La Saga de Njal
XLIX
Il faut maintenant parler de Skamkel. Il chevauche le long de la Ranga, cherchant ses moutons; voici qu'il voit briller quelque chose sur le chemin. Il saute à terre et le ramasse: c'était le couteau et la ceinture. Il lui semble qu'il connaît l'un et l'autre, et il vient à Kirkjubæ. Otkel est là, qui se tient dehors et qui lui fait bon accueil. Skamkel lui dit: «Connais-tu ces précieux objets?»--«Certainement je les connais», dit Otkel.--«À qui sont-ils?» dit Skamkel.--«À Melkolf l'esclave» dit Otkel.--«Il faut que d'autres que nous deux les reconnaissent» dit Skamkel, car tu peux compter que je vais t'aider en ceci.» Ils montrèrent les choses à plusieurs, et tous les reconnurent. Alors Skamkel dit: «Qu'allons-nous faire à présent?» Otkel répondit: «Il faut que nous allions trouver Mörd, fils de Valgard; nous lui montrerons les choses et nous saurons ce qu'il nous conseille de faire.»
Après cela ils partirent pour Hofi et montrèrent à Mörd les choses, et lui demandèrent s'il les reconnaissait. «Oui, dit-il, qu'est-ce que cela fait? Prétendez-vous avoir quoi que ce soit à démêler avec Hlidarenda?»--«Il est dangereux, dit Skamkel, d'avoir des affaires avec des hommes aussi puissants».--«Cela est certain, dit Mörd, et pourtant je sais des choses sur la vie et sur la maison de Gunnar, que nul de vous ne sait».--«Nous te donnerons de l'argent, dirent-ils, pour que tu conduises cette affaire». Mörd répondit: «Je paierai bien cher cet argent-là; il se peut cependant que je risque l'aventure». Après cela ils lui donnèrent trois marks d'argent, pour qu'il leur prêtât ses conseils et son aide. Il leur conseilla donc d'envoyer des femmes avec de menues marchandises qu'elles offriraient aux femmes dans chaque maison, pour voir ce qu'on leur donnerait en échange: «Car chacun est ainsi fait, dit Mörd, qu'on se débarrasse d'abord du bien volé quand on en a en sa possession. Et il en sera de même ici si c'est une main d'homme qui a mis le feu. Elles me montreront alors ce qu'on aura donné à chacune d'elles dans chaque maison. Et je veux qu'on me laisse tranquille sur cette affaire, dès que la lumière sera faite sur le vol». Ils le promirent. Après cela ils retournèrent chez eux.
Mörd envoya des femmes dans tous les cantons, et elles furent en route un demi-mois. Elles revinrent, et elles avaient toutes sortes de choses. Mörd demanda où on leur avait donné le plus. Elles dirent que c'était à Hlidarenda qu'on leur avait donné le plus, et que Halgerd avait fait grandement les choses. Il demanda ce qu'elle leur avait donné. «Du fromage», dirent-elles. Il demanda à le voir. Elles le lui montrèrent, et il y en avait beaucoup de morceaux. Il les prit, et les garda avec soin.
Quelque temps après, Mörd alla trouver Otkel. Il le pria d'aller chercher le moule à fromages de Thorgerd; et ainsi fut fait. Il mit les morceaux au fond du moule, et ils s'y ajustaient exactement. Ils virent donc qu'on avait donné aux femmes un fromage tout entier. Alors Mörd dit: «Vous voyez à présent que c'est Halgerd qui a volé le fromage». Et ils furent tous du même avis. Mörd dit encore qu'il ne voulait plus entendre parler de cette affaire. Ils se séparèrent là-dessus.
Kolskegg vint trouver Gunnar et lui dit: «C'est fâcheux à dire; il court un bruit qu'Halgerd aurait volé, et fait ce grand dommage à Kirkjubæ». Gunnar dit qu'il croyait qu'il en était ainsi. «Mais que veux-tu que je fasse?» Kolskegg répondit: «Je suppose qu'on pense que c'est à toi, comme au plus proche, à payer pour les méfaits de ta femme; et mon avis est que tu ailles trouver Otkel et que tu lui offres une bonne amende».--«C'est bien parlé, dit Gunnar, et ainsi je ferai».
Quelque temps après, Gunnar envoya chercher Thrain, fils de Sigfus, et Lambi, fils de Sigurd, et ils vinrent aussitôt. Gunnar leur dit où il voulait aller, et ils le trouvèrent bon. Gunnar monta à cheval avec douze hommes. Il vint à Kirkjubæ et appela Otkel au dehors. Skamkel était là; il dit: «Je vais aller dehors avec toi; car il s'agit maintenant d'être plus avisé qu'eux; et je veux être à ton côté quand tu seras dans l'embarras, comme en ce moment. Mon avis est que tu fasses le fier».
