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La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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Et l'intérêt du ciel est tout ce qui me touche!

Le pape ne répondit point au mémoire de Grimaldi, qui s'empressa de lui en adresser un second. Alexandre VII manda alors le Gouverneur de Rome pour conférer de cette affaire. Le 9 octobre 1663, le Saint-Père et son conseiller résolurent de charger d'une enquête l'archevêque de Gênes. Celui-ci donna son avis le 2 novembre. C'était un archevêque esclavagiste; selon lui, Grimaldi n'a jamais maltraité son esclave, mais, con maniere soavi, avec des procédés d'une douceur suave, l'a seulement sollicité de bien servir. Antonio, fort de la certitude où il était de n'être point châtié rudement, «a toujours vécu avec licence et insolence». Suit l'incident du voyage à Cadix, tout à l'honneur du patron. «Les choses étant ainsi, continue le bon évêque, et la douceur (dolcezza) du digne Giuseppe m'étant bien connue, je jugerais convenable que Sa Sainteté permît bénignement au susdit maître de revendre son esclave aux galères ou à des particuliers, mais, quant à ceux-ci, sous la condition de ne le revendre point à leur tour aux galères»; le tout, après un délai raisonnable, qui permettra à Antonio Maria de réfléchir et de se résoudre «à servir en paix et avec amour son présent maître qui, en ce moment, le tient enfermé dans les prisons publiques de cette ville.» La cause était entendue. On ne sait ce que décida Alexandre VII. Mais trois pauvres esclaves, qui avaient cependant le droit d'invoquer leur baptême et le sang du Sauveur versé pour leur salut, durent lui paraître bien légers dans les balances de sa justice.

VI

Mais les Romains de Rome, ceux qui n'étaient ni Juifs ni Turcs, goûtaient-ils, dès cette vie, les joies de la Jérusalem céleste? Un livre curieux nous fait pénétrer dans le détail de l'ancien régime ecclésiastique des deux derniers siècles. (La Corte e la Società Romana, par David Silvagni, Rome, 1883.) L'œuvre de M. Silvagni n'est point un pamphlet; c'est une histoire vraie, écrite en grande partie d'après les mémoires de l'abbé Benedetti—un abbé laïque et marié, dont l'espèce a disparu—qui a raconté les événements grands ou petits de la Ville Éternelle, dont il fut le témoin, parfois l'acteur, pendant trois quarts de siècle, entre Clément XIII et Grégoire XVI. Ajoutez tous les documents singuliers que, depuis douze ans, les archivistes italiens découvrent dans les archives publiques ou privées de Rome. Cette description de la cour et de la société romaine est réellement tracée d'après les sources les plus sûres. Bien des chapitres n'y peuvent intéresser que ceux qui connaissent bien Rome, et surtout ceux qui l'ont encore vue sous Pie IX. D'autres, tels que celui qui concerne Cagliostro, dont l'abbé Benedetti suivait les séances de magie et de prophétie, sont pour les amateurs de raretés paradoxales; quelques-uns, renfermant la peinture de mœurs fastueuses, de cavalcades grandioses à travers Rome, de fêtes pontificales ou carnavalesques, divertiront les artistes. J'ai trouvé de quoi satisfaire ces diverses classes de lecteurs dans les pièces historiques relatives à la justice, ou plutôt aux justices, c'est-à-dire aux supplices des criminels (le Giustizie) auxquels le Saint-Père ouvrait d'une main, parfois un peu dure, les portes du ciel. On comprendra que le bon larron lui-même eût passé à Rome un assez mauvais quart d'heure.

Allons à la place Navone, dont M. Silvagni nous donne une peinture animée et piquante comme une gravure de Callot. Il y a vingt ans, c'était encore l'un des endroits les plus pittoresques de la ville, marché de légumes, de fruits, d'antiquailles, de vieux livres, qui grouillait et piaillait autour de la fontaine de l'éléphant porte-obélisque. Mais il y a cent ans! Chaque mercredi, on y vendait les denrées, le vin à un sou le demi-litre, la viande de choix à quatre sous la livre. Le peuple fourmillait autour des étalages, jurant que le pape le faisait mourir de faim. Çà et là, sur les têtes de la foule s'élevaient les tréteaux des charlatans, des chanteurs de complaintes, des arracheurs de dents, des magiciens, des marchands de reliques et d'amulettes. Celui-ci glorifiait saint-Dominique de Cuculla, guérisseur de morsures de vipères ou de chiens enragés. Celui-là chantait pour saint Nicolas de Bari, médecin infaillible en toutes les maladies; un autre vendait les Agnus Dei de saint Jacques de Compostelle, préservatif sûr contre la peste; un autre, le mage de Sabine, distribuait des numéros excellents pour la loterie de Rome ou celle de Gênes. A un bout de la place, un jésuite, le crucifix à la main, se démenait comme un beau diable, invitant le peuple à la pénitence. A l'autre bout, sur une estrade, on voyait, ce jour-là, trois hommes assis, liés à leur banc, avec un écriteau pendu au cou, portant leurs noms, prénoms et la nature de leurs délits. C'était la Berlina, l'exposition publique, dont le cardinal Antonelli régalait encore, en 1856, les Romains sur la place du Peuple. L'un des misérables était coupe-bourse, l'autre falsificateur de balances. Quand la populace était rassasiée de ce prélude de spectacle judiciaire, la trompette sonnait: la foule courait alors à l'échafaud, le supplice du chevalet allait commencer. Les trois patients étaient garrottés par les sbires dans la posture convenable; puis le valet du bourreau levait son nerf de bœuf et cinglait vigoureusement les échines. Les patients hurlaient, se tordaient tout sanglants; le peuple applaudissait. L'un d'eux, le plus jeune, pâle et chétif, devait recevoir cinquante coups, le maximum qui était réservé aux voleurs, presque toujours mortel. Le fouet allait donc son train, à la grande joie des spectateurs, quand tout à coup le bourreau, maître Casella, l'homme le plus redouté de Rome, cria d'une voix de stentor: Arrête! Et la trompette sonna. Or, à l'extrémité de la place Navone, un grand cortège venait d'apparaître, chevauchant dans la direction de Saint-Pierre. C'était l'ambassadeur de la sérénissime République de Venise, Alvise Tiepolo, qui allait au conclave complimenter les cardinaux de la part du doge Mocenigo. Coureurs, estafiers, piquet de chevau-légers, garde-portières en magnifiques livrées, massiers portant le bâton revêtu de velours cramoisi et surmonté du lion d'or de Saint-Marc; c'était une belle escorte autour du noble carrosse doré que traînaient quatre chevaux, et où le secrétaire, ou plutôt l'espion de l'ambassadeur, toujours présent aux entrevues diplomatiques, se tenait aux côtés de l'Excellence. Par derrière venaient neuf carrosses ornés de tous les insignes officiels, en soie jaune brochée d'or ou en soie noire, et une longue file de voitures remplies de gentilshommes vénitiens ou romains et de prélats; enfin, pour fermer le cortège, une autre escouade de cavalerie. Cependant le voleur, levant la tête, avait aperçu le pompeux défilé, et, d'une voix mourante, il criait grâce! Le peuple, charmé de l'incident, criait grâce! à son tour. L'ambassadeur, se tournant vers l'échafaud, fit un signe au bourreau, qui s'inclina respectueusement. La grâce était faite en effet. Le patient fut détaché, et, sans demander son reste, s'échappa à travers la foule qui criait: Vive saint Marc! Ces grâces étaient, d'ailleurs, assez fréquentes. Les cardinaux rencontrant un condamné à mort pouvaient le délivrer. Un jour, Cencio Storto, mercier de la place Sciarra, se balançait déjà au bout de la corde; le bourreau allait lui sauter sur les épaules, quand un cardinal vint à passer, qui donna l'ordre de couper la corde. Cencio fut sauvé, mais il garda le cou légèrement tordu (Storto) et un nom de guerre en souvenir de cette dangereuse aventure.

VII

Jusqu'en 1870, quand un criminel devait subir la peine capitale, on placardait dans Rome, au coin des places publiques ou à la porte des églises, l'avis suivant: «Indulgence plénière à tous les fidèles qui, confessés et communiés, visiteront le très saint-sacrement exposé dans l'église des Agonisants pour les condamnés à mort». La première fois que M. Silvagni vit le lugubre écriteau, en 1840, il s'agissait d'un certain Luigi Scapino, âgé de vingt-sept ans, coupable de vol sacrilège. Il avait dérobé un ciboire. Le nom et le crime du malheureux étaient indiqués généralement à la suite de l'avis d'indulgence. On invitait ainsi les fidèles à prier pour l'âme de celui qui allait mourir.

