La Russie en 1839, Volume IV
Ce bouleversement était l'effet des travaux commandés par l'Empereur pour fêter la prochaine arrivée de l'Empereur: il se fête lui-même et fait illuminer son Kremlin quand il vient à Moscou; tandis qu'une madone, avec une lampe qui ne s'éteint jamais, l'attend dans une niche au-dessus d'une des principales portes du sacré palais; cependant, à mesure que l'ombre croissait, la ville s'illuminait; ses boutiques, ses cafés, ses rues, ses théâtres sortaient des ténèbres comme par magie. Ce jour était aussi l'anniversaire du couronnement de l'Empereur; encore un motif de fête et d'illumination: les Russes ont tant de jours de joie à célébrer par an qu'à leur place, je n'éteindrais pas mes lampions.
On commence à se ressentir ici de l'approche du magicien: Moscou il y a trois semaines n'était habité que par des marchands qui vaquaient à leurs affaires en drowska; maintenant les beaux coursiers, les voitures à longs attelages de quatre chevaux, les uniformes dorée pullulent dans les rues devenues brillantes; les grands seigneurs, les valets obstruent les théâtres et leurs portiques. «L'Empereur est à trente lieues d'ici; qui sait si l'Empereur ne va pas arriver; l'Empereur pourrait venir cette nuit; peut-être l'Empereur sera-t-il à Moscou demain; on assure que l'Empereur y était hier incognito; qui nous prouve qu'il n'y est pas maintenant?» Et ce doute, et cet espoir, et ce souvenir, agitent les cœurs, animent les lieux, changent l'aspect de toutes les choses, le langage de toutes les personnes, et la physionomie de tous les visages. Moscou, ville marchande, ville occupée d'affaires, hier, est aujourd'hui agitée et troublée comme une bourgeoise attendant la visite d'un grand seigneur. Des palais presque toujours déserts s'ouvrent et s'illuminent: des jardins s'embellissent partout; des fleurs et des flambeaux luttent à l'envi d'éclat et de gaîté forcés; des murmures flatteurs parcourent tout bas la foule, des pensers plus flatteurs et plus secrets encore s'éveillent dans les esprits; tous les cœurs battent d'une joie sincère, car les ambitieux se séduisent eux-mêmes, et les plaisirs qu'ils affectent beaucoup, ils les ressentent un peu.
Cette magie du pouvoir m'épouvante, j'ai peur d'éprouver moi-même les effets du prestige et de devenir courtisan, si ce n'est par calcul, au moins par amour du merveilleux.
Un Empereur de Russie à Moscou, c'est un roi d'Assyrie à Babylone.
La présence de celui-ci opère en ce moment, dit-on, bien d'autres miracles à Borodino. Une ville entière vient de naître, et cette ville à peine sortie du désert, est destinée à durer une semaine: on a planté jusqu'à des jardins autour du palais; ces arbres, qui vont mourir, ont été transportés là de bien loin et à grands frais pour représenter des ombrages antiques; ce qu'on s'applique surtout à imiter en Russie, c'est l'œuvre du temps: les hommes de ce pays où le passé manque, ressentent toutes les transes d'amour-propre des parvenus éclairés, et qui savent fort bien ce qu'on pense de leur fortune subite. Dans ce monde des fées, ce qui dure est imité par ce qu'il y a de plus éphémère: un vieux arbre par un arbre déraciné!… des palais par des baraques tapissées d'étoffes; des jardins par des toiles peintes. Plusieurs théâtres se sont élevés dans la plaine de Borodino, et la comédie y sert d'intermède aux pantomimes guerrières: ce n'est pas tout encore, une ville bourgeoise est sortie de la poussière dans le voisinage de la ville Impériale et militaire. Mais les entrepreneurs qui ont improvisé ces auberges sont ruinés par la police, laquelle n'accorde que très-difficilement aux curieux la permission d'approcher de Borodino.
Le programme de la fête est la répétition exacte de la bataille que nous avons appelée de la Moskowa et que les Russes ont nommée bataille de Borodino; voulant approcher autant que possible de la réalité, on a convoqué, des parties les plus reculées de l'Empire, tout ce qui reste parmi les vétérans de 1812 d'hommes ayant pris part à l'action. Vous figurez-vous l'étonnement et les angoisses de ces pauvres vieux braves, arrachés tout d'un coup à la douceur de leurs souvenirs, à la tristesse de leur repos et forcés d'accourir du bout de la Sibérie, du Kamtschatka, du Caucase, d'Archangel, des frontières de la Laponie, des vallées du Caucase, des côtes de la mer Caspienne, sur un théâtre qu'on leur dit être le théâtre de leur gloire? Ils vont recommencer là la terrible comédie d'un combat auquel ils ont dû, non leur fortune, mais leur renommée, mesquine rétribution d'un dévouement surhumain: une obscurité fatiguée; voilà le fruit qu'ils ont recueilli de leur obéissance qu'on qualifie de gloire pour la récompenser aux moindres frais possibles. Pourquoi remuer ces questions et ces souvenirs? pourquoi cette téméraire évocation de tant de spectres oubliés et muets? c'est le jugement dernier des conscrits de l'an 1812. On voudrait faire une satire de la vie militaire qu'on ne s'y prendrait pas autrement; c'est ainsi qu'Holbein dans sa danse des morts a fait la caricature de la vie humaine. Plusieurs de ces hommes, réveillés en sursaut au bord de leur tombe, n'avaient pas monté à cheval depuis nombre d'années, et les voilà forcés, pour plaire à un maître qu'ils n'ont jamais vu, de rejouer leur rôle, bien qu'ils aient désappris leur métier; les malheureux ont tant de peur de ne pas répondre à l'attente du capricieux souverain qui trouble leur vieillesse, que la représentation de la bataille leur paraît, disent-ils, plus effrayante que ne le fut la réalité. Cette solennité inutile, cette guerre de fantaisie achèvera de tuer les soldats que l'événement et les années avaient épargnés, plaisirs cruels et dignes d'un des successeurs de ce Czar qui fit introduire des ours vivants dans la mascarade ordonnée par lui pour les noces de son bouffon: ce Czar était Pierre-le-Grand. Tous ces divertissements prennent leur source dans la même pensée: le mépris de la vie humaine.
Voilà jusqu'où peut aller la puissance d'un homme sur les hommes; croyez-vous que celle des lois sur un citoyen puisse jamais l'égaler? il y aura toujours entre les deux espèces de pouvoirs une énorme distance.
Je suis émerveillé de ce qu'il faut dépenser de fiction pour faire aller ensemble un peuple et un gouvernement tels que le gouvernement et le peuple russes. C'est le triomphe de la fantaisie. De semblables tours de force, des victoires si singulières remportées sur la raison devraient hâter la ruine des nations qui s'exposent à de semblables luttes: cependant qui peut calculer la portée d'un miracle?
L'Empereur m'avait permis, ce qui veut dire ordonné, de venir à Borodino. C'est une faveur dont je me sens devenu indigne; je n'avais pas réfléchi d'abord à l'extrême difficulté du rôle d'un Français dans cette comédie historique; et puis, je n'avais pas vu les monstrueux travaux du Kremlin qu'il me faudrait vanter; j'ignorais enfin l'histoire de la princesse Troubetzkoï, dont je pourrais d'autant moins me distraire que je n'en pourrais parler: toutes ces raisons réunies me décident à rester oublié. C'est facile, car le contraire me donnerait de la peine, si j'en juge par les inutiles agitations d'une foule de Français et d'étrangers de tous pays qui sollicitent en vain la permission d'aller à Borodino.
Tout d'un coup, la police du camp est devenue d'une extrême sévérité; on attribue ce redoublement de précautions à des révélations inquiétantes. Partout le feu de la révolte couve sous les cendres de la liberté. J'ignore même si, dans les circonstances actuelles, il me serait encore possible de faire valoir la parole que l'Empereur m'a dite à Pétersbourg, et répétée à Péterhoff, quand je pris congé de lui: «Je serai bien aise que vous assistiez à la cérémonie de Borodino, où nous posons la première pierre d'un monument en l'honneur du général Bagration.» Ce fut son dernier mot[14].
Je vois ici des personnes invitées et qui n'ont pu approcher du camp; on refuse des permissions à tout le monde, excepté à quelques Anglais privilégiés et à quelques membres du corps diplomatique, spectateurs désignés de cette grande pantomime. Tous les autres, vieux, jeunes, militaires, diplomates, étrangers et russes, sont revenus à Moscou, harassés de leurs inutiles efforts. J'ai écrit à une personne de la maison de l'Empereur que je regrettais de ne pouvoir profiter de la grâce que m'avait accordée Sa Majesté, en me permettant d'assister aux manœuvres, et j'ai donné pour raison mon mal d'yeux qui n'est pas guéri.
La poussière du camp est, dit-on, insupportable, même aux personnes bien portantes; elle me ferait perdre l'œil. Il faut que le duc de Leuchtenberg soit doué d'une forte dose d'indifférence pour pouvoir assister de sang-froid à la représentation qu'on va lui donner. On assure que, dans ce simulacre de bataille, l'Empereur commande le corps du prince Eugène, le père du jeune duc.
Je regretterais un spectacle si curieux sous le rapport moral et anecdotique, si je pouvais y assister en spectateur désintéressé; mais, sans avoir ici la renommée d'un père à soutenir, je suis enfant de la France, et je sens que ce n'est pas à moi de prendre plaisir à voir cette répétition d'une guerre représentée à grands frais, uniquement dans l'intention d'exalter l'orgueil national des Russes à l'occasion de nos désastres. Quant au coup d'œil, je me le figure de reste; j'ai vu assez de lignes droites en Russie. D'ailleurs, aux revues et aux petites guerres, l'œil ne va jamais au delà d'un grand nuage de poussière.
Encore si les acteurs chargés de jouer l'histoire étaient véridiques cette fois!… Mais comment espérer que la vérité va être respectée soudain par des hommes qui ont passé leur vie à la compter pour rien?
Les Russes s'enorgueillissent avec raison de l'issue de la campagne de 1812; mais le général qui en a tracé le plan, celui qui le premier avait conseillé de faire retirer graduellement l'armée russe vers le centre de l'Empire pour y attirer les Français exténués; l'homme enfin au génie duquel la Russie dut sa délivrance, le prince Witgenstein n'est pas représenté dans cette répétition générale; c'est que, malheureusement pour lui, il est vivant… À demi disgracié, il vit dans ses terres; son nom ne sera donc pas prononcé à Borodino, et l'on va élever sous ses yeux un monument éternel à la gloire du général Bagration, tombé sur le champ de bataille.
Sous les gouvernements despotiques, les guerriers morts ont beau jeu; voilà celui-ci décrété le héros d'une campagne où il a péri en brave, mais qu'il n'avait pas dirigée.
Cette absence de probité historique, cet abus de la volonté d'un seul homme qui impose ses vues à tous, qui dicte aux populations jusqu'à leurs jugements sur des faits d'un intérêt national, me paraît la plus révoltante de toutes les impiétés du gouvernement arbitraire!!… Frappez, torturez les corps, mais ne faussez pas les esprits; laissez l'homme juger de toutes choses selon les vues de la Providence, d'après sa conscience et sa raison. On doit qualifier d'impies les peuples qui souffrent dévotement cette continuelle violation du respect dû à ce qu'il y a de plus saint aux yeux de Dieu et des hommes: à la vérité.
(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 8 septembre 1839.
On m'envoie une relation des manœuvres de Borodino qui n'est pas faite pour calmer ma colère.
Tout le monde a lu le récit de la bataille de la Moskowa, et l'histoire l'a comptée parmi celles que nous avons gagnées, puisqu'elle fut hasardée par l'Empereur Alexandre contre l'avis de ses généraux, comme un dernier effort pour sauver sa capitale, laquelle fut prise quatre jours plus tard; mais un incendie héroïque, combiné avec un froid mortel pour des hommes nés sous un climat plus doux; enfin l'imprévoyance de notre chef, aveuglé cette fois par un excès de confiance en son heureuse étoile, ont décidé de nos désastres, et, grâce à l'issue de cette campagne, voilà qu'aujourd'hui l'Empereur de Russie se plaît à compter pour une victoire la bataille perdue par son armée à quatre journées de sa capitale! C'est abuser de la liberté de travestir les faits accordée au despotisme parce qu'il se l'arroge; et, pour confirmer cette fiction, l'Empereur vient de défigurer la scène militaire qu'il prétendait reproduire avec une scrupuleuse exactitude. Lisez le démenti qu'il a donné à l'histoire aux yeux de l'Europe entière.
Au moment où les Français, foudroyés par l'artillerie russe, s'élancent sur les batteries qui les déciment pour emporter les canons ennemis avec le courage et le succès que vous savez, l'Empereur Nicolas, au lieu de laisser exécuter une manœuvre célèbre, et qu'il était de sa justice de permettre et de sa dignité d'ordonner: l'Empereur Nicolas, devenu le flatteur des derniers de son peuple, fait reculer de trois lieues le corps qui représente celui de notre armée auquel nous avons dû la défaite des Russes, notre marche en avant et la prise de Moscou. Jugez si je rends grâce à Dieu d'avoir eu le bon esprit de refuser d'assister à cette pantomime menteuse!…
Cette comédie militaire vient de donner lieu à un ordre du jour Impérial dont on sera scandalisé en Europe, si la pièce y est publiée telle que nous l'avons eue ici sous les yeux. On ne saurait mieux démentir les faits les plus avérés, ni se jouer plus audacieusement des consciences, à commencer par la sienne. D'après ce curieux exposé des idées d'un homme, non des événements d'une campagne, «c'est volontairement que les Russes ont reculé jusqu'au delà de Moscou, ce qui prouve qu'ils n'ont pas perdu la bataille de Borodino (mais alors pourquoi l'ont-ils livrée?) et les ossements de leurs présomptueux ennemis, dit l'ordre du jour, semés depuis la ville sainte jusqu'au Niémen, attestent le triomphe des défenseurs de la patrie.»
Sans attendre l'entrée solennelle de l'Empereur à Moscou, je pars dans deux jours pour Pétersbourg.
Ici finit la correspondance du Voyageur; le récit qu'on va lire complète ses souvenirs: il fut écrit en divers lieux, d'abord à Pétersbourg en 1839, puis en Allemagne et plus tard à Paris.
SOMMAIRE DU RÉCIT.
Retour de Moscou à Berlin par Saint-Pétersbourg.—Histoire d'un Français, M. Louis Pernet.—Il est arrêté dans une auberge au milieu de la nuit.—Rencontre singulière.—Prudence extrême d'un autre Français, compagnon de voyage du prisonnier.—Le consul de France à Moscou.—Son indifférence au sort du prisonnier.—Mes instances inutiles.—Effet de l'imagination.—Conversation avec un Russe.—Ce qu'il me conseille au sujet du prisonnier.—Départ pour Pétersbourg.—Lenteur du voyage.—Novgorod-la-Grande.—Ce qui reste de la ville antique.—Souvenirs d'Ivan IV.—Dernier résultat de la gloire de cette république.—Arrivée à Pétersbourg.—Mon récit à M. de Barante.—Note.—Conclusion de l'histoire de M. Pernet.—Intérieur des prisons de Moscou.—Promesse d'un général russe au prisonnier.—Derniers moments passés à Pétersbourg.—Course à Colpina.—Magnificence de cet arsenal.—Mensonge gratuit.—Anecdote racontée en voiture.—Origine de la famille de Laval en Russie.—Trait de sensibilité de l'Empereur Paul.—L'écusson effacé.—Académie de peinture.—Élèves enrégimentés.—Paysagistes: Vorobieff.—Peintre d'histoire: Brulow, son tableau du Dernier jour de Pompéii.—Superbes copies de Raphaël par Brulow.—Influence du Nord sur l'esprit des artistes.—La poésie perd moins que la peinture sous le ciel du septentrion.—Mademoiselle Taglioni à Pétersbourg.—Influence de ce séjour sur les artistes.—Abolition des uniates.—Persécutions souffertes par l'Église catholique.—Avantages incontestables du gouvernement représentatif.—Sortie de la Russie; passage du Niémen; Tilsit.—Lettre sincère.—Trait d'un Allemand et d'un Anglais.—Pourquoi je ne suis pas revenu en Allemagne par la Pologne.
Berlin, dans les premiers jours d'octobre 1839.
Au moment où j'allais quitter Moscou, un fait singulier attira toute mon attention et me força de retarder mon départ.
J'avais fait demander des chevaux de poste pour sept heures du matin; à mon grand étonnement mon valet de chambre me réveille avant quatre heures; je m'informe de la cause de cet empressement, il me répond qu'il n'a pas voulu tarder à m'instruire d'un fait qu'il vient d'apprendre, et qui lui paraît assez grave pour l'obliger à venir me le raconter en toute hâte. Voici le résumé de son récit:
Un Français, nommé M. Louis Pernet, arrivé depuis peu de jours à Moscou et logé à l'auberge de Kopp, vient d'être arrêté au milieu de la nuit (de cette nuit même); on s'est saisi de sa personne, après avoir enlevé ses papiers, et on l'a conduit à la prison de la ville, où on l'a mis au cachot selon le dire de personnes dignes de foi; tel est le récit que le garçon de notre auberge venait de faire à mon domestique. Celui-ci, après diverses questions, avait encore appris que ce M. Pernet est un jeune homme d'environ vingt-six ans, qu'il est d'une faible santé, ce qui redouble les craintes qu'on a pour lui; qu'il avait déjà passé par Moscou l'année dernière, et que même il y avait séjourné avec un Russe de ses amis, lequel plus tard l'avait mené chez lui à la campagne: ce Russe est absent en ce moment, et le malheureux prisonnier n'a plus ici d'autre appui qu'un Français, nommé M. R***, dans la compagnie duquel il vient, dit-on, de faire un voyage à travers le nord de la Russie. Ce M. R*** loge dans la même auberge que le prisonnier. Son nom me frappa tout d'abord, parce que c'est celui de l'homme de bronze avec lequel j'avais dîné peu de jours auparavant chez le gouverneur de Nijni. Vous vous rappelez que sa physionomie m'avait donné beaucoup à penser. Retrouver ce personnage mêlé à l'événement de cette nuit me parut une circonstance romanesque; à peine pouvais-je croire à tout ce qu'on me racontait. Je pensai que le récit d'Antonio était une invention faite à plaisir pour nous éprouver; néanmoins je me hâtai de me lever, et d'aller m'informer moi-même auprès du garçon d'auberge de la vérité des faits, ainsi que de l'exactitude du nom de M. R***, dont je tenais avant tout à constater l'identité. Le garçon me répondit qu'ayant été chargé d'une commission pour un étranger qui devait quitter Moscou la nuit précédente, il s'était rendu dans l'auberge de Kopp au moment même où venait d'avoir lieu la descente de la police, et il ajouta que M. Kopp lui avait conté la chose dans des termes qui se rapportaient exactement au premier récit d'Antonio.
Dès que je fus habillé, je me rendis chez M. R***. Je trouvai effectivement que c'était bien mon homme de bronze de Nijni. Seulement, à Moscou l'homme de bronze n'était plus impassible; il paraissait agité. Je le trouvai levé; nous nous reconnûmes au premier abord, puis, lorsque je lui dis le motif de ma très-matinale visite, il me parut embarrassé.
«Il est vrai que j'ai voyagé, me dit-il, avec M. Pernet, mais c'était par hasard; nous nous sommes rencontrés à Archangel, de là nous avons fait route ensemble; il est d'une chétive complexion, et sa faible santé m'a donné des inquiétudes pendant le voyage; je lui ai rendu les services que l'humanité m'imposait, voilà tout; je ne suis nullement de ses amis, je ne le connais pas.
—Je le connais encore moins, répliquai-je, mais nous sommes Français tous les trois, et nous nous devons réciproquement assistance dans un pays où notre liberté, notre vie peuvent être à chaque instant menacées par un pouvoir qu'on ne reconnaît qu'aux coups qu'il frappe.
—Peut-être M. Pernet, reprit M. R***, se sera-t-il attiré cette mauvaise affaire par quelque imprudence. Étranger ici comme lui, sans crédit, qu'ai-je à faire? S'il est innocent, l'arrestation n'aura pas de suite; s'il est coupable, il subira sa peine. Je ne puis rien pour lui, je ne lui dois rien, et je vous engage, monsieur, à mettre vous-même beaucoup de réserve dans les démarches que vous tenterez en sa faveur, ainsi que dans vos paroles.
—Mais qui décidera de sa culpabilité? m'écriai-je. Avant tout, il faudrait le voir pour savoir à quoi il attribue cette arrestation, et pour lui demander ce qu'on peut faire et dire pour lui.
—Vous oubliez le pays où nous sommes, reprit M. R***; il est au cachot, comment arriver jusqu'à lui? c'est impossible.
—Ce qui est impossible aussi, repris-je en me levant, c'est que des Français, que des hommes laissent un de leurs compatriotes dans une situation critique, sans seulement s'enquérir de la cause de son malheur.»
En sortant de chez ce très-prudent compagnon de voyage, je commençai à croire le cas plus grave que je ne l'avais jugé d'abord, et je pensai que pour m'éclaircir de la vraie position du prisonnier, il fallait m'adresser au consul de France. Forcé d'attendre l'heure convenable pour me rendre chez ce personnage, je fis demander mes chevaux de remise, au vif déplaisir et à la grande surprise de mon feldjæger; car ceux de la poste étaient déjà dans la cour de l'auberge quand je donnai ce contre-ordre.
Vers dix heures, j'allai faire à M. le consul de France le récit de ce que vous venez de lire. Je trouvai ce protecteur officiel des Français tout aussi prudent et encore plus froid que ne m'avait paru le docteur R***. Depuis le temps qu'il vit à Moscou, le consul de France est devenu presque Russe. Je ne pus démêler si ses réponses étaient dictées par une crainte fondée sur la connaissance qu'il a des usages du pays, ou par un sentiment d'amour-propre blessé, de dignité personnelle mal appliquée.
«M. Pernet, me dit-il, a passé six mois à Moscou et aux environs, sans que, pendant tout ce temps, il ait jugé à propos de faire la moindre démarche auprès du consul de France. M. Pernet ne peut donc compter aujourd'hui que sur lui-même pour se tirer de la situation où le place son insouciance. Ce mot, ajouta M. le consul, est peut-être trop faible;» puis il finit en me répétant qu'il ne pouvait, ne devait ni ne voulait se mêler de cette affaire.
J'eus beau lui faire observer qu'en sa qualité de consul de France, il devait protection à tous les Français sans acception de personnes, et même à ceux qui manqueraient aux lois de l'étiquette; qu'il ne s'agissait pas ici d'une question de bon goût, d'une affaire de cérémonie, mais de la liberté, peut-être de la vie d'un de nos compatriotes; qu'en présence d'un pareil malheur tout ressentiment devait se taire au moins pendant le temps du danger, je n'en tirai pas une parole, pas un geste d'intérêt pour le prisonnier; j'ajoutai que je le priais de considérer que la partie n'était rien moins qu'égale, puisqu'assurément le tort que M. Pernet avait fait à M. le consul de France en négligeant la visite qu'il lui devait, n'approchait pas de la punition que lui infligeait celui-ci en le laissant mettre au cachot sans s'informer des causes de cet emprisonnement arbitraire, et sans parer aux suites bien plus graves que pourrait avoir cet acte de sévérité; je conclus en disant que, dans cette circonstance, nous n'avions pas à nous occuper du degré de compassion que M. Pernet méritait d'inspirer, mais de la dignité de la France et de la sûreté de tous les Français qui voyageaient et voyageraient en Russie.
Mes raisons ne firent nul effet, et cette seconde visite m'avança autant que m'avait avancé la première.
Néanmoins quoique je ne connusse pas même de nom M. Pernet, et que je n'eusse aucun motif personnel pour prendre intérêt à lui, il me sembla que, puisque le hasard m'avait fait connaître son malheur, mon devoir était de lui porter tous les secours qu'il dépendait de moi de lui offrir.
À ce moment, je fus fortement frappé d'une vérité qui, sans doute, s'est souvent présentée à la pensée de tout le monde, mais qui ne m'était jusqu'alors apparue que vaguement et passagèrement; c'est que l'imagination sert à étendre la pitié et à la rendre plus vive. J'allai même jusqu'à penser qu'un homme entièrement dénué d'imagination serait impitoyable. Tout ce que j'ai de puissance de création dans la pensée s'employait malgré moi à me montrer ce pauvre inconnu, aux prises avec les fantômes de la solitude et de la prison; je souffrais avec lui, comme lui, j'éprouvais ce qu'il éprouvait, je craignais ce qu'il craignait; je le voyais abandonné de tout le monde, déplorant son isolement et reconnaissant qu'il était sans remède, car qui s'intéresserait jamais à un prisonnier dans un pays si éloigné, si différent du nôtre, dans une société où les amis s'unissent pour le bonheur et se séparent dans l'adversité. Que de stimulants à ma commisération! «Tu te crois seul au monde, tu es injuste envers la Providence qui t'envoie un ami, un frère;» voilà ce que je répétais tout bas, et bien d'autres choses encore, en croyant m'adresser à la victime.
Cependant le malheureux n'espérait nul secours, et chaque heure écoulée dans une monotonie cruelle, en silence, sans incident, le plongeait plus avant dans son désespoir; la nuit viendrait avec son cortége de spectres; alors que de terreurs, que de regrets ne le martyriseraient-ils pas! Combien je désirais lui faire savoir que le zèle d'un inconnu lui tenait lieu des infidèles protecteurs sur lesquels il ne devait plus compter! Mais tout moyen de communication m'était refusé; aussi me sentais-je doublement obligé de le servir par l'impossibilité même où j'étais de le consoler; les lugubres hallucinations du cachot me poursuivaient au soleil et mon imagination renfermée sous une voûte obscure, me voilait le ciel qui brillait sur ma tête et m'ôtait ma liberté pour me représenter incessamment les apparitions de la nuit dans des souterrains ou des donjons ténébreux; enfin, dans mon trouble, oubliant que les Russes appliquent l'architecture classique même à la construction des prisons, je me voyais confiné sous terre; je rêvais non de colonnades romaines, mais de trappes gothiques; enfin je devenais conspirateur, j'étais coupable, exilé, frappé, j'étais fou avec le prisonnier… inconnu!… Eh bien, si mon imagination m'eût retracé moins vivement toutes ces choses, j'aurais mis moins d'activité, moins de persévérance dans mes démarches en faveur d'un malheureux qui n'avait que moi pour appui, et qui ne pouvait m'intéresser qu'à ce titre. J'étais poursuivi par un spectre, et pour m'en délivrer j'aurais percé des murs; le désespoir de mon impuissance me jetait dans une rage égale, peut-être, aux tourments de l'infortuné dont je partageais le supplice en voulant m'efforcer de le faire cesser.