Après cela, ils sortirent dehors, Otkel et Skamkel, Halkel et Halbjörn. Ils saluèrent Gunnar. Il répondit courtoisement. Otkel demande où il veut aller. «Pas plus loin qu'ici, dit Gunnar, et je suis venu pour te dire, au sujet de ce grand dommage et de tout ce dégât qui a été fait ici, que c'est ma femme qui l'a fait, et cet esclave que j'ai acheté de toi».--«Il fallait s'y attendre», dit Halbjörn. Gunnar dit: «Je viens te faire des offres honorables; je t'offre donc que les meilleurs hommes du canton prononcent sur notre cas». Skamkel dit: «L'offre est honorable, mais la partie n'est pas égale: les hommes libres du pays sont tes amis, et ils ne sont pas les amis d'Otkel».--«J'offrirai donc, dit Gunnar, de prononcer moi-même et d'en finir sur le champ. Je t'engagerai mon amitié et je compterai tout l'argent dès à présent, et l'amende que je t'offre c'est une double amende». Skamkel dit: «Tu n'accepteras pas cela; il est insensé de le laisser prononcer lui-même, quand c'est à toi de le faire». Otkel dit: «Je ne veux pas te laisser prononcer, Gunnar». Gunnar dit: «Je vois bien les conseils qu'on te donne, et ceux qui les donnent s'en repentiront; mais prononce donc toi-même». Otkel se pencha vers Skamkel et dit: «Que répondrai-je maintenant?» Skamkel dit: «Tu diras que l'offre est honorable, mais que tu veux porter la cause devant Gissur le blanc et Geir le Godi. Les gens diront que tu fais comme Halkel, ton grand-père, qui fut un très vaillant homme». Otkel dit: «Ton offre est honorable, Gunnar; je veux cependant que tu me laisses du temps pour aller trouver Gissur le blanc et Geir le Godi». Gunnar dit: «Fais ce que bon te semble. Mais il y a des gens qui diront que tu prends peu de soin de ton honneur, en refusant les offres que je te fais». Et Gunnar retourne chez lui.
Quand Gunnar fut parti, Halbjörn dit: «Je vois ici combien les hommes sont peu semblables les uns aux autres: Gunnar ne t'a fait offre si honorable que tu aies voulu accepter. Que prétends-tu donc, d'entrer en démêlés avec Gunnar, lui qui n'a point son égal? Tu sais pourtant qu'il est tel qu'il s'en tiendra à son offre, quand même tu ne l'accepterais que plus tard. Mon avis est que tu partes de suite pour aller trouver Gissur le blanc et Geir le godi». Otkel fit amener son cheval et se prépara à partir.
Otkel n'y voyait pas très clair. Skamkel l'accompagna sur le chemin. Il lui dit: «Je m'étonne que ton frère n'ait pas voulu t'ôter cette peine. Je t'offre d'y aller à ta place, car je sais que les voyages sont une grosse affaire pour toi».--«Je veux bien, dit Otkel, mais ne dis que la vérité».--«C'est ce que je ferai», dit Skamkel. Skamkel prit donc le cheval et le manteau d'Otkel, et Otkel rentra chez lui. Halbjörn était dehors; il dit à Otkel: «Il est mauvais d'avoir pour ami de cœur un esclave. Et nous regretterons longtemps que tu aies rebroussé chemin. C'est une invention insensée d'envoyer le plus menteur de tous les hommes à une mission comme celle-ci dont on peut dire que dépend la vie de bien des gens».--«Quelle peur tu aurais, dit Otkel, si Gunnar brandissait sa hallebarde, puisque tu es si effrayé dès à présent».--«Je ne sais pas, dit Halbjörn, lequel de nous aura le plus peur; mais tu conviendras d'une chose, c'est que Gunnar ne perd pas de temps à viser, quand sa hallebarde est levée et qu'il est en colère». Otkel dit: «Vous cédez toujours, vous tous, sauf Skamkel». Ils étaient tous deux fort en colère.
L
Skamkel vint à Mosfell et il redit à Gissur toutes les offres de Gunnar. «Il me semble, dit Gissur, que ces offres étaient honorables. Pourquoi Otkel n'a-t-il pas accepté?»--«C'est surtout, dit Skamkel, parce qu'ils ont voulu tous te faire honneur, c'est pourquoi il a réservé l'affaire à ton jugement; cela vaudra mieux pour tout le monde».
Skamkel passa la nuit là. Gissur envoya chercher Geir le Godi, et il arriva de grand matin. Gissur lui conta la chose, et comment elle s'était passée, puis il lui demanda ce qu'il y avait à faire. Geir dit: «Je pense que ton avis est aussi qu'il faut arranger l'affaire de façon que chacun soit content. Nous allons faire dire son histoire à Skamkel une seconde fois, et nous verrons comment il la dira». Et ainsi fut fait. Geir dit: «Je veux croire que tu as dit cette histoire selon la vérité; je te tiens pourtant pour le plus méchant des hommes; et si tu as dit vrai, c'est qu'il ne faut pas se fier aux apparences».
