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La Russie en 1839, Volume IV

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The Project Gutenberg eBook of La Russie en 1839, Volume IV

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Title: La Russie en 1839, Volume IV

Author: marquis de Astolphe Custine

Release date: November 28, 2008 [eBook #27345]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RUSSIE EN 1839, VOLUME IV ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LA RUSSIE EN 1839

PAR
LE MARQUIS DE CUSTINE

«Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu'ils soient, et si vous n'êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu'ils en disent en retournant dans le leur.»

(Extrait des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126 Histoire de l'Empire de Russie, par Karamsin, t. II, p. 205.)

TOME QUATRIÈME
PARIS
LIBRAIRIE D'AMYOT, ÉDITEUR
6, RUE DE LA PAIX

1843

LETTRE VINGT-NEUVIÈME.

La mosquée tatare.—Comment vivent à Moscou les descendants des Mongols.—Leur portrait.—Réflexions sur le sort des diverses races qui composent le genre humain.—Tolérance humiliante.—Points de vue pittoresques.—Le Kremlin.—Citation de Laveau.—Tour de Soukareff.—Vaste réservoir d'eau.—Architecture byzantine.—Établissements publics.—L'Empereur partout.—Antipathie du caractère des Slaves et des Allemands.—Grand manége de Moscou.—Le club des nobles.—Ce que les Russes entendent par la civilisation.—Ordonnances de Pierre Ier touchant la politesse.—Goût des Russes pour le clinquant.—Habitudes des grands seigneurs.—Ravages de l'ennui dans une société composée comme l'est celle de Moscou.—Un café russe.—Costume des garçons de café.—Humilité des anciens serfs russes.—Leur croyance religieuse.—La société de Moscou.—Maison de campagne dans l'enceinte de la ville.—Maisons de bois.—Dîner sous une tente.—Vraie politesse.—Caractère des Russes.—Leur mépris pour la clémence.—L'Empereur flatte ce sentiment.—Manières gracieuses des Russes.—Leur puissance de séduction.—Illusions qu'elle produit.—Affinité de caractère des Russes et des Polonais.—Vie des mauvais sujets du grand monde à Moscou.—Ce qui explique leurs écarts.—Mobilité sans égale.—Ce qui sert d'excuse au despotisme.—Conséquences morales de ce régime.—Mauvaise foi nuisible même aux mauvaises mœurs.—Note sur notre littérature moderne.—Le respect pour la parole.—Ivrogne du grand monde.—Russes questionneurs et impolis.—Portrait du prince ***.—Ses compagnons.—Assassinat dans un couvent de femmes.—Histoires amoureuses.—Conversation de table d'hôte.—Le Lovelace du Kremlin.—Une motion burlesque.—Pruderie moderne.—Partie de campagne.—Adieux du prince*** dans une cour d'auberge.—Description de cette scène.—Le cocher élégant.—Mœurs des bourgeoises de Moscou.—Les libertins bien vus en ce pays.—Pourquoi.—Fruit du despotisme.—Erreur commune sur les conséquences de l'autocratie.—Condition des serfs.—Ce qui fait réellement la force de l'autocratie.—Double écueil.—Prétentions mal fondées.—Fausse route.—Résultats du système de Pierre Ier.—Vraie puissance de la Russie.—Ce qui a fait la grandeur du Czar Pierre.—Son influence jusqu'à ce jour.—Comment je cache mes lettres.—Pétrowski.—Chant des Bohémiens russes.—Révolution musicale opérée par Duprez.—Physionomie des Bohémiennes.—Opéra russe.—Comédie en français.—Manière dont les Russes parlent et entendent le français.—Illusion qu'ils nous font.—Un Russe dans sa bibliothèque.—Puérilité.—La tarandasse, voiture du pays.—Ce qu'est pour un Russe un voyage de quatre cents lieues.—Aimable trait de caractère.

Moscou, ce … août 1839.

Depuis deux jours j'ai vu beaucoup de choses: d'abord la mosquée tatare. Le culte des vainqueurs est aujourd'hui toléré dans un coin de la capitale des vaincus; encore ne l'est-il qu'à condition de laisser aux chrétiens la libre entrée du sanctuaire mahométan.

Cette mosquée est un petit édifice d'apparence mesquine, et les hommes à qui l'on permet d'y adorer Dieu et le prophète ont la mine chétive, l'air sale, pauvre, craintif. Ils viennent se prosterner dans ce temple tous les vendredis sur un mauvais morceau de laine que chacun apporte là soi-même. Leurs beaux habits asiatiques sont devenus des haillons, leur arrogance de la ruse inutile, leur toute-puissance de l'abjection; ils vivent le plus séparés qu'ils peuvent de la population qui les environne et les étouffe. Certes, à voir ces figures de mendiants ramper au milieu de la Russie actuelle, on ne se douterait guère de la tyrannie que leurs pères exerçaient contre les Moscovites.

Renfermés autant que possible dans la pratique de leur religion, ces malheureux fils de conquérants trafiquent à Moscou des denrées et des marchandises de l'Asie, et afin d'être le plus mahométans qu'ils peuvent, ils évitent de faire usage de vin et de liqueurs fortes, et ils tiennent leurs femmes en prison ou du moins voilées, pour les soustraire aux regards des autres hommes qui pourtant ne pensent guère à elles, car la race mongole est peu attrayante. Des joues aux pommettes saillantes, des nez écrasés, des yeux petits, noirs, enfoncés, des cheveux crépus, une peau bise et huileuse, une taille au-dessous de la moyenne; misère et saleté; voilà ce que j'ai remarqué chez les hommes de cette race abâtardie, ainsi que chez le petit nombre de femmes dont j'ai pu apercevoir les traits.

Ne dirait-on pas que la justice divine si incompréhensible quand on considère le sort des individus, devient éclatante lorsque l'on réfléchit sur la destinée des nations? La vie de chaque homme est un drame qui se noue sur un théâtre et se dénoue sur un autre, mais il n'en est pas ainsi de la vie des nations. Cette instructive tragédie commence et finit sur la terre; voilà pourquoi l'histoire est une lecture sainte; c'est la justification de la Providence.

Saint Paul avait dit: «Respect aux puissances; elles sont instituées de Dieu.» L'Église, avec lui, a tiré l'homme de son isolement, il y a bientôt deux mille ans, en le baptisant citoyen d'une société éternelle, et dont toutes les autres sociétés n'étaient que des modèles imparfaits: ces vérités ne sont point démenties, au contraire, elles sont confirmées par l'expérience. Plus on étudie le caractère des différentes nations qui se partagent le gouvernement de la terre, et plus on reconnaît que leur sort est la conséquence de leur religion; l'élément religieux est nécessaire à la durée des sociétés, parce qu'il faut aux hommes une croyance surnaturelle, afin de faire cesser pour eux le soi-disant état de nature, état de violence et d'iniquité; et les malheurs des races opprimées ne sont que la punition de leurs infidélités ou de leurs erreurs volontaires en matière de foi; telle est la croyance que je me suis formée à la suite de mes nombreux pèlerinages. Tout voyageur est forcé de devenir philosophe et plus que philosophe, car il faut être chrétien pour pouvoir contempler sans vertige la condition des différentes races dispersées sur le globe, et pour méditer sans désespoir sur les jugements de Dieu, cause mystérieuse des vicissitudes humaines…

Je vous dis mes réflexions dans la mosquée pendant la prière des enfants de Bati, devenus des parias chez leurs esclaves…

Aujourd'hui, la condition d'un Tatare en Russie ne vaut pas celle d'un serf moscovite.

Les Russes s'enorgueillissent de la tolérance qu'ils accordent au culte de leurs anciens tyrans; je la trouve plus fastueuse que philosophique, et pour le peuple qui la subit, c'est une humiliation de plus. À la place des descendants de ces implacables Mongols qui furent si longtemps les maîtres de la Russie et l'effroi du monde, j'aimerais mieux prier Dieu dans le secret de mon cœur que dans une ombre de mosquée due à la pitié de mes anciens tributaires.

Quand je parcours Moscou sans but et sans guide, le hasard me sert toujours bien. On ne peut s'ennuyer à errer dans une ville où chaque rue, chaque maison a son échappée de vue sur une autre ville, qui semble bâtie par les génies, ville toute hérissée de murailles brodées, crénelées, découpées, qui supportent une multitude de vigies, de tours et de flèches, enfin sur le Kremlin, forteresse poétique par son aspect, historique par son nom… J'y reviens sans cesse par l'attrait qu'on éprouve pour tout ce qui frappe vivement l'imagination; mais il faut se garder d'examiner en détail l'amas incohérent de monuments dont est encombrée cette montagne murée. Le sens exquis de l'art, c'est-à-dire le talent de trouver la seule expression parfaitement juste d'une pensée originale, manque aux Russes; cependant lorsque les géants copient, leurs imitations ont toujours un genre de beauté; les œuvres du génie sont grandioses, celles de la force matérielle sont grandes: c'est encore quelque chose.

Le Kremlin est pour moi tout Moscou. J'ai tort, mais ma raison réclame en vain, je ne m'intéresse ici qu'à cette vénérable citadelle, la racine d'un Empire et le cœur d'une ville.

Voici comment l'auteur du meilleur guide de Moscou que nous ayons, Lecointe de Laveau, décrit cette ville: «Moscou, dit-il, doit sa beauté originale aux murs crénelés du Kitaigorod et du Kremlin[1], à la singulière architecture de ses églises, à ses coupoles dorées et à ses nombreux jardins; que l'on prodigue les millions pour élever le palais de Bajeanoff au Kremlin, qu'on dépouille de ses murs[2]; que l'on édifie des églises régulièrement belles, à la place de ces clochers en lanternes, et de ces cinq coupoles qui s'élèvent de toutes parts; que la manie de bâtir convertisse les jardins en maisons, et alors on aura, au lieu de Moscou, une des plus grandes villes européennes, mais qui n'attirera plus la curiosité des voyageurs.»

Ces lignes expriment des idées qui s'accordent avec les miennes, et qui par conséquent m'ont frappé par leur justesse.

Pour me distraire un instant du terrible Kremlin, j'ai été visiter la tour de Soukareff, bâtie sur une hauteur, près d'une des entrées de la ville. Le premier étage est une vaste construction où l'on a pratiqué un immense réservoir; on pourrait se promener en petit bateau dans ce bassin qui distribue aux différents quartiers de la ville presque toute l'eau qu'on boit à Moscou. La vue de cette espèce de mare murée et suspendue à une grande hauteur, produit une impression singulière. L'architecture de l'édifice, assez moderne d'ailleurs, est lourde et triste; mais des arcades byzantines, de solides rampes d'escaliers, des ornements dans le style du Bas-Empire, en rendent l'ensemble imposant. Ce style se perpétue en Moscovie; appliqué avec discernement, il eût donné naissance à la seule architecture nationale possible chez les Russes; inventé dans un climat tempéré, il s'accorde également avec les besoins de l'homme du Nord, et avec les habitudes de l'homme des pays chauds. Les intérieurs des édifices byzantins sont assez semblables à des caves ornées, et grâce à la solidité des murailles massives, à l'obscurité des voûtes, on y trouve un abri contre le froid aussi bien que contre le soleil.

On m'a fait voir l'Université, l'École des cadets, les Instituts de Sainte-Catherine et de Saint-Alexandre, les veuves, enfin l'Institut Alexandrinien: les enfants trouvés, tout cela est vaste et pompeux; les Russes s'enorgueillissent d'avoir un si grand nombre de beaux établissements publics à montrer aux étrangers; pour ma part, je me contenterais d'une moindre magnificence en ce genre, car rien n'est plus ennuyeux à parcourir que ces blancs palais somptueusement monotones, où tout marche militairement et où la vie humaine semble réduite à l'action d'une roue de pendule. Demandez à d'autres ce que j'ai vu dans ces utiles et superbes pépinières d'officiers, de mères de famille et d'institutrices; ce n'est pas moi qui vous le dirai: sachez seulement que ces congrégations moitié politiques, moitié charitables, m'ont paru des modèles de bon ordre, de soin, de propreté; ceci fait honneur aux chefs de ces diverses écoles, ainsi qu'au chef suprême de l'Empire.

On ne peut un seul instant oublier cet homme unique par qui la Russie pense, juge et vit; cet homme, la science et la conscience de son peuple, qui prévoit, mesure, ordonne, distribue tout ce qui est nécessaire et permis aux autres hommes, auxquels il tient lieu de raison, de volonté, d'imagination, de passion, car sous son règne pesant, il n'est loisible à nulle créature de respirer, de souffrir, d'aimer hors des cadres tracés d'avance par la sagesse suprême qui pourvoit ou qui est censée pourvoir à tous les besoins des individus comme à ceux de l'État.

Chez nous on est fatigué de licence et de variété, ici on est découragé par l'uniformité, glacé par la pédanterie qu'on ne peut plus séparer de l'idée de l'ordre, d'où il arrive qu'on hait ce qu'on devrait aimer. La Russie, cette nation enfant, n'est qu'un immense collége: tout s'y passe comme à l'école militaire, excepté que les écoliers n'en sortent qu'à la mort.

Ce qu'il y a d'allemand dans l'esprit du gouvernement russe est antipathique au caractère slave; ce peuple oriental, nonchalant, capricieux, poétique, s'il disait ce qu'il pense, se plaindrait amèrement de la discipline germanique qui lui est imposée depuis Alexis, Pierre-le-Grand et Catherine II, par une race de souverains étrangers. La famille Impériale a beau faire, elle sera toujours trop tudesque pour conduire tranquillement les Russes et pour se sentir d'aplomb chez eux[3]; elle les subjugue, elle ne les gouverne pas. Les paysans seuls s'y trompent.

J'ai poussé le scrupule de voyageur jusqu'à me laisser conduire à un manége, le plus grand je crois qui existe: le plafond en est soutenu par des arceaux de fer légers et hardis: c'est un édifice étonnant dans son genre.

Le club des nobles est fermé pendant cette saison: je m'y suis rendu également par acquit de conscience. On voit dans la salle principale une statue de Catherine II. Cette salle est ornée de colonnes et se termine d'un côté par une demi-rotonde. Elle peut contenir environ 3000 personnes: il s'y donne pendant l'hiver des fêtes fort brillantes, dit-on; je crois sans peine à la magnificence des bals de Moscou; les grands seigneurs russes entendent à merveille l'art de varier autant que possible ces monotones divertissements obligés; leur luxe est réservé aux plaisirs d'apparat; leur imagination s'y complaît; ils prennent l'éclat pour la civilisation, le clinquant pour l'élégance, et ceci me prouve qu'ils sont plus incultes encore que nous ne l'imaginons. Il y a un peu plus de cent ans que Pierre-le-Grand leur dictait des lois de politesse applicables dans chaque classe de la société; il ordonnait des réunions à l'instar des bals et des assemblées de la vieille Europe. Il forçait les Russes à s'inviter les uns les autres à ces réunions imitées des assemblées en usage chez les nations de la vieille Europe, puis il les obligeait d'admettre leurs femmes dans ces cercles en les exhortant à ôter leur chapeau pour entrer dans la chambre. Mais tandis que ce grand précepteur de son peuple enseignait si bien la civilité puérile aux boyards et aux marchands de Moscou, il s'abaissait lui-même à la pratique des métiers les plus vils, à commencer par celui de bourreau; on lui a vu couper vingt têtes de sa main dans une soirée; et on l'a entendu se vanter de son adresse à ce métier qu'il exerça avec une rare férocité lorsqu'il eut triomphé des coupables mais encore plus malheureux strélitz: telle est l'éducation, tels sont les exemples qu'on donnait aux Russes il y a un siècle et demi, pendant qu'on représentait le Misanthrope à Paris; et c'est de l'homme dont ils recevaient ces leçons, de ce digne héritier des Ivan, qu'ils ont fait leur dieu, le modèle du prince russe à tout jamais!

Aujourd'hui ces nouveaux convertis à la civilisation n'ont pas encore perdu leur goût de parvenus pour ce qui a de l'éclat, pour tout ce qui attire les yeux.

Les enfants et les sauvages aiment ce qui brille: les Russes sont des enfants qui ont l'habitude, non l'expérience du malheur. De là, pour le dire en passant, le mélange de légèreté et de causticité qui les caractérise. L'agrément d'une vie égale, calme, arrangée seulement pour satisfaire les affections intimes, pour le plaisir de la conversation, pour les jouissances de l'esprit, ne leur suffirait pas longtemps.

Ce n'est pas cependant que les grands seigneurs se montrent tout à fait insensibles à ces plaisirs raffinés; mais afin de captiver l'arrogante frivolité de ces satrapes travestis, afin de fixer leur imagination divagante, il leur faut des intérêts plus vifs. L'amour du jeu, l'intempérance, le libertinage et les jouissances de la vanité peuvent à peine combler le vide de ces cœurs blasés. Pour occuper l'insouciance de ces esprits fatigués de stérilité, usés d'oisiveté, pour remplir la journée de ces malheureux riches, la création de Dieu ne suffit plus: dans leur orgueilleuse misère, ils appellent à leur secours l'esprit de destruction.

Toute l'Europe moderne s'ennuie; c'est ce qu'atteste la manière de vivre de la jeunesse actuelle; mais la Russie souffre de ce mal plus qu'aucune autre société; car ici tout est excessif: vous peindre les ravages de la satiété dans une population comme celle de Moscou, ce serait difficile. Nulle part les maladies de l'âme engendrées par l'ennui, par cette passion des hommes qui n'ont point de passions, ne m'ont paru aussi graves ni aussi fréquentes qu'elles le sont en Russie parmi les grands: on dirait qu'ici la société a commencé par les abus. Quand le vice ne suffit plus pour aider le cœur de l'homme à secouer l'ennui qui le ronge, ce cœur va au crime.

L'intérieur d'un café russe est assez singulier: figurez-vous une grande salle basse et mal éclairée qui se trouve ordinairement au premier étage d'une maison. On y est servi par des hommes vêtus d'une chemise blanche, laquelle est liée au-dessus des reins, et retombe en guise de tunique; ou pour parler moins noblement, de blouse sur de larges pantalons également blancs. Ces garçons de café ont les cheveux longs et lisses comme tous les hommes du peuple en Russie, et leur ajustement les fait ressembler aux théophilanthropes de la République française, ou à des prêtres d'opéra du temps où le paganisme était à la mode au théâtre. Ils vous servent en silence du thé excellent, et tel qu'on n'en trouve en aucun autre pays, du café, des liqueurs; mais ce service se fait avec une solennité et un silence bien différents de la bruyante gaîté qui règne dans les cafés de Paris. En Russie tout plaisir populaire est mélancolique, la joie y devient un privilége; aussi la trouve-je presque toujours outrée, affectée ou grimaçante, et pire que la tristesse.

En Russie, un homme qui rit est un comédien, un flatteur ou un ivrogne.

Ceci me rappelle le temps où les serfs russes croyaient, dans leur naïve abjection, que le ciel n'était fait que pour leurs maîtres: terrible humilité du malheur! Ceci vous fait voir comment l'Église grecque enseigne le christianisme au peuple.

(Suite de la même lettre.)

Moscou, ce 15 août 1839, au soir.

La société de Moscou est agréable; le mélange des traditions patriarcales de l'ancien monde et des manières aisées de l'Europe moderne y produit quelque chose d'original. Les habitudes hospitalières de l'antique Asie, et le langage élégant de l'Europe civilisée se sont donné rendez-vous sur ce point du monde pour y rendre la vie douce et facile. Moscou planté sur la limite de deux continents, marque, au milieu de la terre, un point de repos entre Londres et Pékin. Ici l'esprit d'imitation n'a pas encore totalement effacé le caractère national; quand le modèle reste loin, la copie redevient presque originale.

Ou la Russie n'accomplira pas ce qui nous paraît sa destinée, ou Moscou redeviendra quelque jour la capitale de l'Empire, car elle seule possède le germe de l'indépendance et de l'originalité russe. La racine de l'arbre est là; c'est là qu'il doit porter ses fruits; jamais greffe n'acquiert la force de la semence.

Un petit nombre de lettres de recommandation suffit à Moscou pour mettre un étranger en rapport avec une foule de personnes distinguées, soit par leur fortune, soit par leur rang, soit par leur esprit. Le début d'un voyageur est donc facile dans ce séjour.

On m'a invité, il y a peu de jours, à dîner dans une maison de campagne. C'est un pavillon situé dans l'enceinte de Moscou; mais, pour y arriver, vous côtoyez pendant une lieue des étangs solitaires, vous traversez des champs qui ressemblent à des steppes; puis, en approchant de l'habitation, vous apercevez au delà du jardin une forêt de sapins, sombre et profonde, qui n'appartient pas au parc, et qui même ne dépend plus de la ville, dont elle borde seulement la limite extérieure: qui n'eût été charmé comme je le fus, à la vue de ces ombres profondes, de ce site majestueux, de cette vraie solitude dans une ville? qui n'eût rêvé là d'un camp, d'une horde voyageuse, enfin de toute autre chose que d'une capitale, où se trouve tout le luxe, toutes les recherches de la civilisation moderne? De tels contrastes sont caractéristiques; rien de semblable ne peut se rencontrer ailleurs.

On m'a reçu dans une maison de bois… Autre singularité. À Moscou, le riche est abrité comme le mugic par des planches; tous deux dorment sous des madriers équarris et échancrés du bout, à la manière des solives employées dans les chaumières primitives. Mais l'intérieur de ces grandes cabanes rappelle le luxe des plus beaux palais de l'Europe. Si je vivais à Moscou, j'y voudrais avoir une maison de bois. C'est la seule habitation qui soit d'un style national, et ce qui m'importe davantage encore, la seule qui soit convenable sous ce climat. La maison de bois passe parmi les vrais Moscovites pour plus saine et plus chaude que la maison de pierre. Celle où l'on me reçut me parut commode et élégante: elle n'est cependant habitée que pendant l'été par le propriétaire, qui retourne passer les moi d'hiver dans un quartier plus central.

Nous avons dîné au milieu du jardin, et pour que rien ne manquât à l'originalité de la scène, je trouvai la table mise sous une tente. La conversation, quoiqu'entre hommes et fort animée, fort libre, fut décente; chose rare même chez les peuples qui se croient maîtres en fait de civilisation. Il y avait là des personnes qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, leurs jugements sur toutes choses m'ont paru justes et fins; les Russes sont singes dans les habitudes de la vie élégante; mais ceux qui pensent (il est vrai qu'on les compte) redeviennent eux-mêmes dans les entretiens familiers, c'est-à-dire des Grecs doués d'une finesse et d'une sagacité héréditaires.

Le dîner me parut court, pourtant il dura longtemps; notez qu'au moment de nous mettre à table je voyais les convives pour la première fois, et le maître de la maison pour la seconde.

Ceci n'est pas une remarque indifférente, car une grande et vraie politesse peut seule mettre si vite à son aise un étranger. Entre tous les souvenirs de mon voyage, celui de cette journée me restera comme un des plus agréables.

Au moment de quitter Moscou pour n'y revenir qu'en passant, je ne crois pas inutile de vous peindre le caractère des Russes tel que j'ai pu me le représenter après un séjour assez court, à la vérité, dans leur pays; mais employé sans relâche à observer attentivement une multitude de personnes et de attentivement une multitude de personnes et de choses, et à comparer avec un soin scrupuleux beaucoup de faits divers. La variété des objets qui passent sous les yeux d'un voyageur aussi favorisé que je l'étais par les circonstances, et aussi actif que je le suis quand ma curiosité est excitée, supplée jusqu'à un certain point au loisir et au temps qui m'ont manqué. Vous savez, je vous l'ai dit souvent, que je me complais dans l'admiration; cette disposition naturelle doit donner quelque crédit à mes jugements quand je n'admire pas.