Qu'à Rome le sacrilège fût un crime capital, personne ne s'en étonnera. Les Édits généraux (Bandi generali) qui formaient la législation criminelle au dix-huitième siècle, et qui, renouvelés en 1815, durèrent jusqu'en 1833, sous Grégoire XVI, sont bien plus extraordinaires. J'en traduis quelques extraits. Le secrétaire d'État de Benoit XIV punit ainsi le blasphème «du très saint nom de Dieu, ou de son Fils unique, notre Rédempteur, ou de sa très-sainte Mère toujours vierge, ou de quelque saint ou sainte»: pour le premier délit, trois tours de corde en public. (On attachait le patient à la corde par dessous les aisselles; on l'élevait à une certaine hauteur à l'aide d'une poulie, puis on laissait tout d'un coup se dérouler la corde, de façon que l'homme, tombant très vite, ne touchât pas le sol, mais fût horriblement détraqué par la secousse). Le second blasphème valait le fouet en public, et le troisième cinq ans de galères.

Violation de la clôture des couvents de femmes: peine de mort. Si le crime a été commis de nuit, peine de mort pour les complices de tous les degrés; peine de mort pour quiconque, entré de jour, s'est caché de façon à se trouver de nuit dans le monastère; peine de mort toujours, même, dit l'édit, si rien de fâcheux n'est arrivé aux religieuses.

Baiser donné en public à une dame honnête: Galères à perpétuité, ou même, s'il plaît à Son Eminence, peine de mort et confiscation des biens, quand même le coupable ne sera pas arrivé effectivement au baiser, mais seulement au geste ou à la tentative d'embrassement.

Libelles injurieux ou diffamatoires. C'est la loi pontificale sur la presse. Celle-ci n'existait à Rome que sous forme de pamphlets qui couraient de mains en mains, ou de petits libelles, imprimés ou manuscrits, que l'on affichait furtivement en certains endroits bien connus, par exemple à la statue de Pasquin. L'édit punit de mort, de confiscation, d'infamie perpétuelle, ou tout au moins des galères, au choix de Son Eminence, quiconque aura écrit, affiché, distribué quelqu'un de ces pamphlets ou pasquinades, quand bien même «il n'y fût dit que la vérité ».

Outrages et injures sur les portes ou les murailles des maisons. Quiconque mettra ou fera mettre des peintures outrageantes, des cornes ou autres choses offensantes aux portes ou aux murs d'une maison, même habitée par une courtisane publique, sera puni des galères à perpétuité, ou même de mort, au choix de Son Eminence.

En 1828, le cardinal Giustiniani remania par l'édit suivant les pénalités encourues par les blasphémateurs: Pour le premier blasphème, vingt-cinq écus d'or; pour le second, cinquante; pour le troisième, cent; en outre, le coupable sera flétri comme infâme. Si c'est un homme du peuple et pauvre, la première fois il sera lié à la porte d'une église; la seconde, fouetté; la troisième, il aura la langue percée et sera mis aux galères.

Eh bien, cette abominable loi n'est rien en comparaison de ce dernier article: «Les dénonciateurs gagneront, outre dix années d'indulgences, le tiers de l'amende.» Jusqu'en 1870, j'ai lu bien des fois, affichés aux portes de Saint-Pierre ou de Saint-Jean-de-Latran, les noms des blasphémateurs. Mais Pie IX était doux et ne leur perçait plus la langue.

VIII

Voici quelques cas particuliers assez intéressants pour l'étude des mœurs monacales. En 1693, une sœur de Saint-Dominique fut assassinée de nuit par une converse, qui blessa en outre deux autres nonnes accourues au secours de la première. La coupable fut étranglée par ordre du pape; mais, avant de mourir, elle déclara qu'elle avait commis le crime à l'instigation d'une très noble religieuse, une Aldobrandini, nièce de Clément VIII. Celle-ci fut mise à mort en secret.

Un jeune Ferrarais, amoureux d'une sœur, se fit porter au couvent enfermé dans un coffre. La nonne avait la clef. Elle ouvrit: l'amoureux était mort étouffé. Grand embarras! Il fallut avertir l'abbesse, qui en référa au cardinal vicaire. La nonne fut emmurée, c'est-à-dire scellée toute vive dans une muraille du couvent. Elle avait dix-huit ans.

En 1648, grande bataille, au monastère féminin de San-Silvestro, pour une raison futile. Les bonnes religieuses tirèrent le couteau. L'une d'elles, blessée à mort, fut jetée dans un puits. Une autre mourut quelques jours plus tard. Le pape envoya au couvent le bourreau, qui mit à mort les coupables.

En 1649, un lettré romain, Camillo Zaccagni, qui avait en vain prié le gouverneur de Rome de faire sortir de prison un sien neveu, eut l'imprudence de dire, dans une boutique de barbier, «que ces prélats étaient inhumains, plus durs que des Turcs, et qu'il saurait bien s'en venger quand le siège apostolique serait vacant». Zaccagni, dénoncé, se vit appliqué la loi Julia, une très vieille loi à laquelle il n'avait pas pensé: on lui coupa la tête au pont Saint-Ange, en plein hiver, le 4 janvier.

Le dix-septième siècle romain eut ses empoisonneuses, tout comme le nôtre. Des dames patriciennes formèrent une société secrète pour se débarrasser de leurs maris par l'acqua tofana. On n'osa pas couper la tête à la duchesse de Ceri; mais on pendit cinq femmes du peuple qui avaient distillé l'eau empoisonnée. La Girolama Spana avoua avoir tué trente-deux personnes. Quand ce fut le tour de la cinquième, le prince de Palestrine qui, en sa qualité de confrère de saint Jean le Décapité, remplissait près de l'infortunée la mission de consolateur, dit au bourreau de faire vite. Le bourreau répondit insolemment au prince d'officier à sa place, et s'en alla. Il fut, par ordre du gouverneur de Rome, mené à travers la ville, fouetté et enfermé aux galères. Mais la cinquième empoisonneuse n'en fut pas moins pendue.

Parmi les papiers de l'abbé Benedetti se trouvent des cahiers consacrés aux plus célèbres «justices» accomplies à Rome depuis l'horrible procès des Cenci sous Clément VIII. C'est une belle collection, très propre à émouvoir les âmes sensibles. En 1636, un neveu de cardinal, Giacinto Centini, avait, avec plusieurs complices, envoûté, à l'aide d'une figurine de cire, un compétiteur probable de son oncle au pontificat. Le 22 avril, ce neveu trop dévoué, dut confesser son crime, à Saint-Pierre, devant vingt mille spectateurs, en compagnie de Frà Cherubino et de Frà Bernardino, ses complices. Celui-ci, en pleine basilique, nia le fait, et se répandit en injures si violentes, qu'il fallut lui enfoncer un bâillon dans la bouche. Les autres complices étaient condamnés aux galères, et, parmi eux, un augustin. La cérémonie religieuse terminée, on mena les trois associés à travers la ville, longuement, jusqu'à la place de Campo di Fiore, où était dressé le couperet, véritable guillotine—car à Rome on connaissait l'horrible machine—et deux potences entourées de bois et de matières combustibles. Centini fut d'abord décapité. Les deux capucins étaient dans un état pitoyable, à demi-morts de terreur. On les attacha chacun à son gibet, et on mit le feu par dessous, comme on avait fait pour Savonarole. C'est ainsi qu'ils expièrent leur figure de cire percée d'une épingle.

Mais une «justice» extraordinaire fut celle du 9 juin 1666, sous Alexandre VII. Le bourreau, ce jour-là, faisait coup double. Il devait pendre Paolo Camillo Nicoli, convaincu d'assassinat sur son beau-père, et décapiter Tomasini, un médecin, professeur public, qui, cinq ans auparavant, avait poignardé méchamment un confrère, le docteur Egidio da Montefiore. Nicoli «mit à se confesser une heure et demie d'horloge», donna les signes du plus touchant repentir, essaya de toucher le cœur de son compagnon de misère, et mourut avec douceur. Mais Tomasini n'entendait pas se laisser égorger comme un mouton. Quand ses consolateurs de la confrérie des pénitents, le marquis Corsini et le prince de Palestrine lui annoncèrent que l'heure fatale était venue, il poussa de grands cris et déclara qu'il voulait être damné. Prières, exhortations, litanies, chapelet, rien n'y fit. On lui offrit d'appeler un religieux en qui il eût confiance, il refusa. On crut qu'il était hérétique; il affirma qu'il croyait à tous les articles de foi. Mais il ne voulait point se confesser. Le soir était venu. Les consolateurs, pour l'attendrir, se mirent la corde au cou et lui baisèrent les pieds. Tomasini se mit la tête au mur, leur tournant le dos, très indécemment. On essaya des menaces et de la violence. On lui appliqua à la main la flamme d'une chandelle, pour qu'il eût le sentiment du feu de l'enfer. Il assura qu'il irait volontiers en enfer, où il trouverait grande compagnie. On fit venir le père Orazio, homme plein d'onction, qui prêcha, supplia, tempêta, et perdit son latin. On changea les consolateurs; les nouveaux venus, «tout frais», renforcés de capucins, n'obtinrent rien. On avertit le gouverneur de Rome, qui avertit le pape, afin que le supplice fût ajourné. Après les capucins, ce fut le tour des carmes déchaussés. Même succès. Il faisait jour. On emmena de force Tomasini à la messe. Il refusa de s'agenouiller et s'assit sur un banc. Le prêtre se tourna vers lui, tenant l'hostie dans ses mains, avec un discours qui fit pleurer à verse (dirottamente) toute l'assistance; il mit sa main sur ses yeux pour ne point voir. On revint aux menaces; il dit que si on le conduisait à l'échafaud, il en conterait de belles sur les cardinaux et les prélats. «C'est bon, ma mort ne les fera pas rire.» Un notaire, qui était présent, courut au gouverneur, afin de le prévenir de cette inquiétante éventualité. Cependant, Monsieur de Rome et tout son monde apportaient des nouvelles au procureur pontifical. Il s'agissait, par ordre supérieur, de pendre Tomasini, qui ferait évidemment quelque difficulté pour s'ajuster sous le couteau de la manaia, de le voiturer jusqu'au lieu du supplice, car, sans doute, il refuserait d'aller à pied, enfin, de le bâillonner proprement, pour qu'il ne bavardât pas, chemin faisant, sur les Eminences. Le bourreau devait, en cas de suprême résistance, au pied du gibet, étrangler Tomasini, puis le pendre.

