'il renferme.

— Allons, ami, dit Coconnas, du courage! je suis fort, je t'emporterai, je te placerai sur ton cheval, je te tiendrai même devant moi si tu ne peux te soutenir sur la selle, mais partons, partons; tu entends bien ce que nous dit ce brave homme, il s'agit de ta vie.

La Mole fit un effort surhumain, un effort sublime.

— C'est vrai, il s'agit de ta vie, dit-il. Et il essaya de se soulever. Annibal le prit sous le bras et le dressa debout. La Mole, pendant ce temps, n'avait fait entendre qu'une espèce de rugissement sourd; mais au moment où Coconnas le lâchait pour aller au guichetier, et lorsque le patient ne fut plus soutenu que par les bras des deux femmes, ses jambes plièrent, et, malgré les efforts de Marguerite en larmes, il tomba comme une masse, et le cri déchirant qu'il ne put retenir fit retentir la chapelle d'un écho lugubre qui vibra longtemps sous ses voûtes.

— Vous voyez, dit La Mole avec un accent de détresse, vous voyez, ma reine, laissez-moi donc, abandonnez-moi donc avec un dernier adieu de vous. Je n'ai point parlé, Marguerite, votre secret est donc demeuré enveloppé dans mon amour, et mourra tout entier avec moi. Adieu, ma reine, adieu…

Marguerite, presque inanimée elle-même, entoura de ses bras cette tête charmante, et y imprima un baiser presque religieux.

— Toi, Annibal, dit La Mole, toi que les douleurs ont épargné, toi qui es jeune encore et qui peux vivre, fuis, mon ami, donne- moi cette consolation suprême de te savoir en liberté.

— L'heure passe, cria le geôlier, allons, hâtez-vous. Henriette essayait d'entraîner doucement Annibal, tandis que Marguerite à genoux devant La Mole, les cheveux épars et les yeux ruisselants, semblait une Madeleine.

— Fuis, Annibal, reprit La Mole, fuis, ne donne pas à nos ennemis le joyeux spectacle de la mort de deux innocents.

Coconnas repoussa doucement Henriette qui l'attirait vers la porte, et d'un geste si solennel qu'il en était devenu majestueux:

— Madame, dit-il, donnez d'abord les cinq cents écus que nous avons promis à cet homme.

— Les voici, dit Henriette.

Alors se retournant vers La Mole et secouant tristement la tête:

— Quant à toi, bon La Mole, dit-il, tu me fais injure en pensant un instant que je puisse te quitter. N'ai-je pas juré de vivre et de mourir avec toi? Mais tu souffres tant, pauvre ami, que je te pardonne.

Et il se recoucha résolument près de son ami, vers lequel il pencha sa tête et dont il effleura le front avec ses lèvres.

Puis il attira doucement, doucement, comme une mère ferait pour son enfant, la tête de son ami, qui glissa contre la muraille et vint se reposer sur sa poitrine.

Marguerite était sombre. Elle avait ramassé le poignard que venait de laisser tomber Coconnas.

— Ô ma reine, dit, en étendant les bras vers elle, La Mole, qui comprenait sa pensée; ô ma reine, n'oubliez pas que je meurs pour éteindre jusqu'au moindre soupçon de notre amour!

— Mais que puis-je donc faire pour toi, s'écria Marguerite désespérée, si je ne puis pas même mourir avec toi?

— Tu peux faire, dit La Mole, tu peux faire que la mort me sera douce, et viendra en quelque sorte à moi avec un visage souriant.

Marguerite se rapprocha de lui en joignant les mains comme pour lui dire de parler.

— Te rappelles-tu ce soir, Marguerite, où, en échange de ma vie que je t'offrais alors et que je te donne aujourd'hui, tu me fis une promesse sacrée?…

Marguerite tressaillit.

— Ah! tu te rappelles, dit La Mole, car tu frissonnes.

— Oui, oui, je me la rappelle, dit Marguerite, et sur mon âme,
Hyacinthe, cette promesse, je la tiendrai.

Marguerite étendit de sa place la main vers l'autel, comme pour prendre une seconde fois Dieu à témoin de son serment.

Le visage de La Mole s'éclaira comme si la voûte de la chapelle se fût ouverte, et qu'un rayon céleste eût descendu jusqu'à lui.

— On vient, on vient, dit le geôlier. Marguerite poussa un cri, et se précipita vers La Mole, mais la crainte de redoubler ses douleurs l'arrêta tremblante devant lui.

