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La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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Intestina cuncta sordet,

Corrumpendo corpora,

Vinum vero quod est glaucum,

Potatorem facit raucum,

Et frequenter mingere.

Mais tout ceci n'est que le petit côté de Frà Salimbene. Il ne serait pas juste de s'y arrêter. Il n'a pas été un saint, soit; qui donc, parmi nous, lui jettera la première pierre? Retournez-le et vous apercevrez l'un des écrivains—je dis des écrivains ecclésiastiques—les plus précieux du moyen âge, l'un des témoins les plus édifiants du XIIIe siècle italien.

II

Il était né à Parme en 1221. A dix-sept ans, il prit l'habit. Il rédigea sa chronique entre 1283 et 1288. Il mourut sans doute en 1289. Enfant, il eût pu contempler saint François d'Assise; il vit s'épanouir, dans leur suavité printanière, les fleurs de la légende séraphique. Pendant quarante années il se promena en Italie et en France, de couvent en couvent. Il conversa avec les personnages les plus grands de son siècle, il vit face à face Frédéric II, vidi eum, et aliquando dilexi; il connut familièrement Jean de Parme et Hugues de Digne. A Sens, il entendit Plano Carpi, le précurseur de Marco Polo, expliquer son livre «sur les Tartares». Il aborda, à Lyon, Innocent IV, le pape terrible qui avait juré d'écraser la maison de Souabe et de poser son talon sur «ce nid de vipères». Enfin, en 1248, à Sens, au moment de la Pentecôte, il a vu saint Louis. Le roi se rendait à la croisade, cheminant à pied, en dehors du cortège de sa chevalerie, priant et visitant les pauvres, «moine plutôt que soldat», écrit Salimbene. Le portrait qu'il nous en donne est charmant: «Erat autem Rex subtilis et gracilis, macilentus convenienter et longus, habens vultum angelicum et faciem gratiosam.» Et quel fin repas il fit servir aux mineurs de Sens! D'abord, le vin noble, le vin du Roi, vinum præcipuum; puis, des cerises, des fèves fraîches cuites dans du lait, des poissons, des écrevisses, des pâtés d'anguilles, du riz au lait d'amandes saupoudré de cynamome, des anguilles assaisonnées d'une sauce excellente (cum optimo salsamento), des tourtes, des fruits. Remarquez que le menu est rigoureusement maigre, mais d'un maigre canonical qui permet d'attendre avec résignation le gras du lendemain. C'était, peut-être, la Vigile de la Pentecôte, jour d'abstinence, jour de lentilles et de racines; mais François avait dit dans sa Règle: mangez de tous les mets qu'on vous servira: necessitas non habet legem. Salimbene accompagna le Roi jusqu'au Rhône. Un matin, il entra avec lui dans une église de campagne qui n'était point pavée; saint Louis, par humilité, voulut s'asseoir dans la poussière, et dit aux frères: Venite ad me, fratres mei dulcissimi et audite verba mea. Et les petits moines s'assirent en rond autour du Roi de France.

Certes voilà, pour un obscur religieux, une vie et des souvenirs qui n'ont rien de vulgaire. Mais la singularité originale de Salimbene est surtout dans sa vocation au Joachimisme, à la religion de l'Évangile Éternel. Comme beaucoup d'âmes excellentes, il se laissa entraîner par le mouvement de mysticisme qui, à côté du franciscanisme pur, et au sein même de l'institut de saint François, agita, vers le milieu du XIIIe siècle, l'Italie, et effraya l'Église; contradiction curieuse du christianisme, embrassé par des hommes qui se croyaient sincèrement les plus réguliers des chrétiens et qui se préparaient, par la plus audacieuse des hérésies, à la réalisation des promesses suprêmes de Jésus.

Je ne puis vous rappeler que les principaux traits de cette crise religieuse dont le XVIe siècle a vu les derniers incidents. En réalité, elle existait à l'état latent depuis le premier âge du christianisme. L'évangile de saint Jean et l'Apocalypse avaient laissé entendre que la situation religieuse du monde ne tarderait pas à changer profondément, et qu'une ère meilleure et définitive était proche. Le règne futur du Saint-Esprit, du Paraclet, précédé par le règne temporel du Christ pendant mille ans, la venue de la Jérusalem céleste, le triomphe momentané, puis la chute horrible de l'Antechrist, la fin des choses terrestres, toutes ces idées avaient, dès l'époque apostolique, préoccupé les consciences nobles. La dure expérience de l'histoire, la misère du moyen âge, les scandales de l'Eglise romaine les avaient confirmées davantage. Saint Augustin les avait reçues de saint Jean; Scot Erigène les reçut de saint Augustin. Les hérésiarques scolastiques les possèdent tous, si je puis ainsi dire, en puissance. Elles reparaissent, au commencement du XIIIe siècle, dans l'école d'Amaury de Chartres, qui ne doit rien certainement à Joachim de Flore. Celui-ci, un poète, un visionnaire, perdu dans ses montagnes de Calabre, mais habitué, par le contact de la chrétienté grecque, à une exégèse très libre, avait rendu à l'Italie, vers la fin du XIIe siècle, ces vieilles terreurs et ces vieilles espérances. Un jour, dans le jardin de son couvent, un jeune homme d'une beauté rayonnante lui était apparu, portant un calice qu'il tendit à Joachim. Celui-ci but quelques gouttes et écarta le calice. «Oh! Joachim, dit l'ange, si tu avais bu toute la coupe, aucune science ne t'échapperait!» Mais l'abbé de Flore avait assez goûté de la liqueur mystique pour annoncer, dans sa Concordia novi et veteris Testamenti, une troisième révélation religieuse, celle de l'Esprit, supérieure à celle du Fils, comme celle-ci l'avait été à celle du Père. Il faut citer tout ce passage où court un grand souffle. Joachim caractérise les trois âges religieux du monde, dont le dernier lui semble près de se lever:

«Le premier a été celui de la connaissance, le second celui de la sagesse, le troisième sera celui de la pleine intelligence. Le premier a été l'obéissance servile, le second la servitude filiale, le troisième sera la liberté. Le premier a été l'épreuve, le second l'action, le troisième sera la contemplation. Le premier a été la crainte, le second la foi, le troisième sera l'amour. Le premier a été l'âge des esclaves, le second celui des fils, le troisième sera celui des amis. Le premier a été l'âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième sera celui des enfants. Le premier s'est passé à la lueur des étoiles, le second a été l'aurore, le troisième sera le plein jour. Le premier a été l'hiver, le second le commencement du printemps, le troisième sera l'été. Le premier a porté les orties, le second les roses, le troisième portera les lis. Le premier a donné l'herbe, le second les épis, le troisième donnera le froment. Le premier a donné l'eau, le second le vin, le troisième donnera l'huile. Le premier se rapporte à la Septuagésime, le second à la Quadragésime, le troisième sera la fête de Pâques. Le premier âge se rapporte donc au Père, qui est l'auteur de toutes choses; le second au Fils, qui a daigné revêtir notre limon; le troisième sera l'âge du Saint-Esprit, dont l'apôtre dit: là où est l'Esprit du Seigneur, là est la Liberté, ubi Spiritus Domini, ibi Libertas

Mais c'est bien sur cette terre et dès cette vie et non plus seulement dans la Jérusalem paradisiaque de l'Apocalypse, de saint Augustin et de Scot Erigène, que devait se manifester la révélation joachimite. Le rêveur de Flore y réservait aux moines, aux contemplatifs, aux spirituales viri le ministère dévolu jusqu'alors aux clercs, à l'Église séculière. De quelles catastrophes serait précédée la grande évolution religieuse? Joachim pressentait des années tragiques, et, dans les derniers jours du XIIe siècle, il calculait en tremblant que les deux prochaines générations humaines de trente années verraient cette crise extraordinaire, que peut-être elle allait commencer, qu'au plus tard elle éclaterait en l'an 1260.

Il mourut avec le renom d'un prophète, en odeur de sainteté. Henri VI, Richard Cœur-de-Lion, l'avaient consulté sur la venue de l'Antechrist. L'Église le béatifia, et Dante l'a mis en son Paradis, dans le chœur des mystiques. Mais ses visions lui survécurent. Les Franciscains, dans les vingt années qui suivirent la mort de saint François, s'attachèrent à lui comme au précurseur de la religion nouvelle dont l'enfant d'Assise aurait été le Messie. On annonça, pour 1260, la fin de l'Église de Rome. On ajouta aux ouvrages vrais de Joachim toutes sortes de livres apocryphes et de prophéties où Frédéric II et sa descendance, le pape Innocent IV, saint François et saint Dominique et le vêtement même des ordres mendiants étaient clairement annoncés. Autour de Jean de Parme, général des Franciscains, se groupaient les plus ardents apôtres joachimites. L'un d'eux, Gérard de San-Donnino, en son Liber introductorius ad Evangelium Æternum, résuma toute la doctrine de Joachim. L'Évangile Éternel, qui fut, en effet, une doctrine et non un livre, avait été jusque-là comme un texte idéal, la Bonne Nouvelle du Saint-Esprit, que chaque adepte portait secrètement en son cœur. Le jour où il devint un manifeste d'hérésie et un étendard révolutionnaire, l'Église et l'Université de Paris s'émurent et s'entendirent pour frapper la secte. L'opération fut très simple, tous les sectaires étant, au fond, de pieux catholiques. Jean de Parme abdiqua le généralat. Gérard de San-Donnino dut s'exiler en Sicile et renoncer aux fonctions sacerdotales [5].

Tout ceci se passait entre 1250 et 1255. Salimbene, tout novice, s'était fait joachimite, comme les autres. A Hyères, il avait reçu de Hugues de Digne, le chef de la secte pour la France, un précieux commentaire de Joachim sur les quatre évangélistes, et l'avait copié à Aix. Après le jugement de condamnation, prononcé en 1255, par Alexandre IV, il était encore demeuré fidèle à la doctrine mystérieuse. Longtemps après, quand, vieux et désenchanté, il écrit sa chronique, il rappelle à dix reprises et très bravement, qu'il a été jadis «grand joachimite, magnus joachita». Mais après 1260, l'année fatale étant écoulée, et l'Église du Fils n'ayant pas cédé la place à celle de l'Esprit, il se détacha tout à fait de la secte. Bartolomeo de Mantoue lui dit un jour, à propos de Jean de Parme: «Il avait suivi les prophéties de véritables fous. Cela me fait bien du chagrin, répondit Salimbene, car je l'aimais tendrement. Et Bartolomeo: mais toi aussi, tu as été joachimite. C'est vrai, réplique naïvement notre moine; mais après la mort de l'empereur Frédéric II et la fin de l'année 1260, j'ai tout à fait abandonné cette doctrine, et je suis résolu à ne plus croire qu'aux choses que j'aurai vues.»

Cependant, il garda toujours une tendresse pour les rêves de sa jeunesse. Son orgueil fut d'avoir été l'un des initiés à la révélation de l'Évangile Éternel, et il aime à nous conter tout ce qu'il a vu et connu de ce grand mystère. Par lui nous pénétrons dans ce monde singulier qui eut toujours l'allure d'une société secrète. A Pise, il voit apporter furtivement, par un vieil abbé de l'ordre de Flore, les livres de Joachim, que l'on voulait soustraire aux violences de Frédéric II, ou plutôt aux recherches des inquisiteurs pontificaux. A Hyères, il assiste, dans la chambre de Hugues de Digne, aux colloques à voix basse des joachimites: il y avait là des notaires, des juges, des médecins, et alii litterati. Des franciscains venus les uns de Naples, les autres de Paris, s'interrogeaient anxieusement. «Que pensez-vous, disait l'un, Jean de Naples, à Pierre de Pouille, de la doctrine de Joachim? Je m'en soucie, disait l'autre, comme de la cinquième roue d'un carrosse, quantum de quinta rota plaustri.» A Provins, il se fait expliquer un livre apocryphe de Joachim, l'Expositio super Jeremiam. A Modène, il rencontre Gérard de San-Donnino revenant de Paris. Leur entretien est curieux, et se découpe facilement en dialogue:

Salimb.—Si nous disputions de Joachim?

Gér.—Disputer, non, mais causons, et dans un lieu secret. (Ils s'en vont derrière le dortoir et s'assoient à l'ombre d'une treille.)

Salimb.—Dis-moi quand et où naîtra l'Antechrist.

Gér.—Il est déjà né et grand, et bientôt le mystère d'iniquité s'accomplira.

Salimb.—Tu le connais?

Gér.—Je ne l'ai pas vu en face, mais je le connais bien par l'Écriture.

Salimb.—Quelle Écriture?

Gér.—La Bible.

Salimb.—Eh bien! dis tout, car je connais bien la Bible.

Gér.—Non, il nous faut une Bible. (Salimbene court chercher sa Bible. Ils étudient le 18e chapitre d'Isaïe, que Gérard applique à un roi d'Espagne ou de Castille.)

Salimb.—Et ce roi est l'Antechrist?

Gér.—Tout à fait. Les docteurs et les saints l'ont tous prédit.

Salimb. (riant).—J'espère que tu verras que tu t'es trompé.

(En ce moment les frères, avec des séculiers, apparaissent dans la prairie, la mine allongée, causant avec des signes de tristesse.)

Gér.—Va, et écoute ce qu'ils disent. On dirait qu'ils ont reçu de mauvaises nouvelles.

(Salimbene court, interroge et revient. Mauvaises nouvelles, en effet: l'archevêque de Ravenne a été fait prisonnier par Ezzelino de Padoue.)

Gér.—Tu vois bien, voilà le mystère qui commence.

Longtemps après, post annos multos, au couvent d'Imola, on lui présenta un livre de son ami Gérard, peut-être le Liber introductorius. Mais Gérard avait été condamné, ses écrits étaient frappés d'infamie. Salimbene eut peur et dit: «Jetez-le au feu.»

L'appréhension de l'Antechrist fut, en dehors même de la société joachimite, un sentiment essentiel de la religion italienne au XIIIe siècle. On s'en inquiétait déjà au temps de Grégoire VII. Les prédictions de Joachim attirèrent l'attention des mystiques sur Frédéric II: évidemment, le monstre, c'était lui. Toutes les calomnies, toutes les médisances propagées par les moines se retrouvent en Salimbene, qui voit dans les malheurs des dernières années de l'empereur, le signe très clair de la colère divine. Aussi les a-t-il énumérés tous, l'un après l'autre, jusqu'à la mort misérable de Frédéric, dans un château de la Pouille. Il invoque, comme témoins de la vengeance céleste, tout à tour les Prophètes, les Sibylles, Merlin, l'abbé Joachim. Frédéric, c'est l'ennemi satanique de l'Église et de Dieu, l'impie, l'athée, le fourbe, le libertin, callidus, versutus, avarus, luxuriosus, malitiosus, iracundus, jocundus, delitiosus, industriosus, épicureus; poète cependant, spirituel, séduisant, pulcher homo. Cet homme charmant était d'ailleurs féroce: il fit couper le pouce à un notaire qui, dans un acte, avait écrit de travers une lettre du nom impérial; il donna à deux malheureux un excellent repas, puis fit courir l'un et laissa s'endormir l'autre; on les ouvrit alors, sous les yeux de l'empereur, curieux d'étudier le problème de la digestion.

III

La parole de saint Paul et de Joachim de Flore: ubi Spiritus Domini, ibi libertas, s'était réalisée à la lettre. L'Italie, animée par l'attente d'une rénovation religieuse, porta tout d'un coup une étonnante floraison de doctrines, de sectes, de miracles et de prodiges de toutes sortes. Le premier, saint François, avec la puissance d'un créateur, avait rajeuni le christianisme; cette fécondité d'invention ne s'était pas ralentie au temps de Salimbene, et, par lui, nous pouvons pénétrer dans la chrétienté la plus vivante qui fût jamais. Et, je le répète, si nous mettons à part les vues aventureuses du joachimisme, ici, nous n'avons pas affaire à des hérésies. Même les plus scandaleux de ces chrétiens d'Italie se croient en règle avec le bon Dieu. Ils édifient librement, joyeusement, leurs petites chapelles, leurs communions bizarres dans l'enceinte de la grande Église, qui les laisse faire quelque temps, puis ramène vivement à la ligne droite ceux qui s'en éloignent avec une belle humeur trop inquiétante.

Le groupe de Jean de Parme semble au complet dans la Chronique. La personne la plus singulière de ce groupe est assurément la sœur de Hugues de Digne—unius de majoribus clericis de mundo—sainte Douceline, dont la vie est dans un manuscrit provençal de la Bibliothèque, publié, en 1879, par M. l'abbé Aubanés. Elle avait le don de guérir ou même de ressusciter les petits enfants. Elle n'était pas entrée en religion, mais portait le cordon de saint François, et parcourait la Provence, suivie de quatre-vingts dames de Marseille. Elle entrait dans toutes les églises des frères mineurs, où elle avait des extases. Elle y demeurait facilement, les bras en l'air, depuis la première messe du matin jusqu'aux complies. «On n'en a jamais dit de choses fâcheuses [6]», écrit Salimbene. Tête politique, d'ailleurs, dans le genre de sainte Catherine de Sienne. Charles d'Anjou, comte de Provence, la respectait; il en avait peut-être un peu peur.

