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La religieuse

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Après avoir été administrée, je tombai dans une espèce de léthargie; on désespéra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps me tâter le pouls; je sentais des mains se promener sur mon visage, et j'entendais différentes voix qui disaient, comme dans le lointain: «Il remonte... Son nez est froid... Elle n'ira pas à demain... Le rosaire et le christ vous resteront...» Et une autre voix courroucée qui disait: «Éloignez-vous, éloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous pas assez tourmentée?...» Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait point quittée; elle avait passé la nuit à me secourir, à répéter les prières des agonisants, à me faire baiser le christ et à l'approcher de ses lèvres, après l'avoir séparé des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un profond soupir, que c'était le dernier; et elle se mit à jeter des cris et à m'appeler son amie; à dire: «Mon Dieu, ayez pitié d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son âme! Chère amie! quand vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de sœur Ursule...» Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main.

M. Bouvard15 arriva dans ce moment; c'est le médecin de la maison; cet homme est habile, à ce qu'on dit, mais il est despote, orgueilleux et dur. Il écarta mon amie avec violence; il me tâta le pouls et la peau; il était accompagné de la supérieure et de ses favorites. Il fit quelques questions monosyllabiques sur ce qui s'était passé; il répondit: «Elle s'en tirera.» Et regardant la supérieure, à qui ce mot ne plaisait pas: «Oui, madame, lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est bonne, la fièvre est tombée, et la vie commence à poindre dans les yeux.»

À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de mon amie; et sur celui de la supérieure et de ses compagnes je ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal.

«Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre.

—Tant pis,» me répondit-il; puis il ordonna quelque chose, et sortit. On dit que pendant ma léthargie, j'avais dit plusieurs fois: «Chère mère, je vais donc vous joindre! je vous dirai tout.» C'était apparemment à mon ancienne supérieure que je m'adressais, je n'en doute pas. Je ne donnai son portrait à personne, je désirais de l'emporter avec moi sous la tombe.

Le pronostic de M. Bouvard se vérifia; la fièvre diminua, des sueurs abondantes achevèrent de l'emporter; et l'on ne douta plus de ma guérison: je guéris en effet, mais j'eus une convalescence très-longue. Il était dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines qu'il est possible d'éprouver. Il y avait eu de la malignité dans ma maladie; la sœur Ursule ne m'avait presque point quittée. Lorsque je commençais à prendre des forces, les siennes se perdirent, ses digestions se dérangèrent, elle était attaquée l'après-midi de défaillances qui duraient quelquefois un quart d'heure: dans cet état, elle était comme morte, sa vue s'éteignait, une sueur froide lui couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues; ses bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la soulageait un peu qu'en la délaçant, et qu'en relâchant ses vêtements. Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée était de me chercher à ses côtés, et elle m'y trouvait toujours; quelquefois même, lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle promenait sa main autour d'elle sans ouvrir les yeux. Cette action était si peu équivoque, que quelques religieuses s'étant offertes à cette main qui tâtonnait, et n'en étant pas reconnues, parce qu'alors elle retombait sans mouvement, elles me disaient: «Sœur Suzanne, c'est à vous qu'elle en veut, approchez-vous donc...» Je me jetais à ses genoux, j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu'à la fin de son évanouissement; quand il était fini, elle me disait: «Eh bien! sœur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous qui resterez; c'est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai de vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes amères, il en est aussi de bien douces, et si l'on aime là-haut, pourquoi n'y pleurerait-on pas?» Alors elle penchait sa tête sur mon cou; elle en répandait avec abondance, et elle ajoutait: «Adieu, Sœur Suzanne; adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n'y serai plus? Qui est-ce qui...? Ah! chère amie, que je vous plains! Je m'en vais, je le sens, je m'en vais. Si vous étiez heureuse, combien j'aurais de regret à mourir!»

Son état m'effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais qu'on la mît à l'infirmerie, qu'on la dispensât des offices et des autres exercices pénibles de la maison, qu'on appelât un médecin; mais on me répondit toujours que ce n'était rien, que ces défaillances se passeraient toutes seules; et la chère sœur Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire à ses devoirs et à suivre la vie commune. Un jour, après les matines, auxquelles elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai qu'elle était bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je la trouvai couchée sur son lit tout habillée; elle me dit: «Vous voilà, chère amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à venir, et je vous attendais. Écoutez-moi. Que j'avais d'impatience que vous vinssiez! Ma défaillance a été si forte et si longue, que j'ai cru que j'y resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilà la clef de mon oratoire, vous en ouvrirez l'armoire, vous enlèverez une petite planche qui sépare en deux parties le tiroir d'en bas; vous trouverez derrière cette planche un paquet de papiers; je n'ai jamais pu me résoudre à m'en séparer, quelque danger que je courusse à les garder, et quelque douleur que je ressentisse à les lire; hélas! ils sont presque effacés de mes larmes: quand je ne serai plus, vous les brûlerez...»

Elle était si faible et si oppressée, qu'elle ne put prononcer de suite deux mots de ce discours; elle s'arrêtait presque à chaque syllabe, et puis elle parlait si bas, que j'avais peine à l'entendre, quoique mon oreille fût presque collée sur sa bouche. Je pris la clef, je lui montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit signe de la tête que oui; ensuite, pressentant que j'allais la perdre, et persuadée que sa maladie était une suite ou de la mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou des soins qu'elle m'avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains; je lui demandai pardon: cependant elle était comme distraite, elle ne m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus, peut-être même me croyait-elle sortie, car elle m'appela.

«Sœur Suzanne?»

Je lui dis: «Me voilà.

—Quelle heure est-il?

—Il est onze heures et demie.

—Onze heures et demie! Allez-vous-en dîner; allez, vous reviendrez tout de suite...»

Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte elle me rappela; je revins; elle fit un effort pour me présenter ses joues; je les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait serrée; il semblait qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me quitter: «cependant il le faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le veut; adieu, sœur Suzanne. Donnez-moi mon crucifix...» Je le lui mis entre les mains, et je m'en allai.

On était sur le point de sortir de table. Je m'adressai à la supérieure, je lui parlai, en présence de toutes les religieuses, du danger de la sœur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-même. «Eh bien! dit-elle, il faut la voir.» Elle y monta, accompagnée de quelques autres; je les suivis: elles entrèrent dans sa cellule; la pauvre sœur n'était plus; elle était étendue sur son lit, toute vêtue, la tête inclinée sur son oreiller, la bouche entr'ouverte, les yeux fermés, et le christ entre ses mains. La supérieure la regarda froidement, et dit: «Elle est morte. Qui l'aurait crue si proche de sa fin? C'était une excellente fille: qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.»

Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur; cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage, dont les traits commençaient à s'altérer; ensuite je songeai à exécuter ce qu'elle m'avait recommandé. Pour n'être pas interrompue dans cette occupation, j'attendis que tout le monde fût à l'office: j'ouvris l'oratoire, j'abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers assez considérable que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait toujours été mélancolique; et je n'ai pas mémoire de l'avoir vue sourire, excepté une fois dans sa maladie.

Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde; car je ne connaissais pas un être qui s'intéressât à moi. Je n'avais plus entendu parler de l'avocat Manouri; je présumais, ou qu'il avait été rebuté par les difficultés; ou que, distrait par des amusements ou par ses occupations, les offres de services qu'il m'avait faites étaient bien loin de sa mémoire, et je ne lui en savais pas très-mauvais gré: j'ai le caractère porté à l'indulgence; je puis tout pardonner aux hommes, excepté l'injustice, l'ingratitude et l'inhumanité. J'excusais donc l'avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui je n'existais plus; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque nos supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison.

Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle et spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent à leurs fonctions, ils réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis donc l'honnête et dur M. Hébert, avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se rappelèrent apparemment l'état déplorable où j'avais autrefois comparu devant eux; leurs yeux s'humectèrent; et je remarquai sur leur visage l'attendrissement et la joie. M. Hébert s'assit, et me fit asseoir vis-à-vis de lui; ses deux compagnons se tinrent debout derrière sa chaise; leurs regards étaient attachés sur moi. M. Hébert me dit:

«Eh bien! Suzanne, comment en use-t-on à présent avec vous?»

Je lui répondis: «Monsieur, on m'oublie.

—Tant mieux.

—Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une grâce importante à vous demander; c'est d'appeler ici ma mère supérieure.

—Et pourquoi?

—C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte d'elle, elle ne manquera de m'en accuser.

—J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez.

—Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle entende elle-même vos questions et mes réponses.

—Dites toujours.

—Monsieur, vous m'allez perdre.

—Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'êtes plus sous son autorité; avant la fin de la semaine vous serez transférée à Sainte-Eutrope, près d'Arpajon. Vous avez un bon ami.

—Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point.

—C'est votre avocat.

—M. Manouri?

—Lui-même.

—Je ne croyais pas qu'il se souvînt encore de moi.

—Il a vu vos sœurs; il a vu M. l'archevêque, le premier président, toutes les personnes connues par leur piété; il vous a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer; et vous n'avez plus qu'un moment à rester ici. Ainsi, si vous avez connaissance de quelque désordre, vous pouvez m'en instruire sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par la sainte obéissance.

—Je n'en connais point.

—Quoi! on a gardé quelque mesure avec vous depuis la perte de votre procès?

—On a cru, et l'on a dû croire que j'avais commis une faute en revenant contre mes vœux; et l'on m'en a fait demander pardon à Dieu.

—Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoir...»

Et en disant ces mots il secouait la tête, il fronçait les sourcils; et je conçus qu'il ne tenait qu'à moi de renvoyer à la supérieure une partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait donner; mais ce n'était pas mon dessein. L'archidiacre vit bien qu'il ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce qu'il m'avait confié de ma translation à Sainte-Eutrope d'Arpajon.

Comme le bonhomme Hébert marchait seul dans le corridor, ses deux compagnons se retournèrent, et me saluèrent d'un air très-affectueux et très-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu veuille leur conserver ce caractère tendre et miséricordieux qui est si rare dans leur état, et qui convient si fort aux dépositaires de la faiblesse de l'homme et aux intercesseurs de la miséricorde de Dieu. Je croyais M. Hébert occupé à consoler, à interroger ou à réprimander quelque autre religieuse, lorsqu'il rentra dans ma cellule. Il me dit:

«D'où connaissez-vous M. Manouri?

—Par mon procès.

—Qui est-ce qui vous l'a donné?

—C'est madame la présidente.

—Il a fallu que vous conférassiez souvent avec lui dans le cours de votre affaire?

—Non, monsieur, je l'ai peu vu.

—Comment l'avez-vous instruit?

—Par quelques mémoires écrits de ma main.

—Vous avez des copies de ces mémoires?

—Non, monsieur.

—Qui est-ce qui lui remettait ces mémoires?

—Madame la présidente.

—Et d'où la connaissiez-vous?

—Je la connaissais par la sœur Ursule, mon amie et sa parente.

—Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procès?

—Une fois.

—C'est bien peu. Il ne vous a point écrit?

—Non, monsieur.

—Vous ne lui avez point écrit?

—Non, monsieur.

—Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous. Je vous ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous écrit, soit directement, soit indirectement, de m'envoyer sa lettre sans l'ouvrir; entendez-vous, sans l'ouvrir.

—Oui, monsieur; et je vous obéirai...»

Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon bienfaiteur, j'en fus blessée.

M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même: je tins parole à l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain il m'écrivit par son émissaire; je reçus sa lettre et je l'envoyai, sans l'ouvrir, à M. Hébert. C'était le mardi, autant qu'il m'en souvient. J'attendais toujours avec impatience l'effet de la promesse de l'archidiacre et des mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se passèrent sans que j'entendisse parler de rien. Combien ces journées me parurent longues! Je tremblais qu'il ne fût survenu quelque obstacle qui eût tout dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de prison; et c'est quelque chose. Un premier événement heureux fait germer en nous l'espérance d'un second; et c'est peut-être là l'origine du proverbe qu'un bonheur ne vient point sans un autre.

Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais pas de peine à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre avec d'autres prisonnières; quelles qu'elles fussent, elles ne pouvaient être ni plus méchantes, ni plus malintentionnées. Le samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement dans la maison; il faut bien peu de chose pour mettre des têtes de religieuses en l'air. On allait, on venait, on se parlait bas; les portes des dortoirs s'ouvraient et se fermaient; c'est, comme vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des révolutions monastiques. J'étais seule dans ma cellule; le cœur me battait. J'écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me démenais sans savoir ce que je faisais; je me disais à moi-même en tressaillant de joie: «C'est moi qu'on vient chercher; tout à l'heure je n'y serai plus...» et je ne me trompais pas.

Deux figures inconnues se présentèrent à moi; c'étaient une religieuse et la tourière d'Arpajon: elles m'instruisirent en un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui m'appartenait; je le jetai pêle-mêle dans le tablier de la tourière, qui le mit en paquets. Je ne demandai point à voir la supérieure; la sœur Ursule n'était plus; je ne quittais personne. Je descends; on m'ouvre les portes, après avoir visité ce que j'emportais; je monte dans un carrosse, et me voilà partie.

L'archidiacre et ses deux jeunes ecclésiastiques, madame la présidente de *** et M. Manouri, s'étaient rassemblés chez la supérieure, où on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse m'instruisit de la maison; et la tourière ajoutait pour refrain à chaque phrase de l'éloge qu'on m'en faisait: «C'est la pure vérité...» Elle se félicitait du choix qu'on avait fait d'elle pour aller me prendre, et voulait être mon amie; en conséquence elle me confia quelques secrets, et me donna quelques conseils sur ma conduite; ces conseils étaient apparemment à son usage; mais ils ne pouvaient être au mien. Je ne sais si vous avez vu le couvent d'Arpajon; c'est un bâtiment carré, dont un des côtés regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la campagne et les jardins. Il y avait à chaque fenêtre de la première façade une, deux, ou trois religieuses; cette seule circonstance m'en apprit, sur l'ordre qui régnait dans la maison, plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne m'en avaient dit. On connaissait apparemment la voiture où nous étions; car en un clin d'œil toutes ces têtes voilées disparurent; et j'arrivai à la porte de ma nouvelle prison. La supérieure vint au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la main et me conduisit dans la salle de la communauté, où quelques religieuses m'avaient devancée, et où d'autres accoururent.


Cette supérieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me refuser à l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin. C'est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements: sa tête n'est jamais assise sur ses épaules; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vêtement; sa figure est plutôt bien que mal; ses yeux, dont l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que l'autre, sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette ses bras en avant et en arrière. Veut-elle parler? elle ouvre la bouche, avant que d'avoir arrangé ses idées; aussi bégaye-t-elle un peu. Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil, comme si quelque chose l'incommodait: elle oublie toute bienséance; elle lève sa guimpe pour se frotter la peau; elle croise les jambes; elle vous interroge; vous lui répondez, et elle ne vous écoute pas; elle vous parle, et elle se perd, s'arrête tout court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous appelle grosse bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la voie: elle est tantôt familière jusqu'à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu'au dédain; ses moments de dignité sont courts; elle est alternativement compatissante et dure; sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l'inégalité de son caractère; aussi l'ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison; il y avait des jours où tout était confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses; où l'on courait dans les chambres les unes des autres; où l'on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des liqueurs; où l'office se faisait avec la célérité la plus indécente; au milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change subitement, la cloche sonne; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et l'on croirait que tout est mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle à la moindre chose? elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne de se déshabiller et de se donner vingt coups de discipline; la religieuse obéit, se déshabille, prend sa discipline, et se macère; mais à peine s'est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue compatissante, lui arrache l'instrument de pénitence, se met à pleurer, dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir à punir, lui baise le front, les yeux, la bouche, les épaules; la caresse, la loue16. «Mais, qu'elle a la peau blanche et douce! le bel embonpoint! le beau cou! le beau chignon!... Sœur Sainte-Augustine, mais tu es folle d'être honteuse; laisse tomber ce linge; je suis femme, et ta supérieure. Oh! la belle gorge! qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fût déchiré par des pointes? Non, non, il n'en sera rien...» Elle la baise encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est très-mal avec ces femmes-là; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou déplaira, ce qu'il faut éviter ou faire; il n'y a rien de réglé; ou l'on est servi à profusion, ou l'on meurt de faim; l'économie de la maison s'embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou négligées; on est toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère; il n'y a ni vraie distance, ni mesure; on passe de la disgrâce à la faveur, et de la faveur à la disgrâce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne, dans une petite chose, un exemple général de son administration? Deux fois l'année, elle courait de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenêtres toutes les bouteilles de liqueur qu'elle y trouvait, et quatre jours après, elle-même en renvoyait à la plupart de ses religieuses. Voilà celle à qui j'avais fait le vœu solennel d'obéissance; car nous portons nos vœux d'une maison dans une autre17.

J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassée par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de confitures. Le grave archidiacre commença mon éloge, qu'elle interrompit par: «On a eu tort, on a eu tort, je le sais...» Le grave archidiacre voulut continuer; et la supérieure l'interrompit par: «Comment s'en sont-elles défaites? C'est la modestie et la douceur même, on dit qu'elle est remplie de talents...» Le grave archidiacre voulut reprendre ses derniers mots; la supérieure l'interrompit encore, en me disant bas à l'oreille: «Je vous aime à la folie; et quand ces pédants-là seront sortis, je ferai venir nos sœurs, et vous nous chanterez un petit air, n'est-ce pas?...» Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hébert fut un peu déconcerté; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras et du mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses manières accoutumées, lui ordonna brusquement de s'asseoir, et lui imposa silence. Elle s'assit; mais elle n'était pas à son aise; elle se tourmentait à sa place, elle se grattait la tête, elle rajustait son vêtement où il n'était pas dérangé; elle bâillait; et cependant l'archidiacre pérorait sensément sur la maison que j'avais quittée, sur les désagréments que j'avais éprouvés, sur celle où j'entrais, sur les obligations que j'avais aux personnes qui m'avaient servie. En cet endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus générale; le silence pénible imposé à la supérieure cessa. Je m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des services qu'il m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon attendrissement, car j'étais vraiment touchée, un mélange de larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l'aurais pu faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée que mon discours; il fut aussi troublé que moi. Je ne sais ce qu'il me disait; mais j'entendais, qu'il serait trop récompensé s'il avait adouci la rigueur de mon sort; qu'il se ressouviendrait de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir encore que moi; qu'il était bien fâché que ses occupations, qui l'attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter souvent le cloître d'Arpajon; mais qu'il espérait de monsieur l'archidiacre et de madame la supérieure la permission de s'informer de ma santé et de ma situation.

L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supérieure répondit: «Monsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui lui plaira; nous tâcherons de réparer ici les chagrins qu'on lui a donnés...» Et puis tout bas à moi: «Mon enfant, tu as donc bien souffert? Mais comment ces créatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter? J'ai connu ta supérieure; nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal, c'était la bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir; tu me raconteras tout cela...» Et en disant ces mots, elle prenait une de mes mains qu'elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes ecclésiastiques me firent aussi leur compliment. Il était tard; M. Manouri prit congé de nous; l'archidiacre et ses compagnons allèrent chez M. ***, seigneur d'Arpajon, où ils étaient invités, et je restai seule avec la supérieure; mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent pêle-mêle: en un instant je me vis entourée d'une centaine de personnes. Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre; c'étaient des figures de toute espèce et des propos de toutes couleurs; cependant je discernai qu'on n'était mécontent ni de mes réponses ni de ma personne.

Quand cette conférence importune eut duré quelque temps, et que la première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua; la supérieure écarta le reste, et elle vint elle-même m'installer dans ma cellule. Elle m'en fit les honneurs à sa mode; elle me montrait l'oratoire, et disait: «C'est là que ma petite amie priera Dieu; je veux qu'on lui mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessés. Il n'y a point d'eau bénite dans ce bénitier; cette sœur Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil; voyez s'il vous sera commode...»

Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tête sur le dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à la fenêtre, pour s'assurer que les châssis se levaient et se baissaient facilement: à mon lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s'ils fermaient bien. Elle examina les couvertures: «Elles sont bonnes.» Elle prit le traversin, et le faisant bouffer, elle disait: «Chère tête sera fort bien là-dessus; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communauté; ces matelas sont bons...» Cela fait, elle vient à moi, m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en moi-même: «Ô la folle créature!» Et je m'attendais à de bons et de mauvais jours.

Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai à l'office du soir, au souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses s'approchèrent de moi, d'autres s'en éloignèrent; celles-là comptaient sur ma protection auprès de la supérieure; celles-ci étaient déjà alarmées de la prédilection qu'elle m'avait accordée. Ces premiers moments se passèrent en éloges réciproques, en questions sur la maison que j'avais quittée, en essais de mon caractère, de mes inclinations, de mes goûts, de mon esprit: on vous tâte partout; c'est une suite de petites embûches qu'on vous tend, et d'où l'on tire les conséquences les plus justes. Par exemple, on jette un mot de médisance, et l'on vous regarde; on entame une histoire, et l'on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous la laissiez; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiqu'on sache bien qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous blâme à dessein; on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes; on vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrés et profanes; on remarque votre choix; on vous invite à de légères infractions de la règle; on vous fait des confidences, on vous jette des mots sur les travers de la supérieure: tout se recueille et se redit; on vous quitte, on vous reprend; on sonde vos sentiments sur les mœurs, sur la piété, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur tout. Il résulte de ces expériences réitérées une épithète qui vous caractérise, et qu'on attache en surnom à celui que vous portez; ainsi je fus appelée Sainte-Suzanne la réservée.

Le premier soir, j'eus la visite de la supérieure; elle vint à mon déshabiller; ce fut elle qui m'ôta mon voile et ma guimpe, et qui me coiffa de nuit: ce fut elle qui me déshabilla. Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui m'embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je n'y entendais rien ni elle non plus; à présent même que j'y réfléchis, qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai à mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait innocente et qui me le paraît encore, d'un ton fort sérieux, et me défendit gravement de m'y prêter davantage. Elle me baisa le cou, les épaules, les bras; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit; elle releva mes couvertures d'un et d'autre côté, me baisa les yeux, tira mes rideaux et s'en alla. J'oubliais de vous dire qu'elle supposa que j'étais fatiguée, et qu'elle me permit de rester au lit tant que je voudrais.

J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit que j'aie passée dans le cloître; et si, je n'en suis presque jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper doucement à ma porte; j'étais encore couchée; je répondis, on entra; c'était une religieuse qui me dit, d'assez mauvaise humeur, qu'il était tard, et que la mère supérieure me demandait. Je me levai, je m'habillai à la hâte, et j'allai.

«Bonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passé la nuit? Voilà du café qui vous attend depuis une heure; je crois qu'il sera bon; dépêchez-vous de le prendre, et puis après nous causerons...»

Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table, en déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je déjeunais, elle m'entretint de mes compagnes, me les peignit selon son aversion ou son goût, me fit mille amitiés, mille questions sur la maison que j'avais quittée, sur mes parents, sur les désagréments que j'avais eus; loua, blâma à sa fantaisie, n'entendit jamais ma réponse jusqu'au bout. Je ne la contredis point; elle fut contente de mon esprit, de mon jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une religieuse, puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une cinquième; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics de la sœur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes; on se mit en gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la cellule, j'y posai les doigts par distraction; car, nouvelle arrivée dans la maison, et ne connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m'amusait guère; et quand j'aurais été plus au fait, cela ne m'aurait pas amusée davantage. Il faut trop d'esprit pour bien plaisanter; et puis, qui est-ce qui n'a point un ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des accords; peu à peu j'attirai l'attention. La supérieure vint à moi, et me frappant un petit coup sur l'épaule: «Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous; joue d'abord, et puis après tu chanteras.» Je fis ce qu'elle me disait, j'exécutai quelques pièces que j'avais dans les doigts; je préludai de fantaisie; et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville.

«Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure; mais nous avons de la sainteté à l'église tant qu'il nous plaît: nous sommes seules; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes; chante-nous quelque chose de plus gai.»

Quelques-unes des religieuses dirent: «Mais elle ne sait peut-être que cela; elle est fatiguée de son voyage; il faut la ménager; en voilà bien assez pour une fois.

—Non, non, dit la supérieure, elle s'accompagne à merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai pas laide; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilité que de force et d'étendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle ne nous ait dit autre chose.»

J'étais un peu offensée du propos des religieuses; je répondis à la supérieure que cela n'amusait plus les sœurs.

«Mais cela m'amuse encore, moi.»

Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette assez délicate; et toutes battirent des mains, me louèrent, m'embrassèrent, me caressèrent, m'en demandèrent une seconde; petites minauderies fausses, dictées par la réponse de la supérieure; il n'y en avait presque pas une là qui ne m'eût ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu. Celles qui n'avaient peut-être entendu de musique de leur vie, s'avisèrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que déplaisants, qui ne prirent point auprès de la supérieure.

«Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je veux qu'elle vienne ici tous les jours; j'ai su un peu de clavecin autrefois, et je veux qu'elle m'y remette.

—Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a pas tout oublié...

—Très-volontiers, cède-moi ta place...»

Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues comme ses idées; mais je vis, à travers tous les défauts de son exécution, qu'elle avait la main infiniment plus légère que moi. Je le lui dis, car j'aime à louer, et j'ai rarement perdu l'occasion de le faire avec vérité; cela est si doux! Les religieuses s'éclipsèrent les unes après les autres, et je restai presque seule avec la supérieure à parler musique. Elle était assise; j'étais debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en les serrant: «Mais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus jolis doigts du monde; voyez donc, sœur Thérèse...» Sœur Thérèse baissait les yeux, rougissait et bégayait; cependant, que j'eusse les doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort ou raison de l'observer, qu'est-ce que cela faisait à cette sœur? La supérieure m'embrassait par le milieu du corps; et elle trouvait que j'avais la plus jolie taille. Elle m'avait tirée à elle; elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me relevait la tête avec les mains, et m'invitait à la regarder; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint: je ne répondais rien, j'avais les yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses comme une idiote. Sœur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien, ne savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre, croyait avoir entendu frapper à la porte; et la supérieure lui dit: «Sainte-Thérèse, tu peux t'en aller si tu t'ennuies.

—Madame, je ne m'ennuie pas.

—C'est que j'ai mille choses à demander à cette enfant.

—Je le crois.

—Je veux savoir toute son histoire; comment réparerai-je les peines qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle me les raconte sans rien omettre; je suis sûre que j'en aurai le cœur déchiré, et que j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne, quand est-ce que je saurai tout?

—Madame, quand vous l'ordonnerez.

—Je t'en prierais tout à l'heure, si nous en avions le temps. Quelle heure est-il?...»

Sœur Thérèse répondit: «Madame, il est cinq heures, et les vêpres vont sonner.

—Qu'elle commence toujours.

—Mais, madame, vous m'aviez promis un moment de consolation avant vêpres. J'ai des pensées qui m'inquiètent; je voudrais bien ouvrir mon cœur à maman. Si je vais à l'office sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite.

—Non, non, dit la supérieure, tu es folle avec tes idées. Je gage que je sais ce que c'est; nous en parlerons demain.

—Ah! chère mère, dit sœur Thérèse, en se jetant aux pieds de la supérieure et en fondant en larmes, que ce soit tout à l'heure.

—Madame, dis-je à la supérieure, en me levant de sur ses genoux où j'étais restée, accordez à ma sœur ce qu'elle vous demande; ne laissez pas durer sa peine; je vais me retirer; j'aurai toujours le temps de satisfaire l'intérêt que vous voulez bien prendre à moi; et quand vous aurez entendu ma sœur Thérèse, elle ne souffrira plus...»

Je fis un mouvement vers la porte pour sortir; la supérieure me retenait d'une main; sœur Thérèse, à genoux, s'était emparée de l'autre, la baisait et pleurait; et la supérieure lui disait:

«En vérité, Sainte-Thérèse, tu es bien incommode avec tes inquiétudes; je te l'ai déjà dit, cela me déplaît, cela me gêne; je ne veux pas être gênée.

—Je le sais, mais je ne suis pas maîtresse de mes sentiments, je voudrais et je ne saurais...»

Cependant je m'étais retirée, et j'avais laissé avec la supérieure la jeune sœur. Je ne pus m'empêcher de la regarder à l'église; il lui restait de l'abattement et de la tristesse; nos yeux se rencontrèrent plusieurs fois; et il me sembla qu'elle avait de la peine à soutenir mon regard. Pour la supérieure, elle s'était assoupie dans sa stalle.

L'office fut dépêché en un clin d'œil: le chœur n'était pas, à ce qu'il me parut, l'endroit de la maison où l'on se plaisait le plus. On en sortit avec la vitesse et le babil d'une troupe d'oiseaux qui s'échapperaient de leur volière; et les sœurs se répandirent les unes chez les autres, en courant, en riant, en parlant; la supérieure se renferma dans sa cellule, et la sœur Thérèse s'arrêta sur la porte de la sienne, m'épiant comme si elle eût été curieuse de savoir ce que je deviendrais. Je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la sœur Thérèse ne se referma que quelque temps après, et se referma doucement. Il me vint en idée que cette jeune fille était jalouse de moi, et qu'elle craignait que je ne lui ravisse la place qu'elle occupait dans les bonnes grâces et l'intimité de la supérieure. Je l'observai plusieurs jours de suite; et lorsque je me crus suffisamment assurée de mon soupçon par ses petites colères, ses puériles alarmes, sa persévérance à me suivre à la piste, à m'examiner, à se trouver entre la supérieure et moi, à briser nos entretiens, à déprimer mes qualités, à faire sortir mes défauts; plus encore à sa pâleur, à sa douleur, à ses pleurs, au dérangement de sa santé, et même de son esprit, je l'allai trouver et je lui dis: «Chère amie, qu'avez-vous?»

Elle ne me répondit pas; ma visite la surprit et l'embarrassa; elle ne savait ni que dire, ni que faire.

«Vous ne me rendez pas assez de justice; parlez-moi vrai, vous craignez que je n'abuse du goût que notre mère a pris pour moi; que je ne vous éloigne de son cœur. Rassurez-vous; cela n'est pas dans mon caractère: si j'étais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son esprit...

—Vous aurez tout celui qu'il vous plaira; elle vous aime; elle fait aujourd'hui pour vous précisément ce qu'elle a fait pour moi dans les commencements.

—Eh bien! soyez sûre que je ne me servirai de la confiance qu'elle m'accordera, que pour vous rendre plus chérie.

—Et cela dépendra-t-il de vous?

—Et pourquoi cela n'en dépendrait-il pas?»

Au lieu de me répondre, elle se jeta à mon cou, et elle me dit en soupirant: «Ce n'est pas votre faute, je le sais bien, je me le dis à tout moment; mais promettez-moi...

—Que voulez-vous que je vous promette?

—Que...

—Achevez; je ferai tout ce qui dépendra de moi.»

Elle hésita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d'une voix si basse qu'à peine je l'entendais: «Que vous la verrez le moins souvent que vous pourrez...»

Cette demande me parut si étrange, que je ne pus m'empêcher de lui répondre: «Et que vous importe que je voie souvent ou rarement notre supérieure? Je ne suis point fâchée que vous la voyiez sans cesse, moi. Vous ne devez pas être plus fâchée que j'en fasse autant; ne suffit-il pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprès d'elle, ni à vous, ni à personne?»

Elle ne me répondit que par ces mots qu'elle prononça d'une manière douloureuse, en se séparant de moi, et en se jetant sur son lit: «Je suis perdue!

—Perdue! Et pourquoi? Mais il faut que vous me croyiez la plus méchante créature qui soit au monde!»

Nous en étions là lorsque la supérieure entra. Elle avait passé à ma cellule; elle ne m'y avait point trouvée; elle avait parcouru presque toute la maison inutilement; il ne lui vint pas en pensée que j'étais chez sœur Sainte-Thérèse. Lorsqu'elle l'eut appris par celles qu'elle avait envoyées à ma découverte, elle accourut. Elle avait un peu de trouble dans le regard et sur son visage; mais toute sa personne était si rarement ensemble! Sainte-Thérèse était en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis: «Ma chère mère, je vous demande pardon d'être venue ici sans votre permission.

—Il est vrai, me répondit-elle, qu'il eût été mieux de la demander.

—Mais cette chère sœur m'a fait compassion; j'ai vu qu'elle était en peine.

—Et de quoi?

—Vous le dirai-je? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? C'est une délicatesse qui fait tant d'honneur à son âme, et qui marque si vivement son attachement pour vous. Les témoignages de bonté que vous m'avez donnés, ont alarmé sa tendresse; elle a craint que je n'obtinsse dans votre cœur la préférence sur elle; ce sentiment de jalousie, si honnête d'ailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chère mère, était, à ce qu'il m'a semblé, devenu cruel pour ma sœur, et je la rassurais.»

La supérieure, après m'avoir écoutée, prit un air sévère et imposant, et lui dit:

«Sœur Thérèse, je vous ai aimée, et je vous aime encore; je n'ai point à me plaindre de vous, et vous n'aurez point à vous plaindre de moi; mais je ne saurais souffrir ces prétentions exclusives. Défaites-vous-en, si vous craignez d'éteindre ce qui me reste d'attachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la sœur Agathe...» Puis, se tournant vers moi, elle me dit: «C'est cette grande brune que vous voyez au chœur vis-à-vis de moi.» (Car je me répandais si peu; il y avait si peu de temps que j'étais à la maison; j'étais si nouvelle, que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta: «Je l'aimais, lorsque sœur Thérèse entra ici, et que je commençai à la chérir. Elle eut les mêmes inquiétudes; elle fit les mêmes folies: je l'en avertis; elle ne se corrigea point, et je fus obligée d'en venir à des voies sévères qui ont duré trop longtemps, et qui sont très-contraires à mon caractère; car elles vous diront toutes que je suis bonne, et que je ne punis jamais qu'à contre-cœur...»

Puis s'adressant à Sainte-Thérèse, elle ajouta: «Mon enfant, je ne veux point être gênée, je vous l'ai déjà dit; vous me connaissez; ne me faites point sortir de mon caractère...» Ensuite elle me dit, en s'appuyant d'une main sur mon épaule: «Venez, Sainte-Suzanne; reconduisez-moi.»

Nous sortîmes. Sœur Thérèse voulut nous suivre; mais la supérieure détournant la tête négligemment par-dessus mon épaule, lui dit d'un ton de despotisme: «Rentrez dans votre cellule, et n'en sortez pas que je ne vous le permette...» Elle obéit, ferma sa porte avec violence, et s'échappa en quelques discours qui firent frémir la supérieure; je ne sais pourquoi, car ils n'avaient pas de sens; je vis sa colère, et je lui dis: «Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez à ma sœur Thérèse; elle a la tête perdue, elle ne sait ce qu'elle dit, elle ne sait ce qu'elle fait.

—Que je lui pardonne! Je le veux bien; mais que me donnerez-vous?

—Ah! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plût et qui vous apaisât?»

Elle baissa les yeux, rougit et soupira; en vérité, c'était comme un amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme si elle eût défailli: «Approchez votre front, que je le baise...» Je me penchai, et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitôt qu'une religieuse avait fait quelque faute, j'intercédais pour elle, et j'étais sûre d'obtenir sa grâce par quelque faveur innocente; c'était toujours un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les bras, mais plus souvent sur la bouche; elle trouvait que j'avais l'haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et vermeilles.

En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges qu'elle me donnait: si c'était mon front, il était blanc, uni et d'une forme charmante; si c'étaient mes yeux, ils étaient brillants; si c'étaient mes joues, elles étaient vermeilles et douces; si c'étaient mes mains, elles étaient petites et potelées; si c'était ma gorge, elle était d'une fermeté de pierre et d'une forme admirable; si c'étaient mes bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds; si c'était mon cou, aucune des sœurs ne l'avait mieux fait et d'une beauté plus exquise et plus rare: que sais-je tout ce qu'elle me disait! Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges; j'en rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me regardant de la tête aux pieds, avec un air de complaisance que je n'ai jamais vu à aucune autre femme, elle me disait: «Non, c'est le plus grand bonheur que Dieu l'ait appelée dans la retraite; avec cette figure-là, dans le monde, elle aurait damné autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait damnée avec eux. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.»

Cependant nous nous avancions vers sa cellule; je me disposais à la quitter; mais elle me prit par la main et me dit: «Il est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp; mais entrez, vous me donnerez une petite leçon de clavecin.»

Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, préparé un livre, approché une chaise; car elle était vive. Je m'assis. Elle pensa que je pourrais avoir froid; elle détacha de dessus les chaises un coussin qu'elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds, qu'elle mit dessus; ensuite je jouai quelques pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti: cependant elle avait levé un coin de mon linge de cou, sa main était placée sur mon épaule nue, et l'extrémité de ses doigts posée sur ma gorge. Elle soupirait; elle paraissait oppressée, son haleine s'embarrassait; la main qu'elle tenait sur mon épaule d'abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, comme si elle eût été sans force et sans vie; et sa tête tombait sur la mienne. En vérité cette folle-là était d'une sensibilité incroyable, et avait le goût le plus vif pour la musique; je n'ai jamais connu personne sur qui elle eût produit des effets aussi singuliers.

Nous nous amusions ainsi d'une manière aussi simple que douce, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit avec violence; j'en eus frayeur, et la supérieure aussi: c'était cette extravagante de Sainte-Thérèse: son vêtement était en désordre, ses yeux étaient troublés; elle nous parcourait l'une et l'autre avec l'attention la plus bizarre; les lèvres lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint à elle, et se jeta aux pieds de la supérieure; je joignis ma prière à la sienne, et j'obtins encore son pardon; mais la supérieure lui protesta, de la manière la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des fautes de cette nature, et nous sortîmes toutes deux ensemble.

En retournant dans nos cellules, je lui dis: «Chère sœur, prenez garde, vous indisposerez notre mère; je ne vous abandonnerai pas; mais vous userez mon crédit auprès d'elle; et je serai désespérée de ne pouvoir plus rien ni pour vous ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos idées?»

Point de réponse.

«Que craignez-vous de moi?»

Point de réponse.

«Est-ce que notre mère ne peut pas nous aimer également toutes deux?

—Non, non, me répondit-elle avec violence, cela ne se peut; bientôt je lui répugnerai, et j'en mourrai de douleur. Ah! pourquoi êtes-vous venue ici? vous n'y serez pas heureuse longtemps, j'en suis sûre; et je serai malheureuse pour toujours.

—Mais, lui dis-je, c'est un grand malheur, je le sais, que d'avoir perdu la bienveillance de sa supérieure; mais j'en connais un plus grand, c'est de l'avoir mérité: vous n'avez rien à vous reprocher.

—Ah! plût à Dieu!

—Si vous vous accusez en vous-même de quelque faute, il faut la réparer; et le moyen le plus sûr, c'est d'en supporter patiemment la peine.

—Je ne saurais; je ne saurais; et puis, est-ce à elle à m'en punir!

—À elle, sœur Thérèse, à elle! Est-ce qu'on parle ainsi d'une supérieure? Cela n'est pas bien; vous vous oubliez. Je suis sûre que cette faute est plus grave qu'aucune de celles que vous vous reprochez.

—Ah! plût à Dieu! me dit-elle encore, plût à Dieu!...» et nous nous séparâmes; elle pour aller se désoler dans sa cellule, moi pour aller rêver dans la mienne à la bizarrerie des têtes de femmes.