Henriette posa ses lèvres sur le front de Coconnas et lui dit:

— Je te comprends, mon Annibal, et je suis fière de toi. Je sais bien que ton héroïsme te fait mourir, mais je t'aime pour ton héroïsme. Devant Dieu je t'aimerai toujours avant et plus que toute chose, et ce que Marguerite a juré de faire pour La Mole, sans savoir quelle chose cela est, je te jure que pour toi aussi je le ferai.

Et elle tendit sa main à Marguerite.

— C'est bien parler cela; merci, dit Coconnas.

— Avant de me quitter, ma reine, dit La Mole, une dernière grâce: donnez-moi un souvenir quelconque de vous, que je puisse baiser en montant à l'échafaud.

— Oh oui! s'écria Marguerite, tiens! …

Et elle détacha de son cou un petit reliquaire d'or soutenu par une chaîne du même métal.

— Tiens, dit-elle, voici une relique sainte que je porte depuis mon enfance; ma mère me la passa au cou quand j'étais toute petite et qu'elle m'aimait encore; elle vient de notre oncle le pape Clément; je ne l'ai jamais quittée. Tiens, prends-la.

La Mole la prit et la baisa avidement.

— On ouvre la porte, dit le geôlier; fuyez, mesdames! fuyez! Les deux femmes s'élancèrent derrière l'autel, où elles disparurent. Au même moment le prêtre entrait.

XXIX
La place Saint-Jean-en-Grève

Il est sept heures du matin; la foule attendait bruyante sur les places, dans les rues et sur les quais.

À dix heures du matin, un tombereau, le même dans lequel les deux amis, après leur duel, avaient été ramenés évanouis au Louvre, était parti de Vincennes, traversait lentement la rue Saint- Antoine, et sur son passage les spectateurs, si pressés qu'ils s'écrasaient les uns les autres, semblaient des statues aux yeux fixes et à la bouche glacée.

C'est qu'en effet il y avait ce jour-là un spectacle déchirant, offert par la reine mère à tout le peuple de Paris.

Dans ce tombereau, dont nous avons parlé, et qui s'acheminait à travers les rues, couchés sur quelques brins de paille, deux jeunes gens, la tête nue et complètement vêtus de noir, s'appuyaient l'un contre l'autre. Coconnas portait sur ses genoux La Mole, dont la tête dépassait les traverses du tombereau et dont les yeux vagues erraient ça et là.

Et cependant la foule, pour plonger son regard avide jusqu'au fond de la voiture, se pressait, se levait, se haussait, montant sur les bornes, s'accrochant aux anfractuosités des murailles, et paraissait satisfaite lorsqu'elle était parvenue à ne pas laisser vierge de son regard un seul point des deux corps qui sortaient de la souffrance pour aller à la destruction.

Il avait été dit que La Mole mourait sans avoir avoué un seul des faits qui lui étaient imputés, tandis qu'au contraire, assurait- on, Coconnas n'avait pu supporter la douleur et avait tout révélé.

Aussi, criait-on de tous côtés:

— Voyez, voyez le rouge! c'est lui qui a parlé, c'est lui qui a tout dit; c'est un lâche qui est cause de la mort de l'autre. L'autre, au contraire, est un brave et n'a rien avoué.

Les deux jeunes gens entendaient bien, l'un les louanges, l'autre les injures qui accompagnaient leur marche funèbre, et tandis que La Mole serrait les mains de son ami, un sublime dédain éclatait sur la figure du Piémontais, qui, du haut du tombereau immonde, regardait la foule stupide comme il l'eût regardée d'un char triomphal.

L'infortune avait fait son oeuvre céleste, elle avait ennobli la figure de Coconnas, comme la mort allait diviniser son âme.

— Sommes-nous bientôt arrivés? demanda La Mole; je n'en puis plus, ami, et je crois que je vais m'évanouir.

— Attends, attends, La Mole, nous allons passez devant la rue
Tizon et devant la rue Cloche-Percée, regarde, regarde un peu.

— Oh! soulève-moi, soulève-moi, que je voie encore une fois cette bienheureuse maison.

Coconnas étendit la main et toucha l'épaule du bourreau, il était assis sur le devant du tombereau, et conduisait le cheval.

— Maître, lui dit-il, rends-nous ce service de t'arrêter un instant en face de la rue Tizon.

Caboche fit de la tête un mouvement d'adhésion, et, arrivé en face de la rue Tizon, il s'arrêta.

La Mole se souleva avec effort, aidé par Coconnas; regarda, l'oeil voilé par une larme, cette petite maison silencieuse, muette et close comme un tombeau; un soupir gonfla sa poitrine, et à voix basse:

— Adieu, murmura-t-il; adieu, la jeunesse, l'amour, la vie. Et il laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

— Courage! dit Coconnas, nous retrouverons peut-être tout cela là-haut.