Skamkel retourne chez lui. Il va d'abord à Kirkjubæ et appelle Otkel au dehors. Otkel fait grand accueil à Skamkel. Skamkel lui donne le salut de Gissur et de Geir: «Et pour ce qui est de cette affaire, nous n'avons pas besoin de parler bas; car c'est leur volonté, à Gissur et à Geir le Godi, qu'il ne faut pas faire d'accommodement dans une affaire comme celle-là. Voici leur dire: Il faut que tu ailles à Hlidarenda et que tu cites Halgerd en justice pour vol, et Gunnar pour avoir fait usage des choses volées». Otkel dit: «Je ferai en toutes choses suivant leur conseil».--«Ils ont été grandement émerveillés, dit Skamkel, que tu te sois montré si fier; et moi je t'ai montré comme un homme qui valait mieux que tous les autres». Otkel vint dire la chose à son frère, Halbjörn dit: «Ceci doit être le plus grand de tous les mensonges».
Le temps se passa, et vinrent les derniers jours où on pouvait citer en justice avant l'Alting. Otkel demanda à ses frères et à Skamkel de venir avec lui à Hlidarenda pour faire la citation. Halbjörn dit qu'il irait: «Mais nous nous repentirons de ce voyage, dit-il, dans quelque temps d'ici». Ils partirent donc, douze en tout, pour Hlidarenda. Quand ils entrèrent dans l'enclos, Gunnar était dehors, et il ne s'aperçut de rien avant qu'ils ne fussent tout contre la maison. Il resta là, sans rentrer, et Otkel bien vite leur fit dire à haute voix la citation. Quand ils eurent fini, Skamkel dit: «La citation vaut-elle, maître Gunnar?»--«Vous le savez bien, dit Gunnar, mais je te revaudrai ton voyage un de ces jours, Skamkel, et aussi tes bons conseils».--«Nous n'en aurons pas grand dommage, dit Skamkel, tant que ta hallebarde ne sera pas en l'air». Gunnar était dans une grande colère. Il rentra et conta la chose à Kolskegg. Kolskegg dit: «Il est fâcheux que nous n'ayons pas été dehors: ils en auraient été pour leur courte honte si nous avions été là». Gunnar dit: «Chaque chose a son temps, et cette expédition ne leur fera pas honneur».
Quelque temps après, Gunnar alla trouver Njal et lui dit la chose. Njal dit: «Ne prends pas cela trop à cœur; car tu en sortiras à ton honneur avant que ce ting soit fini. Nous serons tous avec toi, dans le conseil et dans l'action.» Gunnar le remercia et retourna chez lui.
Otkel partit pour le ting, ses frères aussi et Skamkel.
LI
Gunnar partit pour le ting, et tous les fils de Sigfus avec lui; Njal aussi et ses fils. Ils allaient tous avec Gunnar: et les gens disaient qu'il n'y eut jamais si vaillante troupe.
Gunnar alla un jour à la hutte des gens des vallées. Hrut était dans la hutte avec Höskuld et ils firent bon accueil à Gunnar. Gunnar leur conta toute l'histoire de sa querelle. «Quel conseil te donne Njal?» dit Hrut. Gunnar répondit: «Il m'a engagé à venir vous trouver toi et ton frère et à vous dire qu'il sera en ceci du même avis que vous.»--«S'il veut que je prononce, dit Hrut, c'est à cause de notre parenté. Je le ferai donc. Tu vas défier Gissur le blanc au combat dans l'île s'ils ne veulent pas te laisser prononcer toi-même, et Kolskegg défiera Geir le Godi; nous trouverons des hommes à faire marcher contre Otkel et ses frères; et tous ensemble nous aurons une telle force que tu pourras faire de cette affaire ce que tu voudras.» Gunnar rentra dans sa hutte et dit tout à Njal. «Je m'y attendais» dit Njal.
Ulf, godi d'Ör, sut qu'ils avaient tenu conseil et le dit à Gissur. Gissur dit à Otkel: «Qui t'a conseillé de citer Gunnar en justice?»--«Skamkel m'a dit que c'était ton avis, et celui de Geir le Godi» dit Otkel.--«Où est ce vaurien, dit Gissur, qui a menti de la sorte»?--«Il est couché dans sa hutte, malade» dit Otkel. «Puisse-t-il ne se relever jamais, dit Gissur; et maintenant il faut que nous allions tous trouver Gunnar et lui offrir de prononcer lui-même: mais je ne sais pas s'il voudra bien à présent.» Chacun donna tort à Skamkel, et il fut malade tout le temps du ting.
Gissur et les siens allèrent à la hutte de Gunnar. On les vit venir, et on le dit à Gunnar qui était dans la hutte. Ceux qui étaient là sortirent tous et se rangèrent en bataille. Gissur le blanc entra le premier. Il dit, comme ils s'approchaient l'un de l'autre: «Nous venons t'offrir, Gunnar, de prononcer toi-même dans votre affaire, à Otkel et à toi.»--«Ce n'était donc pas ton avis, dit Gunnar, de me faire citer en justice?»--«Je n'ai jamais conseillé cela, dit Gissur, ni Geir non plus.»--«Tu voudras bien alors t'en justifier dans les formes» dit Gunnar.--«Que demandes-tu?» dit Gissur.--«Que tu prêtes serment» dit Gunnar.--«Je le ferai, dit Gissur, si tu consens à prononcer.»--«Je l'ai offert il y a quelque temps, dit Gunnar, mais l'affaire me semble plus grave à présent.»