Voilà l'effet de la retraite. L'homme est né pour la société; séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s'élèveront dans son cœur; des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce; dans un cloître, où l'idée de nécessité se joint à celle de servitude, c'est pis encore. On sort d'une forêt, on ne sort plus d'un cloître; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître. Il faut peut-être plus de force d'âme encore pour résister à la solitude qu'à la misère; la misère avilit, la retraite déprave. Vaut-il mieux vivre dans l'abjection que dans la folie? C'est ce que je n'oserais décider; mais il faut éviter l'une et l'autre.

Je voyais croître de jour en jour la tendresse que la supérieure avait conçue pour moi. J'étais sans cesse dans sa cellule, ou elle était dans la mienne: pour la moindre indisposition, elle m'ordonnait l'infirmerie, elle me dispensait des offices, elle m'envoyait coucher de bonne heure, ou m'interdisait l'oraison du matin. Au chœur, au réfectoire, à la récréation, elle trouvait moyen de me donner des marques d'amitié; au chœur s'il se rencontrait un verset qui contînt quelque sentiment affectueux et tendre, elle le chantait en me l'adressant, ou elle me regardait s'il était chanté par une autre; au réfectoire, elle m'envoyait toujours quelque chose de ce qu'on lui servait d'exquis; à la récréation, elle m'embrassait par le milieu du corps, elle me disait les choses les plus douces et les plus obligeantes; on ne lui faisait aucun présent que je ne le partageasse: chocolat, sucre, café, liqueurs, tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fût; elle avait déparé sa cellule d'estampes, d'ustensiles, de meubles et d'une infinité de choses agréables ou commodes, pour en orner la mienne; je ne pouvais presque pas m'en absenter un moment, qu'à mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en ressentait une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me caressait, me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les plus secrètes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une vie mille fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passée dans le monde. Après cela elle s'arrêtait, me regardait avec des yeux attendris, et me disait: «Sœur Suzanne, m'aimez-vous?

—Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait que j'eusse l'âme bien ingrate.

—Cela est vrai.

—Vous avez tant de bonté.

—Dites de goût pour vous...»

Et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux; la main dont elle me tenait embrassée me serrait plus fortement; celle qu'elle avait appuyée sur mon genou pressait davantage; elle m'attirait sur elle; mon visage se trouvait placé sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait; on eût dit qu'elle avait à me confier quelque chose, et qu'elle n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me disait: «Ah! sœur Suzanne, vous ne m'aimez pas!

—Je ne vous aime pas, chère mère!

—Non.

—Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver.

—Il faudrait que vous le devinassiez.

—Je cherche, je ne devine rien.»

Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une de mes mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi; elle paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m'invitait à lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obéissais: je ne crois pas qu'il y eût du mal à cela; cependant son plaisir s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que d'ajouter à son bonheur d'une manière innocente, je lui baisais encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle avait posée sur mon genou se promenait sur tous mes vêtements, depuis l'extrémité de mes pieds jusqu'à ma ceinture, me pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre; elle m'exhortait en bégayant, et d'une voix altérée et basse, à redoubler mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la mort; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit avec violence, ses lèvres se pressèrent d'abord, elles étaient humectées comme d'une mousse légère; puis sa bouche s'entr'ouvrit, et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je me levai brusquement; je crus qu'elle se trouvait mal; je voulais sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement les yeux, et me dit d'une voix éteinte: «Innocente! ce n'est rien; qu'allez-vous faire? arrêtez...» Je la regardai avec des yeux hébétés, incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi; je craignais, je tremblais, le cœur me palpitait, j'avais de la peine à respirer, je me sentais troublée, oppressée, agitée, j'avais peur; il me semblait que les forces m'abandonnaient et que j'allais défaillir; cependant je ne saurais dire que ce fût de la peine que je ressentisse. J'allais près d'elle; elle me fit signe encore de la main de m'asseoir sur ses genoux; je m'assis; elle était comme morte, et moi comme si j'allais mourir. Nous demeurâmes assez longtemps l'une et l'autre dans cet état singulier. Si quelque religieuse fût survenue, en vérité elle eût été bien effrayée; elle aurait imaginé, ou que nous nous étions trouvées mal, ou que nous nous étions endormies. Cependant cette bonne supérieure, car il est impossible d'être si sensible et de n'être pas bonne, me parut revenir à elle. Elle était toujours renversée sur sa chaise; ses yeux étaient toujours fermés, mais son visage s'était animé des plus belles couleurs: elle prenait une de mes mains qu'elle baisait, et moi je lui disais: «Ah! chère mère, vous m'avez bien fait peur...» Elle sourit doucement, sans ouvrir les yeux. «Mais est-ce que vous n'avez pas souffert?

—Non.

—Je l'ai cru.

—L'innocente! ah! la chère innocente! qu'elle me plaît!»

En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit à brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle me dit: «Quel âge avez-vous?

—Je n'ai pas encore vingt ans.

—Cela ne se conçoit pas.

—Chère mère, rien n'est plus vrai.

—Je veux savoir toute votre vie; vous me la direz?

—Oui, chère mère.

—Toute?

—Toute.

—Mais on pourrait venir; allons nous mettre au clavecin: vous me donnerez leçon.»

Nous y allâmes; mais je ne sais comment cela se fit; les mains me tremblaient, le papier ne me montrait qu'un amas confus de notes; je ne pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit à rire, elle prit ma place, mais ce fut pis encore; à peine pouvait-elle soutenir ses bras.

«Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu n'es guère en état de me montrer ni moi d'apprendre; je suis un peu fatiguée, il faut que je me repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui s'est passé dans cette chère petite âme-là; adieu...»

Les autres fois, quand je sortais, elle m'accompagnait jusqu'à sa porte, elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusqu'à la mienne; elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que quand j'étais rentrée chez moi; cette fois-ci, à peine se leva-t-elle; ce fut tout ce qu'elle put faire que de gagner le fauteuil qui était à côté de son lit; elle s'assit, pencha la tête sur son oreiller, me jeta le baiser avec les mains; ses yeux se fermèrent, et je m'en allai.

Ma cellule était presque vis-à-vis la cellule de Sainte-Thérèse; la sienne était ouverte; elle m'attendait, elle m'arrêta et me dit:

«Ah! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mère?

—Oui, lui dis-je.

—Vous y êtes demeurée longtemps?

—Autant qu'elle l'a voulu.

—Ce n'est pas là ce que vous m'aviez promis.

—Je ne vous ai rien promis.

—Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait?...»

Quoique ma conscience ne me reprochât rien, je vous avouerai cependant, monsieur le marquis, que sa question me troubla; elle s'en aperçut, elle insista, et je lui répondis: «Chère sœur, peut-être ne m'en croiriez-vous pas; mais vous en croirez peut-être notre chère mère, et je la prierai de vous en instruire.

—Ma chère Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacité, gardez-vous-en bien; vous ne voulez pas me rendre malheureuse; elle ne me le pardonnerait jamais; vous ne la connaissez pas: elle est capable de passer de la plus grande sensibilité jusqu'à la férocité; je ne sais pas ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire.

—Vous le voulez?

—Je vous le demande à genoux. Je suis désespérée, je vois bien qu'il faut me résoudre; je me résoudrai. Promettez-moi de ne lui rien dire...»

Je la relevai, je lui donnai ma parole; elle y compta, elle eut raison; et nous nous renfermâmes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne.

Rentrée chez moi, je me trouvai rêveuse; je voulus prier, et je ne le pus pas; je cherchai à m'occuper; je commençai un ouvrage que je quittai pour un autre, que je quittai pour un autre encore; mes mains s'arrêtaient d'elles-mêmes, et j'étais comme imbécile; jamais je n'avais rien éprouvé de pareil. Mes yeux se fermèrent d'eux-mêmes; je fis un petit sommeil, quoique je ne dorme jamais le jour. Réveillée, je m'interrogeai sur ce qui s'était passé entre la supérieure et moi, je m'examinai; je crus entrevoir en examinant encore... mais c'était des idées si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi. Le résultat de mes réflexions, c'est que c'était peut-être une maladie à laquelle elle était sujette; puis il m'en vint une autre, c'est que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-Thérèse l'avait prise, et que je la prendrais aussi.

Le lendemain, après l'office du matin, notre supérieure me dit: «Sainte-Suzanne, c'est aujourd'hui que j'espère savoir tout ce qui vous est arrivé; venez...»

J'allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse; je la dominais un peu, parce que je suis plus grande, et que j'étais plus élevée. Elle était si proche de moi, que mes deux genoux étaient entrelacés dans les siens, et elle était accoudée sur son lit. Après un petit moment de silence, je lui dis:

«Quoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine; il y aura bientôt vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le cœur de l'entendre; peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, peines partout; chère mère, par où voulez-vous que je commence?

—Par les premières.

—Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.

—Ne crains rien; j'aime à pleurer: c'est un état délicieux pour une âme tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer à pleurer aussi; tu essuieras mes larmes, j'essuierai les tiennes, et peut-être nous serons heureuses au milieu du récit de tes souffrances; qui sait jusqu'où l'attendrissement peut nous mener?...» Et en prononçant ces derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux déjà humides; elle me prit les deux mains; elle s'approcha de moi plus près encore, en sorte qu'elle me touchait et que je la touchais.

«Raconte, mon enfant, dit-elle; j'attends, je me sens les dispositions les plus pressantes à m'attendrir; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux...»

Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l'écrire. Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur elle, les soupirs qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les marques d'indignation qu'elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp; je serais bien fâchée qu'il leur arrivât la plus petite partie des maux qu'elle leur souhaita; je ne voudrais pas avoir arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel ennemi. De temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se promenait, puis elle se rasseyait à sa place; d'autres fois elle levait les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre mes genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris; quand je fus à la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps penché sur son lit, le visage caché dans sa couverture et les bras étendus au-dessus de sa tête; et moi, je lui disais: «Chère mère, je vous demande pardon de la peine que je vous ai causée; je vous en avais prévenue, mais c'est vous qui l'avez voulu...» Et elle ne me répondait que par ces mots:

«Les méchantes créatures! les horribles créatures! Il n'y a que dans les couvents où l'humanité puisse s'éteindre à ce point. Lorsque la haine vient à s'unir à la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus où les choses seront portées. Heureusement je suis douce; j'aime toutes mes religieuses; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon caractère, et toutes elles s'aiment entre elles. Mais comment cette faible santé a-t-elle pu résister à tant de tourments? Comment tous ces petits membres n'ont-ils pas été brisés? Comment toute cette machine délicate n'a-t-elle pas été détruite? Comment l'éclat de ces yeux ne s'est-il pas éteint dans les larmes? Les cruelles! serrer ces bras avec des cordes!...» Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. «Noyer de larmes ces yeux!...» Et elle les baisait. «Arracher la plainte et le gémissement de cette bouche!...» Et elle la baisait. «Condamner ce visage charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse!...» Et elle le baisait. «Faner les roses de ces joues!...» Et elle les flattait de la main et les baisait. «Déparer cette tête! arracher ces cheveux! charger ce front de souci!...» Et elle baisait ma tête, mon front, mes cheveux... «Oser entourer ce cou d'une corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës!...» Et elle écartait mon linge de cou et de tête; elle entr'ouvrait le haut de ma robe; mes cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes; ma poitrine était à demi nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur ma poitrine à demi nue.

Je m'aperçus alors, au tremblement qui la saisissait, au trouble de son discours, à l'égarement de ses yeux et de ses mains, à son genou qui se pressait entre les miens, à l'ardeur dont elle me serrait et à la violence dont ses bras m'enlaçaient, que sa maladie ne tarderait pas à la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi; mais j'étais saisie d'une frayeur, d'un tremblement et d'une défaillance qui me vérifiaient le soupçon que j'avais eu que son mal était contagieux.

Je lui dis: «Chère mère, voyez dans quel désordre vous m'avez mise! si l'on venait...

—Reste, reste, me dit-elle d'une voix oppressée; on ne viendra pas...»

Cependant je faisais effort pour me lever et m'arracher d'elle, et je lui disais: «Chère mère, prenez garde, voilà votre mal qui va vous prendre. Souffrez que je m'éloigne...»

Je voulais m'éloigner; je le voulais, cela est sûr; mais je ne le pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se dérobaient sous moi. Elle était assise, j'étais debout, elle m'attirait, je craignis de tomber sur elle et de la blesser; je m'assis sur le bord de son lit et je lui dis:

«Chère mère, je ne sais ce que j'ai, je me trouve mal.

—Et moi aussi, me dit-elle; mais repose-toi un moment, cela passera, ce ne sera rien...»

En effet, ma supérieure reprit du calme, et moi aussi. Nous étions l'une et l'autre abattues; moi, la tête penchée sur son oreiller; elle, la tête posée sur un de mes genoux, le front placé sur une de mes mains. Nous restâmes quelques moments dans cet état; je ne sais ce qu'elle pensait; pour moi, je ne pensais à rien, je ne le pouvais, j'étais d'une faiblesse qui m'occupait tout entière. Nous gardions le silence, lorsque la supérieure le rompit la première; elle me dit: «Suzanne, il m'a paru par ce que vous m'avez dit de votre première supérieure qu'elle vous était fort chère.

—Beaucoup.

—Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle était mieux aimée de vous... Vous ne me répondez pas?

—J'étais malheureuse, elle adoucissait mes peines.

—Mais d'où vient votre répugnance pour la vie religieuse? Suzanne, vous ne m'avez pas tout dit.

—Pardonnez-moi, madame.

—Quoi! il n'est pas possible, aimable comme vous l'êtes, car, mon enfant, vous l'êtes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne vous l'ait dit.

—On me l'a dit.

—Et celui qui vous le disait ne vous déplaisait pas?

—Non.

—Et vous vous êtes pris de goût pour lui?

—Point du tout.

—Quoi! votre cœur n'a jamais rien senti?

—Rien.

—Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrète ou désapprouvée de vos parents, qui vous a donné de l'aversion pour le couvent? Confiez-moi cela; je suis indulgente.

—Je n'ai, chère mère, rien à vous confier là-dessus.

—Mais, encore une fois, d'où vient votre répugnance pour la vie religieuse?

—De la vie même. J'en hais les devoirs, les occupations, la retraite, la contrainte; il me semble que je suis appelée à autre chose.

—Mais à quoi cela vous semble-t-il?

—À l'ennui qui m'accable; je m'ennuie.

—Ici même?

—Oui, chère mère; ici même, malgré toute la bonté que vous avez pour moi.

—Mais, est-ce que vous éprouvez en vous-même des mouvements, des désirs?

—Aucun.

—Je le crois; vous me paraissez d'un caractère tranquille.

—Assez.

—Froid, même.

—Je ne sais.

—Vous ne connaissez pas le monde?

—Je le connais peu.

—Quel attrait peut-il donc avoir pour vous?

—Cela ne m'est pas bien expliqué; mais il faut pourtant qu'il en ait.

—Est-ce la liberté que vous regrettez?

—C'est cela, et peut-être beaucoup d'autres choses.

—Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi à cœur ouvert; voudriez-vous être mariée?

—Je l'aimerais mieux que d'être ce que je suis; cela est certain.

—Pourquoi cette préférence?

—Je l'ignore.

—Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur vous la présence d'un homme?

—Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'écoute avec plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque.

—Et votre cœur est tranquille?

—Jusqu'à présent, il est resté sans émotion.

—Quoi! lorsqu'ils ont attaché leurs regards animés sur les vôtres, vous n'avez pas ressenti...

—Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les yeux.

—Et sans aucun trouble?

—Aucun.

—Et vos sens ne vous disaient rien?

—Je ne sais ce que c'est que le langage des sens.

—Ils en ont un, cependant.

—Cela se peut.

—Et vous ne le connaissez pas?

—Point du tout.

—Quoi! vous... C'est un langage bien doux; et voudriez-vous le connaître?

—Non, chère mère; à quoi cela me servirait-il?

—À dissiper votre ennui.

—À l'augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage des sens, sans objet?

—Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un; cela vaut mieux sans doute que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout à fait sans plaisir.

—Je n'entends rien à cela.

—Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire.

—Non, chère mère, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne rien savoir, que d'acquérir des connaissances qui me rendraient peut-être plus à plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de désirs, et je n'en veux point chercher que je ne pourrais satisfaire.

—Et pourquoi ne le pourrais-tu pas?

—Et comment le pourrais-je?

—Comme moi.

—Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison.

—J'y suis, chère amie; vous y êtes.

—Eh bien! que vous suis-je? que m'êtes-vous?

—Qu'elle est innocente!

—Oh! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et que j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'être.»

Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux pour elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage; elle devint sérieuse, embarrassée; sa main, qu'elle avait posée sur un de mes genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira; elle tenait ses yeux baissés.

Je lui dis: «Ma chère mère, qu'est-ce qui m'est arrivé? Est-ce qu'il me serait échappé quelque chose qui vous aurait offensée? Pardonnez-moi. J'use de la liberté que vous m'avez accordée; je n'étudie rien de ce que j'ai à vous dire; et puis, quand je m'étudierais, je ne dirais pas autrement, peut-être plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si étrangères! Pardonnez-moi...»

En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou, et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux siens autour de moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes ainsi quelques instants; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sérénité, elle me dit: «Suzanne, dormez-vous bien?

—Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.

—Vous endormez-vous tout de suite?

—Assez communément.

—Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, à quoi pensez-vous?

—À ma vie passée, à celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou je pleure; que sais-je?

—Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure?

—Je me lève.

—Tout de suite?

—Tout de suite.

—Vous n'aimez donc pas à rêver?

—Non.

—À vous reposer sur votre oreiller?

—Non.

—À jouir de la douce chaleur du lit?

—Non.

—Jamais?...»

Elle s'arrêta à ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait à me demander n'était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus mal de le dire, mais j'ai résolu de ne rien celer. «... Jamais vous n'avez été tentée de regarder, avec complaisance, combien vous êtes belle?

—Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites; et puis, quand je le serais, c'est pour les autres qu'on est belle, et non pour soi.

—Jamais vous n'avez pensé à promener vos mains sur cette belle gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et si blanches?

—Oh! pour cela, non; il y a du péché à cela; et si cela m'était arrivé, je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer à confesse...»

Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu'on vint l'avertir qu'on la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dépit, et qu'elle aurait mieux aimé continuer de causer avec moi, quoique ce que nous disions ne valût guère la peine d'être regretté; cependant nous nous séparâmes.

Jamais la communauté n'avait été plus heureuse que depuis que j'y étais entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l'inégalité de son caractère; on disait que je l'avais fixée. Elle donna même en ma faveur plusieurs jours de récréation, et ce qu'on appelle des fêtes; ces jours on est un peu mieux servi qu'à l'ordinaire; les offices sont plus courts, et tout le temps qui les sépare est accordé à la récréation. Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.

La scène que je viens de peindre fut suivie d'un grand nombre d'autres semblables que je néglige. Voici la suite de la précédente.

L'inquiétude commençait à s'emparer de la supérieure; elle perdait sa gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le monde dormait et que la maison était dans le silence, elle se leva; après avoir erré quelque temps dans les corridors, elle vint à ma cellule. J'ai le sommeil léger, je crus la reconnaître. Elle s'arrêta. En s'appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de bruit pour me réveiller, si j'avais dormi. Je gardai le silence; il me sembla que j'entendais une voix qui se plaignait, quelqu'un qui soupirait: j'eus d'abord un léger frisson, ensuite je me déterminai à dire Ave. Au lieu de me répondre, on s'éloignait à pas léger. On revint quelque temps après; les plaintes et les soupirs recommencèrent; je dis encore Ave, et l'on s'éloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s'assit à côté de mon lit; mes rideaux étaient entr'ouverts; on tenait une petite bougie dont la lumière m'éclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que j'en jugeai à son attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette personne, c'était la supérieure.

Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit: «Suzanne, rassurez-vous? c'est moi...» Je me remis la tête sur mon oreiller, et je lui dis: «Chère mère, que faites-vous ici à l'heure qu'il est? Qu'est-ce qui peut vous avoir amenée? Pourquoi ne dormez-vous pas?

—Je ne saurais dormir, me répondit-elle; je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent; à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon imagination; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing, la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de votre vie; je frissonne, je tremble; une sueur froide se répand sur tout mon corps; je veux aller à votre secours; je pousse des cris, je m'éveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil revienne. Voilà ce qui m'est arrivé cette nuit; j'ai craint que le ciel ne m'annonçât quelque malheur arrivé à mon amie; je me suis levée, je me suis approchée de votre porte, j'ai écouté; il m'a semblé que vous ne dormiez pas; vous avez parlé, je me suis retirée; je suis revenue, vous avez encore parlé, et je me suis encore éloignée; je suis revenue une troisième fois; et lorsque j'ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il y a déjà quelque temps que je suis à côté de vous, et que je crains de vous éveiller: j'ai balancé d'abord si je tirerais vos rideaux; je voulais m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien; je vous ai regardée: que vous êtes belle à voir, même quand vous dormez!

—Ma chère mère, que vous êtes bonne!

—J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien à craindre de fâcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre main.»

Je la lui donnai.

«Que son pouls est tranquille! qu'il est égal! rien ne l'émeut.

—J'ai le sommeil assez paisible.

—Que vous êtes heureuse!

—Chère mère, vous continuerez de vous refroidir.

—Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en vais.»

Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait à me regarder; deux larmes coulèrent de ses yeux. «Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? vous pleurez; que je suis fâchée de vous avoir entretenue de mes peines!...» À l'instant elle ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et elle se précipita sur moi. Elle me tenait embrassée; elle était couchée sur ma couverture à côté de moi; son visage était collé sur le mien, ses larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait d'une voix plaintive et entrecoupée: «Chère amie, ayez pitié de moi!

—Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous vous trouvez mal? Que faut-il que je fasse?

—Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel s'est répandu sur moi.

—Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit?

—Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous vous levassiez; écartez seulement un peu la couverture, que je m'approche de vous; que je me réchauffe, et que je guérisse.

—Chère mère, lui dis-je, mais cela est défendu. Que dirait-on si on le savait? J'ai vu mettre en pénitence des religieuses, pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie à une religieuse d'aller la nuit dans la cellule d'une autre, c'était sa bonne amie, et je ne saurais vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le directeur m'a demandé quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposé de venir dormir à côté de moi, et il m'a sérieusement recommandé de ne le pas souffrir. Je lui ai même parlé des caresses que vous me faisiez; je les trouve très-innocentes, mais lui, il ne pense point ainsi; je ne sais comment j'ai oublié ses conseils; je m'étais bien proposé de vous en parler.

—Chère amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne n'en saura rien. C'est moi qui récompense ou qui punis; et quoi qu'en dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a à une amie, à recevoir à côté d'elle une amie que l'inquiétude a saisie, qui s'est éveillée, et qui est venue, pendant la nuit et malgré la rigueur de la saison, voir si sa bien-aimée n'était dans aucun péril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagé le même lit chez vos parents avec une de vos sœurs?

—Non, jamais.

—Si l'occasion s'en était présentée, ne l'auriez-vous pas fait sans scrupule? Si votre sœur, alarmée et transie de froid, était venue vous demander place à côté de vous, l'auriez-vous refusée?

—Je crois que non.

—Et ne suis-je pas votre chère mère?

—Oui, vous l'êtes; mais cela est défendu.

—Chère amie, c'est moi qui le défends aux autres, et qui vous le permets et vous le demande. Que je me réchauffe un moment, et je m'en irai. Donnez-moi votre main...» Je la lui donnai. «Tenez, me dit-elle, tâtez, voyez; je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre...» et cela était vrai. «Oh! la chère mère, lui dis-je, elle en sera malade. Mais attendez, je vais m'éloigner sur le bord, et vous vous mettrez dans l'endroit chaud.» Je me rangeai de côté, je levai la couverture, et elle se mit à ma place. Oh! qu'elle était mal! Elle avait un tremblement général dans tous les membres; elle voulait me parler, elle voulait s'approcher de moi; elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait à voix basse: «Suzanne, mon amie, approchez-vous un peu...» Elle étendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit sous mon corps et l'autre dessus, et elle me dit: «Je suis glacée; j'ai si froid que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal.

—Chère mère, ne craignez rien.»

Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre autour de ma ceinture; ses pieds étaient posés sous les miens, et je les pressais pour les réchauffer; et la chère mère me disait: «Ah! chère amie, voyez comme mes pieds se sont promptement réchauffés, parce qu'il n'y a rien qui les sépare des vôtres.

—Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de la même manière?

—Rien, si vous voulez.»

Je m'étais retournée, elle avait écarté son linge, et j'allais écarter le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups violents à la porte. Effrayée, je me jette sur-le-champ hors du lit d'un côté, et la supérieure de l'autre; nous écoutons, et nous entendons quelqu'un qui regagnait, sur la pointe du pied, la cellule voisine, «Ah! lui dis-je, c'est ma sœur Sainte-Thérèse; elle vous aura vue passer dans le corridor, et entrer chez moi; elle nous aura écoutées, elle aura surpris nos discours; que dira-t-elle?...» J'étais plus morte que vive. «Oui, c'est elle, me dit la supérieure d'un ton irrité; c'est elle, je n'en doute pas; mais j'espère qu'elle se ressouviendra longtemps de sa témérité.

—Ah! chère mère, lui dis-je, ne lui faites point de mal.

—Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous, dormez bien, je vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette étourdie. Donnez-moi votre main...»

Je la lui tendis d'un bord du lit à l'autre; elle releva la manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur, depuis l'extrémité des doigts jusqu'à l'épaule; et elle sortit en protestant que la téméraire qui avait osé la troubler s'en ressouviendrait. Aussitôt je m'avançai promptement à l'autre bord de ma couche vers la porte, et j'écoutai: elle entra chez sœur Thérèse. Je fus tentée de me lever et d'aller m'interposer entre elle et la supérieure, s'il arrivait que la scène devînt violente; mais j'étais si troublée, si mal à mon aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais je n'y dormis pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la maison; que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple, serait racontée avec les circonstances les plus défavorables; qu'il en serait ici pis encore qu'à Longchamp, où je fus accusée de je ne sais quoi; que notre faute parviendrait à la connaissance des supérieurs, que notre mère serait déposée; et que nous serions l'une et l'autre sévèrement punies. Cependant j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec impatience que notre mère sortît de chez sœur Thérèse; cette affaire fut difficile à accommoder apparemment, car elle y passa presque la nuit. Que je la plaignais! elle était en chemise, toute nue, et transie de colère et de froid.

Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission qu'elle m'avait donnée, et de demeurer couchée; cependant il me vint en esprit qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien vite, et me trouvai la première au chœur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir; premièrement, parce que j'aurais eu de la peine à soutenir la présence de cette sœur sans embarras; secondement, c'est que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de l'office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu'elle ne lui aurait accordé qu'à des conditions qui devaient me tranquilliser. J'avais deviné.

À peine l'office fut-il achevé, que la supérieure m'envoya chercher. J'allai la voir: elle était encore au lit, elle avait l'air abattu; elle me dit: «J'ai souffert; je n'ai point dormi; Sainte-Thérèse est folle; si cela lui arrive encore, je l'enfermerai.

—Ah! chère mère, lui dis-je, ne l'enfermez jamais.

—Cela dépendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle serait meilleure; et j'y compte. Et vous, chère Suzanne, comment vous portez-vous?

—Bien, chère mère.

—Avez-vous un peu reposé?

—Fort peu.

—On m'a dit que vous aviez été au chœur; pourquoi n'êtes-vous pas restée sur votre traversin?

—J'y aurais été mal; et puis j'ai pensé qu'il valait mieux...

—Non, il n'y avait point d'inconvénient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire autant chez vous, à moins que vous n'aimiez mieux accepter une place à côté de moi.

—Chère mère, je vous suis infiniment obligée; j'ai l'habitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.

—Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner; on me servira ici: peut-être ne me lèverai-je pas du reste de la journée. Vous viendrez avec quelques autres que j'ai fait avertir.

—Et sœur Sainte-Thérèse en sera-t-elle? lui demandai-je.

—Non, me répondit-elle.

—Je n'en suis pas fâchée.

—Et pourquoi?

—Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.

—Rassurez-vous, mon enfant; je te réponds qu'elle a plus de frayeur de toi que tu n'en dois avoir d'elle.»

Je la quittai, j'allai me reposer. L'après-midi, je me rendis chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison; les autres avaient fait leur visite et s'étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c'était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n'en avait pas vingt-trois; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu'elle portait d'assez bonne grâce, des bras ronds comme s'ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue à les ouvrir; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet; les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J'étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux; d'autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle; il y en avait à terre assises sur les coussins qu'on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se ressemblait, quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d'autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l'ai dit. Il n'était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies; les amies s'étaient placées, ou l'une à côté de l'autre, ou en face; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux; elle reprochait à l'une son application, à l'autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait ou blâmait; elle raccommodait à l'une son ajustement de tête... «Ce voile est trop avancé... Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues... Voilà des plis qui font mal...» Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses.

Tandis qu'on était ainsi occupé, j'entendis frapper doucement à la porte, j'y allai. La supérieure me dit: «Sainte-Suzanne, vous reviendrez.

—Oui, chère mère.

—N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important à vous communiquer.

—Je vais rentrer...»

C'était cette pauvre Sainte-Thérèse. Elle demeura un petit moment sans parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: «Chère sœur, est-ce à moi que vous en voulez?

—Oui.

—À quoi puis-je vous servir?

—Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgrâce de notre chère mère; je croyais qu'elle m'avait pardonné, et j'avais quelque raison de le penser; cependant vous êtes toutes assemblées chez elle, je n'y suis pas, et j'ai ordre de demeurer chez moi.

—Est-ce que vous voudriez entrer?

—Oui.

—Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission?

—Oui.

—Attendez, chère amie, j'y vais.

—Sincèrement, vous lui parlerez pour moi?

—Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, et pourquoi ne le ferais-je pas après vous l'avoir promis?

—Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui pardonne le goût qu'elle a pour vous; c'est que vous possédez tous les charmes, la plus belle âme et le plus beau corps.»

J'étais enchantée d'avoir ce petit service à lui rendre. Je rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence sur le bord du lit de la supérieure, était penchée vers elle, le coude appuyé entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage; la supérieure, les yeux presque fermés, lui disait oui et non, sans presque la regarder; et j'étais debout à côté d'elle sans qu'elle s'en aperçût. Cependant elle ne tarda pas à revenir de sa légère distraction. Celle qui s'était emparée de ma place, me la rendit; je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la supérieure, qui s'était un peu relevée sur ses oreillers, je me tus, mais je la regardai comme si j'avais une grâce à lui demander. «Eh bien, me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous? est-ce qu'il est en moi de vous refuser quelque chose?

—La sœur Sainte-Thérèse...

—J'entends. Je suis très-mécontente d'elle; mais Sainte-Suzanne intercède pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire qu'elle peut entrer.»

J'y courus. La pauvre petite sœur attendait à la porte; je lui dis d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux baissés; elle tenait un long morceau de mousseline attaché sur un patron qui lui échappa des mains au premier pas; je le ramassai; je la pris par un bras et la conduisis à la supérieure. Elle se jeta à genoux; elle saisit une de ses mains, qu'elle baisa en poussant quelques soupirs, et en versant une larme; puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit à celle de la supérieure, et les baisa l'une et l'autre. La supérieure lui fit signe de se lever et de se placer où elle voudrait; elle obéit. On servit une collation. La supérieure se leva; elle ne s'assit point avec nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la tête de l'une, la renversant doucement en arrière et lui baisant le front, levant le linge de cou à une autre, plaçant sa main dessus, et demeurant appuyée sur le dos de son fauteuil; passant à une troisième, et laissant aller sur elle une de ses mains, ou la plaçant sur sa bouche; goûtant du bout des lèvres aux choses qu'on avait servies, et les distribuant à celle-ci, à celle-là. Après avoir circulé ainsi un moment, elle s'arrêta en face de moi, me regardant avec des yeux très-affectueux et très-tendres; cependant les autres les avaient baissés, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la distraire, mais surtout la sœur Sainte-Thérèse. La collation faite, je me mis au clavecin; et j'accompagnai deux sœurs qui chantèrent sans méthode, avec du goût, de la justesse et de la voix. Je chantai aussi, et je m'accompagnai. La supérieure était assise au pied du clavecin, et paraissait goûter le plus grand plaisir à m'entendre et à me voir; les autres écoutaient debout sans rien faire, ou s'étaient remises à l'ouvrage. Cette soirée fut délicieuse. Cela fait, toutes se retirèrent.

Je m'en allais avec les autres; mais la supérieure m'arrêta: «Quelle heure est-il? me dit-elle.

—Tout à l'heure six heures.

—Quelques-unes de nos discrètes vont entrer. J'ai réfléchi sur ce que vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp; je leur ai communiqué mes idées; elles les ont approuvées, et nous avons une proposition à vous faire. Il est impossible que nous ne réussissions pas; et si nous réussissons, cela fera un petit bien à la maison et quelque douceur pour vous...»

À six heures, les discrètes entrèrent; la discrétion des maisons religieuses est toujours bien décrépite et bien vieille. Je me levai, elles s'assirent; et la supérieure me dit: «Sœur Sainte-Suzanne, ne m'avez-vous pas appris que vous deviez à la bienfaisance de M. Manouri la dot qu'on vous a faite ici?

—Oui, chère mère.

—Je ne me suis donc pas trompée, et les sœurs de Longchamp sont restées en possession de la dot que vous leur avez payée en entrant chez elles?

—Oui, chère mère.

—Elles ne vous en ont rien rendu?

—Non, chère mère.

—Elles ne vous en font point de pension?

—Non, chère mère.

—Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiqué à nos discrètes; et elles pensent, comme moi, que vous êtes en droit de demander contre elles, ou que cette dot vous soit restituée au profit de notre maison, ou qu'elles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de l'intérêt que M. Manouri a pris à votre sort, n'a rien de commun avec ce que les sœurs de Longchamp vous doivent; ce n'est point à leur acquit qu'il a fourni votre dot.

—Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court c'est de lui écrire.

—Sans doute; mais au cas que sa réponse soit telle que nous la désirons, voici les propositions que nous avons à vous faire: nous entreprendrons le procès en votre nom contre la maison de Longchamp; la nôtre fera les frais, qui ne seront pas considérables, parce qu'il y a bien de l'apparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de cette affaire; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitié par moitié le fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chère sœur? vous ne répondez pas, vous rêvez.

—Je rêve que ces sœurs de Longchamp m'ont fait beaucoup de mal, et que je serais au désespoir qu'elles imaginassent que je me venge.

—Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce qui vous est dû.

—Se donner encore une fois en spectacle!

—C'est le plus petit inconvénient; il ne sera presque pas question de vous. Et puis notre communauté est pauvre, et celle de Longchamp est riche. Vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez; nous n'avons pas besoin de ce motif pour nous intéresser à votre conservation; nous vous aimons toutes...» Et toutes les discrètes à la fois: «Et qui est-ce qui ne l'aimerait pas? elle est parfaite.

—Je puis cesser d'être d'un moment à l'autre, une autre supérieure n'aurait pas peut-être pour vous les mêmes sentiments que moi: ah! non, sûrement, elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins; il est fort doux de posséder un petit argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-même ou pour obliger les autres.

—Chères mères, leur dis-je, ces considérations ne sont pas à négliger, puisque vous avez la bonté de les faire; il y en a d'autres qui me touchent davantage; mais il n'y a point de répugnance que je ne sois prête à vous sacrifier. La seule grâce que j'aie à vous demander, chère mère, c'est de ne rien commencer sans en avoir conféré en ma présence avec M. Manouri.

—Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui écrire vous-même?

—Chère mère, comme il vous plaira.

—Écrivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois là-dessus, car je n'aime pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient à périr, écrivez à l'instant.»

On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter à Arpajon aussitôt que ses occupations le lui permettraient; que j'avais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc. Le concile assemblé lut cette lettre, l'approuva, et elle fut envoyée.

M. Manouri vint quelques jours après. La supérieure lui exposa ce dont il s'agissait; il ne balança pas un moment à être de son avis; on traita mes scrupules de ridiculités; il fut conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignées dès le lendemain. Elles le furent; et voilà que, malgré que j'en aie, mon nom reparaît dans des mémoires, des factum, à l'audience, et cela avec des détails, des suppositions, des mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature défavorable à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant qu'il leur plaît? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux? Si j'avais pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire entraînerait, je vous proteste que je n'aurais jamais consenti à ce qu'elle s'entamât. On eut l'attention d'envoyer à plusieurs religieuses de notre maison les pièces qu'on publia contre moi. À tout moment, elles venaient me demander les détails d'événements horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vérité. Plus je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce que je n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais tout, on croyait que tout était vrai; on souriait, on me disait des mots entortillés, mais très-offensants; on haussait les épaules à mon innocence. Je pleurais, j'étais désolée.


Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller à confesse arriva. Je m'étais déjà accusée des premières caresses que ma supérieure m'avait faites; le directeur m'avait très-expressément défendu de m'y prêter davantage; mais le moyen de se refuser à des choses qui font grand plaisir à une autre dont on dépend entièrement, et auxquelles on n'entend soi-même aucun mal?

Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de mes mémoires, je crois qu'il est à propos que vous le connaissiez.

C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas plus de quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies qu'on puisse voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agréable quand il n'y pense pas; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austère. Je ne connais pas deux hommes plus différents que le P. Lemoine à l'autel et le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont là; et moi-même je me suis surprise plusieurs fois sur le point d'aller à la grille, arrêtée tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d'emprunt qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j'avais à parler. Le P. Lemoine est grand, bien fait, gai, très-aimable quand il s'oublie; il parle à merveille; il a dans sa maison la réputation d'un grand théologien, et dans le monde celle d'un grand prédicateur; il converse à ravir. C'est un homme très-instruit d'une infinité de connaissances étrangères à son état: il a la plus belle voix, il sait la musique, l'histoire et les langues; il est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il soit jeune, il a passé par les dignités principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans ambition; il est aimé de ses confrères. Il avait sollicité la supériorité de la maison d'Étampes, comme un poste tranquille où il pourrait se livrer sans distraction à quelques études qu'il avait commencées; et on la lui avait accordée. C'est une grande affaire pour une maison de religieuses que le choix d'un confesseur: il faut être dirigée par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire.

On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fêtes, et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans toute la communauté; comme on était joyeuse, comme on se renfermait, comme on travaillait à son examen, comme on se préparait à l'occuper le plus longtemps qu'il serait possible.

C'était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J'étais inquiète, la supérieure s'en aperçut, elle m'en parla. Je ne lui cachai point la raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmée encore que moi, quoiqu'elle fît tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d'homme ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en savait plus sur l'innocence de ses sentiments et des miens que notre conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis que non. «Eh bien! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me devez l'obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises. Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous n'avez que des bagatelles à lui dire.»

Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais à la confession, tandis que de plus pressées s'en étaient emparées. Mon tour approchait, lorsque la supérieure vint à moi, me tira à l'écart, et me dit: «Sainte-Suzanne, j'ai pensé à ce que vous m'avez dit; retournez-vous-en dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez à confesse aujourd'hui.