— Crois-tu? murmura La Mole.

— Je le crois parce que le prêtre me l'a dit, et surtout parce que je l'espère. Mais ne t'évanouis pas, mon ami! ces misérables qui nous regardent riraient de nous.

Caboche entendit ces derniers mots; et fouettant son cheval d'une main, il tendit de l'autre à Coconnas, et sans que personne le pût voir, une petite éponge imprégnée d'un révulsif si violent que La Mole, après l'avoir respiré et s'en être frotté les tempes, s'en trouva rafraîchi et ranimé.

— Ah! dit La Mole, je renais. Et il baisa le reliquaire suspendu à son cou par la chaîne d'or. En arrivant à l'angle du quai et en tournant le charmant petit édifice bâti par Henri II, on aperçut l'échafaud se dressant comme une plate-forme nue et sanglante: cette plate-forme dominait toutes les têtes.

— Ami, dit La Mole, je voudrais bien mourir le premier.

Coconnas toucha une seconde fois de sa main l'épaule du bourreau.

— Qu'y a-t-il, mon gentilhomme? demanda celui-ci en se retournant.

— Brave homme, dit Coconnas, tu tiens à me faire plaisir, n'est- ce pas? tu me l'as dit, du moins.

— Oui, et je vous le répète.

— Voilà mon ami qui a plus souffert que moi, et qui, par conséquent, a moins de force…

— Eh bien?

— Eh bien, il me dit qu'il souffrirait trop de me voir mourir le premier. D'ailleurs, si je mourais le premier, il n'aurait personne pour le porter sur l'échafaud.

— C'est bien, c'est bien, dit Caboche en essuyant une larme avec le dos de sa main; soyez tranquille, on fera ce que vous désirez.

— Et d'un seul coup, n'est-ce pas? dit à voix basse le
Piémontais.

— D'un seul.

— C'est bien… si vous avez à vous reprendre, reprenez-vous sur moi. Le tombereau s'arrêta, on était arrivé. Coconnas mit son chapeau sur sa tête.

Une rumeur semblable à celle des flots de la mer bruit aux oreilles de La Mole. Il voulut se lever, mais les forces lui manquèrent; et il fallut que Caboche et Coconnas le soutinssent sous les bras.

La place était pavée de têtes, les marches de l'Hôtel de Ville semblaient un amphithéâtre peuplé de spectateurs. Chaque fenêtre donnait passage à des visages animés dont les regards semblaient flamboyer.

Quand on vit le beau jeune homme qui ne pouvait plus se soutenir sur ses jambes brisées faire un effort suprême pour aller de lui- même à l'échafaud, une clameur immense s'éleva comme un cri de désolation universelle. Les hommes rugissaient, les femmes poussaient des gémissements plaintifs.

— C'était un des premiers raffinés de la cour, disaient les hommes, et ce n'était pas à Saint-Jean-en-Grève qu'il devait mourir, c'était au Pré-aux-Clercs.

— Qu'il est beau! qu'il est pâle! disaient les femmes; c'est celui qui n'a point parlé.

— Ami, dit La Mole, je ne puis me soutenir! Porte-moi!

— Attends, dit Coconnas. Il fit un signe au bourreau, qui s'écarta; puis, se baissant, il prit La Mole dans ses bras comme il eût fait d'un enfant, et monta sans chanceler, chargé de son fardeau, l'escalier de la plate-forme où il déposa La Mole, au milieu des cris frénétiques et des applaudissements de la foule. Coconnas leva son chapeau de dessus sa tête, et salua. Puis il jeta son chapeau près de lui sur l'échafaud.

— Regarde autour de nous, dit La Mole, ne les aperçois-tu pas quelque part?

Coconnas jeta lentement un regard circulaire tout autour de la place, et, arrivé sur un point, il s'arrêta, étendant, sans détourner les yeux, sa main, qui toucha l'épaule de son ami.

— Regarde, dit-il, regarde la fenêtre de cette petite tourelle.

Et de son autre main il montrait à La Mole le petit monument qui existe encore aujourd'hui entre la rue de la Vannerie et la rue du Mouton, un des débris des siècles passés.

Deux femmes vêtues de noir se tenaient appuyées l'une à l'autre, non pas à la fenêtre, mais un peu en arrière.

— Ah! fit La Mole, je ne craignais qu'une chose, c'était de mourir sans la revoir. Je l'ai revue, je puis mourir. Et, les yeux avidement fixés sur la petite fenêtre, il porta le reliquaire à sa bouche et le couvrit de baisers. Coconnas saluait les deux femmes avec toutes les grâces qu'il se fût données dans un salon. En réponse à ce signe elles agitèrent leurs mouchoirs tout trempés de larmes.