Dans ce monde étrange, le miracle, le petit miracle familier, était une douce habitude. Les miracles de Salimbene tournent, en général, à la gloire des Franciscains. Il ne dissimule point qu'une pieuse industrie peut y aider. En 1238, dit-il, à Parme, vers le temps de Pâques, les mineurs et les prêcheurs s'entendirent sur les miracles qu'il convenait de faire cette année-là, intromittebant se de miraculis faciundis. Il a connu un Frère Nicolas, à qui le miracle ne coûtait pas plus que la récitation du Pater. Un moinillon, tout en écumant la soupe conventuelle, avait laissé tomber dans le chaudron un bréviaire enluminé, qu'on venait de lui prêter. Le saint livre s'imprégnait de bouillon miro modo. Frà Nicolo, appelé, dit une prière sur la soupe, et retira le bréviaire intact et tout neuf. Salimbene ne nous apprend point si la soupe en fut plus grasse. A Bologne, un novice ronflait si fort que personne ne pouvait plus dormir au couvent. On l'exila du dortoir au grenier, du grenier au hangar: rien n'y fit; c'était une trompette d'Apocalypse. On tint chapitre sous la présidence de Jean de Parme, en personne. Quelques-uns demandèrent l'expulsion du petit frère «propter enormem defectum». On résolut de le rendre à sa mère, pour fraude sur la chose livrée, eo quod ordinem decepisset. Frà Nicolo intervint et promit un miracle. Le lendemain, l'enfant servit sa messe; puis, il le fit passer derrière l'autel et là, il lui tira vivement le nez. Dès lors, le novice dormit «quiete et pacifice», comme un loir, «sicut ghirus».

Mais aussi, que de faux miracles de la part des reliques qui ne sont pas franciscaines! La ville de Parme vit entrer un matin, processionnellement et suivie d'une foule de dévots, la châsse d'un prétendu saint Albert de Crémone. La relique—le petit doigt d'un pied—fit merveille. Les curés de paroisses commandaient pour leurs églises des fresques en l'honneur de saint Albert «ut melius oblationes a populo obtinerent». Mais un chanoine doué de flair s'approcha de très près de la châsse, et sentit une odeur qui n'était point de sainteté. Il prit la relique: c'était une simple gousse d'ail!

Evidemment, la notion d'orthodoxie était alors très particulière. Il était entendu que les fidèles, individuellement, ou formés en communautés libres, pouvaient chercher où il leur plairait la voie du salut. Et chacun de tirer de son côté, selon son humeur: celui-ci, un laïque de Parme, s'enferme en un couvent de cisterciens pour écrire des prophéties; cet autre, un ami des mineurs, fonde quelque chose pour lui tout seul (sibi ipsi vivebat). C'est le Don Quichotte de saint Jean-Baptiste: longue barbe, cape arménienne, tunique de peau de bête, une sorte de chasuble sur les épaules avec la croix devant et derrière, et tenant une trompette de cuivre (terribiliter reboabat tuba sua), il prêche dans les églises et sur les places, suivi d'une foule d'enfants qui portent des branches d'arbres et des cierges. Voici les Saccati ou Boscarioli, hommes vêtus de sacs, hommes des bois. C'est une secte de faux mineurs sortie du groupe de Hugues de Digne, et qui ont pris un costume pareil à celui des franciscains. Ils semblent de furieux quêteurs, plus alertes que les vrais, et qui ne leur laissent que des miettes. Salimbene les méprise. Voici les Apostoli, des vagabonds, tota die ociosi (ocieux), qui volunt vivere de labore et sudore aliorum. Cette bande va et vient, attirant à elle les enfants qu'ils font prêcher, suivie d'une troupe de femmes (mulierculæ), vêtues de longs manteaux, qui se disent leurs sœurs; ils doivent pratiquer le communisme à outrance. Leur chef, Gherardino, a des aventures galantes qui révoltent la pudeur de Salimbene. Une pieuse veuve, bien digne des honneurs du Décaméron, lui a confié sa fille avec laquelle il dormit: «in eodem lecto, ut probaret si castitatem servare posset». L'expérience n'était pas neuve: elle remontait à Robert d'Arbrissel, c'est-à-dire à la première croisade. Mais Gherardino la jugeait curieuse et la renouvela souvent. Le scandale des Apostoli émut l'évêque de Parme, qui fit emprisonner ceux qu'il put prendre. Puis Grégoire X condamna la secte qui refusa de se soumettre. Les Saccati, plus humbles s'étaient soumis.

Deux sociétés religieuses, orthodoxes, mais très différentes l'une de l'autre, ont attiré l'attention de Salimbene: les Flagellants et les Gaudentes, ou les joyeux compères. Les Flagellants apparurent dans l'Italie du Nord en 1260, l'année fatale des joachimites: «Tous, petits et grands, nobles, soldats, gens du peuple, nus jusqu'à la ceinture, allaient en procession à travers les villes et se fouettaient, précédés des évêques et des religieux.» La panique mystique fit de grands ravages: tout le monde perdait la tête, on se confessait, on restituait le bien volé, on se réconciliait avec ses ennemis. La fin de toutes choses semblait prochaine. Le jour de la Toussaint, les énergumènes vinrent de Modène à Reggio, puis ils marchèrent sur Parme. Celui qui ne se fouettait point était «réputé pire que le diable», on le montrait au doigt, on lui faisait violence. Ils se dirigèrent enfin sur Crémone. Mais le podestat de cette ville, Palavicini, refusa l'entrée des portes: il fit dresser des fourches le long du Pô à l'usage des flagellants qui essaieraient de passer: aucun ne se présenta. Avec les Gaudentes, autre tableau. Ceux-ci ne se frappaient point, mais vivaient gaiement en confrérie chevaleresque. Ils avaient été inventés par Bartolomeo de Vicence, qui fut évêque. Petite confrérie, d'ailleurs. Ils mangent leurs richesses «cum hystrionibus», écrit Salimbene. Ils ne faisaient point l'aumône, ne contribuaient à aucune œuvre: monastères, hospices, ponts, églises. Ils enlevaient par rapine le plus qu'ils pouvaient. Une fois ruinés, ils avaient l'audace de demander au pape de leur assigner, pour y habiter, les plus riches couvents d'Italie. Dante les rencontre dans la procession des hypocrites aux chapes de plomb doré, et converse avec Loderingo, l'un des fondateurs désignés par Salimbene.

Ces chrétiens aimables continuaient la tradition des clerici vagantes du XIIe siècle. Et même, à côté d'eux, certains Gaudentes isolés, les plus avisés sans doute, et les plus voluptueux de l'ordre, annoncent déjà les prélats peu édifiants du XVIe siècle romain. Tel ce chanoine Primas, poète assez spirituel, qui parodie les textes liturgiques, compose une apocalypse bouffonne, «grand truand, grand mauvais sujet, magnus trutannus magnus, trufator». Accusé près de son évêque de trois vices capitaux: la luxure, le jeu et le vin, il se défendit par une confession grotesque que notre chroniqueur se plaît à rapporter tout entière. En voici quelques vers en l'honneur de l'ivrognerie:

Tertio capitulo, memoro tabernam;

Illam nullo tempore sprevi neque spernam,

Donec sanctos Angelos venientes cernam

Cantantes pro mortuis Requiem æternam.

Poculis accenditur animi lucerna,

Cor imbutum nectare volat ad superna;

Mihi sapit dulcius vinum de taberna

Quam quod aqua miscuit præsulis pincerna.

Meum est propositum in taberna mori,

Ut sint vina proxima morientis ori.

Tunc occurrent citius angelorum chori.

Sit Deus propitius mihi potatori.

IV

Vous le voyez, Salimbene et sa chronique sont une relique bien vénérable du passé. Ils n'engendrent point la mélancolie, ce qui est bon; mais, ce qui vaut mieux encore, ils inspirent de sérieuses réflexions ou confirment de graves idées historiques. Chacune des pages de ce livre montre que la liberté d'invention déployée par les Italiens du XIIIe siècle dans l'œuvre de la Commune, dans l'organisation des franchises politiques et sociales, fut tout aussi grande, aussi féconde, à la même époque, dans l'ordre des faits religieux. La conscience libre dans la cité libre, telle fut alors la formule de la civilisation italienne. Certes, l'apostolat même de saint François et ses résultats immédiats témoignaient déjà, d'une façon éclatante, de cette vérité. Mais ici, de l'exquise poésie de la légende sortait peut-être un sentiment trop idéal de la réalité historique. L'odeur suave des Fioretti, telle qu'une vapeur d'encens, nous trouble les sens et nous donne une illusion paradisiaque. Le moinillon de Parme, si familier, qui raconte avec candeur tout ce qu'il a entendu, tout ce qu'il a vu, dissipe quelque peu l'enchantement et nous apprend que, dans l'ordre séraphique, tous n'étaient pas des séraphins. On ne connaît pas assez une société religieuse si l'on n'en visite que les sanctuaires, si l'on n'en contemple que les fondateurs; il importe aussi de fouiller les grands et les petits recoins, la sacristie, le cloître, le réfectoire et les cellules, et de prêter l'oreille aux pieux propos, aux confidences, aux joyeusetés des plus humbles moines. Pour cet office, Salimbene est un guide incomparable; on ne fait pas de meilleure grâce aux étrangers les honneurs de son couvent.

Ce livre a un mérite encore: il confirme une vue qui est absolument nécessaire si l'on veut bien comprendre le génie religieux de l'Italie entre les temps de Joachim et de saint François et le concile de Trente. Dans cette vieille religion italienne, fondée sur la liberté et vivifiée par l'amour, une notion a manqué, celle de la Vallée de larmes, l'idée que cette vie est un pèlerinage douloureux, que l'on poursuit en pleurant, où il convient de déchirer ses mains et ses genoux à toutes les ronces du sentier. Ils crurent, au contraire, que cette vie est bonne, que la nature est bienfaisante, que la joie est permise, que le plaisir n'est pas défendu. Saint François, dans sa Règle, prescrit comme vertus excellentes la bonne humeur et l'allégresse: «Ostendant se gaudentes in Domino, hilares, et convenienter gratiosos.» Une telle disposition, favorable déjà à la santé morale du fidèle, est en outre une grande force pour l'œuvre générale de la civilisation. Elle attache le chrétien aux réalités et aux charmes de la vie, lui fait aimer la cité terrestre, le détourne de l'isolement mystique. Il ne faut pas juger du christianisme italien d'après des visionnaires lugubres, tels que Dante et Savonarole, qui ont été des exceptions. L'Italie vraie, celle de Frà Angelico comme celle de Pétrarque, l'Italie de sainte Catherine de Sienne, du pape Pie II, de Raphaël, a vécu de sérénité, a fui la tristesse. Elle semble avoir ajouté une béatitude au Sermon sur la montagne: Beati qui rident. Mais le jour où l'Église menacée, chancelante, s'est repliée sur elle-même, s'est défendue pour ne point périr et a fait revenir impérieusement la chrétienté à la discipline austère et à la rigueur dogmatique, ce jour-là l'Italie a perdu la moitié de son âme.

LE ROMAN
DE
DON QUICHOTTE

Le Don Quichotte est peut-être, de tous les ouvrages étrangers, le plus populaire parmi nous. Il l'a été dès la fin de la vie de Cervantes. La première partie de la traduction, rééditée par la librairie Jouaust, est de 1614. Le grand écrivain languissait alors tristement dans une petite ferme, près de Madrid. La seconde est de 1618, deux années après sa mort. La France du XVIIe siècle a donc lu ce texte qui rappelle singulièrement par sa souplesse sinueuse, sa grâce naïve et son tour latin, la langue de Descartes. Et c'est justement parce que le français de cette époque était comme une transposition fidèle de la langue latine, que notre traduction se moule avec une étonnante facilité sur le castillan de Cervantes. On sait que, de tous les idiomes romans, l'espagnol est demeuré le plus proche de la source latine. Je ne crois pas que ni la version, très scrupuleuse mais un peu dure, de M. Viardot, ni celle de M. Biart, si spirituelle et d'allure si française, serrent d'aussi près l'original. L'ouvrage espagnol nous est ainsi rendu avec une bonne foi exquise, en un texte où l'on croirait lire quelque roman d'aventure du temps de Louis XIII.

Les grandes œuvres des littératures étrangères, la Divine Comédie, le Roland furieux, les drames de Shakespeare, n'entrent guère que dans les bibliothèques des purs lettrés. Mais l'histoire du bon chevalier de la Manche fait la joie de tous les lecteurs, des jeunes et des vieux, des simples et des doctes. Plus encore que les romans de Walter Scott, elle est le livre de la quinzième année; puis, après avoir égayé les plus belles heures de l'adolescence, elle charme encore la maturité et l'automne de la vie; il est toujours doux d'y revenir, d'y ranimer la flamme de l'enthousiasme, d'y chercher, pour les mécomptes de l'espérance, de riantes consolations. C'est un livre de chevet, comme Horace, comme Montaigne, plus cher même que ces deux écrivains aux âmes généreuses. Car enfin, il donne le spectacle du devoir, même chimérique, embrassé et accompli, à travers les risées des sages, jusqu'au sacrifice; le tableau d'un rêve sublime que ne dissipent point les leçons de la réalité, et qui ne s'évanouit qu'à l'heure de la mort.

Il y a donc, dans le Don Quichotte, comme une philosophie du cœur humain qui fait de ce roman le patrimoine de tous les peuples civilisés. Mais c'est aussi une œuvre nationale, qui marque, dans la littérature espagnole, une date plus importante, un pamphlet de haute critique, écrit à l'heure où l'Espagne, tardivement sortie du moyen âge, se livrait enfin à la Renaissance, à l'Italie. Il convient d'abord d'élucider ce point d'histoire littéraire; nous estimerons mieux ensuite ce que Cervantes a su ajouter au roman satirique qui semblait seulement conçu pour l'intérêt de l'heure présente, à savoir une tragédie et une comédie éternelles.

I

L'Espagne avait été, au moyen âge, la plus naturellement chevaleresque des nations chrétiennes. Tandis que les autres peuples de l'Occident portaient la croix en Terre Sainte, sur le Bosphore, ou en Égypte, elle poursuivait sur son propre sol une croisade de sept cents ans, et, délaissée du reste de l'Europe, privée de ses plus riches provinces, luttait contre une race fanatique et savante, fière de sa noblesse religieuse et de sa civilisation raffinée. Les docteurs arabes de Tolède et de Cordoue, les continuateurs d'Averroès, dont les doctrines troublaient toute la chrétienté, devaient mépriser souverainement ces bandes de montagnards qui se ruaient sur la Huerta de Valence, brûlaient les bois de citronniers et dérangeaient avec brutalité les commentateurs d'Aristote. Mais ces barbares croyaient que le Ciel combattait pour leur cause. Saint Jacques le Tueur de Maures, qui avait apporté l'Évangile à l'Espagne, apparaissait souvent à la tête de leur cavalerie, et la mort chevauchait à la droite de l'apôtre. Le Cid Campéador, mort depuis plusieurs jours, soutenu par ses compagnons sur son coursier, gagnait encore une bataille. Saint Jacques et le Cid furent les premiers chevaliers populaires de l'Espagne. Mais leur légende ne rassasiait pas l'imagination de ce peuple qui se débattait dans une guerre sans merci. Ils se souvinrent de Charlemagne, le roi des Francs, l'Empereur miraculeux, «à la barbe fleurie», vieux de deux cents ans, dont les chevaliers avaient accompli, aux défilés des Pyrénées, des merveilles de bravoure. Par la brèche de Roncevaux, les épopées de France entrèrent en Espagne. Au XIIIe siècle, dans la Cronica general d'Alphonse X et la Chronica Hispaniæ de Rodrigue de Tolède, notre Roland reparaissait, avec sa grande histoire retouchée, altérée par l'invention castillane. L'Historia de l'Emperador Carlomagno enchantait les esprits au même titre que le roman du Cid. Les chansons de geste françaises, et le cycle d'Artus, le magicien Merlin, les Douze Pairs, l'archevêque Turpin, Lancelot, le saint Graal, enrichirent à l'envi la littérature chevaleresque de l'Espagne: les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle apportaient sous leur manteau nos récits épiques et les fables de la Table-Ronde, que les croisés faisaient connaître à la même heure en Orient et à Athènes, et que copiaient l'Angleterre de Richard Cœur-de-Lion, l'Allemagne de Barberousse, l'Italie des Reali di Francia. En Espagne, comme ailleurs, les premières chansons françaises, remplies par la légende carolingienne, d'une trame si simple, et qui laissaient peu de place à la peinture des passions tendres, durent partager de bonne heure leur fortune avec le roman d'aventures, le roman fantastique et amoureux sorti du mythe de la Table-Ronde. L'héroïque Chanson de Roland et les œuvres de la même famille parurent vite monotones en face de la nouvelle tradition romanesque, d'origine bretonne, plus favorable à la passion, à la volupté et au rêve. Cette race délicate des Celtes bretons qui, sur les bords d'une mer mélancolique, aspirait aux régions lointaines, indéfinies, aux terres idéales, accessibles seulement aux saints, aux enchanteurs et aux preux, avait donné à l'Europe mille touchantes imaginations, que l'Europe n'entendit qu'à moitié, où elle chercha peu à peu un divertissement plutôt qu'un motif d'édification et d'enthousiasme, et que bientôt elle modifia profondément. Les Français du Nord, d'esprit si alerte, les Provençaux, les Italiens, les Espagnols, afin de contenter leur curiosité enfantine, demandèrent beaucoup à ces vieux contes bretons: des miracles, des coups d'épée, des tournois, des géants et des nains, des sorciers et des fées, surtout des scènes d'amour. L'amour, pour le moyen âge, était presque une vertu cardinale. Quelques-uns, comme Amadis, en pâtissaient longuement, en silence, puis en mouraient. Tristan et la blonde Iseult, brûlés par un philtre d'amour, languissaient et mouraient. Mais vivre était aussi chose excellente; la jouissance et la joie avaient leurs bons moments après la mysticité. La veine sensuelle des fabliaux, la veine gauloise passa largement à travers les romans d'aventures. On finit par s'amuser fort à la cour du roi Artus. Des vivacités dignes du Décaméron se multipliaient dans les histoires chevaleresques. En vain l'Église protestait et recommandait l'austère chanson de geste: les héros carolingiens eux-mêmes, Roland par exemple, entraient gaiement dans le cycle de la féerie et de la galanterie. Et la galanterie l'emportait bientôt sur la pure chevalerie. Roland, peu soucieux du péril de Charlemagne et de la détresse de Paris qu'assiègent les païens, court le monde, cherchant sa maîtresse; mais Angélique s'était abandonnée au beau Médor, le page sarrasin. La poésie des vieux âges se fondait dans le songe voluptueux qui berça la Renaissance italienne.

