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La Russie en 1839, Volume I

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À ce propos une crainte amère m'est inspirée pour mon pays. Quand le monde, fatigué des demi-mesures, aura fait un pas vers la vérité, quand la religion sera reconnue pour l'affaire importante, unique des sociétés émues non plus pour des intérêts périssables, mais pour les seuls biens réels, c'est-à-dire éternels, Paris, le frivole Paris élevé si haut sous le règne d'une philosophie sceptique, Paris, la folle capitale de l'indifférence et du cynisme, conservera-t-il sa suprématie parmi des générations enseignées par la crainte, sanctifiées par le malheur désabusées par l'expérience et mûries par la méditation?

Il faudrait que la réaction partît de Paris même: pouvons-nous espérer ce prodige? Qui nous assure qu'au sortir de l'époque de destruction, et quand la nouvelle lumière de la foi brillera au coeur de l'Europe, le centre de la civilisation ne sera pas déplacé? Qui nous dit enfin, que la France délaissée dans son impiété ne deviendra pas alors pour les catholiques régénérés ce que fut la Grèce pour les premiers chrétiens: le foyer éteint de l'orgueil et de l'éloquence? De quel droit espérerait-elle une exception? Les nations meurent comme les hommes, et les nations volcans meurent vite.

Notre passé fut si brillant, notre présent est si terne, qu'au lieu d'invoquer témérairement l'avenir, nous devons le redouter. Je l'avoue désormais, je crains pour nous plus que je n'espère, et l'impatience de cette jeunesse française qui, sous le règne sanglant de la Convention, nous promettait tant le triomphes, me paraît aujourd'hui le signal de la décadence. L'état présent avec tous ses inconvénients, est encore un ordre de choses plus heureux pour tous que ne le sera le siècle qu'il nous présage, et dont je m'efforce en vain de détourner ma pensée.

La curiosité que j'ai de voir la Russie et l'admiration que me cause l'esprit d'ordre qui doit présider à l'administration de ce vaste État, ne m'empêchent pas de juger avec impartialité la politique de son gouvernement. La domination de la Russie se bornât-elle aux exigences diplomatiques, sans aller jusqu'à la conquête, me paraîtrait ce qu'il y a de plus redoutable pour le monde. On se trompe sur le rôle que cet état jouerait en Europe: d'après son principe constitutif il représenterait l'ordre; mais d'après le caractère des hommes, il propagerait la tyrannie sous prétexte de remédier à l'anarchie; comme si l'arbitraire remédiait à aucun mal! L'élément moral manque à cette nation; avec ses moeurs militaires et ses souvenirs d'invasions elle en est encore aux guerres de conquêtes, les plus brutales de toutes, tandis que les luttes de la France et des autres nations de l'occident seront dorénavant des guerres de propagande.

Le nombre des passagers que j'ai rencontrés sur le Nicolas Ier est heureusement peu considérable; une jeune princesse D***, née princesse d'A***, accompagne son mari qui retourne à Saint-Pétersbourg; elle est charmante, c'est tout à fait l'héroïne d'une romance écossaise.

Cet aimable ménage revient de Greiffenberg en Silésie; la princesse est aussi accompagnée de son frère, jeune homme agréable. Ils ont passé plusieurs mois en Silésie à essayer en famille le fameux traitement d'eau froide, qu'on y fait subir aux adeptes. C'est plus qu'un remède, c'est un sacrement: c'est le baptême médical.

Dans la ferveur de leur croyance, le prince et la princesse nous ont raconté des résultats surprenants obtenus par ce nouveau moyen de guérison. Cette découverte est due à un paysan qui se croit supérieur à tous les médecins et justifie sa foi par les effets: il croit en lui-même; cet exemple gagne les autres; bien des croyants au nouvel apôtre sont guéris par leur foi.

Une foule d'étrangers de tous les pays affluent à Greiffenberg; on y traite tous les maux, excepté les maladies de poitrine. On vous administre des douches d'eau à la glace, puis on vous roule pendant cinq ou six heures dans de la flanelle. Rien ne résiste à la transpiration que ce traitement provoque au patient, disait le prince.

«Rien ni personne, repris-je.

—Vous vous trompez, répliqua le prince avec la vivacité d'un nouveau converti; sur une multitude de malades, il n'est mort que très-peu de personnes à Greiffenberg. Des princes, des princesses s'établissent près du nouveau sauveur, et quand on a essayé de son remède, l'eau devient une passion.»

Ici le prince D*** interrompt sa narration, il regarde à sa montre et appelle un domestique. Cet homme arrive une grande bouteille d'eau froide à la main, et la lui verse tout entière sur le corps entre son gilet et sa chemise: je n'en croyais pas mes yeux.

Le prince continue la conversation sans paraître remarquer mon étonnement: «Le père du duc régnant de Nassau, dit-il, vient de passer un an à Greiffenberg, il y est arrivé perclus et impotent: l'eau l'a ressuscité; mais comme il prétend à une guérison parfaite, il ignore encore quand il pourra quitter la place. Nul ne sait en arrivant à Greiffenberg combien de temps il y restera; la longueur du traitement dépend du mal et de l'humeur du malade: on ne peut calculer l'effet d'une passion, et cette manière d'employer l'eau devient une passion pour certaines personnes, qui dès lors se fixent indéfiniment près de la source de leur suprême félicité.

—Ainsi ce traitement devient dangereux, non parce qu'il fait du mal, mais parce qu'il fait trop de plaisir.

—Vous vous moquez, mais allez à Greiffenberg, vous reviendrez aussi croyant que je le suis.

—Prince, en écoutant votre récit, je crois; mais quand je réfléchirai je douterai: ces cures merveilleuses ont souvent des suites fâcheuses; des transpirations si violentes finissent par décomposer le sang; que gagneront les malades à changer la goutte en hydropisie? Vous êtes un bien jeune adepte; si vous me paraissiez sérieusement malade, je n'oserais vous parler avec tant de franchise.

—Vous ne m'effrayez nullement, ajouta le prince, je suis si persuadé de l'efficacité du traitement par l'eau froide que je vais fonder chez moi un établissement semblable à celui de Greiffenberg.»

Les Slaves ont une autre manie que celle de l'eau froide, pensais-je tout bas, c'est la passion de toutes les nouveautés. L'esprit de ce peuple d'imitateurs s'exerce sur les inventions des autres.

Outre le prince K*** et la famille D***, une princesse L*** se trouve encore sur notre vaisseau. Cette dame retourne à Pétersbourg; elle en était partie, il y a huit jours, pour se rendre par l'Allemagne à Lausanne en Suisse, où elle comptait rejoindre sa fille près d'accoucher; mais en débarquant à Travemünde, la princesse demande par désoeuvrement la liste des passagers partis pour la Russie par le dernier paquebot: quelle n'est pas sa surprise en y lisant le nom de sa fille? Elle prend des informations auprès du consul de Russie: plus de doute, la mère et la fille s'étaient croisées au milieu de la Mer Baltique.

Tel est le résultat du peu d'exactitude des Russes à écrire. Aujourd'hui la mère retourne à Pétersbourg où sa fille n'aura eu que le temps d'arriver pour ne pas accoucher sur mer.

Cette dame si contrariée est d'une société fort aimable: elle nous fait passer des soirées charmantes en nous chantant d'une voix agréable des airs russes tout nouveaux pour moi. La princesse D*** chante avec elle en partie et même accompagne quelquefois de quelques pas gracieux les airs de danse des Cosaques. Ce spectacle national, ce concert impromptu, suspend les conversations d'une manière amusante, aussi les heures de la nuit et du jour s'écoulent-elles pour nous comme des instants.

Les vrais modèles du bon goût et des manières sociables ne se trouvent que dans les pays aristocratiques. Là, personne ne songe à se donner l'air comme il faut; et c'est l'air comme il faut qui gâte la société dans les lieux sujets aux parvenus. Chez les aristocrates tous les gens qui se trouvent dans une chambre sont tout naturellement placés pour y entrer; destinés à se rencontrer tous les jours, ils s'habituent les uns aux autres: à défaut de sympathie, l'intimité établit entre eux l'aisance, même la confiance; on s'entend à demi mot, chacun reconnaît sa manière de penser dans le langage de tous. On s'arrange les uns des autres pour la vie entière, et cette résignation se change en plaisir; des voyageurs destinés à rester longtemps ensemble, s'entendent mieux que ceux qui ne se rencontrent que pour un moment. De l'harmonie obligée naît la politesse générale qui n'exclut pas la variété: les esprits gagnent à ne marquer leur diversité que par des nuances délicates et l'élégance du discours embellit tout sans nuire à rien, car la vérité des sentiments ne perd rien aux sacrifices qu'exige la délicatesse des expressions. Ainsi grâce à la sécurité qui s'établit dans toute société exclusive, la gêne disparaît et la conversation sans grossièreté devient d'une facilité, d'une liberté ravissante.

Autrefois en France chaque classe de citoyens pouvait jouir de cet avantage; c'était le temps de la bonne causerie. Nous avons perdu ce plaisir par beaucoup de raisons que je ne prétends pas déduire ici, mais surtout par le mélange abusif des hommes de tous états.

Ces hommes se réunissent par vanité au lieu de se chercher par plaisir. Depuis que tout le monde est partout, il n'y a de liberté nulle part, et l'aisance des manières est perdue en France. La gravité, la roideur anglaise, l'ont remplacée, c'est une arme indispensable dans une société mêlée. Mais pour apprendre à s'en servir les Anglais du moins n'ont rien sacrifié, tandis que nous avons perdu des agréments qui faisaient le charme de la vie chez nous. Un homme qui croit ou qui pense à faire croire qu'il est de bonne compagnie parce qu'on le voit dans tel ou tel salon, ne peut plus être un homme aimable, un causeur amusant. La délicatesse réelle est une chose bonne en soi, la délicatesse imitée est une chose mauvaise comme toute affectation.

Notre société nouvelle est fondée sur des idées d'égalité démocratique, et ces idées nous ont apporté l'ennui en guise de nos plaisirs d'autrefois. Ce qui rend la conversation agréable, ce n'est pas de connaître beaucoup de monde, c'est de bien choisir et de bien connaître les personnes qu'on voit habituellement: la société n'est que le moyen; le but est l'intimité. La vie sociale, pour être douce, impose aux individus des freins très-puissants. Dans le monde des salons comme dans les arts, le cheval échappé gâte tout; j'aime le cheval de race, mais quand on est parvenu à le brider et à le dresser; la sauvagerie indomptable n'est pas une force, elle dénote quelque chose d'incomplet dans l'organisation, et ce défaut physique se communique à l'âme. Un jugement sain est la récompense des passions réprimées.

Les intelligences qui produisent des chefs-d'oeuvre ont mûri à l'abri d'une civilisation qu'elles n'ont jamais cessé de respecter, et à laquelle elles doivent le plus précieux de tous leurs avantages, l'équilibre. Rousseau, ce puissant démolisseur, est pourtant conservateur quand il se plaît à la peinture de la vie bourgeoise en Suisse, ou quand il explique l'Évangile aux philosophes incrédules et cyniques qui l'ébranlent et le déconcertent sans le convaincre.

Nos dames russes ont admis dans leur petit cercle, un négociant français qui se trouve parmi les passagers. C'est un homme d'un âge plus que mûr, homme à grandes entreprises, à bateaux à vapeur, à chemins de fer, à prétentions de ci-devant jeune homme, un homme à sourires agréables, à mines gracieuses, à grimaces séduisantes, à gestes bourgeois, à idées arrêtées, à discours préparés: du reste bon diable, causant volontiers et même bien, quand il parle de ce qu'il sait à fond; spirituel, amusant, suffisant; mais tournant facilement à la sécheresse.

Il va en Russie pour électriser quelques esprits en faveur des grandes entreprises industrielles; il voyage dans l'intérêt de plusieurs maisons de commerce françaises, qui se sont associées, dit-il, pour atteindre ce but intéressant, et sa tête, quoique remplie de graves idées commerciales, a place encore pour toutes les romances, chansons et petits couplets à la mode à Paris depuis vingt ans. Avant d'être négociant il a été lancier, et il a conservé de son premier métier des attitudes de beau de garnison assez plaisantes. Il ne parle aux Russes que de la supériorité des Français en tous genres, mais son amour-propre est trop en dehors pour devenir offensant: on en rit, c'est tout ce qu'on lui doit.

Il nous chante le vaudeville en faisant aux femmes des oeillades galantes, il déclame la Parisienne et la Marseillaise, en se drapant d'un air théâtral dans son manteau: son répertoire quelque peu grivois amuse beaucoup nos étrangères. Elles croient faire un voyage à Paris, le mauvais ton français ne les frappe nullement, parce qu'elles n'en connaissent ni la source, ni la portée; ce langage dont la vraie signification leur échappe ne peut les effaroucher; d'ailleurs les personnes vraiment de bonne compagnie sont toujours les plus difficiles à blesser: le soin de leur réhabilitation ne les oblige pas de se gendarmer à tout propos.

Le vieux prince K*** et moi, nous rions sous cape de tout ce qu'on leur fait écouter; elles rient de leur côté avec l'innocence de personnes tout à fait ignorantes, et qui ne peuvent savoir où finit le bon goût, où commence le mauvais en France dans la conversation légère.

Le mauvais ton commence dès qu'on pense à l'éviter; c'est à quoi ne pensent jamais des personnes parfaitement sûres d'elles-mêmes.

Quand la gaîté de l'ex-lancier devient un peu trop vive, les dames russes la calment en chantant à leur tour ces airs nationaux si nouveaux pour nous et dont la mélancolie et l'originalité me charment. C'est surtout la savante marche de l'harmonie qui me frappe dans ces chants antiques; on sent qu'ils viennent de loin.

La princesse L*** nous a chanté quelques airs de Bohémiens russes; et ils m'ont rappelé à mon grand étonnement les boléros espagnols. Les Gitanos d'Andalousie sont de la même race que les Bohémiens russes. Cette population dispersée, on ne sait par quelle cause, dans l'Europe entière a conservé en tous lieux ses habitudes, ses traditions et ses chants nationaux.

Encore une fois pourriez-vous vous figurer une manière plus agréable que la nôtre de passer une journée de voyage en mer?

Cette traversée tant redoutée me divertit au point que j'en prévois la fin avec un véritable regret. D'ailleurs qui ne tremblerait à l'idée d'arriver dans une grande ville, où l'on n'a point d'affaire et où l'on se trouve tout à fait étranger, quoiqu'elle soit encore trop européenne pour qu'on puisse se dispenser d'y voir ce qu'on appelle le monde? Ma passion pour les voyages se refroidit quand je considère qu'ils se composent uniquement de départs et d'arrivées. Mais que de plaisirs et d'avantages on achète par cette peine!! N'y trouvât-on que la facilité de s'instruire sans étude, on ferait encore très-bien de feuilleter les divers pays de la terre en guise de lecture: d'autant qu'on est toujours forcé d'en joindre quelque autre à celle-là.

Quand je me sens près de me décourager au milieu de mes pèlerinages, je me dis: si je veux le but, il faut vouloir le moyen, et je continue; je fais plus, à peine revenu chez moi, je pense à recommencer. Le voyage perpétuel serait une douce manière de passer la vie, surtout pour un homme qui n'est pas d'accord avec les idées qui dominent le monde dans le temps où il vit: changer de pays, équivaut à changer de siècle. C'est une époque bien reculée que j'espère étudier en Russie. L'histoire analysée dans ses résultats, voilà ce qu'un homme apprend en variant ses voyages, et rien ne vaut cet enseignement des faits, appliqué en grand aux besoins de l'esprit.

Quoi qu'il en soit la composition de notre société pendant cette traversée est si amusante que je ne me souviens pas d'avoir rencontré rien de semblable; la réunion de quelques personnes aimables ne suffit pas toujours pour former un cercle amusant; il faut encore des circonstances qui mettent chaque individu en valeur: nous menons ici une vie qui ressemble à la vie de château par le mauvais temps; on ne peut sortir, mais tout ce monde enfermé s'ennuyerait si chacun ne s'efforçait de s'amuser en amusant les autres: ainsi la contrainte qui nous rapproche, tourne à l'avantage de tous, mais c'est grâce à la sociabilité parfaite de quelques-uns des voyageurs que le hasard a rassemblés ici; et surtout à l'aimable autorité du prince K***; sans la violence qu'il nous fit dès les premiers instants du voyage, personne n'aurait rompu la glace, et nous serions restés à nous regarder en silence tout le temps de la traversée: cet isolement devant témoins est triste et gênant: au lieu de cela, on cause jour et nuit, la clarté des jours de vingt-quatre heures fait qu'on trouve à tous moments des personnes prêtes à causer; ces jours sans nuits effacent le temps, on n'a plus d'heures fixes pour dormir; depuis trois heures que je vous écris, j'entends mes compagnons de voyage rire et parler dans la cabine; si j'y descends ils me feront lire des vers et de la prose en français, ils me demanderont de leur conter des histoires de Paris. On ne cesse de m'interroger sur mademoiselle Rachel, sur Duprez, les deux grandes réputations dramatiques du jour; on désire attirer ici ces talents fameux puisqu'on ne peut obtenir la permission d'aller les entendre chez nous.

Quand le lancier français, conquérant et commerçant, se mêle de la conversation, c'est ordinairement pour l'interrompre. Alors on rit, on chante et puis on recommence à danser des danses russes.

Cette gaieté, quelque innocente qu'elle soit, n'en scandalise pas moins deux Américains qui vont à Pétersbourg pour affaires. Ces habitants du nouveau monde ne se permettent pas même de sourire aux folles joies des jeunes femmes de l'Europe; ils ne voient pas que cette liberté est de l'insouciance et que l'insouciance est la sauvegarde des jeunes coeurs. Leur puritanisme se révolte non-seulement devant le désordre, mais devant la joie: ce sont des jansénistes protestants, et pour leur complaire, il faudrait faire de la vie un long enterrement.

Heureusement que les femmes que nous avons à bord ne consentent pas à s'ennuyer pour donner raison à ces marchands pédants. Elles ont des manières plus simples que la plupart des femmes du Nord, qui, lorsqu'elles viennent à Paris se croient obligées de contourner leur esprit pour nous séduire; celles-ci plaisent sans avoir l'air de penser à plaire, leur accent en français me paraît meilleur que celui de la plupart des femmes polonaises: elles chantent peu en parlant et ne prétendent pas corriger notre langue, selon la manie de presque toutes les dames de Varsovie, que j'ai rencontrées autrefois en Saxe et en Bohême, manie qui tient peut-être à la pédanterie des institutrices qu'on fait venir de Genève en Pologne, pour élever les enfants. Les dames russes qui se trouvent avec moi sur le Nicolas Ier, tâchent de parler français comme nous, et à très-peu de nuances près, elles y parviennent.

Hier un accident survenu à la machine de notre bateau servit à mettre au jour le ressort secret des caractères.

Le souvenir toujours présent du naufrage et de l'incendie de ce paquebot, rend les passagers craintifs à l'excès cette année; il faut convenir que la composition de l'équipage n'est guère propre à rassurer les peureux. Un capitaine hollandais, un pilote danois, des matelots saxons ou allemands de l'intérieur des terres: voilà les hommes destinés à faire manoeuvrer notre bâtiment russe.

Hier donc après le dîner, nous étions presque tous réunis sur le pont par un beau temps un peu frais, et nous lisions avec grand plaisir un livre qui fait partie de la bibliothèque du bâtiment, les premières années littéraires de Jules Janin, quand le mouvement des roues s'arrête subitement. Cependant un bruit inusité se fait entendre dans la région de la machine et le bâtiment reste immobile au milieu d'une mer, grâce au ciel, parfaitement calme. On eût dit d'un modèle de vaisseau enclavé dans une table de marbre; plusieurs matelots se mettent à courir vers le fourneau, le capitaine les suit d'un air préoccupé, sans vouloir répondre aux passagers, qui le questionnent du geste et du regard.

Nous nous trouvions au milieu de la mer Baltique, et dans la partie où elle a le plus de largeur, avant l'entrée du golfe de Finlande, au-dessous de celui de Bothnie, par conséquent le plus loin possible de toutes les côtes. Nous n'en apercevions aucune, quoique le temps fût clair.

Nous gardions tous un silence solennel, de sinistres souvenirs troublaient les imaginations; les plus superstitieux étaient les plus agités. Sur l'ordre du capitaine, deux matelots jettent la sonde: «C'est sans doute un écueil sur lequel nous avons touché,» dit une voix de femme, la première qui se fît entendre depuis l'accident; jusque-là les seules paroles qui avaient retenti dans le silence de la peur étaient les ordres assez timides du capitaine dont le son de voix ni l'attitude n'étaient rien moins que rassurants. «La machine est trop chargée de vapeur,» dit une autre voix, «et risque d'éclater.»

À cet instant quelques matelots s'approchent des chaloupes et se mettent en devoir de les détacher.

Je me taisais, mais je pensais: «voilà mes pressentiments réalisés. Ce n'était donc pas par caprice que je voulais renoncer à faire cette traversée» Mes regrets se tournaient vers Paris.

La princesse L***, dont la santé est délicate, éclate en sanglots; elle tombe en faiblesse, on l'entend murmurer, à demi évanouie, ces mots interrompus par des pleurs: «Mourir si loin de mon mari!»—«Pourquoi le mien est-il ici,» s'écrie la jeune princesse D***, en se serrant contre le bras du prince, avec un calme qu'on n'aurait pas attendu d'elle, à voir sa figure et sa tournure délicates. C'est une femme frêle, élégante, aux yeux bleus et tendres, à la voix sonore, mais faible, à la taille élevée et svelte. Cette ombre ossianique était devenue en présence du danger, une héroïne prête à tout souffrir, à tout affronter.

Le gros et aimable prince K*** n'a changé ni de visage, ni de place; il serait tombé de son fauteuil de sangle dans la mer sans se déranger. L'ex-lancier français, devenu négociant et resté comédien, faisant le beau en dépit du temps, le gai malgré le péril, se mit à fredonner un air de vaudeville. Cette bravade m'a déplu, et fait rougir pour la France, où la vanité cherche, à propos de tout, des moyens d'effet; la vraie dignité morale n'exagère rien, pas même l'insouciance du danger; les Américains ont continué leur lecture; j'observais tout le monde.

Enfin le capitaine est venu nous dire que l'écrou principal d'un des pistons de la machine était cassé; qu'on allait le remplacer et que dans un quart d'heure nous marcherions comme auparavant.

À cette nouvelle, la peur que chacun avait dissimulée à sa manière, se trahit par l'explosion d'une gaieté générale. Tous racontèrent ce qu'ils avaient pensé, redouté; tous rirent les uns des autres; ceux qui avouèrent le plus naïvement leurs craintes furent les plus épargnés; ainsi cette soirée commencée tristement, se prolongea dans les plaisanteries les plus piquantes, dans les danses et les chants jusqu'à plus de deux heures du matin.

Le respect scrupuleux que je professe pour la vérité, me force à vous avouer qu'en cette occasion, l'attitude, la physionomie, le langage, toute la conduite enfin de notre capitaine hollandais n'a que trop confirmé à mes yeux le mal que j'avais entendu dire de lui avant de m'embarquer sur son bord.

Au moment de nous séparer pour le reste de la nuit, le prince K*** m'adressa des compliments sur le plaisir que je paraissais prendre à entendre ses histoires: on reconnaît l'homme bien élevé, disait-il, à la manière dont il a l'air d'écouter.

«Prince, lui répliquai-je, le meilleur moyen d'avoir l'air d'écouter, c'est d'écouter.»

Cette réponse répétée par le prince fut vantée au delà de son mérite. Rien n'est perdu, et chaque pensée double de valeur avec des personnes spirituellement bienveillantes.

Le charme de l'ancienne société française tenait surtout à l'art de faire valoir les autres; c'est pourtant cette société perdue qui nous valut autant de conquêtes qu'en ont faites la bravoure de nos soldats et le génie de nos généraux. Si cet art bienveillant est à peu près inconnu parmi nous aujourd'hui, c'est qu'il faut plus de finesse d'esprit pour louer que pour dénigrer. Qui sait tout apprécier ne dédaigne rien et se refuse la moquerie; mais où l'envie domine, le dénigrement prend la place de tout: c'est de la jalousie déguisée en gaieté, et qui prend le masque du bon sens; le faux bon sens est toujours moqueur: tels sont les mauvais sentiments qui aujourd'hui chez nous conspirent contre l'agrément de la vie sociale. À force de simuler le bien, la vraie politesse le réalisait; elle équivaut pour moi à toutes les vertus.

Voici deux histoires qui vous prouveront combien l'attention dont on me loue est peu méritoire.

Nous passions tantôt devant l'île de Dago à la pointe de l'Esthonie. L'aspect de cette terre est triste, c'est une froide solitude, la nature y paraît stérile et nue plutôt que puissante et sauvage; elle semble vouloir repousser l'homme par l'ennui plus que par la force. «Il s'est passé là une étrange scène, nous dit le prince K***.