En général les hommes de ce pays ne me paraissent pas disposés à la générosité; ils n'y croient guère, ils la nieraient s'ils l'osaient, et s'ils ne la nient pas, ils la méprisent, parce qu'ils n'en ont pas la mesure en eux-mêmes. Ils ont plus de finesse que de délicatesse, de douceur que de sensibilité, plus de souplesse que de laisser aller, plus de grâce que de tendresse, de perspicacité que d'invention, plus d'esprit que d'imagination, plus d'observation que d'esprit, et du calcul plus que tout. Ils travaillent non pour arriver à un résultat utile aux autres, mais pour obtenir une récompense; le feu créateur leur est refusé, l'enthousiasme qui produit le sublime leur manque, la source des sentiments, qui n'ont besoin que d'eux-mêmes pour juges et pour rémunérateurs, leur est inconnue. Otez-leur le mobile de l'intérêt, de la crainte et de la vanité, vous leur ôtez l'action; s'ils entrent dans l'empire des arts, ce sont des esclaves qui servent dans un palais; les saintes solitudes du génie leur restent inaccessibles: le chaste amour du beau ne leur suffit pas.

Il en est de leurs actions dans la vie pratique comme de leurs créations dans le monde de la pensée; où triomphe la ruse, la magnanimité passe pour duperie.

La grandeur d'âme, je le sais, cherche sa récompense en elle-même; mais si elle ne demande rien, elle commande beaucoup, car elle veut rendre les hommes meilleurs: ici elle les rendrait pires, parce qu'on la prendrait pour un masque. La clémence s'appelle faiblesse chez un peuple endurci par la terreur; rien ne le désarme; la sévérité implacable lui fait ployer les genoux, le pardon au contraire lui ferait lever la tête; on ne saurait le convaincre, on ne peut que le subjuguer; incapable de fierté, il peut être audacieux: il se révolte contre la douceur, il obéit à la férocité qu'il prend pour de la force.

Ceci m'explique le système de gouvernement adopté par l'Empereur, sans toutefois me le faire approuver: ce prince sait et fait ce qu'il faut pour être obéi; mais en politique, je n'admire pas le nécessaire. Ici la discipline est le but, ailleurs elle est le moyen; c'est l'école des nations que je demande aux gouvernements. Est-il pardonnable à un prince de ne pas suivre les bonnes inspirations de son cœur, parce qu'il croirait dangereux de manifester des sentiments trop supérieurs à ceux de son peuple? À mes yeux la pire des faiblesses, c'est celle qui rend impitoyable. Rougir de la magnanimité, c'est s'avouer indigne de la puissance suprême.

Les peuples ont besoin qu'on leur rappelle incessamment ce qui vaut mieux que le monde; comment leur faire croire en Dieu, si ce n'est par le pardon? La prudence ne devient une vertu qu'autant qu'elle n'en exclut pas une plus haute. Si l'Empereur n'a pas dans le cœur plus de clémence qu'il en fait paraître dans sa politique, je plains la Russie; et si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains l'Empereur.

Les Russes, lorsqu'ils sont aimables, ont dans les manières une séduction qu'on subit en dépit de toute prévention, d'abord sans la remarquer, plus tard sans pouvoir ni vouloir s'y soustraire; définir une telle influence ce serait expliquer l'imagination, régulariser le charme; c'est un attrait impérieux, quoique secret, une puissance souveraine qui tient à la grâce innée des Slaves, à ce don qui dans la société remplace tous les autres dons, et que rien ne remplace, car on peut définir la grâce en disant que c'est précisément ce qui sert à se passer de tout ce qu'on n'a pas.

Figurez-vous feu la politesse française ressuscitée, et devenue réellement tout ce qu'elle paraissait; figurez-vous la plus parfaite aménité non étudiée, l'oubli de soi-même, involontaire, non appris, l'ingénuité dans le bon goût, l'irréflexion dans le choix, l'aristocratie élégante sans morgue, la facilité sans impertinence, instinct de la supériorité tempéré par la sécurité qui accompagne la grandeur… J'ai tort de chercher à définir des nuances trop fugitives, ce sont de ces délicatesses qui se sentent, il faut les deviner, et se garder de fixer par la parole leur rapide apparition; mais enfin sachez qu'on les retrouve toutes et d'autres encore dans les manières et dans la conversation des Russes vraiment élégants; et plus souvent plus complétement chez ceux qui n'ont pas voyagé, mais qui, restés en Russie, se sont pourtant trouvés en contact avec quelques étrangers distingués.

Ces agréments, ce prestige, leur donnent un souverain pouvoir sur les cœurs: tant que vous demeurez en la présence de ces êtres privilégiés, vous êtes sous le joug; et le charme est double, car c'est leur triomphe que vous vous imaginez être pour eux tout ce qu'ils sont pour vous. Le temps, le monde, n'existent plus, les engagements, les affaires, les ennuis, les plaisirs, sont oubliés, les devoirs de société abolis; un seul intérêt subsiste, celui du moment; une seule personne survit, la personne présente, qui est toujours la personne aimée. Le besoin de plaire poussé à cet excès réussit infailliblement: c'est le sublime du bon goût, c'est l'élégance la plus raffinée: et tout cela naturel comme l'instinct: cette amabilité suprême n'est point fausseté, c'est un talent qui ne demande qu'à s'exercer; pour prolonger votre illusion, il suffirait de ne pas partir; mais vous partez, tout est évanoui, excepté le souvenir que vous emportez.

Les Russes sont les premiers comédiens du monde; pour faire effet, ils n'ont pas besoin du prestige de la scène.

Tous les voyageurs leur ont reproché leur versatilité; le reproche n'est que trop motivé: on se sent oublié en leur disant adieu; j'attribue ce tort à la légèreté du caractère, à l'inconstance du cœur, mais aussi au manque d'instruction solide. Ils aiment qu'on les quitte parce qu'ils craindraient de se laisser pénétrer en se laissant approcher un peu longtemps de suite: de là l'engouement et l'indifférence qui se succèdent si rapidement chez eux. Cette inconstance apparente n'est qu'une précaution de vanité bien entendue, et assez commune parmi les personnes du grand monde dans tous les pays. Ce qu'on cache avec le plus de soin, ce n'est pas le mal, c'est le vide; on ne rougit pas d'être pervers, on est humilié d'être nul; d'après ce principe, les Russes du grand monde montrent volontiers de leur esprit, de leur caractère, ce qui plaît au premier venu, ce qui nourrit la conversation pendant quelques heures; mais si vous essayez de passer derrière la décoration qui vous a ébloui d'abord, ils vous arrêtent comme un indiscret qui s'aviserait d'écarter le paravent de leur chambre à coucher dont l'élégance aussi est toute en dehors. Ils vous accueillent par curiosité, puis ils vous repoussent par prudence.

Ceci s'applique à l'amitié comme à l'amour, à la société des hommes comme à celle des femmes. En faisant le portrait d'un Russe, on peint la nation; comme un soldat sous les armes nous donne l'idée de tout son régiment. Nulle part l'influence de l'unité dans le gouvernement et dans l'éducation n'est plus sensible qu'elle l'est ici. Tous les esprits y portent l'uniforme. Ah! pour peu qu'on soit jeune et facile à émouvoir, on doit bien souffrir quand on apporte chez ce peuple au cœur froid, à l'esprit aiguisé par la nature et par l'éducation sociale, la simplicité des autres peuples! Je me figure la sensibilité allemande, la naïveté confiante, l'étourderie des Français, la constance des Espagnols, la passion des Anglais, l'abandon, la bonhomie des vrais, des vieux Italiens, aux prises avec la coquetterie innée des Russes; et je plains les pauvres étrangers qui croiraient un moment pouvoir devenir acteurs dans le spectacle qui les attend ici. En affaires de cœur, les Russes sont les plus douces bêtes féroces qu'il y ait sur la terre, et leurs griffes bien cachées n'ôtent malheureusement rien à leurs agréments.

Je n'ai jamais éprouvé un charme semblable, si ce n'est dans la société polonaise: nouveau rapport qui se découvre entre les deux familles! Les haines civiles ont beau séparer ces peuples, la nature les réunit en dépit d'eux-mêmes. Si la politique ne forçait l'un à opprimer l'autre, ils se reconnaîtraient et s'aimeraient.

Les Polonais sont des Russes chevaleresques et catholiques, avec la différence qu'en Pologne ce sont les femmes qui vivent ou, pour parler avec plus de précision, qui commandent; et qu'en Russie, ce sont les hommes.

Mais ces mêmes gens, si naturellement aimables, si bien doués, ces personnes si charmantes tombent quelquefois dans des écarts que des hommes du caractère le plus vulgaire éviteraient.

Vous ne sauriez vous représenter la vie de plusieurs des jeunes gens les plus distingués de Moscou. Ces hommes, qui portent des noms et appartiennent à des familles connues dans l'Europe entière, se perdent dans des excès inqualifiables; on les voit hésiter jusqu'à la mort entre le sérail de Constantinople et la halle de Paris.

On ne conçoit pas qu'ils résistent six mois au régime qu'ils adoptent pour toute la vie, et soutiennent avec une constance qui serait digne du ciel, si elle s'appliquait à la vertu. Ce sont des tempéraments faits exprès pour l'enfer anticipé; c'est ainsi que je qualifie la vie d'un débauché de profession à Moscou.

Au physique le climat, au moral le gouvernement de ce pays dévorent en germe ce qui est faible, tout de qui n'est pas robuste ou stupide succombe en naissant; il ne reste debout que les brutes et que les natures fortes dans le bien comme dans le mal. La Russie est la patrie des passions effrénées ou des caractères débiles, des révoltés ou des automates, des conspirateurs ou des machines; ici point d'intermédiaire entre le tyran et l'esclave, entre le fou et l'animal; le juste milieu y est inconnu, la nature n'en veut pas; l'excès du froid comme celui du chaud pousse l'homme dans les extrêmes. Ce n'est pas à dire que les âmes fortes soient moins rares en Russie qu'ailleurs, au contraire, elles y sont plus rares, grâce à l'apathie du grand nombre; l'exagération est un symptôme de faiblesse. Les Russes n'ont pas toutes les facultés qui répondent à toutes leurs ambitions.

Nonobstant les contrastes que je viens de vous indiquer, tous se ressemblent sous un rapport: tous sont légers; parmi ces hommes du moment, l'oubli fait chaque matin avorter au réveil quelques-uns des projets du soir. On dirait que chez eux le cœur est l'empire du hasard; rien ne tient contre leur facilité à tout adopter comme à tout abandonner. Ce sont des reflets; ils rêvent et font rêver: ils ne naissent pas, ils apparaissent; ils vivent et meurent sans avoir aperçu le côté sérieux de l'existence. Ni le bien ni le mal, rien chez eux n'a de réalité; ils peuvent pleurer, ils ne peuvent pas être malheureux. Palais, montagnes, géants, sylphes, passions, solitude, foule brillante, bonheur suprême, douleur sans bornes: un quart d'heure de conversation avec eux vous fait passer devant les yeux de l'esprit tout un univers. Leur regard prompt et dédaigneux parcourt sans y rien admirer les produits de l'intelligence humaine pendant des siècles; ils pensent se mettre au-dessus de tout, parce qu'ils méprisent tout; leurs éloges sont des insultes: ils louent en envieux, ils se prosternent, mais toujours à regret devant ce qu'ils croient les idoles de la mode. Mais au premier coup de vent, le nuage succède au tableau, et le nuage se dissipe à son tour. Poussière et fumée, chaos et néant, voilà tout ce qui peut sortir de ces têtes inconsistantes.

Rien ne prend racine sur un sol si profondément mouvant. Là, tout s'efface, tout s'égalise, et le monde vaporeux où ils vivent et nous font vivre paraît et disparaît au gré de leur infirmité. Mais aussi dans cet élément fluide, rien ne finit; l'amitié, l'amour qu'on croyait perdus, revivent évoqués d'un regard, d'un mot, à l'instant où l'on y pense le moins; à la vérité, c'est pour être révoqués aussitôt que l'on a repris à la confiance. Sous la baguette toujours agissante de ces magiciens, la vie est une fantasmagorie continuelle; c'est un jeu fatigant, mais où les maladroits seuls se ruinent, car où tout le monde triche, personne n'est trompé: en un mot, ils sont faux comme l'eau, selon la poétique expression de Shakespeare dont les larges coups de pinceau sont des révélations de la nature!!

Ceci m'explique pourquoi, jusqu'à présent, ils ont semblé voués par la Providence au gouvernement despotique: c'est par pitié autant que par habitude qu'on les tyrannise.

Si je ne m'adressais qu'à un philosophe tel que vous, ce serait ici le lieu d'insérer des détails de mœurs qui ne ressemblent à rien de ce que vous avez jamais lu, même en France, où l'on écrit et décrit tout; mais derrière vous je vois le public, et cette complication m'arrête: vous vous figurerez donc ce que je ne vous dis pas, ou, pour parler plus juste, vous ne vous le figurerez jamais. Les excès du despotisme qui, seuls, peuvent donner lieu à l'anarchie morale que je vois régner ici ne vous étant connus que par ouï-dire, les conséquences vous en paraîtraient incroyables.

Où la liberté légale manque, la liberté illégitime ne manque jamais; où l'usage est interdit, l'abus s'introduit; déniez le droit, vous suscitez la fraude; refusez la justice, vous ouvrez la porte au crime. Il en est de certaines constitutions politiques et de certaines sévérités sociales comme de la censure servie par des douaniers, lesquels ne laissent passer que les livres pernicieux parce qu'on ne se donne pas la peine de les tromper pour les écrits inoffensifs.

Il suit de là que Moscou est la ville de l'Europe où le mauvais sujet du grand monde a le plus ses coudées franches. Le gouvernement de ce pays est trop éclairé pour ne pas savoir que, sous le pouvoir absolu, il faut que la révolte éclate quelque part; et il l'aime mieux dans les mœurs que dans la politique. Voilà le secret de la licence des uns et de la tolérance des autres. Néanmoins la corruption des mœurs a ici plusieurs autres causes que je n'ai ni le temps ni le moyen de discerner.

En voici pourtant une à laquelle je dois vous rendre attentif. C'est le grand nombre de personnes bien nées, mais mal famées, qui tombées en disgrâce pour leurs déportements, se retirent et se fixent à Moscou.

Après les orgies que notre littérature moderne s'est plu à nous dépeindre, vous savez avec quels détails, mais dans une intention morale, s'il faut en croire nos écrivains, nous devrions nous trouver experts en matière de mauvaise vie. Hé, mon Dieu! je passe condamnation sur la soi-disant utilité de leur but; je tolère leurs prédications; mais j'y attache peu d'importance, vu qu'en littérature il y a quelque chose de pis que ce qui est immoral: c'est ce qui est ignoble; si, sous le prétexte de provoquer des réformes salutaires aux dernières classes de la société, on corrompt le goût des classes supérieures, on fait du mal. Faire parler ou seulement faire entendre aux femmes le langage des tabagies, faire aimer la grossièreté aux hommes du monde, c'est causer aux mœurs d'une nation un tort qu'aucune réforme légale ne peut compenser. La littérature est perdue chez nous parce que nos auteurs les plus spirituels, oubliant tout sentiment poétique, tout respect du beau, écrivent pour les habitués des omnibus et des barrières, et qu'au lieu d'élever ces nouveaux juges jusqu'aux aperçus des esprits délicats et nobles, ils s'abaissent jusqu'aux appétits des esprits les plus incultes et qui grâce au régime où on les met, vont être blasés d'avance sur tous les plaisirs raffinés. On fait de la littérature à l'eau forte, parce qu'avec la sensibilité on a perdu la faculté de s'intéresser aux choses simples; ceci est un mal plus grave que toutes les inconséquences qu'on signale dans les lois et dans les mœurs des vieilles sociétés; c'est encore une suite du matérialisme moderne qui réduit tout à l'utile et ne voit l'utile que dans les résultats les plus immédiats, les plus positifs de la parole. Malheur au pays où les maîtres de l'art se réduisent au rôle de substitut du préfet de police!!! Lorsqu'un écrivain se voit contraint de peindre le vice, il faut au moins qu'il redouble de respect pour le goût, et qu'il se propose la vérité idéale pour type de ses figures même les plus vulgaires. Mais trop souvent, sous les protestations de nos romanciers moralistes, ou pour mieux dire moralisants, on reconnaît moins d'amour pour la vertu que de cynisme d'opinion et d'indifférence pour le bon goût. La poésie manque à leurs œuvres parce que la foi manque à leur cœur. Ennoblir la peinture du vice comme l'a fait Richardson dans Lovelace, ce n'est pas corrompre les âmes, c'est éviter de salir les imaginations, de dégrader les esprits. Il y a là une intention morale au point de vue de l'art, et ce respect pour la délicatesse du lecteur me paraît bien autrement essentiel aux sociétés civilisées que la connaissance exacte des turpitudes de leurs bandits et des vertus et des naïvetés de leurs prostituées! Qu'on me pardonne cette excursion sur le terrain de la critique contemporaine; je me hâte de me renfermer dans les stricts et pénibles devoirs du voyageur véridique, lesquels malheureusement sont trop souvent en opposition avec les lois des compositions littéraires que je viens de vous rappeler par respect pour ma langue et pour mon pays.

Les écrits de nos peintres de mœurs les plus hardis ne sont que de bien faibles copies des originaux que j'ai journellement sous les yeux depuis que je suis en Russie.

La mauvaise foi nuit à tout, et surtout aux affaires de commerce; ici elle s'étend plus loin, elle gêne même les libertins dans l'exécution de leurs contrats les plus secrets.

Les continuelles altérations de la monnaie favorisent à Moscou tous les subterfuges; rien n'est précis dans la bouche d'un Russe, nulle promesse n'en sort bien définie ni bien garantie, et sa bourse gagne toujours quelque chose à l'incertitude de son langage. Cette confusion universelle arrête jusqu'aux transactions amoureuses parce que chacun des deux amants connaissant la duplicité de l'autre, veut être payé d'avance; de cette défiance réciproque il résulte l'impossibilité de conclure malgré la bonne volonté des parties contractantes.

Les paysannes sont plus rusées que les femmes de la ville; quelquefois ces jeunes sauvages doublement corrompues, manquent même aux premières règles de la prostitution, et ces gâte-métier se sauvent avec leur butin avant d'avoir acquitté la dette déshonorante contractée pour le recueillir.

Les bandits des autres pays tiennent à leurs serments; ils ont la bonne foi du brigandage, les courtisanes russes ou les femmes perdues qui rivalisent de mauvaise conduite avec ces créatures, n'ont rien de sacré, pas même la religion de la débauche, garantie nécessaire à l'exercice de leur profession. Tant il est vrai que le commerce même le plus honteux ne peut se passer de probité.

Un officier, homme d'un grand nom et de beaucoup d'esprit, me racontait ce matin que depuis les leçons qu'il avait reçues et chèrement payées, nulle beauté villageoise, quelque ignorante, quelque ingénue qu'elle lui paraisse, ne peut le décider à risquer plus qu'une promesse: «Si tu ne te fies pas à moi, je ne me fie pas à toi:» telle est la phrase qu'il oppose imperturbablement à toutes les instances qu'on lui fait.

La civilisation qui ailleurs élève les âmes, les pervertit ici. Les Russes vaudraient mieux s'ils restaient plus sauvages; policer des esclaves, c'est trahir la société. Il faut dans l'homme un fond de vertu pour porter la culture.

Grâce à son gouvernement, le peuple russe est devenu taciturne et trompeur; tandis qu'il était naturellement doux, gai, obéissant, pacifique et beau: certes voilà de grands dons: pourtant où la sincérité manque, tout manque. L'avidité mongolique de cette race et son incurable défiance se révèlent dans les moindres circonstances de la vie comme dans les affaires les plus graves: devez-vous six roubles à un artisan, il reviendra vingt fois vous les demander à moins que vous ne soyez un seigneur redouté. Dans les pays latins la promesse est regardée comme une chose sacrée, et la parole devient un gage qui se partage également entre celui qui le donne et celui qui le reçoit. Chez les Grecs et leurs disciples les Russes la parole d'un homme n'est que la fausse clef d'un voleur: elle sert à entrer chez les autres.

Faire le signe de la croix à tout propos dans la rue devant une image, le faire en se mettant à table, en se levant de table (ceci a lieu même chez les gens du grand monde), voilà tout ce qu'on enseigne de la religion grecque; le reste se devine.

L'intempérance (je ne parle pas seulement de l'ivrognerie des gens du peuple) est ici poussée à un tel degré qu'un des hommes les plus aimés à Moscou, un des boute-en-train de la société, disparaît chaque année pendant six semaines, ni plus, ni moins. On se demande alors ce qu'il est devenu: «Il est allé se griser!!…» et cette réponse satisfait tout.

Les Russes sont trop légers pour être vindicatifs; ce sont des dissipateurs élégants. Je me plais à vous le répéter: ils sont souverainement aimables; mais leur politesse, tout insinuante qu'elle est, dégénère parfois en une exagération fatigante. Alors elle me fait regretter la grossièreté, qui du moins aurait le mérite du naturel. La première loi pour être poli c'est de ne se permettre que les éloges qui peuvent être acceptés, les autres sont des insultes. La vraie politesse n'est qu'un code de flatteries bien déguisées; rien de si flatteur que la cordialité, car, pour pouvoir la manifester, il faut éprouver de la sympathie.

S'il y a des Russes très-polis, il y en a aussi de très-impolis; ceux-ci sont d'une indiscrétion choquante; à la manière des sauvages, ils s'informent de but en blanc des choses les plus graves comme des bagatelles les moins intéressantes; ils vous font à la fois des questions d'enfants et d'espions; ils vous assaillent de demander impertinentes ou puériles, ils s'enquièrent de tout. Naturellement inquisitifs, les Slaves ne répriment leur curiosité que par la bonne éducation et par l'habitude du grand monde; mais ceux qui ne possèdent pas ces avantages ne se lassent jamais de vous mettre sur la sellette; ils veulent savoir le but et le résultat de votre voyage; ils vous demanderont hardiment et répéteront ces interrogatoires jusqu'à satiété: «Si vous préférez la Russie aux autres pays, si vous trouvez Moscou plus beau que Paris, le palais d'hiver à Pétersbourg plus magnifique que le château des Tuileries, Krasnacselo plus grand que Versailles,» et avec chaque nouvelle personne à laquelle on vous présente il faut recommencer de réciter ces espèces de chapitres de catéchisme, où l'amour-propre national interroge hypocritement l'urbanité de l'étranger. Cette vanité mal déguisée m'impatiente d'autant plus qu'elle se revêt toujours d'un masque de modestie grossièrement mielleuse, destiné à me duper. Je crois m'entretenir avec un écolier rusé, mais mal appris, et qui met son indiscrétion à l'aise, vu qu'il s'appuie dans ses rapports avec les autres sur la politesse qu'il n'a pas lui-même.

On m'a fait faire connaissance avec un personnage qui m'était annoncé comme un modèle assez curieux à observer: c'est un jeune homme d'un nom illustre, le prince ***, fils unique d'un homme fort riche; mais ce fils dépense le double de ce qu'il a, et il traite son esprit et sa santé comme sa fortune. La vie de cabaret lui prend dix-huit heures sur vingt-quatre, le cabaret est son empire; c'est là qu'il règne, c'est sur cet ignoble théâtre qu'il déploie tout naturellement et sans le vouloir de grandes et nobles manières; il a une figure spirituelle et charmante, ce qui est un avantage partout, même dans ce monde-là où cependant le sentiment du beau ne domine pas; il est bon et malin, on cite de lui plusieurs traits d'une rare serviabilité, même d'une sensibilité touchante.