Revenons à l'Espagne. Ce fut seulement à la fin du XVe siècle et dans le cours du XVIe que s'épanouit chez elle la plus riche floraison du roman chevaleresque. Jusque-là, elle avait eu trop peu de loisir pour goûter les plaisirs de l'imagination: elle avait imité et traduit plutôt qu'inventé. Mais, les Arabes une fois chassés, elle renouvela pour elle-même la fête poétique dont les autres nations commençaient à se lasser et qui allait finir en Italie par la grâce ironique de l'Arioste et les bouffonneries de l'Orlandino. Un peu plus tard encore, la veine romanesque est si complètement épuisée chez les Italiens que le Tasse revient sans hésiter aux traditions historiques de la croisade. Mais, en Espagne, entre Ferdinand le Catholique et Philippe II, et jusqu'à la veille même du Don Quichotte, l'invention chevaleresque est dans son plein. Toute une littérature éclate au soleil, médiocrement nationale, presque tous les personnages venant du dehors et de loin, la fée Mélusine, le prophète Merlin, la légende du saint Graal; puis Josué, David, Hector, Alexandre, Jules César, confondus dans les mêmes chroniques, pêle-même avec Artus, Charlemagne et Godefroy de Bouillon, Vespasien, Du Guesclin, Robert le Diable, Lancelot du Lac, Flore et Blanchefleur; enfin, se détachant de cette foule, les deux lignées, prolongées jusqu'à la fin du XVIe siècle, d'Amadis de Gaule et de son frère Florestan, d'une part, de don Palmérin d'Oliva, de l'autre. Mais Amadis était Français d'origine. Nous avons l'Amadas français qui faisait partie, en 1265, des livres d'un chanoine de Langres et qui développait peut-être un très vieux roman maintenant perdu: le traducteur de l'Amadis espagnol, Herberay des Essarts, prétend qu'il en avait trouvé «quelques restes écrits à la main en langage picard».

Malheureusement, plus d'un grain d'extravagance se mêlait à cette littérature chevaleresque. Les antiquités juive, grecque et romaine, l'Orient, l'Occident, Jérusalem, Constantinople et Rome s'y rapprochaient par trop naïvement; l'histoire, la géographie, la raison y étaient trop violentées. Dans le roman du Chevalier Marsindo, on voyait le chevalier de l'Épine défier, à la tête d'un pont, près de Constantinople, en l'honneur de sa maîtresse, tous les paladins de Grèce et de mille autres lieux, démonter et vaincre Garfir, roi de Thessalie, et Pirio, roi d'Argos. Les romans de Montésinos et le Fierabras brouillent ensemble sans aucun discernement, plusieurs chansons françaises, tout cela, dans un temps de critique, de raisonnement et de politique, le temps de Christophe Colomb et de Charles-Quint. Ces excès d'invention avaient convenu au moyen âge, qui vécut de merveilleux, et, sans cesse déçu par la réalité, se consola par le miracle. Mais la Renaissance, qui rendit à l'Europe le sens de la critique, fut funeste aux légendes. Tout éprise d'antiquité classique et de paganisme, elle ne retint plus les traditions chevaleresques que pour s'en égayer: Pulci, Boiardo et l'Arioste accumulèrent, avec un esprit infini, d'amusantes absurdités, puisées à pleines mains, de droite de gauche, dans la littérature antérieure. Mais leurs œuvres élégantes ne s'adressaient qu'aux lecteurs délicats; en Espagne, elles ne pouvaient supplanter le vieux roman. Les nobles castillans, qui avaient reçu en Lombardie et dans la vice-royauté de Naples la culture italienne, et les premiers lettrés de la Renaissance espagnole qui se formaient à l'école des humanistes de l'Occident, accueillirent avec ardeur cette interprétation sceptique des fables chevaleresques. Mais le peuple ne pouvait en savourer l'ironie. C'est ainsi qu'entre les lecteurs ignorants et crédules des contes de nourrices et les beaux esprits de Madrid et de Salamanque se posa, au temps de Philippe II, comme une question des romantiques et des classiques, du moyen âge et du goût moderne.

Alors apparut le manifeste littéraire de la première partie du Don Quichotte. Dès le premier chapitre, la portée de l'ouvrage se montre d'une façon générale. Il ne s'agit plus seulement ici, comme dans l'Orlando Furioso, de divertir le lecteur par des merveilles poussées jusqu'à la folie, mais de faire toucher du doigt la folie du malheureux que ces merveilles ont troublé, et, par la trivialité des aventures, de tuer le rêve de l'aventurier. Deux épisodes fort importants, l'exécution sommaire de la bibliothèque du chevalier et la conversation du chanoine et du curé escortant la cage du héros enchanté; plus loin enfin, dans la seconde partie, la conversation dans l'hôtellerie interrompue par le massacre des outres de vin, permettent de dégager du roman la critique de Cervantes sur la littérature populaire de son pays. A la dernière page du livre, l'écrivain fait dire à bon droit à sa propre plume, au moment où il la dépose pour toujours: «Les extravagantes histoires de chevalerie, frappées à mort par celle de mon Don Quichotte, trébuchent déjà et vont tomber tout à fait sans aucun doute.» Il pouvait montrer la grande foule des romans chevaleresques se heurtant à la tombe de don Quichotte et s'écroulant comme une ruine. Mais on jugerait mal Cervantes si on lui imputait, à l'égard du moyen âge tout entier, des légendes, des poèmes et des récits de jadis, un mépris sans mesure. Dans tout conflit entre la foi et les idées du passé et celles de l'avenir, les esprits de second ordre prennent seuls un parti extrême: les intelligences très hautes, qui voient la suite et la raison d'être des traditions, s'attachent à une pensée plus libérale. Rappelez-vous notre Rabelais et son rôle à l'heure même où le génie français traversa la crise de la Renaissance. Vers 1550, la Pléiade, par la voix de Joachim du Bellay, renverra superbement aux «Jeux floraux de Toulouse», c'est-à-dire aux lecteurs de province, les romans de la Table-Ronde. Mais, dans ce renouvellement profond et un peu hâtif du XVIe siècle, par son livre et par sa langue, Rabelais osait alors rattacher notre passé gaulois aux temps qui venaient de s'ouvrir. Il jeta un pont sur l'abîme qui s'était creusé tout d'un coup entre les deux grandes époques de notre histoire intellectuelle. Malheureusement, il fut presque le seul à y passer. Il me semble que cette tentative de conciliation fut reprise en Espagne par Cervantes, à l'occasion du dénombrement critique des livres de don Quichotte. Dans ce chapitre, qu'il faut lire avec une sérieuse attention, il a voulu séparer le bon grain de l'ivraie. Et, si le bon grain s'est trouvé rare, la faute n'en est ni à Charlemagne ni à Merlin, mais au goût particulier d'un gentilhomme de village.

Or, donc, ce matin-là, don Quichotte, vaincu la veille, roué de coups par un muletier, dormait à poings fermés dans son lit: il voyait en songe les Douze Pairs, la fée Mélusine et le marquis de Mantoue. Le curé, le barbier, sa nièce et la gouvernante entrèrent tout doucement dans la bibliothèque. Il y avait là plus de cent gros volumes et autant de petits, bien reliés, toute la littérature chevaleresque et bucolique de l'Espagne. Ces quatre personnages n'aimaient point l'idéal et n'entendaient rien aux rêves grandioses du cher oncle: ils avaient décidé que, les livres ayant gâté la cervelle de don Quichotte, il fallait les brûler. La gouvernante courut chercher un pot d'eau bénite et un goupillon; le curé sourit de la simplicité de cette bonne âme; il ne voulut point qu'on jetât au hasard et sans jugement les coupables dans la basse-cour, et, comme il était lettré et bon théologien, il épargna les plus distingués et sauva même du feu ceux dont les fautes lui parurent vénielles.

Le premier qu'on arrache de son rayon, le père d'une longue postérité, Amadis de Gaule, docteur et «dogmatiseur d'une si pernicieuse secte», le «meilleur de tous les livres qui ont été composés de ce genre», commence la série des élus, «comme premier livre de chevalerie qui s'est imprimé en Espagne, et duquel tous les autres ont pris leur origine». Mais ses fils et petits-fils, Esplandian, Amadis de Grèce, descendent lestement par la fenêtre, et, sur leurs talons, Don Olivante de Laura, le plat Florismart d'Hyrcanie, le Chevalier Platir, le Chevalier de la Croix. Mais voici le Miroir de Chevalerie, c'est-à-dire, à la fois, la bonne tradition française, Turpin, Renault de Montauban, et la traduction «du fameux Mathieu Boiardo» et aussi de quelques autres poèmes italiens; c'est, par conséquent, de l'avis du curé, comme un cousin espagnol du «chrétien poète Louis Arioste, lequel si je trouve ici et qu'il parle une autre langue que la sienne, je ne lui garderai aucun respect; mais, s'il parle son idiome, je l'embrasserai de tout mon cœur». Quant au Miroir et à tous ceux qui «se trouveront traitant des choses de France», ils seront réservés avec soin, jusqu'à plus ample information, excepté, toutefois, le Bernardo del Carpio et le Roncevaux. Il s'agit ici de deux romans tirés de la Chronica Hispania et de la Chronique d'Alphonse X, deux fausses chansons de Roland, où Bernard del Carpio, allié des païens, taillait en pièces la chevalerie française. Palmerin d'Oliva est condamné aux flammes, mais Palmerin d'Angleterre est recueilli avec une rare bienveillance. Le curé l'attribue à «un savant roi de Portugal». C'était une imitation du vieil Amadis de Gaule, modifié en ses éditions successives sous différents noms d'auteurs, et remarquable par l'art de la composition, la vérité des caractères, le bon goût de l'invention. Don Bélianis est donné au barbier, à condition qu'il ne le laissera lire à personne, et le curé mettrait volontiers dans sa poche Tiran le Blanc, «trésor de contentement et mine de passe-temps». Les aventures en sont aussi amusantes qu'absurdes. Le même jour, Tiran bat en duel les ducs de Bourgogne et de Bavière, les rois de Pologne et de Frise: il prend Rhodes au sultan du Caire et Constantinople au Grand-Turc; l'empereur grec reconnaissant lui accorde la main de sa fille Carmesina, près de laquelle le chevalier, grâce à la complaisante duègne Placerdemivida, avait déjà passé quelques instants agréables. Entre temps il avait fait cadeau à la bonne dame d'un royaume quelque part en Afrique. Néanmoins, ajoute le curé, dans ce roman la vraisemblance se concilie encore avec le merveilleux; «les chevaliers mangent et dorment, et meurent en leurs lits, font testament avant leur mort.»

Ainsi, pour ne rien dire des bucoliques et des bergeries, qui eurent aussi leur tour, trois groupes d'œuvres romanesques méritaient, selon Cervantes, de demeurer entre les mains des lecteurs cultivés: celles qui dérivaient directement des sources mêmes de la légende chevaleresque, de la matière de France et de la matière de Bretagne; les romans et poèmes illustres des peuples étrangers, mais en leur langue originale, enfin les œuvres divertissantes à la fois par la fantaisie de l'invention et la réalité des mœurs et de la vie. Tout le reste fut condamné au feu pour hérésie envers le bon sens, la tradition historique et le bon goût. Ils brûlèrent parfaitement et bientôt l'odeur inquiétante de l'auto-da-fé se répandit dans le logis. Mais don Quichotte demeura fou, car il savait par cœur toute sa bibliothèque. Que lui importait que ces romans ridicules, dont le populaire illettré faisait ses délices, ne fussent plus qu'une poignée de cendres légères? L'idéal qu'ils portaient en eux était entré dans l'âme du héros de la Manche. La servante avait perdu son eau bénite et ses oremus, et le curé allait s'apercevoir bientôt, par la très prochaine escapade du chevalier, qu'on ne guérit pas les esprits en brûlant les livres.

II

D'ailleurs, des livres nouveaux, des idées nouvelles n'étaient pas le remède propre de la folie de don Quichotte. En lui, ce n'est pas la raison même qui est atteinte le plus profondément. Elle n'est malade que par contre-coup. Ni le sophisme, ni l'ironie, ni le mensonge ne l'ont gâtée. Jamais il n'a essayé de justifier une action vile par un raisonnement faux. C'est pourquoi le cœur est intact en ses parties les meilleures. Le chevalier est demeuré bon, courtois, loyal, héroïque. Sa conscience était droite, sa parole fut, jusqu'à la fin, comme son épée, d'un vrai gentilhomme. Et cependant, c'est bien au cœur qu'est le siège du mal. C'est par l'excès de l'enthousiasme et l'essor immodéré des passions généreuses que don Quichotte s'est perdu. Quelques siècles plus tôt, au temps des preux, il eût paru à sa place, parmi les pairs de Roland, sous la bannière du Cid; mais il est venu trop tard, en un âge vieilli, paladin suranné que les sages tournent en dérision. Si les empereurs légendaires qui dorment au fond des cavernes, sur les hautes montagnes, si Charlemagne et Barberousse, se redressant tout à coup, descendaient, avec leurs armures rongées par la rouille, dans les plaines et dans les villes, ils ne donneraient pas un spectacle plus étrange. Quand les dieux sont morts, les gens avisés soufflent gaiement sur la dernière lampe du sanctuaire, et il faut avoir l'âme bien enfantine et bien grande pour essayer de la rallumer.

Tel avait été, pour son malheur, Michel Cervantes, et, dans le personnage de don Quichotte, il a mis le sentiment mélancolique de sa propre vie. Son roman, commencé dans une prison, terminé dans un logis d'aventure, a le charme triste d'une confession: un lien douloureux y unit les rêves et les déboires du héros aux espérances et aux désillusions de l'auteur. Cervantes traîna toute sa vie le fardeau d'une longue misère. Aucune des choses qu'il entreprit ne réussit, et les entreprises de l'Espagne ou de la chrétienté auxquelles il prit part allègrement tournèrent pour lui d'une façon plus ou moins lamentable. Véritable chevalier errant, il servit son pays sur terre et sur mer en Italie, à Tunis, en Portugal, aux Açores; il assista, dans les eaux de Lépante, au suprême effort de l'Europe contre l'islamisme. Deux coups de feu dans la poitrine, la main gauche brisée, sept mois de fièvre dans les hôpitaux de Sicile, quatre années de captivité aux bagnes d'Alger, des procès, un peu de prison de temps en temps, la pauvreté toujours, la demi-domesticité de l'homme de lettres attaché à la clientèle des grands personnages, la course haletante du poète dramatique en quête d'un théâtre et du petit fonctionnaire au service du fisc; enfin l'effronté plagiat et les injures d'Avellaneda qui osa continuer le Don Quichotte, tel fut ici-bas le lot de Cervantes. Certes, il eût eu le droit d'imaginer un Hamlet espagnol dont l'histoire eût témoigné d'une façon amère de la vanité du génie, du courage et de la bonté, toujours trahis par la malice des hommes, l'insolence de la fortune et la médiocrité de la vie. Mais il y avait, dans cette âme méridionale, trop de bonne grâce et de douceur, et peut-être aussi cette idée qu'après tout, l'idéal étant une joie très noble, les fous ont dès ce monde une part au royaume de Dieu. C'est pourquoi il faut avoir l'oreille assez fine pour reconnaître, à travers le franc éclat de rire du Don Quichotte, le cri tragique du malheureux grand écrivain.