Tomasini, informé du nouveau programme, répond encore qu'il veut être damné, à la grande horreur de toutes les personnes présentes. Entrée du bourreau qui, pour l'effrayer, lui met la corde au cou, le bâillon dans la bouche et lui coupe les cheveux. Nouvelle messe. Exorcismes. Il avait assurément le diable dans le corps: on cherche avec soin si quelque sortilège ou maléfice n'était pas dans une couture de ses vêtements. Dernière tentative du prince de Palestrine, toujours inutile. On se met en route vers la potence. La foule frémissait d'une religieuse indignation. Déjà le bourreau posait la main sur Tomasini; celui-ci poussa un grand soupir, ôta son bâillon, disant qu'il ne convenait pas à un homme tel que lui d'être bâillonné. Les confrères de la pénitence, persuadés que Dieu avait enfin touché son cœur, s'empressèrent autour de lui, pleurant d'allégresse, et l'emmenèrent à l'église. Là, Tomasini abjura ses erreurs et demanda: 1o qu'on le reconduisît en prison afin qu'il pût se confesser et communier; 2o qu'on fit de ses cheveux coupés une perruque ou qu'on en trouvât une de la même teinte, pour qu'il mourût avec cette coiffure; 3o qu'on rétablît l'échafaud afin que la sentence première fût exécutée par le couperet. A ces conditions, il consentait à finir en bon chrétien.

Un bon moment fut encore perdu à discuter entre sbires et pénitents sur l'ultimatum du condamné. On le prêcha pour qu'il renonçât à la perruque et se résignât à la potence. Mais Tomasini revint sur ses concessions: rien n'était fait; il voulait décidément aller en enfer. Les pénitents expédièrent donc une ambassade au gouverneur, pour qu'il accordât tout au spirituel professeur. Il s'agissait, disaient-ils, du salut d'une âme que Jésus-Christ a rachetée de son sang. Le gouverneur consentit au couperet et à la perruque. Tomasini, ayant épuisé toutes ses ressources d'imagination, se décida à mourir canoniquement. Il se confessa et demanda à tous pardon du scandale qu'il avait causé. On lui mit une perruque de la couleur convenable, un col et des manchettes blanches, et un bel habit. Il se fit raser; il sortit alors de la prison, récitant les psaumes de la Pénitence, suivi d'une foule immense. Sur l'échafaud, il ôta tranquillement son manteau, remonta sa robe dans la ceinture, embrassa le P. Orazio, mit de bonne grâce sa tête sur le billot. Le bourreau fit son office. On porta en procession le corps du supplicié à Sainte-Ursule.

J'en demande bien pardon aux lecteurs. Mais il faut finir ces récits par quelques scènes abominables. L'histoire a parfois l'aspect repoussant d'un amphithéâtre d'anatomie. On est libre de n'y point entrer, comme de ne point lire ce chapitre jusqu'au bout:

3 juillet 1703.—Mattia Troiano, valet de chambre d'un prélat du palais apostolique, coupable d'assassinat sur son maître, monte sur l'échafaud. Il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Le bourreau lui ôta le chapeau et la perruque et lui banda les yeux. Il s'agenouilla. Le maître de justice lui donna sur la tête un coup terrible de massue, qui le jeta à gauche du billot, puis lui enfonça le couteau dans la gorge et ouvrit, en descendant, jusqu'à la poitrine, puis lui enleva la tête et le cœur, puis les entrailles et les graisses qu'il entassa à côté de l'échafaud; les autres morceaux furent accrochés à des perches tout autour. Le soir, on porta cette boucherie à Saint-Jean le Décapité au milieu de la foule qui gagnait, en l'accompagnant, les indulgences. On remarqua que Troiano, en sortant de prison, était blanc comme cire, en route, rouge comme du feu, puis violacé, puis noir, «effets de la mort qu'il redoutait», écrit le bon chroniqueur. Les prélats avaient loué les fenêtres propices à des prix fous, et y avaient placé leurs valets de chambre. La tête demeura dans une cage de fer, attachée à la porte Angelica, et les sœurs du criminel furent bannies de Rome jusqu'à la troisième génération.

En 1688, sous Innocent XI, exécution, au Pont-Saint-Ange, de l'abbé Rivarola, coupable de satires et libelles. En dépit de tous les vinaigres et de tous les réconfortants, le pauvre journaliste, à demi évanoui, n'était plus présentable debout. Il fallut l'emporter sur la civière au milieu de la populace à laquelle les sbires distribuaient des coups de bâton pour s'ouvrir un passage. L'abbé fondait entre les mains de ses consolateurs; il fut ajusté de travers, et le couperet lui entama profondément l'épaule. Le bourreau dut scier le cou avec un grand couteau. Le peuple prit des pierres pour lapider le bourreau et se rua sur l'échafaud. Les sbires essayèrent de protéger l'exécuteur; mais l'un deux, par hasard, frappa de son bâton un soldat de la milice pontificale, qui mit la main à son épée. Le sbire leva sa carabine. Le peuple se rejeta brusquement en arrière. Ce fut une confusion inouïe: tandis que le bargello (préfet de police) se voyait arracher des épaules son manteau de soie et s'enfuyait, le soldat outragé par le bâton de la police courait vers Saint-Pierre chercher ses camarades afin de venger l'insulte; la garnison du Château-Saint-Ange sortait en armes pour protéger la garde d'honneur du bourreau; la foule, saisie de panique, foulait aux pieds les malheureux qu'elle avait renversés. Le tronc décapité de l'abbé saignait toujours sur l'échafaud. Quand l'ordre fut rétabli, le bargello revint prendre son manteau de soie en lambeaux, les pénitents prirent les restes de Rivarola, et les sbires prirent le bourreau; le lendemain on le fouetta publiquement, puis on l'exila.

3 février 1720, premier samedi du carnaval, exécution d'un autre abbé, un élégant criminel, Gaetano Volpini; il marcha à l'échafaud avec le rabat et les manchettes de dentelles, souriant, saluant de la tête et de la voix les belles dames, les abbés aimables et les cavaliers qui se pressaient aux fenêtres. Il avait vingt-deux ans. Son crime était d'avoir écrit à un journal de Vienne quelques indiscrétions sur les mœurs intimes de S. S. Clément XI. Plaignez-vous donc de notre présente loi sur la presse! J'ajoute que le pamphlet de Volpini ne fut jamais publié, mais circula manuscrit dans les salons autrichiens, où le nonce en avait pris connaissance.

Le bourreau de Léon XII, Bugatti, mit à mort, par la massue ou la guillotine, trois cent trente-neuf personnes. Le 27 janvier 1800, un sacrilège, Gennari, fut pendu, écartelé, puis brûlé, sous Pie VII, Chiaramonti, amateur éclairé de l'art antique. Par contre, quelques confréries avaient alors le privilège souverain de requérir, le jour de certaines fêtes, la grâce entière des pires malfaiteurs. Ainsi, en 1824, la confrérie de Saint-Jérôme allait chercher solennellement un assassin, Checco le vacher, aux Carceri-Nuove, le conduisait à la messe, le revêtait du costume des confrères et le menait dans Rome en procession, couronné de lauriers, tout comme Pétrarque et le Tasse! Il n'a manqué à l'heureux vacher que de cheminer, la lyre à la main et le front relevé vers les nuages, le long de la voie sacrée!