Njal dit: «Tu ne peux refuser de prononcer toi-même: plus grave est l'affaire, plus grand sera l'honneur». Gunnar dit: «Pour l'amour de mes amis je consens à prononcer. Mais je donnerai un conseil à Otkel: c'est qu'il ne me cherche plus querelle à l'avenir». Alors on envoya chercher Höskuld et Hrut, et ils arrivèrent de suite. Gissur prêta serment, et Geir le Godi aussi. Et Gunnar prononça sa sentence, et il n'avait pris conseil de personne avant de la prononcer. «Voici ma sentence, dit-il; je paierai la valeur de la cabane et des vivres qu'elle renfermait. Pour l'esclave je ne veux point donner d'amende, car tu m'as caché ses défauts. Je décide que tu le reprendras, Otkel; car c'est là où elles ont poussé que les oreilles vont le mieux. J'estime d'autre part que vous m'avez fait injure en me citant en justice, et comme compensation je ne m'adjuge rien moins que la valeur entière de la cabane, et de ce qui a brûlé dedans. Et si vous aimez mieux ne pas faire d'arrangement entre nous, je vous en laisse le choix. Mais alors j'ai pris mon parti; et je le mettrai à exécution». Gissur répondit: «Nous voulons bien que tu n'aies rien à payer; mais nous te prions d'être l'ami d'Otkel».--«Cela ne sera jamais, dit Gunnar, tant que je vivrai. Qu'il ait l'amitié de Skamkel: il s'en est longtemps si bien trouvé». Gissur répondit: «Terminons donc l'affaire, quoique tu aies seul prononcé». Et ils mirent fin à l'affaire en se donnant La main. Gunnar dit à Otkel: «Tu ferais bien de rentrer dans ta famille, mais si tu veux rester ici, fais en sorte de ne pas me chercher querelle». Gissur dit: «Le conseil est sage, et c'est ce qu'il fera». Gunnar se fit grand honneur dans cette affaire. Après cela les hommes quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Gunnar est rentré dans son domaine, et tout est tranquille pendant quelque temps.
LII
Il y avait un homme nommé Runolf, fils d'Ulf godi d'Ör. Il demeurait à Dal à l'est du Markarfljot. Il fut l'hôte d'Otkel, en revenant du ting. Otkel lui donna un bœuf de neuf ans tout noir. Runolf le remercia de son présent et le pria de venir le voir toutes les fois qu'il voudrait. L'invitation faite, il se passa quelques temps sans qu'Otkel vînt. Runolf lui envoyait souvent des messagers pour lui rappeler qu'il devait venir; et il promettait toujours de faire le voyage.
Otkel avait deux chevaux marqués de noir sur le dos. C'étaient les meilleurs coursiers du canton, et ils s'aimaient si fort tous deux qu'ils couraient toujours l'un après l'autre.
Il y avait un homme de l'Est qui demeurait chez Otkel, et qui s'appelait Audulf. Il prit de l'inclination pour Signy, fille d'Otkel. Audulf était un homme fort et de grande taille.
LIII
Quand vint le printemps, Otkel dit qu'il voulait aller dans le pays de l'Est, à Dal, où on l'avait invité; et chacun s'en réjouit. Skamkel se mit en route avec Otkel, et aussi ses deux frères, Audulf et trois autres. Otkel montait un de ses chevaux marqués de noir, et l'autre courait libre à côté. Ils s'en vont à l'est, vers le Markarfljot. Otkel galope en avant. Et voilà que les deux chevaux s'emportent, et quittent le chemin, remontant le Fljotshlid. Otkel va maintenant plus vite qu'il ne voudrait.
Gunnar était sorti seul de sa maison; il avait un sac de grain dans une main, une petite hache dans l'autre. Il vint à son champ et se mit à semer son grain; il avait mis à terre à côté de lui son manteau de fine étoffe et sa hache, et il sema ainsi pendant quelque temps.
Il faut revenir à Otkel qui va toujours plus vite qu'il ne voudrait. Il a ses éperons aux pieds, et il galope à travers le champ, et ils ne se voient ni l'un ni l'autre, Gunnar et lui. Et à un moment où Gunnar se relève, Otkel arrive sur lui, au galop; son éperon touche à l'oreille de Gunnar et y fait une large déchirure, et le sang coule à grands flots. À ce moment arrivent les compagnons d'Otkel. «Vous pouvez tous voir, dit Gunnar, qu'Otkel m'a blessé jusqu'au sang. Tu ne cesses de m'insulter, Otkel; tu as commencé par me citer en justice, et maintenant tu me foules aux pieds de ton cheval». Skamkel dit: «C'est bien fait, maître Gunnar; tu n'étais pas moins en colère qu'aujourd'hui, au ting, quand tu as consenti à prononcer la sentence, et que tu tenais ta hallebarde». Gunnar dit: «La prochaine fois que nous nous rencontrerons, tu la verras, ma hallebarde». Et là-dessus ils se séparèrent. Skamkel poussait des cris de joie et disait: «Bien galopé, camarade». Gunnar rentra chez lui et ne parla de rien à personne, et nul ne se douta que sa blessure eût été faite de main d'homme.