Ayant eu pour gouverneur un homme très-distingué, un vieil abbé français émigré, il est remarquablement instruit: son esprit vif est doué d'une grande sagacité, il plaisante d'une façon qui n'est qu'à lui; mais son langage et ses actions sont d'un cynisme qui paraîtrait intolérable partout ailleurs qu'à Moscou; sa physionomie agréable, mais inquiète, révèle la contradiction qu'il y a entre sa nature et sa conduite; usé de débauche avant d'avoir vécu, il est courageux dans une vie de dégradation, qui pourtant nuit au courage.

Ses habitudes de libertinage ont imprimé sur son visage les traces d'une décadence prématurée, toutefois ces ravages de la folie, non du temps, n'ont pu altérer l'expression presqu'enfantine de ses traits nobles et réguliers. La grâce innée dure autant que la vie; et quelque effort que fasse pour la perdre l'homme qui la possède, elle lui reste fidèle malgré lui. Vous ne trouveriez en aucun autre pays un homme qui ressemble au jeune prince ***… Mais il y en a plus d'un ici.

On le voit entouré d'une foule de jeunes gens, ses disciples, ses émules, et qui sans valoir ce qu'il vaut pour l'esprit ni pour l'âme, ont tous entre eux un certain air de famille: ce sont des Russes enfin, et l'on reconnaît du premier coup d'œil qu'ils ne peuvent être que des Russes. Voilà pourquoi je vais m'astreindre à vous donner quelques détails sur la vie qu'ils mènent… Mais déjà la plume me tombe des mains, car il faut vous révéler les liaisons de ces libertins, non pas avec des filles perdues, mais avec de jeunes religieuses très-mal cloîtrées comme vous l'allez voir; j'hésite à vous faire le récit de ces faits qui rappellent un peu trop notre littérature révolutionnaire de 1793: vous vous croirez aux Visitandines; et à quoi bon, direz-vous, lever un coin du voile dont on devrait au contraire couvrir avec soin de tels désordres? Peut-être ma passion pour la vérité m'aveugle-t-elle, mais il me semble que le mal triomphe quand il reste secret, tandis que le mal public est à demi vaincu; d'ailleurs, n'ai-je pas résolu de vous faire le tableau de ce pays, tel que je le vois? Ceci n'est pas une composition, c'est un tableau véridique et le plus complet possible. Si je voyage, c'est pour peindre les sociétés comme elles sont, non pour les représenter comme elles devraient l'être. La seule loi que je m'impose par délicatesse, c'est de ne faire aucune allusion aux personnes qui désirent rester inconnues. Quant à l'homme que je choisis pour type des mauvais sujets les plus effrontés de Moscou, vous saurez qu'il pousse le dédain du blâme jusqu'à désirer, m'a-t-il dit, de vous être représenté par moi tel que je le vois. Si j'ai cité plusieurs faits racontés par lui, ce n'est pas sans me les faire confirmer par d'autres. Je ne veux pas vous laisser croire aux mensonges patriotiques des Russes bons sujets; vous finiriez par leur accorder que la discipline de l'Église grecque est plus sévère et plus efficace que ne le fut autrefois celle de l'Église catholique en France et ailleurs.

Donc, quand le hasard me fait connaître un acte atroce comme celui dont vous allez lire le récit très-abrégé, je me crois obligé de ne pas vous cacher ce crime énorme. Apprenez qu'il ne s'agit de rien moins que de la mort d'un jeune homme, tué dans le couvent de *** par les religieuses elles-mêmes. Le récit m'en fut fait hier en pleine table d'hôte, devant plusieurs personnages âgés et graves, devant des employés, des hommes en place, qui écoutaient avec une patience extraordinaire cette histoire et plusieurs autres histoires du même genre, toutes fort contraires aux bonnes mœurs; notez qu'ils n'eussent pas souffert la plus légère plaisanterie offensante pour leur dignité. Je crois donc à la vérité du fait, attesté d'ailleurs par plusieurs des personnes qui font partie du cortége du prince ***.

J'ai surnommé ce singulier jeune homme le don Juan de l'Ancien Testament, tant la mesure de sa folie et de son audace me paraît dépasser les bornes ordinaires du dévergondage chez les nations modernes; je ne saurais assez vous le répéter, rien n'est petit ni modéré en Russie; si ce n'est pas un pays de miracles selon l'expression de mon cicerone italien, c'est un pays de géants!…

Voici donc comment le fait m'a été raconté: un jeune homme après avoir passé un mois entier caché dans l'enceinte du couvent de nonnes de ***, finit par s'ennuyer de l'excès de son bonheur au point d'ennuyer à son tour les saintes filles auxquelles il était redevable de ses joies et de la satiété qui leur avait succédé. Il paraissait mourant: c'est alors que les nonnes, voulant se défaire de lui, mais craignant le scandale si elles le renvoyaient se faire enterrer dans le monde, s'imaginèrent, puisqu'il était condamné, qu'il valait mieux l'achever tout de suite chez elles. Aussitôt fait que pensé… au bout de quelques jours, le cadavre du malheureux a été retrouvé coupé en morceaux au fond d'un puits. L'affaire n'a point fait d'éclat.

S'il faut s'en rapporter aux mêmes autorités, la règle de la clôture n'est guère observée dans plusieurs des couvents de Moscou; l'un des amis du jeune prince *** montrait hier devant moi à toute la cohorte des mauvais sujets le rosaire d'une novice oublié, disait-il, le matin même, dans sa chambre, à lui; un autre faisait trophée d'un livre de prières qu'il assurait avoir appartenu à l'une des sœurs réputées les plus saintes de la communauté de ***… et l'auditoire applaudissait!!…

Je n'en finirais pas, si je m'imposais la loi de vous redire tous les récits du même genre auxquels ces histoires ont donné lieu pendant le dîner de la table d'hôte; chacun avait son anecdote scandaleuse à joindre à celle des autres; et tous ces contes n'excitaient que de grands éclats de rire; la gaieté, toujours plus exaltée par le vin d'Aï qui coulait à flots dans des coupes évasées et plus capables de satisfaire l'intempérance moscovite que nos anciens cornets à vin de Champagne, est devenue de l'ivresse; au milieu du désordre général, le jeune prince *** et moi nous avions seuls conservé la raison: lui, parce qu'il peut boire plus que tout le monde; moi, parce que je ne puis pas boire du tout: je n'avais donc pas bu.

Tout à coup, le Lovelace du Kremlin se lève d'un air solennel et, avec l'autorité que lui donne sa fortune, son grand nom, sa jolie figure, mais surtout la supériorité de son esprit et de son caractère, il demande à l'assemblée le silence et, à ma grande surprise, il l'obtient. Je croyais lire la description poétique d'une tempête calmée à la voix de quelque dieu païen. Le jeune dieu propose à ses amis apaisés soudain par la gravité de son aspect, d'apostiller une supplique adressée à l'autorité compétente, au nom de toutes les courtisanes de Moscou, qui remontreraient humblement que les anciens couvents de filles rivalisant de la plus damnable manière avec les communautés profanes, cette concurrence rend le métier facile au point qu'il ne peut plus être lucratif; les pauvres filles de joie ajouteraient respectueusement, disait le prince, que, leurs charges n'étant pas diminuées dans la même proportion que leur lucre, elles osent espérer de l'équité de messieurs tels et tels qu'ils voudront bien prélever sur les revenus desdits couvents une subvention devenue nécessaire, si l'on ne veut pas voir incessamment les religieuses soi-disant cloîtrées forcer les recluses civiles à leur céder la place. La motion mise aux voix est adoptée aux acclamations générales; on demande de l'encre et du papier, et, séance tenante, le jeune fou, avec une dignité magistrale, rédige en très-bon français un acte trop scandaleusement burlesque pour que je me permette de vous le transcrire ici mot à mot. J'en possède une copie; mais c'est bien assez, si ce n'est trop, pour vous et pour moi, du résumé que vous venez de lire.

La communication de cette pièce d'éloquence fut ordonnée, et elle eut lieu, séance tenante. L'auteur en fit la lecture à trois reprises et à haute et intelligible voix, en présence de toute l'assemblée, non sans recevoir les marques d'approbation les plus flatteuses.

Voilà ce qui s'est passé, ce que j'ai vu et entendu hier dans l'auberge de ***, l'une des plus achalandées de Moscou. C'était le lendemain de l'agréable dîner que j'avais fait au joli pavillon de ***. Vous le voyez, l'uniformité a beau être une loi de l'État, la nature vit de variété et défend ses droits à tout prix.

Pensez, je vous prie, que je vous épargne bien des détails, et que j'adoucis beaucoup ceux que je ne vous épargne point. Si j'étais plus vrai, on ne me lirait pas; Montaigne, Rabelais, Shakespeare et tant d'autres grands peintres châtieraient leur style s'ils écrivaient pour notre siècle; à plus forte raison faut-il que ceux qui n'ont pas les mêmes droits à l'indépendance surveillent leurs expressions.

Pour raconter les mauvaises choses l'ignorance trouve certaines paroles innocentes, qui échappent à des esprits avertis, comme nous le sommes; et la pruderie des temps actuels, si elle n'est respectable, est au moins redoutable. La vertu rougit, mais l'hypocrisie rugit; c'est plus effrayant.

Le chef de la troupe des débauchés qui campent à l'auberge de ***, car on ne peut dire qu'ils y logent, est doué d'une si parfaite élégance, son air est si distingué, sa tournure est si agréable, il y a tant de bon goût jusque dans ses folies, tant de bonté se peint sur son visage, tant de noblesse perce dans son maintien, et jusque dans ses discours les plus audacieux, enfin il a si bien l'air d'un mauvais sujet de grande maison qu'on le plaint plus qu'on ne le blâme. Il domine de très-haut les compagnons de ses excès; il ne paraît nullement fait pour la mauvaise compagnie et l'on ne peut s'empêcher de le plaindre et de prendre intérêt à lui, quoiqu'il soit en grande partie responsable des écarts de ses imitateurs; la supériorité, même dans le mal, exerce toujours son prestige; que de talents, que de dons perdus! pensais-je en l'écoutant…

Il m'avait engagé pour aujourd'hui à une partie de campagne qui doit durer deux jours. Mais je viens d'aller le trouver à son bivouac pour me dégager.

J'ai prétexté la nécessité d'avancer mon voyage à Nijni, et il m'a rendu ma liberté.

Mais avant de l'abandonner au cours de la folie qui l'entraîne, je veux vous le dépeindre tel qu'il vient de m'apparaître. Voici le spectacle qui m'était préparé dans la cour de l'auberge où l'on me força de descendre pour assister au décampement de la horde des libertins. Cet adieu était une vraie bacchanale.

Figurez-vous une douzaine de jeunes gens déjà plus qu'à moitié ivres, se disputant bruyamment les places de trois calèches, chacune attelée de quatre chevaux: leur chef les écrasait du geste, de la voix et de la mine. Un groupe de curieux, l'aubergiste à leur tête, suivi de tous les valets de la maison et de l'écurie, l'admiraient, l'enviaient et le bafouaient, mais s'ils se moquaient de lui, c'était tout bas et avec une révérence apparente. Lui cependant debout dans sa voiture découverte, jouait son rôle avec une gravité qui ne paraissait nullement affectée; il dominait de la tête tous les groupes, il avait placé entre ses pieds un seau, ou pour mieux dire un grand baquet plein de bouteilles de vin de Champagne frappé de glace. Cette espèce de cave portative était la provision de la route; il voulait, disait-il, se rafraîchir le gosier que la poussière du chemin allait dessécher. Près de partir, un de ses adjudants, qu'il appelait le général des bouchons, en avait déjà fait sauter deux ou trois et le jeune fou prodiguait par flots aux assistants le vin des adieux, vin précieux, car c'était du meilleur vin de Champagne qu'on pût trouver à Moscou. Dans ses mains deux coupes toujours vides étaient incessamment remplies par le général des bouchons, le plus zélé de ses satellites. Il buvait l'une et offrait l'autre au premier venu. Ses gens portaient la grande livrée, excepté son cocher, jeune serf qu'il avait récemment amené de ses terres. Cet homme était habillé avec une recherche peu ordinaire, et plus remarquable dans son apparente simplicité que la magnificence galonnée des autres valets. On lui voyait une chemise de soie écrue, précieux tissu qui vient de la Perse, et par-dessus cette étoffe brillait un cafetan du casimir le plus fin, bordé du plus beau velours de soie: le cafetan s'ouvrait sur la poitrine et laissait voir la soie de l'Orient, plissée à plis imperceptibles tant ils sont fins. Les dandys de Pétersbourg veulent que les plus jeunes et les plus beaux de leurs gens soient ainsi parés aux jours de fête. Le reste du costume répondait à tant de luxe; des bottes de cuir de Torjeck, brodées au passé en superbes fils d'or et d'argent dessinant des fleurs, étincelaient aux pieds du manant ébloui de sa propre parure, et tellement parfumé que même en plein air et à quelques pas de la voiture, j'étais offusqué des essences qui s'exhalaient de ses cheveux, de sa barbe et de ses habits. L'homme le plus élégant dans un salon ne porte pas chez nous d'aussi belles étoffes que celles qu'on voyait sur le dos de ce cocher modèle.

Après avoir donné à boire à toute l'auberge, le jeune maître, en fait de folie, se penche vers cet homme ainsi paré et lui présente une coupe écumante prête à déborder: Bois, lui dit-il… Le pauvre mugic doré ne savait, dans son inexpérience, quel parti prendre… «Bois donc, lui dit son seigneur (on m'a traduit la phrase), bois donc, maraud: ce n'est pas pour toi, coquin, que je te donne ce vin de Champagne, c'est pour tes chevaux qui n'auront pas la force de fournir toute la course au grand galop si le cocher n'est pas ivre:» et toute l'assemblée d'éclater de rire et de répondre par des hourras et des applaudissements. Le cocher ne fut pas difficile à persuader; il en était à la troisième rasade, quand son maître, le chef de la bande des étourdis, donna le signal du départ, en me renouvelant, avec une politesse exquise, l'expression de ses regrets de n'avoir pu me décider à l'accompagner dans cette partie de plaisir. Il me paraissait si distingué que, tandis qu'il parlait, j'oubliais le lieu de la scène, et me croyais à Versailles au temps de Louis XIV.

Il part enfin pour le château où il devait passer trois jours. Ces messieurs appellent cela une chasse d'été.

Vous devinerez comment ils se distraient à la campagne des ennuis de la ville; c'est en faisant toujours la même chose; ils continuent là leur train de vie de Moscou… au moins: ce sont les mêmes scènes, mais avec de nouvelles figurantes. Ils emportent dans ces voyages des cargaisons de gravures d'après les plus célèbres tableaux de la France et de l'Italie, qu'ils se proposent de faire représenter avec quelques modifications de costume, par des personnages vivants.

Les villages et tout ce qu'ils contiennent sont à eux; or, vous pensez bien que le droit du seigneur, en Russie, va plus loin qu'à l'Opéra-Comique de Paris.

L'auberge de ***, accessible à tout le monde, est située sur une des places publiques de la ville, à deux pas d'un corps de garde rempli de Cosaques dont la tenue roide, l'air triste et sévère, donne aux étrangers l'idée d'un pays où personne n'oserait rire, même le plus innocemment du monde.

Puisque je me suis imposé le devoir de vous donner de ce pays l'idée que j'en ai moi-même, je suis encore forcé de joindre au tableau que je viens de vous esquisser quelques nouveaux échantillons de la conversation des hommes que je viens de faire passer un moment devant vos yeux.

L'un se vante d'être ainsi que ses frères, fils des heiduques et des cochers de leur père, et il boit et fait boire les convives à la santé de tous ses parents… inconnus!… L'autre réclame l'honneur d'être frère… (de père) de toutes les filles de service de sa mère.

Ces turpitudes ne sont pas toutes également vraies, il y a là beaucoup de fanfaronnade, sans doute; mais inventer de pareilles infamies pour s'en glorifier, c'est une corruption d'esprit qui dénote un mal profond, et pire, ce me semble, que les actions mêmes de ces libertins, tout insensées qu'elles sont.

Si l'on en croit ces messieurs, les bourgeoises de Moscou ne se conduisent pas mieux que les grandes dames.

Pendant les mois où les maris vont à la foire de Nijni, les officiers de la garnison n'ont garde de quitter la ville. C'est l'époque des rendez-vous faciles: elles y viennent ordinairement accompagnées de quelques respectables parentes à la garde desquelles les ont confiées les maris absents. On va jusqu'à payer les complaisances et le silence de ces duègnes de famille; cette espèce de galanterie ne peut s'appeler de l'amour; point d'amour sans pudeur, tel est l'arrêt prononcé de toute éternité contre les femmes qui se trompent de bonheur et qui se dégradent au lieu de se purifier par la tendresse. Les défenseurs des Russes prétendent qu'à Moscou les femmes n'ont pas d'amants: je dis comme eux; il faudrait se servir de quelqu'autre terme pour désigner les amis qu'elles vont ainsi chercher en l'absence des maris.

Je suis, je vous le répète, très-disposé à douter de tout ce qu'on me raconte en ce genre; mais je ne puis douter qu'on ne le raconte plaisamment et complaisamment au premier étranger venu; et l'air de triomphe du conteur signifie: ed anch' io, son pittore!… et nous aussi, nous sommes civilisés!…

Plus je considère la manière de vivre de ces débauchés de haut parage, et moins je m'explique la position sociale, pour parler le langage du jour, qu'ils conservent ici malgré des écarts qui, dans d'autres pays, leur feraient fermer toutes les portes. J'ignore comment ces mauvais sujets affichés sont vus dans leurs familles, mais j'atteste qu'en public chacun leur fait fête; leur apparition est le signal de la joie générale, leur présence fait plaisir même aux hommes plus âgés qui ne les imitent pas, sans doute, mais qui les encouragent par leur tolérance. On court au-devant d'eux, c'est à qui leur donnera la main, à qui les plaisantera sur leurs aventures, enfin c'est à qui leur témoignera son admiration à défaut d'estime.

En voyant l'accueil qu'ils reçoivent généralement, je me demande ce qu'il faudrait faire ici pour perdre la considération.

Par une marche contraire à celle des peuples libres, dont les mœurs deviennent toujours plus puritaines, si ce n'est plus pures à mesure que la démocratie gagne du terrain dans les constitutions, on confond ici la corruption avec les institutions libérales, et les mauvais sujets distingués y sont admirés comme les hommes de la minorité le sont chez nous, quand ils ont du mérite.

Le jeune prince *** n'a commencé sa carrière de libertin qu'à la suite d'un exil de trois ans au Caucase où le climat a ruiné sa santé. C'est au sortir du collége qu'il encourut cette peine pour avoir cassé des carreaux de vitre dans quelques boutiques de Pétersbourg; le gouvernement, ayant voulu voir une intention politique dans ce désordre innocent, a fait, par son excessive sévérité, d'un étourdi encore enfant un homme corrompu, perdu pour son pays, pour sa famille et pour lui-même[4].

Telles sont les aberrations dans lesquelles le despotisme, le plus immoral des gouvernements, peut faire tomber les esprits.

Ici toute révolte paraît légitime, même la révolte contre la raison, contre Dieu! Rien de ce qui sert à l'oppression n'est respectable, pas même ce qui s'appelle saint par toute la terre. Où l'ordre est oppressif, tout désordre a ses martyrs, et tout ce qui tient de l'insurrection est du dévouement. Un Lovelace, un don Juan et pis encore, s'il est possible, seront érigés en libérateurs, uniquement parce qu'ils auront encouru des châtiments légaux; tant la considération s'attache au délit quand la justice abuse!… Alors le blâme ne tombe que sur le juge. Les excès du commandement sont si énormes que toute espèce d'obéissance est en exécration, et qu'on avoue la haine des bonnes mœurs comme on dirait ailleurs: «Je déteste le gouvernement arbitraire.»

J'avais apporté en Russie un préjugé que je n'ai plus: je croyais, avec beaucoup de bons esprits, que l'autocratie tirait sa principale force de l'égalité qu'elle fait régner au-dessous d'elle; mais cette égalité est une illusion; je me disais et l'on me disait: quand un seul homme peut tout, les autres hommes sont tous égaux, c'est-à-dire également nuls; ce n'est pas un bonheur, mais c'est une consolation. Cet argument était trop logique pour n'être pas réfuté par le fait. Il n'y a pas de pouvoir absolu en ce monde; mais il y a des pouvoirs arbitraires et capricieux, et, quelque abusifs que puissent devenir de tels pouvoirs, ils ne sont jamais assez pesants pour établir l'égalité parfaite parmi leurs sujets.

L'Empereur de Russie peut tout. Mais si cette faculté du souverain contribue à la patience de quelques grands seigneurs dont elle apaise l'envie, croyez bien qu'elle n'influe guère sur l'esprit de la masse. L'Empereur ne fait pas tout ce qu'il peut, car s'il le faisait souvent, il ne le pourrait pas longtemps; or, tant qu'il ne le fait pas, la condition du noble qu'il laisse debout reste terriblement différente de celle du mugic ou du petit marchand écrasé par le seigneur. Je soutiens qu'il y a aujourd'hui en Russie plus d'inégalité réelle dans les conditions que dans tout autre pays de l'Europe. L'égalité au-dessous du joug est ici la règle, l'inégalité l'exception; mais, sous le régime du caprice, l'exception l'emporte.

Les faits humains sont trop compliqués pour les soumettre à la rigueur d'un calcul mathématique, aussi vois-je régner sous l'Empereur, entre les castes qui composent l'Empire, des haines qui n'ont leur source que dans l'abus des pouvoirs secondaires.

En général, les hommes ont ici le langage doucereux, ils vous disent d'un air mielleux que les serfs russes sont les paysans les plus heureux de la terre. Ne les écoutez pas, ils vous trompent, beaucoup de familles de serfs, dans les cantons reculés, souffrent même de la faim; plusieurs périssent par la misère et les mauvais traitements; partout l'humanité pâtit en Russie, et les hommes qu'on vend avec la terre pâtissent plus que les autres; mais ils ont droit aux choses de première nécessité, nous dit-on: droit illusoire pour qui n'a aucun moyen de le faire valoir.

Il est, dit-on encore, dans l'intérêt des seigneurs de subvenir aux besoins de leurs paysans. Mais tout homme entend-il toujours bien ses intérêts? Chez nous celui qui se conduit déraisonnablement perd sa fortune, voilà tout; or, comme ici la fortune d'un homme c'est la vie d'une foule d'hommes, celui qui régit mal ses biens fait mourir de faim des villages entiers. Le gouvernement, quand il voit des excès trop criants, et Dieu sait combien de temps il lui faut pour les apercevoir, met, pour guérir le mal, le mauvais seigneur en tutelle; mais cette mesure toujours tardive ne ressuscite pas les morts. Vous figurez-vous la masse de souffrances et d'iniquités inconnues qui doit être produite par de telles mœurs, sous une telle constitution et sous un pareil climat? Il est difficile de respirer librement en Russie lorsqu'on songe à tant de souffrances.

Les Russes sont égaux, non devant les lois qui sont nulles, mais devant la fantaisie du souverain qui ne peut pas tout, quoi qu'on en dise; c'est-à-dire que sur soixante millions d'hommes, il y aura un homme en dix ans choisi pour servir à prouver que cette égalité subsiste. Mais le souverain n'osant pas souvent user d'une marotte pour sceptre, succombe lui-même sous le faix du pouvoir absolu: homme borné, il se laisse dominer par des distances de lieux, par des ignorances de faits, par des coutumes, par des subalternes.

Or, remarquez que chaque grand seigneur a dans sa sphère étroite les mêmes difficultés à vaincre, avec des tentations auxquelles il lui est plus difficile encore de résister, parce qu'étant moins en vue que l'Empereur, il est moins contrôlé par l'Europe et par son propre pays: il résulte de cet ordre, ou pour parler plus juste, de ce désordre social, solidement fondé, des disparates, des inégalités, des injustices inconnues aux sociétés où la loi seule peut changer les rapports des hommes entre eux.