Insister pour pénétrer dans la prison, c'eût été une démarche dangereuse autant qu'inutile. Après de longues et douloureuses incertitudes, je m'arrêtai à une autre pensée; j'avais fait connaissance avec quelques personnes prépondérantes à Moscou; et bien que, dès l'avant-veille, j'eusse pris congé de tout le monde, je résolus de tenter une confidence auprès d'un des hommes qui m'avait inspiré le plus de confiance.
Non-seulement je dois éviter ici de le nommer, mais je ne puis parler de lui que de manière à ne le point désigner.
Quand il me vit entrer dans sa chambre, il savait déjà ce qui m'amenait; et sans me laisser le temps de m'expliquer, il me dit que par un hasard singulier il connaissait personnellement M. Pernet, qu'il le croyait innocent, d'où il suit que son affaire lui paraissait inexplicable. Mais qu'il était sûr que des considérations politiques pouvaient seules motiver un tel emprisonnement, parce que la police russe ne se démasque jamais à moins d'y être forcée; que sans doute, on avait cru l'existence de cet étranger tout à fait ignorée à Moscou; mais qu'à présent que le coup était porté, les amis ne pourraient que nuire en se montrant; car si l'on venait à penser qu'il eût des protecteurs, on se hâterait d'aggraver sa position en l'éloignant pour éviter tout éclaircissement et pour étouffer les plaintes: il ajouta qu'on devait donc dans l'intérêt même du patient ne le défendre qu'avec une extrême circonspection. «Si une fois il part pour la Sibérie, Dieu sait quand il en reviendra,» s'écria mon conseiller; puis ce personnage s'efforça de me faire comprendre qu'il ne pouvait avouer l'intérêt qu'il prenait à un Français suspect, parce que soupçonné lui-même d'attachement aux idées libérales, il lui suffirait de solliciter en faveur d'un prisonnier, ou seulement de dire qu'il l'eût connu, pour faire exiler le malheureux au bout du monde. Il conclut en ces mots: «Vous n'êtes ni son parent ni son ami; vous ne prenez à lui que l'intérêt que vous croyez devoir prendre à un compatriote, à un homme que vous savez dans la peine: vous vous êtes acquitté déjà du devoir que vous imposait ce louable sentiment; vous avez parlé au compagnon de voyage du prisonnier, à votre consul, à moi; maintenant si vous m'en croyez, vous vous abstiendrez de toute démarche ultérieure, ce que vous feriez n'irait pas au but, vous vous compromettriez sans fruit pour l'homme dont vous prenez gratuitement la défense. Il ne vous connaît pas, il n'attend rien de vous, partez donc; vous ne pouvez craindre de tromper un espoir qu'il n'a pas: moi j'aurai l'œil sur lui; je ne dois point paraître dans l'affaire, mais j'ai des moyens détournés d'en connaître et jusqu'à un certain point d'en diriger la marche; je vous promets de les employer le mieux que je pourrai; encore une fois, suivez mon conseil et partez.
—Si je partais, m'écriai-je, je n'aurais plus un instant de repos: je serais poursuivi comme d'un remords par l'idée que ce malheureux n'avait que moi pour le servir, et que je l'ai abandonné sans avoir rien fait pour lui.
—Votre présence ici, me répondit-on, ne sert même pas à le consoler, puisqu'il l'ignore ainsi que l'intérêt que vous prenez à lui, et que cette ignorance durera autant que sa détention.
—Il n'y a donc aucun moyen d'arriver jusqu'à son cachot? repartis-je.
—Aucun,» répliqua, non sans quelque marque d'impatience, la personne auprès de laquelle je croyais devoir insister avec tant de vivacité. «Vous seriez son frère, ajouta-t-elle, que vous ne pourriez faire plus ici que ce que vous avez fait. Votre présence à Pétersbourg, au contraire, peut devenir utile à M. Pernet. Vous instruirez M. l'ambassadeur de France de ce que vous savez sur cet emprisonnement, car je doute qu'il apprenne l'événement par la correspondance de votre consul. Une démarche auprès du ministre de la part d'un personnage placé comme l'est votre ambassadeur et d'un homme du caractère de M. de Barante, fera plus pour hâter la délivrance de votre compatriote que tout ce que vous et moi, et vingt autres personnes, nous pourrions tenter à Moscou.
—Mais l'Empereur et ses ministres sont à Borodino ou à Moscou, repris-je encore sans vouloir me laisser éconduire.
—Tous les ministres n'ont pas suivi Sa Majesté dans ce voyage,» me répliqua-t-on, toujours sur le ton de la politesse, mais avec une mauvaise humeur croissante et dissimulée, mais non sans peine. «D'ailleurs, au pis aller, il faudrait attendre leur retour. Vous n'avez, je vous le répète, aucune autre marche à suivre, si vous ne voulez pas nuire à l'homme que vous voulez sauver, en vous exposant vous-même à beaucoup de tracasseries; peut-être à quelque chose de pis,» ajouta-t-on d'un air significatif.
Si la personne à laquelle je m'adressais eût été un homme en place, j'aurais déjà cru voir les Cosaques s'avancer pour s'emparer de moi et pour me conduire dans un cachot tout pareil à celui de M. Pernet.
Je sentis que la patience de mon interlocuteur était à bout; j'étais resté moi-même interdit et je ne pouvais trouver une parole contre ses arguments; je me retirai donc en promettant de partir, et en remerciant avec reconnaissance mon conseiller de l'avis qu'il venait de me donner.
Puisqu'il est avéré que je ne puis rien faire ici, pensai-je, je partirai sans retard. Les lenteurs de mon feldjæger, qui, sans doute, avait un dernier rapport à faire sur mon compte, me prirent le reste de la matinée; je ne pus obtenir le retour des chevaux de poste que vers quatre heures du soir; à quatre heures et un quart, j'étais sur la route de Pétersbourg.
La mauvaise volonté de mon courrier, divers accidents, fruits du hasard ou de la malveillance, les chevaux qui manquaient partout à cause des relais retenus pour la maison de l'Empereur et pour les officiers de l'armée, ainsi que pour les courriers allant et venant continuellement de Borodino à Pétersbourg, rendirent mon voyage lent et pénible; dans mon impatience, je ne voulais pas m'arrêter la nuit, mais je ne gagnai rien à me presser, car je fus contraint par le manque de chevaux, réel ou supposé, de passer six heures entières à Novgorod-la-Grande, à cinquante lieues de Pétersbourg.
Je n'étais guère en train de visiter ce qui reste du berceau de l'Empire des Slaves devenu le tombeau de leur liberté. La fameuse église de Sainte-Sophie renferme les tombes de Vladimir Iaroslawitch, mort en 1051, d'Anne sa mère, d'un empereur de Constantinople et quelques autres sépultures. Elle ressemble à toutes les églises russes: peut-être n'est-elle pas plus authentique que la cathédrale soi-disant ancienne, où reposent les os de Minine à Nijni-Novgorod; je ne crois plus à la date d'aucun des vieux monuments qu'on me fait voir en Russie. Je crois encore au nom de ses fleuves; le Volkoff m'a représenté les affreuses scènes du siége de cette ville républicaine, prise, reprise et décimée par Ivan-le-Terrible. L'hyène Impériale présidant au carnage, à la peste, à la vengeance, m'apparaissait là, couchée sur des ruines; et les cadavres sanglants de ses sujets ressortaient du fleuve comblé de morts pour attester à mes yeux les horreurs des guerres intestines, et les fureurs qui s'allument dans les sociétés qu'on appelle civilisées parce que des forfaits qualifiés d'actes de vertus s'y commettent en sûreté de conscience. Chez les sauvages, les passions déchaînées sont les mêmes, et plus brutales, et plus féroces encore; mais elles ont moins de portée: là, l'homme, réduit à peu près à ses forces individuelles, y fait le mal sur une plus petite échelle; d'ailleurs, l'atrocité des vaincus explique, si elle n'excuse la cruauté des vainqueurs; mais dans les États policés, le contraste des horreurs qui se commettent et des belles paroles qui se débitent, rend le crime plus révoltant et montre l'humanité sous un point de vue plus décourageant. Là, trop souvent certains esprits tournés à l'optimisme et d'autres qui, par intérêt, par politique ou par duperie, se font les flatteurs des masses, prennent le mouvement pour le progrès. Ce qui me paraît digne de remarque, c'est que les correspondances de Pinen l'archevêque, et de plusieurs des principaux citoyens de Novgorod avec les Polonais, attirèrent la foudre sur la ville où trente mille innocents périrent dans les combats ainsi que dans les supplices et les massacres inventés et présidés par le Czar. Il y eut des jours où six cents victimes furent exécutées sous ses yeux; et toutes ces horreurs avaient lieu pour punir un crime, irrémissible dès cette époque: le crime de communication clandestine avec les Polonais. Ceci se passait il y a près de trois cents ans, en 1570.
Novgorod-la-Grande ne s'est jamais relevée de cette dernière crise; elle aurait remplacé ses morts, elle n'a pu survivre à l'abolition de ses institutions démocratiques; ses murailles, badigeonnées avec le soin qu'emploient partout les Russes pour effacer, sous le fard d'une régénération menteuse, les trop véridiques vestiges de l'histoire, ne sont plus tachées de sang; elles paraissent bâties d'hier; mais ses rues sont désertes, et les trois quarts de ses ruines, dispersées hors de son étroite enceinte, se perdent dans les plaines d'alentour, où elles achèvent de crouler loin de la ville actuelle, qui n'est elle-même qu'une ombre et un nom. Voilà tout ce qui reste de la fameuse république du moyen âge. Quelques souvenirs effacés: gloire, puissance, fantômes rentrés dans le néant pour toujours. Où est le fruit des révolutions qui n'ont cessé d'arroser de sang cette terre maintenant presque déserte? quel succès peut valoir les larmes que les passions politiques ont fait couler dans ce coin du monde? Ici tout est silencieux aujourd'hui comme avant l'histoire. Dieu nous apprend trop souvent que ce que les hommes déçus par l'orgueil regardaient comme un digne but à leurs efforts, n'était réellement qu'un moyen d'occuper le superflu de leurs forces dans l'effervescence de la jeunesse. Voilà le principe de plus d'une action héroïque!
Novgorod-la-Grande est aujourd'hui un tas de pierres qui conserve quelque renom au milieu d'une plaine stérile à l'œil, au bord d'un fleuve triste, étroit et troublé comme une saignée dans un marécage. Il y eut là pourtant des hommes célèbres par leur amour pour la liberté turbulente; il s'y passa des scènes tragiques; des catastrophes imprévues terminèrent des existences brillantes. De tout ce bruit, de tout ce sang, de toutes ces rivalités, il ne reste aujourd'hui que la somnolence d'un peuple de soldats languissant dans une ville qui ne s'intéresse plus à rien de ce qui se passe dans le monde: ni à la paix, ni à la guerre. En Russie, le passé est séparé du présent par un abîme!
Depuis trois cents ans la cloche du vetché[15] n'appelle plus ce peuple jadis le plus glorieux, le plus ombrageux des peuples russes, à délibérer sur ses affaires; la volonté du Czar étouffe dans tous les cœurs jusqu'au regret, jusqu'au souvenir de la gloire effacée. Il y a quelques années que des scènes atroces se sont passées entre les Cosaques et les habitants du pays dans les colonies militaires établies aux environs de ce reste de ville. Mais l'émeute étouffée, tout est rentré dans l'ordre accoutumé, c'est-à-dire dans le silence et dans la paix du tombeau. La Turquie n'a rien à envier à Novgorod[16].
Je fus doublement heureux, pour le prisonnier de Moscou et pour moi-même, de quitter ce séjour jadis fameux par les désordres de la liberté, aujourd'hui désolé par ce qu'on appelle le bon ordre, mot qui équivaut ici à celui de mort.
J'eus beau faire diligence, je n'arrivai à Pétersbourg que le quatrième jour; à peine descendu de voiture, je courus chez M. de Barante.
Il ignorait encore l'arrestation de M. Pernet, et il me parut surpris de l'apprendre par moi, surtout quand il sut que j'avais mis près de quatre jours à faire la route. Son étonnement redoubla lorsque je lui contai mes inutiles instances auprès de notre consul pour déterminer ce défenseur officiel des Français à tenter une démarche en faveur du prisonnier.
L'attention avec laquelle m'écoutait M. de Barante, l'assurance qu'il me donna de ne rien négliger pour éclaircir cette affaire, de ne la point perdre de vue un moment, tant qu'il n'aurait pas démêlé le nœud de l'intrigue, l'importance qu'il me parut attribuer aux moindres faits qui pouvaient intéresser la dignité de la France et la sûreté de nos concitoyens, mirent ma conscience en paix et dissipèrent les fantômes de mon imagination. Le sort de M. Pernet était dans les mains de son protecteur naturel de qui l'esprit et le caractère devenaient pour ce malheureux des garants plus sûrs que mon zèle et mes impuissantes sollicitations.
Je sentis que j'avais fait tout ce que je pouvais et devais faire pour venir en aide au malheur, et pour défendre l'honneur de mon pays selon la mesure de mes forces, et sans sortir des bornes que m'imposait ma position de simple voyageur. La folle de la maison avait servi à quelque chose. Durant les douze ou quinze jours que je demeurai encore à Pétersbourg, je crus donc devoir m'abstenir de prononcer le nom de M. Pernet devant M. l'ambassadeur de France, et je quittai la Russie sans savoir la suite d'une histoire dont le commencement m'avait préoccupé et intéressé comme vous venez de le voir.
Mais tout en m'acheminant rapidement et librement vers la France, ma pensée se reportait souvent dans les cachots de Moscou. Si j'avais su ce qui s'y passait, j'aurais été encore plus agité[17].
Les derniers moments de mon séjour à Pétersbourg furent employés à visiter divers établissements que je n'avais pu voir à mon premier passage par cette ville.
Le prince *** me fit montrer entre autres curiosités les immenses usines de Colpina, l'arsenal des arsenaux russes, situé à quelques lieues de la capitale. C'est dans cette fabrique que se confectionnent tous les objets nécessaires à la marine Impériale. On arrive à Colpina par une route de sept lieues dont la dernière moitié est détestable. L'établissement est dirigé par un Anglais, M. Wilson, honoré du grade de général (toute la Russie est enrégimentée)[19]; il nous fit les honneurs de ses machines en véritable ingénieur russe, c'est-à-dire qu'il ne nous permit pas de négliger un clou ni un écrou; escortés par lui, nous avons passé en revue près de vingt ateliers d'une grandeur immense. Cette extrême complaisance du directeur méritait sans doute beaucoup de reconnaissance; j'en exprimai peu, c'était encore plus que je n'en ressentais; la fatigue rend ingrat presque autant que l'ennui.
Ce que nous trouvâmes de plus admirable dans la longue revue qu'on nous obligea de faire des mécaniques de Colpina, c'est une machine de Bramah destinée à éprouver la force des chaînes qui servent à porter les ancres des plus gros navires; les énormes anneaux qui ont pu résister aux efforts de cette machine, peuvent ensuite maintenir les bâtiments contre les coups de vent et de mer les plus violents. Dans la machine de Bramah on fait un ingénieux usage de la pression de l'eau pour mesurer la force du fer; cette invention me parut merveilleuse.
Nous examinâmes aussi des écluses destinées à servir de trop plein dans les crues d'eau extraordinaires. C'est au printemps surtout que ces singulières écluses fonctionnent; sans elles le ruisseau qui sert de moteur aux machines, au lieu de porter la vie partout, ferait des ravages incalculables. Le fond des canaux et les piles de ces écluses sont revêtus d'épaisses feuilles de cuivre, parce que ce métal, dit-on, résiste aux hivers mieux que le granit. On nous assure que nous ne verrons rien de semblable ailleurs.
J'ai retrouvé à Colpina l'espèce de grandeur et en même temps de luxe qui m'a frappé dans toutes les constructions utiles ordonnées par le gouvernement russe. Ce gouvernement ne manque presque jamais de joindre au nécessaire beaucoup de superflu. Il a tant de puissance réelle qu'il ne faut pas se laisser aller au dédain qu'inspirent les ruses auxquelles il est habitué de descendre pour éblouir les étrangers; cette finesse est de pur choix, on doit l'attribuer à un penchant inhérent au caractère national: ce n'est pas toujours par faiblesse qu'on ment, on ment quelquefois parce qu'on a reçu de la nature le don de bien mentir: c'est un talent, et tout talent veut s'exercer.
Quand nous montâmes en voiture pour retourner à Saint-Pétersbourg, il faisait nuit et froid. La longueur de la route fut diminuée par une conversation charmante dont j'ai retenu l'anecdote que voici. Elle sert à prouver jusqu'où s'étend la puissance de création d'un souverain absolu. Jusque-là, j'avais vu le despotisme russe exercer son action sur les morts, sur les églises, sur les faits de l'histoire, sur les condamnés, sur les prisonniers, enfin, sur tout ce qui ne peut prendre la parole pour protester contre un abus de pouvoir: cette fois nous verrons un Empereur de Russie imposer à l'une des plus illustres familles de France une parenté dont elle ne se doutait ni ne se souciait.
Sous le règne de Paul Ier, un Français du nom de Lovel, se trouvait à Pétersbourg; il était agréable de sa personne, il était jeune; il plut à une demoiselle fort riche dont il était amoureux: elle s'appelait Kaminski ou Kaminska, j'ignore si cette famille est d'origine polonaise. Elle était alors assez puissante et assez distinguée; aussi s'opposa-t-elle au mariage par la raison que le jeune étranger n'avait ni nom ni fortune. Les deux amants réduits au désespoir, eurent recours à un moyen de roman. Ils attendirent l'Empereur à son passage dans une rue, se jetèrent à ses pieds, et lui demandèrent protection. Paul Ier qui était bon quand il n'était pas fou, promit le consentement de la famille, qu'il décida par plus d'un moyen sans doute, mais surtout par celui-ci: «Mademoiselle Kaminska épouse, dit l'Empereur, M. le comte de Laval, jeune émigré français d'une famille illustre et possesseur d'une fortune considérable.»
Doté de la sorte, mais bien entendu en paroles seulement, le jeune Français épousa mademoiselle Kaminska dont la famille se serait bien gardée de donner un démenti à l'Empereur.
Pour prouver le dire du souverain, le nouveau M. de Laval fit sculpter fièrement son écusson sur la porte de l'hôtel où il s'établit avec sa nouvelle épouse.
Malheureusement quinze ans plus tard, sous la restauration, je ne sais quel M. de Montmorency Laval voyageait en Russie; voyant par hasard ses armes sur une porte, il s'informe; on lui conte l'histoire de M. Lovel.
À sa demande, l'Empereur Alexandre fit aussitôt enlever l'écusson des Laval et la porte de M. Lovel resta découronnée, ce qui n'a pas empêché le comte de Laval de continuer jusqu'à ce jour de faire à tout Pétersbourg les honneurs d'une excellente maison qui s'appellera toujours l'hôtel de Laval, par respect pour la mémoire de S. M. l'Empereur Paul, mémoire à qui l'on doit bien un culte expiatoire…
Le lendemain de ma course à Colpina, je visitai en détail l'Académie de peinture: superbe et pompeux édifice qui, jusqu'à présent renferme peu de bons ouvrages; mais que peut on espérer de l'art dans un pays où les jeunes artistes portent l'uniforme? j'aimerais mieux renoncer de bonne foi à tout travail d'imagination. J'ai trouvé tous les élèves de l'Académie enrégimentés, costumés, commandés comme des cadets de marine. Ce fait seul dénote un profond mépris pour ce qu'on prétend protéger ou plutôt une grande ignorance des lois de la nature et des mystères de l'art: l'indifférence affichée serait moins barbare; il n'y a de libre en Russie que ce dont le gouvernement ne se soucie pas; il ne se soucie que trop des arts, mais il ignore que l'art a besoin de liberté et que cette accointance entre les œuvres du génie et l'indépendance de l'homme attesterait à elle seule la noblesse de la profession d'artiste.
Je parcourus beaucoup d'ateliers et j'y trouvai des paysagistes distingués; ils ont de l'imagination dans leurs compositions et même de la couleur. J'ai admiré surtout un tableau représentant Saint-Pétersbourg pendant une nuit d'été, par M. Vorobieff: c'est beau comme la nature, poétique comme la vérité. En voyant ce tableau, j'ai cru arriver en Russie: je me suis reporté à l'époque où les nuits d'été n'étaient qu'un composé de deux crépuscules: on ne peut mieux rendre l'effet de ce jour persistant et qui triomphe de l'obscurité comme une lampe éclaire à travers une gaze légère.
Je me suis éloigné à regret de cette toile où la nature est prise sur le fait par un homme dont l'imagination s'applique à l'imitation de ce qu'il a sous les yeux. Ses ouvrages m'ont rendu les premières impressions que j'éprouvai à la vue de la mer Baltique. C'était la clarté polaire que je revoyais, ce n'était pas la lumière des tableaux ordinaires. Il y a un grand mérite à caractériser, d'une manière aussi précise, des phénomènes particuliers de la nature.
On fait beaucoup de bruit en Russie du talent de Brulow. Son Dernier jour de Pompéii a produit, dit-on, quelque effet en Italie. Cette énorme toile fait maintenant la gloire de l'école russe à Saint-Pétersbourg; ne riez pas de cette qualification; j'ai vu une salle sur la porte de laquelle on avait inscrit ces mots: École russe!!!… Le tableau de Brulow me paraît d'une couleur fausse; à la vérité le sujet choisi par l'artiste était propre à voiler ce défaut, car qui peut savoir la couleur qu'avaient les édifices de Pompéii à leur dernier jour? Ce peintre a le pinceau sec, la touche dure, mais il a de la force; ses conceptions ne manquent ni d'imagination ni d'originalité. Ses têtes ont de la variété et de la vérité; s'il entendait l'usage du clair-obscur, il mériterait peut-être un jour la réputation qu'on lui fait ici; en attendant il manque de naturel, de coloris, de légèreté, de grâce, et le sentiment du beau lui est étranger; il ne manque pas d'une sorte de poésie sauvage; toutefois, l'effet général de ses tableaux est désagréable à l'œil, et son style roide, mais qui n'est pas dépourvu de noblesse, rappelle les imitateurs de l'école de David; c'est dessiné comme d'après la bosse avec assez de soin et colorié au hasard.
Dans un tableau de l'Assomption, qu'on est convenu à Pétersbourg d'admirer parce qu'il est du fameux Brulow, j'ai remarqué des nuages si lourds qu'on pourrait les envoyer à l'Opéra pour représenter des rochers.
Il y a pourtant dans Pompéii des expressions de têtes qui promettent un vrai talent. Ce tableau, malgré les défauts de composition qu'on y découvre, gagnerait à être gravé; car c'est surtout par la couleur qu'il pèche.
On dit que depuis son retour en Russie, l'auteur a déjà beaucoup perdu de son enthousiasme pour l'art. Que je le plains d'avoir vu l'Italie, puisqu'il devait retourner dans le Nord! Il travaille peu, et malheureusement sa facilité, dont on lui fait un mérite, paraît trop dans ses ouvrages. C'est par un travail assidu et forcé qu'il parviendrait à vaincre la roideur de son dessin, et la crudité de ses couleurs. Les grands peintres savent la peine qu'il se faut donner pour ne plus dessiner avec le pinceau, pour peindre par la dégradation des tons, pour effacer de dessus la toile les lignes qui n'existent nulle part dans la nature, pour montrer l'air qui est partout, pour cacher l'art, enfin pour apprendre à reproduire la réalité sans cesser de l'ennoblir. Il semble que le Raphaël russe ne se doute pas de la rude tâche de l'artiste.
On m'assure qu'il passe sa vie à s'enivrer plus qu'à travailler; je le blâme moins que je ne le plains. Ici tous les moyens sont bons pour se réchauffer: le vin est le soleil de la Russie. Si l'on joint au malheur d'être Russe celui de se sentir peintre en Russie, il faut s'expatrier. N'est-ce pas un lieu d'exil pour les peintres qu'une ville où il fait nuit trois mois, et où la neige a plus d'éclat que le soleil?
En s'appliquant à reproduire les singularités de la nature sous cette latitude, quelques peintres de genre pourraient se faire honneur et obtenir sur les marches du temple des arts une petite place où ils feraient bande à part; mais un peintre d'histoire, s'il veut développer les dispositions qu'il a reçues du ciel, doit fui un tel climat. Pierre-le-Grand avait beau dire et beau faire, la nature mettra toujours des bornes aux fantaisies de l'homme, fussent-elles justifiées par les ukases de vingt Czars.
J'ai vu de M. Brulow un ouvrage vraiment admirable: c'est sans contredit ce qu'il y a de mieux à Saint-Pétersbourg parmi les tableaux modernes; à la vérité c'est la copie d'un ancien chef-d'œuvre de l'école d'Athènes. Elle est grande comme l'original au moins. Quand on sait reproduire ainsi ce que Raphaël a fait peut-être de plus inimitable après ses madones, on est obligé de retourner à Rome pour y apprendre à faire mieux que le Dernier jour de Pompéii et que l'Assomption de la Vierge[20].
Le voisinage du pôle est contraire aux arts, excepté à la poésie, à qui parfois l'âme humaine suffit; alors c'est le volcan sous la glace. Mais pour les habitants de ces âpres climats, la musique, la peinture, la danse, tous les plaisirs de sensation qui, jusqu'à un certain degré, sont indépendants de la pensée, perdent de leurs charmes en perdant leurs organes. Que me feraient Rembrant la nuit, et le Corrége, et Michel-Ange, et Raphaël dans une chambre sans lumière? Le Nord a des beautés sans doute, mais c'est un palais qui manque de jour. L'amour plus dégagé des sens y naît des désirs physiques moins que des besoins du cœur; mais, n'en déplaise au vain luxe du pouvoir et de l'opulence, tout le séduisant cortége de la jeunesse avec ses jeux, ses grâces, ses ris, ses danses, s'arrête aux régions bénies où les rayons du soleil, sans se contenter de glisser sur la terre qu'à peine ils effleurent, la réchauffent et la fécondent en l'éclairant du haut du ciel.
En Russie tout se ressent d'une double tristesse: la peur du pouvoir, l'absence du soleil!!… Les danses nationales y ressemblent tantôt à une ronde menée par des ombres, défilant tristement à la lueur d'un crépuscule qui ne finit jamais; tantôt, et c'est lorsqu'elles sont vives, à un exercice qu'on s'impose de peur de s'endormir et de geler en dormant. Mademoiselle Taglioni elle-même… hélas!… mademoiselle Taglioni n'est-elle pas devenue à Saint-Pétersbourg une danseuse parfaite? Quelle chute pour la Sylphide!!!… c'est l'histoire d'Ondine devenue simple femme… Mais quand elle marche dans les rues… car elle marche à présent… elle est suivie par des laquais en grande livrée avec de belles cocardes à leurs chapeaux et des galons d'or, et on l'accable tous les matins dans les journaux d'articles pleins de louanges les plus ridicules que j'aie lues. Voilà ce que les Russes, avec tout leur esprit, savent faire pour les arts et pour les artistes. Ce qu'il faut aux artistes, c'est un ciel qui les fasse naître, un public qui les comprenne, une société qui les inspire… Voilà le nécessaire: les récompenses sont de surérogation; on les leur donne par surcroît, comme dit l'Évangile. Ce n'est pas dans un Empire dont le peuple, refoulé de force non loin de la terre des Lapons, et policé de force par Pierre Ier, qu'il faut aller chercher ces choses. J'attends les Russes à Constantinople pour savoir ce dont ils sont capables en fait de beaux-arts et de civilisation.
