La religieuse
LETTRE
DE SŒUR SUZANNE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, maman Madin m'a remis les deux réponses dont vous m'avez honorée, et m'a fait part aussi de la lettre que vous lui avez écrite. J'accepte, j'accepte. C'est cent fois mieux que je ne mérite; oui, cent fois, mille fois mieux. J'ai si peu de monde, si peu d'expérience, et je sens si bien tout ce qu'il me faudrait pour répondre dignement à votre confiance; mais j'espère tout de votre indulgence, de mon zèle et de ma reconnaissance. Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut mieux que si j'étais faite à ma place. Mon Dieu! que je suis pressée d'être guérie, d'aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur, et de le servir auprès de sa chère fille en tout ce qui dépendra de moi! On me dit que ce ne sera guère avant un mois. Un mois! c'est bien du temps. Mon cher monsieur, conservez-moi votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie; mais ils ne veulent pas que j'écrive, ils m'empêchent de lire, ils me tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de faim, et tout cela pour mon bien. Dieu soit loué! C'est pourtant bien malgré moi que je leur obéis.
Je suis, avec un cœur reconnaissant, monsieur, votre très-humble et soumise servante,
Signé: Suzanne Simonin.
À Paris, ce 3 mars 1760.
LETTRE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
Quelques incommodités que je ressens depuis quelques jours m'ont empêché, madame, de vous faire réponse plus tôt, pour vous marquer le plaisir que j'ai d'apprendre la convalescence de Mlle Simonin. J'ose espérer que bientôt vous aurez la bonté de m'instruire de son parfait rétablissement, que je souhaite avec ardeur. Mais je suis mortifié de ne pouvoir contribuer à l'exécution du projet que vous méditez en sa faveur; sans le connaître, je ne puis le trouver que très-bon par la prudence dont vous êtes capable et par l'intérêt que vous y prenez. Je n'ai été que très-peu répandu à Paris, et parmi un petit nombre de personnes aussi peu répandues que moi: et les connaissances telles que vous les désireriez ne sont pas faciles à trouver. Continuez, je vous supplie, à me donner des nouvelles de Mlle Simonin, dont les intérêts me seront toujours chers.
J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Ce 31 mars 1760.
RÉPONSE
DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, j'ai fait une faute, peut-être, de ne me pas expliquer sur le projet que j'avais; mais j'étais si pressée d'aller en avant. Voici donc ce qui m'avait passé par la tête. D'abord il faut que vous sachiez que le cardinal de T***32 protégeait la famille. Ils perdirent tous beaucoup à sa mort, surtout ma Suzanne, qui lui avait été présentée dans sa première jeunesse. Le vieux cardinal aimait les jolis enfants; les grâces de celle-ci l'avaient frappé; et il s'était chargé de son sort. Mais quand il ne fut plus, on disposa d'elle comme vous savez, et les protecteurs crurent s'acquitter envers la cadette en mariant les aînées à deux de leurs créatures. L'un de ces protégés a un emploi considérable à Albi; l'autre la recette des aides de Castries, à trois lieues de Montpellier. Ce sont des gens durs; mais leur état dépend absolument de ceux qui les ont placés. J'avais donc pensé que, si l'on avait eu quelque accès auprès de Mme la marquise de T*** qu'on dit complaisante33 et qui s'est mise en quatre dans le procès de mon enfant, et qu'on lui eût peint la triste situation d'une jeune personne exposée à toutes les suites de la misère, dans un pays étranger et lointain34, nous eussions pu arracher par ce moyen une petite pension de ces deux beaux-frères, qui ont emporté tout le bien de la maison, et qui ne songent guère à nous secourir. En vérité, monsieur, cela vaut bien la peine que nous revenions tous les deux là-dessus: voyez. Avec cette petite pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu'elle tiendrait de vos bontés, elle serait bien pour le présent, point mal pour l'avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne connais ni Mme la marquise de T***, ni le secrétaire du défunt cardinal qu'on dit homme de lettres, ni personne35 qui les approche; et ce fut l'enfant qui me suggéra de m'adresser à vous. Au reste, je ne saurais vous dire que sa convalescence aille comme je le désirerais. Elle s'était blessée au dedans des reins, comme je crois vous l'avoir dit: la douleur de cette chute, qui s'était dissipée, s'est fait ressentir; c'est un point qui revient et qui passe. Il est accompagné d'un léger frisson en dedans, mais au pouls il n'y a pas la moindre fièvre; le médecin hoche de la tête, et n'a pas un air qui me plaise. Elle ira dimanche prochain à la messe; elle le veut; et je viens de lui envoyer une grande capote qui l'enveloppera jusqu'au bout du nez, et sous laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure sans péril dans une petite église borgne du quartier. Elle soupire après le moment de son départ, et je suis sûre qu'elle ne demandera rien à Dieu avec plus de ferveur que d'achever sa guérison, et de lui conserver les bontés de son bienfaiteur. Si elle se trouvait en état de partir entre Pâques et Quasimodo, je ne manquerais pas de vous en prévenir. Au reste, monsieur, son absence ne m'empêcherait pas d'agir, si je découvrais parmi mes connaissances quelqu'un qui pût quelque chose auprès de Mme de T*** et du médecin A*** qui peut beaucoup sur son esprit36.
Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
Signé: Moreau-Madin.
À Versailles, ce 25 mars 1760.
P. S. Je lui ai défendu de vous écrire, de crainte de vous importuner; il n'y a que cette considération qui puisse la retenir.