Il n'est donc pas vrai de dire que la force du despotisme réside dans l'égalité de ses victimes, elle n'est que dans l'ignorance de la liberté, et dans la peur de la tyrannie. Le pouvoir d'un maître absolu est un monstre toujours prêt d'en enfanter un pire: la tyrannie du peuple.

À la vérité l'anarchie démocratique ne peut durer; tandis que la régularité produite par les abus de l'autocratie perpétue de génération en génération sous l'apparence de la bienfaisance, l'anarchie morale, le pire des maux, et l'obéissance matérielle, le plus dangereux des biens: l'ordre civil qui voile un tel désordre moral est un ordre trompeur.

La discipline militaire appliquée au gouvernement d'un État est encore un puissant moyen d'oppression et c'est elle qui plus que la fiction de l'égalité fait en Russie la force abusive du souverain. Mais cette force redoutable ne se tourne-t-elle pas souvent contre celui qui en use? Tels sont les maux dont la Russie est incessamment menacée: anarchie populaire poussée jusqu'à ses dernières conséquences, si la nation se révolte; et si elle ne se révolte pas, prolongation de la tyrannie qu'elle subit avec plus ou moins de rigueur selon les temps et les localités.

N'oubliez pas pour bien apprécier les difficultés de la situation politique de ce pays que le peuple sera d'autant plus terrible dans sa vengeance qu'il est plus ignorant, et que sa patience a duré plus longtemps. Un gouvernement qui ne rougit de rien, parce qu'il se pique de faire ignorer tout et qu'il s'en arroge la force, est plus effrayant que solide: dans la nation, malaise; dans l'armée, abrutissement; dans le pouvoir, terreur partagée par ceux mêmes qui se font craindre le plus; servilité dans l'Église, hypocrisie dans les grands, ignorance et misère dans le peuple, et la Sibérie pour tous: voilà le pays tel que l'ont fait la nécessité, l'histoire, la nature, la Providence, toujours impénétrable en ses desseins…

Et c'est avec un corps si caduque que ce géant, à peine sorti de la vieille Asie, s'efforce aujourd'hui de peser de tout son poids dans la balance de la politique européenne!…

Par quel aveuglement, avec des mœurs bonnes à civiliser les Boukarres et les Kirguises, ose-t-on bien s'imposer la tâche de gouverner le monde? Bientôt on voudra être non-seulement au niveau, mais au-dessus des autres nations. On voudra, on veut dominer dans les conseils de l'Occident, tout en comptant pour rien les progrès qu'a faits la diplomatie depuis trente ans en Europe. Elle est devenue sincère: on ne respecte la sincérité que chez les autres; et comme une chose utile à qui n'en use pas.

À Pétersbourg, mentir c'est faire acte de bon citoyen; dire la vérité, même sur les choses les plus indifférentes en apparence, c'est conspirer. Vous perdrez la faveur de l'Empereur, si vous avouez qu'il est enrhumé du cerveau: la vérité, voilà l'ennemi, voilà la révolution; le mensonge, voilà le repos, le bon ordre, l'ami de la constitution; voilà le vrai patriote!… La Russie est un malade qui se traite par le poison[5].

Vous voyez d'un coup d'œil toute la résistance que devrait opposer à cette invasion masquée l'Europe rajeunie par cinquante ans de révolutions et mûrie par trois cents ans de discussions plus ou moins libres. Elle remplit ce devoir, vous savez comment!

Mais encore une fois qui a pu forcer ce colosse si mal armé à venir se battre ainsi sans cuirasse, à guerroyer ou du moins à lutter en faveur d'idées qui ne l'intéressent pas, d'intérêts qui n'existent pas encore pour lui? car l'industrie même ne fait que de naître en Russie.

Ce qui l'y force, c'est uniquement le caprice de ses maîtres et la gloriole de quelques grands seigneurs qui ont voyagé. Ainsi ce jeune peuple et ce vieux gouvernement courent ensemble tête baissée au-devant des embarras qui font reculer les sociétés modernes et leur font regretter le temps des guerres politiques, les seules connues dans les anciennes sociétés. Malencontreuse vanité de parvenus! vous étiez à l'abri des coups, vous vous y exposez sans mission.

Terribles conséquences de la vanité politique de quelques hommes!… Ce pays, martyr d'une ambition qu'à peine il comprend, tout bouillonnant, tout saignant, tout pleurant au dedans, veut paraître calme pour devenir fort; et tout blessé qu'il est il cache ses plaies!… et quelles plaies? un cancer dévorant! Ce gouvernement chargé d'un peuple qui succombe sous le joug ou qui brise tout frein, s'avance d'un front serein contre des ennemis qu'il va chercher, il leur oppose un air calme, une allure fière, un langage ferme, menaçant ou du moins un langage qui peut faire soupçonner une pensée menaçante,… et tout en jouant cette comédie politique il se sent le cœur piqué des vers.

Ah! je plains la tête d'où partent et où répondent les mouvements d'un corps si peu sain!… Quel rôle à soutenir! Défendre par de continuelles supercheries une gloire fondée sur des fictions ou tout au moins sur des espérances!! Quand on pense qu'avec moins d'efforts on ferait un vrai grand peuple, de vrais grands hommes, un vrai héros, on n'a plus assez de pitié pour le malheureux objet des appréhensions et de l'envie de l'Univers, pour l'Empereur de Russie, qu'il s'appelle Paul, Pierre, Alexandre ou Nicolas!

Ma pitié va plus loin, elle s'étend jusqu'à la nation tout entière; il est à craindre que cette société égarée par l'aveugle orgueil de ses chefs ne s'enivre du spectacle de la civilisation avant d'être civilisée; il en est d'un peuple comme d'un homme: pour que le génie moissonne, il faut qu'il laboure, il faut qu'il se soit préparé par de profondes et solitaires études à porter la renommée.

La vraie puissance, la puissance bienfaisante n'a pas besoin de finesse. D'où vient donc toute celle que vous employez? elle vient du venin que vous renfermez en vous-même et que vous ne nous cachez qu'à peine. Que de ruses, que de mensonges toujours trop innocents, que de voiles toujours trop transparents ne faut-il pas mettre en usage pour déguiser une partie de votre but et pour vous faire tolérer dans un rôle usurpé! Vous, les régulateurs des destinées de l'Europe! y pensez-vous? Vous, défendre la cause de la civilisation chez des nations super-civilisées quand le temps n'est pas loin où vous étiez vous-mêmes une horde disciplinée par la terreur, et commandée par des sauvages… à peine musqués! Ah! c'est un problème trop dangereux à résoudre; vous vous êtes immiscés dans un emploi qui passe les forces humaines. En remontant à la source du mal, on trouve que toutes ces fautes ne sont que l'inévitable conséquence du système de fausse civilisation adoptée il y a cent cinquante ans par Pierre Ier. La Russie ressentira les suites de l'orgueil de cet homme plus longtemps qu'elle n'admirera sa gloire, je le trouve plus extraordinaire qu'héroïque: c'est ce que beaucoup de bons esprits reconnaissent déjà sans oser l'avouer tout haut.

Si le Czar Pierre, au lieu de s'amuser à habiller des ours en singes, si Catherine II, au lieu de faire de la philosophie, si tous les souverains de la Russie enfin eussent voulu civiliser leur nation par elle-même, en cultivant lentement les admirables germes que Dieu avait déposés dans le cœur de ces peuples, les derniers venus de l'Asie, ils auraient moins ébloui l'Europe, mais ils eussent acquis une gloire plus durable et plus universelle, et nous verrions aujourd'hui cette nation continuer sa tâche providentielle, c'est-à-dire la guerre aux vieux gouvernements de l'Asie. La Turquie d'Europe elle-même subirait cette influence sans que les autres États pussent se plaindre de cet accroissement d'un pouvoir, réellement bienfaisant; au lieu de cette force irrésistible, la Russie n'a aujourd'hui chez nous que la puissance que nous lui accordons, c'est-à-dire celle d'un parvenu plus ou moins habile à faire oublier son origine, sa fortune, et valoir son crédit apparent. La souveraineté sur des peuples plus barbares et plus esclaves qu'elle-même lui est due, elle est dans ses destinées, elle est écrite, passez-moi l'expression, dans les fastes de son avenir; son influence sur des peuples plus avancés est précaire.

Mais à présent que cette nation a déraillé sur la grande voie de la civilisation, nul homme ne peut lui faire reprendre sa ligne. Dieu seul sait où il l'attend: voilà ce que je pressentais à Pétersbourg, et ce que je vois clairement à Moscou.

Il faut le répéter, Pierre-le-Grand ou plutôt l'impatient, fut la cause première de cette erreur, et l'admiration aveugle dont il est encore aujourd'hui l'objet justifie l'émulation de ses successeurs, qui croient lui ressembler parce qu'ils éternisent la fausse politique de ce demi-génie, rival acharné des Suédois plutôt que régénérateur des Russes. Copier éternellement les autres nations afin de paraître civilisé avant de l'être, voilà la tâche imposée par lui à la Russie.

Il faut l'avouer, le résultat immédiat de ses plans tient du prodige. Comme directeur de spectacle, le Czar Pierre est le premier des hommes; mais l'action positive de ce génie aussi barbare, aussi dénué de cœur, quoique plus instruit que les esclaves qu'il discipline, est lente et pernicieuse; c'est aujourd'hui seulement qu'elle s'accomplit et qu'on peut la juger définitivement. Le monde n'oubliera pas que les seules institutions d'où la liberté russe pouvait naître, les deux chambres, ont été abolies par ce prince.

Dans tous les genres, dans les arts, dans les sciences, dans la politique, il n'y a de grands hommes que par comparaison. Voilà pourquoi il y eut tel siècle et tel pays où l'on fut grand homme à peu de frais. Le Czar Pierre est arrivé dans un de ces siècles et de ces pays-là, non qu'il n'eût un caractère élevé et d'une force extraordinaire; mais son esprit minutieux bornait ses volontés. Le mal qu'il a fait lui survit, car il a forcé ses héritiers de jouer la comédie sans cesse comme il la jouait lui-même. Quand il n'y a point d'humanité dans les lois, et, ce qui est pis, point d'inflexibilité dans l'application des lois, le souverain succombe à sa propre justice; ce qui n'empêche pas les Russes de nous répéter avec emphase, à tout propos, que la peine de mort est abolie chez eux; d'où ils nous obligent à conclure, selon eux, que la Russie est de toutes les nations de l'Europe la plus civilisée… juridiquement parlant.

Ces hommes d'apparence comptent pour rien le knout ad libitum et ses cent un coups! Ils en ont le droit: l'Europe ne les voit pas donner. Ainsi, dans ce royaume des façades, des misères ignorées, des cris sans échos, des réclamations sans résultat, la jurisprudence même sera devenue une illusion d'amour-propre, et contribuera pour sa part à l'heureux effet d'optique de la grande mécanique à coulisses qu'on montre aux étrangers sous le nom de l'Empire russe. Et voilà où peuvent tomber la politique, la religion, la justice, l'humanité, la sainte vérité, chez une nation si pressée de monter sur le vieux théâtre du monde, qu'elle aime mieux n'être rien pour agir tout de suite, que de se préparer lentement dans une féconde obscurité à devenir quelque chose pour agir plus tard! Les rayons du soleil mûrissent le fruit, mais ils brûlent la graine.

Je pars demain pour Nijni. Si je prolongeais mon séjour à Moscou, je ne pourrais plus voir cette foire dont le terme approche. Je ne finirai ma lettre que ce soir, en revenant de Pétrowski, où je vais entendre les bohémiens russes.

Je viens de choisir dans l'auberge une chambre que je garderai pendant mon absence, parce que je suis parvenu à m'y faire une cachette pour y déposer tous mes papiers, car je n'oserais m'aventurer sur le chemin de Kazan avec tout ce que j'ai écrit depuis mon départ de Pétersbourg; et je ne connais personne ici à qui je voulusse confier ces dangereuses lettres. L'exactitude dans le récit des faits et l'indépendance dans les jugements, la vérité enfin, est ce qu'il y a de plus suspect en Russie; c'est de cela qu'est peuplée la Sibérie… sans oublier pourtant le vol et l'assassinat, association qui aggrave d'une manière infâme le sort des condamnés politiques.

(Suite de la même lettre.)

Le même jour, à minuit.

Je reviens de Pétrowski, où j'ai vu la salle de danse, qui est belle; elle s'appelle, je crois, le Waux-Hall. Avant l'ouverture d'un bal qui m'a paru assez triste, on m'a fait entendre les bohémiens russes. Ce chant sauvage et passionné a quelques rapports éloignés avec celui des gitanos d'Espagne. Les mélodies du Nord sont moins voluptueuses, moins vives que les mélodies andalouses, mais elles produisent une impression de mélancolie plus profonde. Il y en a qui veulent être gaies; elles ont plus de tristesse que les autres. Les bohémiens de Moscou chantent sans instruments des chœurs qui ont de l'originalité, mais quand on n'entend pas le sens des paroles de cette musique expressive et nationale, on perd beaucoup.

Duprez m'a dégoûté du chant qui ne rend l'idée que par des sons; sa manière de phraser la musique et d'accentuer la parole pousse l'expression aussi loin qu'elle peut aller; la force des sentiments est centuplée par ce chant passionné, et la pensée portée sur les ailes de la mélodie, atteint aux dernières limites de la sensibilité humaine, qui prend sa source sur les confins de l'âme et du corps; ce qui ne parle qu'à l'esprit va moins loin. Voilà ce que Duprez a fait de la poésie chantée; il a réalisé la tragédie lyrique, si longtemps et si vainement cherchée en France par des talents incomplets; c'est que pour réussir à faire révolution dans l'art, il fallait d'abord savoir le métier mieux que personne. Quand on a pu admirer cette merveille, on devient difficile et souvent injuste pour le reste. Il y a une foule de voix qui me font regretter les instruments. Négliger la parole comme moyen d'expression musicale, c'est abdiquer, c'est méconnaître la vraie poésie de la musique vocale, c'est en borner la puissance qui n'a été complètement et systématiquement révélée au public français que par Duprez lorsqu'il a ressuscité Guillaume Tell. Voilà pourquoi ce grand artiste a sa place marquée dans l'histoire de l'art.

La nouvelle école de chant en Italie, dont Ronconi est aujourd'hui le chef, revient aussi aux grands effets de l'ancienne musique par l'expression de la parole, et c'est encore Duprez qui, depuis ses brillants débuts sur le théâtre de Naples, a contribué à ce retour; car il poursuit son œuvre à travers toutes les langues et pousse ses conquêtes chez tous les peuples.

Les femmes qui faisaient les parties de dessus dans les chœurs des bohémiens ont des physionomies orientales; leurs yeux sont d'un éclat et d'une vivacité extraordinaires. Les plus jeunes m'ont paru charmantes: les autres, avec leurs rides déjà profondes quoique prématurées, leur teint de bistre, leurs cheveux noirs, pourraient servir de modèles à des peintres. Elles expriment dans leurs diverses mélodies plusieurs sentiments; elles peignent surtout admirablement la colère. On me dit que la troupe de chanteurs bohémiens que je vais trouver à Nijni est la plus distinguée de la Russie. En attendant que je puisse rendre justice à ces virtuoses ambulants, je dois dire que ceux de Moscou m'ont fait grand plaisir, surtout lorsqu'ils chantaient en chœur des morceaux dont l'harmonie m'a paru savante et compliquée.

J'ai trouvé l'opéra national un détestable spectacle représenté dans une belle salle; c'était le Dieu et la Bayadère, traduit en russe!… À quoi bon employer la langue du pays pour ne nous donner qu'un libretto de Paris défiguré?

Il y a aussi à Moscou un spectacle français où M. Hervet, dont la mère avait un nom connu à Paris, joue les rôles de Bouffé fort naturellement. J'ai vu Michel Perrin rendu par cet acteur avec une simplicité, une rondeur qui m'a fait grand plaisir, malgré mes souvenirs du Gymnase. Quand une pièce est vraiment spirituelle, il y a plusieurs manières de la jouer: les ouvrages qui perdent tout en pays étrangers sont ceux où l'auteur demande à l'acteur l'esprit du personnage, et c'est ce que n'ont pas fait MM. Mélesville et Duveyrier dans le Michel Perrin de madame de Bawr.

J'ignore jusqu'à quel point les Russes entendent notre théâtre: je ne me fie pas trop au plaisir qu'ils ont l'air de prendre à la représentation des comédies françaises; ils ont le tact si fin qu'ils devinent la mode avant qu'elle soit proclamée; ceci leur épargne l'humiliation d'avouer qu'ils la suivent. La délicatesse de leur oreille et les sons variés des voyelles, la multitude des consonnes, les divers genres de sifflements auxquels il faut s'exercer pour parler leur langue, les habituent dès l'enfance à vaincre toutes les difficultés de la prononciation. Ceux même qui ne savent dire que peu de mots français les prononcent comme nous. Par là ils nous font une illusion perfide; nous croyons qu'ils entendent notre langue aussi bien qu'ils la parlent, et nous sommes dans l'erreur. Le petit nombre de ceux qui ont voyagé ou qui sont nés dans un rang où l'éducation est nécessairement très-soignée, comprennent seuls la finesse de l'esprit parisien; nos plaisanteries et nos délicatesses échappent à la masse. Nous nous défions des autres étrangers, parce que leur accent nous est désagréable ou nous paraît ridicule, et pourtant, malgré la peine qu'ils ont à parler notre langue, ceux-ci nous comprennent au fond mieux que les Russes, dont l'imperceptible et douce cantilène nous séduit d'abord et les aide à nous tromper, tandis qu'ils n'ont le plus souvent que l'apparence des idées, des sentiments et de la compréhension que nous leur attribuons. Dès qu'il faudrait causer avec un peu d'abandon, conter une histoire, dépeindre une impression personnelle, le prestige cesse et la fraude apparaît au grand jour. Mais ils sont les hommes les plus habiles du monde à cacher leurs bornes: dans l'intimité, ce talent diplomatique fatigue.

Un Russe me montrait hier dans son cabinet une petite bibliothèque portative qui me paraissait un modèle de bon goût. Je m'approche de cette collection pour ouvrir un volume qui me paraît étrange; c'était un manuscrit arabe recouvert en vieux parchemin. «Vous êtes bien heureux, vous savez l'arabe? dis-je au maître de la maison.—Non, me répondit-il; mais j'ai toujours toutes sortes de livres autour de moi: cela donne bon air à une chambre.»

À peine cette naïveté lui était-elle échappée, que l'expression de mon visage lui fit sentir, malgré moi, qu'il venait de s'oublier. Alors, bien assuré qu'il était de mon ignorance, il se mit à me traduire d'invention quelques passages de ce manuscrit, et il le fit avec une volubilité, une fluidité, une loquèle digne du latin du Médecin malgré lui; son adresse m'aurait trompé, si je n'eusse été sur mes gardes; mais averti comme je l'étais par l'embarras qu'il n'avait pu me dissimuler d'abord, je vis clairement qu'il voulait réparer sa franchise et me donner à penser, sans le dire, que l'aveu qu'il venait de me faire n'était qu'une plaisanterie. Cette finesse, toute profonde qu'elle était, fut perdue.

Tels sont cependant les jeux d'enfants où se réduisent les peuples, quand leur amour-propre souffrant les met en rivalité de civilisation avec des nations plus anciennes!…

Il n'y a ni ruse ni mensonge dont leur dévorante vanité ne devienne capable dans l'espoir que nous dirons en retournant chez nous: «On a pourtant eu tort d'appeler ces gens-là: les barbares du Nord.» Cette qualification ne leur sort pas de la tête: ils la rappellent à tout propos aux étrangers avec une humilité ironique; et ils ne s'aperçoivent pas que par cette susceptibilité même, ils donnent des armes contre eux à leurs détracteurs.

J'ai loué une voiture du pays pour aller à Nijni afin de ménager la mienne; mais cette espèce de tarandasse à ressorts[6] n'est guère plus solide que ma calèche, c'est la remarque que faisait tout à l'heure une personne du pays qui était venue assister aux apprêts de mon départ! «Vous m'inquiétez, lui répliquai-je, car je suis ennuyé de casser à chaque poste.

—Pour une longue route, je vous conseillerais d'en prendre une autre, si toutefois vous en pouviez trouver à Moscou dans cette saison; mais le voyage est si court que celle-ci vous suffira.»

Ce court voyage pour aller et revenir avec le détour que je compte faire par Troïtza et Yaroslaf est de quatre cents lieues; notez que dans ces quatre cents lieues, il y en a bien à ce qu'on m'assure cent cinquante de chemins détestables: rondins, souches d'arbres enfoncées dans la tourbe, sables profonds avec des pierres mouvantes, etc., etc., etc. À la manière dont les Russes apprécient les distances, on s'aperçoit qu'ils habitent un pays grand comme l'Europe, la Sibérie à part.

Un des traits les plus séduisants de leur caractère, à mon avis, c'est leur aversion pour les objections; ils ne connaissent ni difficultés ni obstacles. Ils savent vouloir. En cela l'homme du peuple participe à l'humeur tant soit peu gasconne des grands seigneurs; avec sa hachette qu'il ne quitte jamais, un paysan russe triomphe d'une foule d'accidents et d'embarras qui arrêteraient les villageois de nos contrées, et il dit oui à tout ce qu'on lui demande.

LETTRE TRENTIÈME.

Routes de l'intérieur de la Russie.—Fermes, maisons de campagne.—Aspect des villages.—Monotonie des sites.—Vie pastorale des paysans.—Femmes de la campagne bien habillées et belles.—Beauté des vieillards russes.—Aspect qu'ils donnent aux villages.—Rencontre d'un voyageur.—Ruse raffinée, attribuée aux Polonais.—Nuit d'auberge à Troïtza.—Définition de la malpropreté.—Pestalozzi.—Intérieur du couvent.—Pèlerins.—Le kibitka.—Saint Serge.—Souvenirs patriotiques.—Image de saint Serge.—Tombeau de Boris Godounoff.—Bibliothèque du couvent: les moines refusent de la montrer.—Inconvénients d'un voyage dans l'intérieur de la Russie.—Mauvaise qualité de l'eau dans toute la Russie.—Pourquoi on voyage dans ce pays.—Ce qu'est en Russie la passion du vol.

Au couvent de Troïtza, à vingt lieues de Moscou, ce 17 août 1839.

À en croire les Russes, tous les chemins seraient bons chez eux pendant l'été; même ceux qui ne sont pas des grandes routes: moi, je les trouve tous mauvais. Une voie inégale, quelquefois large comme un champ, quelquefois fort étroite, passe dans des sables où les chevaux s'enfonçant jusqu'au-dessus du genou, perdent haleine, rompent leurs traits, et refusent de tirer tous les vingt pas; si l'on sort du sable c'est pour tomber dans des boues où se jouent de grosses pierres et d'énormes souches de bois qui brisent les voitures en dansant sous les roues, et en éclaboussant les voyageurs; voilà les chemins de ce pays en toutes saisons, excepté aux époques de l'année où ils deviennent absolument impraticables par l'excès du froid dont la rigueur rend les voyages périlleux, ou par la fonte des neiges et par les inondations, tourbillons sans courant, qui transforment les basses plaines en lacs pendant deux ou trois mois de l'année, six semaines après l'hiver et autant après l'été… le reste du temps ce sont des marécages. Ces routes toutes semblables entre elles sont bordées de paysages, toujours les mêmes. Deux lignes de petites maisons de bois plus ou moins ornées de ciselures peintes et le pignon regardant inévitablement la rue, chaque maison flanquée d'un bâtiment à deux fins, espèce de cour couverte, ou de vaste hangar clos de trois côtés: voilà le village russe! Toujours et partout cet unique aspect vous frappe! Les paroisses sont plus ou moins rapprochées selon que la province est plus ou moins peuplée: mais rares ou nombreux tous se répètent; il en est de même du site: plaine ondulée, tantôt marécageuse, tantôt sablonneuse: quelques champs, quelques pâturages ceints de forêts de pins, tantôt éloignés, tantôt rapprochés du chemin: quelquefois bien venants, le plus souvent étiolés et grêles: voilà la nature dans ces vastes contrées!!… On rencontre de loin en loin quelques maisons de campagne, quelques fermes d'assez belle apparence: deux grandes allées de bouleaux servent d'avenues à ces habitations qui sont des seigneuries, et que le voyageur salue de la route comme des oasis.