On m'objectera peut-être cette vérité triste que, partout ailleurs en Europe, partout en Italie, la justice avait des façons d'agir aussi atroces, aussi lugubres qu'à Rome. Je l'avoue, et en voici la preuve: Le 14 mai 1794, le ministre du roi de Naples invite l'archevêque à célébrer un triduum d'expiation pour le crime commis par Tommaso Amato de Messine. Ce scélérat devait subir tour à tour les supplices qui suivent: être traîné, attaché à la queue d'un cheval, avoir la langue coupée, puis la main, puis la tête; le cadavre sera brûlé, les biens confisqués, le nom déclaré infâme à perpétuité. Or, voici le crime d'Amato: trois jours auparavant, il était entré dans l'église des Carmes, sur la place du Marché—le marché de Masaniello;—pendant la messe il avait jeté en l'air son chapeau, en criant, à plusieurs reprises: Vive Paris! vive la Liberté! Le peuple voulait le mettre en lambeaux: arrestation, instruction, procès, défense, sentence, tout cela s'expédia en six heures. Le roi lui fit grâce de la queue de cheval. M. Silvagni n'ose pas décrire, d'après les récits du temps, la hideuse et obscène boucherie qu'on lui fit endurer. Cela est vrai, l'ancien régime ne valait pas mieux à Naples, à Parme, à Modène, qu'à Rome. Mêmes mœurs publiques, même régime judiciaire, même civilisation, même barbarie. L'Église, engagée, par des nécessités séculaires, dans la mêlée des intérêts temporels, avait dû se conformer aux conditions sociales de la vieille Europe. L'histoire orageuse de la papauté avait voulu que le royaume de Dieu fût de ce monde. Le Saint-Siège demeurait encore, en ce siècle, par ses institutions et son esprit, comme une image immobile du passé. Qui sait si la déchéance politique dont il se plaint si amèrement ne semblera pas un jour aux chrétiens que charment les miséricordes de l'Évangile, un réel bienfait?

On peut, sans fantaisie paradoxale, imaginer l'Église très grande et planant au-dessus des misères inévitables d'une souveraineté effective. Et qui sait même si, dans l'histoire troublée de notre occident, elle n'est pas appelée à demeurer longtemps encore une force politique de premier ordre?

LA VÉRITÉ
SUR
UNE FAMILLE TRAGIQUE
LES CENCI

I

Rocca-Petrella est un nid de vautours féodaux, aujourd'hui une ruine accrochée aux montagnes désolées de l'ancien État pontifical, vers les frontières du royaume de Naples. Ruine vulgaire, d'ailleurs, si un souvenir terrible n'y demeurait attaché. Un matin de septembre 1598, Francesco Cenci, baron de ce manoir, fut trouvé, dans les branches d'un sureau, au fond d'un précipice que dominait la terrasse de sa maison, la tête brisée à coups de marteau. C'était un méchant homme, immensément riche; ses domaines lui rapportaient plus de 500,000 francs de rentes. Le fisc criminel du Saint-Siège l'avait, en une fois, soulagé paternellement, afin de lui éviter l'ennui du bûcher, d'une somme égale à son revenu d'une année, non qu'il fût hérétique, mais ses mœurs déplorables lui avaient valu un très honteux procès et une amende d'un demi-million. Ce grand seigneur logeait de temps en temps dans les cachots du Saint-Père, mais, comme il était très dévoué à saint François, son patron, il couchait aussi volontiers chez les capucins.

Cette mort fit donc grand bruit à la Cour et à la ville: la victime était malfamée et illustre, et le vieux Clément VIII n'était point tendre dans sa justice. Cependant, à Rome même, la rumeur publique fut lente à soupçonner les véritables assassins: tandis qu'aux environs de Rocca-Petrella, on murmurait le mot de parricide, et que la police de Naples mettait déjà à prix la tête des deux sicaires, Olimpio et Marzio, instruments de la famille Cenci, à Rome, la veuve, les fils et la fille de Francesco portaient un deuil apparent, et commandaient, pour la Madone del Pianto, une parure d'étoffes précieuses.

Tout à coup, vers le milieu de janvier 1599, à la suite d'une dénonciation secrète d'un espion, on arrêta Giacomo, l'aîné des enfants, et, quelques semaines plus tard, Béatrice, Bernardo Cenci et Lucrezia, seconde femme du baron. Du château Saint-Ange on les transféra à la prison de Torre-di-Nona, puis à celle de la Corte-Savelli.

Le parricide parut démontré, et la torture ne manqua pas à la démonstration.

On sait quelle fut l'issue du procès: Béatrice et sa belle-mère eurent la tête coupée; Giacomo fut tenaillé, broyé à coups de massue et écartelé; Bernardo fut condamné aux galères. Le sentiment populaire, révolté par l'atrocité du supplice, jugea l'expiation excessive. L'indignité du père assassiné n'était-elle point une cause de pitié en faveur de la famille scélérate? Tous ces beaux domaines, héritage des Cenci, n'avaient-ils point tenté l'avarice du pape? Prospero Farinaccio, l'un des avocats, avait plaidé la légitime défense de Béatrice, écartant ainsi tous les autres meurtriers de l'accusation.

La jeune fille aurait sauvé par un crime son honneur de l'amour infâme de Francesco. Rome s'enorgueillit dès lors d'avoir possédé, en un siècle corrompu, une Virginie ou une Lucrèce digne des anciens jours. On voulut reconnaître son portrait dans la peinture du palais Barberini, faussement attribué au Guide, dont les touristes à l'âme sensible emportent toujours pieusement les médiocres copies. Les relations manuscrites se multiplièrent aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elles ont toutes un fond commun, qui a servi de matière aux narrateurs modernes, et où le portrait de Francesco est poussé terriblement au noir. Certains détails singuliers ou dramatiques, certaines paroles passent fidèlement de l'une à l'autre de ces chroniques.

J'ai sous les yeux le récit inédit du frère Antoine, de Pérouse, daté de 1770. Il est enfoui dans la bibliothèque communale de Todi, en Ombrie. M. le comte Leoni a eu la bonne grâce de la transcrire de sa main, à mon intention. Ici, les vices et les brutalités de Cenci sont éclairés d'une lumière crue. Par excès d'avarice, afin de ne point marier et doter Béatrice, il la séquestre au fond d'un appartement, où elle languit longtemps, «avec une bonne provision de bastonades». Frà Antonio l'accuse sans détour de l'assassinat de ses fils Rocco et Cristoforo, aux funérailles desquels il ne voulut pas payer «pour un baïoque de cierges». Il dit alors qu'il ne serait content que si les siens étaient «per crepar tutti». Plusieurs écrivains du siècle présent ont probablement connu la chronique du moine ombrien. Quand, en effet, la légende eût grandi plus de deux cents ans dans l'imagination de la foule, les poètes et les romanciers la recueillirent: Shelley, Niccolini, Stendhal, Guerrazzi contèrent ou mirent sur le théâtre cette histoire sanglante, altérant les dates, inventant ou supprimant des personnages, éclairant sans hésitation, au gré de leur fantaisie, les points obscurs, dissimulant les parties authentiques du drame véritable. Stendhal imagina l'absolution in articulo mortis que le pontife, entendant le canon du Saint-Ange, aurait envoyée à la malheureuse fille innocente. Le roman de Guerrazzi qui est, en Italie, pour bien des personnes, l'évangile de la vie et de la passion de Béatrice, repose sur une idée presque symbolique: le père et la fille sont comme l'incarnation du bien et du mal; le vieux Cenci une fois tué, le rôle infernal est repris avec aisance par le Saint-Père. L'angélique Béatrice succombe dans cette lutte inégale contre les deux satans. Francesco étale une méchanceté grandiose dont les Césars romains semblaient avoir emporté le secret. Il invite des cardinaux à souper et leur montre les sept caveaux où il se promet d'ensevelir bientôt, joyeusement, l'un après l'autre, ses sept enfants. Il nie Dieu et sa sainte Mère à la face de ces princes de l'Église, oubliant le Saint-Office et les merveilles de ses bourreaux. Il dit à son spadassin: «Si le soleil était une chandelle, je la soufflerais.» De telles paroles, tombant de la bouche d'un baron, même très haut, sont ridicules. Ajoutez que dans ce Méphistophélès, il y a un Faust. La nuit, penché sous sa lampe, il médite sur l'Histoire des Animaux, d'Aristote, il annote le livre antique, et soupire, ainsi qu'eût fait Claude Frollo: «Je veille, mais en vain. Les mystères de la nature ne se laissent point pénétrer. Tourne et tourne mille fois sur toi-même: tu ne retrouveras jamais la porte qui t'a fait entrer dans la vie!»