LETTRE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
Madame, votre projet pour Mlle Simonin me paraît très-louable, et me plaît d'autant plus, que je souhaiterais ardemment de la voir, dans son infortune, assurée d'un état un peu passable. Je ne désespère pas de trouver quelque ami qui puisse agir auprès de Mme de T***37 ou du médecin A*** ou du secrétaire du feu cardinal, mais cela demande du temps et des précautions, tant pour éviter d'éventer le secret, que pour m'assurer la discrétion des personnes auxquelles je pense que je pourrais m'adresser. Je ne perdrai point cela de vue: en attendant, si Mlle Simonin persiste dans ses mêmes sentiments, et si sa santé est assez rétablie, rien ne doit l'empêcher de partir; elle me trouvera toujours dans les mêmes dispositions que je lui ai marquées, et dans le même zèle à lui adoucir, s'il se peut, l'amertume de son sort. La situation de mes affaires et les malheurs du temps m'obligent de me tenir fort retiré à la campagne avec mes enfants, pour raison d'économie; ainsi nous y vivons avec beaucoup de simplicité. C'est pourquoi Mlle Simonin pourra se dispenser de faire de la dépense en habillements ni si propres ni si chers; le commun peut suffire en ce pays. C'est dans cette campagne et dans cet état uni et simple qu'elle me trouvera, et où je souhaite qu'elle puisse goûter quelque douceur et quelque agrément, malgré les précautions gênantes que je serai obligé d'observer à son égard. Vous aurez la bonté, madame, de m'instruire de son départ; et de peur qu'elle n'eût égaré l'adresse que je lui avais envoyée, c'est chez M. Gassion, vis-à-vis la place Royale, à Caen. Cependant si je suis instruit à temps du jour de son arrivée, elle trouvera quelqu'un pour la conduire ici sans s'arrêter.
J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Ce 31 mars 1760.
LETTRE
DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur? En pouvez-vous douter? Qu'a-t-elle de mieux à faire que d'aller passer des jours heureux et tranquilles auprès d'un homme de bien, et dans une famille honnête? N'est-elle pas trop heureuse que vous vous soyez ressouvenu d'elle? Et où donnerait-elle de la tête si l'asile que vous avez eu la générosité de lui offrir venait à lui manquer? C'est elle-même, monsieur, qui parle ainsi; et je ne fais que vous répéter ses discours. Elle voulut encore aller à la messe le jour de Pâques; c'était bien contre mon avis, et cela lui réussit fort mal. Elle en revint avec de la fièvre; et depuis ce malheureux jour elle ne s'est pas bien portée. Monsieur, je ne vous l'enverrai point qu'elle ne soit en bonne santé. Elle sent à présent de la chaleur au-dessus des reins, à l'endroit où elle s'est blessée dans sa chute; je viens d'y regarder, et je n'y vois rien du tout. Mais son médecin me dit avant-hier, comme nous descendions ensemble, qu'il craignait qu'il n'y eût un commencement de pulsation; qu'il fallait attendre ce que cela deviendrait. Cependant elle ne manque point d'appétit, elle dort, l'embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement, par intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacité dans les yeux qu'elle n'en a naturellement. Et puis ce sont des impatiences qui me désespèrent. Elle se lève, elle essaye de marcher; mais pour peu qu'elle penche du côté malade, c'est un cri aigu à percer le cœur. Malgré cela, j'espère, et j'ai profité du temps pour arranger son petit trousseau.
C'est une robe de calmande d'Angleterre, qu'elle pourra porter simple jusqu'à la fin des chaleurs, et qu'elle doublera pour son hiver, avec une autre de coton bleu qu'elle porte actuellement.
Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis en mousseline.
Deux justes pareils, que j'avais fait faire pour la plus jeune de mes filles, et qui se sont trouvés lui aller à merveille. Cela lui fera des habillements de toilette pour l'été.
Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les autres en mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en faire six autres, d'une pièce de toile qu'on me blanchit à Senlis.
Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou.
Deux douzaines de mouchoirs de poche.
Plusieurs cornettes de nuit.
Six dormeuses de jour festonnées, avec huit paires de manchettes à un rang, et trois à deux rangs.
Six paires de bas de coton fin.
C'est tout ce que j'ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le lendemain des fêtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilité elle le reçut. Elle regardait une chose, en essayait une autre, me prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put jamais retenir ses larmes, quand elle vit les justes de ma fille. «Hé! lui dis-je, de quoi pleurez-vous? Est-ce que vous ne l'avez pas toujours été? Il est vrai,» me répondit-elle; puis elle ajouta: «À présent que j'espère être heureuse, il me semble que j'aurais de la peine à mourir. Maman, est-ce que cette chaleur de côté ne se dissipera point? Si l'on y mettait quelque chose?» Je suis charmée, monsieur, que vous ne désapprouviez pas mon projet, et que vous voyiez jour à le faire réussir. J'abandonne tout à votre prudence; mais je crois devoir vous avertir que Mme la marquise de T*** part pour la campagne, que M. A*** est inaccessible et revêche; que le secrétaire, fier du titre d'académicien qu'il a obtenu après vingt ans de sollicitations, s'en retourne en Bretagne, et que dans trois ou quatre mois d'ici38 nous serons bien oubliés. Tout passe si vite d'intérêt dans ce pays-ci; on ne parle déjà plus guère de nous, bientôt on n'en parlera plus du tout.