La meilleure manière de protéger les arts, c'est d'avoir sincèrement besoin des plaisirs qu'ils procurent; une nation parvenue à ce point de civilisation ne sera pas longtemps contrainte à demander des artistes aux étrangers.
Au moment où j'allais quitter Saint-Pétersbourg, quelques personnes déploraient tout bas l'abolition des uniates[21], et racontaient les mesures arbitraires qui avaient amené de longue main cet acte irréligieux célébré comme un triomphe par l'Église russe. Les persécutions cachées qu'on a fait endurer à plusieurs prêtres des uniates révoltent les cœurs les plus indifférents; mais dans un paya où les distances et le secret favorisent l'arbitraire et prêtent leur secours constant aux actes les plus tyranniques, toutes les violences restent couvertes. Ceci me rappelle le mot significatif trop souvent répété par les Russes privés de protecteurs: «Dieu est si haut! l'Empereur est si loin![22]»
Voici donc les Grecs qui se mettent à faire des martyrs. Qu'est devenue la tolérance dont ils se vantaient devant les hommes qui ne connaissent pas l'Orient? Aujourd'hui les glorieux confesseurs de la foi catholique languissent dans des couvents-prisons, et leur lutte, admirée dans le ciel, reste ignorée même de l'Église pour laquelle ils militent généreusement sur la terre, de cette Église, mère de toutes les Églises, et la seule universelle, car elle est la seule qui ne soit pas entachée de localité, qui soit restée libre et qui n'appartienne à aucun pays[23]!!…
Quand le soleil de la publicité se lèvera sur la Russie, ce qu'il éclairera d'injustices non-seulement anciennes, mais de chaque jour, fera frémir le reste du monde. On ne frémira pas assez, car tel est le sort de la vérité sur la terre: tant que les peuples ont le plus grand intérêt à la connaître, ils l'ignorent, et lorsqu'ils l'apprennent elle ne leur importe déjà plus guère. Les abus d'un pouvoir renversé n'excitent que de froides exclamations; ceux qui les relatent passent pour des acharnés qui battent l'ennemi à terre, tandis que d'un autre côté les excès de ce pouvoir inique demeurent soigneusement cachés tant qu'il est debout, car avant tout il emploie sa force à étouffer les plaintes de ses victimes; il extermine, il anéantit, il se garde d'irriter, et il s'applaudit encore de sa mansuétude parce qu'il ne se permet que les cruautés indispensables. Néanmoins, c'est à tort qu'il se vante de sa douceur: lorsque la prison est muette et fermée comme la tombe, on se passe aisément de l'échafaud!!…
L'idée que je respirais le même air que tant d'hommes injustement opprimés, séparés du monde, me privait du repos le jour et la nuit. J'étais parti de France effrayé des abus d'une liberté menteuse, je retourne dans mon pays persuadé que si le gouvernement représentatif n'est pas le plus moral, logiquement parlant, il est sage et modéré dans la pratique; quand on voit que d'un côté il préserve les peuples de la licence démocratique, et de l'autre des abus les plus criants du despotisme, abus d'autant plus hideux que les sociétés qui les tolèrent sont plus avancées dans la civilisation matérielle, on se demande s'il ne faut pas imposer silence à ses antipathies et subir sans se plaindre une nécessité politique qui, après tout, apporte aux nations préparées pour elle plus de bien que de mal. À la vérité, jusqu'à présent cette nouvelle et savante forme de gouvernement n'a pu se consolider que par l'usurpation. Peut-être ces usurpations définitives avaient-elles été rendues inévitables par toutes les fautes précédentes; c'est une question de politique religieuse que le temps, le plus sage des ministres de Dieu sur la terre, résoudra pour nos neveux. Ceci me rappelle une pensée profonde exprimée par un des esprits les plus éclairés et les plus cultivés de l'Allemagne, M. de Varnhagen d'Ense: «J'ai bien cherché, m'écrivait-il un jour, par qui se font en dernière analyse les révolutions, et, après trente ans de méditations, j'ai trouvé ce que j'avais pensé dès ma jeunesse, qu'elles se font par les hommes contre qui on les dirige.»
Jamais je n'oublierai ce que j'ai senti en passant le Niémen pour entrer à Tilsit; c'est surtout dans ce moment-là que j'ai donné raison à l'aubergiste de Lubeck. Un oiseau échappé de sa cage, ou sortant de dessous la cloche d'une machine pneumatique, serait moins joyeux. Je puis dire, je puis écrire ce que je pense, je suis libre!… m'écriai-je. La première lettre vraie que j'aie adressée à Paris est partie de cette frontière: elle aura fait événement dans le petit cercle de mes amis, qui, jusque-là sans doute, avaient été les dupes de ma correspondance officielle. Voici la copie de cette lettre:
Tilsit, ce jeudi 26 septembre 1839.
«Cette date vous fera, j'espère, autant de plaisir à lire qu'elle m'en fait à écrire; me voici hors de l'Empire de l'uniformité, des minuties et des difficultés. On parle librement et l'on se croit dans un tourbillon de plaisir et dans un monde emporté par les idées nouvelles vers une liberté désordonnée. C'est pourtant en Prusse qu'on est; mais sortir de la Russie c'est retrouver des maisons dont le plan n'a pas été commandé à un esclave par un maître inflexible, maisons pauvres encore, mais librement bâties; c'est voir une campagne gaie et librement cultivée (n'oubliez pas que c'est de la Prusse que je parle), et ce changement épanouit le cœur. En Russie l'absence de la liberté se ressent dans les pierres toutes taillées à angles droits, dans les poutres toutes équarries régulièrement, comme elle se ressent dans les hommes… Enfin je respire!… je puis vous écrire sans les précautions oratoires commandées par la police: précautions presque toujours insuffisantes, car il y a autant de susceptibilité d'amour-propre que de prudence politique dans l'espionnage des Russes. La Russie est le pays le plus triste de la terre habité par les plus beaux hommes que j'aie vus; un pays où l'on aperçoit à peine les femmes ne peut être gai… Enfin m'en voici dehors, et sans le moindre accident! Je viens de faire deux cent cinquante lieues en quatre jours, par des chemins souvent détestables, souvent magnifiques, car l'esprit russe, tout ami qu'il est de l'uniformité, ne peut atteindre à l'ordre véritable; le caractère de cette administration, c'est le tatillonnage, la négligence et la corruption. On est révolté à l'idée de s'habituer à tout cela, et pourtant on s'y habitue. Un homme sincère dans ce pays-là passerait pour fou.
«À présent je vais me reposer en voyageant à loisir. J'ai deux cents lieues à faire d'ici à Berlin; mais des lits où l'on peut coucher et de bonnes auberges partout, une grande route douce et régulière rendent ce voyage une vraie promenade.»
La propreté des lits, des chambres, l'ordre des ménages dirigés par des femmes: tout me semblait charmant et nouveau… J'étais surtout frappé du dessin varié des maisons, de l'air de liberté des paysans et de la gaîté des paysannes: leur bonne humeur me causait presque de l'effroi: c'était une indépendance dont je craignais pour eux les conséquences; j'en avais perdu le souvenir. On voit là des villes qui sont nées spontanément et l'on reconnaît qu'elles étaient bâties avant qu'aucun gouvernement en eût fait le plan. Assurément, la Prusse ducale ne passe pas pour le pays de la licence, eh bien, en traversant les rues de Tilsit et plus tard celles de Kœnigsberg, je croyais assister au carnaval de Venise. Je me suis souvenu alors qu'un Allemand de ma connaissance, après avoir passé pour ses affaires plusieurs années en Russie, parvint enfin à quitter ce pays pour toujours; il était dans la compagnie d'un de ses amis; à peine eurent-ils mis le pied sur le bâtiment anglais qui venait de lever l'ancre, qu'on les vit tomber dans les bras l'un de l'autre en disant: «Dieu soit loué, nous pouvons respirer librement et penser tout haut!…»
Beaucoup de gens, sans doute, ont éprouvé la même sensation: pourquoi nul voyageur ne l'a-t-il exprimée? C'est ici que j'admire sans le comprendre le prestige que le gouvernement russe exerce sur les esprits. Il obtient le silence, non-seulement de ses sujets, c'est peu, mais il se fait respecter même de loin par les étrangers échappés à sa discipline de fer. On le loue, ou au moins l'on se tait: voilà un mystère que je ne puis m'expliquer. Si un jour la publication de ce voyage m'aide à le comprendre, j'aurai une raison de plus pour m'applaudir de ma sincérité.
Je devais retourner de Pétersbourg en Allemagne par Wilna et Varsovie.
J'ai changé de projet.
Des malheurs tels que ceux de la Pologne ne sauraient être attribués uniquement à la fatalité: dans les infortunes prolongées, il faut toujours faire la part des fautes aussi bien que celle des circonstances. Jusqu'à un certain point les nations comme les individus deviennent complices du sort qui les poursuit; elles paraissent comptables des revers qui les atteignent coup sur coup, car à des yeux attentifs les destinées ne sont que le développement des caractères. En apercevant le résultat des erreurs d'un peuple puni avec tant de sévérité, je ne pourrais m'abstenir de quelques réflexions dont je me repentirais; dire leur fait aux oppresseurs, c'est une charge qu'on s'impose avec une sorte de joie, soutenu qu'on se sent par l'apparence de courage et de générosité qui s'attache à l'accomplissement d'un devoir périlleux, ou tout au moins pénible; mais contrister la victime, accabler l'opprimé, fût-ce à coups de vérités, c'est une exécution à laquelle ne s'abaissera jamais l'écrivain qui ne veut pas mépriser sa plume.
Voilà pourquoi j'ai renoncé à voir la Pologne.
LETTRE TRENTE-SIXIÈME.
Retour à Ems.—Ce qui caractérise les envieux.—L'automne aux environs du Rhin.—Comparaison des paysages russes et allemands.—Souvenir de René.—Jeunesse de l'âme.—Madame Sand.—Définition de la misanthropie.—Secret de la vie des saints.—Mécompte éprouvé par le voyageur en Russie.—Résumé du voyage.—Dernier portrait des Russes.—But définitif de tous leurs efforts.—Secret de leur politique.—Coup d'œil sur toutes les Églises chrétiennes.—Danger qu'on court en Russie à dire la vérité sur la religion grecque.—Parallèle de l'Espagne et de la Russie.
Des eaux d'Ema, ce 22 octobre 1839.
J'ai pris l'habitude de ne laisser jamais passer beaucoup de temps sans vous obliger à vous souvenir de moi; un homme tel que vous devient nécessaire à ceux qui ont pu l'apprécier une fois et qui savent profiter de ses lumières sans les craindre. Il y a plus de peur encore que d'envie dans la haine qu'inspire le talent aux petits esprits: qu'en feraient-ils s'ils l'avaient? Mais ils sont toujours à portée de redouter son influence et sa pénétration. Ils ne voient pas que la supériorité de l'intelligence qui sert à connaître l'essence des choses et à reconnaître leur nécessité, promet l'indulgence: l'indulgence éclairée, c'est adorable comme la Providence; mais les petits esprits n'adorent pas.
Parti d'Ems pour la Russie, il y a cinq mois, je reviens dans cet élégant village, après une tournée de quelque mille lieues. Le séjour des eaux m'était désagréable au printemps, à cause de la foule inévitable des baigneurs et des buveurs; je le trouve délicieux à présent que j'y suis seul à la lettre, occupé à jouir du progrès d'un bel automne, au milieu des montagnes, dont j'admire la solitude, tout en recueillant mes souvenirs et en cherchant le repos dont j'ai besoin après le rapide voyage que je viens de faire.
Quel contraste! en Russie, j'étais privé du spectacle de la nature: il n'y a point là de nature, car je ne veux pas donner ce nom à des solitudes sans accidents pittoresques, à des mers aux rivages plats, à des lacs, à des fleuves dont l'eau s'arrête presqu'au niveau de la terre, à des marécages sans bornes, à des steppes sans végétation sous un ciel sans lumière.
Ces vues de plaines, dénuées de paysages pittoresques, ont bien aussi leur genre de beautés: mais une grandeur sans charme fatigue vite: quel plaisir y a-t-il à voyager au travers d'immenses espaces nus, à perte de vue, où l'on ne découvre qu'une vaste étendue toute vide? cette monotonie aggrave la fatigue du déplacement, parce qu'elle la rend infructueuse. La surprise entre pour quelque chose dans tous les plaisirs du voyage et dans le zèle du voyageur.
C'est avec bonheur que je me retrouve à la fin de la saison, dans un pays varié et dont les beautés frappent d'abord les regards. Je ne saurais vous dire quel charme j'éprouvais il n'y a qu'un instant à m'égarer sous de grands bois dont une neige de feuilles mortes avait jonché le sol et couvert les sentiers effacés. Je me reportais aux descriptions de René; le cœur me battait comme il avait battu jadis en lisant ce douloureux et sublime entretien d'une âme avec la nature.
Cette prose religieuse et lyrique n'avait rien perdu de son pouvoir sur moi, et je me disais, étonné de mon attendrissement: la jeunesse ne finit donc jamais!
J'apercevais quelquefois à travers le feuillage éclairci par les premières gelées blanches, les lointains vaporeux du vallon de la Lahn, voisin du plus beau fleuve de l'Europe, et j'admirais le calme et la grâce du paysage.
Les points de vue formés par les ravins qui servent d'écoulement aux affluents du Rhin, sont variés; ceux des environs du Volga se ressemblent tous: mais l'aspect des plaines élevées qu'on appelle ici montagnes, parce qu'elles font plateaux et qu'elles séparent de profondes vallées, est en général froid et monotone. Cependant, ce froid et cette monotonie sont du feu, de la vie, du mouvement auprès des marais de la Moscovie; ce matin, la lumière scintillante du soleil des derniers beaux jours, se répandait sur toute la nature et prêtait un éclat méridional à ces paysages du Nord qui, grâce aux vapeurs de l'automne, avaient perdu leur sécheresse de contours et la roideur de leurs lignes brisées.
Le repos des bois dans cette saison est frappant; il contraste avec l'activité des champs où l'homme, averti par le calme précurseur de l'hiver, presse la fin des travaux.
Ce spectacle instructif et solennel, car il doit durer autant que le monde, m'intéresse comme si je ne faisais que de naître, ou comme si j'allais mourir; c'est que la vie intellectuelle n'est qu'une succession de découvertes. L'âme, lorsqu'elle n'a point dissipé ses forces dans les affectations, trop habituelles aux gens du monde, conserve une inépuisable faculté de surprise et de curiosité; des puissances toujours nouvelles l'excitent à de nouveaux efforts; cet univers ne lui suffit plus: elle appelle, elle comprend l'infini; sa pensée mûrit, elle ne vieillit pas, et voilà ce qui nous promet quelque chose au delà de ce que nous voyons.
C'est l'intensité de notre vie qui fait la variété; ce qu'on sent profondément paraît toujours neuf, le langage se ressent de cette éternelle fraîcheur d'impressions; chaque affection nouvelle prête son harmonie particulière aux paroles destinées à l'exprimer: voilà pourquoi le coloris du style est la mesure la plus certaine de la nouveauté, je veux dire de la sincérité des sentiments. Les idées s'empruntent, on cache leur source, l'esprit ment à l'esprit, mais l'harmonie du discours ne trompe jamais; preuve assurée de la sensibilité de l'âme, c'est une révélation involontaire; elle sort immédiatement du cœur et va droit au cœur, l'art ne la supplée qu'imparfaitement, elle naît de l'émotion; enfin cette musique de la parole porte plus loin que l'idée; c'est ce qu'il y a de plus involontaire, de plus vrai, de plus fécond dans l'expression de la pensée: voilà pourquoi madame Sand a si vite obtenu chez nous la réputation qu'elle mérite.
Saint amour de la solitude, tu n'es qu'un vif besoin de réalité!… le monde est si menteur qu'un caractère passionné pour le vrai doit être disposé à fuir les sociétés. La misanthropie est un sentiment calomnié: c'est la haine du mensonge. Il n'y a pas de misanthropes, il y a des âmes qui aiment mieux fuir que feindre.
Seul avec Dieu, l'homme dans sa retraite devient humble à force de sincérité; là il expie, par le silence et la méditation, toutes les heureuses fraudes des esprits mondains; leurs duplicités triomphantes, leurs vanités, leurs trahisons ignorées et trop souvent récompensées; ne pouvant être dupe, ne voulant point être trompeur, il se fait victime volontaire et cache son existence avec autant de soin que les courtisans de la mode en prennent pour se mettre en lumière; tel est, sans nul doute, le secret de la vie des saints, secret facile à pénétrer, vie difficile à imiter. Si j'étais un saint, je n'aurais plus la curiosité de voyager, j'aurais encore moins l'envie de raconter mes voyages; les saints ont trouvé: je cherche.
Tout en cherchant, j'ai parcouru la Russie; je voulais voir un pays où règne le calme d'un pouvoir assuré de sa force; mais arrivé là, j'ai reconnu qu'il n'y règne que le silence de la peur, et j'ai tiré de ce spectacle un enseignement tout différent de celui que j'étais venu demander. C'est un monde à peu près ignoré des étrangers: les Russes qui voyagent pour le fuir paient de loin, en éloges astucieux, leur tribut à la patrie, et la plupart des voyageurs qui nous l'ont décrit n'ont voulu y découvrir que ce qu'ils allaient y chercher. Si l'on défend ses préventions contre l'évidence, à quoi bon voyager? Lorsqu'on est décidé à voir les nations comme on les veut, on n'a plus besoin de sortir de chez soi.
Je vous envoie le résumé de mon voyage, écrit depuis mon retour à Ems; vous étiez présent à ma pensée pendant que je faisais ce travail; il m'est donc bien permis de vous l'adresser.
RÉSUMÉ DU VOYAGE.
En Russie, tout ce qui frappe vos regards, tout ce qui se passe autour de vous est d'une régularité effrayante, et la première pensée qui vient à l'esprit du voyageur lorsqu'il contemple cette symétrie, c'est qu'une si complète uniformité, une régularité si contraire aux penchante naturels de l'homme, n'a pu s'obtenir et ne peut subsister sans violence. L'imagination implore un peu de variété inutilement, comme un oiseau déploie ses ailes dans une cage. Sous un tel régime, l'homme peut savoir et sait, le premier jour de sa vie, ce qu'il verra, ce qu'il fera jusqu'au dernier. Une si rude tyrannie s'appelle, en langage officiel, respect pour l'unité, amour de l'ordre; et ce fruit acerbe du despotisme paraît si précieux aux esprits méthodiques, qu'on ne saurait l'acheter trop cher.
En France je me croyais d'accord avec ces esprits rigoureux; depuis que j'ai vécu sous la discipline terrible qui soumet la population de tout un empire à la règle militaire, je vous l'avoue, j'aime encore mieux un peu de désordre qui annonce la force, qu'un ordre parfait qui coûte la vie.
En Russie, le gouvernement domine tout et ne vivifie rien. Dans cet immense Empire, le peuple, s'il n'est tranquille, est muet; la mort y plane sur toutes les têtes et les frappe capricieusement; c'est à faire douter de la suprême justice; là l'homme a deux cercueils: le berceau et la tombe. Les mères y doivent pleurer la naissance plus que la mort de leurs enfants.
Je ne crois pas que le suicide y soit commun; on y souffre trop pour se tuer. Singulière disposition de l'homme!!! quand la terreur préside à sa vie, il ne cherche pas la mort; il sait déjà ce que c'est[24].
D'ailleurs le nombre des hommes qui se tuent serait grand en Russie, que personne ne le saurait; la connaissance des chiffres est un privilége de la police russe; j'ignore s'ils arrivent exacts à l'Empereur lui-même; ce que je sais, c'est que nul malheur ne se publie sous son règne sans qu'il ait consenti à cet humiliant aveu de la supériorité de la Providence. L'orgueil du despotisme est si grand qu'il rivalise avec la puissance de Dieu. Monstrueuse jalousie!!!… dans quelles aberrations as-tu fait tomber les rois et les sujets? Pour que le prince soit plus qu'un homme, que faut-il que soit le peuple?
Aimez donc la vérité, défendez-la dans un pays où l'idolâtrie est le principe de la constitution! Un homme qui peut tout, c'est le mensonge couronné.
Vous comprenez que ce n'est pas de l'Empereur Nicolas que je m'occupe en ce moment, mais de l'Empereur de Russie. On vous parle beaucoup des coutumes qui bornent son pouvoir; j'ai été frappé de l'abus et n'ai point vu le remède.
Aux yeux du véritable homme d'État et de tous les esprits pratiques, les lois, j'en conviens, sont moins importantes que ne le croient nos logiciens rigoureux, nos philosophes politiques, car, en dernière analyse, c'est la manière dont elles sont appliquées qui décide de la vie des peuples. Oui, mais la vie des Russes est plus triste que celle d'aucun des autres peuples de l'Europe; et quand je dis le peuple, ce n'est pas seulement des paysans attachés à la glèbe que je veux parler, c'est de tout l'Empire.
Un gouvernement soi-disant vigoureux et qui se fait impitoyablement respecter en toute occasion, doit nécessairement rendre les hommes misérables. Dans les sociétés, tout peut servir au despotisme, quelle que soit d'ailleurs la fiction, monarchique ou démocratique, qu'on y fait dominer. Partout où le jeu de la machine publique est rigoureusement exact, il y a despotisme. Le meilleur des gouvernements est celui qui se fait le moins sentir; mais on n'arrive à cet oubli du joug que par un génie et une sagesse supérieurs, ou par un certain relâchement de la discipline sociale. Les gouvernements qui furent bienfaisants dans la jeunesse des peuples, lorsque les hommes à demi sauvages honoraient tout ce qui les arrachait au désordre, le redeviennent dans la vieillesse des nations. À cette époque, on voit naître les constitutions mixtes. Mais ces gouvernements, fondés sur un pacte entre l'expérience et la passion, ne peuvent convenir qu'à des populations déjà fatiguées, à des sociétés dont les ressorts sont usés par les révolutions. On doit conclure de là que s'ils ne sont pas les plus solides, ils sont les plus doux; donc, les peuples qui les ont une fois obtenus ne sauraient trop en prolonger la durée: c'est celle d'une verte vieillesse. La vieillesse des États, comme celle des hommes, est l'âge le plus paisible quand elle couronne une vie glorieuse; mais l'âge moyen d'une nation est toujours rude à passer: la Russie l'éprouve.
Dans ce pays, différent de tous les autres, la nature elle-même est devenue complice des caprices de l'homme qui a tué la liberté pour diviniser l'unité; elle aussi, elle est partout la même: deux arbres mal venants et clair-semés à perte de vue dans des plaines marécageuses ou sablonneuses, le bouleau et le pin, voilà toute la végétation naturelle de la Russie septentrionale, c'est-à-dire des environs de Pétersbourg et des provinces circonvoisines, ce qui comprend une immense étendue de pays.
Où trouver un refuge contre les inconvénients de la société sous un climat où l'on ne peut jouir de la campagne que trois mois par an? et quelle campagne! Ajoutez que pendant les six mois les plus rigoureux de l'hiver, on n'ose respirer l'air libre que deux heures par jour, à moins d'être un paysan russe. Voilà ce que Dieu avait fait pour l'homme dans ces contrées.
Voyons ce que l'homme a fait pour lui-même: une des merveilles du monde, sans contredit, c'est Saint-Pétersbourg; Moscou est aussi une ville très-pittoresque, mais que dire de l'aspect des provinces?
Vous verrez dans mes lettres l'excès de l'uniformité engendré par l'abus de l'unité. Un seul homme dans tout l'Empire a le droit de vouloir; il résulte de là que lui seul a la vie propre. L'absence d'âme se trahit dans toutes choses: à chaque pas que vous faites, vous sentez que vous êtes chez un peuple privé d'indépendance. De vingt en trente lieues sur toutes les routes, une seule ville vous attend; c'est toujours la même. La tyrannie n'invente que les moyens de s'affermir; elle se soucie peu du bon goût dans les arts.
La passion des princes russes et des hommes du métier en Russie pour l'architecture païenne, pour la ligne droite, pour les bâtisses peu élevées et pour les rues espacées, est en contradiction avec les lois de la nature et avec les besoins de la vie dans un pays froid, brumeux et sans cesse exposé à de grands coups de vent qui vous glacent le visage. Pendant tout le temps de mon voyage, je me suis efforcé vainement de concevoir comment cette manie a pu s'emparer des habitants d'une contrée si différente des pays où naquit l'architecture qu'on transplante en Russie: les Russes ne le conçoivent probablement pas plus que moi, car ils ne sont pas plus maîtres de leurs goûts que de leurs actions. On leur a imposé ce qu'on appelle les beaux-arts comme on leur commande l'exercice. Le régiment et son minutieux esprit, tel est le moule de cette société.
Les remparts élevés, les hauts édifices très-rapprochés les uns des autres, les rues tortueuses des villes du moyen âge conviendraient mieux que des caricatures de l'antique au climat et aux habitudes de la Russie; mais le pays auquel les Russes influents pensent le moins, celui dont ils consultent le moins le génie et les besoins, c'est le pays qu'ils gouvernent.
Quand Pierre-le-Grand publiait, depuis la Tartarie jusqu'en Laponie, ses édits de civilisation, les créations du moyen âge étaient depuis longtemps passées de mode en Europe; or, les Russes, même ceux qu'on a qualifiés du surnom de grands, n'ont jamais su que suivre la mode.
Cette disposition à l'imitation ne s'accorde guère avec l'ambition que nous leur attribuons, car on ne domine pas ce que l'on copie; mais tout est contradictoire dans le caractère de ce peuple superficiel: d'ailleurs ce qui le distingue particulièrement, c'est le manque d'invention. Pour inventer il faudrait de l'indépendance; il y a de la singerie jusque dans ses passions: s'il veut avoir son tour sur la scène du monde, ce n'est pas pour employer des facultés qu'il a et qui le tourmentent dans son inaction, c'est uniquement pour recommencer l'histoire des sociétés illustres; son ambition n'est pas une puissance, elle est une prétention: il n'a nulle force créatrice; la comparaison, voilà son talent; contrefaire, voilà son génie; si néanmoins il paraît doué d'une sorte d'originalité, c'est parce que nul peuple sur la terre n'a jamais eu un tel besoin de modèles; naturellement porté à observer, il ne redevient lui-même que lorsqu'il singe les créations des autres. Ce qu'il a d'originalité tient au don de contrefaire qu'il possède plus que tout autre peuple. Sa seule faculté primitive est l'aptitude à reproduire les inventions des étrangers. Il sera dans l'histoire ce qu'est, dans la littérature, un traducteur habile. Les Russes sont chargés de traduire la civilisation européenne aux Asiatiques.