Il vient toujours une heure où l'esprit de critique, à l'aide de vieux parchemins, met à la raison les légendes séculaires. Au moment même où l'on parlait dans Rome de placer au Capitole le buste de Béatrice Cenci, vierge et martyre, M. Bertolotti publiait un livre fort édifiant (Francesco Cenci e la sua famiglia, Studi Storici. Firenze 1879), composé tout entier d'extraits des archives criminelles, des dépositions des témoins, des correspondances diplomatiques, des actes notariés, en un mot de tous les documents que l'on avait ignorés jusqu'alors. La légende n'était qu'un rêve de poètes. Voici l'histoire vraie: elle n'est point belle, et n'a point la grandeur fatale d'un drame d'Eschyle: mais elle éclaire d'une façon curieuse la vie domestique de la société romaine vers la fin du XVIe siècle, et permet de passer en revue l'équipage qui montait alors la barque de saint Pierre.

II

Francesco Cenci, baron de Rocca-Petrella et autres lieux, naquit en 1549, d'une façon peu canonique, de monsignore Cristoforo Cenci, clerc de la chambre apostolique, chanoine de Saint-Pierre, trésorier général de l'État pontifical, et de Béatrice Arias, femme légitime et adultère d'un époux complaisant. Monseigneur n'était point prêtre, mais seulement pourvu des ordres mineurs. Il reconnut l'enfant, et, au lit de mort, Béatrice étant devenue veuve, il épousa la mère avec la permission du pape. Cet homme d'Eglise avait fait, dans le maniement des fonds sacrés, une fortune énorme, que de bons héritages avaient encore grossie. Sixte-Quint, par un motu proprio qui ne coûta que 25,000 écus (130.000 francs), daigna plus tard passer l'éponge sur les malversations de Cristoforo, en faveur de Francesco, institué héritier unique par le testament du bon chanoine: celui-ci laissait à la mère un douaire et une maison, avec l'espérance, disait-il, «qu'elle vivrait honnêtement et chastement». Béatrice s'empressa de marier son fils, âgé de quatorze ans, et d'épouser elle-même un troisième mari, l'avocat Evangelista Recchia, ancien intendant du clerc apostolique. Dans le cours de ce second veuvage, elle n'avait eu qu'un seul petit procès, intenté par le précepteur de Francesco, un abbé, à qui elle avait volé deux soutanes.

A onze ans, Francesco eut sa première affaire avec la justice. Un certain Quintilio di Vitrella se plaignit d'avoir été bâtonné jusqu'au sang par le fils de monseigneur et par son abbé: jeu d'enfant que Cristoforo paya sans marchander. A douze ans, le jeune homme fut émancipé. A la fin de 1563, il épousait Ersilia di Santa-Croce, une orpheline qui lui donna douze enfants. On l'accusa d'avoir empoisonné sa femme, après vingt et un ans de mariage, mais rien ne prouve le crime: il est certain seulement que l'union ne fut pas heureuse. Par un testament, en date de 1567, Francesco enlevait à Ersilia la tutelle des enfants à naître et le droit d'habiter avec eux.

En 1566, il se brouillait avec ses cousins Cenci, et ceux-ci durent s'engager juridiquement à ne point lui dresser d'embûches pendant quatre ans. Mais Francesco, qui n'avait rien promis, deux mois plus tard, aidé de ses spadassins, attaqua à coups d'épée, la nuit, dans la rue, Cesare Cenci déguisé en paysan, et le blessa. Il fut condamné à garder, comme prison, la maison de sa mère. L'année d'après, il cassait la tête à son muletier Lodovico d'Assisi: celui-ci se plaignit, et le baron dut payer cher pour ne point séjourner longtemps dans les cachots du pape. En 1572, son valet Pompeo oublie de fermer la porte qui mène à l'appartement des femmes; Francesco l'assomme à coups de poing et de bâton.

Cette fois, il fut banni pour six mois de l'État pontifical, sous peine, s'il rentrait, de 10,000 écus d'amende. Mais il fut gracié très vite par l'intercession du cardinal Caraffa.

En 1577, sa servante Maria Milanesi tarde à lui porter une clef qu'il demande: il la roue une première fois à coups de manche à balai; le soir, nouvelle bastonnade, accompagnée de coups de talon de bottes: «Le sang me sortit par la bouche, et il me laissa à terre toute défigurée, et ne voulut pas qu'on cherchât un médecin.» Vers le même temps, il fut enfermé au Saint-Ange pour blasphème.

En 1586, étant veuf, il renouvela son testament. Cette pièce est fort importante. Plusieurs dispositions montrent que Francesco était dévot et s'inquiétait de son âme; qu'il était charitable d'une façon posthume, et n'oubliait ni les hôpitaux, ni la dot des filles pauvres, qu'il songeait à l'avenir de ses filles, Béatrice et Lavinia, à qui il assure, en argent et en usufruits, une fortune convenable; mais l'article principal vise Giacomo, son fils aîné, qu'il déshérite, ne lui laissant que sa légitime et 100 écus d'or. Les quatre autres fils, Cristoforo, Rocco, Bernardo et Paolo, sont institués héritiers universels.

Cenci prolongea son veuvage neuf années. Il eut alors ses plus beaux procès. Il rompait les côtes à Maria Pelli, sa servante et sa maîtresse, et disait: «Qu'importe! N'ai-je pas de l'argent pour payer?» Néanmoins, il retenait à la malheureuse ses malles, son lit, ses nippes, et quarante-trois écus. Il donnait du poing dans l'œil à son intendant Stefano Bellono et lui arrachait la moustache; puis, aidé de sa servante, il mettait le pauvre diable en chemise, et l'emmenait en carrosse jusqu'à sa maison de Ripetta, où il l'enfermait jusqu'à la guérison des blessures. Quand le siège pontifical était vacant, il s'entourait, selon l'usage, de la noblesse romaine, de bravi armés, montait en voiture avec la bande, et faisait dans les rues, à coups d'arquebuse, la police de ses ouvriers. Ses laquais, ses palefreniers, les artisans qu'il employait, parurent enfin comme plaignants ou comme témoins dans l'affaire qui coûta une si grosse amende à ce gentilhomme du temps de Henri III, et fut le cadeau de noces qu'il offrit à sa seconde femme, Lucrezia. Cenci nia effrontément et dit au juge instructeur: «Je vous en prie, élargissez-moi, que je puisse parler au pape, afin qu'on accommode tout ceci, à l'aide de trois ou quatre cardinaux.» Il fut élargi, en effet, mais tondu de fort près, et peu disposé à payer les dettes que ses trois fils avaient gaiement contractées au cours de la triste enquête. Nouveau procès que Francesco perdit contre ses enfants. En 1596, il était encore une fois sous les verrous; mais les archives criminelles de Rome ont ici une lacune, et la dernière aventure du baron est un mystère.

Bon sang ne peut mentir. Toute la race des Cenci fut digne de ce père. Giacomo, l'aîné, semble un parfait mauvais sujet. Il s'était marié contre la volonté de Francesco. Les trente écus par mois que celui-ci donnait à ses fils ne lui suffisant plus, il volait des deux mains et, comme Panurge, avait plus de soixante-trois manières de gagner de l'argent. En 1587, il fut contraint de reconnaître, dans un acte authentique, par devant notaire, un larcin de trois cent quatre-vingt-onze écus, dont quinze étaient destinés à la pension de ses sœurs dans un couvent, vingt-deux empruntés à un prêtre, onze dus à un cordonnier, trente étaient le produit d'étoffes dérobées à la garde-robe paternelle, quatre-vingts escroqués aux vassaux du baron.

En 1594, trente créanciers, dont trois juifs, se font attribuer 16,000 écus sur les biens de Cenci, pour les dettes de ses trois aînés. A cette époque, Francesco intenta un procès à son fils pour préméditation de parricide. Un page de Giacomo, trouvé en possession d'une arquebuse, avait déclaré que cette arme était destinée au crime. Mais il parut que l'arquebuse n'avait pas de roue et que le page était un voleur d'un caractère rancunier, qui supportait mal les coups de bâton que son maître distribuait, sans compter, à ses gens et à ceux de ses amis. Giacomo, avant de monter à l'échafaud, confessa un faux de 13,000 écus fabriqués par lui au détriment de son père.

Cristoforo, le second des Cenci, goûta la prison en 1595, on ne sait à la suite de quel délit; la même année, il s'était racheté d'une plainte pour injures et menaces, intentée contre lui par un juif. Il courait les rues, de nuit, avec son spadassin Lucantonio: le maître fut une fois blessé à la cuisse, le valet, au bras. En 1597, il paie de nouveau les frais d'une agression nocturne. L'année d'après, il fut assassiné par Paolo Bruno Corso, amant jaloux dont il courtisait la maîtresse, Flaminia, femme d'un pêcheur d'esturgeons. La déposition du bravo Octavio Pali est pittoresque. «La nuit était noire. Le seigneur Cristoforo me dit d'aller à la petite place de l'île Saint-Barthélemy, dans une ruelle, et de faire bonne garde. Je m'assis sur un escalier et m'endormis. (Evidemment Octavio a trahi.) Je fus éveillé par un bruit de pas précipités et de voix violentes; je me levai et vis deux hommes l'épée nue, tout furieux; l'un portait une lanterne et était jeune, l'autre avait une longue barbe. Ils m'attaquèrent, et je me défendis avec l'épée. Je courus à la Pescaria où je trouvai mon maître qui gémissait étendu par terre. Je l'aidai à se relever et, il fit quatre pas et dit qu'il n'en pouvait plus. Il se coucha entre deux pierres. J'allai à la maison appeler le seigneur Bernardo, son frère, qui fit lever le seigneur Giacomo. Nous prîmes une chaise, Cesari et moi et allâmes vers le seigneur Cristoforo qui s'était traîné à la distance de huit ou dix pas. Le seigneur Giacomo dit qu'il ne fallait pas le relever et m'envoya appeler les sbires à Monte-Giordano, où je fus arrêté.»