Ne craignez pas qu'elle égare l'adresse que vous lui avez envoyée. Elle n'ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans la regarder; elle oublierait plutôt son nom de Simonin que celui de M. Gassion. Je lui demandai si elle ne voulait pas vous écrire, elle me répondit qu'elle vous avait commencé une longue lettre qui contiendrait tout ce qu'elle ne pourrait guère se dispenser de vous dire, si Dieu lui faisait la grâce de guérir et de vous voir; mais qu'elle avait le pressentiment qu'elle ne vous verrait jamais. «Cela dure trop, maman, ajouta-t-elle, je ne profiterai ni de vos bontés ni des siennes: ou M. le marquis changera de sentiment, ou je n'en reviendrai pas.» «Quelle folie! lui dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces idées tristes, ce que vous craignez vous arrivera?» Elle dit: Que la volonté de Dieu soit faite. Je la priai de me montrer ce qu'elle vous avait écrit; j'en fus effrayée, c'est un volume, c'est un gros volume. «Voilà, lui dis-je en colère, ce qui vous tue.» Elle me répondit: «Que voulez-vous que je fasse? Ou je m'afflige, ou je m'ennuie.—Et quand avez-vous pu griffonner tout cela?—Un peu dans un temps, un peu dans un autre. Que je vive ou que je meure, je veux qu'on sache tout ce que j'ai souffert...» Je lui ai défendu de continuer. Son médecin en a fait autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autorité à mes prières; elle vous regarde comme son cher maître, et il est sûr qu'elle vous obéira. Cependant comme je conçois que les heures sont bien longues pour elle, et qu'il faut qu'elle s'occupe, ne fût-ce que pour l'empêcher d'écrire davantage, de rêver et de se chagriner, je lui ai fait porter un tambour39, et je lui ai proposé de commencer une veste pour vous. Cela lui a plu extrêmement, et elle s'est mise tout de suite à l'ouvrage. Dieu veuille qu'elle n'ait pas le temps de l'achever ici! Un mot, s'il vous plaît, qui défende d'écrire et de trop travailler. J'avais résolu de retourner ce soir à Versailles; mais j'ai de l'inquiétude: ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux être demain auprès d'elle lorsque son médecin reviendra. J'ai malheureusement quelque foi aux pressentiments des malades; ils se sentent. Quand je perdis M. Madin, tous les médecins m'assuraient qu'il en reviendrait; il disait, lui, qu'il n'en reviendrait pas; et le pauvre homme ne disait que trop vrai. Je resterai, et j'aurai l'honneur de vous écrire: s'il fallait que je la perdisse, je crois que je ne m'en consolerais jamais. Vous seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l'avoir point vue. C'est à présent que les misérables qui l'ont déterminée à s'enfuir sentent la perte qu'elles ont faite; mais il est trop tard.
J'ai l'honneur d'être avec des sentiments de respect et de reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
Signé: Moreau-Madin.
À Paris, ce 13 avril 1760.
RÉPONSE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
Je partage, madame, avec une vraie sensibilité, votre inquiétude sur la maladie de Mlle Simonin. Son état infortuné m'avait toujours infiniment touché; mais le détail que vous avez eu la bonté de me faire de ses qualités et de ses sentiments, me prévient tellement en sa faveur, qu'il me serait impossible de n'y pas prendre le plus vif intérêt: ainsi, loin que je puisse changer de sentiments à son égard, chargez-vous, je vous prie, de lui répéter ceux que je vous ai marqués par mes lettres, et qui ne souffriront aucune altération. J'ai cru qu'il était prudent de ne lui point écrire, afin de lui ôter toute occasion de s'occuper à faire une réponse. Il n'est pas douteux que tout genre d'occupation lui est préjudiciable dans son état d'infirmité; et si j'avais quelque pouvoir sur elle, je m'en servirais pour le lui interdire. Je ne puis mieux m'adresser qu'à vous-même, madame, pour lui faire connaître ce que je pense à cet égard. Ce n'est pas que je ne fusse charmé de recevoir de ses nouvelles par elle-même; mais je ne pourrais approuver en elle une action de pure bienséance, qui pût contribuer au retardement de sa guérison. L'intérêt que vous y prenez, madame, me dispense de vous prier encore une fois de la modérer sur ce point. Soyez toujours persuadée de ma sincère affection pour elle, et de l'estime particulière, et de la considération véritable avec laquelle j'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Ce 25 avril 1760.
P. S. Incessamment j'écrirai à un de mes amis, à qui vous pourrez vous adresser pour Mme de T***40. Il se nomme M. Grimm, secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans, et demeure rue Neuve-de-Luxembourg, près la rue Saint-Honoré, à Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez la peine de passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d'extrêmes obligations, et que je ne désire rien tant que de vous en marquer ma reconnaissance. Il ne dîne pas ordinairement chez lui.
LETTRE
DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, combien j'ai souffert depuis que je n'ai eu l'honneur de vous écrire! Je n'ai jamais pu prendre sur moi de vous faire part de ma peine, et j'espère que vous me saurez gré de n'avoir pas mis votre âme sensible à une épreuve aussi cruelle. Vous savez combien elle m'était chère. Imaginez-vous, monsieur, que je l'aurai vue près de quinze jours de suite pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguës. Enfin, Dieu a pris, je crois, pitié d'elle et de moi. La pauvre malheureuse est encore; mais ce ne peut être pour longtemps. Ses forces sont épuisées, elle ne parle presque plus, ses yeux ont peine à s'ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l'a point abandonnée. Si celle-là n'est pas sauvée, que deviendrons-nous? L'espoir que j'avais de sa guérison a disparu tout à coup. Il s'était formé un abcès au côté, qui faisait un progrès sourd depuis sa chute. Elle n'a pas voulu souffrir qu'on l'ouvrît à temps, et quand elle a pu s'y résoudre, il était trop tard. Elle sent arriver son dernier moment; elle m'éloigne; et je vous avoue que je ne suis pas en état de soutenir ce spectacle. Elle fut administrée hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut elle qui le demanda. Après cette triste cérémonie, je restai seule à côté de son lit. Elle m'entendit soupirer, elle chercha ma main, je la lui donnai; elle la prit, la porta contre ses lèvres, et m'attirant vers elle, elle me dit, si bas que j'avais peine à l'entendre: «Maman, encore une grâce.
—Laquelle, mon enfant?
—Me bénir, et vous en aller.»
Elle ajouta: «Monsieur le marquis... ne manquez pas de le remercier.»
Ces paroles auront été ses dernières. J'ai donné des ordres, et je me suis retirée chez une amie, où j'attends de moment en moment. Il est une heure après minuit. Peut-être avons-nous à présent une amie au ciel.
Je suis avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
Signé: Moreau-Madin.
La lettre précédente est du 7 mai; mais elle n'était point datée.
LETTRE
DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
La chère enfant n'est plus; ses peines sont finies; et les nôtres ont peut-être encore longtemps à durer. Elle a passé de ce monde dans celui où nous sommes tous attendus, mercredi dernier, entre trois et quatre heures du matin. Comme sa vie avait été innocente, ses derniers instants ont été tranquilles, malgré tout ce qu'on a fait pour les troubler. Permettez que je vous remercie du tendre intérêt que vous avez pris à son sort; c'est le seul devoir qui me reste à lui rendre. Voilà toutes les lettres dont vous nous avez honorées. J'avais gardé les unes, et j'ai trouvé les autres parmi des papiers qu'elle m'a remis quelques jours avant sa mort; ils contiennent, à ce qu'elle m'a dit, l'histoire de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons religieuses où elle a demeuré, et ce qui s'est passé après sa sortie. Il n'y a pas d'apparence que je les lise sitôt: je ne saurais rien voir de ce qui lui appartenait, rien même de ce que mon amitié lui avait destiné, sans ressentir une douleur profonde.
Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous être utile, je serai très-flattée de votre souvenir.
Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance qu'on doit aux hommes miséricordieux et bienfaisants, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
Signé: Moreau-Madin.
Ce 10 mai 1760.
LETTRE
DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
Je sais, madame, ce qu'il en coûte à un cœur sensible et bienfaisant de perdre l'objet de son attachement, et l'heureuse occasion de lui dispenser des faveurs si dignement acquises, et par l'infortune, et par les aimables qualités, telles qu'ont été celles de la chère demoiselle qui cause aujourd'hui vos regrets. Je les partage, madame, avec la plus tendre sensibilité. Vous l'avez connue, et c'est ce qui vous rend sa séparation plus difficile à supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses malheurs m'avaient vivement touché, et je goûtais par avance le plaisir de pouvoir contribuer à la tranquillité de ses jours. Si le ciel en a ordonné autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction tant désirée, je dois l'en bénir; mais je ne puis y être insensible. Vous avez du moins la consolation d'en avoir agi à son égard avec les sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse. Je les ai admirés, et mon ambition eût été de vous imiter. Il ne me reste plus que le désir ardent d'avoir l'honneur de vous connaître, et de vous exprimer de vive voix combien j'ai été enchanté de votre grandeur d'âme, et avec quelle considération respectueuse j'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Ce 18 mai 1760.
P. S. Tout ce qui a rapport à la mémoire de notre infortunée m'est devenu extrêmement cher; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand sacrifice, que celui de me communiquer les petits mémoires qu'elle a faits de ses différents malheurs? Je vous demande cette grâce, madame, avec d'autant plus de confiance, que vous m'aviez annoncé que je pouvais y avoir quelque droit. Je serai fidèle à vous les renvoyer, ainsi que toutes vos lettres, par la première occasion, si vous le jugez à propos. Vous auriez la bonté de me les envoyer par le carrosse de voiture de Caen, qui loge au Grand-Cerf, rue Saint-Denis, à Paris, et part tous les lundis.
Ainsi finit l'histoire de l'infortunée sœur Suzanne Saulier, dite Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il est bien triste que les mémoires de sa vie n'aient pas été mis au net; ils auraient formé une lecture très-intéressante. Après tout, M. le marquis de Croismare doit savoir gré à la perfidie de ses amis de lui avoir fourni une occasion de secourir l'infortune avec une noblesse, un intérêt, une simplicité vraiment dignes de lui: le rôle qu'il joue dans cette correspondance n'est pas le moins touchant du roman.
On nous blâmera, peut-être, d'avoir inhumainement hâté la fin de sœur Suzanne, mais ce parti était devenu nécessaire à cause des avis que nous reçûmes du château de Lasson, qu'on y meublait un appartement pour recevoir Mlle de Croismare, que son père voulait faire sortir du couvent, où elle avait été depuis la mort de sa mère. Ces avis ajoutaient qu'on attendait de Paris une femme de chambre, qui devait en même temps jouer le rôle de gouvernante auprès de la jeune personne, et que M. de Croismare s'occupait d'ailleurs à pourvoir la bonne qui avait été jusqu'alors auprès de sa fille. Ces avis ne nous laissèrent pas le choix sur le parti qui nous restait à prendre; et ni la jeunesse, ni la beauté, ni l'innocence de sœur Suzanne, ni son âme douce, sensible et tendre, capable de toucher les cœurs les moins enclins à la compassion, ne purent la sauver d'une mort inévitable. Mais comme nous avions tous pris les sentiments de Mme Madin pour cette intéressante créature, les regrets que nous causa sa mort ne furent guère moins vifs que ceux de son respectable protecteur.
S'il se trouve quelques contradictions légères entre le récit et les mémoires, c'est que la plupart des lettres sont postérieures au roman, et l'on conviendra que s'il y eut jamais une préface utile, c'est celle qu'on vient de lire, et que c'est peut-être la seule dont il fallait renvoyer la lecture à la fin de l'ouvrage.
QUESTION AUX GENS DE LETTRES.
M. Diderot, après avoir passé des matinées à composer des lettres bien écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien romanesques, employait des journées à les gâter en supprimant, sur les conseils de sa femme et de ses associés en scélératesse, tout ce qu'elles avaient de saillant, d'exagéré, de contraire à l'extrême simplicité et à la dernière vraisemblance; en sorte que si l'on eût ramassé dans la rue les premières, on eût dit: «Cela est beau, fort beau...» et que si l'on eût ramassé les dernières, on eût dit: «Cela est bien vrai...» Quelles sont les bonnes? Sont-ce celles qui auraient peut-être obtenu l'admiration? ou celles qui devaient certainement produire l'illusion41?