—Et pourquoi, lui répondis-je, chère mère? C'est demain un grand jour, c'est jour de communion générale: que voulez-vous qu'on pense, si je suis la seule qui n'approche point de la sainte table?

—N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez point à confesse.

—Chère mère, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne me donnez point cette mortification, je vous le demande en grâce.

—Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie avec cet homme-là, et je n'en veux point avoir.

—Non, chère mère, je ne vous en ferai point!

—Promettez-moi donc... Cela est inutile, vous viendrez demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez à moi: vous n'avez commis aucune faute, dont je ne puisse vous réconcilier et vous absoudre; et vous communierez avec les autres. Allez.»

Je me retirai donc, et j'étais dans ma cellule, triste, inquiète, rêveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine malgré ma supérieure, si je m'en tiendrais à son absolution le lendemain, et si je ferais mes dévotions avec le reste de la maison, ou si je m'éloignerais des sacrements, quoi qu'on en pût dire. Lorsqu'elle rentra, elle s'était confessée, et le P. Lemoine lui avait demandé pourquoi il ne m'avait point aperçue, si j'étais malade; je ne sais ce qu'elle lui avait répondu, mais la fin de cela, c'est qu'il m'attendait au confessionnal. «Allez-y donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais assurez-moi que vous vous tairez.» J'hésitais, elle insistait. «Eh! folle, me disait-elle, quel mal veux-tu qu'il y ait à taire ce qu'il n'y a point eu de mal à faire?

—Et quel mal y a-t-il à le dire? lui répondis-je.

—Aucun, mais il y a de l'inconvénient. Qui sait l'importance que cet homme peut y mettre? Assurez-moi donc...» Je balançai encore; mais enfin je m'engageai à ne rien dire, s'il ne me questionnait pas, et j'allai.

Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea, et je ne dissimulai rien. Il me fit mille demandes singulières, auxquelles je ne comprends rien encore à présent que je me les rappelle. Il me traita avec indulgence; mais il s'exprima sur la supérieure dans des termes qui me firent frémir; il l'appela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, âme corrompue; et m'enjoignit, sous peine de péché mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de ses caresses.

«Mais, mon père, lui dis-je, c'est ma supérieure; elle peut entrer chez moi, m'appeler chez elle quand il lui plaît.

—Je le sais, je le sais, et j'en suis désolé. Chère enfant, me dit-il, loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu'à présent! Sans oser m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-même le complice de votre indigne supérieure, et de faner, par le souffle empoisonné qui sortirait malgré moi de mes lèvres, une fleur délicate, qu'on ne garde fraîche et sans tache jusqu'à l'âge où vous êtes, que par une protection spéciale de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supérieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la nuit; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous; d'aller dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la sainteté de votre état et l'intérêt de votre salut vous inspireraient, si Satan en personne se présentait à vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant, Satan; c'est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre supérieure; elle est enfoncée dans l'abîme du crime, elle cherche à vous y plonger; et vous y seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence même ne l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrêtée.» Puis levant les yeux au ciel, il s'écria: «Mon Dieu! continuez de protéger cette enfant... Dites avec moi: Satana, vade retrò, apage, Satana. Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, répétez-lui mon discours; dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle ne fût pas née, ou qu'elle se précipitât seule aux enfers par une mort violente.

—Mais, mon père, lui répliquai-je, vous l'avez entendue elle-même tout à l'heure.»

Il ne me répondit rien; mais poussant un soupir profond, il porta ses bras contre une des parois du confessionnal, et appuya sa tête dessus comme un homme pénétré de douleur: il demeura quelque temps dans cet état. Je ne savais que penser; les genoux me tremblaient; j'étais dans un trouble, un désordre qui ne se conçoit pas. Tel serait un voyageur qui marcherait dans les ténèbres entre des précipices qu'il ne verrait pas, et qui serait frappé de tout côté par des voix souterraines qui lui crieraient: «C'est fait de toi!» Me regardant ensuite avec un air tranquille, mais attendri, il me dit: «Avez-vous de la santé?

—Oui, mon père.

—Ne seriez-vous pas trop incommodée d'une nuit que vous passeriez sans dormir?

—Non, mon père.

—Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci; aussitôt après votre collation vous irez dans l'église, vous vous prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en prières. Vous ne savez pas le danger que vous avez couru: vous remercierez Dieu de vous en avoir garantie; et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les autres religieuses. Je ne vous donne pour pénitence que de vous tenir loin de votre supérieure, et que de repousser ses caresses empoisonnées. Allez; je vais de mon côté unir mes prières aux vôtres. Combien vous m'allez causer d'inquiétudes! Je sens toutes les suites du conseil que je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois à moi-même. Dieu est le maître; et nous n'avons qu'une loi.»

Je ne me rappelle, monsieur, que très-imparfaitement tout ce qu'il me dit. À présent que je compare son discours tel que je viens de vous le rapporter, avec l'impression terrible qu'il me fit, je n'y trouve pas de comparaison; mais cela vient de ce qu'il est brisé, décousu; qu'il y manque beaucoup de choses que je n'ai pas retenues, parce que je n'y attachais aucune idée distincte, et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance à des choses sur lesquelles il se récriait avec le plus de violence. Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si étrange dans la scène du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique fait la plus violente impression? On m'a dit à moi-même que certains airs, certaines modulations changeaient entièrement ma physionomie: alors j'étais tout à fait hors de moi, je ne savais presque pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en fusse moins innocente. Pourquoi n'en eût-il pas été de même de ma supérieure, qui était certainement, malgré toutes ses folies et ses inégalités, une des femmes les plus sensibles qu'il y eût au monde? Elle ne pouvait entendre un récit un peu touchant sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon histoire, je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un crime aussi de sa commisération? Et la scène de la nuit, dont il attendait l'issue avec une frayeur mortelle... Certainement cet homme est trop sévère.

Quoi qu'il en soit, j'exécutai ponctuellement ce qu'il m'avait prescrit, et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate. Tout au sortir du confessionnal, j'allai me prosterner au pied des autels; j'avais la tête troublée d'effroi; j'y demeurai jusqu'à souper. La supérieure, inquiète de ce que j'étais devenue, m'avait fait appeler; on lui avait répondu que j'étais en prière. Elle s'était montrée plusieurs fois à la porte du chœur; mais j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du souper sonna; je me rendis au réfectoire; je soupai à la hâte; et le souper fini, je revins aussitôt à l'église; je ne parus point à la récréation du soir; à l'heure de se retirer et de se coucher je ne remontai point. La supérieure n'ignorait pas ce que j'étais devenue. La nuit était fort avancée; tout était en silence dans la maison, lorsqu'elle descendit auprès de moi. L'image sous laquelle le directeur me l'avait montrée, se retraça à mon imagination; le tremblement me prit, je n'osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppée de flammes, et je disais au dedans de moi: «Satana, vade retrò, apage, Satana. Mon Dieu, conservez-moi, éloignez de moi ce démon.»

Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle me dit: «Sainte-Suzanne, que faites-vous ici?

—Madame, vous le voyez.

—Savez-vous l'heure qu'il est?

—Oui, madame.

—Pourquoi n'êtes-vous pas rentrée chez vous à l'heure de la retraite?

—C'est que je me disposais à célébrer demain le grand jour.

—Votre dessein était donc de passer ici la nuit?

—Oui, madame.

—Et qui est-ce qui vous l'a permis?

—Le directeur me l'a ordonné.

—Le directeur n'a rien à ordonner contre la règle de la maison; et moi, je vous ordonne de vous aller coucher.

—Madame, c'est la pénitence qu'il m'a imposée.

—Vous la remplacerez par d'autres œuvres.

—Cela n'est pas à mon choix.

—Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de l'église pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans votre cellule.»

Après cela, elle voulut me prendre par la main; mais je m'éloignai avec vitesse. «Vous me fuyez, me dit-elle.

—Oui, madame, je vous fuis.»

Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, par l'innocence de mon cœur, j'osai lever les yeux sur elle; mais à peine l'eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir dans le chœur comme une insensée, en criant: «Loin de moi, Satan!...»

Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me disait, en tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus touchante et la plus douce: «Qu'avez-vous? D'où vient cet effroi? Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supérieure et votre amie.»

Je m'arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis que j'avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait réalisée; c'est qu'elle était placée, par rapport à la lampe de l'église, de manière qu'il n'y avait que son visage et que l'extrémité de ses mains qui fussent éclairées, et que le reste était dans l'ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue à moi, je me jetai dans une stalle. Elle s'approcha, elle allait s'asseoir dans la stalle voisine, lorsque je me levai et me plaçai dans la stalle au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu'à la dernière: là, je m'arrêtai, et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle et moi.

«Je le veux bien,» me dit-elle.

Nous nous assîmes toutes deux; une stalle nous séparait; alors la supérieure prenant la parole, me dit: «Pourrait-on savoir de vous, Sainte-Suzanne, d'où vient l'effroi que ma présence vous cause?

—Chère mère, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi, c'est le P. Lemoine. Il m'a représenté la tendresse que vous avez pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il m'a ordonné de vous fuir, de ne plus entrer chez vous, seule; de sortir de ma cellule, si vous y veniez; il vous a peinte à mon esprit comme le démon. Que sais-je ce qu'il ne m'a pas dit là-dessus.

—Vous lui avez donc parlé?

—Non, chère mère; mais je n'ai pu me dispenser de lui répondre.

—Me voilà donc bien horrible à vos yeux?

—Non, chère mère, je ne saurais m'empêcher de vous aimer, de sentir tout le prix de vos bontés, de vous prier de me les continuer; mais j'obéirai à mon directeur.

—Vous ne viendrez donc plus me voir?

—Non, chère mère.

—Vous ne me recevrez plus chez vous?

—Non, chère mère.

—Vous repousserez mes caresses?

—Il m'en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et j'aime à être caressée; mais il le faudra; je l'ai promis à mon directeur, et j'en ai fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manière dont il s'explique! C'est un homme pieux, c'est un homme éclairé; quel intérêt a-t-il à me montrer du péril où il n'y en a point? À éloigner le cœur d'une religieuse du cœur de sa supérieure? Mais peut-être reconnaît-il, dans des actions très-innocentes de votre part et de la mienne, un germe de corruption secrète qu'il croit tout développé en vous, et qu'il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois ressenties... D'où vient, chère mère, qu'au sortir d'auprès de vous, en rentrant chez moi, j'étais agitée, rêveuse? D'où vient que je ne pouvais ni prier, ni m'occuper? D'où vient une espèce d'ennui que je n'avais jamais éprouvé? Pourquoi, moi qui n'ai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil? Je croyais que c'était en vous une maladie contagieuse, dont l'effet commençait à s'opérer en moi; mais le P. Lemoine voit cela bien autrement.

—Et comment voit-il cela?

—Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommée, la mienne projetée. Que sais-je?

—Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire; ce n'est pas la première algarade de cette nature qu'il m'ait causée. Il suffit que je m'attache à quelqu'un d'une amitié tendre, pour qu'il s'occupe à lui tourner la cervelle; peu s'en est fallu qu'il n'ait rendu folle cette pauvre Sainte-Thérèse. Cela commence à m'ennuyer, et je me déferai de cet homme-là; aussi bien il demeure à dix lieues d'ici; c'est un embarras que de le faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous parlerons de cela plus à l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter?

—Non, chère mère, je vous demande en grâce de me permettre de passer ici la nuit. Si je manquais à ce devoir, demain je n'oserais approcher des sacrements avec le reste de la communauté. Mais vous, chère mère, communierez-vous?

—Sans doute.

—Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit?

—Non.

—Mais comment cela s'est-il fait?

—C'est qu'il n'a point été dans le cas de me parler. On ne va à confesse que pour s'accuser de ses péchés; et je n'en vois point à aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. S'il y avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment qui devrait se répandre également sur toutes celles qui composent la communauté; mais cela ne dépend pas de moi; je ne saurais m'empêcher de distinguer le mérite où il est, et de m'y porter d'un goût de préférence. J'en demande pardon à Dieu; et je ne conçois pas comment votre P. Lemoine voit ma damnation scellée dans une partialité si naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je tâche de faire le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que j'aime plus que d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et plus estimables. Voilà tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous bien grand?

—Non, chère mère.

—Allons, chère enfant, faisons encore chacune une petite prière, et retirons-nous.»

Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans l'église; elle y consentit, à condition que cela n'arriverait plus, et elle se retira.

Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai à Dieu de m'éclairer; je réfléchis et je conclus, tout bien considéré, que quoique des personnes fussent d'un même sexe, il pouvait y avoir du moins de l'indécence dans la manière dont elles se témoignaient leur amitié; que le P. Lemoine, homme austère, avait peut-être outré les choses, mais que le conseil d'éviter l'extrême familiarité de ma supérieure, par beaucoup de réserve, était bon à suivre, et je me le promis.

Le matin, lorsque les religieuses vinrent au chœur, elles me trouvèrent à ma place; elles approchèrent toutes de la sainte table, et la supérieure à leur tête, ce qui acheva de me persuader son innocence, sans me détacher du parti que j'avais pris. Et puis il s'en manquait beaucoup que je sentisse pour elle tout l'attrait qu'elle éprouvait pour moi. Je ne pouvais m'empêcher de la comparer à ma première supérieure: quelle différence! ce n'était ni la même piété, ni la même gravité, ni la même dignité, ni la même ferveur, ni le même esprit, ni le même goût de l'ordre.


Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands événements: l'un, c'est que je gagnai mon procès contre les religieuses de Longchamp; elles furent condamnées à payer à la maison de Sainte-Eutrope, où j'étais, une pension proportionnée à ma dot; l'autre, c'est le changement de directeur. Ce fut la supérieure qui m'apprit elle-même ce dernier.

Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnée; elle ne venait plus seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je l'évitais; elle s'en apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait dans cette âme, mais il fallait que ce fût quelque chose d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait dans les corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer et repasser; s'arrêter à ma porte, se plaindre, soupirer; je tremblais, et je me renfonçais dans mon lit. Le jour, si j'étais à la promenade, dans la salle du travail, ou dans la chambre de récréation, de manière que je ne pusse l'apercevoir, elle passait des heures entières à me considérer; elle épiait toutes mes démarches: si je descendais, je la trouvais au bas des degrés; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour elle m'arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire; des pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre et me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit: «Sœur cruelle, demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m'évite pas; je ne saurais plus vivre sans toi...» Son état me fit pitié, ses yeux étaient éteints; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C'était ma supérieure, elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou qu'elle tenait embrassé; je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher; je la reconduisis à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder.

«Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis; c'est le mieux pour vous et pour moi; j'occupe trop de place dans votre âme, c'est autant de perdu pour Dieu à qui vous la devez tout entière.

—Est-ce à vous à me le reprocher?...»

Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.

«Vous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle.

—Non, chère mère, non.

—Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me ferez mourir...»

Ces derniers mots m'inspirèrent un sentiment tout contraire à celui qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacité, et je m'enfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit à pousser les plaintes les plus aiguës. Je les entendis; elles me pénétrèrent. Je fus un moment incertaine si je continuerais de m'éloigner ou si je retournerais; cependant je ne sais par quel mouvement d'aversion je m'éloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l'état où je la laissais; je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi, je m'y trouvai mal à mon aise; je ne savais à quoi m'occuper; je fis quelques tours en long et en large, distraite et troublée; je sortis, je rentrai; enfin j'allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse, ma voisine. Elle était en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses amies; je lui dis: «Chère sœur, je suis fâchée de vous interrompre, mais je vous prie de m'écouter un moment, j'aurais un mot à vous dire...» Elle me suivit chez moi, et je lui dis: «Je ne sais ce qu'a notre mère supérieure, elle est désolée; si vous alliez la trouver, peut-être la consoleriez-vous...» Elle ne me répondit pas; elle laissa son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure.

Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour; elle devint mélancolique et sérieuse; la gaieté, qui depuis mon arrivée dans la maison n'avait point cessé, disparut tout à coup; tout rentra dans l'ordre le plus austère; les offices se firent avec la dignité convenable; les étrangers furent presque entièrement exclus du parloir; défense aux religieuses de fréquenter les unes chez les autres; les exercices reprirent avec l'exactitude la plus scrupuleuse; plus d'assemblée chez la supérieure, plus de collation; les fautes les plus légères furent sévèrement punies; on s'adressait encore à moi quelquefois pour obtenir grâce, mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette révolution ne fut ignorée de personne; les anciennes n'en étaient pas fâchées, les jeunes s'en désespéraient; elles me regardaient de mauvais œil; pour moi, tranquille sur ma conduite, je négligeais leur humeur et leurs reproches.

Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empêcher de plaindre, passa successivement de la mélancolie à la piété, et de la piété au délire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces différents progrès, cela me jetterait dans un détail qui n'aurait point de fin; je vous dirai seulement que, dans son premier état, tantôt elle me cherchait, tantôt elle m'évitait; nous traitait quelquefois, les autres et moi, avec sa douceur accoutumée; quelquefois aussi elle passait subitement à la rigueur la plus outrée; elle nous appelait et nous renvoyait; donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après; nous faisait appeler au chœur; et lorsque tout était en mouvement pour lui obéir, un second coup de cloche renfermait la communauté. Il est difficile d'imaginer le trouble de la vie que l'on menait; la journée se passait à sortir de chez soi et à y rentrer, à prendre son bréviaire et à le quitter, à monter et à descendre, à baisser son voile et à le relever. La nuit était presque aussi interrompue que le jour.

Quelques religieuses s'adressèrent à moi, et tâchèrent de me faire entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'égards pour la supérieure, tout reviendrait à l'ordre, elles auraient dû dire au désordre, accoutumé: je leur répondais tristement: «Je vous plains; mais dites-moi clairement ce qu'il faut que je fasse...» Les unes s'en retournaient en baissant la tête et sans me répondre; d'autres me donnaient des conseils qu'il m'était impossible d'arranger avec ceux de notre directeur; je parle de celui qu'on avait révoqué, car pour son successeur, nous ne l'avions pas encore vu.

La supérieure ne sortait plus de nuit, elle passait des semaines entières sans se montrer ni à l'office, ni au chœur, ni au réfectoire, ni à la récréation; elle demeurait renfermée dans sa chambre; elle errait dans les corridors ou elle descendait à l'église; elle allait frapper aux portes des religieuses et elle leur disait d'une voix plaintive: «Sœur une telle, priez pour moi; sœur une telle, priez pour moi...» Le bruit se répandit qu'elle se disposait à une confession générale.


Un jour que je descendis la première à l'église, je vis un papier attaché au voile de la grille, je m'en approchai et je lus: «Chères sœurs, vous êtes invitées à prier pour une religieuse qui s'est égarée de ses devoirs et qui veut retourner à Dieu...» Je fus tentée de l'arracher, cependant je le laissai. Quelques jours après, c'en était un autre, sur lequel on avait écrit: «Chères sœurs, vous êtes invitées à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses égarements; ils sont grands...» Un autre jour, c'était une autre invitation qui disait: «Chères sœurs, vous êtes priées de demander à Dieu d'éloigner le désespoir d'une religieuse qui a perdu toute confiance dans la miséricorde divine...»

Toutes ces invitations où se peignaient les cruelles vicissitudes de cette âme en peine m'attristaient profondément. Il m'arriva une fois de demeurer comme un terme vis-à-vis un de ces placards; je m'étais demandé à moi-même qu'est-ce que c'était que ces égarements qu'elle se reprochait; d'où venaient les transes de cette femme; quels crimes elle pouvait avoir à se reprocher; je revenais sur les exclamations du directeur, je me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je n'y en trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment menacée des mêmes terreurs.

Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé; elle ne se mêlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait à personne; elle avait de fréquentes conférences avec le nouveau directeur qu'on nous avait donné. C'était un jeune bénédictin. Je ne sais s'il lui avait imposé toutes les mortifications qu'elle pratiquait; elle jeûnait trois jours de la semaine; elle se macérait; elle entendait l'office dans les stalles inférieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller à l'église; là, nous la trouvions prosternée, le visage contre terre, et elle ne se relevait que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle descendait en chemise, nus pieds; si Sainte-Thérèse ou moi nous la rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai prosternée, les bras étendus et la face contre terre; et elle me dit: «Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mérite pas un autre traitement.»

Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en aversion. Je ne reviendrai pas sur les désagréments d'une religieuse qu'on hait dans sa maison, vous en devez être instruit à présent. Je sentis peu à peu renaître le dégoût de mon état. Je portai ce dégoût et mes peines dans le sein du nouveau directeur; il s'appelle dom Morel; c'est un homme d'un caractère ardent; il touche à la quarantaine. Il parut m'écouter avec attention et avec intérêt; il désira de connaître les événements de ma vie; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux sur ma famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons où j'avais été, celle où j'étais, sur ce qui s'était passé entre ma supérieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre à la conduite de la supérieure avec moi la même importance que le P. Lemoine; à peine daigna-t-il me jeter là-dessus quelques mots; il regarda cette affaire comme finie; la chose qui le touchait le plus, c'étaient mes dispositions secrètes sur la vie religieuse. À mesure que je m'ouvrais, sa confiance faisait les mêmes progrès; si je me confessais à lui, il se confiait à moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite conformité avec les miennes; il était entré en religion malgré lui; il supportait son état avec le même dégoût, et il n'était guère moins à plaindre que moi.

«Mais, chère sœur, ajoutait-il, que faire à cela? Il n'y a plus qu'une ressource, c'est de rendre notre condition la moins fâcheuse qu'il sera possible.» Et puis il me donnait les mêmes conseils qu'il suivait; ils étaient sages. «Avec cela, ajoutait-il, on n'évite pas les chagrins, on se résout seulement à les supporter. Les personnes religieuses ne sont heureuses qu'autant qu'elles se font un mérite devant Dieu de leurs croix; alors elles s'en réjouissent, elles vont au-devant des mortifications; plus elles sont amères et fréquentes, plus elles s'en félicitent; c'est un échange qu'elles ont fait de leur bonheur présent contre un bonheur à venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice volontaire de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à Dieu: Ampliùs, Domine; Seigneur, encore davantage... et c'est une prière que Dieu ne manque guère d'exaucer. Mais si ces peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous en promettre la même récompense, nous n'avons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, la résignation: cela est triste. Hélas! comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n'ai pas? Cependant sans cela nous nous exposons à être perdus dans l'autre vie, après avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences, nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du monde au milieu des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent; et après cette vie les mêmes supplices nous attendent. Que la condition d'un religieux, d'une religieuse qui n'est point appelée, est fâcheuse! c'est la nôtre, pourtant; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargés de chaînes pesantes, que nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre; tâchons, chère sœur, de les traîner. Allez, je reviendrai vous voir.»

Il revint quelques jours après; je le vis au parloir, je l'examinai de plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une infinité de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de points de contact et de ressemblance; il avait presque subi les mêmes persécutions domestiques et religieuses. Je ne m'apercevais pas que la peinture de ses dégoûts était peu propre à dissiper les miens; cependant cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes dégoûts produisait le même effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance des caractères se joignant à celle des événements, plus nous nous revoyions, plus nous nous plaisions l'un à l'autre; l'histoire de ses moments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de son âme, c'était l'histoire de la mienne.

Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous parlions aussi des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité de directeur le rendait très-réservé; cependant j'aperçus à travers ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne durerait pas; qu'elle luttait contre elle-même, mais en vain; et qu'il arriverait de deux choses l'une, ou qu'elle reviendrait incessamment à ses premiers penchants, ou qu'elle perdrait la tête. J'avais la plus forte curiosité d'en savoir davantage; il aurait bien pu m'éclairer sur des questions que je m'étais faites et auxquelles je n'avais jamais pu me répondre; mais je n'osais l'interroger; je me hasardai seulement à lui demander s'il connaissait le P. Lemoine.

«Oui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mérite, il en a beaucoup.

—Nous avons cessé de l'avoir d'un moment à l'autre.

—Il est vrai.

—Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est fait?

—Je serais fâché que cela transpirât.

—Vous pouvez compter sur ma discrétion.

—On a, je crois, écrit contre lui à l'archevêché.

—Et qu'a-t-on pu dire?

—Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait pas quand on voulait; qu'il était d'une morale trop austère; qu'on avait quelque raison de le soupçonner des sentiments des novateurs; qu'il semait la division dans la maison, et qu'il éloignait l'esprit des religieuses de leur supérieure.

—Et d'où savez-vous cela?

—De lui-même.

—Vous le voyez donc?

—Oui, je le vois; il m'a parlé de vous quelquefois.

—Qu'est-ce qu'il vous en a dit?

—Que vous étiez bien à plaindre; qu'il ne concevait pas comment vous aviez pu résister à toutes les peines que vous aviez souffertes; que, quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir qu'une ou deux fois, il ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie religieuse; qu'il avait dans l'esprit...»

Là, il s'arrêta tout court; et moi j'ajoutai: «Qu'avait-il dans l'esprit?»

Dom Morel me répondit: «Ceci est une affaire de confiance trop particulière pour qu'il me soit libre d'achever...»

Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: «Il est vrai que c'est le P. Lemoine qui m'a inspiré de l'éloignement pour ma supérieure.

—Il a bien fait.

—Et pourquoi?

—Ma sœur, me répondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en à ses conseils, et tâchez d'en ignorer la raison tant que vous vivrez.

—Mais il me semble que si je connaissais le péril, je serais d'autant plus attentive à l'éviter.

—Peut-être aussi serait-ce le contraire.

—Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi.

—J'ai de vos mœurs et de votre innocence l'opinion que j'en dois avoir; mais croyez qu'il y a des lumières funestes que vous ne pourriez acquérir sans y perdre. C'est votre innocence même qui en a imposé à votre supérieure; plus instruite, elle vous aurait moins respectée.

—Je ne vous entends pas.

—Tant mieux.

—Mais que la familiarité et les caresses d'une femme peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme?»

Point de réponse de la part de dom Morel.

«Ne suis-je pas la même que j'étais en entrant ici?»

Point de réponse de la part de dom Morel.

«N'aurais-je pas continué d'être la même? Où est donc le mal de s'aimer, de se le dire, de se le témoigner? cela est si doux!

—Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu'il avait toujours tenus baissés tandis que je parlais.

—Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses? Ma pauvre supérieure! dans quel état elle est tombée!

—Il est fâcheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'était pas faite pour son état; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, quand on s'oppose au penchant général de la nature: cette contrainte la détourne à des affections déréglées, qui sont d'autant plus violentes, qu'elles sont mal fondées; c'est une espèce de folie.

—Elle est folle?

—Oui, elle l'est, et le deviendra davantage.

—Et vous croyez que c'est là le sort qui attend ceux qui sont engagés dans un état auquel ils n'étaient point appelés?

—Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en a dont le caractère flexible se prête à la longue; il y en a que des espérances vagues soutiennent quelque temps.

—Et quelles espérances pour une religieuse?

—Quelles? d'abord celle de faire résilier ses vœux.

—Et quand on n'a plus celle-là?

—Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que les hommes reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis; que le feu prendra à la maison; que les murs de la clôture tomberont; que quelqu'un les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tête; on s'en entretient; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs sont bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les barreaux de sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction; si l'on a la rue sous ses fenêtres, on y regarde; si l'on entend passer quelqu'un, le cœur palpite, on soupire sourdement après un libérateur; s'il s'élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque dans la maison, on espère; on compte sur une maladie, qui nous approchera d'un homme, ou qui nous enverra aux eaux.

—Il est vrai, il est vrai, m'écriai-je; vous lisez au fond de mon cœur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions.

—Et lorsqu'on vient à les perdre en y réfléchissant, car ces vapeurs salutaires, que le cœur envoie vers la raison, sont par intervalles dissipées, alors on voit toute la profondeur de sa misère; on se déteste soi-même; on déteste les autres; on pleure, on gémit, on crie, on sent les approches du désespoir. Alors les unes courent se jeter aux genoux de leur supérieure, et vont y chercher de la consolation; d'autres se prosternent ou dans leur cellule ou au pied des autels, et appellent le ciel à leur secours; d'autres déchirent leurs vêtements et s'arrachent les cheveux; d'autres cherchent un puits profond, des fenêtres bien hautes, un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, après s'être tourmentées longtemps, tombent dans une espèce d'abrutissement et restent imbéciles; d'autres, qui ont des organes faibles et délicats, se consument de langueur; il y en a en qui l'organisation se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les mêmes illusions consolantes renaissent et les bercent presque jusqu'au tombeau; leur vie se passe dans les alternatives de l'erreur et du désespoir.

—Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en poussant un profond soupir, sont celles qui éprouvent successivement tous ces états... Ah! mon père, que je suis fâchée de vous avoir entendu!

—Et pourquoi?

—Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions dureront moins. Dans les moments...»

J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis une autre, et puis une troisième, et puis quatre, cinq, six, je ne sais combien. La conversation devint générale; les unes regardaient le directeur; d'autres l'écoutaient en silence et les yeux baissés; plusieurs l'interrogeaient à la fois; toutes se récriaient sur la sagesse de ses réponses; cependant je m'étais retirée dans un angle où je m'abandonnais à une rêverie profonde. Au milieu de ces entretiens où chacune cherchait à se faire valoir et à fixer la préférence de l'homme saint par son côté avantageux, on entendit arriver quelqu'un à pas lents, s'arrêter par intervalles et pousser des soupirs; on écouta; l'on dit à voix basse: «C'est elle, c'est notre supérieure;» ensuite l'on se tut et l'on s'assit en rond. Ce l'était en effet: elle entra; son voile lui tombait jusqu'à la ceinture; ses bras étaient croisés sur sa poitrine et sa tête penchée. Je fus la première qu'elle aperçut; à l'instant elle dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l'autre main elle nous fit signe à toutes de sortir; nous sortîmes en silence, et elle demeura seule avec dom Morel.


Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi; mais puisque je n'ai point eu honte de ce que j'ai fait, pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis comment supprimer dans ce récit un événement qui n'a pas laissé que d'avoir des suites? Disons donc que j'ai un tour d'esprit bien singulier; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j'écris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables; mon âme est gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que vous m'écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l'expression se refuse, la plume va mal, le caractère même de mon écriture s'en ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un:

Lorsque toutes nos sœurs furent retirées...—«Eh bien! que fîtes-vous?»—Vous ne devinez pas? Non, vous êtes trop honnête pour cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là. Cela est fort mal, direz-vous... Oh! pour cela oui, cela est fort mal: je me le dis à moi-même; et mon trouble, les précautions que je pris pour n'être pas aperçue, les fois que je m'arrêtai, la voix de ma conscience qui me pressait à chaque pas de m'en retourner, ne me permettaient pas d'en douter; cependant la curiosité fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il est mal d'avoir été surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilà encore un de ces endroits que j'écris, parce que je me flatte que vous ne me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je me le persuade.

Le premier mot que j'entendis après un assez long silence me fit frémir; ce fut:

«Mon père, je suis damnée18...»

Je me rassurai. J'écoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait dérobé le péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela; il fallut aller, j'allai donc; mais, hélas! je n'en avais que trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme!...

Ici les Mémoires de la sœur Suzanne sont interrompus; ce qui suit ne sont plus que les réclames de ce qu'elle se promettait apparemment d'employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure devint folle, et que c'est à son état malheureux qu'il faut rapporter les fragments que je vais transcrire.

Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité. La joie rentre dans la communauté, et l'on m'en fait des compliments que je rejette avec indignation.

Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma présence ne paraissait plus la troubler. Je m'occupais à lui dérober l'horreur qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiosité j'avais appris à la mieux connaître.

Bientôt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou non; elle se promène seule; elle se refuse les aliments; son sang s'allume, la fièvre la prend et le délire succède à la fièvre.

Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite à m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si elle entend marcher autour de sa chambre, elle s'écrie: «C'est elle qui passe; c'est son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle... Non, non, qu'on la laisse.»

Une chose singulière, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se tromper, et de prendre une autre pour moi.

Elle riait aux éclats; le moment d'après elle fondait en larmes. Nos sœurs l'entouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle.

Elle disait tout à coup: «Je n'ai point été à l'église, je n'ai point prié Dieu... Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller; qu'on m'habille...» Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: «Donnez-moi du moins mon bréviaire...» On le lui donnait; elle l'ouvrait, elle en tournait les feuillets avec le doigt, et elle continuait de les tourner lors même qu'il n'y en avait plus; cependant elle avait les yeux égarés.

Une nuit, elle descendit seule à l'église; quelques-unes de nos sœurs la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel, elle se mit à gémir, à soupirer, à prier tout haut; elle sortit, elle rentra; elle dit: «Qu'on l'aille chercher, c'est une âme si pure! c'est une créature si innocente! si elle joignait ses prières aux miennes...» Puis s'adressant à toute la communauté et se tournant vers des stalles qui étaient vides, elle s'écriait: «Sortez, sortez toutes, qu'elle reste seule avec moi. Vous n'êtes pas dignes d'en approcher; si vos voix se mêlaient à la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du sien. Qu'on s'éloigne, qu'on s'éloigne...» Puis elle m'exhortait à demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu; le ciel lui paraissait se sillonner d'éclairs, s'entr'ouvrir et gronder sur sa tête; des anges en descendaient en courroux; les regards de la Divinité la faisaient trembler; elle courait de tous côtés elle se renfonçait dans les angles obscurs de l'église, elle demandait miséricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y assoupissait, la fraîcheur humide du lieu l'avait saisie, on la transportait dans sa cellule comme morte.

Cette terrible scène de la nuit, elle l'ignorait le lendemain. Elle disait: «Où sont nos sœurs? je ne vois plus personne, je suis restée seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnée, et Sainte-Thérèse aussi; elles ont bien fait. Puisque Sainte-Suzanne n'y est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas... Ah! si je la rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce pas? n'est-ce pas qu'elle n'y est plus?... Heureuse la maison qui la possède! Elle dira tout à sa nouvelle supérieure; que pensera-t-elle de moi?... Est-ce que Sainte-Thérèse est morte? j'ai entendu sonner en mort toute la nuit... La pauvre fille! elle est perdue à jamais; et c'est moi! c'est moi! Un jour, je lui serai confrontée; que lui dirai-je? que lui répondrai-je?... Malheur à elle! Malheur à moi!»

Dans un autre moment, elle disait: «Nos sœurs sont-elles revenues? Dites-leur que je suis bien malade... Soulevez mon oreiller... Délacez-moi... Je sens là quelque chose qui m'oppresse... La tête me brûle, ôtez-moi mes coiffes... Je veux me laver... Apportez-moi de l'eau; versez, versez encore... Elles sont blanches; mais la souillure de l'âme est restée... Je voudrais être morte; je voudrais n'être point née, je ne l'aurais point vue.»

Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant, écumant et courant autour de sa cellule, les mains posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille... «Éloignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces cris? Ce sont les enfers; il s'élève de cet abîme profond des feux que je vois; du milieu des feux j'entends des voix confuses qui m'appellent... Mon Dieu, ayez pitié de moi!... Allez vite; sonnez, assemblez la communauté; dites qu'on prie pour moi, je prierai aussi... Mais à peine fait-il jour, nos sœurs dorment... Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit; je voudrais dormir, et je ne saurais.»

Une de nos sœurs lui disait: «Madame, vous avez quelque peine; confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-être.

—Sœur Agathe, écoutez, approchez-vous de moi... plus près... plus près encore... il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais tout révéler, tout; mais gardez-moi le secret... Vous l'avez vue?

—Qui, madame?

—N'est-il pas vrai que personne n'a la même douceur? Comme elle marche! Quelle décence! quelle noblesse! quelle modestie!... Allez à elle; dites-lui... Eh! non, ne dites rien; n'allez pas... Vous n'en pourriez approcher; les anges du ciel la gardent, ils veillent autour d'elle; je les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayée comme moi. Restez... Si vous alliez, que lui diriez-vous? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas...

—Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.

—Oui, mais oui... Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai tant entendu... De quoi l'entretiendrais-je?... Si je pouvais perdre la mémoire!... Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître!... N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lût la passion de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez... Je commence à respirer... Il ne faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier... Voyez, il s'élance en bouillonnant de son côté... Inclinez cette plaie sacrée sur ma tête... Son sang coule sur moi, et ne s'y attache pas... Je suis perdue!... Éloignez ce christ... Rapportez-le-moi...»

On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait partout, et puis elle ajoutait: «Ce sont ses yeux, c'est sa bouche; quand la reverrai-je? Sœur Agathe, dites-lui que je l'aime; peignez-lui bien mon état; dites-lui que je meurs.»

Elle fut saignée: on lui donna les bains; mais son mal semblait s'accroître par les remèdes. Je n'ose vous décrire toutes les actions indécentes qu'elle fit, vous répéter tous les discours malhonnêtes qui lui échappèrent dans son délire. À tout moment elle portait la main à son front, comme pour en écarter des idées importunes, des images, que sais-je quelles images! Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. «C'est le tentateur, disait-elle, c'est lui! Quelle forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bénite; jetez de l'eau bénite sur moi... Cessez, cessez; il n'y est plus.»

On ne tarda pas à la séquestrer; mais sa prison ne fut pas si bien gardée, qu'elle ne réussît un jour à s'en échapper. Elle avait déchiré ses vêtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras; elle criait: «Je suis votre supérieure, vous en avez toutes fait le serment; qu'on m'obéisse. Vous m'avez emprisonnée, malheureuses! voilà donc la récompense de mes bontés! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne; je ne le serai plus... Au feu!... au meurtre!... au voleur!... à mon secours!... À moi, sœur Thérèse... À moi, sœur Suzanne...» Cependant on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison; et elle disait: «Vous avez raison, vous avez raison, hélas! je suis devenue folle, je le sens.»

Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liées sur le dos; elle en voyait avec des torches à la main; elle se joignait à celles qui faisaient amende honorable; elle se croyait conduite à la mort; elle disait au bourreau: «J'ai mérité mon sort, je l'ai mérité; encore si ce tourment était le dernier; mais une éternité! une éternité de feux!...»

Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais encore à dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller ces papiers.


Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, elle mourut. Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je l'ai vue la terrible image du désespoir et du crime à sa dernière heure; elle se croyait entourée d'esprits infernaux; ils attendaient son âme pour s'en saisir; elle disait d'une voix étouffée: «Les voilà! les voilà!...» et leur opposant de droite et de gauche un christ qu'elle tenait à la main; elle hurlait, elle criait: «Mon Dieu!... mon Dieu!...» La sœur Thérèse la suivit de près; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine d'humeur et de superstition.


On m'accuse d'avoir ensorcelé sa devancière; elle le croit, et mes chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également persécuté par ses supérieurs, et me persuade de me sauver de la maison.


Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi; elles se cassent, et je tombe; j'ai les jambes dépouillées, et une violente contusion aux reins. Une seconde, une troisième tentative m'élèvent au haut du mur; je descends. Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise de poste dans laquelle j'espérais d'être reçue, je trouve un mauvais carrosse public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune bénédictin. Je ne tardai pas à m'apercevoir, au ton indécent qu'il prenait et aux libertés qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi aucune des conditions qu'on avait stipulées; alors je regrettai ma cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation.


C'est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle scène! Quel homme! Je crie; le cocher vient à mon secours. Rixe violente entre le fiacre et le moine.