Rocco Cenci avait des fantaisies d'empereur romain. La nuit, il sortait en chemise de la maison, avec ses valets armés d'épées et lapidait les maisons du voisinage; il poursuivait, l'épée nue, et blessait les passants; il fut, pour ce divertissement, condamné à 5,000 écus d'amende et à un exil de trois ans. Il rentra à Rome secrètement, força les portes de l'appartement paternel et fit main-basse sur l'argent, les étoffes de soie, un habit de prêtre, relique du secrétaire apostolique, son grand-père, quatre coussins, un bassin d'argent, quatre chemises du baron, onze mouchoirs, des serviettes et des tapisseries. Il avait pour complice, dans cette expédition, son cher ami et cousin, monsignor Guerra ou Guerro, dont le chapeau de feutre et l'épée furent retrouvés sur les lieux; Béatrice, dans sa déposition, dit: «Monsignor Mario Guerra a dû l'aider à emporter tout cela, je suis même sûre qu'il est l'inventeur de l'entreprise.» Nous retrouverons plus loin ce prélat à la main leste. Quant à Rocco, sa carrière fut courte: un certain Amilcare, bâtard du comte de Pitigliano, qu'un soir, en compagnie de monseigneur déguisé, il avait forcé à courir devant la pointe de son épée, le provoqua en duel dans un carrefour: Rocco reçut l'épée dans l'œil droit; il tomba à terre, dit son valet Ulisse di Marco, «et ne parla jamais plus».

Bernardo et Paolo, les deux plus jeunes Cenci, entraient à peine dans l'adolescence, au moment du crime de Rocca Petrella: ils eurent connaissance du projet des assassins et n'y firent aucune objection. Les deux filles aînées, Lavinia et Antonina, n'ont laissé aucun souvenir mauvais. Le mari de Lavinia, trésorier général de Cenci, fut poursuivi pour empoisonnement. Antonina épousa le baron Savelli, veuf d'un premier mariage et père de plusieurs petites filles. «C'est une bonne pâte, écrivait d'elle sa belle-sœur Sofonisba, tranquille et de bonne humeur.» Pendant l'intermède conjugal de Savelli, l'excellente et adroite Antonina envoyait aux petites des cadeaux, par exemple, des poupées pour 40 baïoques.

Béatrice n'était point «une bonne pâte»; orgueilleuse, irascible, tenace, elle supportait impatiemment le joug brutal de son père. Le séjour de Rocca-Petrella acheva la perte de cette âme dangereuse. La pâle odalisque du palais Barberini, la bianca creatura di bianco vestita, prépara froidement la ruine tragique de toute sa maison.

III

Le baron Francesco, fort ennuyé du séjour de Rome, s'était retiré, vers 1595, dans son manoir féodal, bien loin des fâcheux et de la police du Saint-Père. Il emmenait avec lui sa seconde femme Lucrezia, Béatrice et ses fils Bernardo et Paolo. Ceux-ci s'enfuirent quelque temps avant le crime et retournèrent à Rome auprès de leur frère Giacomo. La tyrannie du vieux Cenci s'appesantit plus lourdement sur les deux femmes isolées. Il les battait pour tuer le temps. Béatrice, dans ce morne désert, sentit toutes ses révoltes s'exaspérer. Le régisseur du château, Olimpio Calvetti, qui était marié et père de famille, lui parut un ami; il devint bientôt son amant. Sur ce point, tous les témoignages sont concluants. «Il venait dans nos chambres, dit la belle-mère Lucrezia, et se mettait à parler avec madame Béatrice, et moi j'allais me coucher et les laissais causer ensemble». Toute la maison, les frères, le sicaire Marzio, furent au courant de l'intrigue; elle-même, elle la confessa à ses juges, selon une dépêche de l'ambassadeur de Modène à son duc. Certaines dispositions très voilées du testament de Béatrice, en faveur d'un jeune enfant qu'elle ne nomme point, font croire à M. Bertolotti qu'elle était devenue mère. Mais ici, je ne vois pas de preuve bien établie. Quelque chose d'extraordinaire se fût passé à Rocca-Petrella; Cenci eût commis, à l'occasion de cette naissance inattendue, un exploit féroce qu'aucun indice ne révèle. Il est seulement certain qu'il ouvrit, mais un peu tard, les yeux sur la conduite de sa fille et qu'il chassa Olimpio. On imagine la scène terrible de cette journée. Les témoins ont parlé d'un nerf de bœuf toujours pendu dans sa chambre à coucher, et dont il frappait souvent sa fille; il fit fermer par une barre de fer extérieure la porte de l'appartement des deux femmes; à cette porte, on pratiqua un volet, muni d'une serrure, par où entrait la nourriture; les fenêtres furent murées aux trois quarts et ne recevaient plus le jour que par le haut, à la façon des cachots. Béatrice se redressa toute frémissante, et la pensée du parricide entra dans son esprit.

Ainsi la rébellion légitime de deux femmes outragées, et, d'autre part, les plus vils intérêts, les passions les plus fougueuses, l'orgueil irrité, la peur, la soif d'une vengeance, l'attrait de l'or, réunirent fatalement pour la sanglante entreprise les assassins: Béatrice, à qui Cenci a arraché son amant; Giacomo, le faussaire déshérité; Lucrezia, la malheureuse qui tremble devant son mari et le méprise; Olimpio, qui fera sa fortune en effrayant ses complices; enfin Marzio, vassal de la Rocca, un simple bandit, qui, pour une poignée d'écus, accomplira l'œuvre scélérate. Et quel théâtre plus propice que ce manoir, dont les bonnes gens n'osaient point approcher et qui se penche sur les gorges profondes de la montagne, au sein des solitudes solennelles du mont Cassin et d'Anagni!

Le plan du crime fut dressé avec méthode. Nous y trouvons, dès l'origine, la volonté et la main de Béatrice et d'Olimpio; Giacomo, probablement aussi Lucrezia et les jeunes frères ne furent affiliés que plus tard à la conspiration. Olimpio rôdait sans cesse autour de la Rocca et s'y glissait de nuit par les fenêtres, aidé sans doute des valets qui ne voyaient en lui qu'un amant audacieux. Je suppose que Cenci se retirait de bonne heure dans sa tanière, dont il fermait les verrous soigneusement. Olimpio pénétrait dans la chambre de Béatrice et le lugubre colloque commençait. D'abord, selon Marzio, au récit de qui j'emprunte les détails qui suivent, il fut question de livrer le baron aux brigands; c'était la mort la plus naturelle du monde. Mais Francesco sortait peu et armé jusqu'aux dents. Puis la jeune fille eut un entretien avec Marzio et le pria de découvrir un assassin digne de confiance parmi ses amis. Mais Olimpio exigeait que les trois frères Cenci fussent d'accord avec leur sœur; on séduisit sans peine Paolo et Bernardo qui se sauvèrent alors pour ne rien voir. Olimpio fit le voyage de Rome et décida Giacomo. A ce moment, on paraissait choisir le poison. Giacomo remit au sicaire une racine rouge et une fiole remplie d'opium: Béatrice reçut le poison et tenta de s'en servir. Mais Cenci, méfiant, faisait goûter par sa fille les mets et les boissons de sa table. Dans un conseil tenu avec les deux misérables, Béatrice résolut de donner à son père du vin avec de l'opium, afin de l'endormir.