NOTE
Comme on l'a vu dans l'article de de Vaines sur la Religieuse (Notice préliminaire) et comme on le verra dans l'avertissement de Naigeon qui va suivre, l'éditeur fut assez généralement blâmé d'avoir joint au roman la seconde partie où Grimm explique les motifs qui portèrent Diderot à l'écrire et les circonstances dans lesquelles il fut composé. Ces reproches, avons-nous dit, ne nous paraissent pas fondés. Est-ce parce qu'aujourd'hui la critique a complètement renversé son objectif? Cela est bien possible. Mais la critique a-t-elle eu raison de changer ainsi? Voilà ce qu'il faudrait discuter longuement. Nous nous bornerons à approuver la critique et nous aurons, sans aucun doute, de notre parti tous les lecteurs qui sont plus amis de la vérité que de Platon. On va lire les objections de Naigeon. Il les avait placées en tête de l'addition de Grimm, afin de leur donner plus de force en prévenant le public. Nous les avons placées après, par la même tactique, afin de leur enlever un peu de leur portée, en laissant au public le soin de se faire sa propre opinion. Tous les lecteurs non prévenus n'auront vu, bien certainement, dans cette annexe, que ce que Grimm y voyait lui-même: une partie du roman qui explique l'autre, comme le fait une préface, et qui était la seule préface qu'il fallût au livre, une fois lu. Qui cherchons-nous ici? Nous cherchons Diderot. Où le trouvons-nous? Nous le trouvons surtout dans cette préface-annexe. La prétention de Naigeon et des critiques qui l'ont suivi, de vouloir transformer la Religieuse en un document historique est insensée. Ce roman est plus que de l'histoire, et en le réduisant au rôle d'un mémoire destiné à un avocat on l'amoindrit en voulant le grandir. L'illusion que pensaient maintenir Naigeon et de Vaines aurait-elle pu durer? Voilà ce que ces critiques auraient dû d'abord se demander. Quand ils auraient été convaincus du contraire, n'auraient-ils pas été forcés d'avouer qu'ils avaient voulu jouer le rôle de trompeurs? Et combien ce rôle est-il odieux! Nous aimons mieux la franchise de Grimm. L'aveu que la Religieuse est une œuvre d'art ne diminue pas l'artiste, ce nous semble, et ne diminue pas non plus l'effet que cette œuvre devait produire, puisque l'artiste a pris pour guide la stricte réalité.
Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce qu'il dit de la Religieuse, mais pour les singulières théories qu'il émet sur le rôle de l'éditeur; théories qu'il n'a heureusement pas pu mettre en pratique, et que ses successeurs n'ont heureusement pas non plus prises au sérieux, car elles nous auraient privés de la plupart des œuvres posthumes de Diderot, c'est-à-dire de la meilleure partie de son bagage philosophique et littéraire.
Voici l'avertissement de l'édition de 1798:
«Les lettres suivantes42 ne se trouvent point dans le manuscrit autographe de la Religieuse; et je les aurais certainement retranchées, si j'avais été le premier éditeur de ce roman. Il m'a toujours semblé que cette espèce de canevas, sur lequel l'imagination vive et brillante de Diderot a brodé avec beaucoup d'art, et souvent avec un goût exquis, cet ouvrage si intéressant, devait disparaître entièrement sous l'ingénieux tissu auquel il sert de fond, et ne laisser voir que ce résultat important. S'il est vrai, comme on n'en peut douter, que dans tous nos plaisirs, même les plus délicieux et les plus substantiels, si j'ose m'exprimer ainsi, il entre toujours un peu d'illusion, s'ils se prolongent et s'accroissent même pour nous, en raison de la force et de la durée de ce prestige enchanteur; en nous l'ôtant, on détruit en nous une source féconde de jouissances diverses, et peut-être même une des causes les plus actives de notre bonheur: il en est de nous, à cet égard, comme de ce fou d'Argos, que ses amis rendirent malheureux43, en le guérissant de sa folie. Il y a tant de points de vue divers, sous lesquels on peut considérer le même objet! et les hommes, en général, sont si diversement affectés des mêmes choses et souvent des mêmes mots, que ces lettres n'ont pas produit sur quelques lecteurs l'impression que j'en ai reçue. Cette différente manière de sentir et de voir ne m'a point étonné: j'en ai seulement conclu que mon premier jugement, ainsi que cela est toujours nécessaire pour éviter l'erreur, devait être soumis à une nouvelle révision. J'ai donc relu ces lettres de suite, afin d'en mieux prendre l'esprit, et d'en voir, pour ainsi dire, tout l'effet d'un coup d'œil: et je persiste à croire que, lues avant ou après le drame dont elles sont la fable, elles en affaiblissent également l'intérêt, et lui font perdre ce caractère de vérité si difficile à saisir dans tous les arts d'imitation, et qui distingue particulièrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans toutes les matières qui sont l'objet des connaissances humaines, le raisonnement, l'observation, l'expérience ou le calcul doivent seuls être consultés; quoique les autorités, quelle qu'en soit la source, soient en général assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et doivent être employées dans tous les cas avec autant de sobriété que de circonspection et de choix, je dirai néanmoins que le suffrage de Diderot semble devoir être ici de quelque poids; on doit naturellement supposer que le parti auquel il s'est enfin arrêté, lui a paru en dernière analyse le plus propre à produire un grand effet: or, il a supprimé ces lettres, comme après la construction d'un édifice on détruit l'échafaud qui a servi à relever. Elles ne font point partie du manuscrit de la Religieuse44, qu'il m'a remis plusieurs mois avant sa mort, quoique ce manuscrit, qui a servi de copie pour la collection générale de ses œuvres, soit d'ailleurs chargé d'un grand nombre de corrections, et de deux additions très-importantes qui ne se trouvent point dans la première édition.