Ici, en effet, domine la comédie, parce que la passion touchante du chevalier pour l'héroïsme ne se peut manifester que par des chimères ou des actes ridicules. Il plane à une telle hauteur au-dessus des réalités de la vie qu'il ne les aperçoit plus, sinon transfigurées par un mirage éblouissant. S'il aborde de front les choses, il s'y heurte avec une telle maladresse que, du choc, il tombe piteusement, et nous rions de la culbute; s'il se mêle à la vie des autres hommes, à leurs plaisirs ou à leurs peines, c'est toujours à contre-temps, et nous rions encore. Lui seul est profondément sérieux et convaincu. Il marche, avec une allure magnifique, le front perdu dans les nuages: moulins à vent et moulins à foulons, troupeaux de moutons ou de flagellants, hôtelleries campagnardes, châteaux de grands seigneurs, muletiers égrillards, vénérables duègnes, espiègles caméristes, relaveuses de vaisselle, renouvellent ou exaspèrent l'idée fixe du chevalier: au violent soleil d'Espagne, dans le désert poussiéreux, dans la campagne blanche et morne, au fond des gorges horribles de la Sierra Moréna, il passe tout droit, avec la sérénité d'un poète: la nuit, toujours debout et chargé de ses vieilles armes, il veille et songe encore, et, tandis que Sancho ronfle entre Rossinante et le grison immobiles, pensif et tout pâle sous un rayon de lune, il écoute comme en extase le bruissement infini de la nature. S'il rencontre sur sa route les amours violentes ou les passions naïves de Cardénio et de Lucinde, de don Fernand et de Dorothée, de Claire et de don Louis, l'émotion qu'il en reçoit rallume encore les fantaisies de son cerveau. Il ne s'éveille qu'à la suite de la plus humiliante de ses aventures: battu en combat singulier, condamné par son serment chevaleresque à une longue inaction, il ouvre enfin les yeux, reconnaît sa folie et retombe d'une chute si lourde du ciel sur la terre que ce jour est le dernier de sa vie. Il meurt le cœur brisé, car il a perdu tout à coup les deux plus grandes forces de l'âme, la foi et l'amour. Il n'a pas le courage de recommencer une vie nouvelle. Il ne saurait survivre aux glorieux fantômes qui l'ont consolé de tant de misères. Tant qu'il a cru en eux, il a accueilli les coups de bâton avec la résignation d'un amant ou d'un martyr; maintenant qu'il sait que peiner et lutter pour le relèvement du droit et l'exaltation de la justice, c'est ferrailler contre de simples moulins à vent, il n'a plus qu'à faire sa dernière sortie du côté de l'autre monde. Paix à votre mémoire, chevalier de la Triste-Figure! Vous avez été vaincu. C'est la destinée des grandes âmes et des grandes causes. Mais vous nous avez bien amusés, et, pour le bon sang que nous vous devons, nous vous pleurerons éternellement!

III

Les lecteurs qui ne sont pas doués du tempérament chevaleresque ont parfois un faible pour Sancho Pança, et le préfèrent à don Quichotte lui-même. Plus d'un moraliste affirme que Sancho représente le sens commun en face de la pure déraison, la prose opposée à la poésie. Sans doute, l'écuyer distingue clairement entre un troupeau de moutons et une armée en marche; il aime mieux être arrêté sur son chemin par une valise pleine d'écus que par une volée de bois vert; enfin, quand il se donne le fouet, afin de désenchanter le cher maître, ce n'est point le cuir même des Pança, mais l'écorce d'un robuste chêne qu'il frappe avec l'entrain d'un franc casuiste, compatriote de saint Ignace. J'accorde qu'il ne prend pas en général la vie par son côté héroïque, très semblable en cela aux gens raisonnables à l'excès: il est poltron, égoïste, paresseux, menteur et gourmand. Brave cœur toutefois, patient, résigné, fidèle et aimant à la manière d'un vieux chien de berger. Mais, avouons-le, il est fou, lui aussi, par contagion, fou à lier quelquefois, car certaines extravagances de l'écuyer ne sont pas moins fortes que celles de son seigneur. Il a beau voir et toucher chaque jour les folies de don Quichotte et en recevoir le contre-coup fâcheux sur les épaules ou ailleurs, il s'entête dans sa chimère aussi obstinément que l'hidalgo dans la sienne. Ce rustre a la maladie des grandeurs; par ambition, afin d'obtenir l'île qui lui a été promise, il accepte toutes les mésaventures, comme fait don Quichotte, par amour de la gloire; qu'on le berne sur une couverture, qu'on le bâtonne, qu'on lui vole son âne, il fera bon visage à la fortune, tout en caressant son propre rêve. Et, s'il n'était pas encore plus fou que sensé, le roman de Cervantes eût tourné court. D'abord, un écuyer, c'est-à-dire un interlocuteur, était nécessaire au chevalier. Seul, et s'abandonnant au lyrisme de ses longs monologues, don Quichotte fût devenu assez vite ennuyeux. Remarquez que la première sortie est bientôt terminée. C'est un lever de rideau où le héros n'a presque rien à nous dire. Il s'y montre dans toute son originalité maladive; mais l'isolement même où il se meut l'oblige à une perpétuelle et monotone divagation. L'attention du lecteur serait lasse au bout de quelques chapitres. La vraie comédie ne commence donc que par l'entrée en scène de Sancho. En effet, le caractère de chacun des deux personnages n'a toute sa valeur et sa complexité qu'opposé à celui de son compère. Chaque fois que don Quichotte bat la campagne, Sancho, tout à coup dégrisé, parle et prêche comme l'un des sept Sages, et, quand l'écuyer ne dit ou ne fait plus que des sottises, le chevalier raisonne d'une façon parfaite. La démence de l'un se mesure toujours à l'aide du bon sens ou de l'esprit de l'autre. C'est pourquoi ces deux visionnaires sont comiques au plus haut degré. L'un, qui est la dupe naïve de l'autre, lui fait sans cesse la morale des pères de famille, et le galant homme qui le premier a embrouillé la cervelle de son valet s'efforce de lui redresser l'entendement et de lui ennoblir le cœur. Ironie excellente, qui n'a rien de forcé, car elle répond aux contradictions intimes de la vie humaine; conflit toujours et partout renouvelé, et plus apparent peut-être que réel, de l'ange et de la bête. Seulement, comme nous avons la prétention de n'être ni celle-ci ni celui-là, nous rions tout aussi volontiers des déconvenues de l'ange que des misères de la bête.

Certes Sancho méritait bien de jouer un instant le premier rôle dans le drame héroï-comique de Cervantes. Chose curieuse! c'est au moment même où le rêve se réalise pour lui qu'il s'en dégoûte à tout jamais, comme si le bonheur n'était qu'affaire d'imagination et s'évanouissait dès qu'on croit en jouir. On sait qu'il fut pendant sept grands jours chef d'État, président d'une république qui n'était que provisoire, une petite ville de terre ferme qu'il prenait pour une île et où il fut abreuvé d'amertumes. Il y fit tout le bien possible, ne pendit personne, rendit la justice aussi paternellement que saint Louis, aussi finement que Salomon, et faillit mourir de faim dans le palais même de sa seigneurie. Il entre dans sa capitale au son des fanfares: les magistrats lui présentent les clefs de la ville et le populaire crie vivat sur son passage. Dès le premier jour, un homme néfaste, son médecin, empoisonne toutes ses joies, l'empêche de boire et de manger à sa guise, et voilà l'île en proie au dangereux régime d'un gouvernement de mauvaise humeur. Sancho s'assombrit: il veut tout réformer à la fois, il promulgue des statuts et des pragmatiques, il glisse sur la pente du pouvoir personnel. Évidemment, il tombera bientôt. Il fait des rondes de nuit qui inquiètent les amoureux: entouré de son conseil de cabinet, y compris le maudit médecin, à la lueur d'une lanterne, il dévisage de trop près une fillette déguisée en page. Cette police excessive mécontente la jeunesse qui passe tout entière au parti de l'opposition. Or, la septième nuit de son gouvernement, Sancho fut réveillé par le tocsin, les tambours et les clameurs de la foule: c'était une révolte, pour ne point dire une révolution. On lui crie aux armes. Il invite ses partisans à quérir très vite don Quichotte, pour qui les armes n'ont pas de secret. Ses gens lui répondent qu'étant gouverneur il commande l'armée et doit marcher à l'ennemi. On l'incruste donc entre deux gros boucliers reliés par une corde, où il se trouve plus empêché qu'une tortue couchée sur le dos. Il tombe et passe une nuit horrible: l'île entière piétine sur le chef de l'État. Jamais l'autorité politique ne fut plus cruellement avilie. Le matin venu, il s'évanouit entre les bras de ses serviteurs, puis, tranquillement, magnanimement, quoique vainqueur de la sédition, il abdique. Il descend à l'écurie, embrasse en pleurant son âne, le cher grison des heureux et des mauvais jours, le bâte et le bride de ses propres mains, monte en selle, dit adieu à ses derniers fidèles, prononce quelques paroles profondes sur le néant de l'ambition et de la puissance, puis s'en va au petit pas, tout seul, n'emportant de ses grandeurs qu'une poignée d'orge, un morceau de fromage et une croûte de pain. Et nunc, reges, intelligite!

Tel est le livre le plus universellement aimé, le plus européen de tous les romans, que Cervantes a pu inventer, malgré ses ennuis. Nos pères ont fêté le Don Quichotte, vingt ans avant le Cid, dans cette même traduction qui, longtemps oubliée, reparaît à la lumière. On estimera peut-être que la langue en laquelle elle est écrite justifiait la réimpression qui nous rend en quelque sorte une intéressante relique de la vieille littérature française.

LA FONTAINE

I

Il n'est point de bibliothèque d'honnête homme où l'on ne rencontre un La Fontaine. Les uns, plus attachés aux naïfs souvenirs d'enfance, gardent un vieux fabuliste fané; les autres, amis des histoires de plus longue haleine et de leurs portraits en gravure, ont placé, sur les rayons d'en haut, que n'atteint point le bras des écoliers, un précieux exemplaire des Contes, en deux volumes, dorés sur tranches. Mais c'est toujours La Fontaine; conteur ou fabuliste, il est toujours bien venu comme un hôte familier. Beaucoup de personnes cultivées le placent à côté de Molière, au premier rang de leurs prédilections. Et cependant il n'a guère représenté l'esprit de son époque. Il était bien plutôt la contradiction même du goût classique. La grande estime où nous le tenons est surtout l'œuvre de la postérité. Ses contemporains le regardaient comme un personnage assez étrange, une façon de rêveur qui suivait, disait-on, le convoi mortuaire d'une fourmi, comme un parent, et qu'on ne voyait point aux antichambres de Versailles. Louis XIV ne l'aimait pas et faisait de ses Fables autant de cas que des magots de Téniers. Boileau, qui l'aimait, eut soin de l'oublier dans son Art poétique. C'était, dit durement Louis Racine, «un homme fort malpropre et fort ennuyeux». On riait beaucoup de sa simplicité en toutes choses. N'avait-il pas trouvé éloquentes les prophéties de Baruch? N'avait-il pas pleuré courageusement, avec les Nymphes de Vaux, sur la disgrâce de Fouquet? Pendant vingt ans il perdit de vue son fils: il aurait voulu perdre pareillement de vue sa femme qui, du reste, ne l'embarrassait guère. Au Temple, dans la société libertine des Vendôme, on l'enivrait, on le gorgeait de bonne chère. Il mettait ses bas à l'envers et égarait son haut-de-chausses après souper. Il vieillit assez tristement, sans famille, au foyer de quelques amis; son esprit s'affaiblit; il fut pris d'une grande peur de la mort; son amusement était d'assister aux réunions de l'Académie, où il allait fidèlement, par le chemin le plus long. Un jour, en revenant de la séance, il s'évanouit dans la rue du Chantre. Ce fut sa dernière promenade. Deux mois après, on enterrait l'ami des bêtes, le dernier des poètes gaulois, l'incomparable écrivain qui avait retrouvé, en ce siècle solennel de Port-Royal et de Bossuet, avec l'inspiration voluptueuse de la Renaissance italienne, la grâce aimable et fine de l'esprit grec. Gaulois, Italien, Attique, tel fut, en effet, La Fontaine, au temps où le Pantagruel passait pour une œuvre monstrueuse et incompréhensible, où Boileau ne voyait que clinquant dans la poésie du Tasse, où les dieux grecs étaient méconnus, où l'art d'Euripide paraissait sur la scène tragique raffiné et altéré par la politesse des salons et de la cour. Mais, grâce à la naïveté de son génie, ces traits singuliers et si divers se rencontrèrent en lui sans artifice ni dissonance, avec une sincérité et une liberté pures de toute affectation:

Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles

A qui le bon Platon compara nos merveilles,

Je suis chose légère et vole à tout sujet:

Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.

Et, dans ce miel d'une saveur si franche, et qu'il faut goûter d'un palais délicat, on distingue sans peine la bonne odeur bourgeoise des petits jardins champenois, l'âpre senteur des roses du Décaméron, et le parfum subtil des asphodèles d'Athènes.

II

On sait que la Renaissance détacha tout d'un coup les écrivains très lettrés du seizième siècle français de la langue, des traditions et du goût de notre première littérature: la langue, les idées et le ton des contemporains de Ronsard et de Montaigne furent, pour employer le mot de du Bellay, illustres et auliques. En même temps, la Pléiade renvoyait avec dédain «aux jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen» toute la poésie chevaleresque et satirique du moyen âge. Le dix-septième siècle se sentait déjà si loin des origines littéraires de la France, qu'au-delà de Villon il n'entrevoyait plus que des formes confuses, des œuvres barbares et un art grossier tout à fait indigne de l'attention des beaux esprits. Ceux-ci, renfermés dans la culture classique, charmés par la conversation polie, la tragédie et l'oraison funèbre, oublient toutes les vieilles choses, l'histoire, les mythes et les contes, comme l'idiome et les mœurs de nos pères. Versailles, cité toute neuve, vers laquelle l'Europe entière regarde, est comme le symbole du goût nouveau: on y jouit d'un si magnifique spectacle que personne n'y pense plus guère à Paris, la grand'ville du roi Henry, à la place Maubert, aux rues tortueuses peuplées de si grands souvenirs. Quant à la pauvre province, si vivante chez les vieux auteurs, on n'y va plus qu'en exil, on l'abandonne à ses dialectes locaux, à ses patois campagnards, à ses légendes héroïques et à ses fables de nourrices.

Il y eut du provincial en La Fontaine, dont la muse familière avait ses vallons sacrés quelque part entre Reims et Château-Thierry: les scènes de ses fables s'encadrent, non point entre les charmilles architecturales de Versailles, mais dans les paysages modestes de Champagne ou de Brie, dans les rues de village, les carrefours des petites villes. Ici, le long des haies, il a rencontré, et peut-être attendu, légère et court vêtue, la bonne Perrette portant son pot au lait; là, dans cet enclos, il a vu passer, au son des trompes, la meute du seigneur du village chassant le lièvre, et Monsieur le Baron, qui vient de manger les poulets et de lorgner la fille du manant, écraser sans pitié chicorée et poireaux, oseille et laitue, orgueil du pauvre hère. C'est au bord d'une rivière villageoise, peu profonde, où l'eau rit au soleil, que se promène solennellement son héron, et certaine fille un peu trop fière, qui fait fi des bons partis, comme celui-ci des brochets et des carpes, a certainement son logis tout près de cette rivière.

Voici, dans son échoppe qui coudoie l'hôtel d'un financier, le savetier Grégoire, toujours en belle humeur; sur la place, le charlatan et la ménagerie où maître Gille, singe du pape en son vivant, arrivé de la veille en trois bateaux, émerveille la foule. Là-haut, sur la colline, en plein midi, dans la poussière crayeuse, au fond des ornières, chemine sur quatre roues grinçantes le coche de Paris, escorté de ses voyageurs à pied, chantant, jurant ou priant. Tout à l'heure, à la lisière de ce bois, les voleurs les détrousseront. Sur ce point, une lettre du fabuliste montre, sous la fable, une impression personnelle. Il se rendait en Limousin: dans son carrosse, «point de moines, mais, en récompense, trois femmes, un marchand qui ne disait mot, et un notaire qui chantait toujours et qui chantait très mal». Le chemin devient détestable: «Tout ce que nous étions d'hommes dans le carrosse, nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d'autre chose que des commodités de la guerre: en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe, ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous cotoyâmes en fourmille: cela n'est pas bien, il mériterait qu'on le brûlât.» Mais dans la vie de province, insoucieuse et grasse, une pointe de sensualité chatouille et réveille souvent les esprits qu'endormirait mortellement la médiocrité monotone des choses. La Fontaine ne touchait point ce chapitre avec le chanoine Maucroix: mais, pour sa femme, il n'avait pas de ces secrets. C'est pour elle qu'il écrit sincèrement son voyage. «Parmi les trois femmes il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l'esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari: toutes qualités de bon augure, et j'y eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y fût rencontrée; mais sans elle rien ne me touche.» Suivent alors toutes sortes de confidences sur les filles de Châtellerault, de Poitiers et de Bellac, et ce naïf aveu de ses rêves d'avenir: «Il y a d'heureuses vieillesses à qui les plaisirs, l'amour et les grâces tiennent compagnie jusqu'au bout: il n'y en a guère, mais il y en a.» Le contemplateur curieux des aspects pittoresques et du ménage de la province, cet amateur des petites aventures de l'amour et du hasard ne serait point complet, s'il n'était paresseux. «Ce serait, dit-il avec un gros soupir, une belle chose que de voyager, s'il ne se fallait point lever si matin.»