Un jour il arriva qu'il le dit à son frère Kolskegg. Kolskegg dit: «Il faut conter cela à d'autres, de peur qu'on ne dise un jour que tu accuses des morts; on te fera bien des querelles, s'il n'y a pas de témoins qui aient su auparavant ce qui s'est passé entre vous». Gunnar dit donc la chose à ses voisins, et d'abord on en parla peu.
Otkel arriva à Dal, dans le pays de l'est. Il y fut bien reçu, lui et les siens, et ils furent là une semaine. Otkel dit à Runolf tout ce qui s'était passé entre lui et Gunnar. Quelqu'un demanda comment Gunnar s'était comporté. Skamkel dit: «Si c'était un homme de peu, on pourrait dire qu'il a pleuré».--«C'est mal parlé, dit Runolf, et la prochaine fois que vous vous trouverez, tu verras bien que les pleurs ne sont pas son affaire; nous serons heureux si de meilleurs que toi ne payent pas pour ta malice. Mon avis est maintenant, quand vous retournerez chez vous, que je m'en aille avec vous; car Gunnar ne voudra pas me faire de mal».--«Je ne veux pas cela, dit Otkel, mais nous passerons plus bas la rivière».
Runolf fit à Otkel de beaux présents et lui dit qu'ils ne se reverraient plus. Otkel le pria de songer à ses fils, si les choses arrivaient comme il le disait.
LIV
Il faut maintenant parler de Gunnar. Il était dehors à Hlidarenda, et il vit son berger qui arrivait au galop vers le domaine. Le berger entra dans l'enclos. Gunnar dit: «Pourquoi galopes-tu si vite?»--«Je voulais te donner un avis fidèle, répondit-il. J'ai vu des hommes qui descendaient la Ranga; ils étaient huit en tout, et quatre avaient des habits de couleur éclatante». Gunnar dit: «Ce doit être Otkel».--«Je veux te dire aussi, dit le berger, que j'ai entendu répéter d'eux plus d'une mauvaise parole. C'est ainsi que Skamkel a dit à Dal, dans le pays de l'Est, que tu avais pleuré quand leurs chevaux t'ont renversé. Il me semble que ces méchantes gens disaient là de méchantes paroles».--«Ne pensons plus à leurs paroles, dit Gunnar, mais toi, tu ne feras plus dès à présent que ce que tu voudras».--«Dois-je dire quelque chose à Kolskegg, ton frère?» dit le berger. «Va-t'en et dors, dit Gunnar. Je dirai à Kolskegg ce qu'il me plaira». Le berger se coucha et s'endormit aussitôt.
Gunnar prit le cheval du berger et lui mit une selle. Il prit son bouclier, se ceignit de son épée, présent d'Ölvir. Il mit son casque sur sa tête et prit sa hallebarde: et elle rendait un son si éclatant, que Ranveig, la mère de Gunnar, l'entendit. Elle arriva et dit: «Te voilà bien en colère, mon fils; jamais je ne t'ai vu ainsi». Gunnar sortit: il frappa de sa hallebarde contre terre, sauta en selle et partit.
Ranveig alla dans la chambre. On y parlait à haute voix. «Vous parlez haut, dit-elle, mais la hallebarde chantait encore plus fort, quand Gunnar est parti». Kolskegg l'entendit: «C'est signe, dit-il, qu'il y aura de grosses nouvelles».--«C'est bon, dit Halgerd. Ils vont voir si c'est vrai qu'ils l'ont fait pleurer».
Kolskegg prend ses armes, va chercher un cheval, et court après Gunnar, le plus vite qu'il peut. Gunnar galope à travers l'Akratunga, il arrive à Geilastofna, de là à la Ranga, et il descend jusqu'au gué qui est près de Hofi. Il y avait là des femmes, à l'endroit où on trait les vaches. Gunnar sauta à bas de son cheval et l'attacha. Et voici que les autres arrivèrent. Le chemin qui menait au gué était plein de pierres couvertes de boue.