—À quelle époque?

—Il n'y a pas bien longtemps: c'était sous l'Empereur Paul.

—Contez-nous-la.»

Le prince prit la parole… mais moi je suis fatigué, il est cinq heures du matin: je vais sur le pont faire la conversation avec ceux de nos causeurs que je trouverai disponibles; puis je me coucherai. Ce soir je vous écrirai l'histoire du baron de Sternberg très-bien racontée par le prince K***.

LETTRE SIXIÈME.

Histoire du baron Ungern de Sternberg.—Ses crimes; sa punition sous l'empereur Paul.—Type des héros de lord Byron.—Parallèle de Walter Scott et de Byron.—Le roman historique.—Autre histoire racontée par le prince K***.—Mariage de l'Empereur Pierre.—Obstination du boyard Romodanowski.—L'Empereur cède.—Influence de la religion grecque sur les peuples.—Indifférence des Russes pour la vérité.—La tyrannie vit de mensonge.—Le cadavre d'un Croï dans l'église de Revel depuis la bataille de Narva.—L'Empereur Alexandre trompé.—La Russie défendue contre un Russe.—Inquiétude des Russes relativement à l'opinion des étrangers.—Peur qu'on a de moi.—L'espion savant trompé.

     Ce 9 juillet 1839, à huit heures du soir, à bord du paquebot le
     Nicolas Ier
.

N'oubliez pas que c'est le prince K*** qui parle.

«Un baron Ungern de Sternberg avait longtemps parcouru l'Europe en homme d'esprit qu'il était et ses voyages avaient fait de lui tout ce qu'il pouvait devenir, c'est-à-dire un grand caractère développé par l'expérience et par l'étude.

«Revenu à Saint-Pétersbourg, c'était sous l'Empereur Paul, une disgrâce non motivée le décide à quitter la cour; il se renferme dans l'île de Dago dont il était le seigneur, et retiré, au milieu de cette sauvage souveraineté, il jure une haine à mort au genre humain tout entier, pour se venger de l'Empereur, de cet homme qui lui représente à lui seul les hommes.

«Ce personnage, qui était vivant à l'époque de notre enfance, a pu servir de modèle à plus d'un héros de lord Byron.

«Relégué dans son île, il affecte soudain la passion de l'étude; et pour se livrer en liberté, dit-il, à ses travaux scientifiques, il fait ajouter à son manoir une tour très-élevée dont vous pouvez distinguer les murs avec une lunette d'approche.»

Ici le prince s'interrompit, et nous reconnûmes la tour de Dago.

Le prince reprit: «Il appela ce donjon sa bibliothèque, et le surmonta d'une espèce de lanterne, vitrée de tous côtés comme un belvédère, comme un observatoire, ou plutôt comme un phare. Il ne pouvait, répétait-il souvent à son monde, travailler que la nuit et que dans ce lieu solitaire. C'est là qu'il se retirait pour se recueillir et pour trouver la paix.

«Les seuls hôtes admis dans sa retraite étaient un fils unique, encore enfant, et le gouverneur de ce fils.

«Vers minuit, lorsqu'il les croyait tous deux endormis, il s'enfermait à certains jours dans son laboratoire: la tour vitrée était alors éclairée par une lampe tellement éclatante que de loin on la prenait pour un signal. Ce phare, qui n'en était pas un, était destiné à tromper les vaisseaux étrangers qui risquaient de se perdre sur l'île, si leur capitaine, venant de loin, ne connaissait pas parfaitement chaque point de la côte qu'il faut longer pour entrer dans le périlleux golfe de Finlande.

«Cette erreur est précisément ce qui faisait l'espoir du terrible baron. Bâtie sur un écueil au milieu d'une mer redoutable, la perfide tour devenait le point de mire des pilotes inexpérimentés; et les malheureux, égarés par le faux espoir qu'on faisait luire à leurs yeux, rencontraient la mort en croyant trouver un abri contre l'ouragan.

«Vous jugez que la police de la mer était mal faite alors en Russie.

«Dès qu'un vaisseau était près de naufrager, le baron descendait sur la plage, s'embarquait en secret avec quelques hommes habiles et déterminés qu'il entretenait pour le seconder dans ses expéditions nocturnes; il recueillait les marins étrangers, les achevait dans l'ombre au lieu de les secourir, et après les avoir étranglés, il pillait leur bâtiment; le tout moins par cupidité que par pur amour du mal, par un zèle désintéressé pour la destruction.

«Doutant de tout et surtout de la justice, il regardait le désordre moral et social comme ce qu'il y avait de plus analogue à l'état de l'homme ici-bas, et les vertus civiles et politiques comme des chimères nuisibles puisqu'elles ne font que contrarier la nature sans la dompter.

«Il prétendait, en décidant du sort de ses semblables, s'associer aux vues de la Providence qui se plaît, disait-il, à tirer la vie de la mort.

«Un soir, vers la fin de l'automne, à l'époque les plus longues nuits de l'année, il avait exterminé, selon sa coutume, l'équipage d'un vaisseau marchand hollandais; et depuis plusieurs heures les forbans qu'il nourrissait à titre de gardes, parmi les serviteurs attachés à sa maison, s'occupaient à transporter à terre le reste de la cargaison du bâtiment échoué, sans remarquer que, pendant le massacre, le capitaine profitant de l'obscurité, s'était sauvé dans une chaloupe où l'avaient suivi quelques matelots de son bord.

«Vers le point du jour, l'oeuvre de ténèbres du baron et de ses sicaires n'était pas achevée, lorsqu'un signal annonce l'approche d'un canot; aussitôt on ferme les portes secrètes des souterrains où le produit du pillage est déposé et le pont-levis s'abaisse devant l'étranger.

«Le seigneur, avec l'hospitalité élégante qui est un trait caractéristique et ineffaçable des moeurs russes, se hâte d'aller recevoir le chef des nouveaux débarqués: affectant la plus parfaite sécurité, il s'était rendu pour l'attendre dans une salle voisine de l'appartement de son fils; le gouverneur de l'enfant était couché alors, et dangereusement malade. La porte de la chambre de cet homme qui donnait dans la salle, était restée ouverte. On annonce le voyageur.

«Monsieur le baron,» dit cet homme d'un air d'assurance très-imprudent, «vous me connaissez; néanmoins vous ne pouvez me reconnaître, car vous ne m'avez vu qu'une fois et dans l'obscurité. Je suis le capitaine du vaisseau dont l'équipage vient en partie de périr sous vos murs: c'est à regret que je rentre chez vous; mais je suis forcé de vous dire que plusieurs de vos gens ont été reconnus dans la mêlée, et que vous-même vous avez été vu cette nuit égorgeant de votre main un de mes hommes.»

«Le baron, sans répondre, va fermer à petit bruit la porte de la chambre du gouverneur de son fils. L'étranger continue: «Si je vous parle de la sorte, c'est parce que mon intention n'est pas de vous perdre; je veux seulement vous prouver que vous êtes dans ma dépendance. Rendez-moi ma cargaison et mon bâtiment, qui tout endommagé qu'il est, peut encore me conduire jusqu'à Saint-Pétersbourg, je vous promets le secret auquel je m'engage par serment. Si le désir de la vengeance me dominait, je me serais jeté à la côte pour aller vous dénoncer dans le premier village. La démarche que je fais auprès de vous vous prouve le désir que j'ai de vous sauver en vous avertissant du danger auquel vous exposent vos crimes.»

«Le baron garde toujours un profond silence; l'expression de son visage est grave, mais elle n'a rien de sinistre: il demande un peu de temps pour réfléchir au parti qu'il doit prendre, et il se retire en disant que dans un quart d'heure il rapportera sa réponse.

«Quelques minutes avant l'expiration du délai convenu, il rentre inopinément dans la salle par une porte secrète, se jette sur le téméraire étranger et le poignarde!…

«L'ordre avait été donné d'égorger en même temps jusqu'au dernier homme de l'équipage: le silence un instant troublé par tant de meurtres recommence à régner dans ce repaire. Mais le gouverneur de l'enfant avait tout entendu: il écoute encore… il ne distingue plus que les pas du baron et le ronflement des corsaires roulés dans leur peau de mouton et couchés sur les marches de la tour.

«Le baron inquiet et soupçonneux rentre dans la chambre de cet homme, il l'examine longtemps avec une attention scrupuleuse: debout, près du lit, le poignard encore sanglant à la main, il épie les moindres signes qui pourraient trahir la feinte: à la fin il le croit profondément endormi et se décide à le laisser vivre.—La perfection dans le crime est aussi rare qu'en toute autre chose,» nous dit le prince K***, en interrompant sa narration.

Nous gardions le silence, car nous étions impatients de savoir la fin de l'histoire; il continue:

«Les soupçons de ce gouverneur étaient éveillés depuis longtemps; sitôt que les premiers mots du capitaine hollandais arrivèrent à son oreille, il s'était relevé pour être témoin du meurtre dont il vit toutes les circonstances à travers les fentes de la porte, fermée à la clef par le baron. Il eut, l'instant d'après, comme vous venez de le voir, assez de sang-froid pour tromper l'assassin et pour sauver sa vie. Resté seul enfin, il se lève et s'habille malgré la fièvre, il descend par une fenêtre avec des cordes, détache un canot qu'il trouve amarré au pied du rempart, pousse l'esquif en mer, le dirige à lui seul vers le continent, et gagne la terre sans accident: à peine débarqué il va dénoncer le coupable dans la ville la plus voisine.

«L'absence du malade est bientôt remarquée au château de Dago; le baron, aveuglé par le vertige du crime, pense d'abord que le gouverneur de son fils s'est jeté à la mer dans un accès de fièvre chaude; tout occupé à faire chercher le corps, il ne songe pas à fuir. Cependant la corde attachée à la fenêtre, le canot disparu étaient des preuves irrécusables de l'évasion. Le brigand cédant tardivement à l'évidence, allait songer à sa sûreté, quand il se vit assiégé par des troupes envoyées contre lui. C'était le lendemain du dernier massacre: un moment il voulut se défendre; mais trahi par son monde, il fut pris et conduit à Saint-Pétersbourg où l'Empereur Paul le condamna aux travaux forcés à perpétuité. Il est mort en Sibérie.

«Telle fut la triste fin d'un homme qui par le charme de son esprit, la grâce et l'élégance de ses manières avait fait les beaux jours des sociétés les plus brillantes de l'Europe.

«Nos mères pourraient se souvenir de l'avoir trouvé très-aimable.

«Ce fait, bien qu'il nous paraisse romanesque, s'est reproduit assez souvent pendant le moyen âge; je ne vous l'aurais pas raconté, s'il ne se fût passé pour ainsi dire de notre temps; voilà ce qui le rend intéressant. En toutes choses, la Russie est en retard de quatre siècles.»

Quand le prince K*** eut cessé de parler, tout le monde s'écria que le baron de Sternberg était le type des Manfred et des Lara.

«C'est sans doute,» reprit le prince K***, qui ne craint pas le paradoxe, «parce que Byron a pris ses modèles dans le vrai qu'il nous paraît si peu vraisemblable; en poésie la réalité n'est jamais naturelle.

—C'est si juste,» répliquai-je, «que les mensonges de Walter Scott font plus d'illusion que l'exactitude de Byron.

—Peut-être: mais il faut chercher encore d'autres causes à cette différence,» repartit le prince, «Walter Scott peint, Byron crée, celui-ci ne se soucie pas de la réalité, même lorsqu'il la rencontre, l'autre en a l'instinct, même lorsqu'il invente.

—Ne croyez-vous pas, prince,» repris-je, «que cet instinct de réalité que vous attribuez au grand romancier tient à ce qu'il est souvent commun? Que de détails superflus! que de dialogues vulgaires!… Et malgré cela ce qu'il y a de plus exact dans ses peintures, c'est l'habit de ses personnages et leur chambre.

—Ah! je défends mon Walter Scott,» s'écria le prince K***, «je ne permets pas qu'on insulte un écrivain si amusant.

—C'est justement le genre de mérite que je lui refuse,» repris-je, «un romancier qui a besoin d'un volume pour préparer une scène est tout autre chose qu'amusant. Walter Scott est bien heureux d'être venu à une époque où l'on ne sait plus ce que c'est que de s'amuser.

—Comme il peint le coeur humain,» s'écria le prince D*** (car tout le monde était contre moi).

—Oui,» répliquai-je, «pourvu qu'il ne le fasse point parler; car l'expression lui manque dès qu'il touche aux sentiments passionnés et sublimes; il dessine admirablement les caractères par l'action, car il a plus d'habileté, plus d'observation que d'éloquence; talent philosophique et profond, esprit méthodique et calculateur, il est venu dans son temps et il en a merveilleusement résumé les idées les plus vulgaires, et par conséquent les plus en vogue.

—Le premier il a résolu d'une manière satisfaisante le difficile problème du roman historique: vous ne pouvez lui refuser ce mérite,» ajouta le prince K***.

—C'est le cas d'appliquer le mot: je voudrais que ce fût impossible!» repris-je; «que de notions fausses ont été répandues dans la foule des lecteurs peu érudits par le mélange de l'histoire et du roman!!! Cet alliage est toujours pernicieux, et quoi que vous en puissiez dire, il ne me paraît guère amusant… Quant à moi j'aime mieux, même pour me divertir, lire M. Augustin Thierry que toutes les fables inventées sur des personnages connus… Je vous demande pardon de cet éloge, peu digne d'un si grave écrivain, mais son nom s'est trouvé dans ma pensée comme y serait venu celui d'Hérodote qui ne laisse pas que d'être amusant aussi.

—Si c'est affaire de goût,» interrompit le prince K***, en souriant, «nous n'en disputerons pas plus longtemps.»

Là-dessus, il prend mon bras pour se lever, et me prie de l'aider à descendre vers sa cabine, où il me fait asseoir, et me dit à voix très-basse: «Nous sommes seuls: vous aimez l'histoire; voici un fait d'un ordre plus relevé que celui que je viens de vous conter; c'est à vous seul que je le dis, car devant des Russes on ne peut pas parler d'histoire!… Vous savez,» recommence le prince K***, «que Pierre-le-Grand, après beaucoup d'hésitation, détruisit le patriarcat de Moscou pour réunir sur sa tête la tiare à la couronne. Ainsi, l'autocratie politique usurpa ouvertement la toute-puissance spirituelle, qu'elle convoitait et contrariait depuis longtemps; union monstrueuse, aberration unique parmi les nations de l'Europe moderne. La chimère des papes au moyen âge est aujourd'hui réalisée dans un empire de soixante millions d'hommes, en partie hommes de l'Asie qui ne s'étonnent de rien, et qui ne sont nullement fâchés de retrouver un grand Lama dans leur Czar.

«L'Empereur Pierre veut épouser Catherine la vivandière. Pour accomplir ce voeu suprême, il faut commencer par trouver une famille à la future Impératrice. On va lui chercher en Lithuanie, je crois, ou en Pologne, un gentilhomme obscur, qu'on commence par déclarer grand seigneur d'origine, et que l'on baptise ensuite du titre de frère de la souveraine élue.

«Le despotisme russe, non-seulement compte les idées, les sentiments pour rien, mais il refait les faits, il lutte contre l'évidence et triomphe dans la lutte!!! car l'évidence n'a pas d'avocat chez nous, non plus que la justice, lorsqu'elles gênent le pouvoir.»

Je commençais à m'effrayer de la langue hardie du prince K***.

Singulier pays que celui qui ne produit que des esclaves qui reçoivent à genoux l'opinion qu'on leur fait, des espions qui n'en ont aucune, afin de mieux saisir celle des autres, ou des moqueurs qui exagèrent le mal; autre manière très-fine d'échapper au coup d'oeil observateur des étrangers; mais cette finesse même devient un aveu; car chez quel autre peuple a-t-on jamais cru nécessaire d'y avoir recours? Tandis que ces réflexions me passaient par l'esprit, le prince poursuivait le cours de ses observations philosophiques: il a été élevé à Rome, et penche vers la religion catholique, comme tout ce qui a de l'indépendance d'esprit et de la piété en Russie.

«Le peuple et même les grands, résignés spectateurs de cette guerre à la vérité, en supportent le scandale, parce que le mensonge du despote, quelque grossière que soit la feinte, paraît toujours une flatterie à l'esclave. Les Russes, qui souffrent tant de choses, ne souffriraient pas la tyrannie, si le tyran ne faisait humblement semblant de les croire dupes de sa politique. La dignité humaine, abîmée sous le gouvernement absolu, se prend à la moindre branche qu'elle peut saisir dans le naufrage: l'humanité veut bien se laisser dédaigner, bafouer, mais elle ne veut pas se laisser dire en termes explicites qu'on la dédaigne et qu'on la bafoue. Outragée par les actions, elle se sauve dans les paroles. Le mensonge est si avilissant, que forcer le tyran à l'hypocrisie, c'est une vengeance qui console la victime. Misérable et dernière illusion du malheur, qu'il faut pourtant respecter de peur de rendre le serf encore plus vil et le despote encore plus fou!…

«Il existait une ancienne coutume, d'après laquelle, dans les processions solennelles, le patriarche de Moscou faisait marcher à ses côtés les deux plus grands seigneurs de l'Empire. Au moment du mariage, le czar-pontife résolut de choisir pour acolytes dans le cortége de cérémonie, d'un côté un boyard fameux, et de l'autre le nouveau beau-frère qu'il venait de se créer; car en Russie la puissance souveraine fait plus que des grands seigneurs, elle suscite des parents à qui n'en avait point; elle traite les familles comme des arbres qu'un jardinier peut élaguer, arracher, ou sur lesquels il peut greffer tout ce qu'il veut. Chez nous le despotisme est plus fort que nature, l'Empereur est non-seulement le représentant de Dieu, il est la puissance créatrice elle-même; puissance plus étendue que celle de notre Dieu; car celui-ci ne fait que l'avenir, tandis que l'Empereur refait le passé! La loi n'a point d'effet rétroactif, le caprice du despote en a un.

«Le personnage que Pierre voulait adjoindre au nouveau frère de l'Impératrice était le plus grand seigneur de Moscou, et, après le Czar, le principal personnage de l'Empire; il s'appelait le prince Romodanowski… Pierre lui fit dire par son premier ministre qu'il eût à se rendre à la cérémonie pour marcher à la procession à côté de l'Empereur, honneur que le boyard partagerait avec le nouveau frère de la nouvelle Impératrice.

«C'est bien, répondit le prince, mais de quel côté le Czar veut-il que je me place?

«—Mon cher prince,» répond le ministre courtisan, «pouvez-vous le demander? Le beau-frère de Sa Majesté ne doit-il pas avoir la droite?

«—Je ne marcherai pas,» répond le fier boyard.

«Cette réponse rapportée au Czar, provoque un second message:

«Tu marcheras,» lui fait dire le tyran, un moment démasqué par la colère, «tu marcheras ou je te fais pendre!

«—Dites au Czar[14],» réplique l'indomptable Moscovite, «que je le prie de commencer par mon fils unique qui n'a que quinze ans; il se pourrait que cet enfant, après m'avoir vu périr, consentît par peur à marcher à la gauche du souverain, tandis que je suis assez sûr de moi pour ne jamais faire honte au sang des Romodanowski, ni avant ni après l'exécution de mon enfant.»

Le Czar, je le dis à sa louange, céda; mais par vengeance contre l'esprit indépendant de l'aristocratie moscovite, il fit de Pétersbourg non un simple port sur la mer Baltique, mais la ville que nous voyons.

«Nicolas,» ajouta le prince K***, «n'eût pas cédé; il eût envoyé le boyard et son fils aux mines, et déclaré, par un ukase conçu dans les termes légaux, que ni le père ni le fils ne pourraient avoir d'enfants; peut-être aurait-il décrété que le père n'avait point été marié; il se passe de ces choses en Russie assez fréquemment encore, et ce qui prouve qu'il est toujours permis de les faire, c'est qu'il est défendu de les raconter.»

Quoi qu'il en soit, l'orgueil du noble Moscovite donne parfaitement l'idée de la singulière combinaison dont est sortie la société russe actuelle: ce composé monstrueux des minuties de Bysance et de la férocité de la horde, cette lutte de l'étiquette du Bas-Empire et des vertus sauvages de l'Asie a produit le prodigieux État que l'Europe voit aujourd'hui debout, et dont elle ressentira peut-être demain l'influence sans pouvoir en comprendre les ressorts.

Vous venez d'assister à l'humiliation du pouvoir arbitraire, bravé de front par l'aristocratie. Ce fait et bien d'autres m'autorisent à soutenir que l'aristocratie est ce qu'il y a de plus opposé au despotisme d'un seul, à l'autocratie; l'âme de l'aristocratie est l'orgueil, tandis que le génie de la démocratie est l'envie. Vous allez voir combien un autocrate est facile à tromper.

Ce matin nous avons passé devant Revel. La vue de cette terre, qui n'est russe que depuis assez peu de temps, nous a rappelé le grand nom de Charles XII et la bataille de Narva. Dans cette bataille mourut un Français, le prince de Croï, qui combattait pour le Roi de Suède. On porta son corps à Revel, où il ne put être enterré, parce que pendant la campagne il avait contracté des dettes dans cette province, et qu'il ne laissait pas de quoi les acquitter. D'après une ancienne loi, ou plutôt une coutume du pays, on déposa son corps dans l'église de Revel, en attendant que les héritiers pussent satisfaire les créanciers.

Ce cadavre est encore aujourd'hui dans la même église, où il fut déposé il y a plus de cent ans.

Le capital de la dette primitive s'est augmenté d'abord des intérêts, puis de la somme destinée chaque jour à l'entretien du corps, très-mal entretenu. La créance principale, les frais et les intérêts accumulés ont produit une dette totale si énorme, qu'il est peu de fortunes aujourd'hui qui pourraient suffire à l'acquitter.

Or, il y a une vingtaine d'années que l'Empereur Alexandre passait par Revel; en visitant l'église principale de cette ville, il aperçoit le cadavre, et se récrie contre ce hideux spectacle: on lui conte l'histoire du prince de Croï; il ordonne que le corps soit mis en terre le lendemain, et l'église purifiée.

Le lendemain l'Empereur part et le corps du prince de Croï est porté au cimetière; à la vérité le surlendemain il était replacé dans l'église à l'endroit même où l'avait laissé l'Empereur.

S'il n'y a pas de justice en Russie, vous voyez qu'il y a des habitudes plus fortes que la loi suprême.

Ce qui m'a le plus amusé pendant cette trop courte traversée, c'est que je me suis vu sans cesse obligé de justifier la Russie contre le prince K***. Ce parti que j'ai pris sans aucun calcul, uniquement pour obéir à mon instinct d'équité, m'a valu la bienveillance de tous les Russes qui nous entendent causer. La sincérité des jugements que cet aimable prince K*** porte sur son pays me prouve au moins qu'en Russie quelqu'un peut avoir son franc parler. Quand je lui dis cela, il me répond qu'il n'est pas Russe!! Singulière prétention!… Russe ou étranger, il dit ce qu'il pense, parce qu'il a occupé de grands emplois, dissipé deux fortunes, usé la faveur de plusieurs souverains, parce qu'il est vieux, malade et particulièrement protégé par une personne de la famille impériale qui sait trop bien ce que c'est que l'esprit pour le craindre. D'ailleurs pour éviter la Sibérie il prétend qu'il écrit des Mémoires, et qu'à mesure qu'il termine un volume il le dépose en France. L'Empereur craint la publicité comme la Russie craint l'Empereur. Je ne cesse d'écouter le prince K*** avec l'intérêt qu'il mérite; je le trouve un homme des plus intéressants dans la conversation; mais j'appelle souvent de ses arrêts.

Je suis frappé de l'excessive inquiétude des Russes à l'égard du jugement qu'un étranger pourrait porter sur eux; on ne saurait montrer moins d'indépendance; l'impression que leur pays doit produire sur l'esprit d'un voyageur les préoccupe sans cesse. Où en seraient les Allemands, les Anglais, les Français, tous les peuples de l'Europe, s'ils se laissaient aller à tant de puérilité? Si les épigrammes du prince K*** révoltent ses compatriotes, c'est bien moins parce qu'elles blessent en eux une affection sérieuse, qu'à cause de l'influence qu'elles peuvent exercer sur moi qui suis un homme important à leurs yeux, parce qu'on leur a dit que j'écrivais mes voyages.

«N'allez pas vous laisser prévenir contre la Russie par ce mauvais Russe, n'écrivez pas sous l'impression de ses mensonges, c'est pour faire de l'esprit français à nos dépens qu'il parle comme vous l'entendez parler; mais, au fond, il ne pense pas un mot de ce qu'il vous dit.»

Voilà ce qu'on me répète tout bas dix fois le jour. Ma pensée est comme un trésor où chacun ne croit le droit de puiser à son profit; aussi je sens mes pauvres idées se brouiller, et à la fin de la journée je doute moi-même de mon opinion: c'est ce qui plaît aux Russes; quand nous ne savons plus que dire ni que penser de leur pays ils triomphent.