On le voit, bien des habitudes d'esprit et de goût rattachent La Fontaine à la vieille France: mais ce ne sont encore là que les traits extérieurs d'une physionomie morale, et comme les conditions préliminaires de ce qu'il y eut en lui de profondément gaulois. C'est par les Fables beaucoup plus que par les Contes eux-mêmes que se manifeste sa parenté avec nos ancêtres littéraires. Le sel qu'il a répandu à poignée dans ses Contes est passablement gaulois, je l'avoue; les moines fort éveillés qu'il y a dépeints sortent tout gaillards des Cent nouvelles nouvelles et du Pantagruel. Mais les Fables, qu'il feint de traduire d'Esope ou de Phèdre, leurs principaux personnages et leur moralité intime nous ramènent bien plus près encore des sentiments, des jugements et des rêves du temps jadis. Nous y retrouvons, condensée en de merveilleuses réductions, toute la littérature des fabliaux, et l'œuvre maîtresse de cette littérature, le grand Roman de Renart, et cette notion mille fois proclamée par la satire française du moyen âge: «Petites gens et pauvres gens, qui n'avez pas la force, ni peut-être le cœur, mais qui peinez et pâtissez beaucoup tout le long de votre vie chétive, bourgeois et manants, artisans et serfs, vous tous que l'on tourmente et dont on se raille, vous qui demeurez tapis, l'œil au guet, au fond du sillon, et que l'ombre de vos oreilles effraie quelquefois, réjouissez-vous, mes amis, et entendez la bonne nouvelle. Vous n'êtes ni des héros, ni des ascètes, ni de hauts seigneurs, ni des saints. Toutes les grandes forces de ce monde vous manquent: la puissance, la sagesse, l'audace, la richesse. Mais vous avez la ruse, la patience, la prévoyance et la bonne humeur; vous savez attendre et souffrir, vous pliez comme le roseau, sous la tempête; votre égoïsme prudent tient en réserve mille artifices subtils pour ne rien compromettre, pour dissimuler, mentir au besoin. Votre langue est dorée, elle enchante vos maîtres, et vous savez l'art d'accuser le voisin s'il est un sot, de faire crier haro sur le baudet, de sauver votre peau aux dépens de celle du loup. Vous n'êtes point de fiers barons, mais de malins légistes, et vous humez l'huître au nez des plaideurs. Dans ce grand combat pour la vie auquel la destinée vous oblige, vous êtes incomparables pour éventer les stratagèmes de l'ennemi et flairer le chat qui ne souffle mot sous son masque de farine. Vous pouvez, il est vrai, perdre votre queue à la bataille, mais qu'importe un ornement superflu? Le tout, ici-bas, est d'être alerte, avisé, riche en ressources, d'échapper au chasseur; si l'on est renard, de croquer les poules; si l'on est loup, pauvre gueux, au fond des bois, dans la neige, d'être libre; si l'on est rat, dans un bon fromage, de s'y engraisser, mais tout seul; si l'on est âne, avec des reliques sur le dos, de respirer largement l'encens et de se croire un dieu. Bienheureux les petits, armés de malice et légers de scrupules: ils sont, en vérité, plus forts que les grands, que l'orgueil aveugle: il n'est pas bien sûr qu'ils entrent tous au royaume des cieux, mais, en attendant, ils font leur chemin en ce monde, où la primauté revient toujours aux gens d'esprit. Telle est la révélation que Renart, le héros de nos pères, manifesta par son exemple, et dont Panurge fut le dernier prophète.»

C'est ainsi que la morale du moyen âge et l'éclat de rire gaulois passèrent de l'antique fabliau aux fables du bonhomme. Ici, de même que dans notre vieille satire, dominent l'ironie et la gaieté. La note douloureuse est plus rare, mais elle y résonne parfois, et, dans ce malheureux qui chemine, courbé sous son fagot, lentement, le long des grands bois en deuil, puis qui tombe au bord du sentier, et repasse dans sa pensée les amertumes de la vie:

Point de pain quelquefois, et jamais de repos:

Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier et la corvée,

apparaît un instant la misère des vieux âges, de tous les temps, l'éternelle misère humaine.

III

Le Roman de Renart, l'épopée de la bête astucieuse qui se dérobe lestement à la prise des puissants, la satire piquante du monde féodal, n'appartiennent qu'à l'Europe occidentale: le Midi, l'Italie, où la vie fut moins dure et plus noble, les mœurs plus élégantes, l'âme plus sereine, eurent de bonne heure un art plus délicat, formé de poésie et de volupté. Un sentiment qui a trop souvent manqué à notre moyen âge, du moins dans les pays de langue d'oil, le culte de la femme avait, dès l'origine, donné à l'inspiration littéraire des Provençaux et des Italiens une grâce inconnue aux écrivains des fabliaux. Boccace, dont la mère était Française et qui recueillit à Paris même bon nombre des histoires du Décaméron, n'est pas moins supérieur à tous nos conteurs par l'enthousiasme et le goût de la beauté que par les qualités d'une langue déjà parfaite. Les sept dames qui, fuyant la peste de Florence, écoutent, sous les ombrages d'une villa de Toscane, le récit de si plaisantes aventures, n'entendent que des paroles discrètement choisies, dont le charme couvre d'un voile léger des images voluptueuses; mais le voile y est, et tout est là: l'art du conteur n'est point chaste, mais le conteur est artiste consommé. Il fut le maître de La Fontaine, et, avec lui, l'Arioste, Machiavel et le Tasse, non moins que Rabelais et la reine de Navarre:

Boccace n'est pas le seul qui me fournit:

Je vais parfois en une autre boutique;

Il est bien vrai que ce divin esprit

Plus que pas un me donne de pratique.

Le disciple, il est vrai, fut, dans ses peintures, moins réservé que ses modèles italiens: il transpose, en quelque sorte, la musique de ceux-ci; il chante les mêmes airs, mais sur le ton gaulois; c'est encore maître François qui lui bat la mesure de ses Contes. Et cependant, on sent bien passer dans ses ouvrages le souffle méridional. Boileau lui-même a reconnu dans le Joconde de La Fontaine, qu'il met au-dessus du récit de l'Arioste, «ce molle et ce facetum qu'Horace a attribué à Virgile, et qu'Apollon ne donne qu'à ses favoris». C'est à l'Italie et à Boccace qu'il dut de peindre une fois, parmi tant de récits légers ou licencieux, le véritable amour, très profond et très simple. Il s'agit du Faucon, où l'auteur du quatorzième siècle avait mis l'abnégation touchante de la passion, comme il en avait montré, dans son beau roman de Fiammetta, les fureurs jalouses. Un cavalier de Florence aimait une dame qui se rit de ses soins et prit un autre pour mari. L'amoureux s'était ruiné en fêtes, cadeaux et tournois; il ne lui restait plus, tout près du château de la belle, qu'une pauvre métairie, avec un jardinet qu'il cultivait de ses mains, et un faucon merveilleux, son dernier ami, compagnon de ses chasses et pourvoyeur de son garde-manger. La dame devint veuve. Elle avait un fils, enfant maladif qui, caressé et gâté par Frédéric, s'éprit d'amour pour le faucon, tomba malade, et, déjà mourant, demanda l'oiseau à sa mère. Celle-ci, oubliant ses dédains, se rend à la métairie où elle s'invite à déjeuner. Hélas! il ne restait rien au logis, pas un gâteau, pas un fruit. Frédéric met stoïquement à la broche le faucon. Le repas fini, la veuve présente sa requête:

Souffrez sans plus que cette triste mère,

Aimant d'amour la chose la plus chère

Que jamais femme au monde puisse avoir,

Son fils unique, son unique espérance,

S'en vienne au moins acquitter du devoir

De la nature..........

Hélas! reprit l'amant infortuné,

L'oiseau n'est plus: vous en avez dîné!

L'oiseau n'est plus! dit la veuve confuse.

Non! reprit-il, plût au ciel vous avoir

Servi mon cœur, et qu'il eût pris la place

De ce faucon!

Les personnages chantés par les grands poètes de l'Italie reparaissent çà et là dans les vers de La Fontaine: Armide, Angélique, Renaud, Alcine; et parfois un cri passionné ou plaintif, ou quelque aveu mélancolique rappelle la sentimentalité profonde des méridionaux:

Ah! si mon cœur encor osait se renflammer!

Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?

Ai-je passé le temps d'aimer?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aimez, aimez, tout le reste n'est rien.

Ou bien encore, telle peinture d'un charme exquis nous donne comme la vision d'une fresque aérienne du Corrège, endormie au plafond de quelque vieux palais de Parme ou de Mantoue:

Par de calmes vapeurs mollement soutenue,

La tête sur son bras, et son bras sur la nue,

Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.

IV

La Fontaine, dit en ses Mémoires Louis Racine, «ne parlait jamais, ou ne voulait parler que de Platon». Il en avait annoté les dialogues à chaque page; il en gardait chez lui le buste de terre cuite. Un jour, selon le président Bouhier, il louait Platon devant une personne qui demanda si c'était un bon raisonneur.—«Oh! vraiment non, répondit le fabuliste, mais il s'exprime d'une manière si agréable, il fait des descriptions si merveilleuses qu'on ne peut le lire sans être enchanté.» C'était donc le poète qu'il aimait en Platon. C'est grand dommage qu'au lieu du Dies iræ, il n'ait point traduit, en prose, seulement le Banquet et le Phédon. Bien qu'il ne fût ni philosophe, ni platonique, il était de ces écrivains qui, suivant le mot de Sainte-Beuve, ont fait le voyage de Grèce. On les reconnaît toujours, à je ne sais quel tour noble, à je ne sais quelle forme délicate de l'imagination, à la pureté de la langue, à la finesse de l'ironie. On cherche sur leur front la couronne de violettes et les bandelettes des convives d'Agathon. Certes, si l'on soupe chez les morts, La Fontaine doit être admis, dans cette compagnie de sages aimables, à des entretiens qu'il ne comprend qu'à demi quand parle Socrate, mais dont il goûte la grâce quand Aristophane ou Alcibiade a repris la parole. Car il n'a pas les ailes assez fortes pour s'élever aux sublimes hauteurs de la sagesse grecque: s'il est attique, c'est par toutes sortes de qualités tempérées, par l'éveil et la sérénité de l'esprit, par le sourire. Il n'a point l'âme assez chaste pour être un véritable fidèle de Platon, ni assez héroïque pour entrer dans la famille stoïcienne. Il est mieux à sa place sous les oliviers du jardin d'Épicure qu'à l'ombre des platanes de l'Académie. C'est un épicurien qui a écrit ces vers:

Volupté! volupté! toi qui fus la maîtresse

Du plus bel esprit de la Grèce,

Ne me dédaigne pas: viens-t'en loger chez moi;

Tu n'y seras point sans emploi.

J'aime le jeu, les vers, les livres, la musique,

La ville, la campagne.....

C'est Lucrèce encore qui inspira cette maxime:

La mort avait raison! je voudrais qu'à cet âge

On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,

Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet;

Car de combien peut-on retarder le voyage?

Il faut toujours, quand on parle des Grecs, revenir à leur sculpture, leur art par excellence. La Fontaine confesse, dans ses Contes, que ce n'est pas la grande Vénus céleste de Phidias qu'il eût adorée, mais une autre beaucoup moins sévère, que l'on voit encore au musée des antiques de Naples:

... C'eût été le temple de la Grèce

Pour qui j'eusse eu plus de dévotion.

Il détache donc d'Athénée ou d'Anacréon des bas-reliefs spirituels, d'une fantaisie riante, d'un trait simple comme celui des pierres gravées; il prend à Pétrone le sujet grec de la Matrone d'Ephèse; il interprète d'une façon familière la belle histoire de Psyché. Son chef-d'œuvre, en ce genre, fut l'Amour mouillé:

Il pleuvait fort cette nuit:

Le vent, la pluie et l'orage

Contre l'enfant faisaient rage.

Ouvrez, dit-il, je suis nu.

La Fontaine ouvrit sa porte à l'enfant, et fit bien. Ce passant de nuit, battu par la tempête, qui s'arrêtait au seuil du poète, n'était plus l'Amour éternel, l'aîné des dieux, contemporain du Chaos, que chantaient Hésiode et Parménide: il n'était pas davantage le symbole de l'art auguste que la France du dix-septième siècle s'efforçait de reproduire. Ce petit, trempé de pluie, malin et moqueur, et si curieux du plaisir, pouvait se réchauffer au foyer du fabuliste et appuyer sa tête blonde et rieuse sur l'épaule du bonhomme: ce Benjamin de l'Olympe apportait à son hôte, pour le payer de ses soins, l'inspiration aimable d'une Grèce moins sublime, mais plus séduisante que celle de Racine; il pouvait, et sans étonnement, s'endormir dans ses bras, bercé, comme par une légende maternelle, du récit des vieilles fables françaises, des contes de Boccace et des romans de l'Arioste.

LE
PALAIS PONTIFICAL
ET LE
GOUVERNEMENT INTÉRIEUR DE ROME

M. Bertolotti et ses confrères de l'Archivio Storico de Rome ont fait de bien curieuses découvertes dans les documents, si longtemps inédits, où était ensevelie l'histoire intime du Saint-Siège et de la ville Éternelle. Ils nous permettent ainsi de pénétrer avec eux dans les coulisses de la grande histoire, délassement si fort goûté par les esprits du temps présent. Ils nous dévoilent l'envers des splendeurs pontificales. Ce n'est point une œuvre voltairienne ou de polémique passionnée qu'ils accomplissent, mais d'érudits et d'historiens consciencieux: les résultats de leurs travaux ne modifieront pas d'une façon sensible les jugements généraux portés sur les papes des derniers siècles par Léopold de Ranke et Gregorovius; ils en confirment singulièrement les vues dominantes par de précieux détails sur la vie privée ou l'administration intérieure des pontifes. Non, l'Église romaine n'a été ni en dehors ni au-dessus de l'humanité. Rome ne fut point une arche mystique élevée sur la chrétienté. Écartez le voile de pourpre de ce tabernacle: vous y trouverez des faiblesses innocentes, des passions dangereuses, l'orgueil et les dures pratiques des anciens régimes, du temps où l'opinion publique était méprisée, où l'autorité n'était point généreuse, où le privilège outrageait le droit.

I

I Papi e le Bestie. Les Papes et les Bêtes rares, chapitre piquant extrait par M. Bertolotti des registres de dépenses du Vatican. Au XVe siècle, ce sont les perroquets et les oiseaux extraordinaires qui amusent les loisirs du saint Père. Quand Martin V Colonna voyageait, il confiait à deux officiers la garde de son favori: «15 mars 1418. Payez un florin d'or à Pietro Stoyss et à Giovanni Holzengot, qui portent le Perroquet de Notre-Seigneur avec sa cage.» L'aimable Pie II Piccolomini, le lettré délicat, devait apprendre à son perroquet des vers latins. «20 avril 1462. Cinq ducats payés par ordre de Sa Sainteté à maître Giachetto, gouverneur du Perroquet.» «4 décembre 1462. Cinq gros, donnés à Gabazzo, pour l'achat d'une étoffe destinée à couvrir le Perroquet.» «17 décembre 1462. Trois écus et demi à Domenico, de Florence, maître menuisier, pour acheter des planches et des clous destinés à réparer la cage des oiseaux, qui est à Saint-Pierre.» Ce Papagallo pontifical aurait-il inspiré à Rabelais le nom et le mythe du Papegaut, qui, tout somnolent dans sa cage, «accompagné de deux petits Cardingaux et de six gros et gras Evesgaux», fait tomber Panurge «en contemplation véhémente?» «Mais, dit Pantagruel, faictes nous icy quelque peu Papegaut chanter, afin qu'oyons son harmonie.»—«Il ne chante, respondit Æditue, qu'à ses jours, et ne mange qu'à ses heures.»—«Non fay-je, dit Panurge; mais toutes les heures sont miennes. Allons doncques boire d'autant.»

Pie II entretenait aussi des cerfs, Sixte IV un perroquet et un aigle qui mangeait chaque jour pour deux baïoques de viande. Léon X, pape très magnifique, avait des lions et un léopard.