Le talent d'imiter peut devenir utile et même admirable dans les nations, pourvu qu'il s'y développe tard; mais il tue tous les autres talents lorsqu'il les précède. La Russie est une société d'imitateurs: or, tout homme qui ne sait que copier tombe nécessairement dans la caricature.
Hésitant depuis quatre siècles entre l'Europe et l'Asie, la Russie n'a pu parvenir encore à marquer par ses œuvres dans l'histoire de l'esprit humain, parce que son caractère national s'est effacé sous les emprunts.
Séparée de l'Occident par son adhésion au schisme grec, elle est revenue après bien des siècles, avec l'inconséquence de l'amour-propre déçu, demander à des nations formées par le catholicisme, la civilisation dont l'avait privée une religion toute politique. Cette religion byzantine, sortie d'un palais pour aller maintenir l'ordre dans un camp, ne répond pas aux besoins les plus sublimes de l'âme humaine; elle aide la police à tromper la nation: voilà tout.
Elle a rendu d'avance ce peuple indigne du degré de culture auquel il aspire.
L'indépendance de l'Église est nécessaire au mouvement de la sève religieuse; car le développement de la plus noble faculté des peuples, de la faculté de croire, dépend de la dignité du sacerdoce. L'homme chargé de communiquer à l'homme les révélations divines, doit jouir d'une liberté inconnue à tout prêtre révolté contre son chef spirituel. Aussi l'humiliation des ministres du culte est-elle la première punition de l'hérésie; voilà pourquoi dans tous les pays schismatiques, on voit les prêtres méprisés du peuple, malgré ou pour mieux dire à cause de la protection des Rois; et cela précisément parce qu'ils se sont placés dans la dépendance du prince, même en ce qui concerne leur mission divine.
Les peuples qui se connaissent en liberté n'obéiront jamais du fond du cœur à un clergé dépendant.
Le temps n'est pas loin où l'on reconnaîtra qu'en matière de religion, ce qu'il y a d'essentiel, ce n'est pas d'obtenir la liberté du troupeau, c'est d'assurer celle du pasteur.
Quand le monde en sera là, il aura fait un grand pas.
La foule obéira toujours à des hommes qu'elle prendra pour guides: appelez-les prêtres, docteurs, poëtes, savants, tyrans, l'esprit du peuple est dans leur main; la liberté religieuse pour les masses est donc une chimère, mais ce qui est important au sort des âmes, c'est la liberté de l'homme chargé de faire auprès d'elles l'office de prêtres: or, il n'y a au monde de prêtre libre que le prêtre catholique.
Des pasteurs esclaves ne peuvent guider que des esprits stériles: un pope n'instruira jamais les nations qu'à se prosterner devant la force!!… Ne me demandez donc plus d'où vient que les Russes n'imaginent rien; et pourquoi les Russes ne savent que copier sans perfectionner…
Lorsque en Occident les descendants des barbares étudiaient les anciens avec une vénération qui tenait de l'idolâtrie, ils les modifiaient pour se les approprier; qui peut reconnaître Virgile dans le Dante? Homère dans le Tasse? Justinien même et les lois romaines dans les codes de la féodalité? L'imitation de maîtres, entièrement étrangers aux mœurs modernes, pouvait polir les esprits en formant la langue; elle ne pouvait les réduire à une reproduction servile. Le respect passionné qu'ils professaient pour le passé, loin d'étouffer leur génie, l'éveillait; mais ce n'est pas ainsi que les Russes se sont servis de nous.
Quand on contrefait la forme d'une société sans se pénétrer de l'esprit qui l'anime, quand on va demander des leçons de civilisation, non pas aux antiques instituteurs du genre humain, mais à des étrangers dont on envie les richesses sans respecter leur caractère, quand l'imitation est hostile et qu'elle tombe en même temps dans la puérilité, lorsqu'on va prendre chez un voisin, qu'on affecte de dédaigner, jusqu'à la manière d'habiter sa maison, de s'habiller, de parler, on devient un calque, un écho, un reflet; on n'existe plus par soi-même.
Les sociétés du moyen âge, vivantes de leurs croyances renouvelées, fortes de leurs besoins à elles, pouvaient adorer l'antiquité sans risquer de la parodier; parce que la force de création, quand elle existe, ne se perd jamais à quelque usage que l'homme l'applique… que d'imagination dans l'érudition du XVe siècle!!…
Le respect pour les modèles est le cachet d'un esprit créateur.
C'est pourquoi l'étude des classiques dans l'Occident à l'époque de la renaissance, n'a guère influé que sur les belles-lettres et sur les beaux-arts: le développement de l'industrie, du commerce, des sciences naturelles et des sciences exactes, est uniquement l'œuvre de l'Europe moderne, qui pour ces choses a tiré presque tout d'elle-même. L'admiration superstitieuse qu'elle professa longtemps pour la littérature païenne n'a pas empêché que sa politique, sa religion, sa philosophie, la forme de ses gouvernements, sa manière de faire la guerre, son point d'honneur, ses mœurs, son esprit, ses habitudes sociales ne soient à elle.
La Russie elle seule, civilisée tard, s'est vue, par l'impatience de ses chefs, privée d'une fermentation profonde et du bénéfice d'une culture lente et naturelle. Le travail intérieur qui forme les grands peuples, et prépare une nation à dominer, c'est-à-dire à éclairer les autres, a manqué à la Russie; je l'ai souvent remarqué, dans ce pays, la société, telle que ses souverains l'ont faite, n'est qu'une immense serre chaude remplie de jolies plantes exotiques. Là, chaque fleur rappelle son sol natal, mais on se demande où est la vie, où est la nature, où sont les productions indigènes dans cette collection de souvenirs qui dénote le choix plus ou moins heureux de quelques voyageurs curieux, mais qui n'est pas l'œuvre sérieuse d'une nation libre.
La nation russe se ressentira éternellement de cette absence de vie propre à l'époque de son réveil politique. L'adolescence, cet âge laborieux où l'esprit de l'homme assume toute la responsabilité de son indépendance, a été perdue pour elle. Comptant pour rien le temps, ses princes et surtout Pierre-le-Grand, l'ont fait passer violemment de l'enfance à la virilité. À peine échappée au joug étranger, tout ce qui n'était pas la domination mongole, lui semblait la liberté; c'est ainsi que dans la joie de son inexpérience elle accepta comme une délivrance le servage lui-même, parce qu'il lui était imposé par ses souverains légitimes. Ce peuple avili sous la conquête, se trouvait assez heureux, assez indépendant pourvu que son tyran s'appelât d'un nom russe au lieu d'un nom tatare.
L'effet d'une telle illusion dure encore; l'originalité de l'esprit a fui de ce sol dont les enfants, rompus à l'esclavage n'ont pris au sérieux, jusqu'à ce jour, que la terreur et l'ambition. Qu'est-ce que la mode pour eux, si ce n'est une chaîne élégante et qu'on ne porte qu'en public?… La politesse russe, quelque bien jouée qu'elle nous paraisse, est plus cérémonieuse que naturelle, tant il est vrai que l'urbanité est une fleur qui ne s'épanouit qu'au sommet de l'arbre social; cette plante ne se greffe pas, elle s'enracine, et la tige qui doit la supporter, comme celle de l'aloès, met des siècles à pousser; il faut que bien des générations à demi barbares soient mortes dans un pays avant que les couches supérieures de la terre sociale y fassent naître des hommes réellement polis: plusieurs âges de souvenirs sont nécessaires à l'éducation d'un peuple civilisé; l'esprit d'un enfant né de parents polis, peut seul mûrir assez vite pour comprendre ce qu'il y a de réel au fond de la politesse. C'est un échange secret de sacrifices volontaires. Rien de plus délicat, on peut dire de plus véritablement moral, que les principes qui constituent l'élégance parfaite des manières. Une telle politesse, pour résister à l'épreuve des passions, ne peut être entièrement distincte de la noblesse des sentiments, que nul homme n'acquiert à lui seul, car c'est surtout sur l'âme qu'influe la première éducation: en un mot, la véritable urbanité est un héritage; notre siècle a beau compter le temps pour rien, la nature, dans ses œuvres, le compte pour beaucoup. Jadis un certain raffinement de goût caractérisait les Russes du Midi: et, grâce aux rapports entretenus de toute antiquité, pendant les siècles les plus barbares, avec Constantinople par les souverains de Kiew, l'amour des arts régnait dans cette partie de l'Empire slave; en même temps que les traditions de l'Orient y avaient maintenu le sentiment du grand et perpétué une certaine dextérité parmi les artistes et les ouvriers: mais ces avantages, fruits d'anciennes relations avec des peuples avancés dans une civilisation héritée de l'antique, ont été perdus lors de l'invasion des Mongols.
Cette crise a forcé, pour ainsi dire, la Russie primitive d'oublier son histoire: l'esclavage produit la bassesse qui exclut la vraie politesse; celle-ci n'a rien de servile puisqu'elle est l'expression des sentiments les plus élevés et les plus délicats. Or, ce n'est que lorsque la politesse devient en quelque sorte une monnaie courante chez un peuple entier qu'on peut dire que ce peuple est civilisé; alors la rudesse primitive, la personnalité brutale de la nature humaine se trouvent effacées dès le berceau par les leçons que chaque individu reçoit dans sa famille; quelque part qu'il naisse, l'homme enfant n'est point pitoyable, et si, dès le début de la vie, il n'est détourné de ses penchants cruels, jamais il ne sera réellement poli. La politesse n'est que le code de la pitié appliqué aux relations journalières de la société; ce code enseigne surtout la pitié pour les souffrances de l'amour-propre: c'est aussi le remède le plus universel, le plus applicable, le plus pratique qu'on ait trouvé jusqu'ici contre l'égoïsme.
On dira ce qu'on voudra, tous ces raffinements, résultat naturel de l'œuvre du temps, sont inconnus aux Russes actuels qui se souviennent bien plus de Saraï que de Byzance, et qui, à peu d'exceptions près, ne sont encore que des barbares bien habillés. Ils me paraissent des portraits mal peints, mais très-bien vernis. Pour que votre politesse fût vraie, il faudrait avoir été longtemps humains avant d'être polis.
C'est Pierre-le-Grand qui, avec toute l'imprudence d'un génie inculte, toute la témérité d'un homme d'autant plus impatient qu'il est censé tout-puissant, avec la persévérance d'un caractère de fer, est allé dérober bien vite à l'Europe les fruits de la civilisation tout venus, au lieu de se résigner à en jeter lentement les semences dans son propre terrain: cet homme trop vanté n'a produit qu'une œuvre factice: c'est étonnant; mais le bien qu'a fait ce génie barbare fut passager, le mal est irréparable.
Qu'importe à la Russie de se sentir peser sur l'Europe? d'influer sur la politique de l'Europe? Intérêts factices! passions vaniteuses. Ce qui lui importait, c'était d'avoir en elle-même le principe de la vie et de le développer: une nation qui n'a rien à elle que son obéissance, n'est pas vivante. On a mis celle-ci à la fenêtre: elle regarde, elle écoute, elle agit comme un homme assis au spectacle agit; quand fera-t-on cesser ce jeu?
Il faudrait s'arrêter et recommencer: un tel effort est-il possible? peut-on reprendre en sous-œuvre un si vaste édifice? La trop récente civilisation de l'Empire russe, toute factice qu'elle est, a déjà produit des résultats réels, et que nul pouvoir humain ne saurait annuler: il me paraît impossible de diriger l'avenir d'un peuple en comptant pour rien le présent. Mais le présent, quand il a été violemment séparé du passé, ne promet que du malheur: éviter ces malheurs à la Russie, en la forçant de tenir compte de son ancienne histoire qui n'était que le résultat de son caractère primitif: telle sera désormais la tâche ingrate, et plus utile que brillante, des hommes appelés à gouverner ce pays.
Le génie souverainement pratique et tout national de l'Empereur Nicolas a compris ce problème: pourra-t-il le résoudre? je ne le crois pas; il ne laisse pas assez faire, il se fie trop à lui-même et trop peu aux autres pour réussir. D'ailleurs, en Russie, la volonté la plus absolue ne suffit pas pour faire le bien.
Ce n'est pas contre un tyran, c'est contre la tyrannie que les amis des hommes ont à lutter ici. Il serait injuste d'accuser l'Empereur des malheurs de l'Empire et des vices du gouvernement: la force d'un homme n'est pas égale à la tache imposée au souverain qui tout à coup voudrait régner par l'humanité sur un peuple inhumain.
Il faut aller en Russie, il faut voir de près ce qui s'y passe pour apprendre tout ce que ne peut pas faire l'homme qui peut tout, surtout quand c'est le bien qu'il veut faire.
Les fâcheuses conséquences de l'œuvre de Pierre Ier ont encore été aggravées sous le grand ou pour mieux dire, sous le long règne d'une femme qui n'a gouverné son peuple que pour s'amuser à étonner l'Europe… L'Europe, toujours l'Europe!!… jamais la Russie!
Pierre Ier et Catherine II ont donné au monde une grande et utile leçon que la Russie a payée; ils nous ont montré que le despotisme n'est jamais si redoutable que lorsqu'il prétend faire du bien, car alors il croit excuser ses actes les plus révoltants par ses intentions: et le mal qui se donne pour remède n'a plus de bornes. Le crime à découvert ne triomphe qu'un jour; mais les fausses vertus, voilà ce qui égare à jamais l'esprit des nations. Les peuples éblouis par les brillants accessoires du crime, par la grandeur de certains forfaits que l'événement a justifiés, croient à la fin qu'il y a deux scélératesses, deux morales, et que la nécessité, la raison d'État, comme on disait jadis, disculpe les criminels de haut parage, pourvu qu'ils aient su mettre leurs excès d'accord avec les passions du pays.
La tyrannie avouée m'effraierait peu auprès d'une oppression déguisée en amour de l'ordre. La force du despotisme est uniquement dans le masque du despote. Que le souverain soit contraint de ne plus mentir, le peuple est libre; aussi n'ai-je reconnu en ce monde d'autre mal que le mensonge. Si vous ne craignez que l'arbitraire violent et avoué, allez en Russie, vous apprendrez à redouter surtout la tyrannie hypocrite.
Je ne puis le nier, je rapporte de mon voyage des idées qui n'étaient pas les miennes lorsque je l'ai entrepris. Aussi ne donnerais-je pour rien au monde la peine qu'il m'a coûtée; si j'en imprime la relation, ce sera précisément parce qu'il a modifié mes opinions sur plusieurs points. Elles étaient connues de tout ce qui me lira; mon désappointement ne l'est pas: c'est un devoir que de le publier.
En partant, je comptais me dispenser d'écrire ce dernier voyage; ma méthode est fatigante, parce qu'elle consiste à retracer pour mes amis, pendant la nuit, mes souvenirs de la journée. Durant ce travail, qui ressemble à une confidence, le public apparaît à ma pensée, mais dans un lointain vaporeux… si vaporeux que je m'obstine à douter de sa présence; et voilà pourquoi le ton de familiarité qu'on prend malgré soi dans une correspondance intime se conserve dans mes lettres imprimées.
Quelque légère que puisse vous paraître cette tâche, je ne suis plus assez jeune pour me l'imposer impunément; une fois l'entreprise commencée, je tiens à la compléter, je ne me permets ni paresse ni négligence: c'est une rude fatigue. Aussi me plaisais-je à penser que je pourrais cette fois voyager pour moi tout seul; c'était le moyen de voir avec tranquillité. Mais la préoccupation où j'ai trouvé les Russes à mon égard, depuis les plus grands personnages jusqu'aux plus petits particuliers, m'a donné la mesure de mon importance, du moins de celle que j'ai pu acquérir à Pétersbourg. «Que pensez-vous, ou plutôt que direz-vous de nous?» voilà le fond de tous les discours qu'on m'adressait: ils m'ont tiré de mon inaction; je faisais le modeste par apathie, peut-être par lâcheté; d'ailleurs, Paris rend humble ceux qu'il ne rend pas excessivement présomptueux; j'avais donc lieu de me défier de moi-même; mais l'amour-propre inquiet des Russes a rassuré le mien.
J'ai été soutenu dans ma nouvelle résolution par un désenchantement toujours croissant. Certes, il faut que la cause du mécompte soit profonde et active pour que le dégoût m'ait atteint au milieu des fêtes les plus brillantes que j'aie vues de ma vie, et malgré l'éblouissante hospitalité des Russes. Mais j'ai reconnu du premier coup d'œil qu'il y a dans les démonstrations d'intérêt qu'ils vous prodiguent, plus d'envie de passer pour prévenants, qu'il n'y a de vraie cordialité. La cordialité est inconnue aux Russes; ce n'est pas là ce qu'ils ont emprunté des Allemands. Ils occupent tous vos instants, ils vous distraient, ils vous absorbent, ils vous tyrannisent à force d'empressement, ils a'enquièrent de l'emploi de vos journées, ils vous questionnent avec des instances qui n'appartiennent qu'à eux, et de fêtes en fêtes, ils vous empêchent de voir leur pays. Ils ont fait un mot français pour exprimer le résultat de cette tactique soi-disant obligeante: c'est ce qu'ils appellent enguirlander[26] les étrangers. Par malheur, ces soins empressés sont tombés sur un homme que les fêtes ont toujours moins distrait que fatigué. Mais viennent-ils à s'apercevoir que leur effet direct est manqué sur l'esprit de l'étranger, ils ont recours à des moyens détournés pour discréditer ses récits auprès des lecteurs éclairés: ils l'abusent avec une dextérité merveilleuse. Ainsi, afin de lui montrer les choses sous un faux jour, ils mentent en mal comme ils mentaient en bien, tant qu'ils croyaient pouvoir compter sur une crédulité bienveillante. Souvent dans la même conversation, j'ai surpris la même personne, changeant deux ou trois fois de tactique à mon égard. Je ne me flatte pas d'avoir toujours pu discerner le vrai, malgré les efforts combinés avec tant d'art par des gens dont c'est le métier de le déguiser; mais c'est déjà beaucoup que de savoir qu'on est trompé; si je ne vois pas la vérité, je vois qu'on me la cache[27]; et si je ne suis éclairé, je suis armé.
La gaîté manque à toutes les cours; mais à celle de Pétersbourg on n'a même pas la permission de s'ennuyer. L'Empereur qui voit tout, prend l'affectation du plaisir pour un hommage, ce qui rappelle le mot de M. de Talleyrand sur Napoléon: «L'Empereur ne plaisante pas; il veut qu'on s'amuse.»
Je blesserai des amours-propres, mon incorruptible bonne foi m'attirera des reproches: mais est-ce ma faute, à moi, si en allant demander à un gouvernement absolu des arguments nouveaux contre le despote de chez nous, contre le désordre baptisé du nom de liberté, je n'ai été frappé que des abus de l'autocratie, c'est-à-dire de la tyrannie qualifiée de bon ordre? Le despotisme russe est un faux ordre comme notre républicanisme est une fausse liberté. Je fais la guerre au mensonge partout où je le reconnais; mais il y a plus d'un genre de mensonges: j'avais oublié ceux du pouvoir absolu; je les raconte en détail aujourd'hui, parce qu'en décrivant mes voyages, je dis toujours ingénument ce que je vois.
Je hais les prétextes: j'ai vu qu'en Russie l'ordre sert de prétexte à l'oppression, comme en France la liberté à l'envie. En un mot, j'aime la vraie liberté, la liberté possible dans une société d'où toute élégance n'est pas exclue; je ne suis donc ni démagogue ni despote; je suis aristocrate dans l'acception la plus large du mot. L'élégance que je désire conserver aux sociétés n'est point frivole; elle n'est point cruelle, elle est réglée par le goût; le goût exclut les abus; il en est le plus sûr préservatif, car il craint toute exagération. Une certaine élégance est nécessaire aux arts, et les arts sauvent le monde, puisque c'est par eux surtout que les peuples s'attachent à la civilisation dont ils sont la dernière et la plus précieuse récompense. Par un privilége unique entre tout ce qui peut répandre de l'éclat sur une nation, leur gloire plaît et profite à la fois à toutes les classes de la société.
L'aristocratie telle que je l'entends, loin de s'allier avec la tyrannie en faveur de l'ordre, ainsi que le lui reprochent les démagogues qui la méconnaissent, ne peut subsister avec l'arbitraire. Elle a pour mission de défendre, d'un côté, le peuple contre le despote, et de l'autre, la civilisation contre la révolution, le plus redoutable des tyrans. La barbarie prend plus d'une forme: vous la frappez dans le despotisme, elle renaît dans l'anarchie; mais la vraie liberté, sous la garde de la vraie aristocratie, n'est ni violente ni désordonnée.
Malheureusement aujourd'hui les partisans de l'aristocratie modératrice en Europe s'aveuglent et prêtent des armes à leurs adversaires; dans leur fausse prudence, ils s'en vont chercher du secours chez les ennemis de toute liberté politique et religieuse, comme si le danger ne pouvait venir que du côté des nouveaux révolutionnaires; pourtant les souverains arbitraires étaient d'anciens usurpateurs tout aussi redoutables que le sont les Jacobins modernes.
L'aristocratie féodale est finie, moins l'éclat indélébile dont brilleront toujours les grands noms historiques; mais dans les sociétés qui veulent vivre, la noblesse du moyen âge sera remplacée comme elle l'est depuis longtemps chez les Anglais par une magistrature héréditaire; et cette nouvelle aristocratie, héritière de toutes les anciennes aristocraties, combinée de plusieurs éléments divers, puisque la charge, la naissance et la richesse en sont les bases, ne retrouvera son crédit que lorsqu'elle s'appuiera sur une religion libre; or, je l'ai dit et je le répète aussi souvent que je le crois nécessaire, la seule religion libre est celle qui est enseignée par l'Église catholique, la plus libre de toutes les Églises, puisqu'elle est la seule qui ne dépende d'aucune souveraineté temporelle; celle du pape n'étant plus aujourd'hui destinée qu'à défendre l'indépendance sacerdotale. L'aristocratie est le gouvernement des esprits indépendants, et l'on ne peut trop le redire: le catholicisme est la religion des prêtres libres.
Vous le savez: dès qu'une vérité m'apparaît, je la dis sans en calculer les conséquences, persuadé que le mal ne vient pas des vérités qu'on publie, mais des vérités qu'on déguise; aussi ai-je toujours regardé comme pernicieux le proverbe de nos pères: Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire.
C'est parce que chacun trie dans la vérité ce qui sert à ses passions, à sa peur, à sa servilité, à son intérêt, qu'on la rend plus nuisible que l'erreur; aussi, quand je voyage, je ne choisis pas dans les faits que je recueille, je ne repousse pas ceux qui combattent mes croyances les plus chères. Tant que je raconte, je n'ai d'autre religion que le culte du vrai; je m'efforce de n'être pas juge, je ne suis pas même peintre, car les peintres composent; je tâche de devenir miroir; enfin je veux être impartial avant tout, et en ceci l'intention suffit, du moins aux yeux des lecteurs spirituels; je ne puis ni ne veux m'avouer qu'il en existe d'autres, cette découverte rendrait la tâche de l'écrivain trop fastidieuse.
Toutes les fois que j'ai eu l'occasion de communiquer avec les hommes; la première pensée que m'aient inspirée leurs procédés envers moi, c'est qu'ils avaient plus d'esprit que moi, qu'ils savaient mieux se défendre, mieux dire et mieux faire. Tel a été jusqu'à ce jour le résultat de mes expériences; je ne méprise donc personne, à plus forte raison suis-je loin de mépriser mes lecteurs. Voilà pourquoi je ne les flatte jamais.
S'il est des hommes pour lesquels il m'est difficile d'être équitable, c'est pour ceux qui m'ennuient; mais je n'en connais guère, car je fuis les oisifs.
Je vous ai dit qu'il n'y avait qu'une ville en Russie, à Pétersbourg il n'y a qu'un salon; c'est toujours et partout la cour ou des fractions de la cour. Vous changez de maison, vous ne changez pas de cercle, et dans ce cercle unique on s'interdit tout sujet de conversation intéressante; mais ici je trouve qu'il y a compensation, grâce à l'esprit aiguisé des femmes qui s'entendent merveilleusement à nous faire penser ce qu'elles ne disent pas.
Les femmes sont en tous lieux les moins serviles des esclaves, parce que, usant habilement de leur faiblesse, dont elles se font une puissance, elles savent mieux que nous échapper aux mauvaises lois; aussi sont-elles destinées à sauver la liberté individuelle partout où manque la liberté publique.
Qu'est-ce que la liberté, si ce n'est la garantie du droit du plus faible, que les femmes sont chargées par la nature de représenter dans la société? En France, aujourd'hui, on s'enorgueillit de tout décider à la majorité;… belle merveille!!!… quand je verrai qu'on a quelque égard aux réclamations de la minorité, je crierai à mon tour: Vive la liberté!
Il faut tout dire, les plus faibles de maintenant étaient les plus forts d'autrefois, et alors ils n'ont que trop donné l'exemple de l'abus de la force dont je me plains aujourd'hui! Mais une erreur n'en excuse pas une autre.
Malgré la secrète influence des femmes, la Russie est encore plus loin de la liberté que ne le sont la plupart des pays de la terre; non du mot, mais de la chose. Demain dans une émeute, dans un massacre, à la lueur d'un incendie, on peut crier vive la liberté jusque sur les frontières de la Sibérie; un peuple aveugle et cruel peut éventrer ses maîtres, il peut se révolter contre des tyrans obscurs, et faire rougir de sang les eaux du Volga, il n'en sera pas plus libre: la barbarie est un joug.
Aussi, le meilleur moyen d'émanciper les hommes n'est-il pas de proclamer leur affranchissement avec pompe, c'est de rendre la servitude impossible en développant dans le cœur des nations le sentiment de l'humanité; il manque en Russie. Parler libéralité aujourd'hui à des Russes, de quelque condition qu'ils soient, ce serait un crime; leur prêcher l'humanité à tous, sans exception, c'est un devoir.
La nation russe, il faut bien le dire, n'a pas encore de justice[28]; aussi m'a-t-on cité un jour, à la louange de l'Empereur Nicolas, le gain d'un procès, par un particulier obscur, contre des grands seigneurs. Dans ce cas, l'admiration pour le caractère du souverain me paraissait une satire contre la société. Ce fait trop vanté m'a prouvé positivement que l'équité n'est qu'une exception en Russie.