Il me semble qu'ils se résigneraient à être effectivement plus mauvais et plus barbares qu'ils ne sont, pourvu qu'on les crût meilleurs et plus civilisés. Je n'aime pas les esprits disposés à faire si bon marché de la vérité; la civilisation n'est point une mode, une ruse, c'est une force qui a son résultat, une racine qui pousse sa tige, produit sa fleur et porte son fruit.

«Du moins vous ne nous appellerez pas les barbares du Nord, comme font vos compatriotes…» Voilà ce qu'on me dit chaque fois qu'on me voit amusé ou touché de quelque récit intéressant, de quelque mélodie nationale, de quelque beau trait de patriotisme, de quelque sentiment noble et poétique attribué à un Russe.

Moi je réponds à toutes ces craintes par des compliments insignifiants; mais je pense tout bas que j'aimerais mieux les barbares du Nord que les singes du Midi.

Il y a des remèdes à la sauvagerie primitive, il n'y en a point à la manie de paraître ce qu'on n'est pas.

Une espèce de savant russe, un grammairien, traducteur de plusieurs ouvrages allemands, professeur à je ne sais quel collége, s'est approché de moi le plus qu'il a pu pendant ce voyage. Il vient de parcourir l'Europe, et retourne en Russie plein de zèle, dit-il, pour y propager ce qu'il y a de bon dans les idées modernes des peuples de l'Occident. La liberté de ses discours m'a paru suspecte; ce n'est pas le luxe d'indépendance du prince K***, c'est un libéralisme étudié et calculé pour faire parler les autres. J'ai pensé qu'il devait toujours se rencontrer quelque savant de cette espèce aux approches de la Russie, dans les auberges de Lubeck, sur les bateaux à vapeur, et même au Havre, qui, grâce à la navigation de la mer du Nord et de la mer Baltique, devient frontière moscovite.

Cet homme a tiré de moi fort peu de chose. Il désirait surtout savoir si j'écrirais mon voyage, et m'offrait obligeamment le secours de ses lumières. Je ne l'ai guère questionné; ma réserve n'a pas laissé que de lui causer un certain étonnement mêlé de satisfaction, et je l'ai quitté bien persuadé «que je voyage uniquement afin de me distraire, et cette fois sans avoir l'intention de publier la relation d'une course qui sera si rapide, qu'elle ne me permettra pas de recueillir une quantité de détails suffisante pour intéresser le public.»

Il m'a paru tranquillisé par cette assurance, que je lui ai donnée sous toutes les formes, directement et indirectement. Mais son inquiétude, que j'ai su calmer, a éveillé la mienne. Si je veux écrire ce voyage, je dois m'attendre à inspirer de l'ombrage au gouvernement le plus fin et le mieux servi du monde par ses espions. C'est toujours désagréable; je cacherai mes lettres, je me tairai, mais je n'affecterai rien; en fait de masque, celui qui trompe le mieux, c'est encore le visage découvert.

Ma prochaine lettre sera datée de Pétersbourg.

LETTRE SEPTIÈME.

La marine russe.—Orgueil qu'elle inspire aux gens du pays.—Mot de lord Durham.—Évolutions des apprentis.—Grands efforts pour un petit résultat.—Cachet du despotisme.—Kronstadt.—Naufrage risible.—Douane russe.—Tristesse de la nature aux approches de Pétersbourg.—Souvenirs de Rome.—Nom donné par les Anglais aux vaisseaux de la marine royale.—Découragement.—Pensée de Pierre Ier.—Les Génois.—Ile de Kronstadt.—Batteries de la forteresse.—Leur efficacité.—Plusieurs espèces de Russes de salon.—Difficultés du débarquement pour les voitures.—Abrutissement des employés inférieurs.—Interrogatoire subi par devant les délégués de la police et de la douane.—Lenteurs des douaniers.—Mauvaise humeur des seigneurs russes.—Leur jugement sur la Russie.—Le chef suprême des douaniers.—Ses manières dégagées.—Nouvel examen.—L'Empereur n'y peut rien.—Changement subit dans les manières de mes compagnons de voyage.—Ils me quittent sans me dire adieu.—Ma surprise.

Pétersbourg, ce 10 juillet 1839.

Aux approches de Kronstadt, forteresse sous-marine, dont les Russes s'enorgueillissent, à juste titre, on voit le golfe de Finlande s'animer tout à coup: les imposants navires de la marine impériale le sillonnent en tous sens: c'est la flotte de l'Empereur: elle reste gelée dans le port pendant plus de six mois de l'année, et pendant les trois mois d'été tous les cadets de marine s'exercent à la faire manoeuvrer entre Saint-Pétersbourg et la mer Baltique. Voilà comme on emploie pour l'instruction de la jeunesse, le temps que le soleil accorde à la navigation, sous ces latitudes. Avant d'arriver aux environs de Kronstadt, nous voguions sur une mer presque déserte et qui n'était égayée de loin en loin que par l'apparition de quelques rares vaisseaux marchands ou par la fumée encore plus rare des pyroscaphes. Pyroscaphe est le nom savant qu'on donne aux bateaux à vapeur dans la langue maritime adoptée par une partie de l'Europe.

La mer Baltique avec ses teintes peu brillantes, avec ses eaux peu fréquentées, annonce le voisinage d'un continent dépeuplé par les rigueurs du climat. Là des côtes stériles sont en harmonie avec une mer froide et vide, et la tristesse du sol, du ciel, la teinte froide des eaux, glace le coeur du voyageur.

À peine va-t-il toucher à ce rivage peu attrayant qu'il voudrait déjà s'en éloigner; il se rappelle en soupirant le mot d'un favori de Catherine à l'Impératrice qui se plaignait des effets du climat de Pétersbourg sur sa santé: «Ce n'est pas la faute du bon Dieu, Madame, si les hommes se sont obstinés à bâtir la capitale d'un grand Empire dans une terre destinée par la nature à servir de patrie aux ours et aux loups!»

Mes compagnons de voyage m'ont expliqué avec orgueil les récents progrès de la marine russe. J'admire ce prodige sans l'apprécier comme ils l'apprécient. C'est une création ou plutôt une récréation de l'empereur Nicolas. Ce prince s'amuse à réaliser la pensée dominante de Pierre Ier; mais quelque puissant que soit un homme, il est bien forcé tôt ou tard de reconnaître que la nature est plus forte que tous les hommes. Tant que la Russie ne sortira pas de ses limites naturelles, la marine russe sera le hochet des Empereurs: rien de plus!..

On m'a expliqué que pendant la saison des exercices nautiques, les plus jeunes élèves restent à faire leurs évolutions aux environs de Kronstadt, tandis que les habiles poussent leurs voyages de découvertes jusqu'à Riga, quelquefois même jusqu'à Copenhague. Que dis-je? deux vaisseaux russes dont sans doute la manoeuvre est dirigée par des étrangers, ont déjà fait, ou se disposent à faire le tour du monde.

Malgré l'orgueil courtisan avec lequel les Russes me vantaient les prodiges de la volonté du maître qui veut avoir et qui a une marine impériale, dès que je sus que les vaisseaux que je voyais étaient là uniquement pour l'instruction des élèves, un secret ennui éteignit ma curiosité. Je me crus à l'école, et la vue de ce golfe uniquement animé par l'étude ne m'a plus causé qu'une inexprimable impression de tristesse.

Ce mouvement qui n'a pas sa nécessité dans les faits, qui n'est ni le résultat de la guerre, ni le résultat du commerce, m'a semblé une parade. Or Dieu sait et les Russes savent si la parade est un plaisir!.. Le goût des revues est poussé en Russie jusqu'à la manie: et voilà qu'avant d'entrer dans cet empire des évolutions militaires, il faut que j'assiste à une revue sur l'eau!!… Je n'en veux pas rire: la puérilité en grand me paraît une chose épouvantable; c'est une monstruosité qui n'est possible que sous la tyrannie, dont elle est la révélation la plus terrible peut-être!… Partout ailleurs que sous le despotisme absolu, quand les hommes font de grands efforts c'est pour arriver à un grand but: il n'y a que chez les peuples aveuglément soumis que le maître peut ordonner d'immenses sacrifices pour produire peu de chose.

La vue des forces maritimes de la Russie, réunies pour l'amusement du Czar, l'orgueil de ses flatteurs et l'instruction de ses apprentis à la porte de sa capitale, ne m'a donc causé qu'une impression pénible. J'ai senti au fond de cet exercice de collége une volonté de fer employée à faux, et qui opprime les hommes pour se venger de ne pouvoir vaincre les choses. Des vaisseaux qui seront nécessairement perdus en peu d'hivers sans avoir servi me représentent, non la force d'un grand pays, mais les sueurs inutilement versées du pauvre peuple; l'eau glacée plus de la moitié de l'année est le plus redoutable ennemi de cette marine de guerre. Chaque automne, au bout de trois mois d'exercice, l'écolier rentre dans sa cage, le jouet dans sa boîte et la gelée fait seule une guerre sérieuse aux finances impériales.

Lord Durham l'a dit à l'Empereur lui-même, et par cette franchise il le blessait dans l'endroit le plus sensible de son coeur dominateur: «Les vaisseaux de guerre des Russes sont les joujoux de l'Empereur de Russie.»

Quant à moi, ce colossal enfantillage ne me dispose nullement à l'admiration pour ce que je vais trouver dans l'intérieur de l'Empire. Pour admirer la Russie en y arrivant par eau, il faudrait oublier l'entrée de l'Angleterre par la Tamise; c'est la mort et la vie.

En jetant l'ancre devant Kronstadt, nous apprîmes qu'un des beaux vaisseaux que nous avions vu manoeuvrer autour de nous, l'instant d'auparavant, venait d'échouer sur un banc de sable. Ce naufrage sans danger n'était grave que pour le capitaine qui s'attendait à être cassé le lendemain; et peut-être puni plus sévèrement. Le prince K*** me disait tout bas que ce malheureux aurait mieux fait de périr avec son vaisseau. L'équipage moins exposé aux réprimandes n'était pas de cet avis, ni notre compagne de voyage: la princesse L***.

Cette dame a un fils embarqué en ce moment sur le malencontreux vaisseau. Très-inquiète, elle allait s'évanouir encore une fois comme elle avait fait la veille lors de l'accident arrivé à la machine de notre bâtiment; mais elle fut rassurée à temps par le gouverneur de Kronstadt qui vint lui donner de bonnes nouvelles.

Les Russes me répètent sans cesse qu'il faut passer au moins deux ans en Russie avant de se permettre de juger leur pays, le plus difficile de la terre à définir.

Mais si la prudence, la patience sont des vertus nécessaires aux voyageurs savants, ou à ceux qui aspirent à la gloire de produire des ouvrages difficiles, moi qui crains ce qui a donné de la peine à écrire parce que cela en donne à lire, je suis résolu à ne pas faire d'un journal un travail. Jusqu'à présent je n'écris que pour vous et pour moi.

J'avais peur de la douane russe, mais on m'assure que mon écritoire sera respectée. Au surplus, pour peindre la Russie telle que je l'entrevois du premier coup d'oeil et pour tout dire selon mon habitude, sans égard aux inconvénients de ma sincérité, je prévois qu'il faudrait casser bien des vitres… je n'en casserai je crois aucunes, la paresse remportera.

Rien n'est triste comme la nature aux approches de Pétersbourg; à mesure qu'on s'enfonce dans le golfe, la marécageuse Ingrie qui va toujours s'aplatissant, finit par se réduire à une petite ligne tremblotante tirée entre le ciel et la mer; cette ligne c'est la Russie… c'est-à-dire une lande humide, basse et parsemée à perte de vue de bouleaux qui ont l'air pauvres et malheureux. Ce paysage uni, vide, sans accidents, sans couleur, sans bornes et pourtant sans grandeur, est tout juste assez éclairé pour être visible. Ici la terre grise est bien digne du pâle soleil qui l'éclaire, non d'en haut, mais de côté, presque d'en bas: tant ses rayons obliques forment un angle aigu avec la surface de ce sol, disgracié du créateur. En Russie, les plus beaux jours de l'année sont bleuâtres. Si les nuits ont une clarté qui étonne, les jours conservent une obscurité qui attriste.

Kronstadt avec sa forêt de mâts, ses substructions et ses remparts de granit, interrompt noblement la monotone rêverie du pèlerin qui vient comme moi demander des tableaux à cette terre ingrate. Je n'ai rencontré aux approches d'aucune grande ville rien d'aussi triste que les bords de la Néva. La campagne de Rome est un désert: mais que d'accidents pittoresques, que de souvenirs, que de lumière, que de feu, de poésie: si vous me passiez le mot, je dirais que de passion animent cette terre biblique! Avant Pétersbourg, on traverse un désert d'eau encadré par un désert de tourbe: mers, côtes, ciel, tout se confond, c'est une glace, mais si terne, si morne qu'on dirait que le cristal n'en est point étamé; cela ne reflète rien. Sur la mer les beaux vaisseaux de guerre impériaux destinés à pourrir sans avoir combattu, me poursuivaient comme un rêve. Dans leur idiome si poétique dès qu'il peint les scènes maritimes, les Anglais appellent un vaisseau de la marine royale; un homme de guerre. Jamais les Russes ne dénommeront de la sorte leurs bâtiments de parade. Muets esclaves d'un maître capricieux, courtisans de bois, ces pauvres hommes de cour, fidèle emblème des eunuques du sérail, sont les invalides de la marine impériale.

Loin de m'inspirer l'admiration qu'on attend ici de moi, cette improvisation despotique, cette marine inutile me cause une sorte de peur: non la peur de la guerre, celle de la tyrannie… Elle me retrace tout ce qu'il y avait d'inhumanité dans le coeur de Pierre Ier, le type de tous les souverains russes, anciens et modernes,… et je me dis: où vais-je? qu'est-ce que la Russie? La Russie: c'est un pays où l'on peut faire les plus grandes choses pour le plus mince résultat!!.. N'y allons pas!..

Quelques misérables barques, dirigées par des pêcheurs sales comme des Esquimaux, quelques bateaux employés à remorquer de longs trains de bois de construction destinés à la marine impériale, quelques paquebots à vapeur, pour la plupart construits et conduits par des étrangers: voilà tout ce qui égayait la scène; aussi rien ne m'empêchait de m'enfoncer dans mon humeur morose.

Telles sont les approches de Pétersbourg; tout ce qu'il y avait dans le choix de ce site de contraire aux vues de la nature, aux besoins réels d'un grand peuple, a donc passé devant l'esprit de Pierre-le-Grand sans le frapper? La mer à tout prix: voilà ce qu'il disait!!… Bizarre idée pour un Russe que celle de fonder la capitale de l'Empire des Slaves chez les Finois, contre les Suédois! Pierre-le-Grand eut beau dire qu'il ne voulait que donner un port à la Russie, s'il avait le génie qu'on lui prête, il devait pressentir la portée de son oeuvre, et quant à moi je ne doute pas qu'il ne l'ait pressentie. La politique, et je le crains bien, les vengeances d'amour-propre du Czar irrité par l'indépendance des vieux Moscovites, ont fait les destinées de la Russie moderne.

La Russie est comme un homme plein de vigueur qui étouffe; elle manque de débouchés. Pierre Ier lui en avait promis, mais sans s'apercevoir qu'une mer nécessairement fermée huit mois de l'année n'est pas ce que sont les autres mers. Mais les noms sont tout pour les Russes. Les efforts de Pierre Ier, de ses sujets et de ses successeurs, tout étonnants qu'ils sont, n'ont produit qu'une ville difficile à habiter, à laquelle la Néva dispute son sol à chaque coup de vent qui part du golfe, et d'où les hommes pensent à fuir à chaque pas que la guerre leur permet de faire vers le Midi. Pour un bivouac, des quais de granit étaient de trop.

Les Finois, près desquels les Russes sont allés bâtir leur capitale, sont Scythes d'origine; c'est un peuple presque païen encore; vrais habitants du sol de Pétersbourg, ils sont encore tellement sauvages, que ce n'est qu'en 1836 qu'a paru l'ukase qui oblige le prêtre à joindre un nom de famille au nom de saint qu'il donne à l'enfant qu'il baptise. Où la famille n'existe pas, à quoi sert de la désigner?

Cette race est sans physionomie; elle a le milieu du visage aplati; ce qui rend ses traits difformes. Ces hommes laids, sales, sont, m'a-t-on dit, assez forts; ils n'en paraissent pas moins chétifs, petits et pauvres. Quoiqu'ils soient les indigènes, on en voit peu à Pétersbourg, ils habitent aux environs dans des campagnes marécageuses et sur des côtes granitiques, mais peu élevées; ce n'est guère qu'aux jours de marché qu'ils viennent dans la ville.

Kronstadt est une île très-plate au milieu du golfe de Finlande: cette forteresse aquatique ne s'élève au-dessus de la mer que tout juste assez pour en défendre la navigation aux vaisseaux ennemis qui voudraient attaquer Pétersbourg. Ses cachots, ses fondations, sa force sont en grande partie sous l'eau. L'artillerie dont elle est munie est disposée, disent les Russes, avec beaucoup d'art; dans une décharge chaque coup porterait, et la mer tout entière serait labourée comme une terre émiettée par le soc et la herse: grâce à cette grêle de boulets qu'un ordre de l'Empereur peut faire pleuvoir à volonté sur l'ennemi, la place passe pour imprenable. J'ignore si ses canons peuvent fermer les deux passes du golfe; les Russes qui pourraient m'instruire ne le voudraient pas. Pour répondre à cette question, il faudrait calculer la portée et la direction des boulets, et sonder la profondeur des deux détroits. Mon expérience, quoique de fraîche date, m'a déjà enseigné à me défier des rodomontades et des exagérations inspirées aux Russes par un excès de zèle pour le service de leur maître. Cet orgueil national ne me paraîtrait tolérable que chez un peuple libre. Quand on se montre fier par flatterie, la cause me fait haïr l'effet; tant de gloriole n'est que de la peur, me dis-je; tant de hauteur qu'une bassesse ingénieusement déguisée. Cette découverte me rend hostile.

En France comme en Russie, j'ai rencontré deux espèces de Russes de salons: ceux dont la prudence s'accorde avec l'amour-propre pour louer leur pays à outrance, et ceux qui, voulant se donner l'air plus élégant, plus civilisé, affectent soit un profond dédain, soit une excessive modestie chaque fois qu'ils parlent de la Russie. Jusqu'à présent je n'ai été dupe ni des uns ni des autres; mais j'aimerais à trouver une troisième espèce, celle des Russes tout simples; je la cherche.

Nous sommes arrivés à Kronstadt vers l'aube d'un de ces jours sans fin comme sans commencement, que je me lasse de décrire, mais que je ne me lasse pas d'admirer, c'est-à-dire à minuit et demi. La saison de ces longs jours est courte, déjà elle touche à son terme.

Nous avons jeté l'ancre devant la forteresse silencieuse; mais il fallut attendre longtemps le réveil d'une armée d'employés qui venaient à notre bord les uns après les autres: commissaires de police, directeurs, sous-directeurs de la douane, et enfin le gouverneur de la douane lui-même; cet important personnage se crut obligé de nous faire une visite en l'honneur des illustres passagers russes présents sur le Nicolas Ier. Il s'est longtemps entretenu avec les princes et princesses qui se disposent à rentrer à Pétersbourg. On parlait russe, probablement parce que la politique de l'Europe occidentale était le sujet de la conversation; mais quand l'entretien tomba sur les embarras du débarquement et sur la nécessité d'abandonner sa voiture et de changer de vaisseau, on parla français.

Le paquebot de Travemünde prend trop d'eau pour remonter la Néva; il reste à Kronstadt avec les gros bagages, tandis que les voyageurs sont transférés à Pétersbourg par un petit bateau à vapeur sale et mal construit. Nous avons la permission d'emporter avec nous sur ce nouveau bâtiment nos malles et nos paquets les plus légers, pourvu toutefois que nous les fassions plomber par les douaniers de Kronstadt. Cette formalité accomplie, on part avec l'espoir de voir arriver sa voiture à Pétersbourg le surlendemain; en attendant, cette voiture reste à la garde de Dieu… et des douaniers qui la font charger par des hommes de peine d'un vaisseau sur l'autre; opération toujours assez scabreuse, mais dont les inconvénients deviennent graves à Kronstadt à cause du peu de soin des hommes auxquels on la confie.

Les princes russes furent obligés comme moi, simple étranger, de se soumettre à la loi de la douane; cette égalité me plut tout d'abord; mais en arrivant à Pétersbourg je les vis délivrés en trois minutes, et moi j'eus à lutter trois heures contre des tracasseries de tout genre. Le privilége, un moment assez mal déguisé sous le niveau du despotisme, reparut, et cette résurrection me déplut.

Le luxe des petites précautions superflues engendre ici une population de commis; chacun de ces hommes s'acquitte de sa charge avec une pédanterie, un rigorisme, un air d'importance uniquement destiné à donner du relief à l'emploi le plus obscur; il ne se permet pas de proférer une parole; mais on le voit penser à peu près ceci:

«Place à moi, qui suis un des membres de la grande machine de l'État.»

Ce membre, fonctionnant d'après une volonté qui n'est pas en lui, vit autant qu'un rouage d'horloge; on appelle cela l'homme, en Russie… La vue de ces automates volontaires me fait peur; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l'état de pure machine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois; on se demande ce qu'ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l'on se sent mal à l'aise à l'idée de la force qu'il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses; en Russie j'ai pitié des personnes, comme en Angleterre j'avais peur des machines. Là il ne manque aux créations de l'homme que la parole; ici la parole est de trop aux créatures de l'État.

Ces machines, incommodées d'une âme, sont, au reste, d'une politesse épouvantable; on voit qu'elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme au maniement des armes; mais quel prix peuvent avoir les formes de l'urbanité quand le respect est de commande? Le despotisme a beau faire, la libre volonté de l'homme sera toujours une consécration nécessaire à tout acte humain, pour que l'acte ait une signification; la faculté de choisir son maître peut seule donner du prix à la fidélité; or, comme en Russie un inférieur ne choisit rien, tout ce qu'il fait et dit n'a aucun sens ni aucun prix.

À la vue de toutes ces catégories d'espions qui nous examinaient, et nous interrogeaient, il me prenait une envie de bâiller qui aurait aisément pu se tourner en envie de pleurer, non sur moi, mais sur ce peuple; tant de précautions, qui passent ici pour indispensables, mais dont on se dispense parfaitement ailleurs, m'avertissaient que j'étais près d'entrer dans l'Empire de la peur; et la peur se gagne comme la tristesse; donc j'avais peur et j'étais triste… par politesse… pour me mettre au diapason de tout le monde.

On m'engagea à descendre dans la grande salle de notre paquebot, où je devais comparaître devant un aréopage de commis assemblés pour interroger les passagers. Tous les membres de ce tribunal, plus redoutable qu'imposant, étaient assis devant une grande table; plusieurs de ces hommes feuilletaient des registres avec une attention sinistre; ils paraissaient trop absorbés pour n'avoir pas quelque charge secrète à remplir; leur emploi avoué ne suffisait pas à motiver tant de gravité.

Les uns, la plume à la main, écoutaient les réponses des voyageurs, ou pour mieux dire des accusés, car tout étranger est traité en coupable à son arrivée sur la frontière russe; les autres transmettaient de vive voix à des copistes des paroles auxquelles nous n'attachions nulle importance; ces paroles se traduisant de langue en langue, et passant du français par l'allemand, arrivaient enfin au russe, où le dernier des scribes les fixait irrévocablement et peut-être arbitrairement sur son livre. On copiait les noms inscrits sur les passe-ports, chaque date, chaque visa étaient examinés avec un soin minutieux; mais le passager, martyrisé par cette torture morale, n'était jamais interrogé qu'en phrases dont le tour, correctement poli, me paraissait destiné à le consoler sur la sellette.

Le résultat du long interrogatoire qu'on me fit subir, ainsi qu'à tous les autres, fut qu'on me prit mon passe-port après m'avoir fait signer une carte, moyennant laquelle je pourrais, me disait-on, réclamer ce passe-port à Saint-Pétersbourg.

Tous semblaient avoir satisfait aux formalités ordonnées par la police, les malles, les personnes étaient déjà sur le nouveau bateau, depuis quatre heures d'horloge, nous languissions devant Kronstadt, et l'on ne parlait pas encore de partir.