J'arrive à Paris. La voiture arrête dans une petite rue, à une porte étroite qui s'ouvrait dans une allée obscure et malpropre. La maîtresse du logis vient au-devant de moi, et m'installe à l'étage le plus élevé, dans une petite chambre où je trouve à peu près les meubles nécessaires. Je reçois des visites de la femme qui occupait le premier. «Vous êtes jeune, vous devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes aussi aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, on joue, on chante, on danse; nous réunissons toutes les sortes d'amusements. Si vous tournez la tête à tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames n'en seront ni jalouses ni fâchées. Venez, mademoiselle...» Celle qui me parlait ainsi était d'un certain âge, elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos très-insinuant.


Je passe une quinzaine dans cette maison, exposée à toutes les instances de mon perfide ravisseur, et à toutes les scènes tumultueuses d'un lieu suspect, épiant à chaque instant l'occasion de m'échapper.


Un jour enfin je la trouvai; la nuit était avancée: si j'eusse été voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir où je vais. Je suis arrêtée par des hommes; la frayeur me saisit. Je tombe évanouie de fatigue sur le seuil de la boutique d'un chandelier; on me secourt; en revenant à moi, je me trouve étendue sur un grabat, environnée de plusieurs personnes. On me demande qui j'étais; je ne sais ce que je répondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire; je prends son bras; nous marchons. Nous avions déjà fait beaucoup de chemin, lorsque cette fille me dit: «Mademoiselle, vous savez apparemment où nous allons?

—Non, mon enfant; à l'hôpital, je crois.

—À l'hôpital? est-ce que vous seriez hors de maison?

—Hélas! oui.

—Qu'avez-vous donc fait pour avoir été chassée à l'heure qu'il est! Mais nous voilà à la porte de Sainte-Catherine; voyons si nous pourrions nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec moi.»


Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle voit mes jambes dépouillées de leur peau par la chute que j'avais faite en sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne à Sainte-Catherine; j'y demeure trois jours, au bout desquels on m'annonce qu'il faut, ou me rendre à l'hôpital général, ou prendre la première condition qui s'offrira.


Danger que je courus à Sainte-Catherine, de la part des hommes et des femmes; car c'est là, à ce qu'on m'a dit depuis, que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir. L'attente de la misère ne donna aucune force aux séductions grossières auxquelles j'y fus exposée. Je vends mes hardes, et j'en choisis de plus conformes à mon état.


J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis actuellement. Je reçois le linge et je le repasse; ma journée est pénible; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée, mais en revanche traitée avec humanité. Le mari est cocher de place; sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si je pouvais espérer d'en jouir paisiblement.


J'ai appris que la police s'était saisie de mon ravisseur, et l'avait remis entre les mains de ses supérieurs. Le pauvre homme! il est plus à plaindre que moi; son attentat a fait bruit; et vous ne savez pas la cruauté avec laquelle les religieux punissent les fautes d'éclat: un cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort qui m'attend si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi.

La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont enflées, et je ne saurais faire un pas: je travaille assise, car j'aurais peine à me tenir debout. Cependant j'appréhende le moment de ma guérison: alors quel prétexte aurai-je pour ne point sortir? et à quel péril ne m'exposerai-je pas en me montrant? Mais heureusement j'ai encore du temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à Paris, font sûrement toutes les perquisitions imaginables. J'avais résolu d'appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses conseils, mais il n'était plus.

Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j'entends dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans fermer l'œil; si je dors, c'est d'un sommeil interrompu; je parle, j'appelle, je crie; je ne conçois pas comment ceux qui m'entourent ne m'ont pas encore devinée.


Il paraît que mon évasion est publique; je m'y attendais. Une de mes camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et les réflexions les plus propres à désoler. Par bonheur elle étendait sur des cordes le linge mouillé, le dos tourné à la lampe; et mon trouble n'en pouvait être aperçu: cependant ma maîtresse ayant remarqué que je pleurais, m'a dit: «Marie, qu'avez-vous?—Rien, lui ai-je répondu.—Quoi donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez assez bête pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse sans mœurs, sans religion, et qui s'amourache d'un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle n'avait qu'à boire, manger, prier Dieu et dormir; elle était bien où elle était, que ne s'y tenait-elle? Si elle avait été seulement trois ou quatre fois à la rivière par le temps qu'il fait, cela l'aurait raccommodée avec son état...» À cela j'ai répondu qu'on ne connaissait bien que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait pas ajouté: «Allez, c'est une coquine que Dieu punira...» À ce propos, je me suis penchée sur ma table; et j'y suis restée jusqu'à ce que ma maîtresse m'ait dit: «Mais, Marie, à quoi rêvez-vous donc? Tandis que vous dormez là, l'ouvrage n'avance pas.»


Je n'ai jamais eu l'esprit du cloître, et il y paraît assez à ma démarche; mais je me suis accoutumée en religion à certaines pratiques que je répète machinalement; par exemple, une cloche vient-elle à sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille. Frappe-t-on à la porte? je dis Ave. M'interroge-t-on? C'est toujours une réponse qui finit par oui ou non, chère mère, ou ma sœur. S'il survient un étranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la révérence, je m'incline. Mes compagnes se mettent à rire, et croient que je m'amuse à contrefaire la religieuse; mais il est impossible que leur erreur dure; mes étourderies me décèleront, et je serai perdue.


Monsieur, hâtez-vous de me secourir. Vous me direz, sans doute: Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici; mon ambition n'est pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique, pourvu que je vécusse ignorée dans une campagne, au fond d'une province, chez d'honnêtes gens qui ne reçussent pas un grand monde. Les gages n'y feront rien; de la sécurité, du repos, du pain et de l'eau. Soyez très-assuré qu'on sera satisfait de mon service. J'ai appris dans la maison de mon père à travailler; et au couvent, à obéir; je suis jeune, j'ai le caractère très-doux; quand mes jambes seront guéries, j'aurai plus de force qu'il n'en faut pour suffire à l'occupation. Je sais coudre, filer, broder et blanchir; quand j'étais dans le monde, je raccommodais moi-même mes dentelles, et j'y serai bientôt remise; je ne suis maladroite à rien, et je saurai m'abaisser à tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mère qui en aurait le goût; et j'en pourrais même donner leçon à ses enfants; mais je craindrais d'être trahie par ces marques d'une éducation recherchée. S'il fallait apprendre à coiffer, j'ai du goût, je prendrais un maître, et je ne tarderais pas à me procurer ce petit talent. Monsieur, une condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle, c'est tout ce qu'il me faut; et je ne souhaite rien au delà. Vous pouvez répondre de mes mœurs; malgré les apparences, j'en ai; j'ai même de la piété. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais plus rien à craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrêtée; ce puits profond, situé au bout du jardin de la maison, combien je l'ai visité de fois! Si je ne m'y suis pas précipitée, c'est qu'on m'en laissait l'entière liberté. J'ignore quel est le destin qui m'est réservé; mais s'il faut que je rentre un jour dans un couvent, quel qu'il soit, je ne réponds de rien; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitié de moi, et ne vous préparez pas à vous-même de longs regrets.


P. S. Je suis accablée de fatigues, la terreur m'environne, et le repos me fuit. Ces mémoires, que j'écrivais à la hâte, je viens de les relire à tête reposée, et je me suis aperçue que sans en avoir le moindre projet, je m'étais montrée à chaque ligne aussi malheureuse à la vérité que je l'étais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles à la peinture de nos peines qu'à l'image de nos charmes? et nous promettrions-nous encore plus de facilité à les séduire qu'à les toucher? Je les connais trop peu, et je ne me suis pas assez étudiée pour savoir cela. Cependant si le marquis, à qui l'on accorde le tact le plus délicat, venait à se persuader que ce n'est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je m'adresse, que penserait-il de moi? Cette réflexion m'inquiète. En vérité, il aurait bien tort de m'imputer personnellement un instinct propre à tout mon sexe. Je suis une femme, peut-être un peu coquette, que sais-je? Mais c'est naturellement et sans artifice.

PRÉFACE-ANNEXE DE LA RELIGIEUSE19

EXTRAIT DE LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE GRIMM.

ANNÉE 177020.

La Religieuse21 de M. de La Harpe a réveillé ma conscience endormie depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j'ai été l'âme, de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette trempe de nos amis intimes. Ce n'est pas trop tôt de s'en confesser, et de tâcher, en ce saint temps de carême, d'en obtenir la rémission avec mes autres péchés, et de noyer le tout dans le puits perdu des miséricordes divines.

L'année 1760 est marquée dans les fastes des badauds en Parisis, par la réputation soudaine et éclatante de Ramponeau22, et par la comédie des Philosophes23, jouée en vertu d'ordres supérieurs sur le théâtre de la Comédie française. Il ne reste aujourd'hui de toute cette entreprise qu'un souvenir plein de mépris pour l'auteur de cette belle rapsodie, appelé Palissot, qu'aucun de ses protecteurs ne s'est soucié de partager; les plus grands personnages, en favorisant en secret son entreprise, se croyaient obligés de s'en défendre en public, comme d'une tache de déshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris, M. Diderot, que ce polisson d'Aristophane français avait choisi pour son Socrate, fut le seul qui ne s'en occupait pas. Mais quelle était notre occupation! Plût à Dieu qu'elle eût été innocente! L'amitié la plus tendre nous attachait depuis longtemps à M. le marquis de Croismare, ancien officier du régiment du Roi, retiré du service, et un des plus aimables hommes de ce pays-ci. Il est à peu près de l'âge de M. de Voltaire; et il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de l'esprit avec une grâce, une légèreté et des agréments dont le piquant ne s'est jamais émoussé pour moi. On peut dire qu'il est un de ces hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent qu'en France, quoique l'amabilité ainsi que la maussaderie soient de tous les pays de la terre. Il ne s'agit pas ici des qualités du cœur, de l'élévation des sentiments, de la probité la plus stricte et la plus délicate, qui rendent M. de Croismare aussi respectable pour ses amis qu'il leur est cher; il n'est question que de son esprit. Une imagination vive et riante, un tour de tête original, des opinions qui ne sont arrêtées qu'à un certain point, et qu'il adopte ou qu'il proscrit alternativement, de la verve toujours modérée par la grâce, une activité d'âme incroyable, qui, combinée avec une vie oisive et avec la multiplicité des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus diverses et les plus disparates, lui fait créer des besoins que personne n'a jamais imaginés avant lui, et des moyens tout aussi étranges pour les satisfaire, et par conséquent une infinité de jouissances qui se succèdent les unes aux autres: voilà une partie des éléments qui constituent l'être de M. de Croismare, appelé par ses amis le charmant marquis par excellence, comme l'abbé Galiani était pour eux le charmant abbé. M. Diderot, comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de Croismare, lui dit quelquefois: Votre plaisanterie est comme la flamme de l'esprit-de-vin, douce et légère, qui se promène partout sur ma toison, mais sans jamais la brûler.

Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement de l'année 1759 pour aller dans ses terres en Normandie, près de Caen. Il nous avait promis de ne s'y arrêter que le temps nécessaire pour mettre ses affaires en ordre; mais son séjour s'y prolongea insensiblement; il y avait réuni ses enfants; il aimait beaucoup son curé; il s'était livré à la passion du jardinage; et comme il fallait à une imagination aussi vive que la sienne des objets d'attachement réels ou imaginaires, il s'était tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. Malgré cela, il nous aimait toujours tendrement; mais vraisemblablement nous ne l'aurions jamais revu à Paris, s'il n'avait pas successivement perdu ses deux fils. Cet événement nous l'a rendu depuis environ quatre ans, après une absence de plus de huit années; sa dévotion s'est évaporée comme tout s'évapore à Paris, et il est aujourd'hui plus aimable que jamais.

Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes en 1760, après l'avoir supportée pendant plus de quinze mois, sur les moyens de l'engager à revenir à Paris. L'auteur des mémoires qui précèdent se rappela que, quelque temps avant son départ, on avait parlé dans le monde, avec beaucoup d'intérêt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui réclamait juridiquement contre ses vœux, auxquels elle avait été forcée par ses parents. Cette pauvre recluse intéressa tellement notre marquis, que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans même s'assurer de la vérité des faits, il alla solliciter en sa faveur tous les conseillers de grand'chambre du parlement de Paris. Malgré cette intercession généreuse, je ne sais par quel malheur, la sœur Suzanne Simonin perdit son procès, et ses vœux furent jugés valables. M. Diderot24 résolut de faire revivre cette aventure à notre profit. Il supposa que la religieuse en question avait eu le bonheur de se sauver de son couvent; et en conséquence écrivit en son nom à M. de Croismare pour lui demander secours et protection. Nous ne désespérions pas de le voir arriver en toute diligence au secours de sa religieuse; ou, s'il devinait la scélératesse au premier coup d'œil et que notre projet manquât, nous étions sûrs qu'il nous en resterait du moins une ample matière à plaisanterie. Cette insigne fourberie prit une tout autre tournure, comme vous allez voir par la correspondance que je vais mettre sous vos yeux, entre M. Diderot ou la prétendue religieuse et le loyal et charmant marquis de Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre perfidie; c'est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre conscience. Nous passions alors nos soupers à lire, au milieu des éclats de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon marquis; et nous y lisions, avec ces mêmes éclats de rire, les réponses honnêtes que ce digne et généreux ami y faisait. Cependant, dès que nous nous aperçûmes que le sort de notre infortunée commençait à trop intéresser son tendre bienfaiteur, M. Diderot prit le parti de la faire mourir, préférant de causer quelque chagrin au marquis au danger évident de le tourmenter plus cruellement peut-être en la laissant vivre plus longtemps. Depuis son retour à Paris, nous lui avons avoué ce complot d'iniquité; il en a ri, comme vous pouvez penser; et le malheur de la pauvre religieuse n'a fait que resserrer les liens d'amitié entre ceux qui lui ont survécu. Cependant il n'en a jamais parlé à M. Diderot. Une circonstance qui n'est pas la moins singulière, c'est que tandis que cette mystification échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle de M. Diderot s'échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne sans la connaître, il se mit à écrire en détail l'histoire de notre religieuse.

Un jour qu'il était tout entier à ce travail, M. d'Alainville25, un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes. «Qu'avez-vous donc? lui dit M. d'Alainville; comme vous voilà!—Ce que j'ai, lui répondit M. Diderot, je me désole d'un conte que je me fais.» Il est certain que s'il eût achevé cette histoire, il en aurait fait un des romans les plus vrais, les plus intéressants et les plus pathétiques que nous ayons. On n'en pouvait pas lire une page sans verser des pleurs; et cependant il n'y avait point d'amour. Ouvrage de génie, qui présentait partout la plus forte empreinte de l'imagination de l'auteur; ouvrage d'une utilité publique et générale; car c'était la plus cruelle satire qu'on eût jamais faite des cloîtres; elle était d'autant plus dangereuse que la première partie n'en renfermait que des éloges; sa jeune religieuse était d'une dévotion angélique et conservait dans son cœur simple et tendre le respect le plus sincère pour tout ce qu'on lui avait appris à respecter. Mais ce roman n'a jamais existé que par lambeaux, et en est resté là: il est perdu, ainsi qu'une infinité d'autres productions d'un homme rare, qui se serait immortalisé par vingt chefs-d'œuvre, s'il avait su être avare de son temps et ne pas l'abandonner à mille indiscrets, que je cite tous au jugement dernier, en les rendant responsables devant Dieu et devant les hommes du délit dont ils sont les complices (et j'ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce roman il l'a achevé et que ce sont les mémoires mêmes qu'on vient de lire, où l'on a dû remarquer combien il importait de se méfier des éloges de l'amitié26).

Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous souvenir que toutes ces lettres, ainsi que celles de la recluse, ont été fabriquées par cet enfant de Bélial, et que toutes les lettres de son généreux protecteur sont véritables et ont été écrites de bonne foi [ce qu'on eut toutes les peines du monde à persuader à M. Diderot, qui se croyait persiflé par le marquis et par ses amis27].

BILLET
DE LA RELIGIEUSE À M. LE COMTE DE CROIXMAR28, GOUVERNEUR DE L'ÉCOLE ROYALE MILITAIRE.

Une femme malheureuse, à laquelle M. le marquis de Croixmar s'est intéressé il y a trois ans, lorsqu'il demeurait à côté de l'Académie royale de musique, apprend qu'il demeure à présent à l'École militaire. Elle envoie savoir si elle pourrait encore compter sur ses bontés, maintenant qu'elle est plus à plaindre que jamais.

Un mot de réponse, s'il lui plaît; sa situation est pressante; et il est de conséquence que la personne qui remettra ce billet n'en soupçonne rien.

ON A RÉPONDU:

Qu'on se trompait et que M. de Croismare en question était actuellement à Caen.

Ce billet était écrit de la main d'une jeune personne dont nous nous servîmes pendant tout le cours de cette correspondance. Un page du coin29 le porta à l'École militaire et nous rapporta la réponse verbale. M. Diderot jugea cette première démarche nécessaire par plusieurs bonnes raisons. La religieuse avait l'air de confondre les deux cousins ensemble et d'ignorer la véritable orthographe de leur nom; elle apprenait par ce moyen, bien naturellement, que son protecteur était à Caen. Il se pouvait que le gouverneur de l'École militaire plaisantât son cousin à l'occasion de ce billet et le lui envoyât; ce qui donnait un grand air de vérité à notre vertueuse aventurière. Ce gouverneur très-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, était aussi ennuyé de l'absence de son cousin que nous; et nous espérions le ranger au nombre des conspirateurs. Après sa réponse, la religieuse écrivit à Caen.

LETTRE
DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE, À CAEN.

Monsieur, je ne sais à qui j'écris; mais, dans la détresse où je me trouve, qui que vous soyez, c'est à vous que je m'adresse. Si l'on ne m'a point trompée à l'École militaire et que vous soyez le marquis généreux que je cherche, je bénirai Dieu; si vous ne l'êtes pas, je ne sais ce que je ferai. Mais je me rassure sur le nom que vous portez; j'espère que vous secourrez une infortunée, que vous, monsieur, ou un autre M. de Croismare, qui n'est pas celui de l'École militaire, avez appuyée de votre sollicitation dans une tentative qu'elle fit, il y a deux ans, pour se tirer d'une prison perpétuelle, à laquelle la dureté de ses parents l'avait condamnée. Le désespoir vient de me porter à une seconde démarche dont vous aurez sans doute entendu parler; je me suis sauvée de mon couvent. Je ne pouvais plus supporter mes peines; et il n'y avait que cette voie, ou un plus grand forfait encore, pour me procurer une liberté que j'avais espérée de l'équité des lois.