Tout bien considéré, je ne conseillerais pas à tous les hommes de peu, comme on disait jadis en France, de se fier au succès de ce personnage favorisé peut-être par exception pour assurer l'impunité aux injustices courantes: espèce de moulin de Sans-Souci, échantillon d'équité dont les régulateurs de la loi se plaisent à faire montre pour répondre aux reproches de corruption et de servilité.
Un autre fait dont nous devons tirer une induction peu favorable à la magistrature russe, c'est qu'on ne plaide guère en Russie: chacun sait où cela mène; on recourrait plus souvent à la justice, si les juges étaient plus équitables. C'est ainsi qu'on ne se querelle pas, qu'on ne se bat pas dans les rues, de peur du cachot et des fers, indistinctement réservés, la plupart du temps, aux deux parties.
Malgré les tristes tableaux que je vous trace, deux choses et une personne valent la peine du voyage. La Néva de Pétersbourg, pendant les jours sans nuits, le Kremlin de Moscou, au clair de lune, et l'Empereur de Russie: c'est la Russie pittoresque, historique et politique; hors de là tout n'est que fatigue et qu'ennui sans dédommagement: vous en jugerez en lisant mes lettres.
Plusieurs de mes amis m'ont écrit déjà qu'ils sont d'avis de ne pas les faire paraître.
Lorsque je m'apprêtais à quitter Pétersbourg, un Russe me demanda, comme tous les Russes, ce que je dirais de son pays. «J'y ai été trop bien reçu pour en parler,» lui ai-je répondu.
On se fait contre moi des armes de cet aveu où j'avais cru cacher à peine poliment une épigramme. «Traité comme vous l'avez été, m'écrit-on, il est certain que vous ne pouvez dire la vérité; or, comme vous ne savez écrire que pour elle, vous ferez mieux de vous taire.» Telle est l'opinion d'une partie des personnes que j'ai l'habitude d'écouter. En tout cas, elle n'est pas flatteuse pour les Russes.
La mienne est que sans blesser la délicatesse, sans manquer à la reconnaissance qu'on doit aux personnes, quand on leur en doit, ni au respect qu'on se doit toujours à soi-même, il y a une manière convenable de parler sincèrement des choses et des hommes publics; j'espère avoir trouvé cette manière-là. Il n'y a que la vérité qui choque, à ce qu'on prétend; c'est possible, mais en France du moins, nul n'a le droit ni la force de fermer la bouche à qui la dit. Mes cris d'indignation ne pourront passer pour l'expression déguisée de la vanité blessée. Si je n'avais écouté que mon amour-propre, il m'aurait dit d'être enchanté de tout: mon cœur n'a été satisfait de rien.
Tant pis pour les Russes si tout ce qu'on raconte de leur pays et de ses habitants tourne en personnalités: c'est un malheur inévitable; car à vrai dire, les choses n'existent pas en Russie, puisque c'est le bon plaisir d'un homme qui les fait et qui les défait; mais ceci n'est pas la faute des voyageurs.
L'Empereur me paraît peu disposé à se démettre d'une partie de son autorité: qu'il subisse donc la responsabilité de l'omnipotence; c'est une première expiation du mensonge politique par lequel un seul homme est déclaré maître absolu d'un pays, souverain tout-puissant de la pensée d'un peuple.
Les adoucissements dans la pratique n'excusent pas l'impiété d'une telle doctrine. J'ai trouvé chez les Russes que le principe de la monarchie absolue, appliqué avec une conséquence inflexible, mène à des résultats monstrueux. Et cette fois, mon quiétisme politique ne m'empêche pas de reconnaître et de proclamer qu'il est des gouvernements que les peuples ne devraient jamais subir.
L'Empereur Alexandre causant confidentiellement avec madame de Staël sur les améliorations qu'il projetait, lui dit: «Vous louez mes intentions philanthropiques, je vous remercie; néanmoins dans l'histoire de Russie, je ne suis qu'un accident heureux.» Ce prince disait vrai; les Russes vantent en vain la prudence et les ménagements des hommes qui dirigent leurs affaires, le pouvoir arbitraire n'en est pas moins chez eux la base fondamentale de l'État, et ce principe fonctionne de telle sorte que l'Empereur fait ou fait faire, ou laisse faire, ou laisse subsister des lois—pardonnez-moi si je donne ce nom sacré à des arrêts impies, mais je me sers du mot usité en Russie—l'Empereur laisse subsister des lois qui, par exemple, permettent à l'Empereur de déclarer que les enfants légitimes d'un homme légitimement marié n'ont point de père, point de nom, enfin, qu'ils sont des chiffres, et ne sont point des hommes[29]. Et vous voulez m'empêcher de traduire à la barre du tribunal de l'Europe un prince qui, tout distingué, tout supérieur qu'il est, consent à régner sans abolir une telle loi!!
Son ressentiment est implacable: avec des haines si vives, on peut encore être un grand souverain, on ne saurait plus être un grand homme: le grand homme est clément, l'homme politique est vindicatif; on règne par la vengeance, on convertit par le pardon.
Je viens de vous dire mon dernier mot sur un prince qu'on hésite à juger lorsqu'on connaît le pays où il est condamné à régner: car les hommes y sont tellement dépendants des choses, qu'on ne sait à qui remonter, ni jusqu'où descendre pour demander compte des faits. Et ce sont les grands seigneurs d'un tel pays qui prétendent ressembler aux Français!!…
Les rois de France, dans les temps de barbarie, ont fait souvent couper la tête à leurs grands vassaux; l'un d'eux, de tyrannique mémoire, a voulu, par un raffinement de cruauté, que le sang du père fût versé sur les enfants placés au-dessous de l'échafaud: néanmoins, quelle que fût la rigueur de ces princes absolus, lorsqu'ils tuaient leur ennemi, lorsqu'ils le dépouillaient de ses biens, lorsqu'ils le massacraient, ils se gardaient d'avilir en lui, par un arrêt dérisoire, sa caste, sa famille, son pays: un tel oubli de toute dignité aurait révolté les peuples de France, même ceux du moyen âge. Mais le peuple russe souffre bien autre chose. Disons mieux, il n'y a pas encore de peuple russe… il y a des Empereurs qui ont des serfs et des courtisans qui ont aussi des serfs: tout cela ne fait pas un peuple.
La classe moyenne, jusqu'à ce jour peu nombreuse en proportion des autres, se compose presque uniquement des étrangers; quelques paysans affranchis par leur richesse, et les plus petits employés, montés de quelques degrés, commencent à la grossir: l'avenir de la Russie dépend de ces nouveaux bourgeois, d'origines tellement diverses qu'ils ne peuvent guère s'accorder dans leurs vues.
On s'efforce aujourd'hui de créer une nation russe; mais la tâche est rude pour un homme. Le mal se fait vite, il se répare lentement; les dégoûts du despotisme doivent souvent éclairer le despote sur les abus du pouvoir absolu: je le crois. Mais les embarras de l'oppresseur n'excusent pas l'oppression; et si ses crimes m'inspirent quelque pitié, le mal est toujours à plaindre, ils m'en inspirent beaucoup moins que les souffrances de l'opprimé. En Russie, quelle que soit l'apparence des choses, il y a au fond de tout la violence et l'arbitraire. On y a rendu la tyrannie calme à force de terreur: voilà, jusqu'à ce jour, la seule espèce de bonheur que ce gouvernement ait su procurer à ses peuples.
Et lorsque le hasard me rend témoin des maux inouïs qu'on souffre sous une constitution à principe exagéré, la crainte de blesser je ne sais quelle délicatesse, m'empêcherait de dire ce que j'ai vu? Mais je serais indigne d'avoir eu des yeux si je cédais à cette partialité pusillanime, qu'on me déguise cette fois sous le nom de respect pour les convenances sociales; comme si ma conscience n'avait pas le premier droit à mon respect… Quoi! on m'aura laissé pénétrer dans une prison; j'aurai compris le silence des victimes terrifiées, et je n'oserai raconter leur martyre, de peur d'être accusé d'ingratitude, à cause de la complaisance des geôliers à me faire les honneurs du cachot? Une telle prudence serait loin d'être une vertu; je vous déclare donc, qu'après avoir bien regardé autour de moi pour voir ce qu'on me cachait, bien écouté pour entendre ce qu'on ne voulait pas me dire, bien tâché d'apprécier le faux dans ce qu'on me disait, je ne crois pas exagérer en vous assurant que l'Empire de Russie est le pays de la terre où les hommes sont le plus malheureux, parce qu'ils y souffrent à la fois des inconvénients de la barbarie et de ceux de la civilisation. Quant à moi, je me croirais un traître et un lâche, si après avoir tracé déjà en toute liberté d'esprit le tableau d'une grande partie de l'Europe, je me refusais à le compléter de peur de modifier certaines opinions qui étaient les miennes, et de choquer certaines personnes par le tableau véridique d'un pays qui n'a jamais été peint tel qu'il est. Sur quoi se fonderait, je vous prie, mon respect pour de mauvaises choses? Suis-je lié par quelque autre chaîne que par l'amour de la vérité?
En général, les Russes m'ont paru des hommes doués de beaucoup de tact; des hommes très-fins, mais peu sensibles: je l'ai dit, une extrême susceptibilité unie à beaucoup de dureté, voilà, je crois, le fond de leur caractère: Je l'ai dit; une vanité clairvoyante, une perspicacité d'esclave, une finesse sarcastique: tels sont les traits dominants de leur esprit; je l'ai dit et répété, car ce serait pure duperie que d'épargner l'amour-propre des gens quand ils sont eux-mêmes si peu miséricordieux; la susceptibilité n'est pas de la délicatesse. Il est temps que ces hommes qui démêlent avec tant de sagacité les vices et les ridicules de nos sociétés, s'habituent à supporter la sincérité des autres: le silence officiel qu'on fait régner autour d'eux les abuse, il énerve leur intelligence; s'ils veulent se faire reconnaître des nations de l'Europe et traiter avec nous d'égaux à égaux, il faut qu'ils commencent par se résigner à s'entendre juger. Cette sorte de procès, toutes les nations le soutiennent sans en faire beaucoup d'état. Depuis quand les Allemands ne reçoivent-ils les Anglais qu'à condition que ceux-ci diront du bien de l'Allemagne? Les nations ont toujours de bonnes raisons pour être comme elles sont: et la meilleure de toutes, c'est qu'elles ne peuvent pas être autrement.
À la vérité cette excuse ne va pas aux Russes, du moins pas à ceux qui lisent. Comme ils singent tout, ils pourraient être autrement, et c'est justement cette possibilité qui rend leur gouvernement ombrageux jusqu'à la férocité!… ce gouvernement sait trop qu'on n'est sûr de rien avec des caractères tout en reflets.
Un motif plus puissant aurait pu m'arrêter; c'est la peur d'être accusé d'apostasie. «Il a longtemps protesté, dira-t-on, contre les déclamations libérales; maintenant le voilà qui cède au torrent et qui cherche la fausse popularité après l'avoir dédaignée.»
Je ne sais si je m'abuse, mais plus je réfléchis et moins je crois que ce reproche puisse m'atteindre, ni même que personne pense à me l'adresser.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que la crainte d'être blâmé par les étrangers préoccupe l'esprit des Russes. Ce peuple bizarre unit une extrême jactance à une excessive défiance de lui-même; en dehors suffisance, au fond humilité inquiète: voilà ce que j'ai vu dans la plupart des Russes. Leur vanité, qui ne se repose jamais, est toujours en souffrance comme l'est l'orgueil anglais; aussi les Russes manquent-t-ils de simplicité. La naïveté, ce mot français dont aucune autre langue que la nôtre ne peut rendre le sens exact parce que la chose nous est propre, la naïveté, cette simplicité qui pourrait devenir malicieuse, ce don de l'esprit qui fait rire sans jamais blesser le cœur, cet oubli des précautions oratoires qui va jusqu'à prêter des armes contre soi à ceux auxquels on parle, cette équité de jugement, cette vérité d'expression tout involontaire, cet abandon de la personnalité dans l'intérêt de la vérité; la simplesse gauloise, en un mot, ils ne la connaissent pas. Un peuple d'imitateurs ne sera jamais naïf; le calcul chez lui tuera toujours la sincérité.
J'ai trouvé dans le testament de Monomaque des conseils sages et curieux adressés à ses enfants: voici un passage qui m'a particulièrement frappé; aussi l'ai-je mis pour épigraphe à la tête de mon livre, car c'est un aveu précieux à recueillir: «Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu'ils soient, et si vous n'êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu'ils en disent en retournant dans le leur.» (Tiré des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126.) Ce prince avait été baptisé sous le nom de Basile. (Histoire de l'Empire de Russie par Karamsin, traduite par MM. Saint-Thomas et Jauffret; tome II, page 205. Paris, 1820.)
Un tel raffinement d'amour-propre, vous en conviendrez, ôte beaucoup de son prix à l'hospitalité. Aussi cette charité calculée m'est-elle revenue malgré moi plus d'une fois à la mémoire pendant mon voyage. Ce n'est pas qu'on doive priver les hommes de la récompense de leurs bonnes actions; mais il est immoral de donner cette récompense pour premier mobile à la vertu.
Voici quelques autres passages extraits du même auteur, et qui serviront d'appui à mes propres observations.
Karamsin lui-même raconte les fâcheux résultats de l'invasion des Mongols sur le caractère du peuple russe: si l'on me trouve sévère dans mes jugements, on verra qu'ils sont autorisés par un auteur grave et plutôt disposé à l'indulgence.
«L'orgueil national, dit-il, s'anéantit parmi les Russes; ils eurent recours aux artifices qui suppléent à la force chez des hommes condamnés à une obéissance servile: habiles à tromper les Tatars, ils devinrent aussi plus savants dans l'art de se tromper mutuellement; achetant des barbares leur sécurité personnelle, ils furent plus avides d'argent et moins sensibles aux injures, à la honte, exposés sans cesse à l'insolence de tyrans étrangers!» (Extrait du même ouvrage, tome V, chapitre 4, page 447 et suivante.)
Plus loin:
«Il se pourrait que le caractère actuel des Russes conservât quelques-unes des taches dont l'a souillé la barbarie des Mongols […]»
«Nous remarquons qu'avec plusieurs sentiments élevés on vit s'affaiblir en nous le courage, alimenté surtout par l'orgueil national […]»
«L'autorité du peuple favorisait aussi celle des boyards, qui à leur tour pouvaient, à l'aide des citoyens, avoir influence sur le prince, ou réciproquement par le prince sur les citoyens. Ce soutien ayant disparu, il fallut obéir au souverain, sous peine d'être regardé comme traître ou comme rebelle; et il n'existe plus aucune voie légitime de s'opposer à ses volontés; en un mot, on vit naître l'autocratie.»
Je terminerai ces extraits en copiant deux passages du règne d'Ivan III; ils se trouvent également dans Karamsin, tome VI, page 351.
Après avoir raconté comment le Czar Ivan III hésite entre son fils et son petit-fils pour désigner l'héritier du trône, l'historien continue en ces termes:
«Il est à regretter qu'au lieu de nous développer toutes les circonstances de ce curieux événement (il parle ici du repentir du souverain qui rend sa tendresse à sa femme et à son fils, et qui abandonne son petit-fils après l'avoir couronné,) les annalistes se contentent de dire qu'après un plus mûr examen des accusations intentées contre son épouse, Jean lui rendit toute sa tendresse ainsi qu'à son fils: ils ajoutent qu'instruit enfin des trames ourdies par leurs ennemis et persuadé qu'il avait été trompé, il résolut de sévir et de faire un exemple sur les seigneurs les plus distingués. Le prince Ivan Patrikeieff, ses deux fils et son gendre le prince Siméon Riapolwski, furent condamnés à mort COMME INTRIGANTS!!..»
Cet Ivan III qui faisait supplicier les intrigants, est compté chez les
Russes parmi les plus grands hommes.
Des choses semblables ou analogues se passent encore aujourd'hui en Russie. Grâce à l'omnipotence autocratique, le respect pour la chose jugée n'y existe pas; et l'Empereur, bien informé, peut toujours défaire ce qu'a fait l'Empereur mal informé[30].
Enfin, page 433, Karamsin fait en ces termes le résumé du glorieux règne de ce grand et bon prince (Ivan III). Je ne suis responsable du style du traducteur ni dans ce passage ni dans les précédents.
«Tout devint, dès lors, rang ou faveur du prince: parmi les enfants boyards de la cour, espèce de pages, on voyait des fils de princes et de grands seigneurs. En présidant les conciles ecclésiastiques, Jean paraissait solennellement comme chef du clergé. Fier de ses relations avec les autres souverains, il aimait à déployer une grande pompe devant leurs ambassadeurs; il introduisit l'usage de baiser la main du monarque en signe de faveur distinguée: il voulut, par tous les moyens extérieurs possibles, s'élever au-dessus des hommes pour frapper fortement l'imagination; ayant enfin pénétré le secret de l'autocratie, il devint comme un Dieu terrestre aux yeux des Russes, qui commencèrent DÈS LORS à étonner tous les autres peuples par une aveugle soumission à la volonté de leur souverain!»
Ces aveux m'ont paru doublement significatifs dans la bouche d'un historien aussi courtisan, aussi timide que l'était Karamsin. Je pourrais multiplier les citations, mais je crois en avoir fait assez pour établir le droit que je crois avoir de dire ingénument ma façon de pensée qui se trouve justifiée par l'opinion d'un écrivain accusé de partialité.
Dans un pays où dès le berceau les esprits sont façonnés à la dissimulation et aux finesses de la politique orientale, le naturel doit être plus rare qu'ailleurs: aussi quand on l'y rencontre a-t-il un charme particulier. J'ai vu en Russie quelques hommes qui rougissent de se sentir opprimés par le dur régime sous lequel ils sont forcés de vivre sans oser s'en plaindre; ces hommes ne sont libres qu'en face de l'ennemi; ils vont faire la guerre au fond du Caucase pour se reposer du joug qu'on leur impose chez eux; la tristesse de cette vie imprime prématurément sur leur front un cachet de mélancolie qui contraste avec leurs habitudes militaires et avec l'insouciance de leur âge; les rides de la jeunesse révèlent de profonds chagrins et elles inspirent une grande pitié; ces jeunes hommes ont emprunté à l'Orient sa gravité, aux imaginations du Nord le vague et la rêverie: ils sont très-malheureux et très-aimables; nul habitant des autres pays ne leur ressemble.
Puisque les Russes ont de la grâce, il faut bien qu'ils aient un genre de naturel que je n'ai pu discerner; le naturel de ce peuple est peut-être insaisissable pour un étranger qui passe par le pays aussi rapidement que j'ai passé en Russie. Nul caractère n'est aussi difficile à définir que celui de ce peuple.
Sans moyen âge, sans souvenirs anciens, sans catholicisme, sans chevalerie derrière soi, sans respect pour sa parole[31], toujours Grecs du Bas-Empire, polis par formule comme des Chinois, grossiers ou du moins indélicats comme des Calmoucks, sales comme des Lapons, beaux comme des anges, ignorants comme des sauvages (j'excepte les femmes et quelques diplomates), fins comme des juifs, intrigants comme des affranchis, doux et graves dans leurs manières comme des Orientaux, cruels dans leurs sentiments comme des barbares, sarcastiques et dédaigneux par désespoir, doublement moqueurs par nature et par sentiment de leur infériorité, légers, mais en apparence seulement: les Russes sont essentiellement propres aux affaires sérieuses; tous ont l'esprit nécessaire pour acquérir un tact extraordinairement aiguisé, mais nul n'est assez magnanime pour s'élever au-dessus de la finesse; aussi m'ont-ils dégoûté de cette faculté indispensable pour vivre chez eux. Avec leur continuelle surveillance d'eux-mêmes, ils me paraissent les hommes les plus à plaindre de la terre. Le tact des convenances, cette police de l'imagination, est une qualité triste, au moyen de laquelle on sacrifie sans cesse son sentiment à celui des autres, une qualité négative qui en exclut de positives bien supérieures, c'est le gagne-pain des courtisans ambitieux qui sont là pour obéir à la volonté d'un autre, pour suivre, pour deviner l'impulsion, mais qui se feraient chasser le jour où ils prétendraient à la donner. C'est que, pour donner l'impulsion, il faut du génie; le génie est le tact de la force, le tact n'est que le génie de la faiblesse. Les Russes sont tout tact. Le génie agit, le tact observe, et l'abus de l'observation mène à la défiance, c'est-à-dire à l'inaction; le génie peut s'allier avec beaucoup d'art, jamais avec un tact très-raffiné, parce que le tact, cette flatterie à feu couvert, cette suprême vertu des subalternes qui respectent l'ennemi, c'est-à-dire le maître, tant qu'ils n'osent pas le frapper, est toujours uni à un peu d'artifice. Grâce à cette supériorité de sérail, les Russes sont impénétrables; il est vrai qu'on voit toujours qu'ils cachent quelque chose, mais on ne sait ce qu'ils cachent, et cela leur suffit. Ils seront des hommes bien redoutables et bien fins lorsqu'ils parviendront à masquer même leur finesse.
Déjà quelques-uns d'entre eux sont arrivés jusque-là; ce sont les plus avancés du pays, tant par le poste qu'ils occupent que par la supériorité d'esprit avec laquelle ils remplissent leur charge. Ceux-là, je n'ai pu les juger que de souvenir; leur présence a un prestige qui me fascinait.
Mais, bon Dieu! à quoi peut servir tout ce manége? Quel motif suffisant assignerons-nous à tant de feinte? Quel devoir, quelle récompense peut faire si longtemps supporter à des visages d'hommes la fatigue du masque?
Le jeu de tant de batteries ne serait-il destiné qu'à défendre un pouvoir réel et légitime?… Un tel pouvoir n'en a pas besoin, la vérité se défend d'elle-même. Veut-on protéger de misérables intérêts de vanité? peut-être. Cependant, prendre de tels soucis pour arriver à un résultat si misérable, ce serait un travail indigne des hommes graves qui se l'imposent; je leur attribue une pensée plus profonde; un but plus grand m'apparaît et m'explique leurs prodiges de dissimulation et de longanimité.
Une ambition désordonnée, immense, une de ces ambitions qui ne peuvent germer que dans l'âme des opprimés, et se nourrir que du malheur d'une nation entière, fermente au cœur du peuple russe. Cette nation, essentiellement conquérante, avide à force de privations, expie d'avance chez elle, par une soumission avilissante, l'espoir d'exercer la tyrannie chez les autres; la gloire, la richesse qu'elle attend la distraient de la honte qu'elle subit, et, pour se laver du sacrifice impie de toute liberté publique et personnelle, l'esclave, à genoux, rêve la domination du monde.
Ce n'est pas l'homme qu'on adore dans l'Empereur Nicolas, c'est le maître ambitieux d'une nation plus ambitieuse que lui. Les passions des Russes sont taillées sur le patron de celles des peuples antiques; chez eux tout rappelle l'Ancien Testament; leurs espérances, leurs tortures sont grandes comme leur Empire.
Là, rien n'a de bornes, ni douleurs, ni récompenses; ni sacrifices, ni espérances: leur pouvoir peut devenir énorme, mais ils l'auront acheté au prix que les nations de l'Asie paient la fixité de leurs gouvernements: au prix du bonheur.
La Russie voit dans l'Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions; elle fomente chez nous l'anarchie dans l'espoir de profiter d'une corruption favorisée par elle parce qu'elle est favorable à ses vues: c'est l'histoire de la Pologne recommencée en grand. Depuis longues années Paris lit des journaux révolutionnaires payés par la Russie. «L'Europe, dit-on à Pétersbourg, prend le chemin qu'a suivi la Pologne; elle s'énerve par un libéralisme vain, tandis que nous restons puissants, précisément parce que nous ne sommes pas libres: patientons sous le joug, nous ferons payer aux autres notre honte.»
Le plan que je vous révèle ici peut paraître chimérique à des yeux distraits; il sera reconnu pour vrai par tout homme initié à la marche des affaires de l'Europe et aux secrets des cabinets pendant les vingt dernières années. Il donne la clef de bien des mystères, il explique en un mot l'extrême importance que des personnes sérieuses par caractère et par position attachent à n'être vues des étrangers que du beau côté. Si les Russes étaient, comme ils le disent, les appuis de l'ordre et de la légitimité, se serviraient-ils d'hommes et, qui pis est, de moyens révolutionnaires?
Le monstrueux crédit de la Russie à Rome, est un des effets du prestige contre lequel je voudrais nous prémunir[32]. Rome et toute la catholicité n'a pas de plus grand, de plus dangereux ennemi que l'Empereur de Russie. Tôt ou tard, sous les auspices de l'autocratie grecque, le schisme régnera seul à Constantinople; alors le monde chrétien, partagé en deux camps, reconnaîtra le tort fait à l'Église romaine par l'aveuglement politique de son chef.
Ce prince, effrayé du désordre où tombaient les sociétés lors de son avènement au trône pontifical, épouvanté du mal moral causé à l'Europe par nos révolutions, sans soutien, éperdu au milieu d'un monde indifférent ou railleur, ne craignait rien tant que les soulèvements populaires dont il avait souffert et vu souffrir ses contemporains; alors, cédant à la funeste influence de certains esprits étroits, il a pris conseil de la prudence humaine, il s'est montré sage, selon le monde, habile à la manière des hommes: c'est-à-dire aveugle et faible selon Dieu; et voilà comment la cause du catholicisme, en Pologne, fut désertée par son avocat naturel, par le chef visible de l'Église orthodoxe. Est-il aujourd'hui beaucoup de nations qui sacrifieraient leurs soldats pour Rome? Et lorsque dans son dénûment le pape trouve encore un peuple prêt à se faire égorger pour lui… il l'excommunie!!… lui, le seul prince de la terre qui devait l'assister jusqu'à la mort, il l'excommunie pour complaire au souverain d'une nation schismatique! Les fidèles se demandent avec effroi ce qu'est devenue l'infatigable prévoyance du saint-siége; les martyrs, frappés d'interdiction, voient la foi catholique sacrifiée par Rome à la politique grecque: et la Pologne découragée dans sa sainte résistance, subit son sort sans le comprendre[33].
Comment le représentant de Dieu sur la terre n'a-t-il pas encore reconnu que depuis le traité de Westphalie, toutes les guerres de l'Europe sont des guerres de religion? Quelle prudence charnelle a pu troubler son regard au point de lui faire appliquer à la direction des choses du ciel des moyens, assez bons pour les rois, mais indignes du Roi des rois? Leur trône n'a qu'une durée passagère, le sien est éternel; oui, éternel, parce que le prêtre assis sur ce trône serait plus grand et plus clairvoyant dans les catacombes qu'il ne l'est au Vatican. Trompé par la subtilité des enfants du siècle, il n'a point aperçu le fond des choses, et dans les aberrations où l'a jeté sa politique de peur, il a oublié de puiser sa force où elle est: dans la politique de foi[34].