À chaque instant de nouvelles nacelles noires sortaient de la ville et ramaient tristement vers nous: quoique nous eussions mouillé très-près des murs de la ville, le silence était profond… Nulle voix ne sortait de ce tombeau; les ombres qu'on voyait naviguer autour étaient muettes comme les pierres qu'elles venaient de quitter; on aurait dit d'un convoi préparé pour un mort qui se faisait attendre. Les hommes qui dirigeaient ces embarcations lugubres et mal soignées étaient vêtus de grossières capotes de laine grise, leurs physionomies manquaient d'expression; ils avaient des yeux sans regard, un teint vert et jaune; on me dit que c'étaient des matelots attachés à la garnison; ils ressemblaient à des soldats. Le grand jour était venu depuis longtemps, et il ne nous avait apporté guère plus de lumière que l'aurore; l'air était étouffant, et le soleil, encore peu élevé, mais réfléchi sur l'eau, m'incommodait. Quelquefois les canots tournaient autour de nous en silence sans que personne montât à notre bord; d'autres fois six ou douze matelots déguenillés, à demi couverts de peaux de mouton retournées, la laine en dedans et le cuir crasseux en dehors, nous amenaient un nouvel agent de police, ou un officier de la garnison, ou un douanier en retard; ces allées et venues, qui n'avançaient pas nos affaires, me donnaient au moins le loisir de faire de tristes réflexions sur l'espèce de saleté particulière aux hommes du Nord. Ceux du Midi passent leur vie à l'air à demi nus ou dans l'eau; ceux du Nord, presque toujours renfermés, ont une malpropreté huileuse et profonde qui me paraît plus repoussante que la négligence des peuples destinés à vivre sous le ciel et nés pour se chauffer au soleil.

L'ennui auquel les minuties russes nous condamnaient me donna aussi l'occasion de remarquer que les grands seigneurs du pays sont peu endurants pour les inconvénients de l'ordre public, quand cet ordre pèse sur eux.

«La Russie est le pays des formalités inutiles» murmuraient-ils entre eux, mais en français de peur d'être entendus des employés subalternes. J'ai retenu la remarque dont ma propre expérience ne m'a déjà que trop prouvé la justesse: d'après ce que j'ai pu entrevoir jusqu'ici, un ouvrage qui aurait pour titre les Russes jugés par eux-mêmes serait sévère; l'amour de leur pays n'est pour eux qu'un moyen de flatter le maître; sitôt qu'ils pensent que ce maître ne peut les entendre, ils parlent de tout avec une franchise d'autant plus redoutable que ceux qui écoutent deviennent responsables.

La cause de tant de retards nous fut enfin révélée. Le chef des chefs, le supérieur des supérieurs, le directeur des directeurs des douaniers se présente: c'était cette dernière visite que nous attendions depuis longtemps sans le savoir. Au lieu de s'astreindre à porter l'uniforme, ce fonctionnaire suprême arrive en frac comme un simple particulier. Il paraît que son rôle est de jouer l'homme du monde. D'abord, il fait le gracieux, l'élégant auprès des dames russes; il rappelle à la princesse D*** leur rencontre dans une maison où la princesse n'a jamais été; il lui parle des bals de la cour, où elle ne l'a jamais vu: enfin il nous donne la comédie, il la donne surtout à moi, qui ne me doutais guère qu'on pût affecter d'être plus qu'on n'est, dans un pays où la vie est notée, où le rang de chacun est écrit sur son chapeau ou sur son épaulette: mais, le fond de l'homme est le même partout… Notre douanier de salon, tout en continuant de se donner des airs de cour, confisque élégamment un parasol, arrête une malle, emporte un nécessaire; et renouvelle avec un sang-froid imperturbable des recherches déjà consciencieusement faites par ses subordonnés.

Dans l'administration russe les minuties n'excluent pas le désordre. On se donne une grande peine pour atteindre un petit but, et l'on ne croit jamais pouvoir faire assez pour montrer son zèle. Il résulte de cette émulation de commis, qu'une formalité n'assure pas l'étranger contre une autre. C'est comme un pillage: parce que le voyageur est sorti des mains d'une première troupe, ce n'est pas à dire qu'il n'en rencontrera pas une seconde, une troisième, et toutes ces escouades échelonnées sur son passage, le tracassent à l'envi.

La conscience plus ou moins timorée des employés de tous grades auxquels il peut avoir affaire, décide de son sort. Il aura beau dire, si on lui en veut, il ne sera jamais en règle: et c'est un pays ainsi administré qui veut passer pour civilisé à la manière des États de l'Occident!..

Le chef suprême des geôliers de l'Empire procéda lentement à l'examen du bâtiment: il fut long, très-long à remplir sa charge; la conversation à soutenir est un soin qui complique les fonctions de ce cerbère musqué, musqué à la lettre; car il sent le musc d'une lieue. Enfin nous sommes débarrassés des cérémonies de la douane, des politesses de la police, délivrés des saluts militaires et du spectacle de la plus profonde misère qui puisse défigurer la race humaine; car les rameurs de messieurs de la douane russe sont des créatures d'une espèce à part. Comme je ne pouvais rien pour elles, leur présence m'était odieuse, et chaque fois que ces misérables amenaient à notre bord les officiers de tous grades employés au service des douanes et de la police maritime, la plus sévère police de l'Empire, je détournais les yeux. Ces matelots en haillons déshonorent leur pays: ce sont des espèces de galériens huileux, qui passent leur vie à transporter les commis et les officiers de Kronstadt, à bord des vaisseaux étrangers. En voyant leur figure et en pensant à ce qui s'appelle exister pour ces infortunés, je me demandais ce que l'homme a fait à Dieu pour que soixante millions de ses semblables soient condamnés à vivre en Russie.

Au moment d'appareiller je m'approchai du prince K***.

«Vous êtes Russe, lui dis-je, aimez donc assez votre pays, pour engager le ministre de l'intérieur ou celui de la police à changer tout cela; qu'il se déguise un beau jour, en étranger non suspect tel que moi et qu'il vienne à Kronstadt pour voir de ses yeux ce que c'est que d'entrer en Russie.»

«À quoi bon,» reprit le prince, «l'Empereur n'y pourrait rien.»

—«L'Empereur non, mais le ministre!»

Enfin, nous partons, à la grande joie des princes et princesses russes qui vont retrouver famille et patrie: leur bonheur démentait les observations de mon aubergiste de Lubeck, à moins que cette fois encore l'exception ne confirme la règle. Mais moi, je ne me réjouissais pas, je craignais au contraire de quitter une société charmante pour aller me perdre dans une ville dont les abords m'attristaient; elle n'existait déjà plus cette société du hasard: dès la veille l'approche de la terre avait rompu nos liens, liens fragiles formés uniquement par les passagères nécessités du voyage.

Ainsi le vent qui souffle vers le soir amoncelle des nuages à l'horizon, la lumière du couchant les illumine en variant leur aspect, leurs formes répondent aux rêves de l'imagination la plus riante; ce ne sont que palais enchantés et peuplés d'êtres fantastiques, que nymphes, que déesses, menant leur ronde joyeuse dans l'espace éthéré; on ne voit que des grottes habitées par des Syrènes, que des îles flottant sur une mer de feu; enfin c'est un monde nouveau; si quelque monstre, si quelque figure grotesque se mêle à ces groupes charmants, elle rehausse par le contraste, la beauté des tableaux agréables: mais le vent vient-il à changer, ou seulement continue-t-il de souffler, le soleil de baisser: tout a disparu… le rêve est fini, le froid, le vide succède aux créations de la lumière évanouie, le crépuscule s'enfuit avec son cortége d'illusions; la nuit est venue.

Les femmes du Nord s'entendent merveilleusement à nous laisser croire qu'elles eussent choisi ce que la destinée leur fait rencontrer. Ce n'est pas fausseté, c'est coquetterie raffinée, elles sont polies envers le sort. C'est une grâce souveraine; la grâce est toujours naturelle, ce qui n'empêche pas qu'on s'en serve souvent pour cacher le mensonge: ce qu'il y a de violent et de forcé dans les diverses situations de la vie disparaît chez les femmes gracieuses, et chez les hommes poëtes; ce sont les êtres les plus trompeurs de la création; le doute fuit devant leur souffle, ils créent ce qu'ils imaginent; nulle défiance ne tient contre leur parole, s'ils ne mentent pas à d'autres, ils se mentent à eux-mêmes: car leur élément, c'est le prestige; leur bonheur, l'illusion; leur vocation, le plaisir fondé sur l'apparence. Craignez la grâce des femmes et la poésie des hommes: armes d'autant plus dangereuses qu'on les redoute moins!

Voilà ce que je me disais en quittant les murs de Kronstadt, nous étions là tous, présents encore, et nous n'étions plus réunis: l'âme manquait à ce cercle animé la veille par une secrète harmonie qui ne se rencontre que bien rarement dans les sociétés humaines. Peu de choses m'ont paru plus tristes que cette brusque vicissitude; c'est la condition des plaisirs de ce monde, je l'avais prévu; j'ai subi cent fois la même expérience; mais je n'ai pas toujours reçu la lumière d'une façon si brusque: d'ailleurs, qu'y a-t-il de plus poignant que les douleurs dont on ne peut accuser personne? Je voyais chacun prêt à rentrer dans sa voie: la destinée commune traçait son ornière devant ces pèlerins rengagés dans la vie habituelle: la liberté du voyage n'existait plus pour eux, ils rentraient dans la vie réelle, et moi je restais seul à errer de pays en pays: errer toujours ce n'est pas vivre. Je me sentais abandonné, de cet abandon du voyage le plus profond de tous: et je comparais la tristesse de mon isolement à leurs joies domestiques. L'isolement avait beau être volontaire, en était-il plus doux?… Dans ce moment tout me paraissait préférable à mon indépendance, et je regrettais jusqu'aux soucis de la famille. Les uns pensaient à la Cour et les autres à la douane, car malgré le temps perdu à Kronstadt, nos gros bagages n'avaient encore été que plombés: maintes parures, maints objets de luxe, peut-être même des livres, pesaient sur ces consciences qui la veille affrontaient les flots sans trouble, et qui maintenant étaient bourrelées à la vue d'un commis!… Je lisais dans les yeux des femmes l'attente des maris, des enfants, de la couturière, du coiffeur, du bal de la cour; et j'y lisais que malgré les protestations de la veille, je n'existais déjà plus pour elles. Les gens du Nord ont des coeurs incertains, des sentiments douteux; leurs affections sont toujours mourantes comme les pâles lueurs de leur soleil: ne tenant à rien, ni à personne, quittant volontiers le sol qui les a vus naître; créés pour les invasions, ces peuples sont uniquement destinés à descendre du pôle à des époques marquées par Dieu, pour rafraîchir les races du Midi brûlées par le feu des astres et par celui des passions.

Aussitôt arrivés à Pétersbourg, mes amis servis selon leur rang, furent délivrés; ils quittèrent leur prison de voyage sans même me dire adieu, à moi qu'ils laissaient courbé sous le poids des fers de la police et de la douane. À quoi bon dire adieu? j'étais mort.—Qu'est-ce qu'un voyageur pour des mères de famille?… Pas un mot cordial, pas un regard, pas un souvenir ne me fut accordé!… C'était la toile blanche de la lanterne magique après que les ombres y ont passé. Je vous le répète: je m'attendais bien à ce dénouement, mais je ne m'attendais pas à la peine qu'il m'a causée; tant il est vrai que c'est en nous-mêmes qu'est la source de toutes nos surprises!…

Trois jours avant d'arriver à terre, deux des aimables voyageuses m'avaient fait promettre d'aller les voir à Pétersbourg; la cour est tout ici, je n'ai pas encore été présenté; j'attendrai.

LETTRE HUITIÈME.

Arrivée à Pétersbourg par la Néva.—Architecture.—Contradiction entre le caractère du site et le style des édifices importés du Midi.—Absurde imitation des monuments de la Grèce.—La nature aux environs de Pétersbourg.—Tracasseries de la douane et de la police.—Interrogatoire minutieux.—On retient mes livres.—Difficultés du débarquement.—Aspect des rues.—Statue de Pierre-le-Grand.—Trop fameuse.—Palais d'hiver.—Rebâti en un an.—À quel prix?—Le despotisme se révèle dès le premier pas qu'on fait dans ce pays.—Citation d'Herberstein.—Karamsin.—La vanité des Russes les aveugle sur l'inhumanité de leur gouvernement.—Esprit de la nation d'accord avec la politique de l'autocratie.

Pétersbourg, ce 11 juillet 1839, au soir.

Les rues de Pétersbourg ont un aspect étrange aux yeux d'un Français; je tâcherai de vous les décrire, mais je veux d'abord vous parler de l'entrée de la ville par la Néva. Elle a de la célébrité et les Russes en sont fiers à juste titre; cependant je l'ai trouvée au-dessous de sa réputation. Lorsque de très-loin on commence à découvrir quelques clochers, ce qu'on distingue fait un effet plus singulier qu'imposant. La légère épaisseur de terrain qu'on aperçoit de loin entre le ciel et la mer, devient un peu plus inégale dans quelques points que dans d'autres; voilà tout, et ces irrégularités imperceptibles ce sont les gigantesques monuments de la nouvelle capitale de la Russie. On dirait d'une ligne tracée par la main tremblante d'un enfant qui dessine quelque figure de mathématique. En approchant on commence à reconnaître les campaniles grecs, les coupoles dorées de quelques couvents, puis des monuments modernes, des établissements publics: le fronton de la bourse, les colonnades blanchies des écoles, des musées, des casernes, des palais qui bordent des quais de granit: une fois entré dans Pétersbourg, vous passez devant des sphinx également en granit; ils sont de dimensions colossales, et leur aspect est imposant. Néanmoins ces copies de l'antique n'ont aucun mérite comme oeuvre d'art; mais une ville de palais, c'est majestueux! Toutefois, l'imitation des monuments classiques vous choque quand vous pensez au climat sous lequel ces modèles sont maladroitement transplantés. Mais bientôt vous êtes frappé de la forme et de la quantité de flèches, de tourelles, d'aiguilles métalliques qui s'élèvent de toutes parts: ceci est au moins de l'architecture nationale. Pétersbourg est flanqué de vastes et nombreux couvents à clochers: villes pieuses qui servent de rempart à la ville profane. Les églises russes ont conservé leur originalité primitive. Ce n'est pas que les Russes aient inventé ce style lourd et capricieux qu'on appelle bysantin. Mais ils sont grecs de religion, et leur caractère, leur croyance, leur instruction, leur histoire justifient les emprunts qu'ils font au Bas-Empire: on peut leur permettre d'aller chercher les modèles de leurs monuments à Constantinople; mais non pas à Athènes. Vus de la Néva, les parapets des quais de Pétersbourg sont imposants et magnifiques; mais au premier pas que vous faites à terre, vous découvrez que ces mêmes quais sont pavés en mauvais cailloux, incommodes, inégaux, aussi désagréables à l'oeil que nuisibles aux piétons et pernicieux pour les voitures. Avant tout, on aime ici ce qui brille, quelques flèches dorées et fines comme des paratonnerres; des portiques dont la base disparaît presque sous l'eau, des places ornées de colonnes qui se perdent dans l'immensité des terrains qui les environnent; des statues antiques et dont les traits, le style et l'ajustement jure avec la nature du sol, avec la couleur du ciel, avec le climat comme avec la figure, le costume et les habitudes des hommes, si bien qu'elles ressemblent à des héros prisonniers chez leurs ennemis; des édifices dépaysés, des temples tombés du sommet des montagnes de la Grèce dans les marais de la Laponie, et qui par conséquent paraissent beaucoup trop écrasés pour le site où ils se trouvent transplantés sans savoir pourquoi: voilà ce qui m'a frappé d'abord.

Ces magnifiques palais des dieux du paganisme, qui couronnent admirablement de leurs lignes horizontales, de leurs contours sévères, les promontoires des rivages ioniens et dont les marbres dorés brillent de loin au soleil sur les rochers du Péloponèse, dans les ruines des Acropolis antiques, sont devenus ici des tas de plâtre et de mortier; les détails incomparables de la sculpture grecque, les merveilleuses finesses de l'art classique ont fait place à je ne sais quelle burlesque habitude de décoration moderne qui passe parmi les Finlandais pour la preuve d'un goût pur en fait d'art. Imiter ce qui est parfait, c'est le gâter, on devrait copier strictement les modèles, ou inventer. Au surplus, la reproduction des monuments d'Athènes, si fidèle qu'on la suppose, serait perdue dans une plaine fangeuse toujours menacée d'être submergée par une eau à peu près aussi haute que le sol. Ici la nature demandait aux hommes tout le contraire de ce qu'ils ont imaginé; au lieu d'imiter les temples païens, il fallait des constructions aux formes hardies, aux lignes verticales pour percer les brumes d'un ciel polaire, et pour rompre la monotone surface des steppes humides et gris qui forment à perte de vue et d'imagination le territoire de Pétersbourg. Je commence à comprendre pourquoi les Russes nous engagent avec tant d'instance à venir les voir pendant l'hiver: six pieds de neige cacheraient tout cela, tandis que l'été on voit le pays.

Parcourez le territoire de Pétersbourg et des provinces voisines vous n'y trouverez, m'a-t-on dit, pendant des centaines de lieues que des flaques d'eau, des pins rabougris, et des bouleaux à la sombre verdure. Certes, le linceul de l'hiver vaut mieux que la grise végétation de la belle saison. Toujours les mêmes bas-fonds ornés des mêmes broussailles pour tout paysage, si ce n'est en vous dirigeant vers la Suède et la Finlande. Là vous verriez une succession de petits rocs granitiques hérissés de pins qui changent l'aspect du terrain, sans varier beaucoup les paysages: vous pouvez bien penser que la tristesse d'une telle contrée n'est guère égayée par les lignes de petites colonnes que les hommes ont cru devoir bâtir sur cette terre plate et nue. Pour socle à des péristyles grecs, il faudrait des monts: il n'y a ici nul accord entre les inventions de l'homme et les données de la nature, et ce manque d'harmonie me choque à chaque instant; j'éprouve en me promenant dans cette ville le malaise qu'on ressent quand il faut causer avec une personne minaudière. Le portique, ornement aérien, est ici une gêne ajoutée à celle du climat: en un mot le goût des monuments sans goût est ce qui a présidé à la fondation et à l'agrandissement de Pétersbourg. Le contre-sens me paraît ce qu'il y a de plus caractéristique dans l'architecture de cette immense ville qui me fait l'effet d'une fabrique de mauvais style dans un parc; mais le parc c'est le tiers du monde, et l'architecte: Pierre-le-Grand.

Aussi quelque choqué qu'on soit des sottes imitations qui gâtent l'aspect de Pétersbourg, ne peut-on contempler sans une sorte d'admiration cette ville sortie de la mer à la voix d'un homme et qui pour subsister se défend contre une inondation périodique de glace et permanente d'eau: c'est le résultat d'une force de volonté immense: si l'on n'admire pas, on craint: c'est presque respecter.

Le paquebot de Kronstadt jeta l'ancre dans l'intérieur de Pétersbourg devant un quai de granit; le quai anglais en face du bureau des douanes est à peu de distance de la fumeuse place où s'élève la statue de Pierre-le-Grand sur son rocher. Une fois ancré là on y reste longtemps; vous allez voir pourquoi.

Je voudrais vous épargner le détail des nouvelles persécutions que m'ont fait subir sous le nom générique de simples formalités, la police et sa fidèle associée la douane; cependant c'est un devoir, que de vous donner l'idée des difficultés qui attendent l'étranger à la frontière maritime de la Russie: on dit l'entrée par terre plus facile.

Trois jours par an, le soleil de Pétersbourg est insupportable: hier, pour mon arrivée, je suis tombé sur un de ces jours. On a commencé par nous parquer une grande heure sur le tillac de notre bâtiment, moi et les autres: les étrangers, non les Russes. Là, nous étions exposés sans abri à la plus forte chaleur et au grand soleil du matin. Il était huit heures et il faisait jour depuis une heure après minuit. On parle de trente degrés de chaleur au thermomètre de Réaumur; rappelez-vous que cette température devient plus incommode dans le Nord que dans les climats dits chauds parce que l'air y est lourd et chargé de brume.

Il a fallu comparaître devant un nouveau tribunal qui s'est assemblé, comme celui de Kronstadt, dans la grande chambre de notre bâtiment. Les mêmes questions m'ont été adressées avec la même politesse, et mes réponses traduites avec les mêmes formalités.

«Que venez-vous faire en Russie?

—Voir le pays.

—Ce n'est pas là un motif de voyage. (N'admirez-vous pas l'humilité de l'objection?)

—Je n'en ai pas d'autre.

—Qui comptez-vous voir à Pétersbourg?

—Toutes les personnes qui me permettront de faire connaissance avec elles.

—Combien de temps comptez-vous rester en Russie?

—Je ne sais.

—Dites à peu près?

—Quelques mois.

—Avez-vous une mission diplomatique publique?

—Non.

—Secrète?

—Non.

—Quoique but scientifique?

—Non.

—Etes-vous envoyé par votre gouvernement pour observer l'état social et politique de ce pays?

—Non.

—Par une société commerciale?

—Non.

—Vous voyagez donc librement et par pure curiosité?

—Oui.

—Pourquoi vous êtes-vous dirigé vers la Russie?

—Je ne sais, etc., etc., etc.

—Avez-vous des lettres de recommandation pour quelques personnes de ce pays?»

On m'avait prévenu de l'inconvénient de répondre trop franchement à cette question: je ne parlai que de mon banquier.

Au sortir de cette séance de cour d'assises j'ai vu passer devant moi plusieurs de mes complices: on a vivement chicané ces étrangers sur quelques irrégularités reprochées à leurs passe-ports. Les limiers de la police russe ont l'odorat fin et selon les personnes ils se rendent difficiles ou faciles en passe-ports; il m'a paru qu'ils mettaient une grande inégalité dans leur manière de traiter les voyageurs. Un négociant italien qui passait devant moi a été fouillé impitoyablement, j'ai presque dit fouillé au sang, au sortir du vaisseau: on lui a fait ouvrir jusqu'à un petit portefeuille de poche, on a regardé dans l'intérieur des habits qu'il avait sur le corps: si l'on m'en fait autant, me disais-je, ils me trouveront bien suspect.

J'avais les poches pleines de lettres de recommandation, et quoiqu'elles m'eussent été données à Paris en partie par l'ambassadeur de Russie lui-même, et par des personnes aussi connues qu'il l'est, elles étaient cachetées: circonstance qui m'avait fait craindre de les laisser dans mon écritoire; je fermais donc mon habit sur ma poitrine en voyant approcher les hommes de la police. Ils m'ont fait passer sans fouiller ma personne; mais lorsqu'il a fallu déballer toutes mes malles devant les commis de la douane, ces nouveaux ennemis se sont livrés au travail le plus minutieux sur mes effets, surtout sur mes livres. Ceux-ci m'ont été confisqués en masse sans aucune exception, mais toujours avec une politesse extraordinaire; toutefois on ne tint aucun compte de mes réclamations. On m'a pris aussi deux paires de pistolets de voyage et une vieille pendule portative; j'ai vainement tâché de comprendre et de me faire expliquer pourquoi cet objet était sujet à confiscation; tout ce qui m'a été pris me sera rendu, à ce qu'on m'assura, mais non sans beaucoup d'ennuis et de pourparlers. Je répète donc avec les seigneurs russes, que la Russie est le pays des formalités inutiles.

Depuis plus de vingt-quatre heures que je suis à Pétersbourg, je n'ai encore rien pu arracher à la douane, et, pour mettre le comble à mes embarras, ma voiture envoyée de Kronstadt à Pétersbourg un jour plus tôt qu'on ne me l'avait promis, a été adressée à un prince russe et non à moi; pour peu qu'on se trompe de nom en Russie, on est sûr de tomber sur un prince. À présent il faudra des démarches et des explications sans fin avant de prouver l'erreur des douaniers; car le prince de ma voiture est absent. Grâce à cette confusion et à ce guignon, je vais être obligé peut-être de me passer pendant longtemps de tout ce que j'avais laissé dans cette voiture.

Entre neuf et dix heures je me suis vu personnellement dégagé des entraves de la douane, et j'ai pu entrer à Pétersbourg, grâce aux soins d'un voyageur allemand que le hasard m'a fait rencontrer sur le quai. Si c'est un espion, il est du moins serviable: il parlait russe et français; il voulut bien se charger de me faire chercher un drowsky, tandis qu'avec une charrette il aidait lui-même mon valet de chambre à transporter chez Coulon, l'aubergiste, une petite partie de mes bagages qu'on venait de me rendre. J'avais recommandé à mon domestique de n'exprimer aucun mécontentement.

Coulon est un Français qui passe pour tenir la meilleure auberge de Pétersbourg; ce qui ne veut pas dire qu'on soit bien chez lui. En Russie, les étrangers perdent bientôt toute trace de nationalité, sans toutefois s'assimiler jamais aux indigènes. Le secourable étranger me trouva même un guide qui parlait allemand et qui monta dans le drowsky, derrière moi, afin de répondre à toutes mes questions; cet homme m'a nommé les monuments devant lesquels il nous fallut passer pendant le trajet de la douane à l'auberge, trajet qui ne laisse pas que d'être long, car les distances sont grandes à Pétersbourg.