«Je sais que le commun des lecteurs (et à cet égard, comme à beaucoup d'autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement tout ce qu'un auteur célèbre a écrit; ce qui est presque aussi ridicule que de vouloir savoir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il a dit dans le cours de sa vie; mais il faut avouer aussi que la cupidité et le mauvais goût des éditeurs n'ont pas peu contribué à corrompre, à cet égard, l'esprit public. On a dit d'eux qu'ils vivaient des sottises des morts; et cela n'est que trop vrai. Manquant, en général, de cette espèce de tact et d'instinct qui fait découvrir une belle page, une belle ligne partout où elle se trouve; plus occupés surtout de grossir le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même respect tout ce qu'il a produit de bon, de médiocre et de mauvais; ils enlèvent en même temps, pour me servir de l'expression de l'ancien poëte, la paille, la balle, la poussière et le grain; rem auferunt cum pulvisculo. Voltaire, qui aperçoit, qui saisit d'un coup d'œil si juste et si prompt le côté ridicule des personnes et des choses; Voltaire, qui a l'art si difficile et si rare de dire tout avec grâce, compare finement la manie des éditeurs à celle des sacristains. «Tous, dit-il, rassemblent des guenilles qu'ils veulent faire révérer. Mais on ne doit imprimer d'un auteur que ce qu'il a écrit de digne d'être lu. Avec cette règle honnête il y aurait moins de livres et plus de goût dans le public45.» Convaincu depuis longtemps de la vérité de cette observation, je n'ai pu voir sans peine qu'on imprimât la Religieuse et Jacques le Fataliste avec tous les défauts qui les déparent plus ou moins aux yeux des lecteurs d'un goût sévère et délicat. Un éditeur qui, sans avoir connu personnellement Diderot, n'aurait eu pour chérir, pour respecter sa mémoire, d'autres motifs que les progrès qu'il a fait faire à la raison, à l'esprit philosophique, et la forte impulsion qu'il a donnée à son siècle; en un mot, un éditeur tel qu'Horace nous peint46 un excellent critique, et tel que Diderot même le désirait, parce qu'il en sentait vivement le besoin, aurait réduit Jacques le Fataliste à cent pages, ou peut-être même il ne l'eût jamais publié. Mon dessein n'est point d'anticiper ici sur le jugement que j'ai porté ailleurs47 de ces deux contes de Diderot, et en général de tous ses manuscrits; je dirai seulement que Jacques le Fataliste est un de ceux où il y avait le plus à élaguer, ou plutôt à abattre. Il n'en fallait conserver que l'épisode de madame de La Pommeraye, qui seul aurait fait un conte charmant, du plus grand intérêt, et d'un but très-moral. Ce n'est pas que dans ce même roman, dont Jacques est le héros, on ne trouve ça et là des réflexions très-fines, souvent profondes, telles enfin qu'on les peut attendre d'un esprit ferme, étendu, hardi, et qui sait généraliser ses idées. Mais ces réflexions si philosophiques, placées dans la bouche d'un valet, tel qu'il n'en exista jamais; amenées d'ailleurs peu naturellement, et n'étant point liées à un sujet grave, dont toutes les parties fortement enchaînées entre elles s'éclaircissent, se fortifient réciproquement, et forment un tout, un système UN, n'ont fait aucune sensation. Ce sont quelques paillettes d'or éparses, enfouies dans un fumier où personne assurément ne sera tenté de les chercher; et, par cela même, des idées isolées, stériles et perdues49.
«Au reste, si je pense que pour l'intérêt même de la gloire de Diderot, il fallait jeter au feu les trois quarts de Jacques le Fataliste, et que les règles inflexibles du goût et de l'honnête en imposaient même impérieusement la loi à l'anonyme qui a publié le premier ce roman, je n'aurais supprimé de la Religieuse que la peinture très-fidèle, sans doute, mais aussi très-dégoûtante des amours infâmes de la supérieure. Les divers moyens qu'elle emploie pour séduire, pour corrompre une jeune enfant, dont tout lui faisait un devoir sacré de respecter la candeur et l'innocence; cette description vive et animée de l'ivresse, du trouble et du désordre de ses sens à la vue de l'objet de sa passion criminelle; en un mot, ce tableau hideux et vrai d'un genre de débauche, d'ailleurs assez rare, mais vers lequel la seule curiosité pourrait entraîner avec violence une âme mobile, simple et pure, ne peut jamais être sans danger pour les mœurs et pour la santé; et quand il ne ferait qu'échauffer l'imagination, éveiller le tempérament, de tous les maîtres le plus impérieux, le plus absolu, et le mieux obéi, et hâter, dans quelques individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d'orgasme marqué par la nature, où le désir, le besoin général et commun de jouir et de se propager, précipite avec fureur un sexe vers l'autre, ce serait encore un grand mal. J'en ai souvent fait l'observation à Diderot; et je dois dire ici, pour disculper à cet égard ce philosophe, que, frappé des raisons dont j'appuyais mon opinion, il était bien déterminé à faire à la décence, à la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l'homme, même le plus dissolu, et révoltantes ou inintelligibles pour une femme honnête. Il est certain que l'ouvrage ainsi épuré n'aurait rien perdu de son effet. Alors la mère la plus réservée, la plus sévère, en eût prescrit sans crainte la lecture à sa fille50; et le but de l'auteur eût été pleinement rempli.
«Ces retranchements, que Jacques le Fataliste et la Religieuse semblent exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d'autant plus la nécessité, qu'on aura soi-même un goût plus sûr, un tact plus fin et plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd'hui très-inutiles. La première impression, toujours si difficile à effacer, est faite; et tout l'art, tout le talent de Diderot, appliqués à la correction, au perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la détruire, ni même l'affaiblir dans l'esprit de la plupart des lecteurs. Les uns, par cette étrange manie51 d'avoir sans exception tous les ouvrages d'un philosophe, d'un poëte, ou d'un littérateur illustre; les autres, par humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif qu'ont tous les hommes médiocres de se consoler de leur nullité, en dépréciant les plus grands génies, et en recherchant curieusement leurs fautes, s'obstineraient à redemander la Religieuse et Jacques le Fataliste tels qu'on les avait d'abord publiés; et bientôt ces presses, aujourd'hui si multipliées, et qui semblent avoir pris pour leur devise commune, Rem, rem, quocumque modo, rem, rouleraient de toutes parts pour reproduire ces romans dans l'état informe où Diderot, atteint tout à coup d'une maladie chronique qui l'a conduit lentement et par un affaiblissement successif au tombeau, a été forcé de les laisser.
«Ces différentes considérations, sur lesquelles il suffit de s'arrêter un moment pour en sentir la force, m'ont déterminé à ne rien retrancher des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici plus corrects et plus complets qu'ils ne le sont dans la première édition, et revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits de l'auteur, ou sur des copies très-exactes corrigées de sa main. Enfin, pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux détails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s'est trop souvent permis dans Jacques le Fataliste, je leur déclare que ces passages mêmes que l'auteur trouvait très-plaisants, et qui ne sont que sales, n'ont pas même été adoucis; de sorte qu'ils pourront dire de cette édition ce que l'abbé Terrasson disait de celle du Nouveau Testament du P. Quesnel52, que c'était un bon livre, où le scandale du texte était conservé dans toute sa pureté.»