Gunnar leur dit: «Il faut se défendre, et voici la hallebarde. Vous allez voir maintenant si jamais vous me faites pleurer». Ils sautèrent tous à terre et vinrent à Gunnar. Halbjörn était en avant. «N'approche pas, dit Gunnar; tu es le dernier à qui je veuille faire du mal; mais je n'épargnerai personne, si j'ai à défendre ma vie».--«Je n'en ferai rien, dit Halbjörn, tu veux tuer mon frère, et ce serait une honte, si j'étais assis à te regarder», et des deux mains il pointe sur Gunnar un énorme javelot. Gunnar mit son bouclier devant lui, mais le javelot d'Halbjörn passa au travers. Gunnar jeta le bouclier avec tant de force, qu'il resta planté en terre, puis il prit son épée, si vite que l'œil ne pouvait le suivre, et en frappa Halbjörn. L'épée toucha le bras d'Halbjörn au dessus du poignet, et le lui trancha. Skamkel accourut par derrière, levant sur Gunnar une grande hache. Gunnar se retourna vivement et pointa vers lui sa hallebarde. Elle entra dans le creux de la hache, l'arracha des mains de Skamkel et la jeta dans la Ranga.
Alors Gunnar chanta:
«Te souviens-tu du jour où tu demandas à un autre, coureur de vaillants coursiers, en fuyant à toute vitesse loin de mon domaine, si la citation était bien faite? Voici que nous rougissons de notre sang nos épées. C'est ainsi que nous nous vengeons, dans notre colère, de vos citations en justice».
Une seconde fois Gunnar pointe sa hallebarde et la passe au travers de Skamkel. Il le soulève et le jette la tête la première dans le sentier boueux.
Audulf, l'homme de l'Est, saisit un javelot et le lança à Gunnar. Gunnar prit le javelot au vol et le lui renvoya: le javelot passa au travers du bouclier et de l'homme, et s'enfonça en terre. Otkel lève son épée sur Gunnar, il vise à la jambe au dessous du genou, Gunnar saute en l'air et Otkel le manque. Gunnar pointe la hallebarde sur lui et le traverse de part en part. Et voici que Kolskegg arrive. Il saute sur Halkel et lui donne avec sa hache le coup de la mort. Ils en tuèrent huit.
Une femme qui les regardait faire courut à la maison. Elle dit la chose à Mörd et le pria de les séparer. «Ce sont des gens dont je ne me soucie guère, dit-il, qu'ils se tuent ou non».--«Tu ne peux pas parler ainsi, dit-elle; c'est ton parent Gunnar et ton ami Otkel».--«Tu bavardes toujours, sotte créature», dit-il, et il resta chez lui, tranquille, pendant qu'ils combattaient.
Gunnar et Kolskegg remontèrent à cheval, leur besogne finie. Ils rentrèrent chez eux, remontant la rivière au grand galop. Gunnar sauta à bas de son cheval et se retrouva debout: «Bien galopé, mon frère», dit Kolskegg. Gunnar répondit: «Ce sont les propres paroles de Skamkel, le jour où ils ont fait passer leurs chevaux sur moi».--«Tu as vengé cela maintenant» dit Kolskegg.--«Je ne sais pas, dit Gunnar, si je puis passer pour un homme moins brave que les autres, parce que j'ai plus de peine qu'un autre à me décider à tuer les gens».
LV
Voici qu'on apprit la nouvelle, et bien des gens furent d'avis que la chose n'était pas arrivée avant qu'on eût pu s'y attendre.
Gunnar alla à Bergthorsval et dit à Njal la besogne qu'il avait faite. Njal dit: «Tu as beaucoup fait, mais aussi tu avais été poussé à bout».--«Qu'arrivera-t-il bien maintenant?» dit Gunnar. «Veux-tu que je te dise, dit Njal, ce qui n'est pas encore arrivé? Tu vas aller au ting, et si tu suis mes conseils, tu auras de toute cette affaire beaucoup d'honneur. Ceci est le commencement de tes grandes tueries».--«Donne-moi un bon conseil», dit Gunnar. «C'est ce que je vais faire, dit Njal. N'en tue jamais plus d'un dans une même famille, et ne romps jamais la paix que de bons et vaillants hommes auront faite entre toi et d'autres, et surtout dans cette affaire-ci».--«J'aurais cru, dit Gunnar, qu'il fallait moins que d'un autre attendre cela de moi».--«Je veux le croire, dit Njal, mais en cette affaire souviens-toi d'une chose: c'est que si cela arrive, tu trouveras bientôt la mort; autrement tu deviendras un vieillard». Gunnar dit: «Sais-tu quelle sera ta mort?»--«Je le sais» dit Njal.--«Et laquelle?» dit Gunnar.--«Celle qu'on eût pensé le moins» dit Njal. Après cela Gunnar s'en retourna chez lui.
On envoya un homme à Gissur le blanc et à Geir le Godi; car c'était à eux à porter plainte pour le meurtre d'Otkel. Ils se réunirent et parlèrent ensemble de ce qu'il y avait à faire. Ils furent d'accord qu'il fallait porter la cause devant la justice. On chercha donc qui voudrait s'en charger; mais personne n'était disposé à cela. «Il me semble, dit Gissur, que nous avons le choix entre deux partis: ou que l'un de nous deux prenne en main la poursuite, et nous tirerons au sort pour savoir lequel; ou bien que nous consentions à ce qu'il ne soit point payé d'amende pour le meurtre de cet homme. Il ne faut pas nous cacher que c'est une grosse affaire à mener: car Gunnar a une grande parenté et beaucoup d'amis. Mais celui de nous deux qui ne sera pas tombé au sort devra venir en aide à l'autre et ne pas se retirer avant que l'affaire soit menée à bien». Après cela ils tirèrent au sort, et le sort désigna Geir le Godi comme celui qui devait prendre en main l'affaire.