La trop célèbre statue de Pierre-le-Grand attira d'abord mes regards; elle m'a paru d'un effet singulièrement désagréable; placée sur son rocher par Catherine, avec cette inscription assez orgueilleuse dans son apparente simplicité: «à Pierre Ier Catherine II.» Cette figure d'homme à cheval n'est ni antique, ni moderne; c'est un Romain du temps de Louis XV. Pour aider le cheval à se soutenir, on lui a mis aux jambes un énorme serpent: malheureuse idée! qui ne sert qu'à trahir l'impuissance de l'artiste.

Cette statue et la place sur laquelle elle se perd sont ce que j'ai vu de plus remarquable dans le trajet que j'ai fait de la douane à l'auberge.

Je me suis fait arrêter un instant devant les échafaudages d'un monument déjà fameux en Europe, quoiqu'il ne soit pas terminé: ce sera l'église de Saint-Isaac; enfin j'ai vu la façade du nouveau palais d'hiver, autre résultat prodigieux de la volonté d'un homme, appliquée à lutter à force d'hommes contre les lois de la nature. Le but a été atteint, car en un an ce palais est sorti de ses cendres, et c'est le plus grand, je crois, qui existe; il équivaut au Louvre et aux Tuileries réunis.

Pour que le travail fût terminé à l'époque désignée par l'empereur, il a fallu des efforts inouïs; on a continué les ouvrages intérieurs pendant les grandes gelées; six mille ouvriers étaient continuellement à l'oeuvre; il en mourait chaque jour un nombre considérable, mais les victimes étant à l'instant remplacées par d'autres champions qui couvraient les vides pour périr à leur tour sur cette brèche inglorieuse, les morts ne paraissaient pas. Et le seul but de tant de sacrifices était de justifier le caprice d'un homme! Chez les peuples naturellement, c'est-à-dire anciennement civilisés, on n'expose la vie des hommes que pour des intérêts communs, et dont presque tout le monde reconnaît la gravité. Mais combien de générations de souverains n'a pas corrompu l'exemple de Pierre Ier!

Pendant des froids de 25 à 30 degrés, six mille martyrs obscurs, martyrs sans mérite, martyrs d'une obéissance involontaire, car cette vertu est innée et forcée chez les Russes, étaient enfermés dans des salles chauffées à 30 degrés, afin d'en sécher plus vite les murailles. Ainsi ces malheureux subissaient en entrant, et en sortant de ce séjour de mort, devenu, grâce à leur sacrifice, l'asile des vanités, de la magnificence et du plaisir, une différence de température de 50 à 60 degrés.

Les travaux des mines de l'Oural sont moins contraires à la vie; pourtant les ouvriers employés à Pétersbourg n'étaient pas des malfaiteurs. On m'a conté que ceux de ces infortunés qui peignaient l'intérieur des salles les plus chauffées, étaient obligés de mettre sur leurs têtes des espèces de bonnets de glace, afin de pouvoir conserver l'usage de leurs sens sous la température brûlante qu'ils étaient condamnés à supporter pendant tout le temps de leur travail. On voudrait nous dégoûter des arts, de la dorure, du luxe et de toutes les pompes des cours, qu'on n'y pourrait travailler d'une manière plus efficace. Néanmoins le souverain était appelé père par tant d'hommes immolés sous ses yeux dans un but de pure vanité impériale.

Je me sens mal à l'aise à Pétersbourg depuis que j'ai vu ce palais et qu'on m'a dit ce qu'il a coûté d'hommes. Ce ne sont ni des espions, ni des Russes moqueurs qui m'ont donné ces détails, j'en garantis l'authenticité.

Les millions de Versailles ont nourri autant de familles d'ouvriers français que ces douze mois du palais d'hiver, ont tué de serfs slaves; mais, moyennant ce sacrifice, la parole de l'Empereur a réalisé des prodiges et le palais terminé, à la satisfaction générale, va être inauguré par les fêtes d'un mariage. Un prince peut être populaire en Russie sans attacher grand prix à la vie des hommes. Rien de colossal ne s'obtient sans peine; mais quand un homme est à lui seul la nation et le gouvernement, il devrait s'imposer la loi de n'employer les grands ressorts de la machine qu'il fait mouvoir qu'à atteindre un but digne de l'effort.

Il me semble que, même dans l'intérêt bien entendu de son pouvoir, l'Empereur aurait pu accorder un an de plus aux gens de l'art pour réparer les désastres de l'incendie.

Un souverain absolu a tort de dire qu'il est pressé: il doit avant tout redouter le zèle de ses créatures, lesquelles peuvent se servir d'une parole du maître, innocente en apparence, comme d'un glaive pour opérer des miracles, mais aux dépens de la vie d'une armée d'esclaves! C'est grand; trop grand, car Dieu et les hommes finissent par tirer vengeance de ces inhumains prodiges; il y a imprudence pour ne rien dire de plus de la part du Prince à mettre à si haut prix une satisfaction d'orgueil: mais le renom qu'ils acquièrent chez les étrangers importe plus que toute autre chose, plus que la réalité du pouvoir aux princes russes. En cela ils agissent dans le sens de l'opinion publique; au surplus rien ne peut discréditer l'autorité chez un peuple où l'obéissance est devenue une condition de la vie. Des hommes ont adoré la lumière; les Russes adorent l'éclipse: comment leurs yeux seraient-ils jamais dessillés?

Je ne dis pas que leur système politique ne produise rien de bon; je dis seulement que ce qu'il produit coûte cher.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les étrangers s'étonnent de l'amour de ce peuple pour son esclavage: vous allez lire un extrait de la correspondance du baron d'Herberstein, ambassadeur de l'Empereur Maximilien, père de Charles V près du Czar Vassili Iwanowich. J'en ai la mémoire fraîche, car j'ai trouvé ce passage dans Karamsin, que je lisais hier sur le bateau à vapeur. Le volume qui le contient a échappé à la vigilance de la police dans la poche de mon manteau de voyage. Les espions les plus fins ne le sont jamais assez; je vous ai dit qu'on n'a point fouillé ma personne.

Si les Russes savaient tout ce que des lecteurs un peu attentifs peuvent apprendre de l'historien flatteur dont ils se glorifient, et que les étrangers ne consultent pourtant qu'avec une extrême défiance, à cause de sa partialité de courtisan, ils le prendraient en haine, et, se repentant d'avoir cédé à la manie des lumières, dont l'Europe moderne est possédée, ils supplieraient l'Empereur de défendre la lecture de tous les historiens de la Russie, Karamsin à leur tête, afin de laisser le passé dans des ténèbres également favorables au repos du despote et à la félicité des sujets qui ne sont jamais si à plaindre que lorsqu'on les plaint. Les pauvres gens se croiraient heureux si nous autres étrangers nous ne les qualifiions imprudemment de victimes. Le bon ordre et l'obéissance, les deux divinités de la police et de la nation russes, exigent, ce me semble, ce dernier sacrifice.

Voici donc ce qu'écrivait Herberstein en se récriant sur le despotisme du monarque russe: «Il (le Czar) dit, et tout est fait: la vie, la fortune des laïcs et du clergé, des seigneurs et des citoyens, tout dépend de sa volonté suprême. Il ignore la contradiction, et tout en lui semble juste, comme dans la divinité; car les Russes sont persuadés que le grand prince est l'exécuteur des décrets célestes: Ainsi l'ont voulu Dieu et le Prince, Dieu et le Prince le savent, telles sont les locutions ordinaires parmi eux, rien n'égale leur zèle pour son service; un de ses principaux officiers, vieillard à cheveux blancs et autrefois ambassadeur en Espagne, vint à notre rencontre lorsque nous entrâmes dans Moscou; il courait à cheval et s'agitait comme un jeune homme, la sueur découlait de son visage, et comme je lui en témoignais ma surprise. «Ah! Monsieur le baron, me répondit-il tout haut, nous servons notre Monarque d'une tout autre façon que vous.

«J'ignore si c'est le caractère de la nation russe qui a formé de tels autocrates, ou bien si les autocrates eux-mêmes ont donné ce caractère à la nation.»

Cette lettre écrite depuis plus de trois siècles vous peint les Russes d'alors, absolument tels que je vois les Russes d'aujourd'hui. À l'instar de l'ambassadeur Maximilien, je me demande encore si c'est le caractère de la nation qui a fait l'autocratie, ou l'autocratie qui a fait le caractère russe, et je ne puis résoudre la question non plus que ne le pouvait le diplomate allemand.

Il me semble cependant que l'influence est réciproque: ni le gouvernement russe ne se serait établi ailleurs qu'en Russie, ni les Russes ne seraient devenus ce qu'ils sont, sous un gouvernement différent de celui qu'ils ont.

J'ajoute une autre citation du même auteur Karamsin: il raconte ce que disaient au XVIe siècle les voyageurs qui avaient parcouru la Moscovie. «Est-il étonnant, disent les étrangers, que le grand prince soit riche? Il ne donne d'argent ni à ses troupes, ni à ses ambassadeurs, même il enlève à ces derniers tout ce qu'ils rapportent de précieux des pays étrangers[15]. C'est ainsi que le prince Yaroslowsky, à son retour d'Espagne, fut obligé de déposer au trésor toutes les chaînes d'or, les colliers, étoffes précieuses et vases d'argent que l'Empereur et l'Archiduc Ferdinand d'Autriche lui avaient donnés. Cependant ces hommes ne se plaignent point, ils disent: «le grand Prince prend, le grand Prince rendra.» Voilà comme on parlait du Czar en Russie au XVIe siècle.

Aujourd'hui vous entendrez, soit à Paris, soit en Russie, nombre de Russes s'extasier sur les prodigieux effets de la parole de l'Empereur; et, tout en s'enorgueillissant des résultats, pas un ne s'apitoiera sur les moyens. La parole du Czar est créatrice, disent-ils. Oui: elle anime les pierres, mais c'est en tuant les hommes. Malgré cette petite restriction, tous les Russes sont fiers de pouvoir nous dire: «Vous le voyez, chez vous on délibère trois ans sur les moyens de rebâtir une salle de spectacle, tandis que notre Empereur relève en un an le plus grand palais de l'univers;» et ce puéril triomphe ne leur paraît pas payé trop cher par la mort de quelques chétifs milliers d'ouvriers sacrifiés à cette souveraine impatience, à cette fantaisie impériale qui devient, pour me servir des pluriels à la mode, une des gloires nationales. Et cependant, moi Français, je ne vois là qu'une pédanterie inhumaine. Mais, d'un bout de cet immense empire à l'autre, pas une protestation ne s'élève contre les orgies de la souveraineté absolue.

Peuple et gouvernement, ici tout est à l'unisson: les Russes ne renonceraient pas aux merveilles de volonté dont ils sont témoins, complices et victimes, quand il s'agirait de ressusciter tous les esclaves qu'elles ont coûté. Toutefois ce qui me surprend, ce n'est pas qu'un homme, nourri dans l'idolâtrie de lui-même, un homme qualifié de tout-puissant par soixante millions d'hommes ou de presqu'hommes, entreprenne et mette à fin de telles choses; c'est que, parmi les voix qui racontent ces choses à la gloire de cet homme unique, pas une seule ne se sépare du choeur pour réclamer en faveur de l'humanité contre les miracles de l'autocratie. On peut dire des Russes grands et petits, qu'ils sont ivres d'esclavage.

LETTRE NEUVIÈME.

Le drowska.—Costume des hommes du peuple.—Le cafetan.—Attelage russe.—Drowska perfectionné.—Pavés de bois.—Pétersbourg le matin.—La ville ressemble à une caserne.—Contraste entre la Russie et l'Espagne.—Courriers porteurs de dépêches.—La partie d'échecs.—Définition de la tyrannie.—Tyrannie et despotisme, confondus à dessein.—Le Tchin.—Caractère particulier du gouvernement russe.—La discipline à la place de l'ordre.—L'art ne trouve pas ici les conditions nécessaires à son développement.—L'auberge.—Ce qu'on y risque.—Le lit de camp au milieu de la chambres.—Promenade au hasard.—Les deux palais Michel.—Souvenirs de la mort de Paul Ier.—L'espion trompé.—Statue de Suwaroff.—La Néva, les quais, les ponts.—Inconvénient du site de Pétersbourg.—La cabane de Pierre Ier.—La citadelle, ses tombeaux et ses cachots.—Le couvent et le tombeau de Saint-Alexandre Newski.—La chambre du czar Pierre changée en chapelle.—Les vétérans russes.—Austérité du Czar.—Foi des Russes en l'avenir. Saint-Pétersbourg répond à leurs espérances et non à leurs souvenirs.—Orgueil justifié. Moscou explique Pétersbourg.—Grandeur de Pierre Ier.—Comparaison de Pétersbourg et de Munich.—Intérieur de la forteresse.—Prison souterraine.—Tombeau de la famille impériale.—Idolâtrie politique.—La souffrance des prisonniers.—Différence qu'il y a entre les châteaux forts des autres pays et une forteresse russe.—Malheur des Ruses.—Leur dégradation morale.—Église catholique.—Dominicains à Pétersbourg.—Tolérance précaire.—Sépulture du dernier roi de Pologne.—Moreau déposé dans l'église où est enterré Poniatowski.

Pétersbourg, ce 12 juillet 1839, au matin.

Ce fut avant-hier, entre neuf et dix heures, que j'obtins la libre entrée de Pétersbourg.

Cette ville est peu matinale: à ce moment de la journée, elle me fit l'effet d'une vaste solitude. De loin en loin je rencontrais quelques drowska… (à Pétersbourg je crois qu'on dit un drowska comme à Varsovie un briska). Donc le drowska est mené par un cocher habillé à la manière du pays. L'aspect singulier de ces hommes, de leurs chevaux, de leurs voitures, est ce qui m'a paru le plus amusant au premier abord.

Voici le costume le plus ordinaire des hommes du peuple à Pétersbourg, non pas des portefaix, mais des ouvriers, des petits marchands, des cochers, etc., etc.; ils ont la tête couverte, soit d'une toque de drap à côtes, et en forme de melon, soit d'un chapeau à petit bord, à forme aplatie et plus large du haut que du bas: cette coiffure ressemble un peu à un turban de femme, ou à un berret basque. Elle sied bien aux hommes jeunes. Jeunes et vieux, tous ont de la barbe: les élégants l'ont soyeuse et peignée, les vieux et les négligents l'ont terne et mêlée. Leurs yeux ont une expression particulière; c'est le regard fourbe des peuples de l'Asie. Tellement qu'en les voyant passer on croit voyager en Perse.

Les cheveux longs sur les côtés tombent contre les joues, sur les deux oreilles, qu'ils cachent, tandis qu'ils sont coupés ras au-dessus de la nuque. Cette manière originale d'arranger leur tête laisse voir le cou à nu par derrière. Ils ne portent point de cravate.

Leur barbe descend quelquefois jusque sur la poitrine, quelquefois elle est coupée assez près du menton. Ils attachent beaucoup de prix à cet ornement qui s'accorde avec l'ensemble de leur costume mieux qu'avec les cols, les fracs, les gilets de nos jeunes élégants modernes. La barbe des Russes est imposante à tout âge, car les belles têtes blanches des popes plaisent aux peintres.

Le peuple russe a le sentiment du pittoresque: ses habitudes, ses meubles, ses ustensiles, son costume, sa figure conviennent à la peinture; aussi à chaque coin de rue de Pétersbourg trouve-t-on le sujet d'un gracieux tableau de genre.

Il faut vous compléter la description du costume national: nos redingotes et nos fracs sont remplacés par un cafetan, longue robe persane très-ample en drap le plus souvent bleu, mais quelquefois vert brun, gris ou chamois; les plis de cette robe sans collet coupée juste au col, qu'elle laisse libre, forment une ample draperie serrée autour des reins par une ceinture de soie, ou de laine de couleur tranchante. Les bottes en cuir sont larges, arrondies du bout; elles prennent la forme du pied; leur tige, retombant sur elle-même, dessine naturellement quelques plis qui ne sont pas sans grâce.

Vous connaissez la singulière forme des drowska, on en voit maintenant partout des imitations plus ou moins exactes. C'est la plus petite voiture possible; elle est à peu près cachée par les deux ou trois hommes qu'elle peut traîner rez terre, car elle est basse à faire rire ou à faire peur. Elle consiste en une banquette rembourrée et munie de quatre garde-crottes en cuir vernis. Vous croiriez voir les ailes d'un insecte: cette banquette ainsi ornée est supportée par quatre petits ressorts placés de longueur sur quatre roues, les plus basses possibles. Le cocher s'assied en avant, les pieds presque touchant aux jarrets du cheval; et tout près du cocher, à califourchon sur la banquette, sont cramponnés ses maîtres: deux hommes montent quelquefois dans le même drowska. Je n'y ai pas vu de femmes. À ces singulières voitures, toutes légères qu'elles sont, on attèle un, deux, même trois chevaux; le cheval principal, celui du brancard, a la tête passée dans un beau demi-cercle de bois assez élevé et qui figure un arc de triomphe mouvant. Ce n'est point un collier, car le cou du cheval est loin du bois; c'est plutôt un cerceau à travers lequel l'animal paraît s'avancer fièrement: cette manière d'atteler est sûre, elle est aussi d'un effet gracieux. Les diverses parties du harnais s'adaptent à ce bois d'une façon élégante et solide; une sonnette attachée au cerceau annonce l'approche du drowska. En voyant cet équipage, le plus bas des équipages, glisser à terre et fuir entre deux lignes de maisons, les plus basses des maisons, vous ne vous croyez plus en Europe. Vous ne savez à quel siècle, à quel monde appartient ce que vous avez devant les yeux, et vous vous demandez comment des hommes qui vous paraissaient ramper sur le pavé plutôt que diriger une voiture, ont pu disparaître au grand galop de leurs chevaux.

Le second cheval attelé hors la main, est encore plus libre que le limonier: il porte la tête en dehors, il a l'encolure toujours ployée à gauche et galoppe continuellement, même quand son camarade ne fait que trotter: on l'appelle le furieux.

Dans le principe, le drowska n'était qu'une planche de bois brut posée sans ressorts presqu'à terre entre quatre petites roues sur deux essieux: ce carrosse primitif a été perfectionné, mais il a conservé sa légèreté originelle et son apparence étrange; quand vous enfourchez la planchette, vous croyez monter sur quelque bête apprivoisée; si pourtant vous ne voulez pas cheminer à cheval, vous vous asseyez de côté en vous tenant au cocher qui vous mène toujours au grand galop.

Il y a une nouvelle espèce de drowska où le banc n'est plus en long, et dont la caisse a la forme d'un tilbury, elle est posée sur quatre ressorts et portée par deux essieux et quatre roues, mais toujours rez terre. C'est un acheminement vers les voitures des autres pays, cela sent la mode anglaise; tant pis, car chez tous les peuples j'aime et je regrette ce qui est national.

La serre chaude, avec ses plantes d'autant plus souffrantes et d'autant plus étiolées qu'elles viennent de plus loin et qu'elles sont réputées plus précieuses, m'incommode d'abord et m'ennuie bientôt. J'aime mieux le désordre de la forêt indigène et dont les arbres puisent dans leur sol natal, sous leur climat naturel, une vigueur inconnue ailleurs. Ce qui est national dans les sociétés équivaut à ce qui est sauvage dans les sites; il y a là une grâce primitive, une force, une ingénuité que rien n'imite ni ne remplace.

Ces imperceptibles voitures sont rudement cahotées sur les cailloux inégaux des rues de Pétersbourg; à la vérité, dans certains quartiers, les pavés, toujours irréguliers, sont corrigés des deux côtés de la rue par des voies en blocs de bois de sapin incrustés. On les trouve dans les plus larges rues de la ville; les chevaux courent là-dessus avec une grande vitesse, surtout par les temps secs, car la pluie rend le bois glissant. Ces mosaïques du Nord forment un encaissement dispendieux à cause des réparations continuelles qu'il exige; mais elles valent mieux que le pavé.

Les mouvements des hommes que je rencontrais me paraissaient roides et gênés; chaque geste exprime une volonté qui n'est point celle de l'homme qui le fait; tous ceux que je voyais passer portaient des ordres. Le matin est l'heure des commissions. Pas un individu ne paraissait marcher pour lui-même, et la vue de cette contrainte m'inspirait une tristesse involontaire. J'apercevais peu de femmes dans les rues, qui n'étaient égayées par aucun joli visage, par aucune voix de jeune fille; tout était morne, régulier comme à la caserne, comme au camp; c'était la guerre, moins l'enthousiasme, moins la vie. La discipline militaire domine la Russie. L'aspect de ce pays me fait regretter l'Espagne comme si j'étais né Andaloux; ce n'est pourtant pas la chaleur qui manque ici, car on y étouffe; c'est la lumière et la joie. L'amour et la liberté pour le coeur; pour les yeux l'éclat et la variété des couleurs sont inconnues ici; en un mot, la Russie est le contraire de l'Espagne dans une plus grande dimension. Je crois voir l'ombre de la mort planer sur cette partie du monde.

Tantôt vous voyez passer un officier à cheval courant au grand galop pour aller porter un ordre à quelque commandant de troupes; tantôt c'est un feldjäger qui va porter un ordre à quelque gouverneur de province, peut-être à l'autre extrémité de l'Empire, où il se rend en kibitka, petit char-à-banc russe sans ressorts et non rembourré. Cette voiture, conduite par un vieux cocher à barbe, entraîne rapidement le courrier à qui son rang défendrait de se servir d'un équipage plus commode, en eût-il un à sa disposition; plus loin, des fantassins reviennent de l'exercice et se rendent à leurs quartiers pour prendre l'ordre de leur capitaine: rien que des fonctionnaires supérieurs qui commandent à des fonctionnaires inférieurs. Cette population d'automates ressemble à la moitié d'une partie d'échecs, car un seul homme fait jouer toutes les pièces, et l'adversaire invisible, c'est l'humanité. On ne se meut, on ne respire ici que par une permission ou par un ordre impérial; aussi tout est-il sombre et contraint; le silence préside à la vie et la paralyse. Officiers, cochers, cosaques, serfs, courtisans, tous serviteurs du même maître avec des grades divers, obéissent aveuglément à une pensée qu'ils ignorent; c'est un chef-d'oeuvre de discipline; mais la vue de ce bel ordre ne me satisfait pas du tout, parce que tant de régularité ne s'obtient que par l'absence complète d'indépendance.

Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âmes, et l'on frémit en songeant que, pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n'y a qu'une tête. Le despotisme est un composé d'impatience et de paresse; avec un peu plus de longanimité de la part du pouvoir, d'activité de la part du peuple, le même résultat s'obtiendrait à bien meilleur marché; mais que deviendrait la tyrannie?… on reconnaîtrait qu'elle est inutile. La tyrannie, c'est la maladie imaginaire des peuples; le tyran déguisé en médecin leur a persuadé que la santé n'est pas l'état naturel de l'homme civilisé, et que plus le danger est grand, plus le remède doit être violent; c'est ainsi qu'il entretient le mal sous prétexte de le guérir. L'ordre social coûte trop cher en Russie pour que je l'admire.

Que si vous me reprochez de confondre le despotisme avec la tyrannie, je vous répondrai que c'est à dessein que je le fais. Ils sont si proches parents, qu'ils ne manquent presque jamais de s'unir en secret pour le malheur des hommes. Sous le despotisme, la tyrannie peut durer parce qu'elle garde le masque.

Lorsque Pierre-le-Grand établit ce qu'on appelle ici le tchin, c'est-à-dire lorsqu'il appliqua la hiérarchie militaire à toute l'administration de l'Empire, il changea sa nation en un régiment de muets dont il se déclara lui-même le colonel avec le droit de passer ce grade à ses héritiers.

Vous figurez-vous les ambitions, les rivalités, toutes les passions de la guerre en pleine paix? Si vous vous représentez bien cette absence de tout ce qui fait le bonheur domestique et social; si, à la place des affections de famille, vous vous préparez à trouver partout l'agitation non avouée d'une ambition toujours bouillonnante, mais secrète: car pour réussir il faut qu'elle soit masquée; si vous parvenez enfin à vous figurer le triomphe presque complet de la volonté d'un homme sur la volonté de Dieu, vous comprendrez la Russie.

Le gouvernement russe, c'est la discipline du camp substituée à l'ordre de la cité, c'est l'état de siége devenu l'état normal de la société.

Passé les heures de la matinée, la ville s'anime peu à peu, mais elle devient plus bruyante sans me paraître plus gaie; on ne voit que des voitures peu élégantes qui emportent, de toute la vitesse de leurs deux, de leurs quatre, et de leurs six chevaux, des gens toujours pressés, parce que leur vie se passe à faire leur chemin. Du plaisir sans but, c'est-à-dire du plaisir, c'est ici chose inconnue.