Il y a quelques provinces où la chaumière est bâtie en terre; mais alors son apparence plus misérable est pourtant encore assez semblable à celle des cabanes de bois; d'un bout de l'Empire à l'autre le plus grand nombre des habitations rurales est construit en longues et grosses solives mal équarries et soigneusement calfeutrées avec de la mousse et de la résine. La Crimée, pays tout à fait méridional, fait exception; d'ailleurs comparé à l'étendue de l'Empire, ce n'est qu'un point perdu dans l'immensité.

La monotonie est la divinité de la Russie néanmoins, cette monotonie même a quelque charme pour les âmes capables de jouir de la solitude: le silence est profond dans ces sites invariables; il devient quelquefois sublime au milieu de la plaine déserte qui n'a de bornes que celles de notre vue.

La forêt lointaine ne varie pas, elle n'est pas belle, mais qui peut la sonder? Quand on pense qu'elle ne finit qu'à la muraille de la Chine, on est saisi de respect: la nature comme la musique tire une partie de sa puissance des répétitions. Etrange mystère! c'est par l'uniformité qu'elle multiplie les impressions; en cherchant à trop renouveler les effets, on tombe dans le fade et dans le lourd: c'est ce qui arrive aux musiciens modernes quand ils sont privés de génie; mais au contraire lorsque l'artiste brave le danger de la simplicité l'art devient sublime comme la nature. Le style classique, ce mot est ici employé dans l'ancienne acception, n'est pas varié.

La vie pastorale a toujours du charme: ses occupations calmes et régulières conviennent à l'homme primitif; elles maintiennent longtemps la jeunesse des races. Les pâtres qui ne s'éloignent jamais de leur terre natale sont sans contredit les moins à plaindre des Russes. Leur beauté même, qui devient plus frappante en approchant du gouvernement de Yaroslaf, prouve pour leur manière de vivre.

J'ai rencontré, chose nouvelle pour moi en Russie, quelques paysannes fort jolies, aux cheveux d'or, au teint blanc, à la peau délicate et à peine colorée, aux yeux d'un bleu pâle, mais expressifs par leur coupe asiatique et par leurs regards languissants. Si ces jeunes vierges, avec leurs traits semblables à ceux des madones grecques, avaient la tournure et la vivacité de mouvement des femmes espagnoles elles seraient les créatures les plus séduisantes de la terre. Un grand nombre de femmes de ce gouvernement m'ont paru bien habillées. Elles portent par-dessus leur jupe de drap une petite redingote bordée de fourrures. Cette courte houppelande, finissant au-dessus du genou, prend bien la taille, et donne de la grâce à toute la personne.

Je n'ai vu en aucun pays autant de beaux fronts chauves ou de beaux cheveux blancs que dans cette partie de la Russie. Les têtes de Jéhova, ces chefs-d'œuvre du premier élève de Léonard de Vinci, ne sont pas des conceptions aussi idéales que je le croyais lorsque j'admirais les fresques de Luini à Lainate, à Lugano, à Milan. Ces têtes se retrouvent ici vivantes; au seuil de chaque cabane de beaux vieillards au teint frais, aux joues pleines, aux yeux bleus et brillants, à la physionomie reposée, à la barbe d'argent qui luit au soleil autour d'une bouche dont elle rehausse le sourire bienveillant et calme, semblent autant de dieux protecteurs placés à l'entrée des villages. Le voyageur, à son passage, est salué par ces nobles figures majestueusement assises sur la terre qui les a vus naître; vraies statues antiques, emblèmes de l'hospitalité, un païen les adorerait: les chrétiens les admirent avec un respect involontaire, car dans la vieillesse, la beauté n'est plus physique, c'est le chant triomphal de l'âme après la victoire…

Il faut venir chez les paysans russes pour retrouver la pure image de la société patriarcale et pour remercier Dieu de l'heureuse existence qu'il a départie, malgré les fautes des gouvernements, à ces créatures inoffensives dont la naissance et la mort ne sont séparées que par une longue suite d'années d'innocence.

Ah!… que l'ange ou le démon de l'industrie et des lumières me pardonne! je ne puis m'empêcher de trouver un grand charme à l'ignorance lorsque j'en vois le fruit dans la physionomie céleste des vieux paysans russes.

Ces patriarches modernes se reposent noblement au déclin de leur vie; travailleurs exempts de la corvée, ils se débarrassent de leur fardeau, vers la fin du jour, et s'asseyent avec dignité sur le seuil de la chaumière qu'ils ont peut-être rebâtie plusieurs fois, car sous ce rude climat la maison de l'homme ne dure pas autant que sa vie. Quand je ne rapporterais de mon voyage en Russie que le souvenir de ces vieillards sans remords, appuyés contre ces portes sans serrures, je ne regretterais pas la peine que j'ai prise pour venir voir des créatures si différentes de tous les autres paysans du monde. La noblesse de la chaumière m'inspire toujours un profond respect.

Tout gouvernement fixe, quelque mauvais qu'il soit d'ailleurs, a son bon résultat, et tout peuple policé a de quoi se consoler des sacrifices qu'il fait à la vie sociale.

Néanmoins, au fond de ce calme que je partage et que j'admire, quel désordre! que de violence! quelle sécurité trompeuse!…

J'en étais là de ma lettre, quand un homme de ma connaissance, aux discours duquel on peut ajouter foi, parti de Moscou quelques heures après moi, arrive à la poste de Troïtza. Sachant que je devais passer la nuit dans ce lieu, il a fait demander à me voir pendant qu'il relayait; il vient de me confirmer ce que je savais: c'est que quatre-vingts villages ont été incendiés tout dernièrement dans le gouvernement de Sembirsk, à la suite de la révolte des paysans. Les Russes attribuent ces troubles aux intrigues des Polonais. «Quel intérêt les Polonais ont-ils à brûler la Russie? dis-je à la personne qui me racontait le fait.—Aucun, me répondit-elle, si ce n'est qu'ils espèrent attirer contre eux-mêmes la colère du gouvernement russe; tout ce qu'ils craignent, c'est qu'on ne les laisse en paix.—Vous me rappelez, m'écriai-je, les bandes d'incendiaires qui, au commencement de notre première révolution, accusaient les aristocrates de brûler leurs propres châteaux.—Vous n'en croyez pas ma parole, répliqua le Russe; cependant j'observe de près les choses, et je sais par expérience que chaque fois que les Polonais voient l'Empereur pencher vers la clémence, ils forment de nouveaux complots; alors ils envoient chez nous des émissaires déguisés, et simulent des conspirations à défaut de crimes réels; le tout uniquement pour attiser la haine des Russes, et pour provoquer de nouvelles condamnations contre eux et leurs concitoyens; en un mot, ils ne redoutent rien tant que le pardon, parce que la douceur du gouvernement russe changerait le cœur de leurs paysans, qui finiraient par aimer l'ennemi, s'ils en recevaient des bienfaits.—Ceci me paraît du machiavélisme héroïque, répliquai-je; mais je n'y crois pas. D'ailleurs, que ne leur pardonnez-vous, pour les punir? Vous seriez en même temps plus adroits et plus grands qu'eux. Mais vous les haïssez; et je crois bien plutôt que les Russes, pour justifier leur rancune, accusent la victime et cherchent, dans tout ce qui arrive de malheureux chez eux, quelque prétexte pour appesantir leur joug sur des adversaires dont l'ancienne gloire est un crime irrémissible; d'autant qu'il faut en convenir, la gloire polonaise n'était pas modeste.—Non plus que la gloire française, reprit malignement mon ami… (je le connaissais de Paris); mais vous jugez mal notre politique, parce que vous ne connaissez ni les Russes ni les Polonais.—Refrain ordinaire de vos compatriotes lorsqu'on ose leur dire des vérités déplaisantes; les Polonais sont faciles à connaître; ils parlent toujours, je me fie aux bavards plus qu'aux hommes qui ne disent que ce qu'on ne se soucie pas de savoir.—Il faut pourtant que vous ayez bien de la confiance en moi.—En vous personnellement, oui; mais quand je me souviens que vous êtes Russe, j'ai beau vous connaître depuis dix ans, je me reproche mon imprudence, c'est-à-dire ma franchise.—Je prévois que vous nous arrangerez mal, à votre retour chez vous.—Si j'écrivais, peut-être; mais, comme vous le dites, je ne connais pas les Russes, et je me garderai de parler au hasard de cette impénétrable nation.—C'est ce que vous pouvez faire de mieux.—A la bonne heure; mais n'oubliez pas qu'une fois connus pour être dissimulés, les hommes les plus réservés sont appréciés comme s'ils étaient démasqués.—Vous êtes trop satirique et trop pénétrant pour des barbares tels que nous.» Là-dessus mon ancien ami remonte en voiture et part au galop, et moi je retourne à ma chambre pour vous transcrire notre dialogue. Je cache mes nouvelles lettres parmi des papiers d'emballage; car j'ai toujours peur de quelque perquisition secrète ou même à force ouverte pour découvrir le fond de mes pensées; mais je me figure que ne trouvant rien dans mon écritoire ni dans mon portefeuille, on se tranquilliserait. Je vous ai dit, d'ailleurs, le soin que je prends pour éloigner le feldjæger lorsque je veux écrire; de plus, j'ai établi qu'il n'entre jamais dans ma chambre sans m'en faire demander la permission par Antonio. Un Italien peut lutter de finesse avec un Russe. Celui-ci est depuis quinze ans auprès de moi comme valet de chambre; il a la tête politique des Romains modernes, et le noble cœur des anciens. Je ne me serais pas hasardé dans ce pays avec un domestique ordinaire, ou je me serais abstenu d'écrire; mais Antonio contre-minant l'espionnage du feldjæger m'assure quelque liberté.

(Suite de la même lettre.)

Troïtza, ce 18 août 1839.

S'il fallait m'excuser des redites et de la monotonie, il faudrait vous demander pardon de voyager en Russie. Le retour fréquent des mêmes impressions est inévitable dans tous les voyages consciencieux; mais dans celui-ci plus que dans tout autre… Voulant vous donner l'idée la plus exacte possible du pays que je parcours, il faut que je vous dise exactement, heure par heure, ce que j'éprouve: c'est le seul moyen de justifier ce que je penserai plus tard.

Troïtza est, après Kiew, le pèlerinage le plus célèbre et le plus fréquenté de la Russie. Situé à vingt lieues de Moscou, ce monastère historique m'a paru valoir la peine de m'y arrêter un jour, et d'y passer la nuit afin de voir en détail les sanctuaires révérés des chrétiens russes.

Mais pour m'acquitter de ma tâche, il m'a fallu ce matin un effort de raison: après une nuit pareille à celle que je viens de passer, on n'a plus la moindre curiosité; le dégoût physique l'emporte sur tout.

Des personnes réputées à Moscou pour impartiales, m'avaient assuré que je trouverais à Troïtza un gîte fort supportable. En effet, le bâtiment où l'on reçoit les étrangers, espèce d'auberge appartenant au couvent, mais située hors de l'enceinte sacrée, est un corps de logis spacieux et qui contient des chambres assez habitables en apparence: néanmoins à peine couché, mes précautions ordinaires se sont trouvées en défaut; j'avais gardé de la lumière selon ma coutume, et ma nuit s'est passée à me battre contre des nuées de bêtes; elles étaient noires, brunes, il y en avait de toutes les formes et je crois de toutes les espèces. Elles m'apportaient la fièvre et la guerre: la mort de l'une d'entre elles semblait attirer la vengeance de son peuple, qui se ruait sur moi à la place où le sang avait coulé; je luttais en désespéré, m'écriant dans ma rage: «Il ne leur manque que des ailes pour faire de ceci l'enfer!» Ces insectes laissés là par les pèlerins qui affluent à Troïtza de toutes les parties de l'Empire, pullulent à l'abri de la châsse de saint Serge, le fondateur de ce fameux couvent. La bénédiction du ciel se répand sur leur postérité, qui multiplie en cet asile sacré plus qu'en aucun autre lieu du monde. Voyant les légions que j'avais à combattre se renouveler sans cesse, je perdais courage et le mal de la peur devint pire pour moi que le mal réel; car je ne pouvais me persuader que cette hideuse armée ne renfermât pas quelques escadrons invisibles et dont la présence me serait révélée au grand jour. L'idée que la couleur de leur armure protégeait ceux-ci contre mes recherches, me rendait fou: ma peau était brûlante, mon sang bouillonnait, je me sentais dévoré par d'imperceptibles ennemis; et dans ce moment, je crois que si l'on m'eût donné le choix, j'aurais mieux aimé combattre des tigres que cette milice des gueux, qui fait leur richesse; car, on jette l'argent aux mendiants de peur des présents en nature que le pauvre, s'il était rebuté, pourrait faire au riche dédaigneux. Cette milice fait aussi trop souvent la gloire des saints, car l'extrême austérité marche quelquefois de compagnie avec la malpropreté, alliance impie et contre laquelle les vrais amis de Dieu ne peuvent tonner assez haut. Et que deviendrai-je, moi, pécheur, stigmatisé sans profit pour le ciel par la vermine de la pénitence? me disais-je avec un désespoir qui m'aurait paru comique dans un autre; me lever, marcher au milieu de ma chambre, ouvrir les fenêtres, tout cela me calmait un instant; mais le fléau me poursuivait partout. Les chaises, les tables, les plafonds, les pavés, les murs, étaient vivants; je n'osais m'approcher d'un meuble, de peur de revenir infecter ensuite tout ce qui est à moi. Mon valet de chambre est entré chez moi avant l'heure convenue, il avait éprouvé les mêmes angoisses et de plus grandes, car le malheureux ne voulant, ne pouvant pas grossir nos bagages, n'a pas de lit; il pose sa paillasse à terre afin d'éviter les canapés et les meubles du pays avec tous leurs accessoires. Si j'insiste sur ces inconvénients, c'est qu'ils vous donnent la mesure des vanteries des Russes, et du degré de civilisation matérielle où sont parvenus les habitants de la plus belle partie de cet Empire. En voyant entrer ce pauvre Antonio les yeux rapetissés, le visage enflé, je n'eus pas besoin de le questionner; sans parler, il me montra un manteau devenu brun de bleu qu'il était la veille. Ce manteau étendu sur une chaise me paraissait mobile, c'était une broderie dont les fleurs rappelaient les dessins des tapis de Perse; à cette vue l'effroi nous saisit l'un et l'autre; l'eau, l'air, le feu, tous les éléments dont nous pouvions disposer furent mis à contribution; mais dans une pareille guerre la victoire elle-même est encore une douleur; enfin purifié et habillé du mieux que je pus, je fis semblant de déjeuner et me rendis au couvent, où m'attendait une autre armée d'ennemis; mais cette fois la cavalerie légère, cantonnée dans les plis du froc des moines grecs, ne me causait plus la moindre frayeur, je venais de soutenir l'assaut de bien d'autres soldats; après les combats de géants de la nuit, la guerre en plein jour et les escarmouches des éclaireurs me paraissaient un jeu: pour parler sans figures, la morsure des punaises et la peur des poux m'avait tellement aguerri contre les puces, que je ne m'inquiétais pas plus des légères nuées de ces bêtes soulevées sous nos pas dans les églises et autour des trésors du couvent, que de la poudre du chemin ou de la cendre de l'âtre. Mon indifférence était telle qu'elle me faisait honte à moi-même: il y a des maux auxquels on rougit de se résigner; c'est presque avouer qu'on les mérite… Cette matinée et la nuit qui l'a précédée ont réveillé toute ma pitié pour les pauvres Français restés prisonniers en Russie, après l'incendie et la retraite de Moscou. La vermine, cet inévitable produit de la misère, est de tous les maux physiques celui qui m'inspire la plus profonde compassion. Quand j'entends dire d'un homme: il est si malheureux qu'il en est sale, mon cœur se fend. La malpropreté est quelque chose de plus que ce qu'elle paraît; elle décèle aux yeux d'un observateur attentif, une dégradation morale pire que les maux du corps; cette lèpre, pour être jusqu'à un certain point volontaire, n'en devient que plus immonde; c'est un phénomène qui procède de nos deux natures: il y a en elle du moral et du physique; elle est le résultat d'une infirmité combinée de l'âme et du corps; c'est tout ensemble un vice et une maladie.

J'ai eu bien souvent dans mes voyages l'occasion de me rappeler les observations pleines de sagacité de Pestalozzi, le grand philosophe pratique, le précepteur des ouvriers bien avant Fourier et les saint-simoniens; il résulte de ses observations sur la manière de vivre des gens du peuple que de deux hommes qui ont les mêmes habitudes l'un peut être sale et l'autre propre. La netteté du corps tient à la santé, au tempérament de l'homme autant qu'au soin qu'il prend de sa personne. Dans le monde, ne voit-on pas des individus fort recherchés, et cependant fort malpropres? Quoi qu'il en soit il règne parmi les Russes un degré de négligence sordide; toute nation policée devrait s'abstenir d'un tel excès de résignation: je crois qu'ils ont dressé la vermine à survivre au bain.

Malgré ma mauvaise humeur je me suis fait montrer en détail l'intérieur du couvent patriotique de la Trinité. Son enceinte n'a pas l'aspect imposant de nos vieux monastères gothiques. On a beau dire que ce n'est pas l'architecture qu'on vient chercher en un lieu sacré: si ces fameux sanctuaires valaient la peine d'être regardés, ils ne perdraient rien de leur sainteté ni les pèlerins de leur mérite.

Sur une éminence s'élève une ville entourée de fortes murailles crénelées: c'est le couvent. Comme les cloîtres de Moscou, il a des flèches et des coupoles dorées qui brillent au soleil, surtout vers le soir, et qui annoncent de loin aux pèlerins le but de leur pieux voyage.

Pendant la belle saison, les chemins d'alentour sont couverts de voyageurs qui marchent en procession; et dans les villages, des groupes de fidèles, couchés sous des bouleaux, mangent ou dorment à l'ombre; à chaque pas, on rencontre un paysan chaussé d'une espèce de sandale en écorce de tilleul; ce rustre marche souvent près d'une femme qui porte ses souliers à la main, tandis qu'elle se garantit avec une ombrelle des rayons du soleil que les Moscovites redoutent en été plus que les habitants des pays méridionaux. Un kibitka attelé d'un cheval suit au pas le ménage ambulant; ils ont dans cet équipage de quoi se coucher et de quoi faire du thé! Le kibitka doit ressembler au chariot des anciens Sarmates. Cette voiture est d'une simplicité primitive, la moitié d'un tonneau coupé en long est posée sur deux brancards à essieux semblables à un affût de canon: voilà le corps du char; il est quelquefois muni d'une capote, c'est-à-dire d'une grande écuelle de bois renversée. Cette couverture d'un aspect un peu barbare est placée en long, de côté, sur les brancards, et elle ferme tout un pan de la voiture à la façon de la capote d'un char à bancs suisse.

Les hommes et les femmes de la campagne qui savent se coucher partout, excepté dans des lits, cheminent étendus tout de leur long dans ces voitures légères et pittoresques; parfois l'un des pèlerins veillant sur ceux qui dorment, s'assied les jambes pendantes au bord du kibitka et berce de songes patriotiques ses compagnons endormis. Il fait alors entendre des chants sourds et plaintifs où le regret parle plus haut que l'espérance, regret mélancolique et jamais passionné: tout est réprimé, prudent, chez ce peuple naturellement léger et enjoué, mais rendu taciturne par son éducation. Si le sort des races ne me paraissait écrit au ciel, je dirais que les Slaves étaient nés pour peupler une terre plus généreuse que celle qu'ils sont venus habiter lorsqu'ils sortirent de l'Asie, la grande pépinière des nations.

Le premier oppresseur des Russes, c'est le climat: n'en déplaise à Montesquieu, l'extrême froid me semble encore plus favorable que le chaud au despotisme: les hommes les plus libres de la terre, peut-être, ne sont-ce pas les Arabes?… Les rigueurs de la nature, quelles qu'elles soient, inspirent aux hommes la rudesse et la cruauté… Mais à quoi bon formuler la règle, quand presque tous les faits sont dans l'exception?

En sortant de l'hôtellerie du couvent, on traverse une place et l'on entre dans l'enceinte religieuse. On trouve là d'abord une allée d'arbres, puis quelques petites églises surnommées cathédrales, de hauts clochers séparés des églises dont ils dépendent, et plusieurs chapelles, sans compter de nombreux corps de logis parsemés dans l'espace, sans ordre ni dessin: c'est dans ces bâtisses dénuées de style et de caractère que sont logés aujourd'hui les disciples de saint Serge.

Ce fameux solitaire fonda en 1338 le couvent de Troïtza, dont l'histoire se confond souvent avec celle de la Russie entière: dans la guerre contre le khan Mamaï, ce saint homme aida de ses conseils Dmitry Ivanowitch, et la victoire du prince reconnaissant enrichit les moines politiques: plus tard, leur monastère fut détruit par de nouvelles hordes de Tatares, mais le corps de saint Serge, miraculeusement retrouvé sous les décombres, donna un nouveau renom à cet asile de la prière, qui fut rebâti par Nicon à l'aide des dons pieux des Czars; plus tard encore, en 1609, les Polonais assiégèrent pendant seize mois ce couvent devenu à cette époque l'asile des défenseurs de la patrie; l'ennemi ne put emporter d'assaut la sainte forteresse, il fut forcé d'en lever le siége à la plus grande gloire de saint Serge, et à la joie pieuse de ses successeurs qui surent bien mettre à profit l'efficacité de leurs prières. Les murailles sont surmontées d'une galerie couverte: j'en ai fait le tour; elles ont près d'une demi-lieue et sont garnies de tourelles. Mais de tous les souvenirs patriotiques qui rendent ce lieu célèbre, le plus intéressant, ce me semble, c'est celui de la fuite de Pierre-le-Grand, sauvé par sa mère de la fureur des strélitz, qui le poursuivirent dans la cathédrale de la Trinité jusqu'à l'autel de saint Serge, où l'attitude du jeune héros de dix ans fit rendre les armes aux soldats révoltés.

Toutes les églises grecques se ressemblent: les peintures qu'elles renferment sont toujours byzantines, c'est-à-dire sans naturel, sans vie et dès lors sans variété; la sculpture manque partout: elle est remplacée par des dorures, des ciselures sans style: c'est riche, ce n'est pas beau; enfin je n'y vois que des cadres où les tableaux disparaissent: c'est insipide autant que magnifique.

Tous les personnages marquants de l'histoire de Russie ont pris plaisir à enrichir ce couvent, dont le trésor regorge d'or, de diamants, de perles: l'univers a été mis à contribution pour grossir cet amas de richesses réputé une merveille, mais que je contemple avec un étonnement approchant de la stupéfaction plus que de l'admiration. Les Czars, les Impératrices, les grands seigneurs dévots, les libertins, les vrais saints eux-mêmes ont lutté de libéralité pour enrichir, chacun à leur manière, le trésor de Troïtza. Dans cette collection historique, les simples habits et les calices de bois de saint Serge brillent par leur rusticité au milieu des plus magnifiques présents, et contrastent dignement avec les pompeux ornements d'église offerts par le prince Potemkin, qui lui non plus n'a pas dédaigné Troïtza.