Mais patience, les temps mûrissent, bientôt toute question sera posée nettement, et la vérité défendue par ses champions légitimes, reprendra son empire sur l'esprit des nations. Peut-être la lutte qui se prépare servira-t-elle à faire comprendre aux protestants une vérité essentielle, que j'ai déjà exprimée plus d'une fois, mais sur laquelle j'insiste parce qu'elle me paraît l'unique vérité nécessaire pour hâter la réunion de toutes les communions chrétiennes: c'est que le seul prêtre réellement libre qui existe au monde, c'est le prêtre catholique. Partout ailleurs que dans l'Église catholique, le prêtre est assujetti à d'autres lois, à d'autres lumières qu'à celles de sa conscience et de sa doctrine. On frémit en voyant les inconséquences de l'Église anglicane, et l'on tremble en voyant l'avilissement de l'Église grecque à Pétersbourg; que l'hypocrisie cesse de triompher en Angleterre, la plus grande partie du royaume redevient catholique. L'Église romaine seule a sauvé la pureté de la foi, en défendant par toute la terre avec une générosité sublime, avec une patience héroïque, avec une inflexible conviction, l'indépendance du sacerdoce contre l'usurpation des souverainetés temporelles quelles qu'elles fussent. Où est l'Église qui ne se soit pas laissé rabaisser par les divers gouvernements de la terre au rang d'une police pieuse? il n'y en a qu'une, une seule, c'est l'Église catholique; et cette liberté qu'elle a conservée au prix du sang de ses martyrs, est un principe éternel de vie et de puissance. L'avenir du monde est à elle, parce qu'elle a su rester pure d'alliage. Que le protestantisme s'agite, c'est dans sa nature; que les sectes s'inquiètent et discutent, c'est leur jeu: l'Église catholique attend!!…
Le clergé grec russe n'a jamais été, il ne sera jamais qu'une milice revêtue d'un uniforme un peu différent de l'habit des troupes séculières de l'Empire. Sous la direction de l'Empereur, les popes et leurs évêques sont un régiment de clercs: voilà tout.
La distance qui sépare la Russie de l'Occident a merveilleusement servi jusqu'à ce jour à nous voiler toutes ces choses. Si l'astucieuse politique grecque craint tant la vérité, c'est parce qu'elle sait merveilleusement profiter du mensonge; mais ce qui me surprend, c'est qu'elle parvienne à en perpétuer le règne.
Comprenez-vous maintenant l'importance d'une opinion, d'un mot sarcastique, d'une lettre, d'une moquerie, d'un sourire, à plus forte raison d'un livre aux yeux de ce gouvernement favorisé par la crédulité de ses peuples, et par la complaisance de tous les étrangers?… Un mot de vérité lancé en Russie, c'est l'étincelle qui tombe sur un baril de poudre.
Qu'importe aux hommes qui mènent la Russie le dénûment, la pâleur des soldats de l'Empereur? Ces spectres vivants ont les plus beaux uniformes de l'Europe: qu'importent les sarraux de bure sous lesquels se cachent dans l'intérieur de leurs cantonnements ces fantômes dorés?… Pourvu qu'ils ne soient pauvres et sales qu'en secret, et qu'ils brillent lorsqu'ils se montrent, on ne leur demande ni ne leur donne rien. Une misère drapée: telle est la richesse des Russes: pour eux l'apparence est tout, et l'apparence chez eux ment plus que chez d'autres. Aussi quiconque lève un coin du voile est-il pour jamais perdu de réputation à Pétersbourg.
La vie sociale en ce pays est une conspiration permanente contre la vérité.
Là, quiconque n'est pas dupe passe pour traître: là, rire d'une gasconnade, réfuter un mensonge, contredire une vanterie politique, motiver l'obéissance est un attentat contre la sûreté de l'État et du prince; c'est encourir le sort d'un révolutionnaire, d'un conspirateur, d'un ennemi de l'ordre, d'un criminel de lèse-majesté… d'un Polonais, et vous savez si ce sort est cruel! Il faut avouer qu'une SUSCEPTIBILITÉ qui se manifeste de la sorte est plus redoutable que moquable: la surveillance minutieuse d'un tel gouvernement d'accord avec la vanité éclairée d'un tel peuple, devient épouvantable; elle n'est plus ridicule.
On peut et l'on doit s'astreindre à tous les genres de précautions sous un maître qui ne fait grâce à aucun ennemi, et qui ne méprise aucune résistance, et qui dès lors s'impose la vengeance comme un devoir. Cet homme ou plutôt ce gouvernement personnifié prendrait le pardon pour une apostasie, la clémence pour l'oubli de lui-même, l'humanité pour un manque de respect envers sa propre majesté… que dis-je? envers sa divinité!… Il n'est pas le maître de renoncer à se faire adorer.
La civilisation russe est encore si près de sa source qu'elle ressemble à de la barbarie. La Russie n'est qu'une société conquérante, sa force n'est pas dans la pensée, elle est dans la guerre, c'est-à-dire dans la ruse et la férocité.
La Pologne, par sa dernière insurrection, a retardé l'explosion de la mine: elle a forcé les batteries de rester masquées; on ne pardonnera jamais à la Pologne la dissimulation dont on est forcé d'user, non pas avec elle, puisqu'on l'immole impunément, mais avec des amis dont il faut continuer de faire des dupes, en ménageant leur ombrageuse philanthropie. On intéresse à ce ressentiment magnanime et passionné, notez ces deux points-ci, la sentinelle avancée du nouvel Empire romain qui s'appellera l'Empire grec, et le plus circonspect, mais le plus aveugle des rois de l'Europe[35], pour plaire à son voisin, qui est son maître, commence une guerre de religion… il n'est pas près de s'arrêter dans la route où on le pousse; si l'on a pu égarer celui-là, on en séduira bien d'autres…
Considérez, je vous prie, que si jamais les Russes parvenaient à dominer l'Occident, ils ne le gouverneraient pas de chez eux, à la manière des anciens Mongols; tout au contraire, ils n'auraient rien de si pressé que de sortir de leurs plaines glacées, et sans imiter leurs anciens maîtres, les Tatares, qui pressuraient de loin les Slaves, leurs tributaires,—car le climat de la Moscovie effrayait même les Mongols,—les Moscovites sortiraient de leur pays dès que les chemins des autres contrées leur seraient ouverts.
En ce moment, ils parlent modération, ils protestent contre la conquête de Constantinople, ils craignent, disent-ils, tout ce qui peut agrandir un Empire où les distances sont déjà une calamité; ils redoutent même… jugez jusqu'où va leur prudence!… ils redoutent les climats chauds!… Attendez un peu, vous verrez à quoi aboutiront toutes ces craintes.
Et je ne signalerais pas tant de mensonges, tant de périls, tant de fléaux?… Non, non; j'aime mieux me tromper et parler que d'avoir vu juste et de me taire. S'il y a témérité à dire ce que j'ai observé, il y aurait crime à le cacher.
Les Russes ne me répondront pas; ils diront: «Quatre mois de voyage, il a mal vu.»
Il est vrai, j'ai mal vu, mais j'ai bien deviné.
Ou s'ils me font l'honneur de me réfuter, ils nieront les faits; les faits, matière brute de tout récit et qu'on est accoutumé de compter pour rien à Pétersbourg, où le passé comme l'avenir, comme le présent, est à la disposition du maître; car, encore une fois, les Russes n'ont rien à eux que l'obéissance et l'imitation; la direction de leur esprit, leur jugement, leur libre arbitre appartiennent au souverain. En Russie, l'histoire fait partie du domaine de la couronne; c'est la propriété morale du prince comme les hommes et la terre y sont sa propriété matérielle; on la range dans les garde-meubles avec les trésors impériaux, et l'on n'en montre que ce qu'on en veut bien faire connaître. Le souvenir de ce qui s'est fait la veille est le bien de l'Empereur; il modifie selon son bon plaisir les annales du pays, et dispense chaque jour à son peuple les vérités historiques qui s'accordent avec la fiction du moment. Voilà comment Minine et Pojarski, héros oubliés depuis deux siècles, furent exhumés tout d'un coup et devinrent à la mode au moment de l'invasion de Napoléon. Dans ce moment-là le gouvernement permettait l'enthousiasme patriotique.
Toutefois ce pouvoir exorbitant se nuit à lui-même; la Russie ne le subira pas éternellement: un esprit de révolte couve dans l'armée. Je dis comme l'Empereur, les Russes ont trop voyagé; la nation est devenue avide d'enseignements: la douane n'a pas de prise sur la pensée, les armées ne l'exterminent pas, les remparts ne l'arrêtent pas, elle passe sous terre: les idées sont dans l'air, elles sont partout, et les idées changent le monde[36].
De tout ce qui précède, il résulte que l'avenir, cet avenir si brillant, rêvé par les Russes, ne dépend pas d'eux; qu'ils n'ont point d'idées à eux; et que le sort de ce peuple d'imitateurs se décidera chez les peuples à idées qui leur sont propres: si les passions se calment dans l'Occident, si l'union s'établit entre les gouvernements et les sujets, l'avide espoir des Slaves conquérants devient une chimère.
Est-il à propos de vous répéter que je parle sans animosité, que j'ai décrit les choses sans accuser les personnes, et que dans les déductions que j'ai tirées de certains faits qui m'épouvantent, j'ai tâché de faire la part de la nécessité? j'accuse moins que je ne raconte.
J'étais parti de Paris avec l'opinion que l'alliance intime de la France et de la Russie pouvait seule accommoder les affaires de l'Europe; mais depuis que j'ai vu de près la nation russe et que j'ai reconnu le véritable esprit de son gouvernement, j'ai senti qu'elle est isolée du reste du monde civilisé par un puissant intérêt politique, appuyé sur le fanatisme religieux, et je suis de l'avis que la France doit chercher ses appuis parmi les nations dont les intérêts s'accordent avec les siens. On ne fonde pas des alliances sur des opinions contre des besoins. Où sont en Europe les besoins qui s'accordent? ils sont chez les Français et les Allemands et chez les peuples naturellement destinés à servir de satellites à ces deux grandes nations. Les destinées d'une civilisation progressive, sincère et raisonnable, se décideront au cœur de l'Europe: tout ce qui concourt à hâter le parfait accord de la politique allemande avec la politique française est bienfaisant; tout ce qui retarde cette union, quelque spécieux que soit le motif du délai, est pernicieux.
La guerre éclatera entre la philosophie et la foi, la politique et la religion: entre le protestantisme et l'Église catholique: et de la bannière qu'arborera la France dans cette lutte colossale, dépendra le sort du monde, de l'Église, et avant tout de la France.
La preuve que le système d'alliance auquel j'aspire est bon, c'est qu'un temps viendra où nous n'aurons pas la liberté d'en choisir un autre.
Comme étranger, surtout comme étranger qui écrit, j'ai été accablé de protestations de politesse par les Russes; mais leur obligeance s'est bornée à des promesses; personne ne m'a donné la facilité de regarder au fond des choses. Une foule de mystères sont restés impénétrables à mon intelligence. Un an passé dans le pays m'aurait peu avancé; les inconvénients de l'hiver m'ont semblé d'autant plus à craindre, que les habitants m'assuraient qu'on en souffre moins. Ils comptent pour rien les membres paralysés, les traits du visage gelés; je pourrais pourtant vous citer plus d'un exemple de ce genre d'accidents arrivés même à des femmes de la société, soit étrangères, soit russes; et une fois atteint, on se ressent toute sa vie du coup qu'on a reçu; quand on ne risquerait que d'incurables névralgies, le danger serait grand: je n'ai pas voulu braver inutilement ces maux et l'ennui des précautions qu'il faut s'imposer pour les éviter. D'ailleurs dans cet Empire du profond silence, des grands espaces vides, des campagnes nues, des villes solitaires, des physionomies prudentes et dont l'expression peu franche fait trouver vide la société elle-même, la tristesse me gagnait: j'ai fui devant le spleen aussi bien que devant le froid. On a beau dire, quiconque veut passer l'hiver à Pétersbourg, doit se résigner pendant six mois à oublier la nature pour vivre emprisonné parmi des hommes qui n'ont point de naturel[37].
Je l'avoue ingénument, j'ai passé en Russie un été terrible parce que je n'ai pu parvenir à bien comprendre qu'une très-petite partie de ce que j'y ai vu. J'espérais arriver à des solutions, je vous rapporte des problèmes.
Il est un mystère surtout que je regrette de n'avoir pu pénétrer, c'est le peu d'influence de la religion. Malgré l'asservissement politique de l'Église grecque, ne pourrait-elle pas conserver du moins quelque autorité morale sur les peuples? elle n'en a aucune. À quoi tient la nullité d'une Église que tout semble favoriser dans son œuvre? Voilà le problème. Est-ce le propre de la religion grecque de rester ainsi stationnaire en se contentant des marques extérieures du respect? Un tel résultat est-il inévitable partout où le pouvoir spirituel tombe dans la dépendance absolue du temporel? je le crois, mais c'est ce que j'aurais voulu pouvoir vous prouver à force de documents et de faits. Pourtant, je dirai en peu de mots le résultat des observations que j'ai faites sur les rapports du clergé russe avec les fidèles.
J'ai vu en Russie une Église chrétienne, que personne n'attaque, que tout le monde respecte, du moins en apparence: une Église que tout favorise dans l'exercice de son autorité morale, et pourtant cette Église n'a nul pouvoir sur les cœurs; elle ne sait faire que des hypocrites ou des superstitieux.
Dans les pays où la religion n'est point respectée, elle n'est point responsable; mais ici, où tout le prestige d'un pouvoir absolu aide le prêtre dans l'accomplissement de son œuvre, où la doctrine n'est attaquée ni par des écrits, ni par des discours; où les pratiques religieuses sont, pour ainsi dire, passées en lois de l'État; où les coutumes servent la foi, comme elles la contrarient chez nous; on a le droit de reprocher à l'Église sa stérilité. Cette Église est morte, et pourtant, à en juger d'après ce qui se passe en Pologne, elle peut devenir persécutrice; tandis qu'elle n'a ni d'assez hautes vertus, ni d'assez grands talents pour être conquérante par la pensée; en un mot, il manque à l'Église russe ce qui manque à tout dans ce pays: la liberté, sans laquelle l'esprit de vie se retire et la lumière s'éteint.
L'Europe occidentale ignore tout ce qu'il entre d'intolérance religieuse dans la politique russe. Le culte des Grecs réunis vient d'être aboli à la suite de longues et sourdes persécutions: l'Europe catholique sait-elle qu'il n'y a plus d'uniates chez les Russes; sait-elle seulement, éblouie qu'elle est des lumières de sa philosophie, ce que c'est que les uniates[38]?
Voici un fait qui vous prouvera le danger qu'on court en Russie à dire ce qu'on pense de la religion grecque et de son peu d'influence morale.
Il y a quelques années qu'un homme d'esprit, bien vu de tout le monde à Moscou, noble de naissance et de caractère, mais malheureusement pour lui, dévoré de l'amour de la vérité; passion dangereuse partout, et mortelle dans ce pays-là, s'avisa d'imprimer que la religion catholique est plus favorable au développement des esprits, au progrès des arts, que ne l'est la religion byzantine russe; il pensait là-dessus ce que je pense, et il a osé le dire, crime irrémissible pour un Russe. La vie du prêtre catholique, est-il dit dans son livre, vie toute surnaturelle ou qui du moins doit l'être, est un sacrifice volontaire et journalier des penchants grossiers de la nature; sacrifice incessamment renouvelé sur l'autel de la foi, pour prouver aux plus incrédules que l'homme n'est pas soumis en tout à la force matérielle, et qu'il peut recevoir d'une puissance supérieure le moyen d'échapper aux lois du monde physique; puis il ajoute: «Grâce aux réformes opérées par le temps, la religion catholique ne peut plus employer sa virtualité qu'à faire le bien;» en un mot, il prétendait que le catholicisme avait manqué aux grandes destinées de la race slave, parce que là seulement se trouve à la fois, enthousiasme soutenu, charité parfaite et discernement pur; il appuyait son opinion d'un grand nombre de preuves, et s'efforçait de montrer les avantages d'une religion indépendante, c'est-à-dire universelle, sur les religions locales, c'est-à-dire bornées par la politique; bref, il professait une opinion que je n'ai cessé de défendre de toutes mes forces.
Il n'est pas jusqu'aux défauts du caractère des femmes russes dont cet écrivain n'accuse la religion grecque. Il prétend que si elles sont légères, si elles n'ont pas su conserver sur leur famille l'autorité qu'il est du devoir d'une épouse chrétienne et d'une mère d'exercer chez elle, c'est qu'elles n'ont jamais reçu un véritable enseignement religieux.
Ce livre échappé, je ne sais par quel miracle ou par quel subterfuge, à la surveillance de la censure, mit la Russie en feu: Pétersbourg, et Moscou la sainte jetèrent des cris de rage et d'alarmes, enfin la conscience des fidèles se troubla tellement, que d'un bout de l'Empire à l'autre on demandait la punition de cet imprudent avocat de la mère des Églises chrétiennes, ce qui n'empêchait pas l'écrivain téméraire d'être conspué comme novateur; car… et ceci n'est pas une des moindres inconséquences de l'esprit humain presque toujours en contradiction avec lui-même dans les comédies qui se jouent en ce monde, le mot d'ordre de tous les sectaires et schismatiques, c'est qu'il faut respecter la religion sous laquelle on est né, vérité trop oubliée de Luther et de Calvin qui ont fait en religion ce que bien des héros républicains voudraient faire en politique: ils ont fait de l'autorité à leur profit; enfin, il n'y avait pas assez de knout, pas assez de Sibérie, de galères, de mines, de forteresses, de solitudes dans toutes les Russies pour rassurer Moscou et son orthodoxie byzantine contre l'ambition de Rome, servie par la doctrine impie d'un homme traître à Dieu et à son pays!
On attend avec anxiété l'arrêt qui va décider du sort d'un si grand criminel; cette sentence, tardant à paraître, on désespérait déjà de la justice suprême, lorsque l'Empereur, dans son impassibilité miséricordieuse, déclare qu'il n'y a point lieu à punir, qu'il n'y a point de criminel à frapper; mais qu'il y a un fou à enfermer: il ajoute que le malade sera livré aux soins des médecins.
Ce jugement fut mis à exécution sans délai, mais d'une façon si sévère que le fou supposé pensa justifier l'arrêt dérisoire du chef absolu de l'Église et de l'État. Le martyr de la vérité fut près de perdre la raison à lui déniée par une décision d'en haut. Aujourd'hui, au bout de trois années d'un traitement rigoureusement observé, traitement aussi avilissant qu'il était cruel, le malheureux théologien commence seulement à jouir d'un peu de liberté; mais n'est-ce pas un miracle!… maintenant il doute de sa propre raison, et sur la foi de la parole Impériale il s'avoue insensé!… Ô profondeurs des misères humaines!… En Russie la parole souveraine, lorsqu'elle réprouve un homme, équivaut à l'excommunication papale du moyen âge!!…
Le fou supposé peut, dit-on, maintenant communiquer avec quelques amis: on m'a proposé pendant mon séjour à Moscou de me mener le voir dans sa retraite; la peur m'a retenu et même la pitié, car ma curiosité lui aurait paru insultante. On ne m'a pas dit quelle peine ont subie les censeurs du livre qu'il a publié.
C'est un exemple tout récent de la manière dont les affaires de conscience se traitent aujourd'hui en Russie. Je vous le demande une dernière fois, le voyageur assez malheureux ou assez heureux pour avoir recueilli de tels faits, a-t-il le droit de les laisser ignorer? En ce genre, ce que vous savez positivement vous éclaire sur ce que vous supposez, et de toutes ces choses, il résulte une conviction que vous avez l'obligation de faire partager au monde si vous le pouvez.
Je parle sans haine personnelle, mais aussi sans crainte ni restriction; car je brave même le danger d'ennuyer.
Le pays que je viens de parcourir est sombre et monotone, autant que celui que j'ai peint autrefois était brillant et varié. En faire le tableau exact c'est renoncer à plaire. En Russie, la vie est aussi terne qu'elle est gaie en Andalousie; le peuple russe est morne, le peuple espagnol plein de verve. En Espagne l'absence de la liberté politique était compensée par une indépendance personnelle, qui n'existe peut-être nulle part au même degré et dont les effets sont surprenants, tandis qu'en Russie l'une est aussi inconnue que l'autre. Un Espagnol vit d'amour, un Russe vit de calcul; un Espagnol raconte tout, et s'il n'a rien à raconter, il invente; un Russe cache tout, et s'il n'a rien à cacher, il se tait pour avoir l'air discret, même il se tait sans calcul, par habitude; l'Espagne est infestée de brigands, mais on n'y vole que sur les grands chemins; les routes de la Russie sont sûres, mais on est volé immanquablement dans les maisons; l'Espagne est remplie de souvenirs et de ruines qui datent de tous les siècles; la Russie date d'hier, son histoire n'est riche qu'en promesses; l'Espagne est hérissée de montagnes qui varient les sites à chaque pas du voyageur, la Russie n'a qu'un paysage d'un bout de la plaine à l'autre; le soleil illumine Séville, il vivifie tout dans la Péninsule; la brume voile les lointains des paysages de Pétersbourg qui restent ternes, même pendant les plus belles soirées de l'été: enfin les deux pays sont en tous points l'opposé l'un de l'autre, c'est la différence du jour à la nuit, du feu à la glace, du midi au nord.
Il faut avoir vécu dans cette solitude sans repos, dans cette prison sans loisir, qu'on appelle la Russie, pour sentir toute la liberté dont on jouit dans les autres pays de l'Europe, quelque forme de gouvernement qu'ils aient adoptée. On ne saurait trop le répéter; en Russie la liberté manque à tout, si ce n'est, m'a-t-on dit, au commerce d'Odessa. Aussi l'Empereur, grâce au tact prophétique dont il est doué, n'aime-t-il guère l'esprit d'indépendance qui règne dans cette ville dont la prospérité est due à l'intelligence et à l'intégrité d'un Français[39]; c'est pourtant la seule de tout son vaste Empire où l'on puisse de bonne foi bénir son règne.
Quand votre fils sera mécontent en France, usez de ma recette, dites-lui: «Allez en Russie.» C'est un voyage utile à tout étranger; quiconque a bien vu ce pays, se trouvera content de vivre partout ailleurs. Il est toujours bon de savoir qu'il existe une société où nul bonheur n'est possible parce que par une loi de sa nature, l'homme ne peut être heureux sans liberté.
Un tel souvenir rend indulgent, et le voyageur rentré dans ses foyers peut dire de son pays ce qu'un homme d'esprit disait de lui-même: «Quand je m'apprécie je suis modeste; mais je suis fier quand je me compare.»
APPENDICE.
Histoire de la captivité de MM. Girard et Grassini, prisonniers en
Russie.—Récit de M. Girard.—Conversation du Voyageur avec M.
Grassini.—Récit officiel de la captivité en Russie et du renvoi en
Danemark des princes et princesses de Brunswick sous l'Impératrice
Catherine II (extrait de la première partie des actes de l'Académie
Impériale russe.)—Extrait de la Description de Moscou, par Le Cointe de
Laveau. Prisons de Moscou.
Novembre 1842.
Pendant le cours de cette année, le hasard m'a fait rencontrer deux hommes qui servaient dans notre armée à l'époque de la campagne de 1812, et qui vécurent l'un et l'autre pendant plusieurs années en Russie, après y avoir été faits prisonniers. L'un est un Français actuellement professeur de langue russe à Paris; il se nomme M. Girard; l'autre est un Italien, M. Grassini, le frère de la célèbre cantatrice, laquelle fit sensation en Europe par sa beauté. Elle a contribué par son talent dramatique à la gloire de l'école moderne en Italie[40].
Ces deux personnes m'ont raconté des faits qui se confirment les uns par les autres, et qui me paraissent assez intéressants pour mériter d'être publiés.
Ayant noté, sans y retrancher un seul mot, ma conversation avec M. Grassini, je la rapporterai textuellement; mais comme je n'avais pas eu le même soin relativement aux détails qui m'avaient été communiqués par M. Girard, je ne puis donner de ceux-ci qu'un résumé. Les deux récits se ressemblent tellement qu'on les dirait calqués l'un sur l'autre; et cette similitude n'a pas laissé que d'ajouter à la confiance que m'inspiraient les deux personnes de qui je tiens les faits qu'on va lire. Remarquez que ces deux hommes sont complètement étrangers l'un à l'autre, qu'ils ne se sont jamais vus, et qu'ils ne se connaissent pas même de nom.
Voici d'abord ce que m'a conté M. Girard:
Il fut fait prisonnier pendant la retraite, et envoyé immédiatement dans l'intérieur de la Russie, sous la conduite d'un corps de Cosaques. Le malheureux faisait partie d'un convoi de trois mille Français. Le froid devenait de jour en jour plus intense, et les prisonniers furent dirigés au delà de Moscou, pour être dispersés ensuite dans divers gouvernements de l'intérieur.
Mourant de faim, exténués, la fatigue les forçait souvent de s'arrêter en chemin; aussitôt de nombreux et violents coups de bâton leur tenaient lieu de nourriture, et leur donnaient la force de marcher jusqu'à la mort. À chaque étape, quelques-uns de ces infortunés, peu vêtus, mal nourris, dénués de tout secours et cruellement traités, restaient sur la neige; une fois tombés, la gelée les collait à terre, et ils ne se relevaient plus. Leurs bourreaux eux-mêmes étaient épouvantés de l'excès de leur misère…
Dévorés de vermine, consumés par la fièvre, par la misère, portant partout avec eux la contagion, ils étaient des objets d'horreur pour les villageois chez lesquels on les faisait séjourner. Ils avançaient à coups de bâton vers les lieux qui leur étaient assignés comme points de repos, et c'était encore à coups de bâton qu'on les y recevait, sans leur permettre d'approcher des personnes, ni même d'entrer dans les maisons. On en a vu qui furent réduits à un tel dénûment, que dans leur désespoir furieux ils tombaient à coups de poing, de bûches, de pierres, les uns sur les autres pour s'entre-tuer comme dernière ressource, parce que ceux qui sortaient vivants de la mêlée mangeaient les jambes des morts!!!… C'est à ces horribles excès que l'inhumanité des Russes poussait nos compatriotes.
On n'a pas oublié que, dans le même temps, l'Allemagne donnait d'autres exemples au monde chrétien. Les protestants de Francfort se souviennent encore du dévouement de l'évêque de Mayence, et les catholiques italiens se rappellent avec gratitude les secours qu'ils ont reçus chez les protestants de la Saxe.
La nuit, dans les bivouacs, les hommes qui se sentaient près de mourir se relevaient avec horreur pour lutter debout contre l'agonie; surpris par le froid dans les contorsions de la mort, ils restaient appuyés contre des murs, roides et gelés. Leur dernière sueur se glaçait sur leurs membres décharnés; on les voyait les yeux ouverts pour toujours, le corps fixé dans l'attitude convulsive où la mort les avait surpris et congelés. Les cadavres restaient là jusqu'à ce qu'on les arrachât de leur place pour les brûler: et la cheville se détachait du pied plus aisément que la semelle ne se séparait du sol. Quand le jour paraissait, leurs camarades, en levant la tête, se voyaient sous la garde d'un cercle de statues à peine refroidies, et qui paraissaient postées autour du camp comme les sentinelles avancées de l'autre monde. L'horreur de ces réveils ne peut s'exprimer.