Caboche, à son tour, toucha du doigt l'épaule de Coconnas, et lui fit des yeux un signe significatif.

— Oui, oui, dit le Piémontais. Alors se retournant vers La Mole:

— Embrasse-moi, lui dit-il, et meurs bien. Cela ne sera point difficile, ami, tu es si brave!

— Ah! dit La Mole, il n'y a pas de mérite à moi de mourir bien, je souffre tant!

Le prêtre s'approcha, et tendit un crucifix à La Mole, qui lui montra en souriant le reliquaire qu'il tenait à la main.

— N'importe, dit le prêtre, demandez toujours la force à celui qui a souffert ce que vous allez souffrir. La Mole baisa les pieds du Christ.

— Recommandez-moi, dit-il, aux prières des Dames de la benoîte
Sainte Vierge.

— Hâte-toi, hâte-toi, La Mole, dit Coconnas, tu me fais tant de mal que je sens que je faiblis.

— Je suis prêt, dit La Mole.

— Pourrez-vous tenir votre tête bien droite? dit Caboche apprêtant son épée derrière La Mole agenouillé.

— Je l'espère, dit celui-ci.

— Alors tout ira bien.

— Mais vous, dit La Mole, vous n'oublierez pas ce que je vous ai demandé; ce reliquaire vous ouvrira les portes.

— Soyez tranquille. Mais essayez un peu de tenir la tête droite.

La Mole redressa le cou, et tournant les yeux vers la petite tourelle:

— Adieu, Marguerite, dit-il, sois bé… Il n'acheva pas. D'un revers de son glaive rapide et flamboyant comme un éclair, Caboche fit tomber d'un seul coup la tête, qui alla rouler aux pieds de Coconnas.

Le corps s'étendit doucement comme s'il se couchait.

Un cri immense retentit formé de mille cris, et dans toutes ces voix de femmes il sembla à Coconnas qu'il avait entendu un accent plus douloureux que tous les autres.

— Merci, mon digne ami, merci, dit Coconnas, qui tendit une troisième fois la main au bourreau.

— Mon fils, dit le prêtre à Coconnas, n'avez-vous rien à confier à Dieu?

— Ma foi, non, mon père, dit le Piémontais; tout ce que j'aurais à lui dire, je vous l'ai dit à vous-même hier. Puis se retournant vers Caboche:

— Allons, bourreau, mon dernier ami, dit-il, encore un service.

Et avant de s'agenouiller il promena sur la foule un regard si calme et si serein qu'un murmure d'admiration vint caresser son oreille et faire sourire son orgueil. Alors pressant la tête de son ami et déposant un baiser sur ses lèvres violettes, il jeta un dernier regard sur la tourelle; et s'agenouillant, tout en conservant cette tête bien-aimée entre ses mains:

— À moi, dit-il. Il n'avait pas achevé ces mots que Caboche avait fait voler sa tête.

Ce coup fait, un tremblement convulsif s'empara du digne homme.

— Il était temps que cela finît, murmura-t-il. Pauvre enfant!

Et il tira avec peine des mains crispées de La Mole le reliquaire d'or; il jeta son manteau sur les tristes dépouilles que le tombereau devait ramener chez lui.

Le spectacle étant fini, la foule s'écoula.

XXX
La tour du Pilori

La nuit venait de descendre sur la ville frémissante encore du bruit de ce supplice, dont les détails couraient de bouche en bouche assombrir dans chaque maison l'heure joyeuse du souper de famille.

Cependant, tout au contraire de la ville, qui était silencieuse et lugubre, le Louvre était bruyant, joyeux et illuminé. C'est qu'il y avait grande fête au palais. Une fête commandée par Charles IX, une fête qu'il avait indiquée pour le soir, en même temps qu'il indiquait le supplice pour le matin.

La reine de Navarre avait reçu, dès la veille au soir, l'ordre de s'y trouver, et, dans l'espérance que La Mole et Coconnas seraient sauvés dans la nuit, dans la conviction que toutes les mesures étaient bien prises pour leur salut, elle avait répondu à son frère qu'elle ferait selon ses désirs.

Mais depuis qu'elle avait perdu tout espoir, par la scène de la chapelle; depuis qu'elle avait, dans un dernier mouvement de pitié pour cet amour, le plus grand et le plus profond qu'elle avait éprouvé de sa vie, assisté à l'exécution, elle s'était bien promis que ni prières ni menaces ne la feraient assister à une fête joyeuse au Louvre le même jour où elle avait vu une fête si lugubre en Grève.

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