Le tombeau de saint Serge, dans la cathédrale de la Trinité, est d'une richesse éblouissante. Ce couvent aurait fourni un riche butin aux Français; mais depuis le XIVe siècle, il n'a pas été pris.

Il renferme neuf églises qui, avec leurs clochers et leurs coupoles, brillent d'un vif éclat; mais elles sont petites et se perdent dans la vaste enceinte où elles sont dispersées.

La châsse du saint est en vermeil; des colonnes d'argent et un baldaquin de même métal, don de l'Impératrice Anne, la protégent. L'image de saint Serge passe pour miraculeuse; Pierre-le-Grand s'en fit accompagner dans ses campagnes contre Charles XII.

Non loin de cette châsse, à l'abri des vertus du solitaire, repose le corps de l'usurpateur assassin, Boris Godounoff, entouré des restes de plusieurs personnes de sa famille. Ce couvent renferme beaucoup d'autres tombeaux fameux. Ils sont informes: c'est tout à la fois l'enfance et la décrépitude de l'art.

J'ai vu la maison de l'Archimandrite et le palais des Czars. Ces édifices n'ont rien de curieux. Aujourd'hui le nombre des moines ne s'élève, m'a-t-on dit, qu'à cent; ils étaient autrefois plus de trois cents.

Malgré mes vives et longues instances, on n'a pas voulu me montrer la bibliothèque; mon interprète m'a toujours rendu la même réponse: «C'est défendu!…»

Cette pudeur des moines qui cachent les trésors de la science, tandis qu'ils étalent ceux de la vanité, m'a paru singulière. J'ai conclu de là qu'il y avait moins de poussière sur leurs joyaux que sur leurs livres.

Le même jour, au soir, Dernicki, hameau entre Périaslavle, petite ville de province, et Yaroslaf, capitale du gouvernement auquel elle donne son nom.

Il faut convenir que c'est une singulière manière d'entendre son plaisir que de voyager pour s'amuser dans un pays où il n'y a pas de grandes routes[7], pas d'auberges, pas de lits, pas même de paille pour se coucher; car je suis obligé de remplir de foin mon matelas, ainsi que la paillasse de mon domestique; pas de pain blanc, pas de vin, pas d'eau à boire, pas un site à contempler dans les campagnes, pas une œuvre d'art à étudier dans les villes, où le froid de l'hiver, si vous n'y prenez garde, vous gèle les joues, le nez, les oreilles, la peau du crâne, les pieds; où, pendant la canicule, vous grillez le jour et vous grelottez la nuit; voilà pourtant les choses divertissantes que je suis venu chercher au cœur de la Russie!

S'il fallait justifier mes plaintes, je le ferais facilement. Laissons là, pour cette fois, le mauvais goût qui règne dans les arts. J'ai parlé et je parlerai peut-être encore ailleurs du style byzantin et de l'espèce de joug qu'il impose à l'imagination des peintres, dont il fait des manœuvres; je ne veux m'occuper maintenant que du matériel de la vie… On ne peut appeler route un champ labouré, un gazon raboteux, un sillon tracé dans le sable, un abîme de fange, bordé de forêts maigres et mal venantes; il y a encore des encaissements de rondins, longs parquets rustiques où les voitures et les corps se brisent en dansant comme sur une bascule, tant ces grossières charpentes ont d'élasticité. Voilà pour les chemins. Venons aux gîtes. Pouvez-vous qualifier d'auberge un nid d'insectes, un tas d'ordures? Les maisons qu'on trouve sur cette route ne sont pas autre chose: les murs y suent les bêtes; le jour on y est mangé aux mouches, les jalousies et les volets étant un luxe méridional à peu près inconnu dans un pays où l'on n'imite que ce qui brille; la nuit… vous savez quels ennemis attendent le voyageur qui ne veut pas dormir en voiture… La paille est une rareté sous un climat où les champs de froment sont des merveilles, et où, par la même raison, le pain blanc n'est pas connu dans les villages. Le vin des auberges ordinairement blanc, et qu'on baptise du nom de vin de Sauterne, est rare, cher et mauvais; l'eau est malsaine à peu près dans toutes les parties de la Russie; vous perdez votre santé si vous vous fiez aux protestations des habitants, qui vous engagent à la boire sans la corriger avec des poudres effervescentes. À la vérité, dans toutes les grandes villes vous trouvez de l'eau de Seltz, luxe de boisson étrangère qui confirme ce que je vous dis de la mauvaise qualité de l'eau du pays. Toutefois cette eau de Seltz est une ressource précieuse; mais l'obligation d'en faire provision pour une route souvent assez longue est fort incommode. Pourquoi vous arrêtez-vous? disent les Russes. Faites comme nous, nous voyageons de suite… Charmant plaisir que de faire cent cinquante, deux cents, trois cents lieues sur les routes que je viens de vous décrire sans descendre de voiture!

Quant aux paysages, ils ont peu de variété, les habitations sont si uniformes qu'on dirait qu'il n'y a qu'un village et qu'une maison de paysan dans toute la Russie. Les distances y sont incommensurables, mais les Russes les diminuent par leur manière de voyager; ne sortant de voiture qu'en arrivant au lieu de leur destination, ils s'imaginent être restés couchés chez eux pendant tout le temps du voyage, et ils s'étonnent de ne pas nous voir partager leur goût pour cette manière d'errer en dormant, qu'ils ont empruntée à leurs ancêtres les Scythes. Il ne faut pas croire que leur course soit toujours également rapide; ces gascons du Nord, au moment où ils débarquent, ne nous disent pas tout ce qui les a retardés sur la route. Les postillons mènent vite, quand ils peuvent; mais ils sont arrêtés ou du moins contrariés souvent par des difficultés insurmontables, ce qui n'empêche pas les Russes de nous vanter tous les agréments qui attendent les voyageurs dans leur pays. C'est une conspiration nationale: ils luttent d'éloges mensongers pour éblouir les étrangers, et rehausser leur patrie dans l'opinion des nations lointaines.

Moi j'ai trouvé que même sur la chaussée de Pétersbourg à Moscou, on est mené inégalement; ce qui fait qu'au bout du voyage on n'a guère épargné plus de temps que dans les autres pays. Hors de la chaussée les inconvénients sont centuplés, les chevaux deviennent rares, et les chemins rudes à tout rompre; le soir, on demande grâce; or, quand ou n'a d'autre but que de voir du pays, on se croit fou de s'imposer gratuitement tant d'ennuis, et l'on s'interroge avec une sorte de honte pour savoir ce qu'on est venu chercher dans une contrée sauvage et pourtant dénuée des poétiques grandeurs du désert. C'est la question que je me suis adressée à moi-même ce soir. Je me voyais surpris par la nuit dans un chemin doublement incommode, parce qu'il est à moitié abandonné par une chaussée non encore achevée, qui le traverse tous les cinquante pas: à chaque instant l'on quitte et l'on retrouve cette grande route ébauchée; l'on en sort et l'on y rentre sur des ponts provisoires en rondins; ponts chancelants comme le clavier d'un vieux piano et aussi rudes que périlleux, car il y manque souvent les pièces de bois les plus essentielles; or, voici la réponse qu'une voix intérieure m'a fait entendre à ma question: pour venir ici comme tu y viens, sans but déterminé, sans y être obligé, il faut avoir un corps de fer et une imagination d'enfer.

Cette réponse m'a décidé à m'arrêter, et au grand scandale de mon postillon et de mon feldjæger, j'ai choisi un gîte dans une petite maison de villageois d'où je vous écris. Oui, cet asile est moins dégoûtant qu'une véritable auberge, nul voyageur ne s'arrête dans un village pareil à celui-ci, et le bois des cabanes n'y sert de refuge qu'aux insectes apportés de la forêt; ma chambre qui est un grenier où l'on accède par une douzaine de degrés en bois, ressemble à une boîte, elle a de neuf à dix pieds en carré et de six à sept de hauteur; ce grossier réduit ressemble assez à l'entre-pont d'un petit navire, il rappelle la chaumière du fou dans l'histoire de Thelenef; toute l'habitation est faite de troncs de sapins, dont les interstices sont calfatés comme une chaloupe avec de la mousse enduite de poix; l'odeur qu'exhale ce goudron combinée avec la puanteur des choux aigres, et le parfum de l'inévitable cuir musqué qui domine dans les villages russes, m'incommode; mais j'aime mieux le mal de tête que le mal de cœur, et je préfère de beaucoup cette couchée à la grande halle replâtrée où j'ai logé dans l'auberge de Troïtza.

Cependant il n'y a pas de lits dans cette maison-ci, pas plus qu'ailleurs; les paysans dorment enveloppés dans leurs peaux de mouton sur des bancs fixés autour de la salle du rez-de-chaussée. Je viens de faire dresser dans la soupente mon lit de fer, qu'on m'a rempli d'un foin nouveau dont le parfum augmente ma migraine.

Antonio couche dans ma voiture, gardée par lui et par le feldjæger, qui n'a pas quitté son siége. Les hommes sont assez en sûreté sur les grands chemins de la Russie; mais les équipages et tous leurs accessoires paraissent de bonne prise aux paysans slaves; et sans une extrême surveillance, je pourrais bien retrouver demain matin ma calèche privée de capote, mise à nu, sans soupentes, sans rideaux, sans tablier, enfin changée en tarandasse primitive, en une vraie téléga; et pas une âme dans tout le village ne saurait ce que serait devenu le cuir volé; si, à force de perquisitions, on le découvrait au fond de quelque hangar, le larron en serait quitte pour dire qu'il l'a porté là après l'avoir trouvé! C'est l'excuse reçue en Russie; le vol y a passé dans les mœurs; aussi les voleurs conservent-ils une entière sûreté de conscience et une physionomie qui, jusqu'à la fin de la vie, exprime une sérénité à laquelle se tromperaient les anges. «Notre-Seigneur volerait aussi, disent-ils, s'il n'avait pas les mains percées.» Ce mot leur revient sans cesse à la bouche.

Ne croyez pas que le vol soit seulement le vice des paysans: il y a autant d'espèces de vol qu'il y a de rangs dans la hiérarchie sociale. Un gouverneur de province sait qu'il est menacé, comme la plupart de ses confrères, d'aller finir ses jours en Sibérie: si durant le temps qu'on le laisse en place il a l'esprit de voler suffisamment pour pouvoir se défendre dans le procès qu'on lui fera avant de l'exiler, il se tirera d'affaire; mais si, par impossible, il était resté honnête homme et pauvre, il serait perdu. Cette remarque n'est pas de moi, je la tiens de la bouche de plusieurs Russes que je crois dignes de foi, mais que je m'abstiens de vous nommer. Vous jugerez comme vous pourrez du degré de confiance que méritent leurs récits.

Les commissaires des guerres trompent les soldats et s'enrichissent en les affamant; enfin, la probité administrative serait ici dangereuse et ridicule.

J'espère arriver demain à Yaroslaf; c'est une ville centrale; je m'y arrêterai un jour ou deux pour trouver enfin dans l'intérieur du pays des Russes vraiment Russes; aussi ai-je eu soin, à Moscou, de me munir de plusieurs lettres de recommandation pour cette capitale d'un des gouvernements les plus intéressants de l'Empire, par sa position et par l'industrie de ses habitants.

SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE ET UNIÈME.

Importance de Yaroslaf pour le commerce intérieur.—Opinion d'un Russe sur l'architecture de son pays.—Ridicules du parvenu reproduits en grand.—Aspect d'Yaroslaf.—Promenade en terrasse au-dessus du Volga.—La campagne vue de la ville.—Toujours la passion des Russes pour l'imitation servile de l'architecture classique.—Ressemblance de Yaroslaf et de Pétersbourg.—Beauté des villages et de leurs habitants.—Aspect monotone des campagnes.—Chant lointain des mariniers du Volga.—Ton sarcastique des gens du monde.—Coup d'œil sur le caractère des Russes.—Drowskas primitifs.—Chaussure des paysans.—Sculpteurs antiques.—Insuffisance des bains russes pour entretenir la propreté.—Visite au gouverneur d'Yaroslaf.—Enfant russe, enfant allemand.—Salon du gouverneur.—Ma surprise.—Souvenirs de Versailles.—Madame de Polignac.—Rencontre invraisemblable.—Politesse exquise.—Influence de notre littérature.—Visite au couvent de la Transfiguration.—Ferveur du prince *** qui me servait de guide.—Traditions de l'art byzantin perpétuées chez les Russes modernes.—Minuties de l'Église grecque.—Distinctions puériles.—Dispute sur la manière de donner la bénédiction.—Zacuska, petit repas qui précède immédiatement le dîner.—Le sterléd, poisson du Volga.—Chère russe.—Le dîner n'est pas long.—Bon goût de la conversation.—Souvenir de l'ancienne France.—Soirée en famille.—Conversation d'une dame française.—Supériorité des femmes russes sur leurs maris.—Justification de la Providence.—Tirage d'une loterie de charité.—Ton du monde en France changé par la politique.—Profonde séparation du riche et du pauvre en Russie.—Absence d'une aristocratie bienfaisante.—Par qui en réalité la Russie est gouvernée.—L'Empereur lui-même gêné dans l'exercice de son pouvoir.—Bureaucratie russe.—Enfants des popes.—Influence de Napoléon sur l'administration russe.—Machiavélisme.—Plan de l'Empereur Nicolas.—Gouvernement des étrangers.—Problème à résoudre.—Difficulté particulière.

Yaroslaf, ce 18 août 1839.

La prédiction qu'on m'a faite à Moscou s'accomplit déjà; et je suis à peine au quart de mon voyage. J'arrive à Yaroslaf dans une voiture dont pas une pièce n'est entière; on va la raccommoder, mais je doute qu'elle me porte au but.

Il fait un temps d'automne; on prétend ici que c'est celui de la saison; une pluie froide nous a emporté la canicule en un jour. L'été ne reviendra, dit-on, que l'année prochaine; cependant, je suis tellement habitué aux inconvénients de la chaleur, à la poussière, aux mouches, aux mousquites, que je ne puis me croire délivré de ces fléaux par un orage… ce serait de la magie… Cette année est extraordinaire pour la sécheresse, et je me persuade que nous aurons encore des jours brûlants et étouffants, car la chaleur du Nord est plus lourde que vive.

Cette ville est un entrepôt important pour le commerce intérieur de la Russie. C'est par elle aussi que Pétersbourg communique avec la Perse, la mer Caspienne et toute l'Asie. Le Volga, cette grande route naturelle et vivante, passe à Yaroslaf, chef-lieu de la navigation nationale, navigation savamment dirigée, sujet d'orgueil pour les Russes, et l'une des principales sources de leur prospérité. C'est au Volga que se rapporte le vaste système des canaux qui fait la richesse de la Russie.

La ville de Yaroslaf, capitale d'un des gouvernements les plus intéressants de l'Empire, s'annonce de loin comme un faubourg de Moscou. Ainsi que toutes les villes de province, en Russie, elle est vaste et paraît vide. Si elle est vaste, c'est moins par le nombre des habitants et des maisons qu'à cause de l'énorme largeur des rues, de l'étendue des places et de l'éparpillement des édifices qui sont en général séparés les uns des autres par de grands espaces où se perd la population. Le même style d'architecture règne d'un bout de l'Empire à l'autre. Le dialogue suivant vous prouvera le prix que les Russes attachent à leurs édifices soi-disant classiques.

Un homme d'esprit me disait, à Moscou, qu'il n'avait rien vu en Italie qui lui parût nouveau.

«Parlez-vous sérieusement? m'écriai-je.

—Très-sérieusement, répliqua-t-il.

—Il me semble pourtant, repris-je, que nul homme ne peut descendre pour la première fois la pente méridionale des Alpes, sans que l'aspect du pays fasse révolution dans son esprit.

—Pourquoi cela? dit le Russe avec le ton et l'air dédaigneux qu'on prend trop souvent ici pour une preuve de civilisation.

—Quoi! répliquai-je, la nouveauté de ses paysages, qui doivent à l'architecture leur principal ornement; ces coteaux dont les pentes régulières où croissent les vignes, les mûriers et les oliviers, font suite aux couvents, aux palais, aux villages; ces longues rampes de piliers blancs qui supportent les treilles appelées pergoles, et continuent les merveilles de l'architecture jusqu'au sein des montagnes les plus âpres; tout ce pompeux aspect qui donne l'idée d'un parc dessiné par Lenôtre afin de servir de promenoir à des princes, plutôt que d'un pays cultivé pour fournir du pain à des laboureurs; toutes ces créations de la pensée de l'homme, appliquée à embellir la pensée de Dieu, ne vous ont pas semblé nouvelles? Les églises avec leur élégant dessin, avec leurs clochers où se reconnaît le goût classique, modifié par les habitudes féodales, tant d'édifices singuliers et grandioses dispersés dans ce superbe jardin naturel comme des fabriques placées à dessein au milieu d'un paysage, pour en faire ressortir les beautés, ne vous ont causé nulle surprise?

«Mais ces tableaux seuls feraient deviner l'histoire! Partout d'énormes substractions des routes portées sur des arcades aussi solides qu'elles sont légères à l'œil[8]; partout des monts qui servent de bases à des couvents, à des villages, à des palais annoncent un pays où l'art traite la nature en souverain. Malheur à quiconque peut poser le pied en Italie sans reconnaître à la majesté des sites, comme à celle des édifices, que le pays est le berceau de la civilisation.

—Je me félicite, continua ironiquement mon adversaire, de n'avoir rien vu de tout cela puisque mon aveuglement sert de prétexte à votre éloquence.

—Peu m'importerait, repris-je plus froidement, que mon enthousiasme vous eût paru ridicule, si je parvenais à réveiller en vous le sentiment du beau… Le choix seul des sites où brillent les villages, les couvents et la plupart des villes de l'Italie, me révèle le génie d'un peuple né pour les arts: dans les contrées où le commerce accumula des richesses comme à Gênes, à Venise, et comme au pied de tous les grands passages des Alpes, quel usage les habitants ont-ils fait des trésors qu'ils amassaient? ils ont bordé les lacs, les fleuves, la mer, les précipices, de palais enchantés, espèces de quais fantastiques, remparts de marbre bâtis par des fées: ce n'est pas seulement sur les rives de la Brenta qu'on admire ces merveilles; mais on retrouve de nouveaux prodiges à tous les étages des montagnes. Tant d'églises élevées les unes sur les autres attirent les curieux par leur élégance et par le grand style de leurs peintures, tant de ponts étonnent les regards par leur hardiesse et leur solidité; le luxe de l'architecture qui brille dans tous les couvents, dans toutes les villes, dans tous les châteaux, dans les villages, dans les villas, dans les ermitages, dans les retraites de la pénitence comme dans les asiles du plaisir, du luxe et de la volupté frappe tellement l'imagination, que la pensée du voyageur est charmée comme ses yeux dans ce pays fameux entre tous les pays du monde. La grandeur des masses, l'harmonie des lignes: tout est nouveau pour un homme du Nord; si la connaissance de l'histoire ajoute aux plaisirs des étrangers en Italie, la vue seule des lieux suffit à les intéresser… La Grèce elle-même, malgré ses sublimes, mais trop rares reliques, étonne moins le grand nombre des pèlerins, parce que la Grèce telle que les âges de barbarie nous l'ont faite, paraît vide, et parce qu'elle a besoin d'être étudiée pour être appréciée; l'Italie, au contraire, n'a besoin que d'être regardée…

—Comment voulez-vous, s'écrie le Russe impatienté, que nous autres habitants de Pétersbourg et de Moscou nous nous étonnions comme vous autres de l'architecture italienne? N'en voyez-vous point les modèles à chaque pas que vous faites dans les moindres de nos villes?»

Après cette explosion de vanité nationale, je me tus; j'étais à Moscou, l'envie de rire me gagnait et il eût été dangereux de m'y livrer: il m'en coûta pour être prudent: encore une preuve de l'influence de ce gouvernement, même sur un étranger qui prétend à l'indépendance.

C'est absolument, pensais-je sans le dire, comme si vous ne vouliez pas regarder l'Apollon du Belvédère à Rome parce que vous en avez vu des plâtres ailleurs, ni les Loges de Raphaël parce qu'on aurait mis le Vatican en décoration sur le théâtre de l'Opéra. Ah! l'influence des Mongols survit chez vous à leur domination!! Était-ce donc pour les imiter que vous les avez chassés; on ne va pas loin dans les arts ni en général dans la civilisation par le dénigrement. Vous observez avec malveillance parce que le sens de la perfection vous manque. Tant que vous envierez vos modèles, vous ne les égalerez jamais. Votre Empire est immense, d'accord; mais qu'y a-t-il là dont je doive être émerveillé? je n'admire point le colosse d'un singe. C'est dommage pour vos artistes que le bon Dieu ait mis encore autre chose que de l'obéissance et de l'autorité dans les fondements des sociétés destinées à éclairer le genre humain.

Telle était la colère dont je réprimais l'explosion, mais les pensées vives se font jour à travers le front; mon dédaigneux voyageur les devina, je crois, car il ne m'adressa plus la parole, si ce n'est pour me dire nonchalamment qu'il avait vu des oliviers en Crimée et des mûriers à Kiew.

Quant à moi, je me félicite de n'être venu en Russie que pour peu de temps; un long séjour dans ce pays m'ôterait non-seulement le courage, mais l'envie de dire la vérité sur ce que j'y vois et sur ce que j'y entends. Le despotisme inspire l'indifférence et le découragement, même aux esprits les plus déterminés à lutter contre ses abus criants.

Le dédain de ce qu'ils ne connaissent pas me paraît le trait dominant du caractère des Russes. Au lieu de tâcher de comprendre, ils tâchent de se moquer. S'ils réussissent jamais à mettre au jour leur vrai génie, le monde verra, non sans quelque surprise, que c'est celui de la caricature. Depuis que j'étudie l'esprit des Russes et que je parcours la Russie, ce dernier venu des États inscrits sur le grand livre de l'histoire européenne, je vois que les ridicules du parvenu peuvent exister en masse et devenir l'apanage d'une nation tout entière.

Les clochers peints et dorés, presque aussi nombreux que les maisons de Yaroslaf, brillent de loin comme ceux de Moscou; mais la ville est moins pittoresque que ne l'est la vieille capitale de l'Empire. Le Volga la borde, et du côté de ce fleuve elle se termine par une terrasse élevée et plantée d'arbres; un chemin de service passe sous ce large boulevard, il descend de la ville au fleuve dont il coupe à angle droit le chemin de halage. Cette communication nécessaire n'interrompt pas la terrasse, qui se continue par un beau pont, au-dessus du passage ouvert aux besoins du commerce. Le pont déguisé sous la promenade ne s'aperçoit que d'en bas; cet ensemble est d'un bon effet, il ne manque à la scène, pour paraître imposante, que du mouvement et de la lumière; mais malgré son importance commerciale, cette ville, si plate, si régulière, paraît morte; elle est triste, vide et silencieuse; moins triste, moins vide, moins silencieuse encore que la campagne qu'on aperçoit du haut de sa terrasse. Je me suis imposé l'obligation de vous faire voir tout ce que je vois: il faut donc vous décrire ce tableau, au risque de vous paraître insipide, et de vous ennuyer comme je m'ennuie à le contempler.