Monsieur, si vous avez été autrefois mon protecteur, que ma situation présente vous touche et qu'elle réveille dans votre cœur quelque sentiment de pitié! Peut-être trouverez-vous de l'indiscrétion à avoir recours à un inconnu dans une circonstance pareille à la mienne. Hélas! monsieur, si vous saviez l'abandon où je suis réduite; si vous aviez quelque idée de l'inhumanité dont on punit les fautes d'éclat dans les maisons religieuses, vous m'excuseriez! Mais vous avez l'âme sensible, et vous craindrez de vous rappeler un jour une créature innocente jetée, pour le reste de sa vie, dans le fond d'un cachot. Secourez-moi, monsieur, secourez-moi30! Voici l'espèce de service que j'ose attendre de vous, et qu'il vous est plus facile de me rendre en province qu'à Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-même ou par vos connaissances, à Caen ou ailleurs, une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique. Pourvu que je sois ignorée, chez d'honnêtes gens, et qui vivent retirés, les gages n'y feront rien. Que j'aie du pain et de l'eau, et que je sois à l'abri des recherches; soyez sûr qu'on sera content de mon service. J'ai appris à travailler dans la maison de mon père, et à obéir en religion. Je suis jeune, j'ai le caractère doux et je suis d'une bonne santé. Lorsque mes forces seront revenues, j'en aurai assez pour suffire à toutes sortes d'occupations domestiques. Je sais broder, coudre et blanchir; quand j'étais dans le monde, je raccommodais mes dentelles, et j'y serai bientôt remise. Je ne suis pas maladroite, je saurai me faire à tout. S'il fallait apprendre à coiffer, je ne manque pas de goût, et je ne tarderais pas à le savoir. Une condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle, c'est tout ce que je demande. Vous pouvez répondre de mes mœurs: malgré les apparences, monsieur, j'ai de la piété. Il y avait au fond de la maison que j'ai quittée, un puits que j'ai souvent regardé; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne m'avait retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette maison funeste! Rendez-moi le service que je vous demande; c'est une bonne œuvre dont vous vous souviendrez avec satisfaction tant que vous vivrez, et que Dieu récompensera dans ce monde ou dans l'autre. Surtout, monsieur, songez que je vis dans une alarme perpétuelle et que je vais compter les moments. Mes parents ne peuvent douter que je ne sois à Paris; ils font sûrement toutes sortes de perquisitions pour me découvrir; ne leur laissez pas le temps de me trouver. J'ai emporté avec moi toutes mes nippes. Je subsiste de mon travail et des secours d'une digne femme que j'avais pour amie et à laquelle vous pouvez adresser votre réponse. Elle s'appelle Mme Madin. Elle demeure à Versailles. Cette bonne amie me fournira tout ce qu'il me faudra pour mon voyage; et quand je serai placée, je n'aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus à charge. Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m'aurez accordée: quelle que soit la réponse que vous me ferez, je ne me plaindrai que de mon sort.

Voici l'adresse de Mme Madin: À madame Madin, au pavillon de Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles.

Vous aurez la bonté de mettre deux enveloppes, avec son adresse sur la première, et une croix sur la seconde.

Mon Dieu, que je désire d'avoir votre réponse! Je suis dans des transes continuelles.

Votre très-humble et très-obéissante servante,

Signé: Suzanne Simonin31.


Nous avions besoin d'une adresse pour recevoir les réponses, et nous choisîmes une certaine Mme Madin, femme d'un ancien officier d'infanterie, qui vivait réellement à Versailles. Elle ne savait rien de notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fîmes écrire à elle-même par la suite, et pour lesquelles nous nous servîmes de l'écriture d'une autre jeune personne. Mme Madin savait seulement qu'il fallait recevoir et me remettre toutes les lettres timbrées Caen. Le hasard voulut que M. de Croismare, après son retour à Paris, et environ huit ans après notre péché, trouvât Mme Madin chez une femme de nos amies qui avait été du complot. Ce fut un vrai coup de théâtre; M. de Croismare se proposait de prendre mille informations sur une infortunée qui l'avait tant intéressé, et dont Mme Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut aussi le moment de notre confession générale et de notre pardon.

RÉPONSE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE.

Mademoiselle, votre lettre est parvenue à la personne même que vous réclamiez. Vous ne vous êtes point trompée sur ses sentiments; vous pouvez partir aussitôt pour Caen, si une place à côté d'une jeune demoiselle vous convient.

Que la dame votre amie me mande qu'elle m'envoie une femme de chambre telle que je puis la désirer, avec tel éloge qu'il lui plaira de vos qualités, sans entrer dans aucun autre détail d'état. Qu'elle me marque aussi le nom que vous aurez choisi, la voiture que vous aurez prise, et le jour, s'il se peut, que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du carrosse de Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver ici le vendredi; il loge à Paris, rue Saint-Denis, au Grand-Cerf. S'il ne se trouvait personne pour vous recevoir à votre arrivée à Caen, vous vous adresseriez de ma part, en attendant, chez M. Gassion, vis-à-vis la place Royale. Comme l'incognito est d'une extrême nécessité de part et d'autre, que la dame votre amie me renvoie cette lettre, à laquelle, quoique non signée, vous pouvez ajouter foi entière. Gardez-en seulement le cachet, qui servira à vous faire connaître, à Caen, à la personne à qui vous vous adresserez.

Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que cette lettre vous prescrit; et pour agir avec prudence, ne vous chargez ni de papiers ni de lettres, ou autre chose qui puisse donner occasion de vous reconnaître: il sera facile de les faire venir dans un autre temps. Comptez avec une confiance parfaite sur les bonnes intentions de votre serviteur.

A....., proche Caen, ce mercredi 6 février 1760.


Cette lettre était adressée à Mme Madin. Il y avait sur l'autre une croix, suivant la convention. Le cachet représentait un Amour tenant d'une main un flambeau, et de l'autre deux cœurs, avec une devise qu'on n'a pu lire, parce que le cachet avait souffert à l'ouverture de la lettre. Il était naturel qu'une jeune religieuse à qui l'amour était étranger en prît l'image pour celle de son ange gardien.

RÉPONSE
DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.

Monsieur, j'ai reçu votre lettre. Je crois que j'ai été fort mal, fort mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire à lui, je prierai sans cesse pour votre salut; si j'en reviens, je ferai tout ce que vous m'ordonnerez. Mon cher monsieur! digne homme! je n'oublierai jamais votre bonté.

Ma digne amie doit arriver de Versailles; elle vous dira tout.

Ce saint jour de dimanche en février.

Je garderai le cachet avec soin. C'est un saint ange que j'y trouve imprimé; c'est vous, c'est mon ange gardien.


M. Diderot n'ayant pu se rendre à l'assemblée des bandits, cette réponse fut envoyée sans son attache. Il ne la trouva pas de son gré; il prétendit qu'elle découvrirait notre trahison. Il se trompa, et il eut tort, je crois, de ne pas trouver cette réponse bonne. Cependant, pour le satisfaire, on coucha sur les registres du commun conseil de la fourberie la réponse qui suit, et qui ne fut point envoyée. Au reste, cette maladie nous était indispensable pour différer le départ pour Caen.

EXTRAIT DES REGISTRES.

Voilà la lettre qui a été envoyée, et voici celle que sœur Suzanne aurait dû écrire:

Monsieur, je vous remercie de vos bontés; il ne faut plus penser à rien, tout va finir pour moi. Je serai dans un moment devant le Dieu de la miséricorde; c'est là que je me souviendrai de vous. Ils délibèrent s'ils me saigneront une troisième fois; ils ordonneront tout ce qu'il leur plaira. Adieu, mon cher monsieur. J'espère que le séjour où je vais sera plus heureux; nous nous y verrons.

LETTRE
DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.

Je suis à côté de son lit, et elle me presse de vous écrire. Elle a été à toute extrémité, et mon état, qui m'attache à Versailles, ne m'a point permis de venir plus tôt à son secours. Je savais qu'elle était fort mal et abandonnée de tout le monde, et je ne pouvais quitter. Vous pensez bien, monsieur, qu'elle avait beaucoup souffert. Elle avait fait une chute qu'elle cachait. Elle a été attaquée tout d'un coup d'une fièvre ardente qu'on n'a pu abattre qu'à force de saignées. Je la crois hors de danger. Ce qui m'inquiète à présent est la crainte que sa convalescence ne soit longue, et qu'elle ne puisse partir avant un mois ou six semaines. Elle est déjà si faible, et elle le sera bien davantage. Tâchez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de concert à sauver la créature la plus malheureuse et la plus intéressante qu'il y ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l'effet de votre billet sur elle; elle a beaucoup pleuré, elle a écrit l'adresse de M. Gassion derrière une Sainte Suzanne de son diurnal, et puis elle a voulu vous répondre malgré sa faiblesse. Elle sortait d'une crise; je ne sais ce qu'elle vous aura dit, car sa pauvre tête n'y était guère. Pardon, monsieur, je vous écris ceci à la hâte. Elle me fait pitié; je voudrais ne la point quitter, mais il m'est impossible de rester ici plusieurs jours de suite. Voilà la lettre que vous lui avez écrite. J'en fais partir une autre, telle à peu près que vous la demandez. Je n'y parle point des talents agréables; ils ne sont pas de l'état qu'elle va prendre, et il faut, ce me semble, qu'elle y renonce absolument si elle veut être ignorée. Du reste, tout ce que je dis d'elle est vrai: non, monsieur, il n'y a point de mère qui ne fût comblée de l'avoir pour enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez penser, a été de la mettre à couvert, et c'est une affaire faite. Je ne me résoudrai à la laisser aller que quand sa santé sera tout à fait rétablie; mais ce ne peut être avant un mois ou six semaines, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; encore faut-il qu'il ne survienne point d'accident. Elle garde le cachet de votre lettre; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n'ai osé lui dire que ce n'était pas le vôtre; je l'avais brisé en ouvrant votre réponse, et je l'avais remplacé par le mien: dans l'état fâcheux où elle était, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre sans la lire. J'ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne dans ses espérances; ce sont les seules qu'elle ait, et je ne répondrais pas de sa vie, si elles venaient à lui manquer. Si vous aviez la bonté de me faire à part un petit détail de la maison où elle entrera, je m'en servirais pour la tranquilliser. Ne craignez rien pour vos lettres; elles vous seront toutes renvoyées aussi exactement que la première; et reposez-vous sur l'intérêt que j'ai moi-même à ne rien faire d'inconsidéré. Nous nous conformerons à tout, à moins que vous ne changiez vos dispositions. Adieu, monsieur. La chère infortunée prie Dieu pour vous à tous les instants où sa tête le lui permet.

J'attends, monsieur, votre réponse, toujours au pavillon de Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles.

Ce 16 février 1760.

LETTRE
OSTENSIBLE DE MADAME MADIN, TELLE QUE M. LE MARQUIS DE CROISMARE L'AVAIT DEMANDÉ.

Monsieur, la personne que je vous propose s'appellera Suzanne Simonin. Je l'aime comme si c'était mon enfant: cependant vous pouvez prendre à la lettre ce que je vais vous dire, parce qu'il n'est pas dans mon caractère d'exagérer. Elle est orpheline de père et de mère; elle est bien née, et son éducation n'a pas été négligée. Elle s'entend à tous les petits ouvrages qu'on apprend quand on est adroite et qu'on aime à s'occuper; elle parle peu, mais assez bien; elle écrit naturellement. Si la personne à qui vous la destinez voulait se faire lire, elle lit à merveille. Elle n'est ni grande ni petite. Sa taille est fort bien; pour sa physionomie, je n'en ai guère vu de plus intéressante. On la trouvera peut-être un peu jeune, car je lui crois à peine dix-neuf ans accomplis; mais si l'expérience de l'âge lui manque, elle est remplacée de reste par celle du malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu commun. Je réponds de l'innocence de ses mœurs. Elle est pieuse, mais point bigote. Elle a l'esprit naïf, une gaieté douce, jamais d'humeur. J'ai deux filles; si des circonstances particulières n'empêchaient pas Mlle Simonin de se fixer à Paris, je ne leur chercherais pas d'autre gouvernante; je n'espère pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis son enfance, et elle a toujours vécu sous mes yeux. Elle partira d'ici bien nippée. Je me chargerai des petits frais de son voyage et même de ceux de son retour, s'il arrive qu'on me la renvoie: c'est la moindre chose que je puisse faire pour elle. Elle n'est jamais sortie de Paris; elle ne sait où elle va; elle se croit perdue: j'ai toute la peine du monde à la rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne à laquelle elle doit appartenir, la maison qu'elle habitera, et les devoirs qu'elle aura à remplir, fera plus sur son esprit que tous mes discours. Ne serait-ce point trop exiger de votre complaisance que de vous le demander? Toute sa crainte est de ne pas réussir: la pauvre enfant ne se connaît guère.

J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre très-humble et obéissante servante,

Signé: Moreau-Madin.

À Paris, ce 16 février 1760.

LETTRE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.

Madame, j'ai reçu il y a deux jours deux mots de lettre, qui m'apprennent l'indisposition de Mlle Simonin. Son malheureux sort me fait gémir; sa santé m'inquiète. Puis-je vous demander la consolation d'être instruit de son état, du parti qu'elle compte prendre, en un mot la réponse à la lettre que je lui ai écrite? J'ose espérer le tout de votre complaisance et de l'intérêt que vous y prenez.

Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

À Caen, ce 17 février 1760.

AUTRE LETTRE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.

J'étais, madame, dans l'impatience, et heureusement votre lettre a suspendu mon inquiétude sur l'état de mademoiselle Simonin, que vous m'assurez hors de danger, et à couvert des recherches. Je lui écris; et vous pouvez encore la rassurer sur la continuation de mes sentiments. Sa lettre m'avait frappé; et dans l'embarras où je l'ai vue, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de me l'attacher en la mettant auprès de ma fille, qui malheureusement n'a plus de mère. Voilà, madame, la maison que je lui destine. Je suis sûr de moi-même, et de pouvoir lui adoucir ses peines sans manquer au secret, ce qui serait peut-être plus difficile en d'autres mains. Je ne pourrai m'empêcher de gémir et sur son état et sur ce que ma fortune ne me permettra pas d'en agir comme je le désirerais; mais que faire quand on est soumis aux lois de la nécessité? Je demeure à deux lieues de la ville, dans une campagne assez agréable, où je vis fort retiré avec ma fille et mon fils aîné, qui est un garçon plein de sentiments et de religion, à qui cependant je laisserai ignorer ce qui peut la regarder. Pour les domestiques, ce sont toutes personnes attachées à moi depuis longtemps; de sorte que tout est dans un état fort tranquille et fort uni. J'ajouterai encore que ce parti que je lui propose ne sera que son pis-aller: si elle trouvait quelque chose de mieux, je n'entends pas la contraindre par un engagement; mais qu'elle soit certaine qu'elle trouvera toujours en moi une ressource assurée. Ainsi qu'elle rétablisse sa santé sans inquiétude; je l'attendrai et serai bien aise cependant d'avoir souvent de ses nouvelles.

J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

À Caen, ce 21 février 1760.

LETTRE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À SŒUR SUZANNE.

SUR L'ENVELOPPE ÉTAIT UNE CROIX.

Personne n'est, mademoiselle, plus sensible que je le suis à l'état où vous vous trouvez. Je ne puis que m'intéresser de plus en plus à vous procurer quelque consolation dans le sort malheureux qui vous poursuit. Tranquillisez-vous, reprenez vos forces, et comptez toujours avec une entière confiance sur mes sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que le rétablissement de votre santé et le soin de demeurer ignorée. S'il m'était possible de vous rendre votre sort plus doux, je le ferais; mais votre situation me contraint, et je ne pourrai que gémir sur la dure nécessité. La personne à laquelle je vous destine m'est des plus chères, et c'est à moi principalement que vous aurez à répondre. Ainsi, autant qu'il me sera possible, j'aurai soin d'adoucir les petites peines inséparables de l'état que vous prenez. Vous me devrez votre confiance, je me reposerai entièrement sur vos soins: cette assurance doit vous tranquilliser et vous prouver ma manière de penser et l'attachement sincère avec lequel je suis, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

À Caen, ce 21 février 1760.

J'écris à Mme Madin, qui pourra vous en dire davantage.

LETTRE
DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.

Monsieur, la guérison de notre chère malade est assurée: plus de fièvre, plus de mal de tête, tout annonce la convalescence la plus prompte et la meilleure santé. Les lèvres sont encore un peu pâles; mais les yeux reprennent de l'éclat. La couleur commence à reparaître sur les joues; les chairs ont de la fraîcheur et ne tarderont pas à reprendre leur fermeté; tout va bien depuis qu'elle a l'esprit tranquille. C'est à présent, monsieur, qu'elle sent le prix de votre bienveillance; et rien n'est plus touchant que la manière dont elle s'en exprime. Je voudrais bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle et moi lorsque je lui portai vos dernières lettres. Elle les prit, les mains lui tremblaient; elle respirait avec peine en les lisant; à chaque ligne elle s'arrêtait; et, après avoir fini, elle me dit, en se jetant à mon cou, et en pleurant à chaudes larmes: «Eh bien! madame Madin, Dieu ne m'a donc pas abandonnée; il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui, c'est Dieu qui m'a inspiré de m'adresser à ce cher monsieur: quel autre au monde eût pris pitié de moi? Remercions le ciel de ces premières grâces, afin qu'il nous en accorde d'autres.» Et puis elle s'assit sur son lit, et elle se mit à prier; ensuite, revenant sur quelques endroits de vos lettres, elle dit: «C'est sa fille qu'il me confie. Ah! maman, elle lui ressemblera; elle sera douce, bienfaisante et sensible comme lui.» Après s'être arrêtée, elle dit avec un peu de souci: «Elle n'a plus de mère! Je regrette de n'avoir pas l'expérience qu'il me faudrait. Je ne sais rien, mais je ferai de mon mieux; je me rappellerai le soir et le matin ce que je dois à son père: il faut que la reconnaissance supplée à bien des choses. Serai-je encore longtemps malade? Quand est-ce qu'on me permettra de manger? Je ne me sens plus de ma chute, plus du tout.» Je vous fais ce petit détail, monsieur, parce que j'espère qu'il vous plaira. Il y avait dans son discours et son action tant d'innocence et de zèle, que j'en étais hors de moi. Je ne sais ce que je n'aurais pas donné pour que vous l'eussiez vue et entendue. Non, monsieur, ou je ne me connais à rien, ou vous aurez une créature unique, et qui fera la bénédiction de votre maison. Ce que vous avez eu la bonté de m'apprendre de vous, de mademoiselle votre fille, de monsieur votre fils, de votre situation, s'arrange parfaitement avec ses vœux. Elle persiste dans les premières propositions qu'elle vous a faites. Elle ne demande que la nourriture et le vêtement, et vous pouvez la prendre au mot si cela vous convient: quoique je ne sois pas riche, le reste sera mon affaire. J'aime cette enfant, je l'ai adoptée dans mon cœur; et le peu que j'aurai fait pour elle de mon vivant lui sera continué après ma mort. Je ne vous dissimule pas que ces mots d'être son pis-aller et de la laisser libre d'accepter mieux si l'occasion s'en présente, lui ont fait de la peine; je n'ai pas été fâchée de lui trouver cette délicatesse. Je ne négligerai pas de vous instruire des progrès de sa convalescence; mais j'ai un grand projet dans lequel je ne désespérerais pas de réussir pendant qu'elle se rétablira, si vous pouviez m'adresser à un de vos amis: vous devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un homme sage, discret, adroit, pas trop considérable, qui approchât par lui ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais, et qui eût accès à la cour sans en être. De la manière dont la chose est arrangée dans mon esprit, il ne serait point mis dans la confidence; il nous servirait sans savoir en quoi: quand ma tentative serait infructueuse, nous en tirerions au moins l'avantage de persuader qu'elle est en pays étranger. Si vous pouvez m'adresser à quelqu'un, je vous prie de me le nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui écrire que Mme Madin, que vous connaissez depuis longtemps, doit venir lui demander un service, et que vous le priez de s'intéresser à elle, si la chose est faisable. Si vous n'avez personne, il faut s'en consoler; mais voyez, monsieur. Au reste, je vous prie de compter sur l'intérêt que je prends à notre infortunée, et sur quelque prudence que je tiens de l'expérience. La joie que votre dernière lettre lui a causée, lui a donné un petit mouvement dans le pouls; mais ce ne sera rien.

J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,

Signé: Moreau-Madin.

À Paris, ce 3 mars 1760.

L'idée de Mme Madin de se faire adresser à un des amis du généreux protecteur de sœur Suzanne, était une suggestion de Satan, au moyen de laquelle ses suppôts espéraient inspirer adroitement à leur ami de Normandie de s'adresser à moi et de me mettre dans la confidence de toute cette affaire; ce qui réussit parfaitement, comme vous verrez par la suite de cette correspondance.

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