Cette conclusion de Naigeon ne détruit-elle pas toute son argumentation précédente, et n'est-on pas tenté de ne voir, dans ses scrupules, qu'une revanche d'éditeur devancé?
NOTES
[1] Ce décret fut promulgué le 27 février 1790.
[2] Par C.-F. Kramer, in-8o; Riga, 1797.
[3] C'est ce qui est arrivé pour l'édition de la Religieuse de M. Génin, dans les Œuvres choisies de Diderot (in-18, Firmin Didot, 1856). Les points qui remplacent certains passages, ces points mystérieux, paraissent gros d'horreurs et de monstruosités, et, certes, font plus rêver les jeunes gens que ne le ferait le texte même. Il en est de ces réticences maladroites comme des questions inconsidérées des confesseurs.
[4] Nous supposons que cet A cache Andrieux, alors un des principaux rédacteurs de la Décade; mais, en retrouvant la conclusion de l'article dans la Nouvelle Bibliothèque d'un homme de goût (1810, t. V, p. 84), nous devons nous demander si son véritable auteur ne serait pas A.-A. Barbier, qui n'aurait modifié, sous l'Empire, sa première rédaction qu'en la condensant et en écrivant «hommes sages» à la place de «philosophes.»
[5] Célèbre maître de danse, déjà nommé.
[6] Variante: Toussé.
[7] Variante: J'allais les porter.
[8] Variante: Que la nuit qui précéda fut terrible pour moi!
[9] Dans un Essai sur les Fêtes nationales, an II (1794), Boissy-d'Anglas dit que Diderot n'a jamais pu voir sans attendrissement, sans un sentiment de respect, d'admiration, la procession de la Fête-Dieu.
[10] Variante: Que je n'osais la regarder.
[11] L'abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantés. La supérieure, qui mettait de la coquetterie à avoir les plus belles voix, n'hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances, les chœurs de l'Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les Bijoux indiscrets, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait ainsi une fois par an ses anciennes compagnes.
[12] Air de Telaïre, dans Castor et Pollux, tragédie lyrique de Bernard, musique de Rameau (1737). Il était chanté par Mlle Arnould.
[13] Au cachot qu'on nommait in pace.
[14] Avocat célèbre de l'époque.
[15] L'ennemi intime de Bordeu.
[16] De cet endroit jusqu'à: «On est très-mal avec ces femmes-là...» M. Génin met des points.
[17] M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments insignifiants, jusqu'à la confession de la supérieure, qui n'a plus, naturellement, de raison d'être. Il eût mieux valu supprimer tout ce qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir fait remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, M. Génin ne peut s'empêcher d'ajouter: «Il faut cependant faire observer l'art prodigieux avec lequel Diderot a sauvé l'innocence de son héroïne. L'intérêt du roman était à ce prix. Sœur Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être maculée, sans se douter même du danger qu'elle a couru.» Et nous ajouterons: Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent eux-mêmes s'en douter.
[18] Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut même appeler un de ces mots trouvés, que l'homme de génie regarde avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une espèce d'inspiration, toutes les fois qu'il le rencontre, n'est pas de l'invention de Diderot. Il lui a été donné par Mme d'Holbach, qu'il consultait sur la manière dont il commencerait la confession de la supérieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir ainsi arrêté depuis plus d'un mois dans une route où elle n'apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le simple exposé des faits précédents: «Il n'y a pas ici à choisir entre plusieurs débuts, également heureux. Il n'y a qu'une seule manière d'être vrai. Votre supérieure n'a qu'un mot à dire, et ce mot, le voici: Mon père, je suis damnée.» Ce mot, qui, dans la circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa justesse et sa simplicité. Il en fut fortement frappé, et il se plaisait à citer cet exemple de l'extrême finesse de tact et d'instinct de certaines femmes: il croyait même, et avec raison, ce me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur à son auteur, était un de ceux que l'homme qui connaîtrait le mieux la nature humaine chercherait peut-être inutilement, et qui ne pouvaient être trouvés que par une femme. Cette anecdote, peu connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.)
[19] Les lettres attribuées ici au marquis de Croismare, le seul de tous les acteurs de ce drame qui ne fût pas dans le secret de la plaisanterie, sont véritablement de cet homme honnête, sensible et bienfaisant. Ceux qui l'ont connu y retrouveront partout la candeur et la simplicité de son âme. Les autres lettres, où l'on remarque de même un grand caractère de vérité, mais qui n'est que l'heureux effet de l'art et du talent, sont de Diderot, à l'exception de quelques lignes que lui ont fournies Grimm et Mme d'Épinay. C'est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait, que s'ourdissait gaiement, et par un motif d'une honnêteté très-délicate, toute la trame de cet ingénieux roman, où le bon et vertueux Croismare joue un si beau rôle. Ses amis, dont il embellissait la société par les grâces et l'originalité de son esprit, le voyaient avec peine confiné depuis deux ans dans sa terre, et presque résolu à s'y fixer tout à fait. Cette longue absence et ce projet d'une retraite totale les affligeaient également; et ils imaginèrent ce moyen de le tirer d'une solitude pour laquelle, d'ailleurs, son âme aimante, active et douce n'était point fait. Mais l'intérêt qu'ils lui inspirèrent pour la jeune religieuse devenant très-vif, ils furent obligés de la faire mourir, et de terminer ainsi un roman qui n'avait pour but que de le ramener au milieu d'eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu malheureuse, et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette première lettre, qui est de Grimm, d'autres détails relatifs au marquis de Croismare et à la prétendue religieuse. (Note de Naigeon.) Voyez aussi notre Notice préliminaire de la Religieuse.
[20] Pour cet EXTRAIT, nous avons suivi le texte que nous ont fourni les deux volumes de passages supprimés de la Correspondance de Grimm, dont nous avons déjà parlé (t. I, p. LXVI, note), et qui se trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal. Il nous a paru de beaucoup préférable à la version reproduite jusqu'à présent, en ce qu'il comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages nouveaux qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui voudraient constater ces différences, que nous n'avons pas voulu toutes indiquer dans nos notes, pour ne pas les multiplier outre mesure, à comparer les deux rédactions.