«Vous le tuez alors, dit-elle, comme vous voudrez, et puis nous le jetterons du haut de la terrasse et nous dirons qu'il est tombé par accident.» Elle alluma une chandelle de suif «sans chandelier», la remit à Marzio et renvoya les deux hommes. Mais Olimpio laissa Marzio seul dans la chambre basse où ils devaient se cacher et remonta chez sa maîtresse: Marzio se coucha sur deux tables, enveloppé d'une couverture de la chambre de Béatrice. Les assassins demeurèrent toute la journée du lendemain dans leur retraite: Béatrice leur apporta à manger. Vers le soir, elle revint et dit que son père avait bu du vin mêlé d'opium, mais fort peu, parce qu'il l'avait trouvé amer: elle avait dû en avaler elle aussi quelques gouttes. Il n'était pas possible que le baron s'endormit d'un bon sommeil. Olimpio dit: cette nuit, nous déciderons l'affaire. Il remonta chez Béatrice, sortit du château, ne rentra que de nuit, et laissa dormir Marzio tout seul, comme la veille. Il vint le chercher à l'aube; ils prirent leurs engins, un rouleau à faire la pâte, un gourdin et un fort marteau, et rejoignirent Béatrice. Tous les trois se dirigèrent vers la chambre de Francesco. Mais ils rencontrèrent Lucrezia qui parla bas à Olimpio; tous les quatre se rendirent à la cuisine, où Lucrezia, effrayée, tenta de faire abandonner le projet. Mais Béatrice déclara qu'il fallait que son père fût tué n'importe comment. On attendit donc cette fois encore jusqu'à la nuit. Quand tout fut noir dans le château, les bravi remontèrent chez Béatrice qui était seule. Tout à coup, Olimpio feignit d'avoir une quinte de toux, et se retira, sous le prétexte de ne point être entendu; mais, la toux persistant, il dit à Marzio: «Va, donne à Madame une excuse, nous ne pouvons rien faire à présent.» Marzio s'acquitta de la commission, Béatrice s'emporta contre Olimpio, l'accusant de trahison. Olimpio eut un accès de fureur, blasphéma le nom de Dieu et dit: «Tu veux que je fasse ce que je ne puis pas faire. Si tu veux que j'aille au diable, j'irai!» Et, suivi de Marzio, il s'enfuit hors du château. Mais la nuit porte conseil, et, dès le matin, nous les retrouvons auprès de Béatrice. Cette fois on n'hésite plus. Tout à l'heure Lucrezia ouvrira la porte de la chambre conjugale. Le vieux Cenci est bien perdu.

Il fait grand jour au dehors, un matin radieux de septembre. Les verrous ont glissé et Lucrezia paraît sur le seuil. Elle pouvait alors crier, réveiller son mari: elle regarde, muette, le trio qui entre doucement: Olimpio le premier, puis Marzio, puis Béatrice. Olimpio connaît la situation du lit: il se jette de tout son poids sur le baron et le frappe sur la tête à grands coups de marteau. Béatrice s'est élancée vers la fenêtre qu'elle ouvre, afin qu'on voie clair. Elle s'y arrête un instant, puis se retire, tandis qu'Olimpio frappe sur la poitrine et Marzio sur tout le corps. Francesco n'a poussé qu'un seul cri, s'est soulevé à demi, et tombe écrasé, inerte. Les femmes rentrent, enlèvent en toute hâte du lit les couvertures et les matelas inondés de sang; on habille le corps encore tiède, et l'horrible cortège se dirige vers la terrasse qui donne sur le précipice. Olimpio ouvre une brèche dans le parapet; la chute de nuit paraîtra ainsi vraisemblable. Francesco est lancé dans le vide. Mais Marzio réclame son salaire. Béatrice lui remet vingt écus enfermés dans un mouchoir blanc. Le pauvre homme, en les comptant à la maison, jugea la récompense assez maigre. Il se plaignit à Olimpio. Celui-ci lui assura qu'à Rome, Giacomo lui donnerait de l'or. «Mais, depuis, on ne m'a plus rien donné.» Ainsi finit la confession de Marzio, que je viens de résumer. Les deux bravi s'éloignèrent au plus vite de la Rocca. Marzio se jeta dans les montagnes où il se tint caché jusqu'à l'hiver, malgré la neige. Le commissaire pontifical réussit à l'y arrêter, et ses aveux décidèrent ses complices à s'accuser les uns les autres. Il mourut en prison, des suites de la torture. Olimpio fut assassiné par des spadassins aux gages de Giacomo. Il s'était d'abord caché à Rome, chez un dominicain de ses parents. Cesare, cousin des Cenci, vint lui porter deux cents écus de la part de Giacomo, afin qu'il allât plus loin. Olimpio partit en compagnie de Camillo Rosati, à qui il raconta la scène du crime. Camillo le fit emprisonner traîtreusement à Novellara, mais Olimpio parvint à s'évader. Il fut rejoint à Teramo par trois anciens valets des Cenci, Marco Tulio Bertoli, Cesare et Pacifico da Terani, à qui il proposa de former une troupe de brigands dont il devait être la première victime. Les bandits tuèrent leur capitaine sur la grande route, lui coupèrent la tête et la portèrent au marquis de Celenza, dans les Abruzzes, afin de toucher le prix que la police napolitaine avait promis. Un témoignage considérable échappait ainsi au tribunal criminel de Rome. Mais Olimpio avait semé de toutes parts ses dangereuses confidences, et sa mort fut inutile à ses complices. La police du Saint-Siège, qui s'était assurée déjà de la famille des Cenci et recherchait ardemment toutes les personnes compromises de près ou de loin dans le drame de Rocca Petrella, s'inquiéta alors de la brusque disparition de monsignor Mario Guerra, le compagnon de fredaines de son cousin Rocco Cenci. Elle supposa, et non sans raison, qu'il avait tout au moins aidé à la fâcheuse suppression d'Olimpio. Monsignor se cachait à Naples, où il vivait assez misérablement, sous le nom de l'abbé Scardafa. Une lettre anonyme informa le pape de l'aventure. Clément VIII fit arrêter, par l'entremise du nonce, le faux abbé que l'autorité napolitaine lui expédia par la voie de mer. «C'est un homme roux, plein de chair», dit dans sa déposition le capitaine de la felouque qui portait ce mystérieux passager. Monsignor rentra chargé de chaînes dans la Ville éternelle. On ne releva contre lui aucun fait palpable: mais les tribunaux ecclésiastiques se défiaient de cet homme d'Église: on le garda donc en prison six ans, pendant lesquels il écrivit mémoire sur mémoire: il fut ensuite relégué à Malte pour trois ans; mais on prolongea son exil. Il revint enfin à Rome, et s'occupa de toutes sortes de «négociations illicites, de commerce et de trafics interdits par les sacrés canons», dit, en 1633, un bref d'Urbain VIII. Il était très vieux alors, songeait à se faire ermite, et demandait pardon pour les irrégularités de sa vie. Urbain VIII, le pape qui frappa Galilée, lui pardonna.

IV

Les Cenci se virent perdus par la révélation de leurs sicaires. Chacun d'eux, selon la formule du document judiciaire, à peine soulevé dans la torture, crie: «Descendez-moi, seigneur!», et dénonce aussitôt ses complices. Giacomo charge à la fois Olimpio, qui est mort, et Béatrice: «Ma sœur est la cause de la mort de mon père et du malheur de ma maison; je tiens d'elle, de Lucrezia, de Bernardo, de Paolo et d'Olimpio qu'elle traitait celui-ci avec fureur jusqu'à ce qu'il eût consenti à l'assassinat. Moi, je voulais le chasser, même après le crime, et Béatrice me disait: Il faut lui faire des caresses, sinon il te perdra. Ma belle-mère Lucrezia aussi est coupable, car elle était au courant de tout le complot.» Il feint d'avoir été offensé de l'intimité de sa sœur avec Olimpio: «Ils avaient toujours quelque chose à se dire à l'oreille.» Bernardo confirme le témoignage de son frère aîné. Lucrezia accuse Olimpio, Béatrice et Giacomo. Le 7 septembre elle a une première fois empêché le crime, au nom de la madone, dont ce jour était la fête... «la madone aurait fait quelque miracle effrayant.»

Au moment même du meurtre, elle ne se doutait de rien; elle rencontra les trois assassins armés à la porte de son mari, et se dirigea tranquillement vers la chambre de Béatrice. Elle a entendu les coups, mais sans comprendre sur qui l'on frappait. Quand elle est revenue, il était trop tard. Tandis qu'elle lavait les draps ensanglantés du baron, elle pleurait, et Béatrice lui dit: «Sotte bête, pourquoi pleures-tu?» Béatrice, «fille virile», écrit l'agent secret du grand-duc de Toscane, nie d'abord, puis avoue avec franchise sa part de préméditation. «Je dis à Olimpio que je ne voulais pas qu'on fît rien sans le consentement de mes frères.» Mais elle dénonce Giacomo et sa belle-mère, qui porta à manger aux bravi enfermés deux jours et deux nuits dans le château. «Madame Lucrezia aussi m'a conseillé et persuadé de faire tuer mon père par Olimpio.» Elle disait: «Cet Olimpio a promis de le tuer, et il n'en finira jamais.» «Olimpio, à son retour de Rome, m'a dit que Giacomo lui avait bien recommandé, quand il tuerait le seigneur Francesco, de l'achever, parce qu'il avait sept esprits, comme les chats.»