«26 octobre 1513. Payez à Francesco de Ferrare, gardien du léopard de Notre Très-Saint-Seigneur, dix ducats d'or, à savoir six pour les dépenses du léopard, et quatre pour un mois de traitement au gardien.» «2 octobre 1516, la Sainteté de Notre-Seigneur donne dix grands ducats d'or à l'homme qui a mené les lions de Florence à Rome.» «29 juin 1517, aux Hongrois des ours, dix-huit ducats.» Après les ours, les beaux-arts: «Plus, ce 1er juillet, vingt ducats aux élèves de Raphaël d'Urbin, qui ont peint la chambre voisine de la garde-robe.» Autres comptes relatifs à la Magliana, villa et pavillon de chasse du pape: «17 avril 1517, quatre ducats à celui qui a retrouvé le chien Setino.» «15 mai 1517, neuf jules pour une cage du rossignol.» «7 août 1517, quarante ducats à l'oiseleur florentin qui a apporté les ortolans de Florence.» «30 mai 1518, au Révérend cardinal d'Ursin, pour envoyer prendre des faucons à Candie, deux cents ducats.» «1er juin 1518, à l'homme qui a présenté les gerfauts, quarante ducats.» «2 octobre 1518, deux ducats et quatre jules pour seize perdrix vivantes.» «13 octobre 1518, à deux estafiers qui ont pris un cerf, quatre ducats.»

Sous Paul III Farnèse, le terrible pape du portrait de Titien: «26 mai 1541, au jardinier Lucerta, pour l'achat d'une chèvre qui allaitera les faons donnés à Sa Sainteté, un écu cinq baïoques.»

Puis ce sont les autours, les faucons, les éperviers pour la chasse aux cailles, les clous dorés pour ferrer Falbetta, mule de Notre-Seigneur, des cailles vivantes, les fournitures de chasse. Les «pêcheurs d'hommes» étaient devenus de grands chasseurs devant l'Éternel; mais, tandis qu'ils couraient le cerf ou le renard dans l'âpre désert de Corneto, la chrétienté chancelait éperdue et la tunique sans couture se déchirait lamentablement.

L'Église ne traversait pas alors une période d'ascétisme, et Quaresmeprenant n'était point le grand maître de la salle pontificale. Les registres des saintes cuisines eussent fait pleurer de tendresse frère Jean des Entommeures. Pie II fut gourmand comme le sont en général les lettrés, et dépensa pour sa table plus qu'aucun pape du XVe siècle, plus de deux mille ducats, plus de huit mille francs par mois. Le chapon était son rôt favori; les pauvres bêtes entraient par troupe au Vatican. Nous lisons la note suivante: «Pour un chapon gros et gras destiné à Notre-Seigneur, trente-six bolonais (baïoques).» Presque chaque jour on lui servait un fromage de buffle, mais il goûtait fort aussi le parmesan. Le faisan, la perdrix, le pigeon, le sanglier, les pâtés succulents charmaient son appétit; «trois pâtés pour Notre-Seigneur», dit le registre. On achetait pour lui des quantités abondantes de vins des différents crus d'Italie; mais il les dégustait lui-même avant de conclure le marché. Le 18 octobre 1460, il fulmina, lui si doux, l'anathème contre Grégoire d'Hembourg, l'un des plus grands esprits de l'Allemagne, précurseur de Luther. La veille, il avait dîné d'une poularde à la moutarde et au poivre; le jour de l'excommunication,—qui n'était point jour de jeûne,—il avait dîné de deux paires de tourterelles et de deux chapons accompagnés de jambon. Le lendemain on lui servit quatre grives grasses. L'hérésie naissante ne lui troublait pas la digestion.

Paul II, pape vénitien, ne dépensait guère que 500 ducats par mois pour sa table. Il se nourrissait surtout de foie de porc (pro fegato de porcho per nostro Signore), de saucisses, de boudins et de tripes; le chapon semble en disgrâce sous ce pontificat; les alouettes, les grives et les cailles sont plus en faveur; pour les jours maigres, on prépare au pape des monceaux de poissons de mer. En novembre 1464, la dépense ne monta qu'à 397 ducats, y compris le festin servi à Saint-Jean de Latran, «à tous les seigneurs cardinaux, à tous les ambassadeurs et seigneurs nobles qui étaient à la Cour». Ce banquet ne coûta que 126 ducats. Ce pape était économe. Il se contentait d'un petit vin moscatello qui coûtait sept sous la cruche. Mais il tourmentait les platoniciens et j'aime mieux Pie II.

Sixte IV, fils d'un batelier de Savone et ancien moine mendiant, n'est point un raffiné. Viande de veau, de vache, de mouton, de chevreau et poules, tel est son ordinaire; le luxe est pour les vins. Aidé par les bons moines de son ordre, qui devaient fourmiller autour de lui, il dépense jusqu'à 900 ducats par mois. A la Noël de 1482, il fait à chacun des ambassadeurs d'Espagne, de Gênes, de Milan, de Sienne, de Venise et de Naples, le rare présent d'un veau du prix de 10 francs.

Le vieil Alexandre VI, l'Espagnol dont Giulia Farnèse adolescente exaspère les sens, recherche les épices brûlantes: poivre, gingembre, cannelle, noix muscade, safran, cumin, anis, raisin sec, sauces aromatiques, moutarde; ajoutez les salaisons âcres: sardines, anchois, saucisses bien pimentées; pour éteindre l'incendie du gosier pontifical, douze ou quinze vins de crus précieux: vins de Corse, de Grèce, de Sicile, d'Espagne. La dépense monte en certains mois à quatre mille ducats. A la Saint-Antoine, le pape envoyait des quantités de cire à l'église du Thaumaturge, pour la santé de ses chevaux, haquenées et mules; à Noël et à Pâques, il envoyait à chaque cardinal un veau et deux chevreaux, sans compter les agneaux bénits de sa main apostolique et des paniers d'œufs. En 1501, il donna à dîner aux cardinaux qui l'avaient assisté dans les fonctions pascales, et leur fit servir une tourte monstrueuse, toute dorée. C'était le temps des dorures. Dans une mascarade de Laurent le Magnifique, on dora des pieds à la tête un petit garçon qui parut une merveille, et qui en mourut. La veille de sa mort foudroyante, un vendredi, Alexandre mangea des œufs, des langoustes, des citrouilles au poivre, des confitures, des prunes, une tourte enveloppée de feuilles d'or. M. Bertolotti ajoute: et cætera. Sans doute, il ne but pas, ce jour-là, de l'eau claire. Et l'on était au mois d'août, si énervant à Rome. La fortune, qui le réservait au poison, le préserva de l'indigestion. S'il était mort sur sa tourte dorée, frappé d'apoplexie, César qui, le lendemain, devait si malheureusement goûter au vin réservé, eût mis sur l'Église sa main de condottière impudent, et la chrétienté eût assisté à une incomparable aventure. Cependant le peuple romain jeûnait bien à son aise, tout le long de l'année, en rêvant au paradis. On lui jetait un pain horrible, noir, sans substance, tel que celui dont se nourrissent encore aujourd'hui les misérables paysans de la Basilicate et de la Pouille. Au moins, s'il avait pu présenter sa pagnotta aux bonnes odeurs qui montaient des profondeurs des cuisines papales et se perdaient du côté du ciel! Mais la supplique suivante, adressée en 1607 à Paul V, montre à quel point il était dangereux d'étaler cette misère aux yeux du vicaire de Jésus-Christ:

Très bienheureux Père,

Le pauvre et malheureux Andréa Negri, Florentin, indigne de la grâce de Votre Sainteté, le jour de Saint-Pierre, comme Votre Sainteté passait près de la Rotonde, lui a montré deux pains, sans penser à lui faire injure, mais aveuglé par le démon. Il croyait que Votre Béatitude ne savait pas de quelle façon on vit à Rome. Sur-le-champ, par ordre de Monseigneur le Gouverneur de Rome, il a été arrêté, soumis au supplice de la corde, puis exilé de l'État ecclésiastique, selon le bon plaisir de Votre Sainteté. Aujourd'hui, le pauvre misérable se trouve infirme, hors de ce royaume, ayant à Rome un enfant, et sa femme enceinte; la malheureuse endure bien des misères, n'ayant pas de quoi vivre. Il supplie donc Votre Béatitude, par les entrailles de N.-S. Jésus-Christ, qu'elle ait pitié de cette famille en détresse et de sa grande pauvreté, qu'elle lui pardonne son égarement, et le relève de son long exil, ce qui sera une œuvre de miséricorde; en outre, il ne manquera pas de prier sans cesse le Seigneur Dieu pour la longue et heureuse vie de Votre Sainteté: Quam Deus...

(A Monseigneur le Gouverneur, afin qu'il en parle à Notre-Seigneur.)

Mais Paul V Borghèse édifiait la façade pompeuse de Saint-Pierre, et la famine pouvait servir à son architecture. «Pontife sévère, très rigoureux et inexorable en fait de justice», écrit un ambassadeur vénitien. Je crains fort qu'Andrea Negri n'ait langui dans l'exil jusqu'au pontificat de Grégoire XV. Une anecdote rapportée par Ranke sur ce pape, rappelle la dureté des empereurs romains. Un pauvre diable d'écrivain, Piccinardi, avait composé dans sa solitude une biographie sur Clément VIII, prédécesseur de Paul, et l'avait comparé à Tibère. Puis, il avait caché dans sa maison l'innocent manuscrit. Une servante déroba celui-ci et le fit livrer au pape. Quelques personnes influentes, des ambassadeurs même, répondaient de Piccinardi. Paul V les rassura par la bonhomie indifférente avec laquelle il parlait de l'ouvrage. Un beau matin, on mena l'historien de Clément VIII au pont Saint-Ange et on lui coupa la tête, sans jugement.

Cette populace qui meurt de faim et que l'on repaît de spectacles sanglants, effraye par sa brutalité farouche les bonnes gens qui aiment la paix. La sassaiola, la lutte à coups de pierres, rendait certains quartiers de Rome extrêmement dangereux. Un dénonciateur, prudemment couvert du masque de l'anonyme, informe, en 1601, Sa Béatitude, que les jours de fête, c'est-à-dire tous les dimanches au moins, quatre ou cinq cents jeunes gens partagés en deux camps, au lieu d'aller à l'office divin, ou même d'entendre la messe, se battent à coups de pierres dans le Campo-Vaccino et aux environs. Ils se qualifient Espagnols ou Français, habitants des Monti ou du Transtévère, se font des prisonniers pour le rachat desquels ils exigent une rançon qu'ils vont ensuite jouer et boire à l'osteria, mais bien des blessés restent sur le champ de bataille, la tête fendue; les sbires n'y prennent point garde et disent qu'ils n'ont rien à y gagner que des pierres évidemment, et ce scandale va croissant. Les étrangers en sont indignés et aussi les hérétiques, et bientôt on ne pourra plus passer ni dans les rues ni sur les places les jours de fête; les églises seront inaccessibles; que Sa Sainteté prenne donc la résolution qui paraîtra la plus convenable à son «très profond jugement». C'était la Rome de Callot et de Piranesi, pittoresque et sauvage. Jusqu'à l'époque de Chateaubriand, le Colisée était un repaire où les voleurs faisaient bon ménage avec les chiens vagabonds. J'ai souvent observé, jadis, au crépuscule, entre l'arc de Titus et l'arc de Constantin, des personnages patibulaires qui, munis chacun d'une poignée de paille ou d'un sac, se glissaient furtivement, à la faveur des premières ombres, comme des reptiles, dans les trous des ruines. Les recherches archéologiques et une police plus régulière ont quelque peu dérangé ces carrières d'Amérique. Les gueux reculent devant l'ordre de cette ville étrange dont le charme s'évanouit à mesure que la civilisation moderne s'y établit. Quelques cailloux lancés ça et là par deux ou trois monelli rappellent faiblement la sassaiola grandiose du XVIIe siècle. C'était le bon temps pour les artistes. Quelques-uns le regrettent, et je n'affirme pas qu'ils aient tort.

II

Mais voici bien d'autres misères. Les juifs et les musulmans étaient-ils des hommes semblables aux autres fils d'Adam? Le Saint-Siège n'en était pas très sûr et il les mettait sans pitié en dehors de la loi civile et de l'humanité. Naguère cependant, en Avignon, «les povres juifs, écrivait Froissard, ars et escacés (chassés) par tout le monde, excepté en terre d'Eglise, dessous les clefs du pape», s'étaient vus protégés contre l'Inquisition par nos graves et doux pontifes français. Le Comtat-Venaissin fut, pendant soixante ans, pour les fils d'Israël une terre promise trop tôt perdue. Les saintes clefs, qui les avaient abrités sur les bords du Rhône, leur donneront désormais, à Rome, des coups bien rudes. L'histoire de la juiverie romaine est encore à écrire: ce sera un triste chapitre dans l'histoire de l'Occident chrétien. Gregorovius, en finissant son livre sur le Ghetto et les Juifs à Rome, disait: «Une histoire du Ghetto romain pourrait éclairer pleinement le développement successif du christianisme à Rome, et contribuerait singulièrement à compléter l'histoire générale de la civilisation.» Il faudrait remonter au temps même de saint Paul, à l'arrivée furtive de ces familles vagabondes venues de Palestine, et accueillies avec tendresse dans les plus misérables quartiers de la Rome impériale, par leurs frères si timides et si rapaces, dont Horace s'était moqué. La paix ne dura guère, dans le sein de la famille d'Abraham: une question baroque, celle de la circoncision, divisa bientôt la synagogue en deux partis irréconciliables. Vers la fin du premier siècle, quand la police des empereurs ne distinguait pas encore clairement les juifs des chrétiens, ces deux groupes religieux étaient déjà séparés l'un de l'autre par un abîme. Le jour où les chrétiens entrèrent en maîtres dans l'État, le vieil Israël dut courber la tête sous un joug terrible. On ne saura jamais de quelles humiliations il fut abreuvé, à quel dur servage il fut condamné. M. Bertolotti a publié, dans l'Archivio de Rome, quelques textes fort curieux, destinés à être comme un fondement premier de l'histoire que souhaitait Gregorovius. Ils se rapportent aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. Si ces documents peuvent consoler là-bas, aux bords du «Danube bleu», super flumina Babylonis, la postérité mélancolique de Jacob, je n'aurai point perdu mon temps en traduisant les découvertes de M. Bertolotti.

III

Nous sommes au 23 mars 1573, un an et cinq mois avant la Saint-Barthélemy. La Renaissance païenne a gâté le troupeau romain du Pastor æternus; dans la moitié de l'Europe, la réforme protestante a dispersé les brebis. L'Église, au concile de Trente, a fait un immense effort pour rétablir sa primauté spirituelle: les livres, la science, toutes les libertés de la pensée la tourmentent. Mais dans ce Ghetto empesté que noient les brouillards du Tibre, il y a des rabbins, des docteurs qui expliquent la Bible, devenue, depuis Luther, la grande angoisse de Rome. Il faut à tout prix empêcher que les chrétiens ne touchent à cette corruption. Et l'on publie dans la ville l'édit suivant:

Le révérendissime Mgr Monti Valenzi, protonotaire apostolique et gouverneur général, camerlingue de cette noble cité et de son district, par ordre exprès de Notre-Seigneur, fait savoir à toute personne quelconque, de tout état, classe et condition, qui n'a rien à faire à la place des juifs, ni autour du Ghetto des juifs, qu'elle doit sur-le-champ et sans aucun retard se retirer, sous peine de la pendaison (sotto pena della forca), à laquelle on procédera sans rémission.

Donné au palais de la résidence ordinaire dudit Monseigneur révérendissime gouverneur, cejourd'hui 23 mars 1573.

M. Valen., gouvern.

Moi, Vincent, trompette, j'ai proclamé ledit ban autour de l'enceinte et du quartier fermé (Seraglio) des juifs cejourd'hui 23 mars 1573.

En 1592, le pape, afin d'entraver les relations entre juifs et chrétiens, décrète les prohibitions suivantes:

Défense aux hébreux de laisser entrer des étrangers dans leurs synagogues, sous peine de 50 écus d'amende;

D'entrer dans les maisons privées des chrétiens, excepté des juges, avocats, procureurs, notaires, sous peine de 50 écus, et du fouet pour les femmes;

De recevoir des chrétiens après les vingt-quatre heures (à la nuit);

De boire et de manger avec les chrétiens, sinon en voyage;

De vendre de la viande et du pain azyme aux chrétiens;

De faire tuer les bêtes de boucherie par des chrétiens;

D'enseigner aux chrétiens l'hébreu, à chanter, à danser, à faire de la musique, ou quelque art que ce soit, ou de recevoir des leçons des chrétiens, sous peine de 10 écus pour chacune des deux parties.

S'ils enseignent des enchantements, des superstitions, la divination, ils encourront ipso facto la peine du fouet, des galères et autres châtiments arbitraires.

Défense aux juifs d'exercer la divination, ou de prédire, soit pour le passé, soit pour l'avenir, par exemple à l'occasion de vols commis ou d'autres choses semblables. Peine: le fouet, les galères et autres châtiments légaux, tant pour le devin que pour celui qui l'a consulté.