Tous les matins, avant le départ de la colonne, les Russes brûlaient les morts, et, le dirai-je, quelquefois ils brûlaient les mourants!…
Voilà ce que M. Girard a vu, voilà les souffrances qu'il a partagées, et auxquelles il a survécu grâce à sa jeunesse et à son étoile.
Ces faits, tout affreux qu'ils sont, ne me paraissent pas plus extraordinaires qu'une foule de récits constatés par les historiens; mais ce qu'il m'est impossible d'expliquer ni presque de croire, c'est le silence d'un Français sorti de ce pays inhumain, et rentré pour toujours dans sa patrie.
M. Girard n'a jamais voulu publier la relation de ce qu'il a souffert, par respect, disait-il, pour la mémoire de l'Empereur Alexandre, qui l'a retenu près de dix années en Russie, où, après avoir appris la langue du pays, il fut employé comme maître de français dans les écoles Impériales. De combien d'actes arbitraires, de combien de fraudes n'a-t-il pas été témoin dans ces vastes établissements? Rien n'a pu l'engager à rompre le silence et à faire connaître à l'Europe tant d'abus criants!
Avant de lui permettre de retourner en France, l'Empereur Alexandre le rencontra un jour pendant une visite que faisait ce prince dans je ne sais quel collége de province. Alors, lui adressant quelques paroles gracieuses sur son désir de quitter la Russie, désir depuis longtemps manifesté par lui à ses supérieurs, il lui accorda enfin la permission tant de fois demandée de revenir en France: il lui fit même donner quelque argent pour son voyage. M. Girard a une physionomie douce qui sans doute aura plu à l'Empereur.
Voilà comment, après dix ans, le malheureux prisonnier échappé à la mort par miracle vit finir sa captivité. Il quitta le pays de ses bourreaux et de ses geôliers en chantant hautement les louanges des Russes, et en protestant de sa reconnaissance pour l'hospitalité qu'il avait reçue chez eux.
«Vous n'avez rien écrit? lui dis-je après avoir écouté attentivement sa narration.
—J'avais l'intention de dire tout ce que je sais, me répondit-il; mais, n'étant pas connu, je n'aurais pu trouver ni libraire, ni lecteur.
—La vérité finit par se faire jour toute seule, repris-je.
—Je n'aime pas à la dire contre ce pays-là, me répliqua M. Girard; l'Empereur a été si bon pour moi!
—Oui, repartis-je… mais considérez qu'il est bien aisé de paraître bon en Russie.
—En me donnant mon passe-port, on m'a recommandé la discrétion.»
Voilà ce que dix ans de séjour dans ce pays-là peuvent produire sur l'esprit d'un homme né en France, d'un homme brave et loyal. Calculez, d'après cela, quel doit être le sentiment moral qui se transmet de génération en génération parmi les Russes…
Au mois de février 1842, j'étais à Milan, où je rencontrai M. Grassini, qui me raconta qu'en 1812, servant dans l'armée du vice-roi d'Italie, il avait été fait prisonnier aux environs de Smolensk pendant la retraite. Depuis lors il a passé deux années dans l'intérieur de la Russie. Voici notre dialogue: je le copie avec une exactitude scrupuleuse, car je l'avais noté le jour même.
«Vous avez dû bien souffrir dans ce pays-là, lui dis-je, de l'inhumanité des habitants et des rigueurs du climat?
—Du froid, oui, me répondit-il; mais il ne faut pas dire que les Russes manquent d'humanité.
—Si cela était vrai, pourtant, quel mal y aurait-il à le dire? Pourquoi faudrait-il laisser les Russes se vanter partout des vertus qu'ils n'auraient pas?
—Nous avons reçu, dans l'intérieur du pays, des secours inespérés. Des paysannes, des grandes dames nous envoyaient des vêtements pour nous garantir du froid, des remèdes pour nous guérir, des aliments et jusqu'à du linge; plusieurs d'entre elles bravaient, pour venir nous soigner jusque dans nos bivouacs, la contagion que nous portions avec nous, car la misère nous avait donné d'affreuses maladies qui se répandaient à notre suite dans les pays qu'on nous faisait traverser. Il fallait, pour arriver jusqu'à nos haltes, non pas une compassion légère, mais un grand courage, une véritable vertu; j'appelle cela de l'humanité.
—Je ne prétends pas dire qu'il n'y ait nulle exception à la dureté de cœur qu'en général j'ai reconnue chez les Russes. Partout où il y a des femmes, il y a de la pitié; les femmes de tous les pays sont quelquefois héroïques dans la compassion; mais il n'en est pas moins vrai qu'en Russie les lois, les habitudes, les mœurs, les caractères sont empreints d'une cruauté dont nos malheureux prisonniers ont eu trop à souffrir pour que nous puissions beaucoup célébrer l'humanité des habitants de ce pays.
—J'ai souffert chez eux comme les autres et plus que bien d'autres, car, revenu dans ma patrie, je suis resté presque aveugle; depuis trente ans j'ai eu recours, sans succès, à tous les moyens de l'art pour guérir mes yeux; ma vue est à moitié perdue; l'influence des rosées de la nuit en Russie, même dans la belle saison, est pernicieuse pour quiconque dort en plein air.
—On vous faisait camper?
—Il le fallait bien pendant les marches militaires qu'on nous imposait.
—Ainsi, par des froids de vingt à trente degrés, vous manquiez d'abris?
—Oui, mais c'est l'inhumanité du climat, ce n'est pas celle des hommes qu'il faut accuser de nos souffrances dans ces haltes obligées.
—Les hommes n'ajoutaient-ils pas quelquefois leurs inutiles rigueurs à celles de la nature?
—Il est vrai que j'ai été témoin de traits d'une férocité digne des peuples sauvages. Mais je me distrayais de ces horreurs par mon grand amour de la vie; je me disais; Si je me laisse emporter à l'indignation, je serai doublement exposé; ou la colère m'étouffera, ou nos gardiens m'assommeront pour venger l'honneur de leur pays. L'amour-propre humain est si bizarre que des hommes sont capables d'assassiner un homme pour prouver à d'autres qu'ils ne sont pas inhumains.
—Vous avez bien raison… Mais tout ce que vous me dites là ne me fait pas changer d'avis sur le caractère des Russes.
—On nous faisait voyager par bandes: nous couchions hors des villages dont l'entrée nous était interdite à cause de la fièvre d'hôpital que nous traînions après nous. Le soir nous nous étendions à terre, enveloppés dans nos manteaux, entre deux grands feux. Le matin, avant de recommencer la marche, nos gardiens comptaient les morts, et, au lieu de les enterrer, ce qui eût exigé trop de temps et de peine à cause de l'épaisseur et de la dureté de la neige et de la glace, ils les brûlaient; par ce moyen on pensait arrêter les progrès de la contagion; on brûlait vêtements et corps tout ensemble; mais, le croirez-vous? il est arrivé plus d'une fois que des hommes encore en vie ont été jetés au milieu des flammes! Un instant ranimés par la douleur, ces malheureux achevaient leur agonie dans les cris et dans les tourments du bûcher!
—Quelle horreur!
—Il s'est commis bien d'autres atrocités. Chaque nuit la rigueur du froid nous décimait. Quand on trouvait quelque édifice abandonné à l'entrée des villes, on s'emparait de ces mauvais bâtiments pour y établir notre gîte. On nous entassait à tous les étages de ces maisons vides. Mais les nuits que nous passions ainsi abrités n'étaient guère moins rudes que les nuits du bivouac, parce que, dans l'intérieur du bâtiment, on ne pouvait faire du feu qu'à certaines places, tandis qu'en plein air au moins nous en allumions tout autour de notre campement Ainsi, beaucoup de nos gens mouraient de froid dans leurs chambres faute de moyens de se réchauffer.
—Mais pourquoi vous faire voyager pendant l'hiver?
—Nous aurions donné la peste aux environs de Moscou; souvent j'ai vu emporter des morts que les soldats russes avaient été prendre au second étage des édifices où nous étions parqués; ils traînaient ces corps par les pieds avec des cordes liées autour des chevilles; et la tête suivait, frappant et rebondissant de marche en marche tout le long de l'escalier depuis le haut de la maison jusqu'au rez-de-chaussée. Ils ne souffrent plus, disait-on, ils sont morts!
—Et vous trouvez cela très-humain?
—Je vous raconte ce que j'ai vu, monsieur; il est même arrivé quelque chose de pis, car j'ai vu des vivants achevés de cette sorte, et laissant sur les degrés ensanglantés par leur tête brisée, les preuves hideuses de la férocité des soldats russes; je dois le dire, quelquefois un officier assistait à ces brutales exécutions: si l'on permettait ces horreurs, c'était dans l'espoir d'arrêter la contagion en hâtant la mort des hommes atteints du mal. Voilà ce que j'ai vu, ce que mes compagnons voyaient journellement sans réclamer; tant la misère abrutit les hommes!… La même chose m'arrivera demain, pensais-je; cette communauté de péril mettait ma conscience en repos, et favorisait mon inertie.
—Elle dure encore, à ce qu'il me semble, puisque vous avez pu être témoin de faits pareils et vous taire pendant vingt-huit ans.
—J'employai les deux années de ma captivité à écrire soigneusement mes Mémoires: j'avais ainsi complété deux volumes de faits plus curieux et plus extraordinaires que tout ce qu'on a imprimé sur le même sujet; j'avais décrit le régime arbitraire dont nous étions les victimes; la cruauté des mauvais seigneurs aggravant notre sort et renchérissant sur la brutalité des hommes du peuple; les consolations et les secours que nous recevions des bons seigneurs; j'avais montré le hasard et le caprice disposant de la vie des prisonniers comme de celle des indigènes; enfin, j'avais tout dit!
—Eh bien!
—Eh bien! j'ai brûlé ma relation avant de repasser la frontière russe lorsqu'un me permit de retourner en Italie.
—C'est un crime!
—On m'a fouillé; si l'on eût saisi et lu ces papiers, on m'aurait donné le knout et envoyé finir mes jours en Sibérie, où mon malheur n'aurait pas mieux servi la cause de l'humanité que mon silence ne la sert ici.
—Je ne puis vous pardonner cette résignation.
—Vous oubliez qu'elle m'a sauvé la vie et qu'en mourant je n'eusse fait de bien à personne.
—Mais au moins depuis votre retour vous auriez dû récrire votre récit.
—Je n'aurais pu le faire avec la même exactitude: je ne crois plus à mes propres souvenirs.
—Où avez-vous passé vos deux années de captivité?
—Aussitôt que j'arrivai dans une ville où je pus trouver un officier supérieur, je demandai à prendre service dans l'armée russe, c'était le moyen d'éviter le voyage de la Sibérie; on accueillit ma requête, et au bout de quelques semaines je fus envoyé à Toula, où j'obtins la place d'instituteur chez le gouverneur civil de la ville; j'ai passé deux ans chez cet homme.
—Comment avez-vous vécu dans son intérieur?
—Mon élève était un enfant de douze ans, que j'aimais et qui s'était aussi fort attaché à moi, tout enfant qu'il était. Il me raconta que son père était veuf, qu'il avait acheté à Moscou une paysanne dont il avait fait sa concubine[41] et que cette femme rendait leur intérieur désagréable.
—Quel homme était ce gouverneur?
—Un tyran de mélodrame. Il faisait consister la dignité dans le silence: pendant deux ans que j'ai dîné à sa table, nous n'avons jamais causé ensemble. Il avait pour bouffon un aveugle qu'il faisait chanter tout le temps des repas, et qu'il excitait à parler devant moi contre les Français, contre l'armée, contre les prisonniers; je savais assez de russe pour deviner une partie de ces indécentes et brutales plaisanteries, dont mon élève achevait de m'expliquer le sens quand nous étions retournés dans notre chambre.
—Quel manque de délicatesse! et l'on vante l'hospitalité russe! Vous parliez tout à l'heure de mauvais seigneurs qui aggravaient la position des prisonniers, en avez-vous rencontré?
—Avant d'arriver à Toula, je faisais partie d'un peloton de prisonniers confiés à un sergent, vieux soldat dont nous eûmes à nous louer. Un soir nous fîmes halte dans les domaines d'un baron, redouté au loin pour ses cruautés. Ce forcené voulait nous tuer de sa propre main, et le sergent chargé de nous escorter pendant notre marche, eut de la peine à défendre notre vie contre la rage patriotique du vieux boyard.
—Quels hommes! ce sont vraiment les fils des serviteurs d'Ivan IV. Ai-je tort de me récrier contre leur inhumanité? Le père de votre élève vous donnait-il beaucoup d'argent?
—Quand j'arrivai sous son toit, j'étais dépouillé de tout; pour me vêtir, il ordonna généreusement à son tailleur de retourner un de ses vieux habits; il n'eut pas honte de faire endosser au gouverneur de son propre fils un vêtement dont un laquais italien n'eût pas voulu s'affubler.
—Cependant les Russes veulent passer pour magnifiques.
—Oui, mais ils sont vilains dans leur intérieur: un Anglais venait-il à traverser Toula, tout était bouleversé dans les maisons où l'étranger devait être reçu. On substituait des bougies aux chandelles sur les cheminées, on nettoyait les chambres, on habillait les gens: enfin les habitudes de la vie étaient changées.
—Tout ce que vous dites là ne justifie que trop mes jugements; au fond, monsieur, je vois que vous pensez comme moi, nous ne différons que de langage.
—Il faut avouer qu'on devient d'une grande insouciance quand on a passé deux années de sa vie en Russie.
—Oui, vous m'en donnez la preuve: cette disposition est-elle générale?
—À peu près; on sent que la tyrannie est plus forte que les paroles, et que la publicité ne peut rien contre de pareils faits.
—Il faut cependant qu'elle ait quelque efficacité, puisque les Russes la redoutent. C'est votre coupable inertie, permettez-moi de vous le dire, et celle des personnes qui pensent comme vous, qui perpétue l'aveuglement de l'Europe et du monde, et qui donne le champ libre à l'oppression.
—Elle l'aurait, malgré tous nos livres et tous nos cris. Pour vous prouver que je ne suis pas le seul de mon avis, je veux vous raconter encore l'histoire d'un de mes compagnons d'infortune; c'était un Français[42]. Un soir, ce jeune homme arriva malade au bivouac: tombé en léthargie pendant la nuit, il fut traîné le matin au bûcher avec les autres morts; mais avant de le jeter dans le feu, on voulait réunir tous les cadavres. Les soldats le laissèrent à terre un instant pour aller chercher les corps oubliés ailleurs. On l'avait couché tout habillé sur le dos, le visage tourné vers le ciel; il respirait encore, même il entendait tout ce qu'on faisait et disait autour de lui; la connaissance lui était revenue, mais il ne pouvait donner aucun signe de vie. Une jeune femme, frappée de la beauté des traits et de l'expression touchante de la figure de ce mort, s'approche de notre malheureux camarade; elle reconnaît qu'il vit encore, appelle du secours, et fait emporter, soigner, guérir l'étranger qu'elle a ressuscité. Celui-ci, revenu en France après plusieurs années de captivité, n'a pas non plus écrit son histoire.
—Mais vous, monsieur, vous, homme instruit, homme indépendant, pourquoi n'avez-vous pas publié le récit de votre captivité? Des faits de cette nature, bien avérés, auraient intéressé le monde entier.
—J'en doute; le monde est composé de gens si occupés d'eux-mêmes que les souffrances des inconnus les touchent peu. D'ailleurs j'ai une famille, un état, je dépends de mon gouvernement, qui est en bons rapports avec le gouvernement russe, et qui ne verrait pas avec plaisir un de ses sujets publier des faits qu'on s'efforce de cacher dans le pays où ils se passent[43].
—Je suis persuadé, monsieur, que vous calomniez votre gouvernement; vous seul, permettez-moi de vous le dire, vous me paraissez à blâmer en tout ceci par votre excès de prudence.
—Peut-être; mais je n'imprimerai jamais que les Russes manquent d'humanité.
—Je me trouve bien heureux de n'avoir séjourné en Russie que pendant quelques mois, car je remarque que les hommes les plus francs, les esprits les plus indépendants, lorsqu'ils ont passé plusieurs années dans ce singulier pays, croient tout le reste de leur vie qu'ils y sont encore ou qu'ils sont exposés à y retourner. Et voilà ce qui nous explique l'ignorance où nous sommes de tout ce qui s'y passe. Le vrai caractère des hommes qui habitent l'intérieur de cet immense et redoutable Empire est une énigme pour la plupart des Européens. Si tous les voyageurs, par des motifs divers, se donnent le mot pour taire, ainsi que vous le faites, les vérités désagréables qu'on peut dire à ce peuple et aux hommes qui le gouvernent, il n'y a pas de raison pour que l'Europe sache jamais à quoi s'en tenir sur cette prison modèle. Vanter les douceurs du despotisme, même lorsqu'on est hors de ses atteintes, c'est un degré de prudence qui me paraît criminel. Certes, il y a là un mystère inexplicable; si je ne l'ai pas pénétré, j'ai du moins échappé à la fascination de la peur, et c'est ce que je prouverai par la sincérité de mes narrations.»
* * * * *
En terminant ces longs récits, je crois devoir communiquer aux lecteurs une pièce que je regarde comme authentique. Il ne m'est pas permis de dire par quel moyen j'ai pu me la procurer; car bien que les faits qu'on y raconte soient maintenant du domaine de l'histoire, il serait dangereux à Pétersbourg d'avouer qu'on s'en occupe; ce serait au moins se rendre coupable d'inconvenance: c'est le mot d'ordre pour désigner prudemment les conspirations. Tout le monde sait cela, dit-on aux Russes; oui, répondent-ils, mais personne n'en a jamais entendu parler. Sous le bon et grand prince Ivan III, on montait sur l'échafaud comme intrigant; aujourd'hui un homme pourrait bien expier en Sibérie le crime d'inconvenance.
Cette pièce, traduite du russe par la personne qui me l'a procurée, est la relation de la captivité et du renvoi en Danemark.
GÉNÉALOGIE DES PRINCES ET PRINCESSES DE BRUNSWICK.
I. MICHEL ROMANOFF. Mort en 1645. | | II. ALEXIS. Mort en 1676. marié à NATALIE NARISCHKIN. | | | | III. THÉODORE ou FÉDOR III. Mort sans postérité en 1682. | | | | IV. JEAN ou IVAN V. Mort en 1696. | | | | | | CATHERINE, mariée au prince de Mecklembourg. | | | | | | | | ÉLISABETH, mariée à Antoine Ulrich de Brunswick, et morte | | | | ainsi que lui dans l'exil. | | | | | | | | | | IX. JEAN VI, détrôné, enfermé à Schlusselbourg. | | | | | Mort en 1764, à 22 ans. | | | | | | | | | | CATHERINE. Morte en 1807, à 65 ans. | | | | | | | | | | ÉLISABETH. Morte en 1782, à 39 ans. | | | | | | | | | | PIERRE. Mort en 1798, à 53 ans. | | | | | | | | | | ALEXIS. Mort en 1787, à 41 ans. | | | | | | | | | | N. B. À la mort de ces cinq princes et princesses | | | | | s'éteignit la branche de JEAN V. | | | | | | ANNE, duchesse de Courlande. Morte sans enfants en 1740. | | | | SOPHIE. Morte dans un monastère en 1704. | | | | V. PIERRE-LE-GRAND. marié à EUDOXIE LAPUCHIN. Morte en 1731. | | | | | | ALEXIS[44], marié à une princesse de | | | Brunswick. | | | | | | | | VII. PIERRE II. Mort sans postérité. | | | | | marié à CATHERINE Ire. Morte en 1727. | | | | | | ANNE, mariée à Frédéric de | | | Holstein-Gottorp. Morte en 1726. | | | | | | | | XI. PIERRE III. Mort en 1762. | | | | | | | | marié à XII. CATHERINE-LA-GRANDE. Morte | | | | en 1798. | | | | | | | | | | XIII. PAUL. Mort en 1762. | | | | | | | | | | marié à MARIE DE WURTEMBERG. | | | | | | | | | | | | XIV. ALEXANDRE. Mort en 1825. | | | | | | | | | | | | CONSTANTIN. | | | | | | | | | | | | XV. NICOLAS Ier. | | | | | | | | | | | | MICHEL. | | | | | | X. ÉLISABETH. Morte sans postérité en 1764.
LISTE DES CZARS DEPUIS JEAN IV.
JEAN IV.
THÉODORE Ier.
BORIS GODOUNOF.
THÉODORE II.
DÉMÉTRIUS V.
BASILE V.
MICHEL ROMANOFF.
ALEXIS.
THÉODORE III.
JEAN V.
PIERRE Ier.
CATHERINE Ire.
PIERRE II.
ANNE.
JEAN VI.
ÉLISABETH.
PIERRE III.
CATHERINE II.
PAUL.
ALEXANDRE.
NICOLAS Ier.
Sous le règne de Catherine II, des princes et des princesses de Brunswick, frères et sœurs d'Ivan VI, le prisonnier de Schlusselbourg. On frémit en lisant les preuves de l'abrutissement de ces malheureuses créatures chez lesquelles toutes les idées de la vie se confondent avec les habitudes de la prison, et qui pourtant sentaient leur position. Le trône auquel elles avaient droit était occupé par l'épouse de Pierre III succédant à sa victime, qui elle-même n'avait régné que par l'usurpation.
Je fais précéder ce récit véridique d'une généalogie de la maison de Romanoff[45], qui prouve que les prisonniers descendaient en droite ligne du Czar Ivan V. La famille du prince de Brunswick fut la victime des souverains par lesquels elle fut dépossédée; car, dans l'histoire de Russie, le droit s'expie et le crime se récompense.
Pour bien apprécier l'hypocrisie de la Czarine dans sa conduite envers ses prisonniers, il ne faut pas oublier que le présent récit est écrit pour l'Impératrice elle-même, et que par conséquent chaque fait y est présenté sous le point de vue le plus convenable, et en même temps le plus satisfaisant pour la grande âme de Catherine II. Ce morceau doit être lu comme une œuvre de chancellerie, comme une pièce officielle, et non comme un récit impartial et naïf.
C'est un épisode de l'histoire du règne de Catherine II, rédigé par ordre supérieur, et destiné à prouver l'humanité de la Sémiramis du Nord.
Renvoi en Danemark de la famille de Brunswick qui résidait à Cholmogory. Tiré de la première partie des Actes de l'Académie Impériale russe.
I.
La famille de Brunswick languit longtemps dans l'exil. Le dernier lieu de sa résidence en Russie fut Cholmogory, ancienne ville du gouvernement d'Archangel, construite dans une île de la Dwina, à 72 verstes d'Archangel. Elle vivait éloignée de toute autre habitation dans une maison expressément destinée à elle et aux employés, aux gens attachés à son service. La promenade ne lui était permise que dans le jardin attenant à la maison.
Le malheureux père, Antoine Ulric de Brunswick, ayant perdu sa femme, l'ex-régente de l'Empire de Russie, et étant devenu aveugle à la suite de ses malheurs, mourut le 4-16 mai 1774, n'ayant pas vécu assez pour recevoir la liberté qu'il avait demandée avec larmes. La politique du temps n'avait pas permis qu'on lui accordât sa demande. Il laissa après lui deux fils et deux filles.
L'aînée des deux filles, la princesse Catherine, était née à Saint-Pétersbourg avant les malheurs de sa famille. La princesse Élisabeth, à Dunamunde; les princes Pierre et Alexis, à Cholmogory. La naissance de ce dernier avait coûté la vie à sa mère. Pour les surveiller, on avait nommé un officier d'état-major, et pour leur service, on avait désigné quelques personnes de condition inférieure. Toute communication avec les voisins leur était interdite. Le gouverneur d'Archangel seul avait la permission de les visiter de temps à autre pour s'informer de leur situation. Ayant reçu l'éducation des gens du peuple, ils ne connaissaient d'autre langue que la langue russe.
Pour l'entretien de la famille de Brunswick et pour celui des personnes qui la composaient, comme pour l'établissement de la maison qu'elle occupait, on n'avait alloué aucune somme; mais on recevait pour cela du magistrat d'Archangel de dix à quinze mille roubles. On envoyait de la garde-robe impériale les choses nécessaires pour la famille, et pour les militaires, les objets d'uniforme étaient fournis par le commissariat des guerres.
II.
Dès que l'Impératrice Catherine II fut montée sur le trône, elle jeta un regard de pitié sur ses prisonniers, et adoucit la sévérité de leur régime; s'étant assurée enfin que l'élargissement des enfants d'Antoine Ulric ne pouvait avoir aucune suite sérieuse, elle résolut de les renvoyer dans les États danois et de les remettre sous la garde de la sœur de leur père, la Reine douairière de Danemark, Julienne Marie. Désirant exécuter son projet sans participation d'autrui, l'Impératrice entama avec la Reine une correspondance directe. La première lettre autographe de l'Impératrice sur ce sujet fut envoyée le 18-30 mars 1780. Catherine proposait à la Reine d'envoyer la famille de Brunswick en Norwège.
La Reine reçut l'offre de l'Impératrice avec un sentiment de reconnaissance et les marques d'une satisfaction particulière; elle lui répondit que le Roi son beau-fils consentait aux propositions de Sa Majesté, concernant la famille de Brunswick.
Le Roi lui-même écrivit à l'Impératrice, l'assurant qu'il était prêt à faire tout ce qu'elle désirait. Mais ensuite la Reine informa l'Impératrice qu'il n'y avait pas en Norwège une seule ville qui n'eût un port, et ne fût située au bord de la mer. On reconnut qu'il serait mieux de transporter la famille de Brunswick dans l'intérieur du Jutland, dans un district également éloigné de la mer et des grandes routes. La petite ville de Gorsens fut choisie pour sa résidence, et le Roi y acheta pour elle deux maisons.
III.
Pendant que cette correspondance avait lieu avec la Reine, on faisait les arrangements nécessaires pour le renvoi de la famille de Brunswick. L'Impératrice désirait accomplir son projet autant que possible en secret, pour ne pas exciter de rumeur dans le peuple, et donner lieu à de longs et inutiles commentaires. Pour cela on ne mit dans le secret que très-peu de personnes. Le principal exécuteur de cette affaire fut le brigadier Besborodko, qui était alors attaché à la personne de l'Impératrice et qui fut dans la suite conseiller privé de première classe et chancelier.