Quelque temps après ils quittèrent le pays de l'Ouest. Ils traversèrent la rivière et vinrent à l'endroit où la rencontre avait eu lieu, au bord de la Ranga. Ils déterrèrent les cadavres et prirent des témoins pour voir les blessures. Après cela ils prononcèrent la citation, et désignèrent comme témoins enquêteurs dans l'affaire neuf hommes libres du pays. On leur dit que Gunnar était chez lui, avec trente hommes. Geir le Godi demanda à Gissur s'il voulait y aller avec cent hommes. «Je ne veux pas, dit Gissur, quoique la différence soit grande». Alors ils retournèrent chez eux.
Le bruit que l'affaire était engagée se répandit dans tout le canton; et on disait partout que ce ting verrait beaucoup de combats.
LVI
Il y avait un homme nommé Skapti. Il était fils de Thorod. La mère de Thorod était Thorvör. Elle était fille de Thormod Skapti, fils d'Oleif le gros, fils d'Einar, fils d'Ölvir Barnakarl.
C'étaient de grands chefs, le père et le fils, et de grands hommes de loi. Thorod passait pour être quelque peu rusé et malfaisant. Ils étaient avec Gissur le blanc dans tous les procès qu'il avait.
Les gens du Hlid et de la Ranga arrivèrent au ting en foule. Gunnar était si aimé de chacun qu'ils furent tous d'avis d'être pour lui. Ils arrivent donc tous au ting, et dressent leurs huttes.
Gissur le blanc avait avec lui les chefs que voici: Skapti et Thorod, Asgrim fils d'Ellidagrim, Od de Kidjaberg, Haldor fils d'Örnolf.
Un jour les gens étaient allés au tertre de la loi. Geir le godi se leva et déclara qu'il intentait une action à Gunnar pour le meurtre d'Otkel. Il lui en intenta une seconde pour le meurtre d'Halbjörn le blanc, puis pour le meurtre d'Audulf, puis pour le meurtre de Skamkel. Après cela il déclara qu'il en intentait une à Kolskegg pour le meurtre de Halkel. Et quand il eut fini toutes ses déclarations, on trouva qu'il avait bien dit. Il demanda de quelle juridiction ils dépendaient, et quel était leur domicile. Après cela les gens quittèrent le tertre de la loi.
Et voici que le ting se passe, et vient le moment où les affaires devaient être jugées. Des deux côtés ils rassemblèrent tout leur monde. Geir le Godi et Gissur le blanc se mirent au sud du tribunal du district de la Ranga, Gunnar et Njal se mirent au nord du tribunal. Geir le Godi somma Gunnar d'écouter son serment. Puis il prêta serment. Après cela il exposa l'affaire. Puis il produisit les témoins de la citation. Puis il fit prendre place aux hommes libres du pays qu'il avait désignés comme témoins enquêteurs. Puis il invita l'adversaire à récuser leur déposition. Puis il leur dit d'apporter leur déposition. Alors les hommes qui avaient été désignés comme témoins enquêteurs s'avancèrent devant le tribunal, prirent des témoins, et déclarèrent que l'affaire d'Audulf n'était pas de leur compétence, parce que ceux à qui la poursuite appartenait étaient en Norvège, qu'ils n'avaient donc rien avoir dans cette affaire. Après cela ils firent leur déposition dans l'affaire d'Otkel et déclarèrent que Gunnar était convaincu d'être coupable de ce meurtre. Après cela Geir le Godi somma Gunnar d'avoir à se défendre; et il prit des témoins de toutes les formalités qu'il avait remplies.
Alors Gunnar à son tour somma Geir le Godi d'écouter son serment et les moyens de défense qu'il allait présenter. Puis il prêta serment. Après quoi il dit: «Voici ce que j'ai à dire pour ma défense dans cette affaire: j'ai pris des témoins, et j'ai déclaré Otkel hors la loi, devant mes voisins, pour cette blessure sanglante qu'il m'a faite avec ses éperons. Je te fais donc, à toi Geir le Godi, défense solennelle de poursuivre cette affaire et aux juges de la juger, et par là je tiens toutes les mesures que tu as prises jusqu'ici pour nulles et de nul effet. Je t'en fais une défense légale, pleine et entière, et qui doit être suivie d'effet, telle enfin que j'ai à te la faire selon la procédure de l'Alting et la loi de tout le pays. Et maintenant j'ai à te dire ce que je vais faire encore» dit Gunnar.--«Vas-tu me défier à un combat dans l'île, comme c'est ta coutume, dit Geir, et refuser de te soumettre à la loi?».--«Ce n'est pas cela, dit Gunnar; je vais te citer à comparaître au tertre de la loi, pour ceci, que tu as désigné des témoins enquêteurs dans une affaire où ils n'avaient rien à voir: le meurtre d'Audulf; et pour cette cause je vais déclarer que tu as encouru la peine du bannissement simple».