Défense d'employer des domestiques chrétiens, d'aller aux étuves et chez les barbiers des chrétiens; de laver dans le Tibre, sinon le long du Ghetto; de se servir de sages-femmes et de nourrices chrétiennes; de soigner ou de médicamenter les chrétiens; d'avoir des chrétiens pour tuteurs, exécuteurs testamentaires ou curateurs; de prêter de l'argent ou d'en promettre aux chrétiens, hommes ou femmes; enfin, de jouer avec les chrétiens.

Ils doivent porter bien apparent un signe jaune au chapeau, et les femmes ne doivent pas cacher ce signe sous un mouchoir. Il leur est interdit de trafiquer des Agnus Dei, des reliques, des bréviaires, des missels, des ornements d'église. Le soir, à la tombée de la nuit, ils sont astreints à rentrer tous au Ghetto, d'où ils ne pourront sortir avant le plein jour, sous peine de 50 écus et de trois tournées de corde pour les hommes et du fouet pour les femmes.

En 1603, nouveau règlement pour la clôture du Ghetto. Le portier commis par le cardinal-vicaire fermera les cinq portes à la première heure de nuit, de Pâques à la Toussaint, à deux heures, le reste de l'année (sept heures du soir, en hiver). Les portes une fois closes, le portier ne les ouvrira, jusqu'à trois heures de nuit en été, et jusqu'à cinq en hiver, qu'aux juifs restés dehors pour cause juste et nécessaire, et munis d'une police délivrée par un juge ordinaire ou toute autre personne connue, honorable et digne de foi; ces polices seront prises par le portier et remises par lui au notaire pontifical. Au delà du délai légal, le portier ne laissera plus entrer que les juifs étrangers arrivant à Rome la nuit; il prendra leurs noms. En cas de nécessité, rixes, enterrements, le portier laisse sortir, mais accompagne au dehors les juifs, après les avoir comptés au départ; il les compte de nouveau au retour, et dès le matin il dénonce au notaire pontifical les noms et prénoms. Les juifs qui tenteront de rentrer en fraude, par quelque porte particulière ou quelque fenêtre, recevront trois tournées de corde. Quiconque, juif ou chrétien, offrira de l'argent au portier pour enfreindre le règlement, sera flagellé et paiera 10 écus, dont la moitié pour le dénonciateur.

Fouetter les femmes et les enfants, écharper les hommes, c'est bien; convertir, par la force ou par la séduction, une race maudite, c'est mieux encore. Le petit Mortara n'a été que la fin d'une longue tradition apostolique. Le Ghetto vit jadis des scènes extraordinaires, dont témoigne la supplique d'un malheureux, Sabato d'Alatri, emprisonné à la suite d'une émeute religieuse: les juifs, voyant un jour entraîner à travers leurs rues une jeune fille que les sbires menaient en prison «sous prétexte qu'elle voulait se faire chrétienne», avaient jeté des pierres de leurs fenêtres à la police pontificale; trente d'entre eux avaient été arrêtés, interrogés, puis remis en liberté; Sabato seul a été retenu; il se prétend innocent, ajoute que l'affaire est très ancienne, et qu'il est chargé de famille (1645). Rubino de Cavi réclame son fils Israël, un enfant de quinze ans, qui, après avoir été persécuté «pendant six semaines» par des chrétiens pour qu'il embrassât la religion catholique, après avoir paru consentir, refusa tout d'un coup, et, le jour même, fut emmené par les sbires, malgré ses cris, aux catéchumènes, puis à la prison; la loi voulait que, pour un cas pareil, le juif fût détenu quarante jours sous les saints verrous. Le pauvre Rubino fait observer que le délai est expiré, et prie que l'enfant lui soit rendu (1662). Mais ceux-ci, des juifs au cœur léger, que le bagne ennuie, écrivent en ces termes au pape:

Bienheureux Père,

Dans les galères de Votre Béatitude se trouvent quatre hébreux condamnés pour différents délits à ramer à temps sur lesdites galères; tous les quatre ils se sont convertis à la foi chrétienne, ils supplient votre Sainteté de daigner leur enlever une année de leur condamnation sur deux, afin que, par cette grâce, ils puissent plus tôt et avec plus de ferveur servir Notre-Seigneur Dieu; outre que beaucoup d'hébreux, voyant s'accomplir une telle grâce, se feront eux aussi chrétiens (1607).

Quatre galériens étaient une maigre aubaine. Ces néophytes en bonnet jaune promettaient bien étourdiment la conversion de leurs frères. Je suppose qu'à leur retour dans la ville éternelle, ils ne se sont pas empressés de prêcher la bonne nouvelle au Ghetto. Évidemment, le martyre de saint Étienne ne les a point tentés.

Les juifs détenus pour dettes dans la prison du Saint-Siège n'étaient point sur un lit de roses. Certains dignitaires ecclésiastiques, dont la charge était de veiller au régime des prisonniers, les laissaient mourir de faim; d'autres, plus humains, les nourrissaient. La communauté hébraïque sur laquelle retombait, dans le premier cas, le soin d'entretenir les malheureux, réclama en 1620, au nom du droit naturel, afin que l'on donnât aux prisonniers les aliments «que les hébreux accordent aux chrétiens et accorderaient aux barbares et aux infidèles». Une congrégation fut tenue à propos de cette requête. Neuf voix repoussèrent la prière des juifs; trois seulement lui furent favorables. Dans un second mémoire du même temps, adressé au pape, la synagogue dévoile les fraudes de ses enfants perdus: «ils contractent des dettes avec plusieurs marchands, à l'insu l'un de l'autre, puis ils revendent les marchandises frauduleusement achetées, et en retirent des centaines d'écus; avec cet argent, les uns marient leurs filles, paient leurs dettes antérieures, acquièrent leurs droits de propriété sur leurs maisons, jouent aux cartes ou aux dés; les autres, s'étant fait une bonne bourse, s'enfuient à Florence, à Venise, à Mantoue, à Salonique, à Constantinople; d'autres suspendent malicieusement leurs petits paiements et se font mettre en prison; au bout d'un mois ou plus de détention, ils ont toute chance d'effacer leur dette, leurs créanciers juifs se lassant de subvenir à leur nourriture; remis dès lors en liberté, ils recommencent aussitôt à duper de nouveaux marchands qui ignorent leurs intentions frauduleuses.» Les créanciers chrétiens, qui goûtaient tout aussi peu de contentement à nourrir, dans le Clichy de Rome, ces israélites trop habiles, sollicitent la même réforme, «bien que la sainte commission ait déclaré maintes fois que les chrétiens ne doivent pas d'aliments aux juifs prisonniers, selon la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ: Non est bonum sumere panem filiorum et mittere canibus.» Mais le pape ordonna que l'on fît à l'avenir comme pour le passé, et la question demeura en suspens jusqu'au XVIIIe siècle. La communauté du Ghetto fut même condamnée, par Clément XI, à nourrir ses coreligionnaires enfermés pour crimes.

Il serait intéressant de faire le compte des vexations dont les juifs romains furent alors accablés. Les documents édités par M. Bertolotti nous en révèlent un certain nombre. Ainsi, il était défendu, d'une façon générale, à tout habitant de la ville, d'acheter quoi que ce fût aux personnes «inconnues et suspectes». La mesure n'était point mauvaise: elle entravait la vente clandestine des objets volés. Mais on en profitait pour mettre en prison les acheteurs juifs qui, de bonne foi, avaient trafiqué avec des artisans de leur connaissance, nullement suspects, mais voleurs dans le fond, et qui refusaient net, avec force injures, de dénoncer leur petite opération au bureau de police. En 1622, le Ghetto demande un règlement protecteur, d'autant plus «que, en cette année présente, tous les étrangers sont inconnus et peuvent être considérés comme suspects».

Si quelque rixe éclatait dans le quartier hébraïque, les sbires, en quête de témoins, arrêtaient tout le voisinage, «même à l'occasion de toute petite chute des enfants, qui tombent toute la journée et se font au front ou à la tête quelque blessure très légère, sans que personne en soit la cause»; on emprisonnait, dans cette occurrence, le père, les voisins et les voisines, puis on les interrogeait et on les relâchait «gratis», mais la tête bien lavée. La communauté observe «que c'est chose ordinaire aux petits garçons de tomber dans la rue, et qu'il serait juste de défendre aux espions et aux sbires de capturer qui il leur plaît, mais seulement ceux qui résistent à l'invitation de témoigner.»

Le signe distinctif que les juifs devaient porter au chapeau était une occasion d'avanies fréquentes. Les plus timides mettaient volontiers le chapeau par dessus le signe. Précaution d'autruche candide qui croit se rendre invisible en cachant sa tête sous son aile. Le visage du fils d'Abraham et son allure fuyante trahissaient le délit. Écoutez ce placet:

A l'illustrissime et révérendissime seigneur Monseigneur le gouverneur de Rome.

Israël de Bologne, hébreu, très dévoué plaignant de votre illustrissime Seigneurie, expose humblement que ces jours passés, à l'Ave Maria, il revenait des Pères de Saint-Barthélemy-en-l'Ile, à qui il avait porté un peu de foin pour gagner le pain de sa famille; rencontré par la police, il fut emprisonné sous prétexte qu'il n'avait pas le signe habituel. Le dit plaignant fut condamné à cinquante écus d'amende; mais il est si pauvre qu'il ne pourrait payer un quattrino, et puis il est innocent. (Le signe qu'il prétend avoir porté en ce moment était sans doute dissimulé avec une dangereuse habileté.) Il a recours à la droite justice de Votre Seigneurie illustrissime, la suppliant qu'elle daigne ordonner à qui de droit sa libération.

Le gouverneur fut touché des prières d'Israël. Il écrivit au bas de la requête: Rescritto; Publice torsus, fiat gratia de pena. En bon français: l'amende est levée et commuée en torture sur la place publique (1647).

En 1671, le cardinal-vicaire interdit aux juifs et aux juives d'aller en voiture, et renouvelle l'ordonnance relative au signe jaune sur la tête: châtiment, trois tournées de corde et cent écus d'or d'amende; pour les femmes et les mineurs, outre les cent écus, le fouet ou l'exil. Songez que cet édit féroce est contemporain de Fénelon et de Racine. Ces prélats, fouetteurs de femmes, écrivaient agréablement en vers latins; mais ils ne lisaient plus l'Évangile.

Les bruits les plus absurdes trouvaient toujours créance à Rome dès que les juifs en étaient les victimes expiatoires: enfants chrétiens assassinés, hosties saintes lapidées, images de la madone outragées. Voici un mauvais frère qui accuse les gens du Ghetto d'avoir enlevé les fleurs entourant la vierge de quelque coin de rue, et d'avoir lapidé et brisé le tableau; on arrête d'abord toute une foule et le plus d'enfants possible: ceux-ci, mis à la torture, confessent la profanation. A les entendre, ils auraient à moitié démoli la niche sacrée; la vérité était que rien ne s'était passé; le pape, intercédé, fit justice de la calomnie; mais l'avanie avait porté ses fruits, et les pierres dévotes pleuvaient dans les rues de Rome sur les épaules d'Israël. Contre ces réprouvés, toutes les méchancetés semblaient bonnes. Vitale de Segni et sa femme Troher, qui sont chargés de filles et de nièces, avertissent le gouverneur qu'au prochain carnaval une compagnie de marchands de fruits et de poissons prépare un char du haut duquel on criera des infamies contre la pauvre famille (1659). Salomon de Tivoli a fait arrêter un chrétien masqué en hébreu, et portant des ornements sacrés décrits dans la Bible; le chrétien a été assez vite relâché; mais Salomon est en prison, trouve le temps long, et sollicite sa liberté. Elle lui fut rendue (1780). Un juif, blessé par un chrétien, meurt sur le chemin de l'hôpital. Le père réclame le cadavre, mais le prieur de la Consolation exige cent écus de rachat, puis traite pour cinquante, que la synagogue paya afin d'éviter une émeute. Le pape fit restituer l'argent (1783). Quand un juif était assassiné, le cadavre était examiné par le tribunal du gouverneur. Si l'autopsie était jugée nécessaire, le prix en était fixé à l'écu et cinquante baïoques pour le chirurgien, son aide et le notaire, plus vingt baïoques pour les sbires; en tout, moins de neuf francs, prix vraiment fort doux. Aussi, en 1784 et 1786, le chirurgien et ses compères exigent-ils tout à coup six écus. Les juifs, tondus de près, crient miséricorde. Le chirurgien répond que le cas était extraordinaire. Cependant le gouverneur donne, dans les deux circonstances, raison aux plaignants.

Certes, les mœurs sont aujourd'hui bien adoucies; le Ghetto est ouvert, et les juifs ne sont plus poursuivis dans Rome comme des bêtes de pestilence. Ne croyez pas cependant que le préjugé populaire leur concède déjà le droit commun. Il y a quelques années, en pleine nuit, un enterrement parti du Ghetto cheminait, à la lueur de quelques torches, à travers les rues les plus farouches de la ville; on portait le mort hors de la porte Saint-Paul, à ce misérable champ où ceux qui furent le peuple de Dieu attendent le grand jour de justice et rêvent de la vallée de Josaphat. Au coin de la place Bocca della Verita, des buveurs chrétiens sifflèrent l'humble cortège qui hâta le pas, après quelques horions échangés entre les deux Lois, et disparut, comme un troupeau effarouché, dans cette nuit terrible du désert de Rome. Mais au retour l'affaire fut plus vive: on se battit solidement, et l'ancien Testament allongea quelques bons coups au nouveau. Le cardinal-vicaire, le saint Office et la sainte Rote n'avaient plus rien à dire sur l'aventure. Mais je crains bien que les «povres juifs» ne paient encore longtemps d'assez durs intérêts pour les trente deniers touchés par Judas: le traître a coûté cher à sa race.

IV

Quant aux musulmans, que les vieux documents qualifient indistinctement de Turcs, leur condition était encore plus triste. L'esclavage leur était réservé, l'esclavage à la façon antique.

Il s'agit d'abord ici des malheureux capturés en mer, soit par les galères pontificales, soit par les flottes de l'Espagne ou des chevaliers de Malte. Le pape, afin d'armer ses navires, achetait les captifs au Roi catholique ou à «la Religion de Malte»; il payait argent comptant, ou donnait en échange ceux de ses galériens que quelque infirmité rendait impropres à la pénible manœuvre de la chiourme. Cet usage n'était pas, d'ailleurs, particulier au Saint-Père: la correspondance de Louis XIV et de Louvois a montré que les choses se passaient de même pour la marine française. Mais Louis XIV n'était pas obligé de gouverner l'Évangile à la main.

En 1604, un galérien, d'origine calabraise, condamné, en 1595, pour le temps qu'il plairait (a beneplacito) à Son Excellence Francesco Aldobrandino, et livré à l'ordre de Malte, contre un Turc, réclame sa liberté. L'Excellence était morte, et son bon plaisir avait disparu; mais on avait écrit, par mégarde, sur les registres des chevaliers: «Au bon plaisir du gouverneur de Rome», magistrat perpétuel, quel que fût son nom; notre homme, grâce à ce détail de comptabilité, pouvait attendre dans les fers jusqu'au jugement dernier. Le gouverneur fit rechercher le registre pontifical pour y trouver le texte premier de la sentence. Autre mésaventure: le Tibre l'avait emporté dans l'inondation de 1598. «La cause de la permutation, écrit ce magistrat, fut que la galère de Malte a consigné un Turc par chrétien.» Le plaignant ne fut rendu à la liberté qu'en 1608.

Voici un billet autographe d'Innocent X, du 8 juillet 1645, qui constate le détail de cette barbare opération: «A Mgr Lorenzo Raggi, notre trésorier-général. Nous avons ordonné au prince Nicolo Ludovisio, général de nos galères, de les pourvoir de cent esclaves turcs. Nous vous adjoignons, pour les frais d'achat de ces esclaves, d'obéir à la volonté et aux ordres dudit prince, même purement verbaux, et de faire un ou plusieurs mandats qui seront acceptés par notre Trésor et portés comme bons à son compte après paiement.»

Il y avait bien un moyen, pour ces Turcs qui ramaient sur la barque de l'Église, de recouvrer la liberté: c'était le baptême, moyen garanti par des décrets de Paul III et de Pie V. Mais ils avaient beau crier qu'ils voulaient embrasser la religion catholique; tant qu'ils pouvaient manœuvrer sous le fouet de leurs chefs, on se riait de leur conversion. Je laisse, à la supplique douloureuse qui suit, sa forme et sa ponctuation enfantines; le lecteur en imaginera, s'il le peut, l'orthographe italienne:

Très bienheureux Père,

Amor de Viman, d'Anatolie, esclave déjà depuis vingt ans de Sa Sainteté, il y a longtemps qu'il désire se faire chrétien et venir à la très fidèle (Église). Et en elle persévérer et mourir pour sauver son âme. Et pour cela étant vieux. Et infirme. Et vingt années de souffrances sur la galère. Qu'il n'en peut plus. Il recourt à Votre Sainteté. Et pour l'amour de Dieu. Il la supplie en grâce d'ordonner précisément qu'il soit conduit aux catéchumènes de Rome. Afin qu'il y soit enseigné. Et instruit parvenir à la connaissance de tout ce qui est nécessaire pour vivre. Et recevoir la Très Sainte foi qui sera cause de son salut, et puis il priera Dieu pour Sa Sainteté.