[21] Mélanie, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les malheurs d'une religieuse malgré elle, fut représentée en 1770. À cette époque, la Religieuse de Diderot n'était connue que par les manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La Harpe en avait connaissance, c'est ce que nous n'oserions décider. Mais il est bizarre de voir ce critique, dans son étude sur Diderot, qu'il combat à propos de tout ce qu'il a fait et surtout de ce qu'il n'a pas fait, rester muet sur ce roman, quoiqu'il n'oublie pas Jacques le Fataliste, publié à la même époque.
[22] Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le héros d'une assez singulière aventure. Il avait signé un engagement avec un entrepreneur de spectacle forain, quand il lui vint des scrupules religieux. Procès; et intervention du clergé, qui prétendit qu'on ne pouvait forcer un homme à se damner malgré lui. Cette prétention en matière de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas être damné, dut financer.
[23] Voyez, t. IV, Cinqmars et Derville, dialogue; et ci-après: le Neveu de Rameau et la Correspondance.
[24] Dans la rédaction que nous suivons, M. Diderot est partout substitué au Nous des éditions précédentes. Il devient l'âme de cette intrigue, comme de celle qu'il a mise en scène dans: Est-il bon, est-il méchant?
[25] Nous retrouverons M. d'Alainville dans la Correspondance. L'anecdote est inédite.
[26] Cette parenthèse (inédite et peu claire) serait-elle de Suard?
[27] Manque dans les précédentes éditions.
[28] Cette double erreur, d'orthographe et de qualification, est expliquée quelques lignes plus bas.
[29] Les éditions connues mettent: un Savoyard.
[30] Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas dans le manuscrit de l'Arsenal, mais on y lit en note: «Cette lettre se trouve plus étendue à la fin du roman, où M. Diderot l'inséra lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette ébauche informe lui étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher.»
[31] Les éditions connues écrivent: Suzanne de la Marre.
[32] Les éditions connues mettent: Fleury. Ici, nous devons supposer, Tencin.
[33] Variante: «Castries, qui est Fleury de son nom...» Lisons, comme ci-dessus, Tencin.
[34] Variante: «Cette dame, qu'on dit compatissante, eût agi auprès de son mari ou de M. le duc de Fleury son frère, et...»
[35] Variante: «... ni M. le marquis de Castries, ni madame son épouse...»
[36] Variante: «... auprès de Mme de Castries ou de monsieur son mari.»
[37] Variante: «de Castries.»
[38] Variante: «... M. le marquis de Castries fera la campagne, et qu'on part, que Mme de Castries ira dans ses terres, et que dans sept ou huit mois d'ici...» En remplaçant Castries par Tencin, le secrétaire, «fier du titre d'académicien,» si longtemps sollicité, devient l'abbé Trublet, reçu en 1761.
[39] À broder.
[40] Variante: «de Castries.»
[41] Les deux derniers alinéas sont inédits.
[42] Nous avons dit que Naigeon avait placé cet avis avant l'extrait de la Correspondance de Grimm.
Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.
Horat. Epist. lib. II, epist. II, vers. 138 et seq.
(Note de Naigeon.)
[44] Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l'assemblage des divers morceaux de cet échafaud, pour parler comme Naigeon, est dû à Grimm et non à Diderot.
[45] Avec cette règle, il n'y aurait que des morceaux choisis suivant le goût de l'éditeur, et il n'y aurait ni respect du public, qu'on n'a pas le droit de supposer incapable de faire un choix de lui-même, ni exact portrait de l'auteur, auquel l'un des commentateurs enlèverait le nez (Bijoux indiscrets, t. IV, p. 297), tandis que l'autre lui mettrait une perruque, comme le fit Mme Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui décorait son salon.
Culpabit duros; incomptis allinet atrum
Transverso calamo signum: ambitiosa recidet
Ornamenta; parum claris lucem dare coget;
Arguet ambiguè dictum; mutanda notabit.
Fiet Aristarchus; nec dicet: Cur ego amicum
Offendam in nugis? hæ nugæ seria ducent
In mala derisum semel, exceptumque sinistrè.
Horat. De Art. poet., vers. 445 et seq.
(Note de Naigeon.)
[47] Voyez les Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot. Ce volume, qui pourra servir d'introduction à l'édition que je publie de ses ouvrages, sera très-incessamment sous presse48. (Note de Naigeon.)
[48] Des circonstances indépendantes de la volonté de Naigeon l'ont empêché de publier ces Mémoires. (Note de l'édition Brière.)—Ils font partie de l'édition Brière.
[49] Ce qui veut dire qu'étant donné un fumier où il y a des perles, il vaut mieux tout détruire, perles et fumier, et défendre à Virgile de fouiller dans Ennius.
[50] Nous croyons que Naigeon s'illusionne ici, et peut-être volontairement. Jamais la Religieuse n'a été, dans la pensée de Diderot, destinée à devenir le bréviaire des mères de famille. Ce qu'il avait en vue était la réforme des vœux perpétuels, et il s'adressait à ceux qui pouvaient l'accomplir: aux hommes, aux législateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse, ne font que subir la loi sans avoir même, comme il le montre, les moyens de protester utilement contre elle.
[51] Voyez combien cette manie a grossi la collection des Œuvres de Piron, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Condillac, de Voltaire même, qui leur est si supérieur sous tous les rapports: et jugez par ces divers exemples combien la même manie grossira un jour le recueil des ouvrages de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille, quoique assurément il y en ait beaucoup dans cette collection, d'ailleurs très-riche, qui, ne méritant pas d'être écrites, ne sont pas dignes d'être lues. (Note de Naigeon.)—Cette accusation de manie ne nous émeut en aucune façon. Nous faisons tous nos efforts pour «grossir le recueil des ouvrages de Diderot,» et nous ne regrettons qu'une chose, c'est que le temps et les circonstances en aient trop détruit.
[52] L'édition la plus complète du Nouveau Testament du P. Quesnel est celle de Paris, 1698, 4 vol. in-8o. (Note de l'édition Brière.)