C'est un immense fleuve gris, aux rives abruptes comme des falaises, mais sableuses, peu élevées et nivelées à leur partie supérieure par d'immenses plaines grises tachetées de forêts de pins et de bouleaux, unique végétation permise à ce sol glacé; c'est un ciel métallique et gris où quelques lames d'argent élargies par le vent et la pluie interrompent la monotonie des nuages de plomb qui se reflètent dans une eau gris-de-fer: tels sont les froids et durs paysages qui m'attendaient aux environs d'Yaroslaf!… Ce pays est au demeurant aussi bien cultivé qu'il puisse l'être, et il est vanté par les Russes comme le plus riche et le plus riant de leur Empire, excepté la Crimée, qui à ce que m'assurent des voyageurs dignes de foi, est elle-même bien loin de valoir les corniches de Gènes, et les côtes de la Calabre; d'ailleurs quelle est l'étendue et l'importance de la Crimée, comparée aux plaines de cette vaste partie du monde?

Pierre-le-Grand qui admirait tant les Hollandais et qui les prenait pour modèles, aurait dû inspirer leur opiniâtreté aux Russes. Les édifices byzantins avec leur sévère solidité, le Kremlin avec ses libres imitations qui équivalent à des créations, seraient devenus les types d'une architecture nationale. Des cités remplies d'édifices conformes à leur destination animeraient les bords du Volga, et l'aspect général du pays serait aussi pittoresque, aussi original que celui de Yaroslaf l'est peu.

L'arrangement intérieur des habitations russes est raisonnable; leur aspect extérieur et le plan général des villes ne l'est pas. Yaroslaf n'a-t-il pas sa colonne comme Pétersbourg, et en face quelques bâtiments percés d'un arc de triomphe en forme de porte cochère pour imiter l'état-major de la CAPITALE? Tout cela est du plus mauvais goût, et contraste d'une manière étrange avec l'architecture des églises et des clochers; ces édifices semblent appartenir à d'autres villes qu'à celles pour lesquelles on les a faits.

Plus on approche d'Yaroslaf, plus on est frappé de la beauté de la population. Les villages sont riches et bien bâtis; j'y ai même vu quelques maisons de pierre, mais ces dernières sont encore en trop petit nombre pour varier l'aspect des campagnes, dont nul objet n'interrompt la monotonie.

Le Volga est la Loire de la Russie, si ce n'est qu'au lieu de nos riants coteaux de la Touraine, glorieux de porter les plus beaux châteaux du moyen âge et de la renaissance, on ne trouve ici que des rives unies, formant des quais naturels, des terrains couverts de maisons grises, alignées comme des tentes, et qui par leur apparence mesquine, uniforme, et leurs petites dimensions, appauvrissent le paysage plus qu'elles ne l'égaient: voilà le pays que les Russes recommandent à notre admiration.

Tantôt en me promenant le long du Volga, j'avais à lutter contre le vent du nord, tout-puissant sur cette terre où il règne par la destruction, balayant devant lui la poussière avec violence pendant trois mois, et la neige pendant le reste de l'année. Ce soir, dans les intervalles des bourrasques, durant les poses où l'ennemi semblait respirer, les mélodies lointaines des mariniers du fleuve arrivaient jusqu'à mon oreille. À cette distance, les sons nasillards qui déparent le chant populaire des Russes se perdaient dans l'espace, et je n'entendais qu'une plainte vague dont mon cœur devinait le sens. Sur un long train de bois qu'ils conduisaient habilement, quelques hommes descendaient le cours du Volga, leur fleuve natal; arrivés devant Yaroslaf, ils ont voulu mettre pied à terre; quand je vis ces indigènes amarrer leur radeau pour s'avancer au-devant de moi, je m'arrêtai: ils passèrent sans regarder l'étranger, sans même se parler entre eux. Les Russes sont taciturnes et ne sont pas curieux; je le comprends, ce qu'ils savent les dégoûte de ce qu'ils ignorent.

J'admirais leurs physionomies fines et leurs nobles traits. Hors les hommes de race calmoucke, au nez cassé, aux pommettes des joues saillantes, je vous l'ai répété souvent, les Russes sont parfaitement beaux.

Un autre agrément qui leur est naturel, c'est la douceur de la voix, la leur est toujours basse et vibrante sans effort. Ils rendent euphonique une langue qui, parlée par d'autres, serait dure et sifflante; c'est la seule des langues de l'Europe qui me paraisse perdre quelque chose dans la bouche des personnes bien élevées. Mon oreille préfère le russe des rues au russe des salons; dans les rues, le russe est la langue naturelle; dans les salons, à la cour, c'est une langue nouvellement importée, et que la politique du maître impose aux courtisans.

La mélancolie déguisée sous l'ironie est en ce pays la disposition la plus ordinaire des esprits; dans les salons surtout, car c'est là plus qu'ailleurs qu'il faut dissimuler la tristesse; de là un ton sarcastique, persifleur, et des efforts pénibles pour ceux qui les font comme pour ceux qui les voient faire. Les hommes du peuple noient leur tristesse dans l'ivrognerie silencieuse, les grands seigneurs dans l'ivrognerie bruyante. Ainsi, le même vice prend des formes diverses chez le serf et chez le maître. Celui-ci a une ressource de plus contre l'ennui: c'est l'ambition, ivresse de l'esprit. Au surplus il règne chez ce peuple, dans toutes les classes, une élégance innée, une délicatesse naturelle; ni la barbarie, ni la civilisation, pas même celle qu'il affecte, ne peuvent lui faire perdre cet avantage primitif.

Il faut avouer cependant qu'il lui manque une qualité plus essentielle: la faculté d'aimer. Cette faculté n'est rien moins que dominante en son cœur; aussi, dans les circonstances ordinaires, dans les petites choses, les Russes n'ont-ils nulle bonhomie; dans les grandes, nulle bonne foi; un égoïsme gracieux, une indifférence polie, voilà ce qu'on trouve en eux quand on les examine de près. Cette absence de cœur est ici l'apanage de toutes les classes, et se révèle sous diverses formes, selon le rang des hommes qu'on observe; mais le fond est le même dans tout. La faculté de s'attendrir et de s'attacher, si rare parmi les Russes, domine chez les Allemands, qui l'appellent gemüth. Nous la nommerions sensibilité expansive, cordialité, si nous avions besoin de définir ce qui n'est guère plus commun chez nous que chez les Russes. Mais la fine et naïve plaisanterie française est ici remplacée par une surveillance hostile, par une malignité observatrice, par une causticité envieuse, par une tristesse satirique enfin, qui me paraît bien autrement redoutable que ne l'est notre frivolité rieuse. Ici la rigueur du climat qui oblige l'homme à une lutte continuelle, la sévérité du gouvernement, l'habitude de l'espionnage rendent les caractères mélancoliques, les amours-propres défiants. On craint toujours quelqu'un et quelque chose; le pis, c'est que cette crainte est fondée; elle ne s'avoue pas, mais elle ne se cache pas non plus, surtout aux regards d'un observateur un peu attentif et habitué, comme je le suis, à comparer entre elles des nations diverses.

Jusqu'à un certain point, la disposition d'esprit peu charitable des Russes envers les étrangers me paraît excusable. Avant de nous connaître, ils viennent au-devant de nous avec un empressement apparent, parce qu'ils sont hospitaliers comme des Orientaux, et qu'ils s'ennuient comme des Européens; mais tout en nous accueillant avec une prévenance où il y a plus d'ostentation que de cordialité, ils scrutent nos moindres paroles, ils soumettent nos actions les plus insignifiantes à un examen critique, et comme ce travail leur fournit nécessairement beaucoup à blâmer, ils triomphent intérieurement et se disent: «Voilà donc les hommes qui se croient en tout supérieurs à nous!»

Il faut ajouter que ce genre d'étude leur plaît, car leur nature étant plus fine que tendre, il leur en coûte peu pour rester sur la défensive vis-à-vis des étrangers. Cette disposition n'exclut ni une certaine politesse, ni une sorte de grâce, mais elle est contraire à l'amabilité véritable. Peut-être qu'à force de soins et de temps, on parviendrait à leur inspirer quelque confiance, néanmoins, je doute que tous mes efforts pussent me faire atteindre à ce but, car la nation russe est une des plus légères et en même temps des plus impénétrables du monde. Qu'a-t-elle fait pour aider la marche de l'esprit humain? elle n'a pas encore eu de philosophes, de moralistes, de législateurs, de savants dont le nom marquât dans l'histoire; mais à coup sûr elle n'a jamais manqué ni ne manquera jamais de bons diplomates, d'habiles têtes politiques; et si les classes inférieures ne fournissent pas des ouvriers inventifs, elles abondent en manœuvres excellents; si les domestiques capables d'ennoblir leur profession par des sentiments élevés y manquent, on y trouve en abondance d'excellents espions.

Je vous conduis dans le dédale des contradictions, c'est-à-dire que je vous montre les choses de ce monde telles qu'elles m'apparaissent au premier et au second coup d'œil; c'est à vous que je laisse le soin de résumer, de coordonner mes remarques, afin de conclure de mes opinions personnelles à une opinion générale. Mon ambition sera satisfaite si en comparant et en élaguant de ce recueil une foule d'arrêts hasardés et précipités vous pouvez formuler une opinion solide, impartiale et mûre. Je ne l'ai pas fait parce que j'aime mieux voyager que travailler: un écrivain n'est pas libre, un voyageur l'est: je raconte le voyage et vous laisse le livre à compléter.

Les réflexions que vous venez de lire sur le caractère russe m'ont été suggérées par plusieurs visites que j'ai faites en arrivant à Yaroslaf. Je regardais ce point central comme l'un des plus intéressants de mon voyage; voilà pourquoi, avant de quitter Moscou, je m'étais muni de plusieurs recommandations pour cette ville.

Vous saurez demain le résultat de ma visite chez le principal personnage du pays, car je viens d'envoyer ma lettre au gouverneur. On m'a dit, ou pour parler plus juste, fait penser de lui beaucoup de mal dans les diverses maisons où j'ai été reçu ce matin.

Dans ce gouvernement, on retrouve le drowska primitif: cette voiture ainsi simplifiée (une planchette sur quatre roues) disparaît entièrement sous l'homme; ce n'est plus qu'un cheval attelé à une personne; des quatre roues de la voiture, deux restent cachées par les jambes du voituré et les deux autres sont si basses qu'elles disparaissent dans le mouvement rapide de la machine.

Les paysannes russes marchent en général nu-pieds: les hommes se servent le plus souvent d'une espèce de sabots de jonc grossièrement natté; de loin cette chaussure ressemble assez aux sandales antiques. La jambe est entourée d'un pantalon large, dont les plis arrêtés à la cheville par des bandelettes à l'antique, se perdent dans le soulier. Cet ajustement rappelle tout à fait les statues des Scythes par les sculpteurs romains. Je ne crois pas que les mêmes artistes aient jamais représenté des femmes barbares dans leur costume.

Je vous écris d'une mauvaise auberge; il n'y en a que deux qui vaillent quelque chose en Russie, et elles sont tenues par deux étrangers: la pension anglaise à Saint-Pétersbourg et madame Howard à Moscou.

Il y a même bien des maisons de particuliers où je ne m'assieds sur un divan qu'en tremblant.

J'ai vu plusieurs bains publics à Pétersbourg et à Moscou; on s'y baigne de diverses manières; quelques personnes entrent dans des chambres chauffées à un degré de chaleur qui me paraît insupportable: une vapeur pénétrante vous suffoque dans ces étuves; ailleurs des hommes nus sur des planches brûlantes sont lavés et savonnés par d'autres hommes nus; les élégants ont des baignoires comme partout; mais tant de gens affluent dans ces établissements, l'humidité chaude qu'on y fait régner incessamment y nourrit tant d'insectes, les habits qu'on y dépose servent d'asile à tant de vermine, que rarement vous en sortez sans rapporter chez vous quelque preuve irrécusable de la sordide négligence des gens du peuple en Russie. Ce seul souvenir et la continuelle inquiétude qu'il me laisse me ferait haïr tout un pays.

Avant de se nettoyer elles-mêmes, les personnes qui font usage des bains publics devraient songer à nettoyer les bains, les baigneurs, les planches, le linge, et tout ce qu'on touche, et tout ce qu'on voit, et tout ce qu'on respire dans ces antres où les vrais Moscovites vont entretenir leur soi-disant propreté, et hâter la vieillesse par l'abus de la vapeur et de la transpiration qu'elle provoque.

Il est dix heures du soir: le gouverneur me fait dire que son fils et sa voiture vont venir me chercher: je réponds par des excuses et des remercîments; j'écris qu'étant couché, je ne puis profiter ce soir de la bonté de M. le gouverneur, mais que demain je passerai la journée tout entière à Yaroslaf, et que je m'empresserai d'aller le remercier. Je ne suis pas fâché de profiter de cette occasion de faire une étude approfondie de l'hospitalité russe en province.

À demain donc.

(Suite de la même lettre.)

Yaroslaf, ce 19 août 1839, après minuit.

Ce matin vers onze heures, le fils du gouverneur qui n'est encore qu'un enfant, est venu en grand uniforme me prendre dans une voiture coupée, attelée de quatre chevaux, et menée par un cocher et un faleiter, perché sur le cheval de droite de la volée; équipage tout pareil aux voitures des gens de la cour à Pétersbourg. Cette élégante apparition à la porte de mon auberge me déconcerta; je sentis tout d'abord que ce n'était pas à de vieux Russes que j'allais avoir affaire, et que mon attente serait encore trompée: ce n'était pas là des Moscovites purs, de vrais boyards. Je craignais de me retrouver une fois de plus chez des Européens voyageurs, chez des courtisans de l'Empereur Alexandre, parmi des grands seigneurs cosmopolites.

«Mon père connaît Paris, me dit le jeune homme; il sera charmé de recevoir un Français.

—À quelle époque a-t-il vu la France?»

Le jeune Russe garda le silence; il me parut déconcerté de ma question, qui pourtant m'avait semblé bien simple; d'abord je ne pus m'expliquer son embarras; plus tard je le compris, et je lui en sus gré comme d'une preuve de délicatesse exquise, sentiment rare par tout pays et à tout âge.

M ***, gouverneur d'Yaroslaf, avait fait en France à la suite de l'Empereur Alexandre les campagnes de 1813 et de 1814, et c'est ce dont son fils ne voulait pas me faire souvenir. Cette preuve de tact me rappelle un trait bien différent: un jour dans une petite ville d'Allemagne, je dînais chez l'envoyé d'un autre petit pays allemand; le maître de la maison en me présentant à sa femme, lui dit que j'étais Français…

«C'est donc un ennemi,» interrompt leur fils qui paraissait âgé de treize à quatorze ans.

Cet enfant n'avait pas été envoyé à l'école en Russie.

En entrant dans le vaste et brillant salon où m'attendait le gouverneur, sa femme et leur nombreuse famille, je me crus à Londres ou plutôt à Pétersbourg, car la maîtresse de la maison se tenait à la russe dans le petit cabinet fermé d'une grille dorée, qui occupe un coin du salon, et qui s'appelle l'altane; il est élevé de quelques degrés et fait l'ornement des habitations russes: on dirait d'un théâtre de société fermé par des treillages. Je vous ai décrit ailleurs cette brillante claire-voie, dont l'effet est aussi original qu'élégant. Le gouverneur me reçut avec politesse; puis passant à travers le salon devant plusieurs femmes et plusieurs hommes de ses parents qui se trouvaient là réunis, il me conduisit dans le cabinet de verdure où j'aperçus enfin sa femme.

À peine m'eut-elle fait asseoir au fond de ce sanctuaire, qu'elle me dit en souriant: «Monsieur de Custine, Elzéar fait-il toujours des fables?»

Le comte Elzéar de Sabran, mon oncle, était devenu, dès son enfance, célèbre dans la société de Versailles par son talent poétique, et il le serait dans le public si ses amis et ses parents avaient pu obtenir de lui qu'il publiât le recueil de ses fables, espèce de code poétique, grossi par l'expérience et par le temps, car chaque circonstance de sa vie, chaque événement public et particulier, chaque rêverie lui inspire un de ces apologues toujours ingénieux et souvent profonds, auxquels une versification élégante, facile, un débit original et piquant prêtent un charme particulier. Au moment où j'entrais chez le gouverneur d'Yaroslaf, ce souvenir était loin de moi, car j'avais l'esprit tout occupé de l'espoir trop rarement satisfait de trouver enfin de vrais Russes en Russie.

Je réponds à la femme du gouverneur par un sourire d'étonnement qui voulait dire: Ceci ressemble au conte d'Aline; expliquez-moi ce mystère.

L'explication ne se fit pas attendre.

«J'ai été élevée, continua la dame, par une amie de madame de Sabran, votre grand'mère; cette amie m'a parlé souvent des grâces naturelles et du charmant esprit de madame de Sabran, de l'esprit et des talents de votre oncle, de votre mère; elle m'a même souvent parlé de vous, quoiqu'elle eût quitté la France avant votre naissance; c'est madame de ***; elle suivit en Russie la famille de Polignac, émigrée, et depuis la mort de la duchesse de Polignac, elle ne m'a jamais quittée.

En achevant ces mots, madame *** me présenta à sa gouvernante, personne âgée qui parlait français mieux que moi, et dont la physionomie exprimait la finesse et la douceur.

Je sentis qu'il fallait renoncer pour cette fois à mon rêve de boyards, rêve qui, malgré sa niaiserie, ne laissait pas que de m'inspirer quelques regrets; mais j'avais de quoi me dédommager de mon mécompte. Madame ***, la femme du gouverneur, est d'une des grandes familles originaires de la Lithuanie; elle est née princesse ***. Outre la politesse commune à presque toutes les personnes de ce rang dans tous les pays, elle a pris le goût et le ton de la société française du meilleur temps, et quoique jeune encore, elle me rappelle, par la noble simplicité de son maintien, les manières des personnes âgées que j'ai connues dans mon enfance. Ce sont les traditions de la vieille cour, le respect de toutes les convenances, le bon goût dans sa perfection, car il s'élève jusqu'à la bonté, jusqu'au naturel; enfin c'est le grand monde de Paris dans ce qu'il avait de plus séduisant au temps où notre supériorité sociale était incontestée; au temps où madame de Marsan, se réduisant à une modeste pension, s'enfermait volontairement dans un petit appartement, à l'Assomption, et engageait pour dix ans ses immenses revenus afin d'aider son frère, le prince de Guémenée, à payer ses dettes en atténuant autant qu'il dépendait d'elle, par ce noble sacrifice, le scandale d'une banqueroute de grand seigneur.

Tout cela ne m'apprendra rien sur le pays que je parcours, pensais-je; mais j'y trouve un plaisir dont je me garde de me défendre, car il est devenu plus rare peut-être que la satisfaction de simple curiosité qui m'attirait ici.

Je me crois dans la chambre de ma grand'mère[9], à la vérité les jours où le chevalier de Boufflers n'y était pas, ni madame de Coaslin, ni même la maîtresse de la maison, car ces brillants modèles de l'espèce d'esprit qui se dissipait autrefois en France dans la conversation ont disparu sans retour, même en Russie; mais je me retrouve dans le cercle choisi de leurs amis et de leurs disciples rassemblés chez eux pour les attendre les jours où ils avaient été forcés de sortir. Il me semble qu'ils vont reparaître.

Je n'étais nullement préparé à ce genre d'émotion; certes, de toutes les surprises du voyage, celle-ci est pour moi la plus inattendue.

La maîtresse de la maison, qui partageait mon étonnement, me raconta l'exclamation qu'elle avait faite la veille en apercevant mon nom au bas du billet par lequel j'envoyais au gouverneur les lettres de recommandation qu'on m'avait données pour lui à Moscou. La singularité de cette rencontre dans un pays où je me croyais aussi inconnu qu'un Chinois, donna tout de suite un tour familier, presqu'amical à la conversation, qui devint générale sans cesser d'être agréable et facile. Tout cela me parut très-original; il n'y avait rien d'apprêté, rien d'affecté dans le plaisir qu'on paraissait trouver à me recevoir. La surprise avait été réciproque, un vrai coup de théâtre. Personne ne m'attendait à Yaroslaf; je ne me suis décidé à prendre cette route que la veille du jour où je quittai Moscou, et malgré les minuties de l'amour-propre russe, je n'étais pas un homme assez important aux yeux de la personne à qui j'avais demandé au dernier moment quelques lettres de recommandation pour supposer qu'elle m'eût fait devancer par un courrier.

La femme du gouverneur a pour frère un prince ***, qui écrit parfaitement notre langue. Il a publié des ouvrages en vers français, et il a bien voulu me faire présent d'un de ses recueils. En ouvrant le livre, j'ai trouvé ce vers plein de sentiment; il est dans une pièce intitulée: Consolations à une mère:

Les pleurs sont la fontaine où notre âme s'épure.

Certes, on est heureux d'exprimer si bien sa pensée dans une langue étrangère.

À la vérité les Russes du grand monde, surtout ceux de l'âge du prince ***, ont deux langues; mais je ne prends pas ce luxe pour de la richesse.

Toutes les personnes de la famille *** se sont empressées à l'envi de me faire les honneurs de la maison et de la ville.

On m'a comblé d'éloges détournés et ingénieux sur mes livres, qu'on citait en se rappelant une foule de détails que j'avais oubliés. La manière délicate et naturelle dont ces citations étaient ramenées m'aurait plu, quand elle m'aurait moins flatté. J'aurais voulu être admis dans ce cercle élégant, même pour y voir fêter un autre. Les livres en petit nombre que la censure laisse arriver si loin, vivent longtemps ici une fois qu'ils y sont parvenus. Je dois dire, non pas à ma gloire personnelle, mais à la louange du temps où nous vivons, qu'en parcourant l'Europe, je n'ai reçu d'hospitalité vraiment digne de gratitude que celle que j'ai due à mes ouvrages; ils m'ont fait, parmi les étrangers, un petit nombre d'amis inconnus dont la bienveillance toujours nouvelle n'a pas peu contribué à prolonger mon goût inné pour les voyages et pour la poésie. Si une place aussi peu importante que celle que j'occupe dans notre littérature m'a valu de tels avantages, il est facile de se figurer l'influence que doivent exercer au loin des talents comme ceux qui dominent chez nous la société pensante. Cet apostolat de nos écrivains est la vraie puissance de la France; mais quelle responsabilité une telle vocation n'entraîne-t-elle pas avec elle? À la vérité, il en est de cette charge comme de toutes les autres; l'espoir de l'obtenir fait oublier le danger de l'exercer. Quant à moi, si dans le cours de ma vie j'ai compris et senti une ambition, c'était celle de participer, selon mes forces, à ce gouvernement de l'esprit, aussi supérieur au pouvoir politique que l'électricité l'est à la poudre à canon.

On m'a beaucoup parlé de Jean Sbogar; et lorsqu'on a su que j'avais le bonheur d'être personnellement connu de l'auteur, on m'a fait mille questions à son sujet: que n'avais-je pour y répondre le talent de conter qu'il possède à un si haut degré!

Un des beaux-frères du gouverneur m'a mené voir en détail le couvent de la Transfiguration, qui sert de résidence à l'archevêque d'Yaroslaf. Ce monastère, comme tous les couvents grecs, est une espèce de citadelle basse renfermant plusieurs églises et des édifices petits, nombreux et de tous les styles, excepté du bon. L'effet général de ces amas de maisons, soi-disant pieuses, est mesquin; c'est une quantité de bâtiments blancs éparpillés sur un grand terrain vert: cela ne fait pas un ensemble. J'ai retrouvé la même chose dans tous les couvents russes.

Ce qui m'a paru frappant et nouveau pendant la visite que j'ai faite à celui-ci, c'est la dévotion de mon guide, le prince ***. Il approchait avec une ferveur surprenante son front et sa bouche de tous les objets offerts à la vénération des fidèles; et dans ce couvent qui renferme différents sanctuaires, il a fait la même chose en vingt endroits. Cependant sa conversation de salon n'annonçait rien moins que cette dévotion de cloître. Il a fini par m'inviter moi-même à baiser les reliques d'un saint dont un moine nous ouvrait le tombeau; je lui ai vu faire… non pas une fois, mais cinquante le signe de la croix, il a baisé vingt images et reliques, enfin il n'y a pas chez nous de nonne au fond d'un couvent qui répéterait tant de génuflexions, de salutations, d'inclinations de tête en passant et repassant devant le maître autel de son église, qu'en a fait dans le monastère de la Transfiguration en présence d'un étranger, ce prince russe, ancien militaire, aide-de-camp de l'Empereur Alexandre.