Quam Deus, etc. (1608).

Amor Viman, d'Anatolie, esclave depuis vingt ans sur la galère Sainte-Catherine de Votre Béatitude.

Le pape fit passer la demande au Gouverneur, mais elle demeura sans résultat. Amor, l'esclave de Smyrne ou de l'Archipel, mourut sur son banc, à bord de la Sainte-Catherine, désespéré et païen.

Cependant, trois documents signés d'Alexandre VII, un demi-siècle plus tard, nous apprennent que, de loin en loin, les galères abandonnaient leur proie, mais dans quelles conditions! Ceux-ci sont trop inhabiles à la rame, trop faibles de santé: ils se rachèteront pour le prix qu'ils ont coûté; on vendra jusqu'à leurs haillons au profit du trésor pontifical; et, de cet argent, écrit le pape à son trésorier-général, «nous voulons et ordonnons que vous fassiez acheter d'autres esclaves, soit à Livourne, soit dans le Levant». Cet autre, enlevé dans les mers de Candie, affirme, depuis treize ans de chiourme, qu'il est chrétien, mais il ne peut donner la preuve certaine de son baptême. Alexandre VII finit par céder à ses prières; il sera libre, dès qu'il aura livré, en échange de sa personne, «deux esclaves turcs, jeunes et de bonne santé, très bons pour le service des galères». En 1638, le pape est moins âpre pour le remplacement de Romadad, de Jérusalem, et de Sciaba, de Nauplie; il ne leur demande à tous les deux ensemble qu'un seul esclave, jeune et habile marin. Il est vrai que les deux Turcs ont l'un, soixante-dix, l'autre soixante-quinze ans et qu'ils sont à bout de forces. Plutôt que d'attendre leur mort, le Saint-Siège faisait réellement une bonne affaire. Le 1er février 1687, Innocent XI, le pape humaniste à qui Bossuet écrivait des lettres en latin, pèse d'un seul coup, dans les saintes balances, comme un tas de vieilles ferrailles, tous les esclaves caduques ou infirmes, et, de la main qui bénit la ville et le monde, marque le prix qu'ils paieront pour leur liberté: Ali Grosso, 350 écus; Ameth di Salé, 250; Aggi Braim, 250; Fascilino, 120; Ramadà, 300; Aggi Regeppe, 225; Asaime, 120; Mustafa, 120; Ameth Constantino, 170; Salemme, 120. Le Saint-Père ajoute que des gens si malades sont bien encombrants; toutefois, on ne brisera leurs chaînes qu'après avoir reçu le dernier baïoque de la rançon de chacun. Il dut toucher ainsi environ douze mille francs, et j'aime à croire que, ce jour-là, il ne relut point le Sermon sur la montagne.

D'où venait donc l'argent du rachat? d'une longue mendicité dans les ports pontificaux ou italiens, de travaux pour le compte de particuliers. Mais il est certain que les misérables amassaient sou à sou le prix de leur délivrance, comme le prouve un rapport officiel du XVIIe siècle:

Note sur les esclaves des galères de Notre-Seigneur, impropres au service de mer; plusieurs offrent une somme d'argent pour leur liberté; ils ont été reconnus par le médecin et le chirurgien mauvais pour les galères.

Salem d'Ali, d'Alexandrie, esclave sur la galère capitane, souffre des yeux; treize ans de service sur les galères; âgé de cinquante-cinq ans; il offre deux cents écus; il ne peut presque plus manœuvrer.

Ali di Mustapha, de Constantinople, esclave sur la capitane, vendu cinquante écus par les galères de Malte à celles de Notre-Seigneur; a servi dix ans; souffre de rhumatismes et de sciatique; incapable de servir; il offre trois cents écus. (C'était un gain de deux cent cinquante écus. Le placement avait été bon.)

Ibrahim d'Amur, de Constantinople, esclave sur la capitane; soixante ans environ; douze ans de services; impropre à la manœuvre, il offre deux cents écus. Un marchand de Venise est prêt à payer jusqu'à la fin de mai prochain.

Mahmoud d'Abdi, esclave sur la capitane, vingt-deux ans de services, âgé de soixante ans; mauvais rameur, offre cent écus.

La note est longue et j'abrège. Celui-ci, venu de la mer Noire, a trente ans de services et soixante-cinq ans d'âge; il présente timidement 80 écus; cet autre, 30 seulement. Les estropiés, les rachitiques, les décrépits n'ont pas un baïoque; ainsi, Iousouf, d'Alger, qui a soixante-dix ans d'âge et vingt-sept de services à la mer. Voici enfin les néophytes qui demandent le saint baptême, tous sexagénaires; l'un d'eux, Giorgio Greco, de Salonique, pris jadis sur une barque grecque, crie merci; il rame pour le pape depuis trente-six ans; et depuis trente-six ans on ne veut pas reconnaître qu'il est chrétien de naissance, malgré les témoignages des aumôniers et des officiers de sa galère.

A la fin du XVIIIe siècle, après les papes spirituels qui ont lu Voltaire et plaisanté avec de Brosses, les documents sur l'esclavage pontifical sont, dans leur précision administrative, tout aussi tristes. Un capitaine de galère a reçu une provision fraîche d'esclaves. D'après le rapport de l'officier qui a surveillé la mise à la chaîne, et comme le mauvais temps bouleversait quelque peu le navire, il a d'abord dénoncé à Rome le chiffre de vingt-sept nouveaux-venus. Le lendemain, il compte lui-même et n'en trouve que vingt-six. Il s'empresse alors de demander pardon au cardinal-secrétaire de l'État et à Son Excellence Mgr le Trésorier «de cette équivoque involontaire». Le document est de 1788.

Le 17 décembre 1794, le commandant Clarelli réclame, à propos de l'esclave qui lui sert d'ordonnance, certaines pièces à la chambre apostolique. Il donne en même temps l'état civil et sanitaire de ses Turcs:

ESCLAVES PRÉSENTS A CIVITA VECCHIA.
NOMS
BARBARESQUES.
NOMS
SUR LA
GALÈRE.
PATRIE. AGE. SANTÉ.
Papass. Papass.      
Acmet. Bufalotto
(le petit buffle).
Tunis. 45 ans. Bonne.
Machmet. Marzocco. Tripoli. 40 ans. Estropié
à la mer.
Mesaud. Piantaceci. Alger. 45 ans. Bonne.
Machmet. Mezza Luna. Alger. 35 ans. Bonne.
Aamor. Bella camiscia. Alger. 35 ans. Bonne.
Braim. Tripoli. 30 ans. Bonne.
Gizenn. Alger. 30 ans. Bonne.
Salem. Alger. 30 ans. Bonne.
Machmet. Il Gabbiano. Alger. 30 ans. Bonne.
Ali. Nettuno. Tunis. 40 ans. Médiocre.
Aamor. Carbone. Tripoli. 30 ans. Bonne.

Un an plus tard, le même capitaine Clarelli écrit une note sur l'inconvénient qu'il y aurait à relâcher Papass et Ali, sans compter l'estropié Marzocco, en échange d'un renégat chrétien. Papass, qui a longtemps navigué sur les navires pontificaux, est un garçon sérieux; il connaît certainement les côtes de l'État ecclésiastique et pourrait «servir de lumière aux corsaires». Ali serait moins dangereux; c'est une brute, toujours «appesanti par le vin». Si l'on retient le pauvre Papass, que l'on rende à sa place Mezza Luna, un butor aussi, et, de plus, un fieffé voleur. Le mieux serait de relâcher Gizenn et Salem, deux Algériens, qui n'ont point navigué, et dont le premier est au service privé de Clarelli. L'estropié serait rendu par dessus le marché. Il s'agissait de tirer des griffes barbaresques un Italien de l'île d'Elbe, Giovanni Nuti, qui, depuis quatre ans, suppliait les cardinaux, les négociants riches et le pape de pourvoir à son rachat. Ceci se débattait à la fin de 1795. Il y a vingt ans, quelque très vieux bourgeois de Civita-Vecchia pouvait encore se souvenir d'avoir donné, tout enfant, un baïoque à Papass ou à Mezza Luna. N'était-il pas bon que le grand coup de vent de la Révolution française passât par là?

V

Les papes qui jugeaient utile d'acheter des esclaves pour le service de leurs galères ne pouvaient trouver mauvais l'esclavage privé; le droit des particuliers à posséder des êtres humains au même titre qu'un bœuf de labour leur paraissait sacré. Ils n'y mettaient obstacle que dans le cas où l'esclave fugitif pouvait gagner, comme un lieu d'asile, le Capitole, et témoigner devant les conservateurs, par preuves sûres, de sa conversion et de son baptême. Une supplique du XVIe siècle, de Jean-Baptiste, originaire de Bône, esclave qui s'est enfui de Gênes à Rome, nous fait connaître un malheureux qui, dépourvu de certificat de baptême, n'a que le choix entre deux extrémités: être rendu à son maître ou mourir de faim. Il écrit au pape pour lui exposer sa détresse et lui demander l'aumône. Celui-ci fait passer le placet au Gouverneur de Rome et non aux conservateurs du Capitole; il le livre ainsi à la police criminelle qui le rendra à son tour à son maître gênois.

Le 24 mai 1608, l'archevêque d'Otrante, Marcello Acquaviva, réclame, par son agent Polidoro Baldassino, aux magistrats pontificaux, un jeune esclave donné à Monseigneur par les Vénitiens et baptisé depuis deux ans. Il s'est échappé, dans un voyage où il accompagnait son maître et s'est sauvé jusqu'à Rome où il est en prison, par ordre de l'illustrissime Gouverneur. Le 26 mai, la police du Saint-Siège interroge dans les Carceri Salvelli Teodoro, que l'on qualifie de néophyte, c'est-à-dire de chrétien, et à qui l'on défère le serment. Voici sa déposition:

«Je suis prisonnier ici depuis trois jours. Quand j'étais très petit, en Grèce, on m'a livré comme esclave aux Turcs, la Grèce étant forcée de payer un tribut de ses enfants au Grand-Turc. J'étais du nombre: on m'a fait Turc et musulman. Comme j'allais sur les galères de mes maîtres, nous avons rencontré les galères des Vénitiens qui nous ont pris; ils ont taillé en pièces tous les Turcs, et parce que j'ai dit que j'étais Grec de naissance, ils m'ont laissé la vie; quand nous sommes passés près des Abruzzes avec les vaisseaux vénitiens, on m'a donné comme esclave à Mgr l'archevêque d'Otrante, avec qui je suis resté six ans; à la dernière Pâque, il y a deux ans que je me suis fait chrétien. Comme j'ai entendu dire à la maison que l'archevêque voulait me vendre, je me suis enfui et je suis venu à Rome où l'on ne fait pas de ces choses; Monseigneur l'a su, il m'a fait arrêter et enfermer ici dans la prison Savelli.» Le magistrat lui demande si vraiment Monseigneur avait l'intention de le vendre: «Tous les serviteurs m'ont assuré que Monseigneur voulait me donner à un de ses neveux en me vendant, et pour cela je me suis enfui.» Au procès-verbal de l'interrogatoire sont jointes les pièces relatives à l'état civil du jeune Grec et l'acte de son baptême, signé par l'archevêque lui-même, contre-signé et scellé par le juge royal et les officiers de l'Université d'Otrante. Et cependant Rome le rendit au prélat, à qui il était permis d'en user à son gré, la violence exceptée, «parce qu'il était chrétien».

En 1609, Vincenzo David, Turc, pris à l'âge de six ans par les chrétiens, en Hongrie, puis vendu cent ducats à Naples, au duc della Castelluccia, a reçu le baptême, en échange duquel son maître lui promettait la liberté. La liberté n'est pas venue, mais le duc a voulu revendre l'enfant, qui s'est sauvé jusqu'à Rome. On l'y emprisonna, sur la requête de Castelluccia, et on le vendit, quoique chrétien, comme le jeune Grec d'Otrante. En 1668, un conseiller royal de Naples court après son esclave Ali, toujours jusqu'à Rome. «Il supplie, écrit-il dans son mémoire, la souveraine bonté de Votre Sainteté, d'ordonner qu'il soit emprisonné ad correctionem, et puis remis à son service.» En 1670, le docteur Antonio Bolino, Napolitain, a recours à la même bonté souveraine; celui-ci a perdu deux esclaves qu'il avait achetés depuis sept ans et qui l'ont quitté «pour s'en retourner à leurs maisons en Turquie, mais l'état mauvais de la mer les ayant arrêtés, ils ont été forcés de se réfugier dans l'état ecclésiastique». Les pauvres gens eussent été plus avisés s'ils s'étaient confiés à une mer furieuse, sur une planche; fugitifs chez le pape, ils étaient perdus sans espérance. En effet, Sanctissimus annuit, le Très-Saint a consenti, est-il écrit en marge du document. Ils furent donc rendus au docteur.

Je termine ce long martyrologe par les aventures de trois esclaves, Jean Baptiste, Salvatore Giacinto et Antonio Maria, trois esclaves baptisés, d'après le témoignage même de leurs maîtres, des Gênois, qui semblent leur avoir servi de parrains, et leur ont donné leurs propres noms, Orero, Savignone et Grimaldi. Le trio «après de longues années d'une âpre et très sévère servitude», est parvenu jusqu'à Rome, mais avant d'avoir touché à l'asile du Capitole, il a été arrêté par le Gouverneur qui a décidé, avec l'approbation du pape, de le renvoyer à Gênes. Les suppliants font observer que leur châtiment sera effroyable «pour détourner par l'exemple les autres esclaves de la fuite»; peut-être même seront-ils mis à mort. Ils sont chrétiens, et offrent à leurs maîtres le prix de leur rançon, conformément aux lois pontificales. Ils furent néanmoins livrés par l'Église, à la condition «qu'on ne les maltraiterait pas et qu'on ne les vendrait pas aux galères, sous peine de deux cents écus d'amende». Quelque temps après, le pape reçut un mémoire signé de Grimaldi, maître d'Antonio Maria. Grimaldi se plaignait de l'insolence des esclaves qui, confiants dans la condition imposée par le Saint-Siège, ont d'abord refusé de travailler et n'ont cessé de préparer une nouvelle évasion. Il a fallu mettre Giacinto en prison, aux Carbonari «où l'on enferme un grand nombre de personnes pauvres». Mais le frère du captif, Jean Baptiste, l'excitant du dehors à la fuite, sans que son maître Nicolo Orero consentît à punir le provocateur, deux patrons sur trois se querellèrent, se battirent, et Orero fut tué. Savignone, le meurtrier, est en prison, accusé d'homicide, quoique innocent, assure Grimaldi. Celui-ci qui, outre Antonio Maria, a sept esclaves dans sa maison, craignant que l'esprit de révolte ne soufflât sur ce bétail humain, a donc pris la résolution d'envoyer au marché de Cadix le turbulent Antonio. Mais le rusé compère, sachant que son maître ne pouvait, grâce à la défense du pape, le vendre aux galères, a si bien joué son rôle d'esclave indocile et paresseux, que personne n'a consenti à l'acheter. Notre Gênois s'est donc vu forcer de recevoir, de nouveau, à Gênes, l'incommode personnage, dont l'impertinence, encore excitée par celle de Jean Baptiste, n'a plus connu de bornes. On l'a donc jeté dans les prisons publiques. Mais il faut en finir et l'honnête Grimaldi ne voit, à cet insupportable désordre, qu'un seul remède: que le pape lève la défense et l'autorise à vendre, sur place, aux galères gênoises, Antonio Maria. La peur, dit-il, fera rentrer l'esclave dans l'obéissance. S'il persiste, eh bien! les galères le rendront sage, et avec lui tous ces misérables qui n'ont d'autre pensée que de retourner dans leur pays, de renier la foi catholique et de revenir à leur ancien paganisme. Que Sa Sainteté considère que «refuser cette grâce», serait d'un grand préjudice aujourd'hui et dans l'avenir «à un grand nombre d'esclaves»; beaucoup de familles gênoises, nobles ou bourgeoises, se servent communément des esclaves «et à Gênes, dans cette nation d'une si solide piété, l'esclavage est le bienfait qui conduit, par tous les moyens profitables, à la foi catholique». Le pape daignera considérer la difficulté que ces pieux Gênois éprouvent à retenir leurs esclaves, à qui la fuite par mer est si facile; que si le Saint-Siège, à l'ombre duquel ils parviennent trop souvent à se sauver, ne les rend qu'à cette dure condition de ne point les revendre aux galères, les Gênois auront tout avantage à les vendre—à bénéfice—le jour même où ils les auront achetés et sans attendre qu'ils acceptent le saint baptême «au grand préjudice de leurs âmes».

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