Dans le même temps le conseiller privé Melgunof fut nommé gouverneur général de Yaroslaf et Vologda, et d'Archangel. On lui enjoignit de se rendre de Saint-Pétersbourg droit à Archangel, sous prétexte d'examiner de près le pays dont l'administration lui était confiée. En même temps on lui ordonna de faire personnellement connaissance avec les princes et princesses, de tâcher d'acheter ou de construire un bon bâtiment sous prétexte qu'il en avait besoin pour naviguer sur les rivières du gouvernement d'Archangel; ensuite d'acheter un bon bâtiment marchand; il lui fut ordonné, dans le cas où il n'en trouverait pas un qui fût propre à tenir la mer, de faire construire en hâte sur le lac Onéga un vaisseau marchand à trois mâts, sous prétexte de faire des découvertes dans les mers septentrionales, et de choisir pour le faire manœuvrer d'anciens matelots accoutumés au service, avec d'habiles officiers de marine.
IV.
Melgunof, arrivé à Archangel, reçut de l'ancien gouverneur Golowtzin des renseignements sur la famille de Brunswick, et de là il se transporta à Cholmogory.
À l'entrée de Melgunof dans la maison où demeuraient les princes et les princesses, ils vinrent tous à sa rencontre dans l'antichambre, et tout effrayés ils se jetèrent à ses pieds en le conjurant de leur accorder sa protection. Melgunof tâcha de les rassurer; il leur dit qu'il avait été nommé chef du gouvernement d'Archangel, par la volonté suprême de l'Impératrice, et que comme il était obligé de connaître tout ce qui existait dans la province qu'il devait administrer, il était venu leur faire une visite, sachant l'intérêt que l'Impératrice prenait à leur situation. À ces mots, tous tombèrent de nouveau à ses pieds, et les deux sœurs fondirent en larmes. La plus jeune dit que depuis le commencement du règne de l'Impératrice, ils renaissaient par la grâce de Sa Majesté; mais qu'avant son règne, ils étaient dans le besoin. Elle pria humblement Melgunof de témoigner à Sa Majesté leur reconnaissance sans bornes.
Melgunof resta à Cholmogory six jours et il vit habituellement les princes et les princesses; il dînait tous les jours chez eux avec le gouverneur, et quelquefois il y soupait. Après le dîner il passait avec eux une bonne partie de la journée, employant le temps à jouer aux cartes, au jeu appelé tressette[46] fort ennuyeux pour lui à ce qu'il dit, mais pour eux très-amusant.
Pendant cet espace de temps, il tâcha, d'après les ordres qu'on lui avait donnés, de s'assurer de l'état de la santé des prisonniers, de leurs caractères et de leurs facultés intellectuelles.
Voici comment Melgunof dépeint les membres de la famille de Brunswick:
«La sœur aînée, Catherine, a trente-six ans; elle est d'une taille mince et petite, elle a le teint blanc et ressemble à son père. Dans son enfance, elle a perdu l'ouïe et elle a la parole tellement embarrassée, qu'il n'est pas possible de comprendre ce qu'elle dit. Ses frères et sa sœur correspondent avec elle par signes. Malgré cela, elle a tant d'intelligence que lorsque ses frères et sa sœur, sans faire aucun geste, lui disent quelque chose, elle les comprend par le seul mouvement de leurs lèvres. Elle leur répond quelquefois tout bas, quelquefois tout haut, tellement que celui qui n'est pas accoutumé à un tel langage, n'y peut rien comprendre. On voit, par sa conduite, qu'elle est timide, polie et modeste, d'un caractère doux et gai: voyant que les autres rient en parlant, quoiqu'elle ne comprenne pas le sujet de leur conversation, elle rit avec eux. Au reste, elle est d'une forte constitution: seulement le scorbut a fait noircir ses dents, dont quelques-unes même sont gâtées.
«La sœur cadette, Élisabeth, a trente ans. En tombant du haut en bas d'un escalier de pierre, à l'âge de neuf ans, elle s'est blessée à la tête, et depuis ce temps-là, elle a souvent des maux de tête, particulièrement à l'époque des changements de température. Pour combattre ce mal, on lui a fait un cautère au bras droit. Elle est sujette aussi à de fréquentes attaques de maux d'estomac. Pour sa taille et ses traits, elle ressemble à sa mère. Elle surpasse de beaucoup ses frères et sa sœur en facilité d'élocution et en intelligence. Ils lui obéissent en tout; le plus souvent, c'est elle qui parle et répond au nom de tous, et elle relève quelquefois leurs fautes de langage. En 1777, à la suite d'une fièvre et d'une maladie de femme, elle fut quelques mois aliénée; mais elle s'est rétablie, et à présent elle est en bonne santé. On ne peut s'apercevoir qu'il y ait en elle quelque chose d'extraordinaire; sa prononciation et celle de ses frères fait reconnaître le lieu où ils sont nés et où ils ont été élevés.
«L'aîné des frères, Pierre, a trente-cinq ans. Dès son enfance, et par suite de négligence, il est devenu bossu par devant et par derrière; mais cette difformité est presque imperceptible. Il a le côté droit un peu de travers, et une de ses jambes est torse. Il est très-simple d'esprit, timide et silencieux. Toutes ses idées, ainsi que celles de son frère, ne sont que des idées d'enfants; son caractère est assez gai: il rit et même aux éclats lorsqu'il n'y a rien de risible. De temps en temps, il a des attaques hémorroïdales; du reste, il est d'une bonne constitution; cependant il est épouvanté, et même il s'évanouit lorsqu'on parle de sang. Il attribue cette crainte excessive à ce que sa mère, lorsqu'elle le portait dans son sein, s'effraya extraordinairement de ce qu'elle s'était coupée au doigt et voyait couler son sang.
«Le plus jeune des frères, Alexis, a trente-quatre ans. Avec la même simplicité d'esprit que son frère aîné, il semble cependant qu'il est un peu plus adroit, plus hardi et plus sérieux. Sa constitution est saine et son naturel assez gai. Les deux frères sont de petite taille, ils ont le teint clair et ressemblent à leur père.
«Les frères et les sœurs vivent entre eux en bonne intelligence; aussi sont-ils doux et humains. Pendant les étés ils travaillent dans leur jardin, gardent les poules et les canards et leur donnent la nourriture; en hiver ils glissent à qui mieux mieux sur l'étang qui se trouve dans le jardin. Ils lisent dans leurs livres de prières d'église, et jouent aux cartes et aux échecs. Outre cela, les deux filles s'occupent quelquefois à coudre; c'est en cela que consistent toutes leurs occupations.»
V.
La supériorité qu'Élisabeth avait sur ses frères fit que Melgunof observa cette princesse avec plus d'attention, et qu'il entra plus souvent en conversation avec elle. Entre autres choses, elle dit à Melgunof qu'avant que son père fût devenu aveugle, il s'était souvent adressé ainsi qu'eux à l'Impératrice, mais que leurs requêtes avaient été renvoyées; qu'ils n'osaient plus en adresser d'autres et craignaient d'avoir irrité Sa Majesté. Sur la demande de Melgunof en quoi consistaient ces pétitions, Élisabeth répondit: «Notre père et nous, quand nous étions encore jeunes, nous avons demandé qu'on nous élargit; quand notre père est devenu aveugle, et que nous sommes devenus grands, nous avons demandé la permission de nous promener, mais nous n'avons reçu aucune réponse là-dessus.»
Melgunof ayant assuré Élisabeth qu'elle avait tort de croire que l'Impératrice fût irritée contre eux, lui demanda: «Où donc votre père avait-il dessein d'aller avec vous?» Elle lui dit: «Notre père voulait s'en aller dans son pays; alors nous aurions bien désiré vivre dans le grand monde. Dans notre jeunesse, nous désirions encore acquérir l'usage du monde; mais dans notre situation actuelle, il ne nous reste plus rien à désirer, sinon de vivre et de mourir ici dans la solitude. Ici, par la grâce de l'Impératrice, notre bienfaitrice, nous sommes tout à fait contents. Jugez vous-même: pouvons-nous désirer quelque chose de plus? Nous sommes nés ici, nous sommes accoutumés à ces lieux, nous y avons vieilli. À présent nous n'avons pas besoin du monde, il nous serait même insupportable, car nous ne savons pas comment nous conduire avec les gens, et il est trop tard pour l'apprendre. Ainsi nous vous prions, ajouta-t-elle avec des larmes et des génuflexions, de nous recommander à la merci de Sa Majesté, afin qu'il nous soit permis seulement de sortir de la maison pour aller nous promener dans la prairie; nous avons entendu dire qu'il y a là des fleurs qu'on ne trouve pas dans notre jardin. Le lieutenant-colonel et les officiers qui sont dans ce moment auprès de nous sont mariés; nous demandons qu'on permette à leurs femmes de venir chez nous, et à nous d'aller chez elles pour passer le temps, car nous nous ennuyons quelquefois. Nous prions aussi qu'on nous donne un tailleur qui puisse coudre pour nous des habits. Par la grâce de l'Impératrice, on nous envoie de Pétersbourg des cornettes, des coiffes et des toques, mais nous ne nous en servons pas, parce que ni nous ni nos servantes nous ne savons comment les ajuster et les porter. Faites-nous la grâce de nous envoyer un homme qui sache nous conseiller en cela. Le bain dans le jardin est trop près de nos appartements de bois; nous craignons que le feu qu'on y allume ne nous incendie, ordonnez qu'on le transporte plus loin.» À la fin elle supplia avec larmes d'augmenter les appointements des domestiques et des servantes, et de leur permettre la libre sortie de la maison comme on l'avait permis aux autres employés. Elle ajouta: «Si vous nous accordez cela, nous serons satisfaits, et nous n'élèverons plus aucune difficulté, nous ne désirerons rien de plus, et nous serons contents de rester dans la même situation toute notre vie.»
Melgunof conseilla à Élisabeth d'écrire une pétition à l'Impératrice et d'y expliquer tout ce qu'elle désirait; mais elle n'y consentit pas. Elle écrivit seulement dans sa requête «qu'elle portait à l'Impératrice une reconnaissance d'esclave pour sa grâce suprême, et surtout parce qu'elle les avait confiés au grand homme lieutenant de Sa Majesté Alexis Petrowitsch Melgunof, qu'elle osait déposer sa demande aux pieds de l'Impératrice, et qu'Alexis Petrowitsch l'informerait de ce que contenait la pétition.»
Le dernier jour du séjour de Melgunof chez les princes et princesses, comme il prenait congé d'eux, ils se mirent à pleurer; en le reconduisant ils tombèrent à ses pieds, et la jeune sœur, au nom des autres, le conjura de ne pas oublier sa requête.
VI.
Pendant ce temps, Melgunof avait fait tous les préparatifs pour exécuter les ordres qu'on lui avait donnés. Voyant l'impossibilité de construire un bâtiment sur l'Onéga, Melgunof résolut de confier l'équipement des barques au commandant général du port d'Archangel, le major général Wrangel, sans cependant lui découvrir à quoi elles étaient destinées. On eut bientôt fait une barque de rivière, et au lieu d'un vaisseau neuf, l'Impératrice permit de se servir, pour le transport de la famille de Brunswick, d'une de ses frégates arrivant à Archangel, appelée l'Étoile polaire. Le capitaine Stépanof fut choisi pour la commander; mais comme il était dangereusement malade, Melgunof prit à sa place un officier non moins fidèle et habile, l'ex-capitaine Michel Assenief, président du tribunal civil d'Yaroslaf; il était d'autant plus propre à remplir cette charge qu'il avait fait sur mer plusieurs campagnes, qu'il avait passé quatre fois le cercle polaire et connaissait le lieu où l'on devait envoyer la famille de Brunswick.
Les princes et les princesses avaient été élevés dans la religion gréco-russe, et à cause de cela on leur donna toutes les choses nécessaires pour établir une église à Gorsens; il y avait un curé et deux chantres dont les appointements équivalaient à ceux des chapelains des missions de Stockholm et de Copenhague. En même temps on adjoignit à la famille de Brunswick un médecin avec un élève.
Pour l'entretien des princes et des princesses à Gorsens, l'Impératrice leur assigna une pension à vie, savoir: à chaque frère et à chaque sœur, 3,000 roubles, et à tous ensemble 32,000 roubles par an, en comptant d'après le cours d'alors, le rouble à 50 stivers d'Hollande. Outre cela elle ordonna d'ajouter à cette somme tout ce qui serait nécessaire pour les faire voyager d'une manière convenable.
Pour qu'ils fussent particulièrement surveillés pendant la traversée, l'Impératrice ordonna au commandant de Schlusselbourg, le colonel Ziegler, et à la veuve du bailli de Livonie, Lilienfeld, avec ses deux filles, d'accompagner la famille de Brunswick jusqu'au lieu de sa destination en Norwège, et de la remettre à celui qui serait muni d'un plein pouvoir de la cour de Danemark.
Après cela il leur était permis de rentrer en Russie. On leur assigna une somme suffisante pour aller et revenir.
Melgunof choisit parmi les gens de la famille de Brunswick trois domestiques et quatre servantes; cinq de ces personnages étaient nés à Cholmogory et avaient grandi avec les princes et les princesses. Les deux autres furent choisis parmi les paysans. Ils étaient tous de bonne conduite. De cette manière tout était arrangé et approuvé par l'Impératrice; il ne restait plus qu'à trouver le moyen de ne pas effaroucher les prisonniers en leur donnant l'ordre de partir.
VII.
Le colonel Ziegler alla à Cholmogory avec le gouverneur Golowtzin. S'étant rendu chez les princes et princesses, il leur dit, de la part de Melgunof, qu'Alexis Petrowitsch, pendant son séjour à la cour, n'avait pas manqué d'entretenir l'Impératrice de leur requête, et que Sa Majesté augmentait les appointements de leurs serviteurs, et permettait gracieusement à la femme du lieutenant-colonel Polasof de venir chez eux, qu'elle ordonnait qu'on leur fournît tout ce qui leur serait nécessaire. Entre autres choses il leur dit que bientôt ils verraient jusqu'où allait la bonté de Sa Majesté. Quelques moments après, on envoya aux princes et princesses la veuve Lilienfeld, avec quelques habits pour leur toilette. Lorsque le colonel Ziegler et la femme du lieutenant-colonel Polasof vinrent chez eux, leur joie fut extrême, surtout lorsqu'ils apprirent la bonté de l'Impératrice pour eux.
Bientôt Melgunof lui-même arriva à Cholmogory. Ayant d'abord confirmé aux princes et princesses les paroles de Ziegler, il les instruisit enfin de leur situation, de la résolution de l'Impératrice de les mettre en liberté et de les envoyer en Danemark, sous la protection de leur tante, et de toutes les grâces que l'Impératrice avait dessein de leur faire. La nouvelle inattendue du changement de leur existence fut pour eux une joie céleste. Ils apprirent que Catherine, qui les avait déjà fait renaître, leur assurait encore une heureuse situation. Ne s'attendant pas à une aussi grande faveur, ils ne pouvaient prononcer un seul mot; leurs cœurs seuls parlèrent en tressaillant de bonheur. Cette voix du cœur ne fut pas entendue; mais leurs traits et leurs yeux levés au ciel, des torrents de larmes coulant de leurs yeux, et de fréquentes génuflexions en disaient plus que toutes les paroles, et témoignaient de leur reconnaissance pour leur auguste souveraine. Alors Melgunof leur fit comprendre combien ils devaient être reconnaissants à la maison Impériale qui leur donnait la liberté et une telle existence de luxe, rare même parmi les personnes de leur naissance. Il ajouta à cela que s'ils oubliaient les bienfaits de l'Impératrice, s'ils ajoutaient foi à des propos malveillants et suivaient des conseils perfides? en ne voulant plus résider en Danemark, ils perdraient non-seulement leur pension, mais encore tout droit à l'assistance de Sa Majesté.
Élisabeth lui répondit avec larmes: «Dieu nous préserve, nous qui venons de recevoir une si grande grâce, d'être ingrats. Croyez-moi, dit-elle avec fermeté, nous ne nous opposerons jamais à la volonté de Sa Majesté; elle est notre mère et notre protectrice. Nous n'espérons qu'en elle, nous serait-il possible d'oser fâcher Sa Majesté en quelque chose, et de nous exposer à perdre pour toujours ses bonnes grâces?» Ensuite elle demande à Melgunof: «Notre tante nous prend-elle chez elle, ou nous laissera-t-elle dans quelque ville? Nous désirerions plutôt vivre dans une petite ville quelconque, car jugez vous-mêmes comment nous serions à la cour. Nous ne savons pas du tout comment nous conduire avec les gens et de plus nous ne comprenons pas leur langue.» Melgunof lui répondit qu'ils pourraient à leur arrivée en Danemark demander cela à leur tante, et il promit de tâcher de son côté que leurs désirs pussent s'accomplir.
Ayant ainsi tranquillisé la princesse, Melgunof fut extrêmement satisfait de les trouver tous, contre son attente, consentant à ce qu'il avait proposé et regardant d'un air joyeux les préparatifs de départ. Le trajet par eau les effraya pourtant, surtout les princesses qui depuis leur naissance n'avaient jamais été sur mer et qui n'avaient même jamais vu comment se mouvait un bateau. Quoique Melgunof les assurât qu'il n'y avait aucun danger et que lui-même les accompagnerait à la distance de cent verstes, cependant elles montrèrent de la crainte à ce sujet et dirent: «Vous êtes des hommes et n'avez peur de rien, mais si votre femme venait avec nous, nous irions volontiers dans le bateau.»
Melgunof fut obligé de leur donner sa parole qu'il amènerait sa femme. Elles reçurent cette promesse avec une satisfaction d'autant plus grande que la veuve Lilienfeld et ses fils n'avaient non plus jamais voyagé par eau et n'éprouvaient pas moins de crainte que les princesses.
VIII.
Au jour fixé pour le départ, Melgunof, accompagné de sa femme, fit monter les princes et les princesses dans une barque de rivière avec toutes les personnes destinées à les accompagner et les domestiques attachés à leur service, et fit voile pour la forteresse de Nowodwinskoï dans la nuit du 26 au 27 juin (nouv. st. 8 ou 9 juillet 1780), à une heure. Avec un vent favorable ils arrivèrent à la forteresse de Nowodwinskoï le 28 juin (10 juillet) à 3 heures du matin, ayant fait 90 verstes en 24 heures.
Dans le même temps les princes et les princesses s'éveillèrent et furent saisis d'une grande frayeur en voyant la forteresse. Ils s'imaginèrent que ce devait être là leur demeure et que toutes les assurances de Melgunof n'étaient que des mensonges. L'arrivée d'un courrier de cabinet[47] qui eut lieu dans le même moment, les confirma encore davantage dans cette pensée. Ils crurent que le courrier apportait l'ordre de les laisser dans la forteresse de Nowodwinskoï, tandis qu'au contraire il était envoyé à Melgunof avec la confirmation des ordres précédents à leur égard. Pour les rassurer, Melgunof les ayant logés dans la maison du commandant, leur donna la permission de se promener sur les remparts et de venir chez lui en bateau.
Le jour de leur arrivée à Nowodwinskoï était le jour anniversaire du commencement du règne de l'Impératrice. Sur leur demande, le prêtre qui les accompagnait dit la messe dans l'église de la forteresse; il lut ensuite la liturgie et des prières en actions de grâces.
La frégate l'Étoile polaire était déjà prête à mettre à la voile: les princes et les princesses montèrent à bord avec leur suite. En prenant congé d'eux, Melgunof leur fit de nouvelles recommandations, et leur dit à la fin qu'ils seraient toujours malheureux, s'ils se montraient ingrats. En entendant ces mots ils fondirent en larmes, et tombèrent à genoux. La princesse Élisabeth, au nom de tous, dit: «Que Dieu nous punisse si nous oublions la grâce que nous fait notre mère. Nous serons toujours les esclaves de Sa Majesté et jamais nous ne désobéirons à sa volonté. Elle est notre mère et notre protectrice. Nous n'espérons qu'en elle et en personne autre.» Ensuite elle pria Melgunof de porter aux pieds de Sa Majesté leurs remerciements. En se séparant d'eux, Melgunof ordonna de lever l'ancre, de hisser le pavillon et de partir.
La frégate partit à deux heures après minuit, le 30 juin, sous pavillon marchand. Melgunof les suivit des yeux jusqu'à ce que la frégate fût hors de vue.
IX.
Après le renvoi des princes et des princesses l'Impératrice les soutint encore de sa main Impériale. (Suit l'inventaire des habits, fourrures, services à thé, montres, bagues, etc., donnés à chacun des princes); à Bergen, le colonel Ziegler leur remit pour argent de poche 2,000 ducats de Hollande. L'article finit par la phrase suivante: En Danemark on fut étonné de la générosité et de la magnificence avec lesquelles avait été traitée la famille de Brunswick. La Reine elle-même en parla avec reconnaissance.
L'article X n'a rien d'intéressant si ce n'est la phrase suivante: l'Impératrice fut extrêmement satisfaite de la manière dont Melgunof avait exécuté ses ordres. Cependant elle lui fit observer qu'il avait eu tort d'outre-passer ses instructions en amenant sa femme sur le vaisseau où était la famille de Brunswick.
XI.
La navigation de la frégate l'Étoile polaire fut retardée par des vents contraires et de fortes tempêtes. L'Impératrice ne recevant depuis longtemps aucune nouvelle sur le sort des voyageurs, commença à craindre pour eux. À la fin, on reçut la nouvelle de l'arrivée de la frégate à Bergen, le 10 septembre (nouveau style). Un vaisseau de guerre danois, le Mars, commandé par le capitaine Lutchen, depuis longtemps l'attendait à Bergen. Le lendemain la famille de Brunswick fut remise au grand bailli de Bergen, M. Schulen, et là, elle fut embarquée à bord du vaisseau de guerre. Les vents contraires arrêtèrent le vaisseau à 4 milles de Bergen jusqu'au 23 septembre. Après quoi il eut encore à lutter contre une violente tempête qui dura sans interruption du 30 septembre au 1er octobre à; ce ne fut que le 5 octobre qu'on put arriver à Hunstrand. Les princes et princesses de Brunswick fatigués de cette navigation difficile, furent mis à terre à Aalbourg où ils restèrent trois jours pour se reposer; et ils arrivèrent à Gorsens le 13 octobre en santé et fort gais, bénissant l'Impératrice qui leur donnait une nouvelle existence. Pendant ce temps-là, la frégate l'Étoile polaire resta à Bergen pour y passer l'hiver. En arrivant à ce port, la princesse Élisabeth avait distribué 3,000 roubles pris sur les 500 ducats à elle alloués. Des 3,000 roubles, le capitaine Assenief en reçut 1,000.
Le choix des personnes qui accompagnèrent la famille de Brunswick fut heureux. Le colonel Ziegler et la veuve Lilienfeld, quoiqu'ils n'eussent demeuré que fort peu de temps avec les princes et princesses, surent cependant se concilier leur amitié et leur respect. La plus jeune des princesses fut particulièrement contente des attentions de Ziegler, etc…
XII.
L'Impératrice et la Reine continuèrent longtemps leur correspondance touchant la famille de Brunswick. La Reine parlait toujours avec satisfaction de la conduite des princes et des princesses, et faisait l'éloge de leur bon cœur et de leur politesse.
La Reine voulut voir les princes et les princesses; elle en écrivit à
Catherine. L'Impératrice laissa cela à son choix; mais dans la suite la
Reine changea d'avis, quoique les princes eux-mêmes désirassent lui être
présentés.
Entre autres choses la Reine demanda à l'Impératrice comment il fallait se conduire avec les princes et les princesses, et quel titre on pouvait leur donner. L'Impératrice répondit que depuis le moment où ils étaient sous la protection de la cour de Danemark, elle les regardait comme des personnes indépendantes, d'une naissance illustre; que pour la conduite à tenir avec eux, il fallait penser à leur tranquillité et à leur bonheur; que leur simplicité d'esprit, leur manque d'éducation et d'autres circonstances leur interdisaient de vivre dans le grand monde; qu'elle pensait qu'une vie éloignée de tous les tracas de la cour était ce qui leur convenait le mieux. Quant aux titres, l'Impératrice pensait que rien ne pouvait les priver d'un titre que Dieu leur avait donné et qui leur appartenait par droit de naissance; c'est-à-dire le titre de princes et de princesses de la maison de Brunswick.
La Reine trouva qu'il serait mieux d'éloigner des princes et des princesses leurs domestiques russes pour qu'ils s'accoutumassent plus vite à leur nouveau genre de vie. L'Impératrice y consentit; tous les Russes, excepté le confesseur et les chantres, retournèrent en Russie, et auprès de la famille de Brunswick il y eut alors une petite cour composée de Danois seulement. Ce changement fut amer et pénible pour les princes et les princesses, et ce n'est pas étonnant: ils avaient grandi et avaient été élevés dans le même lieu que leurs serviteurs; en eux ils étaient accoutumés à voir leurs seuls compagnons et confidents. Les princes et les princesses en se séparant d'eux versèrent quelques larmes de regret, même sur Cholmogory.
Pour l'établissement de la famille de Brunswick à Gorsens, pour l'acquisition des maisons et autres frais, il fallait 60,000 thalers. La cour de Danemark proposa de prendre cette somme sur la pension accordée à la famille de Brunswick, et par ce moyen, elle en paya 20,000 thalers. Mais l'Impératrice, ayant appris cela, ne voulut pas que les princes et les princesses jouissent imparfaitement de sa générosité; elle ne voulut pas davantage être à charge à la cour de Danemark, et elle fit payer les 40,000 thalers restants sur sa propre cassette.
XIII.
Les princes et les princesses vécurent à Gorsens dans la paix et en bonne amitié les uns avec les autres. Ils ne donnèrent jamais aucun sujet de plainte aux personnes que la cour de Danemark avait mises auprès d'eux; mais ils ne furent pas toujours contents de ces dernières.
Comme à Cholmogory Élisabeth était la conductrice de ses frères et de sa sœur; elle ne faisait cependant rien sans leur consentement. Au reste, dans toutes les circonstances, tant qu'elle vécut, ils se soumirent à ses pensées et à ses conseils.
Le prince Ferdinand de Danemark vint voir la famille de Brunswick à Gorsens. Cette visite fut triste pour eux. Dès que les princes et les princesses surent qu'il venait, ils se hâtèrent d'aller dans la maison qui leur était destinée pour le rencontrer. Le prince embrassa d'abord l'aînée des princesses, et au même instant les trois autres l'entourèrent, lui baisèrent les mains et pleurèrent de joie en le serrant dans leurs bras.
Il resta là deux jours, déjeuna et dîna avec eux. Le troisième jour il leur promit de venir prendre congé d'eux; mais pour épargner à lui et à eux de nouvelles larmes, il partit à sept heures du matin, après leur avoir envoyé pour souvenir deux tabatières et deux bagues.
XIV.
Élisabeth ne jouit pas longtemps de sa nouvelle situation. Une maladie cruelle qui dura deux semaines abrégea ses jours, le 20 octobre 1782, à l'âge de 39 ans.