Les Grecs couvrent les murs de leurs églises de peintures à fresque dans le style byzantin. Un étranger respecte d'abord ces images, parce qu'il les croit anciennes, mais quand il vient à s'apercevoir que telle est encore la manière des peintres russes d'aujourd'hui, sa vénération se change en un profond ennui. Les églises qui nous paraissent les plus vieilles, sont rebâties et coloriées d'hier: leurs madones, même le plus nouvellement peintes, ressemblent à celles qui furent apportées en Italie vers la fin du moyen âge pour y réveiller le goût de la peinture. Mais depuis lors, les Italiens ont marché, leur génie électrisé par l'esprit conquérant de l'Église romaine a compris et poursuivi le grand et le beau; il a produit dans tous les genres ce que le monde a vu de plus sublime en fait d'art. Pendant ce temps-là les Grecs du Bas-Empire, et après eux les Russes, continuaient de calquer fidèlement leurs vierges du VIIIe siècle.

L'Église d'Orient n'a jamais été favorable aux arts. Depuis que le schisme fut déclaré, elle n'a fait comme auparavant qu'engourdir les esprits dans les subtilités de la théologie. À l'heure qu'il est, les vrais croyants en Russie disputent très-sérieusement entre eux pour savoir s'il est permis de donner le ton naturel de la chair à la tête des vierges, où s'il faut continuer de les colorier comme les soi-disant madones de Saint-Luc, d'une teinte de bistre qui n'a rien de vrai; on s'inquiète aussi de la manière de représenter le reste de la personne; il n'est pas certain que le corps doive être peint, il vaudrait mieux peut-être l'imiter en métal et l'enfermer dans une cuirasse ciselée qui ne laisse voir que le visage, et n'est même parfois percée qu'aux yeux, et coupée qu'au poignet pour rendre les mains libres. Vous vous expliquerez comme vous pourrez pourquoi un corps de métal paraît plus décent aux yeux des prêtres grecs qu'une toile peinte en couleur de robe de femme.

Vous n'êtes pas au bout: certains docteurs dont le nombre est assez grand pour faire secte, se séparent consciencieusement de l'Église mère, parce que celle-ci renferme aujourd'hui d'impies novateurs qui permettent aux popes de donner la bénédiction sacerdotale avec trois doigts de la main, tandis que la vraie tradition veut que l'index et le doigt du milieu soient seuls chargés du soin de répandre les grâces du ciel sur les fidèles.

Telles sont les questions agitées aujourd'hui dans l'Église gréco-russe, et ne croyez pas qu'elles y passent pour puériles: elles enflamment les passions, provoquent l'hérésie et décident du sort des populations dans ce monde et dans l'autre. Si je connaissais mieux le pays, je recueillerais pour vous bien d'autres documents. Revenons à nos hôtes.

Les grands seigneurs russes me paraissent plus aimables en province qu'à la cour.

La femme du gouverneur d'Yaroslaf a, dans ce moment, toute sa famille réunie chez elle; plusieurs de ses sœurs avec leurs maris et leurs enfants sont logées dans sa maison: elle admet à sa table les principaux employés de son mari qui sont des habitants de la ville; enfin son fils (celui qui est venu me chercher en voiture), est encore d'âge à avoir un gouverneur: aussi au dîner de famille étions-nous vingt personnes à table.

Il est d'usage dans le Nord de faire précéder le repas principal par un petit repas qui se sert dans le salon, un quart d'heure avant qu'on se mette à table; ce préliminaire, espèce de déjeuner qui touche au dîner, est destiné à aiguiser l'appétit et s'appelle en russe, si mon oreille ne m'a pas trompé: zacusca. Des domestiques apportent sur des plateaux de petites assiettes couvertes de caviar frais et tel qu'on n'en mange qu'en ce pays, de poisson fumé, de fromage, de viande salée, de biscuits de mer et d'autres pâtisseries, sucrées et non sucrées; on sert aussi des liqueurs amères, du vermout, de l'eau-de-vie de France, du porter de Londres, du vin de Hongrie et de l'or potable de Dantzick, et l'on mange et l'on boit tout cela debout en se promenant. Il ne tiendrait qu'à un étranger ignorant des usages du pays, et d'un appétit facile à contenter, de se rassasier ainsi tout d'abord, et de rester ensuite simple spectateur du véritable dîner, qui ne serait pour lui qu'un hors-d'œuvre. On mange beaucoup en Russie, et l'on fait bonne chère dans les bonnes maisons; mais on aime trop les hachis, la farce et les boulettes de viande ou de poisson dans des pâtés à l'allemande, à l'italienne, ou dans des pâtés chauds à la française.

Un des poissons les plus délicats du monde (le sterléd), se pêche dans le Volga où il est abondant; il tient du poisson de mer et du poisson d'eau douce, sans toutefois ressembler à aucun de ceux que j'ai mangés ailleurs: il est grand, sa chair est fine, légère, sa peau d'un goût exquis, et sa tête pointue, toute composée de cartilages, passe pour délicate: on assaisonne ce monstre d'une manière recherchée, mais sans trop d'épices: la sauce à laquelle on le sert a tout à la fois le goût du vin et du bouillon et celui du jus de citron. Je préfère ce mets national à tous les autres ragoûts du pays, et surtout à la soupe froide et aigre, espèce de bouillon de poisson à la glace, détestable régal des Russes. Ils font aussi des soupes au vinaigre sucré, dont j'ai goûté pour n'y plus revenir.

Le dîner du gouverneur était bon et bien servi, sans superfluité, sans recherche inutile. L'abondance et la bonne qualité des melons d'eau m'étonne; on dit qu'ils viennent des environs de Moscou, je croyais qu'on les allait chercher plus loin et jusqu'en Crimée, où le sol est plus fécond en pastèques que celui de la Russie centrale. Il est d'usage en ce pays de poser le dessert sur la table dès le commencement du dîner, et de servir plat à plat. Cette méthode a des avantages et des inconvénients; elle ne me paraît parfaitement convenable que pour les grands dîners.

Les dîners russes sont d'une longueur raisonnable, et les convives se dispersent presque tous au sortir de table. Quelques personnes ont l'habitude de faire la sieste à l'orientale; d'autres vont à la promenade ou retournent à leurs affaires après avoir pris le café. Le dîner n'est pas ici le repas qui finit les travaux de la journée; aussi quand je pris congé de la maîtresse de la maison, eut-elle la bonté de m'engager à revenir passer la soirée chez elle; j'ai accepté cette invitation qu'il m'eût paru impoli de refuser: tout ce qui m'est offert ici l'est avec tant de bon goût, que ni la fatigue ni l'envie de me retirer afin de vous écrire ne me suffisent pour défendre ma liberté: une pareille hospitalité est une douce tyrannie, je sens qu'il serait indélicat de ne la point accepter: on met une voiture à quatre chevaux, une maison à ma disposition, une famille entière s'occupe à me distraire, à me montrer le pays: c'est à qui s'empressera de me faire les honneurs de quelque chose; et cela se passe sans compliments affectés, sans protestations superflues, sans empressement importun, avec une simplicité souveraine: je n'ai pas appris à résister à tant de bonne grâce, à dédaigner tant d'élégance; je céderais, ne fût-ce que par instinct patriotique, car il y a au fond de ces manières si agréables un souvenir d'ancienne France qui me touche et me séduit; il me semble que je ne suis venu jusqu'aux frontières du monde civilisé que pour y recueillir une part de l'héritage de l'esprit français au XVIIIe siècle, esprit depuis longtemps perdu chez nous. Ce charme inexprimable des bonnes manières et du langage simple me rappelle le paradoxe d'un des hommes les plus spirituels que j'aie connus: «Il n'y a pas, disait-il, une mauvaise action ou un mauvais sentiment, qui n'ait leur source dans un défaut de savoir-vivre; aussi la vraie politesse est-elle la vertu; c'est toutes les vertus réunies.» Il allait plus loin: il prétendait qu'il n'y a de vice que la grossièreté.

Ce soir, à neuf heures, je suis retourné chez le gouverneur. On s'est mis d'abord à faire de la musique, ensuite on a tiré une loterie.

Un des frères de la maîtresse de la maison joue du violoncelle de manière à faire grand plaisir; il était accompagné sur le piano par sa femme, personne pleine d'agréments. Grâce à ce duo, ainsi qu'à des airs nationaux chantés avec goût, la soirée m'a paru courte:

La conversation de madame de ***, l'ancienne amie de ma grand'mère et de madame de Polignac, n'a pas peu contribué à l'abréger pour moi. Cette dame vit en Russie depuis quarante-sept ans; elle a vu et jugé ce pays avec un esprit fin et juste, et elle raconte la vérité sans hostilité, mais sans précautions oratoires; c'était nouveau pour moi; sa franchise contraste avec la dissimulation universelle pratiquée par les Russes. Une Française spirituelle et qui a passé sa vie chez eux, doit, je crois, les connaître mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes; car ils s'aveuglent pour mieux mentir. Madame de *** m'a dit et répété qu'en ce pays le sentiment de l'honneur n'est puissant que dans le cœur des femmes: elles se sont fait un culte de la fidélité à leur parole, du mépris du mensonge, de la délicatesse en affaires d'argent, de l'indépendance en politique; enfin selon madame de ***, la plupart d'entre elles possèdent ce qui manque ici à la plupart des hommes: la probité appliquée aux circonstances de la vie, même aux moins graves. En général les femmes en Russie pensent plus que les hommes, parce qu'elles n'agissent pas. Le loisir, cet avantage inhérent à la manière de vivre des femmes, profite à leur caractère autant qu'à leur esprit; elles ont plus d'instruction, moins de servilité, plus d'énergie de sentiment que les hommes. Souvent l'héroïsme lui-même leur semble naturel, et leur devient facile. La princesse Troubetzkoï n'est pas la seule femme qui ait suivi son mari en Sibérie; beaucoup d'hommes exilés ont reçu de leurs épouses cette sublime preuve de dévouement, qui ne perd rien de son prix pour être moins rare que je ne la croyais; malheureusement leur nom m'est inconnu. Qui leur trouvera un historien et un poëte? c'est surtout pour les vertus ignorées qu'on a besoin de croire au jugement dernier. La gloire des bons manquerait à la justice de Dieu; on conçoit le pardon du Tout-Puissant, on ne concevrait pas son indifférence. La vertu n'est vertu que parce qu'elle ne peut être récompensée par les hommes. Elle perdrait de sa perfection et deviendrait un calcul servile si elle était assurée de se voir toujours appréciée et rémunérée sur la terre; la vertu qui n'irait pas jusqu'au surnaturel, au sublime, serait incomplète. Si le mal n'existait pas y aurait-il des saints? le combat est nécessaire à la victoire, et la victoire force Dieu même à couronner le vainqueur. Ce beau spectacle justifie la Providence, qui pour le procurer au ciel attentif, tolère les égarements du monde.

Vers la fin de la soirée, avant de me permettre de me retirer, on a, pour me faire honneur, avancé de quelques jours une solennité attendue depuis six mois dans cette famille: c'était le tirage d'une loterie de charité; tous les lots composés d'ouvrages faits par la maîtresse de la maison elle-même et par ses parents ou ses amis, furent étalés avec goût sur des tables; celui qui m'est échu, je n'ose dire par hasard, car on avait choisi mes billets avec soin, est un joli petit livre de notes avec une couverture en laque. Je me suis hâté d'y écrire le jour du mois, l'année, et d'ajouter quelques mots de souvenir en forme de notes. Du temps de nos pères, on eût improvisé là des vers; mais aujourd'hui que l'improvisation publique envahit l'existence, la mode des impromptu de salon est passée. On ne va chercher dans le monde que du repos d'esprit; et il y paraît. Les discours, la littérature éphémère, la politique ont détrôné le quatrain et la chanson. Je n'eus pas l'esprit d'écrire un seul couplet; mais je me dois la justice d'ajouter que je n'en eus pas l'envie.

Après avoir pris congé de mes aimables hôtes que je dois retrouver à la foire de Nijni, je suis retourné à mon auberge, fort satisfait de la journée que je viens de vous raconter. La maison de paysan d'avant-hier où j'étais hébergé, vous savez comment, et le salon d'aujourd'hui; le Kamtschatka et Versailles, à trois heures de distance: voilà la Russie. Je vous sacrifie mes nuits pour vous peindre ce pays tel que je le vois. Ma lettre n'est pas finie, et déjà l'aube paraît.

Les contrastes sont brusques en ce pays; tellement que le paysan et le seigneur ne semblent pas appartenir à la même terre. Il y a une patrie pour le serf et une patrie pour le maître. Rappelez-vous que les paysans russes ont cru longtemps le ciel réservé pour leurs maîtres. Ici l'État est divisé en lui-même, et l'unité n'y est qu'apparente, c'est ce que je remarque en Russie: les grands y ont l'esprit cultivé comme s'ils devaient vivre dans un autre pays; et le paysan est ignorant, sauvage comme s'il était soumis à des seigneurs qui lui ressemblent.

C'est bien moins l'abus de l'aristocratie que je reproche au gouvernement russe, que l'absence d'un pouvoir aristocratique autorisé et dont les attributions seraient nettement et constitutionnellement définies. Les aristocraties politiquement reconnues m'ont toujours paru bienfaisantes, tandis que l'aristocratie qui n'a de fondement que les chimères ou les injustices des privilégiés, est pernicieuse, parce que ses attributions restent indécises et mal réglées. Il est vrai que les seigneurs russes sont maîtres et maîtres trop absolus dans leurs terres: de là il résulte des excès que la peur et l'hypocrisie déguisent sous des phrases d'humanité prononcées d'un ton doucereux, qui trompe les voyageurs et trop souvent les chefs du gouvernement eux-mêmes. Mais à vrai dire, ces hommes, bien que souverains dans leurs domaines les plus éloignés du centre d'action politique, ne sont rien dans l'État; chez eux ils abusent de tout, ils se moquent de l'Empereur parce qu'ils corrompent ou qu'ils intimident les agents secondaires du pouvoir légitime: mais le pays n'en est pas plus pour cela gouverné par eux; tout-puissants pour le mal qui se fait en détail et à l'insu de l'autorité suprême, ils sont sans force comme sans considération dans la direction générale du pays. Un homme du plus grand nom en Russie ne représente réellement que lui-même, il ne jouit d'aucune considération étrangère à son mérite individuel dont l'Empereur est l'unique juge, et tout grand seigneur qu'il est, il n'a d'autorité que celle qu'il usurpe chez lui. Mais il a du crédit et ce crédit peut devenir immense s'il est habile à le faire valoir, et s'il sait s'avancer à la cour et par la cour dans le tchinn[10]; la flatterie est une industrie comme une autre, mais comme une autre et plus qu'une autre, elle ne permet qu'une existence précaire; cette vie de courtisan exclut l'élévation des sentiments, l'indépendance de l'esprit, les vues vraiment humaines et patriotiques, les grands desseins politiques, qui sont le propre des corps aristocratiques légalement constitués dans les États organisée pour étendre au loin leur domination et pour vivre longtemps. D'un autre côté elle exclut la juste fierté de l'homme qui fait sa fortune par son travail: elle réunit donc les désavantages de la démocratie et ceux du despotisme, en excluant ce qu'il y a de bon sous ces deux régimes.

La Russie est gouvernée par une classe d'employés subalternes, sortie des écoles publiques pour entrer dans les administrations publiques; chacun de ces gens-là, le plus souvent fils d'un père venu des pays étrangers, est noble dès qu'il a une croix à sa boutonnière; et notez que ce n'est pas l'Empereur seul qui donne ces décorations; munis de ce signe magique, ils deviennent propriétaires; ils possèdent de la terre et des hommes: et ces nouveaux seigneurs, parvenus au pouvoir sans avoir reçu en héritage la magnanimité d'un chef habitué de père en fils à commander, usent de leur autorité en parvenus qu'ils sont; aussi rendent-ils odieux à la nation et au monde le régime du servage définitivement établi en Russie à l'époque où la vieille Europe commençait à ruiner chez elle l'édifice féodal. Du fond de leurs chancelleries ces despotes invisibles oppriment le pays impunément, ils gênent jusqu'à l'Empereur lui-même qui s'aperçoit bien qu'il n'est pas aussi puissant qu'on lui dit qu'il l'est, mais qui, dans son étonnement, qu'il voudrait se dissimuler à lui-même, ne sait pas toujours où est la borne de son pouvoir. Il la sent et il en souffre sans même oser s'en plaindre: cette borne, c'est la bureaucratie, force terrible partout, parce que l'abus qu'on en fait s'appelle l'amour de l'ordre, mais plus terrible en Russie que partout ailleurs. Quand on voit la tyrannie administrative substituée au despotisme Impérial, on frémit pour un pays où s'est établi sans contrepoids ce système de gouvernement propagé en Europe sous l'Empire français.

La Russie n'avait ni les mœurs démocratiques, fruit des révolutions sociales et judiciaires que la France a subies, ni la presse, fruit et germe de la liberté politique qu'elle perpétue après avoir été enfantée par elle. Les Empereurs de Russie également mal inspirés dans leur défiance et dans leur confiance, ne voyaient que des rivaux dans les nobles et ne voulaient trouver que des esclaves dans les hommes qu'ils prenaient pour ministres; ainsi, doublement aveuglés, ils ont laissé aux directeurs de l'administration et à leurs employés qui ne leur faisaient nul ombrage, la liberté de jeter leurs réseaux sur un pays sans défense et sans protecteurs. Il est né de là une fourmilière d'agents obscurs travaillant à régir ce pays d'après des idées qui ne sont pas sorties de lui: d'où il arrive qu'elles ne peuvent satisfaire ses besoins réels. Cette classe d'employés, hostiles dans le fond du cœur à l'ordre de choses qu'ils administrent, se recrute en grande partie parmi les fils de popes[11], espèce d'ambitieux vulgaires, de parvenus sans talent parce qu'ils n'ont pas besoin de mérite pour obliger l'État à s'embarrasser d'eux, gens approchant de tous les rangs et qui n'ont pas de rang, esprits qui participent à la fois de toutes les préventions des hommes populaires et de toutes les prétentions des hommes aristocratiques, moins l'énergie des uns et la sagesse des autres; bref, pour tout dire en un mot: les fils de prêtres sont des révolutionnaires chargés de maintenir l'ordre établi.

Vous comprenez que de tels administrateurs sont le fléau de la Russie.

Éclairés à demi, libéraux comme des ambitieux, despotes comme des esclaves, imbus d'idées philosophiques mal coordonnées et entièrement inapplicables dans le pays qu'ils appellent leur patrie, quoique tous leurs sentiments et toutes leurs demi-lumières viennent d'ailleurs, ces hommes poussent la nation vers un but qu'ils ne connaissent peut-être pas eux-mêmes, que l'Empereur ignore, et qui n'est pas celui où doivent tendre les vrais Russes, les vrais amis de l'humanité.

Cette conspiration permanente remonte, à ce qu'on m'assure, au temps de Napoléon. Le politique italien avait pressenti le danger de la puissance russe; et voulant affaiblir l'ennemi de l'Europe révolutionnée, il recourut d'abord à la puissance des idées. Il profita de ses rapports d'amitié avec l'Empereur Alexandre, et de la tendance innée de ce prince vers les institutions libérales, pour envoyer à Pétersbourg, sous prétexte d'aider à l'accomplissement des desseins de l'Empereur, un grand nombre d'ouvriers politiques, espèce d'armée masquée chargée de préparer en secret la voie à nos soldats. Ces intrigants habiles avaient mission de s'ingérer dans le gouvernement, de s'emparer surtout de l'éducation publique et d'infiltrer dans l'esprit de la jeunesse des doctrines contraires à la religion politique du pays. Ainsi le grand homme de guerre, l'héritier de la révolution française et l'ennemi de la liberté du monde, jetait au loin des semences de troubles, parce que l'unité despotique lui paraissait prêter un ressort dangereux au gouvernement militaire qui fait l'immense pouvoir de la Russie.

Cet Empire recueille aujourd'hui le fruit de la lente et profonde politique de l'adversaire qu'il a cru vaincre, mais dont le machiavélisme posthume survit à des revers inouïs dans l'histoire des guerres humaines.

J'attribue en grande partie à l'influence occulte de ces éclaireurs de nos armées, et à celle de leurs enfants et de leurs disciples, les idées révolutionnaires qui germent dans beaucoup de familles et jusque dans les armées russes; et dont l'explosion a produit les conspirations que noua avons vues jusqu'ici échouer contre la force du gouvernement établi. Je me trompe peut-être, mais je me persuade que l'Empereur actuel triomphera de ces idées en écrasant jusqu'au dernier tous les hommes qui les défendaient.

J'étais loin de m'attendre à trouver en Russie ces vestiges de notre politique et à entendre sortir de la bouche des Russes des reproches analogues à ceux que nous font les Espagnols depuis trente-cinq ans. Si les malignes intentions que les Russes attribuent à Napoléon furent réelles, nul intérêt, nul patriotisme ne les peut justifier. On ne sauve pas une partie du monde en trompant l'autre. Autant notre propagande religieuse me paraît sublime, parce que le gouvernement de l'Église catholique s'accorde avec chaque forme de gouvernement et chaque degré de civilisation qu'il domine de toute la supériorité de l'âme sur le corps, autant m'est odieux le prosélytisme politique, c'est-à-dire l'étroit esprit de conquête, ou pour parler plus juste encore, l'esprit de rapine justifié par un trop habile sophiste qu'on appelle la gloire; loin de rallier le genre humain, cette ambition étroite le divise: l'unité ne peut naître que de l'élévation et de l'étendue des idées: or, la politique de l'étranger est toujours petite, sa libéralité hypocrite ou tyrannique; ses bienfaits sont toujours trompeurs: chaque nation doit puiser en elle-même les moyens de perfectionnement dont elle a besoin. La connaissance de l'histoire des autres peuples est utile comme science, elle est pernicieuse quand elle provoque l'adoption d'un symbole de foi politique: c'est substituer un culte superstitieux à un culte vrai.

Je me résume: voici le problème proposé non par les hommes, mais par les événements, par l'enchaînement des circonstances, par les choses enfin à tout Empereur de Russie: favoriser parmi la nation les progrès de la science, afin de hâter l'affranchissement des serfs; et tendre à cette fin par l'adoucissement des mœurs, par l'amour de l'humanité, de la liberté légale, en un mot améliorer les cœurs pour adoucir les destinées: telle est la condition sans laquelle nul homme ne peut régner aujourd'hui, pas même à Moscou; mais ce qu'il y a de particulier dans la charge imposée aux Empereurs de Russie, c'est qu'il leur faut marcher vers ce but en échappant d'un côté à la tyrannie muette et bien organisée d'une administration révolutionnaire, et de l'autre à l'arrogance et aux conspirations d'une aristocratie vague d'autant plus ombrageuse et plus redoutable que sa puissance est moins définie.

Il faut avouer qu'aucun souverain ne s'est encore acquitté de cette terrible tâche avec autant de fermeté, de talent et de bonheur que l'Empereur Nicolas.

Il est le premier des princes de la Russie moderne qui ait enfin compris qu'il faut être Russe pour faire du bien aux Russes. Sans doute l'histoire dira: ce fut un grand souverain.

Il n'est plus temps de dormir, les chevaux sont à ma voiture, je pars pour Nijni.

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