Aussi presque tous les grands artistes venus en Russie pour y recueillir le fruit de la renommée qu'ils avaient acquise ailleurs n'y sont restés qu'un instant, ou, s'ils ont prolongé leur séjour, ils ont nui à leur talent. L'air de ce pays est contraire aux arts; tout ce qui vient naturellement ailleurs ne pousse ici qu'en serre chaude. L'art russe ne sera jamais qu'une plante de jardin.

En arrivant à l'hôtel de Coulon, j'y ai trouvé un aubergiste français dégénéré; sa maison est à peu près remplie en ce moment à cause des fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie, et il me parut presque contrarié d'être obligé de recevoir un hôte de plus; aussi s'est-il donné peu de peine pour m'accommoder. Après quelques allées et venues et beaucoup de pourparlers, il m'a pourtant établi au second, dans un appartement étouffant, composé d'une entrée, d'un salon et d'une chambre à coucher; le tout sans rideaux, sans stores, sans jalousies; notez que le soleil reste environ vingt-deux heures par jour sur l'horizon, et que ses rayons obliques pénètrent plus loin dans les maisons que le soleil d'Afrique qui tombe d'aplomb sur les têtes, mais qui n'entre pas au fond des chambres. On respire dans ce logement une atmosphère de plâtre, des odeurs de four à chaux, de poussière et de vivantes exhalaisons d'insectes mêlées de musc, tout à fait insupportables.

À peine installé, la fatigue de la nuit et de la matinée, l'ennui de la douane ont vaincu ma curiosité: au lieu d'aller me perdre dans Pétersbourg en errant selon mon habitude, seul, au hasard, à travers la grande ville inconnue, je me jetai tout enveloppé dans mon manteau sur un immense sofa de cuir, vert bouteille, qui tenait presque un panneau du salon et je m'endormis profondément pendant… trois minutes.

Au bout de ce temps, je m'éveille avec la fièvre: et que vois-je en jetant les yeux sur mon manteau?… un tissu brun, mais vivant; il faut appeler les choses par leur nom: je suis couvert, je suis mangé de punaises. La Russie en ce genre n'a rien à envier aux Espagnes. Mais dans le Midi on se console, on se guérit au grand air; ici on reste emprisonné avec l'ennemi, et la guerre est plus sanglante. Je jette loin de moi tous mes habits et me mets à courir par la chambre en criant au secours! Quel présage pour la nuit! pensais-je, et je continuais de crier à tue-tête. Un garçon russe arrive, je lui fais comprendre que je veux parler à son maître. Le maître me fait attendre longtemps; enfin il arrive, et quand je lui apprends le sujet de ma peine, il se met à rire et se retire aussitôt en me disant que je m'y habituerai, car je ne trouverai pas autre chose à Pétersbourg; il me recommande cependant de ne jamais m'asseoir sur un canapé russe, parce que c'est sur ce meuble que couchent les domestiques qui portent toujours avec eux des légions d'insectes. Pour me tranquilliser, il m'assure que cette vermine ne viendra pas me chercher si je me tiens loin des meubles où elle reste discrètement renfermée.

Après m'avoir consolé de la sorte il m'abandonne dans la solitude de sa maison.

Les auberges de Pétersbourg tiennent du caravansérail; à peine casé, vous demeurez là livré à vous-même, et si vous n'avez vos propres domestiques, vous n'êtes point servi: le mien ne sachant pas le russe, n'est au fait de rien: non-seulement il ne pourra m'être utile, mais il me gênera, car il faudra que j'aie soin de lui comme de moi-même.

Cependant avec son intelligence italienne il m'eut bientôt trouvé dans un des corridors noirs de ce désert muré qu'on appelle l'hôtel Coulon, un domestique de place qui cherchait fortune. Cet homme parle allemand et le maître de l'auberge le recommande. Je l'arrête et lui dis ma peine. Aussitôt il me fait venir un lit de voyage en fer à la russe: j'achète ce meuble, j'en remplis le matelas avec de la paille la plus fraîche que je puisse obtenir et j'établis mon coucher, les quatre pieds dans des jarres pleines d'eau, au beau milieu de la chambre, que j'ai soin de faire démeubler entièrement. Ainsi retranché pour la nuit, je me rhabille, et, accompagné du domestique de place à qui je donne l'ordre de ne me point diriger, je sors de cette magnifique hôtellerie: palais en dehors, étable dorée et tendue de velours et de soie au dedans.

L'hôtel Coulon donne sur une espèce de Square assez gai pour ce pays-ci. Ce Square est borné d'un côté par le nouveau palais Michel, pompeuse habitation du grand-duc Michel, frère de l'Empereur. Je ne pouvais sortir sans passer devant la grille de ce palais qui attira mon attention tout d'abord. Il fut bâti pour l'Empereur Alexandre qui ne l'a point habité. Les trois autres côtés de la place sont fermés par de belles rangées de maisons percées de belles rues. Singulier hasard! à peine eus-je quitté le nouveau palais Michel que je me trouvai devant le vieux. Le vieux palais Michel est un vaste édifice carré, sombre et en tous points différent de l'élégante et moderne habitation du même nom.

Si les hommes se taisent en Russie, les pierres parlent et parlent d'une voix lamentable. Je ne m'étonne pas que les Russes craignent et négligent leurs vieux monuments: ce sont des témoins de leur histoire, que le plus souvent ils voudraient oublier: quand je découvris les noirs perrons, les profonds canaux, les ponts massifs, les péristyles déserts de ce sinistre palais, j'en demandai le nom, et ce nom me rappela malgré moi la catastrophe qui fit monter Alexandre sur le trône; aussitôt toutes les circonstances de la lugubre scène par laquelle se termina le règne de Paul Ier se représentèrent à mon imagination.

Ce n'est pas tout, par une ironie sanglante, devant la principale porte de ce sinistre édifice, on avait placé, avant la mort de celui qui l'occupait et par son ordre, la statue équestre de son père Pierre III, autre victime dont l'Empereur Paul se plaisait à honorer la déplorable mémoire pour déshonorer la mémoire triomphante de sa mère. Que de tragédies se sont jouées à froid dans ce pays où l'ambition, la haine même, sont calmes en apparence!! Chez les peuples du Midi la passion me réconcilie en quelque sorte avec leur cruauté; mais la réserve calculée, la froideur des hommes du Nord ajoute un vernis d'hypocrisie au crime: la neige est un masque; ici l'homme paraît doux parce qu'il est impassible; mais le meurtre sans haine me cause plus d'horreur que l'assassinat vindicatif. La religion de la vengeance n'est-elle pas plus naturelle que la trahison par intérêt? Plus je reconnais une impulsion involontaire dans le mal, plus je me sens consolé. Malheureusement c'est le calcul et non la colère, c'est la prudence qui ont présidé au meurtre de Paul. Les bons Russes prétendent que les conjurés ne s'étaient préparés qu'à le mettre en prison. J'ai vu la porte secrète qui conduisait à l'appartement de l'Empereur par un escalier dérobé; cette porte donne dans une partie de jardin, près d'un grand fossé: c'est par là que Pahlen fit monter les assassins.

Voici ce qu'il leur avait dit la veille au soir: «Ou vous aurez tué l'Empereur demain à 5 heures du matin, ou, à 5 heures et demie vous serez dénoncés par moi à l'Empereur comme conspirateurs.» Le résultat de cette éloquente et laconique harangue n'était pas douteux.

Là-dessus, de peur des repentirs tardifs, il sortit de chez lui pour n'y pas rentrer de la nuit; et afin d'être bien certain qu'aucun des conjurés ne le retrouverait avant l'exécution, il se mit à parcourir les diverses casernes de la ville: il voulait connaître l'esprit des troupes.

Le lendemain, à cinq heures, Alexandre était Empereur et passait pour parricide; quoiqu'il n'eût consenti (cette circonstance est vraie, je crois) qu'à faire enfermer son père, pour préserver sa mère de la prison, peut-être de la mort, pour se préserver lui-même d'un sort pareil, pour sauver son pays des fureurs et des caprices d'un autocrate fou.

Aujourd'hui les Russes passent devant le vieux palais Michel sans oser le regarder: il est défendu de raconter dans les écoles ni ailleurs la mort de l'Empereur Paul, ni même de croire à cet événement relégué parmi les fables.

Je m'étonne qu'on n'ait pas rasé le palais aux souvenirs incommodes: mais pour le voyageur, c'est une bonne fortune que de rencontrer un monument remarquable par son air de vétusté dans un pays où le despotisme rend tout uniforme, tout neuf; où l'idée dominante efface chaque jour les traces du passé. Au reste, c'est cette mobilité qui explique pourquoi le vieux palais Michel est debout; il a été oublié. Sa masse carrée, ses fossés profonds, ses souvenirs tragiques, ses escaliers dérobés, ses portes secrètes si favorables au crime, son élévation peu ordinaire dans un pays où tous les édifices me paraissent écrasés, lui donnent un style imposant; avantage rare à Pétersbourg. Je m'étonne à chaque pas de voir la confusion qu'on n'a cessé de faire ici de deux arts aussi différents que l'architecture et la décoration. Pierre-le-Grand et ses successeurs ont pris leur capitale pour un théâtre.

Je fus frappé de l'air effaré de mon guide quand je le questionnai le plus naturellement que je pus sur ce qui s'est passé dans le vieux palais Michel. La physionomie de cet homme disait: «On voit bien que vous êtes un nouveau débarqué.» Vous voyez que tout le monde pense à ce que personne ne dit. L'étonnement, la terreur, la défiance, l'innocence affectée, l'ignorance jouée, l'expérience d'un vieux matois difficile à duper faisaient tour à tour de cette physionomie agitée malgré elle un livre aussi instructif qu'amusant à étudier. Quand votre espion est mis en défaut par votre apparente sécurité, il fait une mine vraiment grotesque, car il se croit compromis par vous dès qu'il voit que vous n'avez pas peur de l'être par lui; l'espion ne croit qu'à l'espionnage; et si vous échappez à ses filets, il se figure qu'il va tomber dans les vôtres.

Une promenade par les rues de Pétersbourg sous la garde d'un domestique de place, est, je vous assure, bien intéressante et ne ressemble guère à une course dans les capitales des autres pays du monde civilisé. Tout se tient dans un état gouverné avec une logique aussi serrée que l'est celle qui préside à la politique russe.

En quittant le vieux et tragique palais Michel, j'ai traversé une grande place qui ressemble au Champ de Mars de Paris, tant elle est vaste et vide. D'un côté un jardin public, de l'autre quelques maisons; du sable au milieu et partout de la poussière, voilà cette place: sa forme est vague, sa grandeur immense et elle finit à la Néva près d'une statue en bronze de Suwarroff.

La Néva, ses ponts et ses quais sont la vraie gloire de Pétersbourg. Ce tableau est si vaste que tout le reste paraît petit. La Néva est une vase plein jusqu'aux bords qui disparaissaient sous l'eau prête à déborder de toutes parts. Venise et Amsterdam me semblent mieux défendues contre la mer que ne l'est Pétersbourg.

Je n'aime pas une ville qui n'est dominée par rien: certes le voisinage d'une rivière large comme un lac et qui coule à fleur de terre dans une plaine marécageuse perdue entre la brume du ciel, et les vapeurs de la mer, était de tous les sites du monde, le moins favorable à la fondation d'une capitale. Ici l'eau fera raison tôt ou tard de l'orgueil de l'homme: le granit même n'est pas assuré contre le travail des hivers dans cette humide glacière où la citadelle bâtie par Pierre-le-Grand a déjà usé deux fois ses remparts et ses fondements de rochers. On les a refaits et on les refera encore pour défendre ce chef-d'oeuvre d'orgueil et de volonté.

J'ai voulu passer le pont à l'instant même pour voir de près cette fameuse citadelle; mon domestique m'a conduit d'abord en face de la forteresse, à la maison de Pierre-le-Grand, séparée du château fort par une route et par un terrain vague. C'est une cabane conservée, dit-on, dans l'état où l'a laissée le Czar. Dans la citadelle sont enterrés aujourd'hui les Empereurs, et détenus les prisonniers d'État; singulière manière d'honorer les morts!… En pensant à tous les pleurs versés là, sous la tombe des souverains de la Russie, on croit assister aux funérailles de quelque roi de l'Asie. Même un tombeau arrosé de sang me semblerait moins impie; les larmes coulent plus longtemps et plus douloureusement peut-être.

Tandis que l'Empereur ouvrier habitait la cabane, on bâtissait sous ses yeux sa future capitale. Il faut dire à sa louange qu'alors le palais lui importait moins que la ville. Une des chambres de cette illustre chaumière, celle qui servait d'atelier au Czar charpentier, est aujourd'hui transformée en chapelle; on y entre avec autant de recueillement que dans les églises les plus révérées de l'Empire. Les Russes font volontiers des saints de leurs héros. Ils se plaisent à confondre les terribles vertus de leurs maîtres avec la bienfaisante puissance de leurs patrons, et s'efforcent de mettre les cruautés de l'histoire à l'abri de la foi.

Un autre héros russe, fort peu admirable à mon avis, a été sanctifié par les prêtres grecs: c'est Alexandre Newski, modèle de prudence, mais qui ne fut martyr ni de la bonne foi, ni de la générosité. L'église nationale canonisa ce prince plus sage qu'héroïque. C'est l'Ulysse des saints. On a bâti autour de ses reliques un couvent d'une grandeur prodigieuse.

Le tombeau, renfermé dans l'église de ce Saint-Alexandre, est à lui seul un monument; il est composé d'un autel d'argent massif surmonté d'une espèce de pyramide de même métal, et cette masse de trophées en argent monte ainsi jusqu'à la voûte d'une vaste église. Le couvent, l'église et le cénotaphe sont une des merveilles de la Russie. Ils sont situés à l'extrémité de la rue appelée la Perspective Newski; cette promenade se termine dans la partie de la ville opposée à la citadelle. Je viens d'aller les contempler avec plus d'étonnement que d'admiration; l'art n'entre pour rien dans cette oeuvre de piété, mais le luxe en est prodigieux. Ce qu'il a fallu d'hommes et de lingots pour un tel mausolée effraye l'imagination. Il y a une heure qu'on m'y a conduit.

On m'a montré, dans la cabane du Czar, un canot construit par lui-même, et quelques autres objets religieusement conservés; ils sont aujourd'hui gardés par un vétéran. En Russie, les églises, les palais et beaucoup de lieux publics ainsi que de maisons particulières, sont confiés à la surveillance de militaires invalides. Ces malheureux n'auraient aucun moyen de pourvoir à leur existence dans leur vieillesse, si, au sortir de la caserne, on ne les changeait en portiers. À ce poste ils conservent leur longue redingote militaire; c'est une capote de laine grossière, de couleur sale et terne; à chaque visite que vous faites, des hommes ainsi vêtus vous reçoivent à la porte des maisons ou à l'entrée des monuments; ces espèces de spectres en uniforme vous rappellent la discipline sous laquelle vous vivez. Pétersbourg est un camp changé en ville.

Mon guide ne me fit pas grâce d'une image ni d'un morceau de bois dans la chaumière impériale. Le vétéran qui la garde, après avoir allumé plusieurs cierges dans la chapelle, qui n'est qu'un bouge célèbre, m'a montré la chambre à coucher de Pierre-le-Grand, empereur de toutes les Russies; un charpentier de nos jours n'y logerait pas son apprenti.

Cette glorieuse austérité peint l'époque et le pays autant que l'homme; alors en Russie on sacrifiait tout à l'avenir, on bâtissait des monuments dont personne n'avait que faire, car les maîtres à qui ces palais modernes étaient dévolus, n'étaient pas nés, et les constructeurs de tant de magnifiques édifices, sans éprouver pour eux-mêmes les besoins du luxe, se contentaient du rôle d'éclaireurs de la civilisation, précédant de loin les potentats inconnus dont ils s'enorgueillissaient de préparer les logements. Certes il y a de la grandeur d'âme dans ce soin que prend un chef et son peuple de la puissance; et même de la vanité des générations à naître; cette confiance des hommes vivants en la gloire de leurs arrière-neveux, a quelque chose de noble et d'original. C'est un sentiment désintéressé, poétique et fort au-dessus du respect ordinaire des hommes et des nations pour leurs ancêtres.

Ailleurs on a fait de grandes villes en mémoire des grands faits du passé: ou bien les cités se sont faites d'elles-mêmes à l'aide des circonstances et de l'histoire, sans le concours du moins apparent des calculs humains; Saint-Pétersbourg avec sa magnificence et son immensité est un trophée élevé par les Russes à leur puissance à venir; l'espérance qui produit de tels efforts me paraît sublime! Depuis le temple des Juifs, jamais la foi d'un peuple en ses destinées n'a rien arraché à la terre de plus merveilleux que Saint-Pétersbourg. Et ce qui rend vraiment admirable ce legs fait par un homme à son ambitieux pays, c'est qu'il a été accepté par l'histoire.

La prophétie de Pierre-le-Géant, sculptée dans la mer en blocs de granit, s'accomplit depuis un siècle sous les yeux de l'univers. Quand on songe que ces phrases, emphatiques partout ailleurs, ne sont ici que l'expression juste de la réalité, on s'arrête avec respect et l'on se dit: Dieu est là! C'est la première fois que l'orgueil me paraît touchant: partout où la puissance de l'âme humaine se manifeste tout entière il y a lieu de s'émerveiller.

Au surplus l'histoire de Russie ne date pas comme l'ignorante et frivole
Europe paraît le penser, du règne de Pierre Ier: Moscou explique
Pétersbourg.

La délivrance de la Moscovie après de longs siècles d'invasion; plus tard le siége et la prise de Kasan par Ivan-le-Terrible; les luttes acharnées contre la Suède, et tant d'autres brillants et patients faits d'armes justifient la fière attitude de Pierre-le-Grand et l'humble confiance de sa nation. La foi en l'inconnu est toujours imposante. Cet homme de fer avait le droit de s'appuyer sur l'avenir; ce sont les caractères comme le sien qui font ce que les autres espèrent. Je le vois avec la simplicité d'un vrai grand seigneur, c'est-à-dire d'un grand homme assis sur le seuil de cette cabane d'où il prépare en même temps contre l'Europe une ville, une nation et une histoire. La grandeur de Pétersbourg n'est pas vide et cette puissante ville dominant ses glaces et ses marais pour dominer le monde est superbe, moins superbe encore aux yeux qu'à la pensée! À la vérité, cette merveille a coûté cent mille hommes engloutis, par obéissance, dans les marais pestilentiels qui sont aujourd'hui une capitale.

L'Allemagne voit de nos jours s'accomplir un chef-d'oeuvre de critique: une de ses villes se transforme, savamment, en une ville de la Grèce et de l'Italie ancienne; mais à la nouvelle Munich il manque un peuple antique; Pétersbourg eût manqué aux Russes.

Au sortir de la maison de Pierre-le-Grand, j'ai repassé devant le pont de la Néva qui conduit aux îles, et je suis entré dans la forteresse de Pétersbourg.

Je vous l'ai dit, ce monument, dont le nom seul inspire la crainte, a usé deux fois ses remparts et ses fondements de granit, et il n'a pas cent quarante ans! Quelle lutte!…

Ici les pierres souffrent violence comme les hommes.

On ne m'a pas laissé voir les prisons: il y a des cachots sous l'eau; il y en a sous les toits; tous sont pleins d'hommes. On ne m'a mené qu'à l'église où sont renfermés les tombeaux de la famille régnante. J'étais devant ces tombeaux et je les cherchais encore, ne pouvant me figurer qu'une pierre carrée, sans ornement, de la longueur et de la largeur d'un lit, recouverte d'une courte-pointe en drap vert, brodée aux armes impériales, servît de sépulture à l'Impératrice Catherine Ire, à Pierre Ier, à Catherine II, et à tant d'autres princes jusqu'à l'Empereur Alexandre.

La religion grecque bannit la sculpture des églises; elles y perdent en pompe et en religieuse magnificence plus qu'elles n'y gagnent en mysticité, d'autant que la foi byzantine s'accommode des dorures, des ciselures et de certaines peintures d'un goût très-peu sévère. Les Grecs sont les enfants des iconoclastes, en Russie ils ont cru pouvoir mitiger la doctrine de leurs pères; ils auraient pu aller plus loin.

Dans cette citadelle funèbre les morts me paraissaient plus libres que les vivants. Tant que je restai dans son enceinte, il me sembla que je ne respirais qu'avec peine. Si c'était une idée philosophique qui eût fait enfermer dans le même tombeau les prisonniers de l'Empereur et les prisonniers de la mort, les conspirateurs et les souverains contre lesquels on conspire, je la respecterais; mais je ne vois là que le cynisme du pouvoir absolu, que la brutale confiance d'un despotisme bien assuré. Avec cette force surnaturelle, on peut s'élever au-dessus des petites délicatesses humaines, bonnes pour le commun des gouvernements; un Empereur de Russie est si plein de ce qu'il se doit à lui-même, que sa justice ne s'efface pas devant celle de Dieu. Nous autres hommes de l'Occident, royalistes révolutionnaires, nous ne voyons dans un prisonnier d'État à Pétersbourg, qu'une innocente victime du despotisme; les Russes y voient un réprouvé. Voilà où mène l'idolâtrie politique.

Chaque bruit me paraissait une plainte; les pierres gémissaient sous mes pieds, et mon coeur se déchirait à faire l'écho des douleurs les plus atroces que l'homme ait jamais fait subir à l'homme. Ah! je plains les prisonniers de cette forteresse! À juger de l'existence des Russes enfermés sous la terre par celle des Russes qui se promènent dessus, on frémit!

J'ai vu ailleurs des châteaux forts, mais ce nom ne voulait pas dire ce qu'il dit à Pétersbourg. Je frissonnais en pensant que la fidélité la plus scrupuleuse, la probité la plus intacte ne mettent nul homme à l'abri des prisons souterraines de la citadelle de Pétersbourg; et mon coeur se dilata quand je repassai les fossés qui défendent cette triste enceinte et la séparent du reste du monde.

Hé! qui n'aurait pitié de ce peuple? Les Russes, je parle de ceux des classes élevées, vivent aujourd'hui sur des préjugés, sur une ignorance qu'ils n'ont plus!… L'affectation de la résignation me paraît le dernier degré de l'abjection où puisse tomber une nation esclave; la révolte, le désespoir seraient plus terribles sans doute, mais moins ignobles; la faiblesse dégradée au point de se refuser jusqu'à la plainte, cette consolation de la brute, la peur calmée par l'excès de la peur; c'est un phénomène moral dont on ne peut être témoin sans verser des larmes de sang.

Après avoir visité la sépulture des souverains de la Russie, je me suis fait ramener dans mon quartier et conduire à l'église catholique, desservie par des moines dominicains. J'y venais demander une messe pour un anniversaire dont aucun de mes voyages ne m'a encore empêché de faire la commémoration dans une église catholique. Le couvent des dominicains est situé dans la Perspective Newski, la plus belle rue de Pétersbourg. L'église n'est pas magnifique; elle est décente; les cloîtres sont solitaires; les cours encombrées de débris, de bâtisses; un air de tristesse règne dans toute la communauté, qui, malgré la tolérance dont elle jouit, m'a paru peu opulente et surtout peu rassurée. En Russie, la tolérance n'a pour garantie ni l'opinion publique, ni la constitution de l'État: comme tout le reste, c'est une grâce octroyée par un homme; et cet homme peut retirer demain ce qu'il donne aujourd'hui.

En attendant le moment d'entrer chez le prieur, je me suis arrêté dans l'église; là, j'ai rencontré sous mes pieds une pierre où je lus un nom qui m'a vivement ému: Poniatowski!… Royale victime de la fatuité, ce trop crédule amant de Catherine II est enterré là, sans aucune marque de distinction; mais, dépouillé de la majesté du trône, il lui reste la majesté du malheur qui ne lui fait pas faute; les infortunes de ce prince, son aveuglement si cruellement puni, et la perfide politique de ses ennemis, rendront tous les chrétiens et tous les voyageurs attentifs à son obscur tombeau.

Près de ce roi exilé a été déposé le corps tronqué de Moreau. L'Empereur Alexandre l'a fait rapporter là de Dresde. L'idée de réunir les restes de deux hommes si à plaindre, afin de confondre dans une même prière les souvenirs de leurs destinées manquées, me paraît une des plus nobles pensées de ce prince qui, ne l'oublions jamais, a paru grand à son entrée dans une ville d'où venait de sortir Napoléon.

Vers quatre heures du soir, je me suis enfin souvenu que je n'étais pas arrivé en Russie seulement pour y voir des monuments plus ou moins curieux ni pour y faire des réflexions plus ou moins philosophiques; et j'ai couru chez l'ambassadeur de France.

Là mon mécompte fut grand; j'appris que le mariage de la grande-duchesse Marie avec le duc de Leuchtenberg devait avoir lieu le surlendemain et que j'arrivais trop tard pour pouvoir être présenté avant la cérémonie. Manquer cette solennité de cour dans un pays où la cour est tout, c'était perdre mon voyage.