Je laisse de côté les témoignages secondaires des parents ou des domestiques des meurtriers. La cause était entendue. Les efforts de la défense devaient être vains. Béatrice elle-même n'avait rien révélé d'un attentat commis sur elle par son père. Farinaccio développa sans succès cet argument désespéré. Une sentence capitale fut prononcée contre les trois principaux accusés: le pape fit grâce de la vie au petit Bernardo, à la condition qu'il assisterait de près au supplice des siens. Le malheureux figura, en effet, sur les deux échafauds. Après quelques années de galères, il fut exilé, puis gracié, et vécut chétivement à Rome d'une pension que la sainte Rote lui servit sur sa part confisquée dans l'héritage paternel. Quant aux enfants de Giacomo, ils trouvèrent une fortune entamée par la confiscation, ruinée par les désordres de la famille, chargée de dettes et de frais judiciaires; il fallut vendre, avec l'autorisation du pape, les biens patrimoniaux, qu'achetèrent comptant les Borghèse, les Aldobrandini, les Barberini, les Cafarelli.

Ce procès inouï avait profondément ému la société romaine. Les journalistes ou chroniqueurs du temps, qu'on appelait menanti, informent, dans leurs avvisi, les lecteurs de la marche de l'affaire, puis des chances de plus en plus faibles que les condamnés ont d'être grâciés par le pape. En général, ils sont favorables aux Cenci. Les avocats assiégeaient l'antichambre de Clément VIII, qui les reçut, mais fort mal. Les religieuses de Rome suppliaient le Saint-Père d'épargner aux deux femmes la honte de la mort publique. Les cardinaux Aldobrandini et Santa-Severina demandaient que Béatrice fût enfermée à perpétuité dans un couvent. Il est certain que le pape voulut lire le dossier du procès et les plaidoiries; il hésita quelque temps, en faveur sans doute de Lucrezia et de la jeune fille. Malheureusement, plusieurs crimes analogues effrayèrent, dans cette année 1599, le vieux pontife. En juin, Marc Antonio de Massimi, à qui jadis l'on avait déjà pardonné l'assassinat de sa belle-mère, empoisonna son frère dans un plat de macaroni, après avoir essayé le poison sur le cuisinier, qui en était mort. Massimi fut pendu. Une femme tuait son mari, le cousait dans un sac, et attachait le sac si habilement sur le dos d'un portefaix chargé de jeter le cadavre à l'eau, que ce complice, lié, sans le savoir, à son fardeau, accompagnait le mort au fond du Tibre. En août, Andrea Capranica blessa grièvement son frère, et fut arrêté dans le palais du duc Cesarini. Enfin, cinq ou six jours avant le supplice des assassins de la Rocca, Paolo Santa-Croce, parent très proche des Cenci, tua sa mère, près de Rome, de seize coups de poignard, avec la complicité de son frère Onofrio. Clément VIII n'hésita plus, et fit signe à ses bourreaux.

Le 11 septembre, à minuit, on avertit les condamnés que l'heure de mourir était venue. Ils sortirent de la prison, au matin, pour se rendre au pont Saint-Ange: Giacomo, nu jusqu'à la ceinture, sur une charrette; Bernardo, en long manteau, et la tête masquée par un capuchon, sur une autre charrette; les femmes, vêtues de deuil, à pied. Giacomo était intrépide. Bernardo, l'enfant de seize ans, sanglotait; Lucrezia semblait une morte qui marche; Béatrice avait une incomparable sérénité. Les deux femmes moururent les premières, décapitées non par la hache, mais par une véritable guillotine dont le dessin a été retrouvé, par M. Bertolotti, aux archives criminelles de plusieurs procès du XVIe et du XVIIe siècles, qui sont encore à l'Archivio romain. Giacomo, que l'on avait tenaillé, chemin faisant, aux deux mamelles, attendait, tout rouge de sang: il fut enfin écartelé.

Clément VIII sortit alors du Quirinal et s'achemina vers Saint-Jean de Latran, où il dit une messe basse pour le repos des trois âmes si criminelles et si malheureuses. Les corps restèrent exposés jusqu'à la nuit: les femmes, sur une tribune entourée de torches flamboyantes, et les débris affreux de Giacomo étalés sur l'échafaud. Quand les premières ombres furent descendues sur Rome, la confrérie des Florentins vient prendre Giacomo pour le porter à San-Giovanni-Decollato; la confrérie des Stigmates recueillit, sur leur lugubre chapelle mortuaire, Lucrezia et Béatrice et les porta à San-Francesco. Une foule immense de religieux et de peuple suivait avec un grand bourdonnement de prières. Sur la tête livide de la jeune fille on avait déposé une couronne de fleurs.

Sept jours plus tard, on apprit à Rome un nouveau parricide. Deux frères avaient tué et enterré leur père dans une vigne, où des chiens le découvrirent. «Dieu nous aide! s'écrie le chroniqueur, je crois que la fin du monde approche!» En même temps, on brûlait vif, à Campo di Fiori, un faux capucin convaincu d'hérésie. L'ambassadeur de France n'avait pas permis «qu'on fît de pareilles justices devant son palais, non qu'il veuille du bien aux hérétiques, comme le disent ses ennemis, (c'était l'ambassadeur de Henri IV), mais simplement pour ne pas entendre ni voir de telles personnes».

Rome avait assisté, depuis l'entrée de Charles VIII, à beaucoup de spectacles extraordinaires; au déclin de ce grand siècle, ouvert par Alexandre VI, Jules II et Léon X, la vieille ville sainte n'avait plus guère, pour charmer son ennui, que des tragédies de famille et des auto-da-fé. L'entraînement généreux de la Renaissance avait cessé depuis longtemps, et, sous la dure discipline inaugurée au Concile de Trente, la société romaine, indifférente à la culture de l'esprit, étrangère à l'élégance des mœurs comme aux libertés de l'âme, retournait à la barbarie et à la corruption de l'âge féodal. Ces parricides et ces fratricides, les Cenci, les Santa-Croce, les Massimi, ne sont point des popolani condamnés par leur condition à l'empire des passions brutales: ils sont, par la naissance, placés dans les premiers rangs, fort loin de la foule. Quand une société se gâte par le haut, la décadence politique, la ruine de la civilisation sont irrémédiables.


NOTES:

[1] La Civilisation en Italie au temps de la Renaissance, par Jacob Burckhardt, traduction de M. Schmitt. Paris, 1885; Plon et Nourrit.

[2] Cet ouvrage a deux titres: Geschichte der Renaissance in Italien, et Geschichte der neueren Baukunst; Stuttgart, 1878. Il répond à un projet d'histoire complète de la renaissance, que faisaient attendre les lacunes volontaires de la Culture relativement aux lettres et aux arts de l'Italie. J'essaierai ici, très discrètement, de suppléer au silence ou aux indications trop sommaires du maître sur ces points.

[3] Cette dépêche est sans doute la pièce datée du 15 novembre que vient de publier pour la première fois M. Nitti, dans son ouvrage intitulé: Machiavelli nella vita e nelle dottrine, t. I, p. 253. Les Florentins affirment que l'entreprise des Vénitiens sur Faënza li conduce alla monarchia d'Italia. Les intrigues d'Alexandre VI et de César avaient jeté cette notion de monarchie une dans le courant des idées italiennes. Le premier volume de M. Nitti, le seul qui soit publié jusqu'aujourd'hui, s'arrête à la chute de Machiavel.

[4] Conférence faite au cercle Saint-Simon.

[5] Voyez notre Étude sur l'histoire du Joachimisme dans la Revue historique, mai-juin 1886.

[6] «Elle ne pouvait pas ouïr parler de Dieu, de Notre-Dame, de saint François ou des saints et des saintes, qu'elle ne fût prise aussitôt d'une extase. Beaucoup de fois, elle était suspendue dans une si haute contemplation, qu'elle demeurait ravie tout l'espace d'un jour... Cela fut bien souvent constaté par diverses personnes, qui la voyant dans ces ravissements, la poussaient et la tiraient fortement, et lui faisaient même beaucoup de mal, sans pouvoir parvenir à la faire remuer. Quelquefois elle était suspendue en l'air sans s'appuyer à rien, si ce n'est des deux gros orteils; et elle était si fort élevée, soutenue en l'air par la force de son merveilleux ravissement, qu'il y avait entre elle et la terre l'espace d'un pan; de sorte que bien des fois, pendant qu'elle demeurait dans cette position, on lui baisait le dessous des pieds.» (La vida de la Benaurada Sancta Doucelina, p. 73.)

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos V
La Renaissance italienne et la philosophie de l'histoire 1
L'honnêteté diplomatique de Machiavel 81
Fra Salimbene, franciscain du treizième siècle 107
Le roman de don Quichotte 133
La Fontaine 159
Le Palais pontifical et le gouvernement intérieur de Rome 177
La vérité sur une famille tragique: les Cenci 241

VERSAILLES, IMPRIMERIE CERF ET FILS, 59, RUE DUPLESSIS.

LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF
13, RUE DE MÉDICIS, PARIS


VERSAILLES.—IMPRIMERIE CERF ET Cie, 59, RUE DUPLESSIS.

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