LETTRE DIXIÈME.

Promenade des îles.—Caractère du paysage.—Beautés factices.—Les îles font partie de Pétersbourg.—Étendue des villes russes.—Les Russes tapissent sur la rue.—Manière dont ils placent les fleurs dans leurs maisons.—Les Anglais font le contraire.—Les productions les plus communes de la nature sont ici du luxe.—Souvenirs de la solitude qui percent même au milieu des jardins.—But de la civilisation dans le Nord.—Là le sérieux est dans la vie et la frivolité dans la littérature.—Le bonheur impossible en Russie.—Vie des gens du monde pendant leur séjour aux îles.—Ils ne pensent qu'à s'étourdir.—Brièveté de la belle saison.—Déménagements dès la fin d'août.—Les autres grandes villes ont plus de solidité que n'en a Pétersbourg.—Ici la vie n'appartient qu'à un homme.—L'égalité sous le despotisme.—Rigueur des gouvernements trop logiques.—Le despotisme en grand.—Il faut être Russe pour vivre en Russie.—Traits caractéristiques de la société russe.—Attachement affecté pour le prince.—Malheur d'un souverain tout-puissant.—Source des vertus privées chez les princes absolus.—Pavillon de l'Impératrice aux îles.—À quoi ressemble le mouvement de la foule après le passage de l'Impératrice.—Vermine dans les murs des auberges.—Le palais impérial n'en est pas exempt.—Portrait de l'homme du peuple quand il est de pure race slave.—Sa beauté.—La beauté est plus rare chez les femmes.—Coiffure nationale des femmes: elle devient rare.—Voitures dépourvues d'élégance.—L'état des paysans russes.—Rapports du paysan avec son seigneur.—Ils paient pour se faire acheter.—Fortune des particuliers dans la main de l'Empereur.—Seigneurs massacrés par leurs serfs.—Réflexions.—Monnaie vivante.—Luxe exécrable.—Différence qu'il y a entre la condition des ouvriers dans les pays libres et celle des serfs en Russie.—Le commerce et l'industrie modifieront la situation actuelle.—Apparence trompeuse.—Personne pour vous éclairer sur le fond des choses.—Soin qu'on prend de cacher la vérité à l'étranger.—On n'a le droit de s'intéresser qu'à l'Empereur.—Usurpation religieuse de Pierre Ier: mal plus grand que tout le bien qu'a fait cet Empereur.—L'aristocratie russe manque à ses devoirs envers elle-même et envers le peuple.—Regards scrutateurs des Russes.—Leur conduite envers les voyageurs qui écrivent.—État de la médecine en Russie.—Mystère universel.—Les médecins russes seraient meilleure chroniqueurs que docteurs.—Permission d'assister au mariage de la grande-duchesse Marie.—Faveur particulière.

Pétersbourg, le même jour, 12 juillet 1839 au soir.

On m'a mené à la promenade des îles; c'est un agréable marécage; jamais la vase ne fut mieux déguisée sous les fleurs. Figurez-vous un bas-fond humide, mais que l'eau laisse à découvert pendant l'été, grâce aux canaux qui servent à égoutter le sol: tel est le terrain qu'on a planté de superbes bosquets de bouleaux et recouvert d'une foule de charmantes maisons de campagne. Des avenues de bouleaux, qui avec les pins sont les seuls arbres indigènes de ces landes glacées, font illusion; on se croit dans un parc anglais; ce vaste jardin parsemé de villas et de cottages tient lieu de campagne aux habitants de Pétersbourg; c'est le camp des courtisans richement habité pendant un moment de l'année, et désert le reste du temps: voilà ce qu'on nomme le district des îles.

On y arrive en voiture par plusieurs routes fort belles, avec des ponts jetés sur divers bras de mer.

En parcourant ces allées ombragées, vous pouvez vous croire à la campagne, mais c'est une campagne monotone et artificielle. Pas de mouvement de terre, toujours le même arbre: comment produire de grands effets pittoresques avec de telles données? Le soin des hommes ne supplée qu'imparfaitement à la pauvreté de la nature. Ils ont fait ici tout ce qui pouvait se faire malgré le bon Dieu: c'est toujours bien peu de chose. Sous cette zone, les plantes de serre chaude, les fruits exotiques, même les produits des mines; l'or et les pierres précieuses sont moins rares que les arbres les plus communs de nos forêts: avec la richesse on se procure ici tout ce qui vient sous verre: c'est beaucoup comme sujet de description dans un conte de fée, cela ne suffit pas dans un parc. Une des châtaigneraies, une des chênaies de nos collines seraient des merveilles à Pétersbourg: des maisons italiennes entourées d'arbres de Laponie, et remplies de fleurs de tous les pays, font un contraste extraordinaire plutôt qu'agréable.

Les Parisiens qui n'oublient jamais Paris appelleraient cette campagne peignée les champs Élysées russes. Cependant c'est plus grand, plus champêtre et à la fois plus orné, plus artificiel que notre promenade de Paris. C'est aussi plus éloigné des quartiers élégants. Le district des îles est tout à la fois une ville et une campagne; quelques prés conquis sur la fange des tourbières vous font par moments croire qu'il y a là des bois, des villages, des champs véritables: tandis que des maisons en forme de temples, des pilastres encadrant des serres chaudes, des colonnades devant des palais, des salles de spectacle à péristyles antiques, vous prouvent que vous n'êtes pas sorti de la ville.

Les Russes s'enorgueillissent à juste titre de ce jardin arraché à tant de frais au sol spongieux de Pétersbourg. Mais si la nature est vaincue, elle se souvient de sa défaite, et ne se soumet qu'avec humeur; les friches recommencent de l'autre côté de la haie du parc. Heureux les pays où la terre et le ciel luttent de profusion pour embellir le séjour de l'homme et pour lui rendre la vie facile et douce!

J'insisterais peu sur les désagréments de ce sol disgracié; je ne regretterais pas tant le soleil du Midi en voyageant dans le Nord, si les Russes affectaient moins de dédaigner ce qui manque à leur pays: leur parfait contentement s'étend jusqu'au climat, jusqu'à la terre; naturellement portés aux fanfaronnades ils sont fats même pour la nature, comme ils sont fiers de la société qui les environne; ces prétentions m'empêchent de me résigner comme ce serait mon devoir, et comme c'était mon intention, à tous les inconvénients des contrées septentrionales.

Le delta renfermé entre la ville et l'une des embouchures de la Néva est aujourd'hui entièrement occupé par cette espèce de parc; il est cependant compris dans l'enceinte de Pétersbourg: les villes russes renferment des pays. Celui-ci serait devenu un des quartiers populeux de la nouvelle capitale si l'on avait suivi plus exactement le plan du fondateur. Mais peu à peu Pétersbourg s'est réfugié au midi du fleuve dans l'espoir d'échapper aux inondations et le terrain marécageux des îles a été réservé exclusivement aux maisons de printemps des personnes les plus riches et les plus élégantes de la cour: ces maisons sont à moitié cachées sous l'eau et sous la neige pendant neuf mois de l'année; alors les loups font la ronde autour du pavillon de l'Impératrice. Mais rien n'égale pendant les trois autres mois le luxe de fleurs de ces casins glacés le reste du temps; néanmoins sous cette élégance factice, perce le naturel des indigènes; la manie de briller est la passion dominante des Russes; aussi dans leurs salons, les fleurs sont-elles placées non pas de manière à rendre l'intérieur de l'habitation plus agréable, mais à être admirées du dehors: c'est absolument le contraire de ce qui se voit en Angleterre où l'on se garde avant tout de tapisser sur la rue. Les Anglais sont les hommes de la terre qui ont su le mieux remplacer le style par le goût: leurs monuments sont des chefs-d'oeuvre de ridicule, et leurs habitations particulières, des modèles d'élégance et de bon sens.

Aux îles, toutes les maisons et tous les chemins se ressemblent. Dans cette promenade l'étranger erre sans ennui, du moins le premier jour. L'ombre du bouleau est transparente; mais sous le soleil du Nord on ne cherche pas une feuillée bien épaisse. Un canal succède à un lac, une prairie à un bosquet, une cabane à une villa, une allée à une allée au bout de laquelle vous retrouvez des sites tout pareils à ceux que vous venez de laisser derrière vous. Ces tableaux rêveurs captivent l'imagination sans l'intéresser vivement, sans piquer la curiosité: c'est du repos; et le repos est chose précieuse à la cour de Russie. Toutefois il n'y est pas estimé ce qu'il vaut.

Pendant quelques mois un théâtre égaye tant qu'il peut ce quartier d'été des grands seigneurs russes. Aux alentours de la salle de spectacle, des rivières artificielles, des canaux ombragés, forment des allées d'eau, même cette eau s'étend quelquefois en petits lacs qui nourrissent l'herbe de leurs rives… l'herbe!… merveilleuse création de l'art sous un sol qui de soi ne produit que de la bruyère et des lichens; on se promène entre une infinité d'habitations obstruées de fleurs et cachées parmi les arbres comme les fabriques d'un parc anglais; mais malgré ces prodiges, la pâle et monotone verdure du bouleau attriste toujours l'aspect de cette ville jardin! Là le luxe le plus dispendieux ne peut s'appeler du superflu, car il y faut épuiser toutes les ressources de l'art, et dépenser des trésors pour produire ce qui vient de soi-même ailleurs, ce qu'on regarde comme des choses de pure nécessité.

Une lointaine forêt de pins élève par intervalles ses maigres et tristes aiguilles au-dessus des toits de quelques villas bâties en planches et peintes en pierre. Ces souvenirs de la solitude percent à travers la parure éphémère des jardins comme pour témoigner de la rigueur de l'hiver et du voisinage de la Finlande.

Le but de la civilisation du Nord est sérieux. Sous ces climats la société est le fruit, non des plaisirs de l'homme, non d'intérêts et de passions faciles à contenter, mais d'une volonté persistante et toujours contrariée qui pousse les peuples à d'incompréhensibles efforts. Là si les individus s'unissent, c'est pour lutter contre une nature rebelle et qui répond toujours avec peine aux appels qu'on lui fait. Cette tristesse, cette âpreté du monde physique engendre un ennui qui me fait comprendre les tragédies du monde politique si fréquentes dans cette cour. Là le drame se passe dans le monde positif, tandis que le théâtre reste livré au vaudeville qui ne fait peur à personne; en fait de spectacle ce qu'on préfère ici c'est le Gymnase, en fait de lecture, Paul de Kock. Les divertissements futiles sont les seuls permis en Russie. Sous un tel ordre de choses la vie réelle est trop sérieuse pour admettre une littérature grave. La farce, l'idylle ou l'apologue, bien voilé, peuvent seuls subsister en présence d'une si terrible réalité. Que si sous cette température hostile les précautions du despotisme viennent encore accroître les difficultés de l'existence, tout bonheur sera refusé à l'homme, tout repos lui deviendra impossible. Paix, félicité: ce sont ici des mots aussi vagues que celui de paradis. Paresse sans loisir, inertie inquiète: voilà le résultat inévitable de l'autocratie boréale.

Les Russes jouissent peu de cette campagne qu'ils ont créée à leur porte. Les femmes vivent l'été aux îles comme l'hiver à Pétersbourg: se levant tard, faisant leur toilette le jour, des visites le soir, et jouant toute la nuit: s'oublier, s'étourdir: tel est le but apparent de toutes les existences.

Le printemps des îles commence au milieu de juin et dure jusqu'à la fin d'août; dans ces deux mois, excepté cette année, on a huit jours de chaleur répartis sur tout l'été; les soirées sont humides, les nuits transparentes, mais nébuleuses, les jours gris; et la vie deviendrait d'une tristesse insupportable pour quiconque se laisserait induire à la réflexion. En Russie converser c'est conspirer, penser c'est se révolter: hélas! la pensée n'est pas seulement un crime, c'est un malheur.

L'homme ne pense que pour améliorer son sort et celui des autres hommes; mais lorsqu'on ne peut rien changer à rien, la pensée inutile n'envenime dans l'âme, qu'elle empoisonne faute d'autre emploi. Et voilà pourquoi dans le grand monde russe on danse à tout âge.

Une fois l'été passé, une pluie fine comme des aiguilles tombe incessamment pendant des semaines. Alors, en deux jours, on voit les bouleaux des îles se dépouiller de leurs feuilles, les maisons de leurs fleurs et de leurs habitants; les rues, les ponts se couvrent de chars à déménagement, d'équipages crottés où s'entassent pêle-mêle avec le désordre, l'incurie et la malpropreté naturels aux peuples de race slave, des meubles, des étoffes, des planches, des caisses[16], et pendant que ce convoi de l'été s'achemine à pas lents vers l'autre extrémité de la ville, quelques équipages à quatre chevaux, quelques drowskas élégants reconduisent rapidement dans leur séjour d'hiver les propriétaires de ces trésors emmagasinés jusqu'à l'année suivante. Voilà comment l'homme riche du Nord, revenu des trop passagères illusions de son été, fuit devant la bise, et comment les ours et les loups rentrent en possession de leurs légitimes domaines! Le silence reprend ses anciens droits sur les marais glacés, et la société frivole interrompt pour neuf mois ses représentations du désert. Acteurs et spectateurs, tous quittent la ville de bois pour la ville de pierre; mais ils ne s'aperçoivent guère du changement, car à Pétersbourg la neige des nuits d'hiver répand presque autant d'éclat que le soleil des jours d'été; et les poêles russes sont plus chauds que les rayons d'une lumière oblique.

Le spectacle fini, on reploie les coulisses, les toiles, on éteint les lampes, les fleurs du caprice tombent, et quelques arbres malvenants gémissent seuls pendant neuf mois au-dessus des joncs du pâle marécage; alors les tourbières du pôle mises à nu, attristent de nouveau la forêt clair-semée qu'on appelait l'Ingrie et dont on a tiré Pétersbourg par enchantement.

Ce qui arrive aux îles tous les ans, arrivera une fois à la ville entière. Que cette capitale sans racines dans l'histoire, soit oubliée du souverain, un seul jour; qu'une politique nouvelle porte ailleurs la pensée du maître, le granit caché sous l'eau s'émiette, les basses terres inondées rentrent dans leur état naturel et les hôtes de la solitude reprennent possession de leur gîte.

Ces idées occupent la pensée de tous les étrangers qui se promènent parmi les légers équipages de Pétersbourg; personne ne croit à la durée de cette merveilleuse capitale. Pour peu qu'on médite (et quel est le voyageur digne de son métier qui ne médite pas?) on prévoit telle guerre, tel revirement de la politique qui ferait disparaître cette création de Pierre Ier, comme une bulle de savon sous un souffle, comme une lanterne magique dont on éteint la lumière.

Nulle part je ne fus plus pénétré de l'instabilité des choses humaines; souvent à Paris, à Londres, je me disais: un temps viendra où ce bruyant séjour sera plus silencieux qu'Athènes, que Rome, Syracuse ou Carthage: mais il n'est donné à nul homme de pressentir l'heure ni la cause immédiate de cette destruction, tandis que la disparition de Pétersbourg peut se prévoir; elle peut arriver demain au milieu des chants de triomphe de son peuple victorieux. Le déclin des autres capitales suit l'extermination de leurs habitants, celle-ci périra au moment même où les Russes verront leur puissance s'étendre. Je crois à la durée de Pétersbourg comme à celle d'un système politique, comme à la constance d'un homme. C'est ce qu'on ne peut dire d'aucune autre ville du monde.

Quelle terrible force que celle qui fit sortir du désert une capitale et qui d'un mot peut rendre à la solitude tout ce qu'elle lui a pris! Ici la vie propre n'appartient qu'au souverain: la destinée, la force, la volonté d'un peuple entier sont renfermées dans une tête. L'Empereur de Russie est la personnification du pouvoir social: au-dessous de lui règne l'égalité telle que la rêvent les démocrates modernes gallo-américains, Fourriéristes, etc. Mais les Russes reconnaissent une cause d'orage de plus que les autres hommes: la colère de l'Empereur. La tyrannie républicaine ou monarchique fait détester l'égalité absolue. Je ne crains rien tant qu'une logique inflexible appliquée à la politique. Si la France est matériellement heureuse depuis dix ans, c'est peut-être parce que l'apparente absurdité qui préside à ses affaires est une haute sagesse pratique; le fait substitué à la spéculation nous domine.

En Russie, le principe du despotisme fonctionne toujours avec une rigueur mathématique et le résultat de cette extrême conséquence est une extrême oppression. En voyant cet effet rigoureux d'une politique inflexible, on est indigné, et l'on se demande avec effroi d'où vient qu'il y a si peu d'humanité dans les oeuvres de l'homme. Mais trembler ce n'est pas dédaigne: on ne méprise pas ce qu'on craint.

En contemplant Pétersbourg et en réfléchissant à la terrible vie des habitants de ce camp de granit, on peut douter de la miséricorde de Dieu, on peut gémir, blasphémer, on ne saurait s'ennuyer. Il y a là un mystère incompréhensible; mais en même temps une prodigieuse grandeur. Le despotisme organisé comme il l'est ici, devient un inépuisable sujet d'observations et de méditation. Cet Empire colossal que je vois se lever tout à coup devant moi à l'Orient de l'Europe, de cette Europe où les sociétés souffrent de l'appauvrissement de toute autorité reconnue, me fait l'effet d'une résurrection. Je me crois en présence de quelque nation de l'Ancien Testament et je m'arrête avec un effroi mêlé de curiosité aux pieds du géant antédiluvien.

Ce qu'on voit du premier coup d'oeil en entrant au pays des Russes, c'est que la société telle qu'elle est arrangée par eux, ne peut servir qu'à leur usage; il faut être Russe pour vivre en Russie: et pourtant en apparence tout s'y passe comme ailleurs. Il n'y a de différence que dans le fond des choses.

Ce soir c'était une revue du monde élégant que j'étais allé faire aux îles: le monde élégant est, dit-on, le même partout; néanmoins je n'ai senti et pensé que des choses particulières: c'est que chaque société a une âme et que cette âme a beau se laisser endoctriner comme une autre par la fée qu'on appelle civilisation, et qui n'est que la mode de chaque siècle, elle conserve son caractère original.

Ce soir toute la ville de Pétersbourg, c'est-à-dire la cour, y compris sa suite, la domesticité, s'était réunie aux îles, non pour le plaisir désintéressé de la promenade par un beau jour, ce plaisir paraîtrait fade aux courtisans qui font la foule en ce pays; mais pour y voir passer le paquebot de l'Impératrice, spectacle sur lequel on ne se blase jamais. Ici tout souverain est un dieu; toute princesse est une Armide, une Cléopâtre. Le cortége de ces divinités changeantes est immuable; il se grossit d'un peuple toujours également fidèle, accouru sur leurs pas; à cheval, à pied, en voiture, le prince régnant est toujours à la mode et tout-puissant chez ce peuple.

Cependant ces hommes si soumis ont beau faire et beau dire, leur enthousiasme est contraint: c'est l'amour du troupeau pour le berger qui le nourrit pour le tuer. Un peuple sans liberté a des instincts, il n'a pas de sentiments; ces instincts se manifestent souvent d'une manière importune et peu délicate: les Empereurs de Russie doivent être excédés de soumission; parfois l'encens fatigue l'idole. À la vérité ce culte admet des entr'actes terribles. Le gouvernement russe est une monarchie absolue, tempérée par l'assassinat; et quand le prince tremble, il ne s'ennuie plus; il vit donc entre la terreur et le dégoût. Si l'orgueil du despote veut des esclaves, l'homme cherche des semblables: or, un Czar n'a point de semblables; l'étiquette et la jalousie font à l'envi la garde autour de son coeur solitaire. Il est à plaindre plus encore que ne l'est son peuple, surtout s'il vaut quelque chose.

J'entends vanter les joies domestiques que goûte l'Empereur Nicolas, mais j'y vois la consolation d'une belle âme plus que la preuve d'un bonheur complet. Le dédommagement n'est pas la félicité, au contraire, le remède constate le mal; un Empereur de Russie a toujours du coeur de reste, quand il en a; de là les vertus privées trop admirées chez l'Empereur Nicolas.

Ce soir l'Impératrice ayant quitté Péterhoff par mer, a débarqué à son pavillon des îles; c'est là qu'elle vient attendre le moment du mariage de sa fille qui doit se célébrer demain au nouveau palais d'hiver. Lorsqu'elle loge aux îles, les ombrages qui environnent son pavillon servent d'abri pendant le jour à son régiment des chevaliers-gardes, l'un des plus beaux de l'armée.

Nous sommes arrivés trop tard pour la voir sortir de son bateau sacré; mais nous avons trouvé la foule encore émue du passage rapide de l'astre impérial. Les seuls tumultes possibles en Russie ce sont des joutes de flatteurs. Le sillage est sensible dans une foule de courtisans comme il l'est sur la mer où les plus gros vaisseaux laissent les plus longues traces. Ce soir le bouillonnement humain ressemblait tout à fait à l'agitation des vagues après le passage d'un puissant bâtiment de guerre. L'altier navire fend les flots à toutes voiles et l'onde écume longtemps encore après que la nef qui vient de la sillonner est entrée dans le port.

J'ai donc enfin respiré l'air de la cour! Mais jusqu'ici je n'ai pu apercevoir aucune des divinités qui le font souffler sur les mortels.

Les maisons de plaisance les plus remarquables sont bâties autour, ou du moins dans le voisinage de ce pied-à-terre impérial. Ici l'homme vit des regards du maître comme la plante des rayons du soleil; l'air appartient à l'Empereur; on n'en respire que ce qu'il en départ inégalement à chacun: chez le vrai courtisan le poumon obéit comme les épaules.

Il y a du calcul partout où il y a une cour, et une société; mais nulle part il n'est à découvert comme ici. Cet Empire est une grande salle de comédie où de toutes les loges on voit dans les coulisses.

Il est une heure du matin; le soleil va se lever; je ne puis dormir encore; je finirai donc ma nuit comme je l'ai commencée, en vous écrivant sans lumière.

Malgré les prétentions des Russes à l'élégance, les étrangers ne peuvent trouver dans tout Pétersbourg une auberge supportable. Les grands seigneurs amènent ici de l'intérieur de l'Empire une suite toujours nombreuse: comme il est leur propriété, l'homme est leur luxe. Sitôt que les valets sont laissés seuls dans l'appartement du maître, ils se vautrent à l'orientale sur tous les meubles qu'ils remplissent de vermine; ces bêtes passent du crin dans le bois, du bois dans le plâtre, dans les plafonds, dans les murs, dans les planchers; en peu de jours l'habitation est infectée sans ressources, et l'impossibilité de donner de l'air aux maisons pendant l'hiver éternise le mal.

Le nouveau palais impérial rebâti à tant de frais d'hommes et d'argent, est déjà rempli de ces bêtes; on dirait que les malheureux ouvriers qui se tuèrent à orner plus vite l'habitation du maître, ont d'avance vengé leur mort en inoculant leur vermine à ces murs homicides; déjà plusieurs chambres du palais impérial sont closes et cernées avant d'avoir été occupées. Si le château est infecté de cette troupe d'ennemis nocturnes, comment dormirais-je chez Coulon? J'y renonce, mais la clarté des nuits me console de tout.

Tout à l'heure, à peine revenu des îles, à minuit, je suis encore ressorti à pied pour recueillir mes souvenirs et repasser dans ma mémoire les conversations qui m'avaient le plus intéressé pendant cette journée. Je vous en donnerai le résumé dans un instant.

Cette promenade solitaire m'a conduit à la belle rue appelée la Perspective Newski. Je voyais briller de loin, à la lueur du crépuscule, les petites colonnes de la tour de l'Amirauté, surmontée de sa haute aiguille métallique. La flèche de ce minaret chrétien est plus aiguë qu'aucun clocher gothique; elle est dorée tout entière avec l'or des ducats qui furent envoyés en présent à l'Empereur Pierre Ier par les États-unis de Hollande.

Cette chambre d'auberge, d'une malpropreté révoltante, et ce monument d'une magnificence fabuleuse, voilà Pétersbourg.

Comme vous le voyez, les contrastes ne manquent pas dans cette ville où l'Europe se donne en spectacle à l'Asie et l'Asie à l'Europe.

Le peuple est beau; les hommes de pure race slave, amenés de l'intérieur par les riches seigneurs qui les emploient à leur service, ou qui leur permettent d'exercer divers métiers dans Pétersbourg pendant un certain laps de temps, sont remarquables par leurs cheveux blonds et leur teint rosé, mais surtout par la perfection de leur profil qui rappelle les statues grecques; leurs yeux taillés en amande ont la coupe asiatique avec la couleur du Nord; ils sont ordinairement bleus de faïence, et ils ont une expression de douceur, de grâce et de fourberie particulière. Ce regard, toujours mobile, donne à l'iris des teintes chatoyantes et qui varient depuis le vert du serpent, le gris du chat jusqu'au noir de la gazelle, quoique le fond reste bleu; la bouche, ornée d'une moustache dorée et soyeuse, est d'une coupe parfaitement pure, et les dents, éclatantes de blancheur, éclairent le visage; leur forme quelquefois aiguë les rend alors semblables aux dents du tigre ou à une scie; le plus souvent cependant elles sont d'une régularité parfaite. Le costume de ces hommes est toujours original; c'est tantôt la tunique grecque avec une ceinture de couleur tranchante, tantôt la robe persane, tantôt la redingote russe courte, fourrée en peau de mouton tournée vers le dehors ou vers le dedans, selon la température.

Les femmes du peuple sont moins belles; on en rencontre peu dans les rues et celles qu'on y voit n'ont rien d'attrayant; elles paraissent abruties. Chose singulière! les hommes ont de la recherche et les femmes de la négligence dans leur parure. Cela tient peut-être à ce que les hommes sont attachés à la maison des grands seigneurs par leur service. Les femmes du peuple ont la démarche pesante; elles portent pour chaussure de grosses bottes de cuir gras qui leur déforment le pied; leur personne, leur taille, tout en elles est sans élégance; leur teint terreux, même lorsqu'elles sont jeunes, n'a pas l'éclat de celui des hommes. Leur petite redingote à la russe, courte, ouverte par devant, est garnie de fourrures presque toujours déchirées et qui tombent en lambeaux. Ce costume serait joli, s'il était mieux porté, comme disent nos marchands, et si l'effet n'en était gâté le plus souvent par une taille déformée et par une malpropreté repoussante; la coiffure nationale des femmes russes est belle, mais elle devient rare; on ne la voit plus, m'a-t-on dit, que sur la tête des nourrices et sur celle des femmes de la cour aux jours de cérémonie; c'est une espèce de tour de carton, dorée, brodée et très-évasée du haut.

Les attelages sont pittoresques; les chevaux ont de la vitesse, du nerf et du sang, mais les équipages que j'ai vus réunis ce soir aux îles, sans en excepter les voitures des plus grands seigneurs, sont dépourvus d'élégance, ils manquent même de propreté. Ceci m'explique le désordre, la négligence des domestiques du grand-duc héritier, la pesanteur, le vilain vernis de ses carrosses que j'ai vus lors du passage de ce prince à Ems. La magnificence en gros, le luxe voyant, la dorure, l'air de grandeur, sont naturels aux seigneurs russes: l'élégance, le soin, la propreté ne le sont pas. Autre chose est d'aimer à étonner les passants par l'opulence, autre chose de jouir de la richesse, même en secret, comme d'un moyen de se cacher à soi-même le plus qu'on peut les tristes conditions de l'existence humaine.

On m'a conté ce soir plusieurs traits curieux relatifs à ce que nous appelons l'esclavage des paysans russes.

Il est difficile de nous faire une juste idée de la vraie position de cette classe d'hommes qui n'ont aucun droit reconnu, et qui cependant sont la nation même. Privés de tout par les lois, ils ne sont pas aussi dégradés au moral qu'ils sont socialement avilis; ils ont de l'esprit, quelquefois de la fierté; mais ce qui domine dans leur caractère et dans la conduite de leur vie entière, c'est la ruse. Personne n'a le droit de leur reprocher cette conséquence trop naturelle de leur situation. Ce peuple toujours en garde contre des maîtres dont il éprouve à chaque instant la mauvaise foi effrontée, compense à force de finesse le manque de probité des seigneurs envers leurs serfs.

Les rapports du paysan avec le possesseur de la terre ainsi qu'avec la patrie, c'est-à-dire l'Empereur qui représente l'État, seraient un objet d'étude digne à lui seul d'un long séjour dans l'intérieur de la Russie.

Dans beaucoup de parties de l'Empire les paysans croient qu'ils appartiennent à la terre, condition d'existence qui leur paraît naturelle, tandis qu'ils ont peine à comprendre comment des hommes sont la propriété d'un homme. Dans beaucoup d'autres contrées les paysans pensent que la terre leur appartient. Ceux-ci sont les plus heureux, s'ils ne sont les plus soumis des esclaves.

Il y en a qui, lorsqu'on les met en vente, envoient au loin prier un maître dont la réputation de bonté est venue jusqu'à eux, de les acheter, eux, leurs terres, leurs enfants et leurs bêtes, et si ce seigneur, célèbre parmi eux pour sa douceur (je ne dis pas pour sa justice, le sentiment de la justice est inconnu en Russie, même parmi les hommes dénués de tout pouvoir), si ce seigneur désirable n'a pas d'argent, ils lui en donnent afin d'être sûrs qu'ils n'appartiendront qu'à lui. Alors le bon seigneur, pour contenter ses nouveaux paysans, les achète de leurs propres deniers et les accepte comme serfs; puis il les exempte d'impôts pendant un certain nombre d'années, les dédommageant ainsi du prix de leurs personnes qu'ils lui ont payé d'avance, en acquittant pour lui la somme qui représente la valeur du domaine dont ils dépendent, et dont ils l'ont, pour ainsi dire, forcé de devenir propriétaire. Voilà comment le serf opulent met le seigneur pauvre en état de le posséder à perpétuité, lui et ses descendants. Heureux de lui appartenir et à sa postérité, pour échapper par là au joug d'un maître inconnu, ou d'un seigneur réputé méchant. Vous voyez que la sphère de leur ambition n'est pas encore bien étendue.

Le plus grand malheur qui puisse arriver à ces hommes plantes, c'est de voir leur sol natal vendu: on les vend toujours avec la glèbe à laquelle ils sont toujours attachés; le seul avantage réel qu'ils aient retiré jusqu'ici de l'adoucissement des lois modernes, c'est qu'on ne peut plus vendre l'homme sans la terre. Encore cette défense est-elle éludée par des moyens connus de tout le monde: ainsi au lieu de vendre une terre entière avec ses paysans, on vend quelques arpents et cent et deux cents hommes par arpent. Si l'autorité apprend cette escobarderie, elle sévit; mais elle a rarement l'occasion d'intervenir, car entre le délit et la justice suprême, c'est-à-dire l'Empereur, il y a tout un monde de gens intéressés à perpétuer et à dissimuler les abus…

Les propriétaires souffrent autant que les serfs de cet état de choses, surtout ceux dont les affaires sont dérangées. La terre est difficile à vendre, si difficile qu'un homme qui a des dettes et qui veut les payer, finit par emprunter à la banque impériale les sommes dont il a besoin, et la banque prend hypothèque sur les biens de l'emprunteur. Il résulte de là que l'Empereur devient le trésorier et le créancier de toute la noblesse russe, et que la noblesse ainsi bridée par le pouvoir suprême est dans l'impossibilité de remplir ses devoirs envers le peuple.

Un jour, un seigneur voulait vendre une terre: la nouvelle de ce projet met le pays en alarme; les paysans du seigneur députent vers lui les anciens du village qui se jettent à ses pieds et lui disent en pleurant qu'ils ne veulent pas être vendus. «Il le faut, répond le seigneur, il n'est pas dans mes principes d'augmenter l'impôt que paient mes paysans; cependant je ne suis pas assez riche pour garder une terre qui ne me rapporte presque rien.—N'est-ce que cela, s'écrient les députés des domaines du seigneur, nous sommes assez riches, nous, pour que vous puissiez nous garder.» Aussitôt, de leur plein gré, ils fixent leurs redevances au double de ce qu'ils payaient depuis un temps immémorial.

D'autres paysans, avec moins de douceur et une finesse plus détournée, se révoltent contre leur maître, uniquement dans l'espoir qu'ils deviendront serfs de la couronne. C'est le but de l'ambition de tous les paysans russes.

Affranchissez brusquement de tels hommes, vous mettez le feu au pays. Du moment où les serfs séparés de la terre verraient qu'on la vend, qu'on la loue, qu'on la cultive sans eux, ils se lèveraient en masse, en criant qu'on les dépouille de leur bien.

Dernièrement dans un village lointain où le feu avait pris, les paysans qui se plaignaient de leur seigneur à cause de sa tyrannie, ont profité du désordre qu'ils avaient peut-être causé eux-mêmes, pour se saisir de leur ennemi, c'est-à-dire de leur maître, pour l'entraîner à l'écart, l'empaler et le faire rôtir au feu même de l'incendie; ils ont cru se justifier suffisamment de ce crime en assurant par serment que cet infortuné avait voulu brûler leurs maisons et qu'ils n'avaient fait que se défendre.

Sur de tels actes l'Empereur ordonne le plus souvent la déportation du village entier en Sibérie; voilà ce qu'on appelle à Pétersbourg: peupler l'Asie.

Quand je pense à ces faits et à une foule d'autres cruautés plus ou moins secrètes qui ont lieu journellement dans le fond de cet immense Empire, où les distances favorisent également la révolte et l'oppression, je prends le pays, le gouvernement et toute la population en haine; un malaise indéfinissable me saisit, je ne songe plus qu'à fuir.

Le luxe de fleurs et de livrées étalé chez les grands m'amusait; il me révolte, et je me reproche comme un crime le plaisir que j'ai pris à le contempler d'abord: la fortune d'un propriétaire se suppute ici en têtes de paysans. L'homme non libre est monnayé, il vaut l'un dans l'autre dix roubles par an à son propriétaire qu'on appelle libre parce qu'il a des serfs. Il y a des contrées où chaque paysan rapporte trois et quatre fois cette somme à son seigneur. En Russie, la monnaie humaine change de valeur comme chez nous la terre, qui double de prix selon les débouchés qu'on trouve à ses produits. Je passe ici mon temps à calculer malgré moi, combien il faut de familles pour payer un chapeau, un châle; si j'entre dans une maison, un rosier, un hortensia, ne sont pas à mes yeux ce qu'ils me paraîtraient ailleurs: tout me semble teint de sang; je ne vois de la médaille que le revers. La somme des âmes condamnées à souffrir jusqu'à la mort pour compléter les aunes d'étoffe employées dans l'ameublement, dans l'ajustement d'une jolie femme de la cour, m'occupe plus que sa parure et sa beauté. Absorbé par le travail de cette triste supputation, je me sens devenir injuste; il est telle personne dont la figure toute charmante me rappelle, en dépit de mes réclamations secrètes, les caricatures contre Bonaparte répandues en 1813 dans la France et dans l'Europe. Quand vous aperceviez d'un peu loin le colosse de l'Empereur, il était ressemblant, mais en regardant de près cette image, vous reconnaissiez que chaque trait du visage était un composé de cadavres mutilés.

Partout le pauvre travaille pour le riche qui le paie; mais ce pauvre dont le temps est rétribué par l'argent d'un autre homme, n'est pas parqué pour sa vie dans un clos comme une pièce de bétail, et bien qu'il soit obligé de vaquer au labeur qui lui fournit chaque jour le pain de ses enfants, il jouit d'une sorte de liberté au moins apparente; or l'apparence, c'est presque tout pour un être à vue bornée et à l'imagination sans borne. Chez nous, le mercenaire a le droit de changer de pratiques, de domicile, même de métier, son travail n'est pas considéré comme la rente du riche qui l'emploie; mais le serf russe est la chose du seigneur: enrôlé depuis sa naissance jusqu'à sa mort au service d'un même maître, sa vie représente à ce propriétaire de son travail une parcelle de la somme nécessaire à des caprices, à des fantaisies annuelles; certes, dans un état constitué de la sorte, le luxe n'est plus innocent, il n'a point d'excuse. Toute société où la classe moyenne n'existe pas, devrait proscrire le luxe comme un scandale, parce que, dans les pays bien organisés, ce sont les profits que cette classe retire de la vanité des classes supérieures qui motivent et excusent l'opulence des riches.

Si, comme on le dit, la Russie devient un pays industriel, les rapports du serf avec le possesseur de la terre ne tarderont pas à se modifier; une population de marchands et d'artisans indépendants s'élèvera entre les nobles et les paysans, mais aujourd'hui elle commence à peine à naître; elle se recrute encore presque uniquement parmi des étrangers. Les fabricants, les commerçants, les marchands sont presque tous des Allemands.

Il n'est que trop facile ici de se laisser prendre aux apparences de la civilisation. Si vous voyez la cour et les gens qui la grossissent, vous vous croyez chez une nation avancée en culture et en économie politique; mais lorsque vous réfléchissez aux rapports qui existent entre les diverses classes de la société, lorsque vous voyez combien ces classes sont encore peu nombreuses, enfin lorsque vous examinez attentivement le fond des moeurs et des choses, vous apercevez une barbarie réelle à peine déguisée sous une magnificence révoltante.

Je ne reproche pas aux Russes d'être ce qu'ils sont; ce que je blâme en eux, c'est la prétention de paraître ce que nous sommes. Ils sont encore incultes; cet état laisse du moins le champ libre à l'espérance, mais je les vois incessamment occupés du désir de singer les autres nations, et ils les singent à la façon des singes, en se moquant de ce qu'ils copient. Alors je me dis: voilà des hommes perdus pour l'état sauvage et manqués pour la civilisation, et le terrible mot de Voltaire ou de Diderot, oublié en France, me revient à l'esprit: «Les Russes sont pourris avant que d'être mûrs.»

À Pétersbourg, tout a l'air opulent, grand, magnifique, mais si vous jugiez de la réalité d'après cette figure des choses, vous vous trouveriez étrangement déçu; d'ordinaire le premier effet de la civilisation, c'est de rendre la vie matérielle facile; ici tout est difficile; une apathie rusée, tel est le secret de la vie du commun des hommes.

Voulez-vous apprendre avec exactitude ce qu'il faut voir dans cette grande ville? si Schnitzler ne vous suffit pas, vous ne trouverez point d'autre guide[17]; nul libraire ne vend un indicateur complet des curiosités de Pétersbourg; or, les hommes instruits que vous questionnez ont un intérêt à ne vous éclairer pas, ou ils ont autre chose à faire qu'à vous répondre; l'Empereur, le lieu qu'il habite, le projet qui l'occupe ostensiblement, voilà le seul sujet digne d'absorber la pensée d'un Russe qui pense. Ce catéchisme de cour suffit à la vie. Tous ont le désir de se rendre agréables au maître en contribuant à cacher quelque coin de la vérité aux voyageurs. Personne ne songe à favoriser les curieux; on aime à les tromper par des documents faux; il faudrait le talent d'un grand critique pour bien voyager en Russie. Sous le despotisme, curiosité est synonyme d'indiscrétion; l'Empire, c'est l'Empereur régnant; s'il se porte bien, vous êtes dispensé de tout autre souci, et votre coeur et votre esprit ont le pain quotidien. Pourvu que vous sachiez où réside et comment vit cette raison de toute pensée, ce moteur de toute volonté, de toute action, vous, étranger ou sujet russe, vous n'avez rien à demander à la Russie, pas même votre chemin, car sur le plan russe de la ville de Pétersbourg, vous ne trouvez indiqué que le nom des principales rues.

Et pourtant cet effrayant degré de puissance n'a pas suffi au Czar Pierre; cet homme ne s'est pas contenté d'être la raison de son peuple, il en a voulu être la conscience; il a osé faire le destin des Russes dans l'éternité, comme il ordonnait de leurs démarches dans ce monde. Ce pouvoir qui suit l'homme au delà du tombeau me paraît monstrueux; le souverain qui n'a pas reculé devant une telle responsabilité, et qui, malgré ses longues hésitations, apparentes ou réelles, a fini par se rendre coupable d'une si exorbitante usurpation, a fait plus de mal au monde par ce seul attentat contre les prérogatives du prêtre et la liberté religieuse de l'homme, que de bien à la Russie par toutes ses qualités guerrières, administratives, et par son génie industrieux. Cet Empereur, type et modèle de l'Empire et des Empereurs actuels, est un singulier composé de grandeur et de minutie. Esprit dominateur comme les plus cruels tyrans de tous les siècles et de tous les pays, ouvrier assez ingénieux pour rivaliser avec les meilleurs mécaniciens de son époque, souverain scrupuleusement terrible; aigle et fourmi, lion et castor, ce maître impitoyable pendant sa vie s'impose encore comme une espèce de saint à la postérité dont il veut tyranniser le jugement après avoir passé sa vie à tyranniser les actes de ses sujets; juger cet homme, le qualifier avec impartialité, c'est aujourd'hui encore un sacrilége qui n'est pas sans danger même pour un étranger obligé de vivre en Russie. Je brave ce péril à chaque instant de la journée, car de tous les jougs le plus insupportable pour moi, c'est celui d'une admiration convenue[18].

En Russie le pouvoir tout illimité qu'il est a une peur extrême du blâme, ou seulement de la franchise. Un oppresseur est de tous les hommes celui qui craint le plus la vérité, il n'échappe au ridicule que par la terreur et le mystère, de là il arrive qu'on ne peut parler des personnes ici, ni de rien; pas plus des maladies dont sont morts les Empereurs Pierre III et Paul Ier que des clandestines amours que quelques malveillants prêtent à l'Empereur régnant. Les distractions de ce prince ne passent… que pour des distractions! Ceci une fois reconnu, quelques conséquences qu'elles aient d'ailleurs pour certaines familles, on doit les ignorer sous peine d'être accusé du plus grand des crimes aux yeux d'un peuple composé d'esclaves et de diplomates: du crime d'indiscrétion.

Je suis impatient de voir l'Impératrice. On la dit charmante; mais elle passe ici pour frivole et pour fière. Il faut tout à la fois de la hauteur de sentiment et de la légèreté d'esprit pour supporter une existence comme celle qu'on lui a faite. Elle ne se mêle d'aucune affaire, ne s'informe d'aucune chose; on sait toujours trop quand on ne peut rien. L'Impératrice fait comme les sujets de l'Empereur: tout ce qui est né russe ou veut vivre en Russie se donne le mot pour se taire indistinctement sur toute chose; rien ne se dit ici et pourtant tout se sait: les conversations secrètes devraient être bien intéressantes; mais qui se les permet? Réfléchir, discerner, c'est se rendre suspect.

M. de Repnin gouvernait l'Empire et l'Empereur: M. de Repnin est disgracié depuis deux ans, et depuis deux ans la Russie n'a pas entendu prononcer ce nom, qui naguère était dans toutes les bouches. Il est tombé en un jour du faîte du pouvoir dans la plus profonde obscurité: personne n'ose se souvenir de lui ni même croire à sa vie, non pas à sa vie présente, mais à sa vie passée. En Russie, le jour de la chute d'un ministre, les amis deviennent sourds et aveugles. Un homme est enterré aussitôt qu'il a l'air disgracié. Je dis l'air parce qu'on ne s'avance jamais jusqu'à dire qu'un homme soit disgracié, quoiqu'il le paraisse quelquefois. Avouer la disgrâce c'est tuer. Voilà pourquoi la Russie ne sait pas aujourd'hui si le ministre qui la gouvernait hier existe. Sous Louis XV l'exil de M. du Choiseul fut un triomphe; en Russie la retraite du M. de Repnin est la mort.

À qui le peuple en appellera-t-il un jour du mutisme des grands? Quelle explosion de vengeance prépare contre l'autocratie l'abdication d'une aussi lâche aristocratie? Que fait la noblesse russe? elle adore l'Empereur, et se rend complice des abus du pouvoir souverain pour continuer elle-même à opprimer le peuple, qu'elle fustigera tant que le dieu qu'elle sert lui laissera le fouet et la main (notez que c'est elle qui a créé ce dieu). Était-ce là le rôle que lui réservait la Providence dans l'économie de ce vaste Empire? Elle en occupe les postes d'honneur? Qu'a-t-elle fait pour les mériter? Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l'histoire de Russie personne, hors l'Empereur, n'a fait son métier; la noblesse, le clergé, toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a toujours mérité sa peine; la tyrannie est l'oeuvre des nations. Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l'Occident de l'Europe ressent encore les effets.

Je remarque qu'on me craint ici parce qu'on sait que j'écris avec conviction; nul étranger ne peut mettre le pied dans ce pays sans se sentir aussitôt pesé et jugé. «C'est un homme sincère, pense-t-on, donc il peut être dangereux?» Voyez la différence: sous le gouvernement des avocats, un homme sincère n'est qu'inutile! «La haine du despotisme règne vaguement en France, disent-ils; elle est exagérée, et n'est point éclairée, aussi nous la bravons; mais le jour où un voyageur, croyable parce qu'il croit, dira les abus réels qui ne peuvent manquer de lui sauter aux yeux chez nous, on nous verra tels que nous sommes. Aujourd'hui la France aboie contre nous sans nous connaître; elle nous mordra le jour où elle nous connaîtra.»

Les Russes me font trop d'honneur sans doute par cette inquiétude; mais, malgré la dissimulation de ces coeurs profonds, ils ne peuvent me cacher leur préoccupation à mon égard. Je ne sais si je dirai ce que je pense de leur pays, mais je sais qu'ils se rendent justice à eux-mêmes quand ils redoutent les vérités que je puis dire.

Les Russes ont le nom de tout et ils n'ont la chose de rien; ils ne sont riches qu'en affiches: lisez les étiquettes, ils ont la civilisation, la société, la littérature, le théâtre, les arts, la science, mais ils n'ont pas un médecin; le savoir consciencieux est inconnu dans une société qui vient de naître. Êtes-vous malade, avez-vous la fièvre? traitez-vous vous-même, ou faites appeler un médecin étranger. Si vous demandez à tout hasard le médecin accrédité dans le quartier que vous habitez, vous êtes mort, car la médecine russe est dans l'enfance. Hors le médecin de l'Empereur, qui est Russe et savant, m'a-t-on dit, les seuls docteurs qui ne vous assassinent pas sont pour la plupart des Allemands attachés aux princes: mais les princes vivent dans un mouvement perpétuel; vous ne pouvez savoir positivement où ils sont: vous n'avez donc, à proprement parler, point de médecin. Ceci n'est pas une imagination; c'est le résultat d'un fait que j'ai observé de mes yeux depuis plusieurs jours, et que je me refuse le plaisir de caractériser davantage dans ce récit pour ne compromettre personne. Comment faire courir à 20, 40 ou 60 werstes (deux lieues de France font sept werstes) pour savoir quel mal vous avez? Et si, après avoir envoyé chercher le médecin à la résidence habituelle de son prince, on ne l'y trouve pas, que devient votre espoir? «M. le docteur n'est point ici.» Vous ne pouvez obtenir d'autre réponse; quel parti prendre? vous informer ailleurs? Mais en Russie tout est matière à silence, tout sert à montrer la vertu favorite du pays, la réserve; l'occasion de passer pour discret ne peut manquer à qui sait la saisir, et quel Russe ne voudrait pas se faire valoir à si peu de frais? On doit ignorer les projets et la marche des grands ou des gens attachés à leur personne par un emploi de confiance tel que celui de médecin; tout ce qu'il ne leur plaît pas d'en faire connaître officiellement à des hommes nés courtisans et dont la passion est l'obéissance doit rester secret. Ici le mystère tient lieu de mérite: si vous avez été éconduit par une première réponse évasive, gardez-vous bien de revenir à la charge et de recommencer vos questions. Vous êtes malade? c'est bon: ou vous guérirez tout seul ou vous mourrez; ou vous attendrez le retour de votre médecin.

Au surplus, le plus habile de ces docteurs de princes est encore fort inférieur au dernier de nos médecins d'hôpitaux; les plus savants praticiens ne tardent pas à se rouiller quand ils passent leur vie dans une cour. La cour a beau tenir lieu de tout à Pétersbourg, rien ne remplace pour le praticien l'expérience qu'il acquiert au lit du malade. Je lirais avec un vif intérêt de curiosité les Mémoires secrets et véridiques d'un médecin de cour en Russie, mais je ne suivrai pas ses ordonnances; ces hommes sont placés pour être meilleurs chroniqueurs que docteurs. Donc, en dernière analyse, ce que vous avez de mieux à faire si vous tombez malade chez ce peuple soi-disant civilisé, c'est de vous croire parmi des sauvages et de laisser agir la nature.

En rentrant chez moi ce soir j'y ai trouvé une lettre qui m'a causé la plus agréable surprise. Grâce à la protection de notre ambassadeur je serai admis demain dans la chapelle Impériale et j'y verrai le mariage de la grande-duchesse.

Paraître à la cour avant d'être présenté, c'est contre toutes les lois de l'étiquette; j'étais loin d'espérer une telle faveur. L'Empereur me l'accorde. Le comte Woronzoff, grand maître des cérémonies, sans m'avoir prévenu, car il ne voulait pas me leurrer d'une vague espérance, avait envoyé un courrier à Péterhoff, qui est à dix lieues de Saint-Pétersbourg, afin de supplier Sa Majesté de vouloir bien ordonner de mon sort pour le lendemain. Ce soin gracieux n'a pas été perdu. L'Empereur a répondu que je verrais le mariage dans la chapelle de la cour, et que je serais présenté sans cérémonie le soir du même jour au bal.

À demain donc au sortir de la chapelle Impériale.

FIN DU PREMIER VOLUME.
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