Njal prit la parole et dit: «Il ne faut pas qu'il en soit ainsi; car vous en viendriez maintenant aux plus grandes violences. Chacun de vous a dans son affaire beaucoup de choses contre lui, à ce qu'il me semble. Il y a quelques-uns de ces meurtres, Gunnar, au sujet desquels tu n'as pas grand'chose à dire contre ceux qui t'en déclarent coupable. D'autre part, tu as cette action que tu intentes à Geir, et il sera trouvé coupable, certainement. Et toi, Geir le Godi, il faut que tu saches une chose, c'est que cette action en bannissement qui te menace n'est pas encore intentée, mais qu'elle ne restera pas en route si tu refuses de suivre mon conseil».
Thorod le Godi dit: «Il me semble qu'il vaudrait mieux, pour le bien de la paix, faire un arrangement dans cette affaire; mais pourquoi ne dis-tu rien, Gissur le blanc?».--«Il me semble, dit Gissur, qu'il nous faudrait de solides appuis pour mener à bien notre cause. Il est facile de voir que les amis de Gunnar ne sont pas loin; ce qui donc vaudra le mieux pour notre affaire, c'est que de bons et vaillants hommes prononcent entre nous, si Gunnar y consent».
«J'ai toujours été accommodant, dit Gunnar; vous avez beaucoup à dire contre moi; mais aussi il me semble que j'ai été grandement forcé à faire ce que j'ai fait».
Ils décidèrent donc, sur le conseil des hommes les plus sages, de terminer l'affaire, et de la remettre à un arbitrage. Six hommes furent choisis comme arbitres. Et sur l'heure, au ting, ils prononcèrent sur l'affaire. Leur sentence fut qu'il ne serait point payé d'amende pour Skamkel; que le meurtre d'Otkel et le coup d'éperon se compenseraient; que pour les autres meurtres il serait payé des amendes suivant leur valeur. Les parents de Gunnar donnèrent de l'argent, si bien que toutes les amendes furent payées sur le champ, au ting. Alors Geir le Godi et Gissur le blanc allèrent trouver Gunnar et lui promirent de garder fidèlement la paix. Gunnar quitta le ting et retourna chez lui. Il remercia les hommes qui lui avaient prêté leur aide et fit à beaucoup d'entre eux des présents. Il se fit grand honneur de tout ceci.
Gunnar est donc maintenant chez lui, et fort en honneur.
LVII
Il y avait un homme nommé Starkad. Il était fils de Bark Blatannarskeg, fils de Thorkel Bundinfot, qui prit des terres aux environs de Trihyrning. C'était un homme marié, et sa femme s'appelait Halbera. Elle était fille de Hroald le rouge et de Hildigunn, fille de Thorstein Titling. La mère d'Hildigunn était Unn, fille d'Eyvind Karf, sœur de Modolf le pacifique, de Mosfell, de qui sont descendus les Modylfings.
Les fils de Starkad et de Halbera s'appelaient, Thorgeir, Börk, et Thorkel. Hildigunn, la guérisseuse, était leur sœur. C'étaient des hommes d'humeur hautaine, querelleurs et malfaisants. Ils faisaient aux gens toute sorte de tort.
LVIII
Il y avait un homme nommé Egil. Il était fils de Kol, fils d'Ottar-Bal, qui prit des terres entre Stotalæk et Reydarvatn. Le frère d'Egil était Önund de Tröllaskog, père de Hal le fort, qui eut part au meurtre de Holtathorir avec les fils de Ketil le beau parleur.
Egil demeurait à Sandgil. Ses fils étaient Kol, Ottar, et Hauk. Leur mère était Steinvör, sœur de Starkad de Trihyrning. Les fils d'Egil étaient grands et batailleurs, les hommes les plus malfaisants qu'on pût voir. Ils étaient toujours du même côté, eux et les fils de Starkad. Leur sœur était Gudrun Natsol. C'était la plus belle et la plus gracieuse des femmes.
Egil avait pris chez lui deux hommes de Norvège. L'un s'appelait Thorir et l'autre Thorgrim. Ils étaient nouveaux-venus dans le pays, bien vus et riches. C'étaient de vaillants hommes, hardis en toute occasion.
Starkad avait un bon cheval, roux de poil; les gens disaient que ce cheval n'avait pas son pareil pour le combat. Il arriva une fois que ces trois frères de Sandgil étaient à Trihyrning. Il y eut beaucoup de paroles dites sur tous les hommes du pays de Fljotshlid; et on vint à se demander si quelqu'un d'eux voudrait faire combattre un cheval contre celui-là. Des gens qui étaient là dirent, pour leur faire honneur et flatterie, que nul n'oserait, et que nul aussi n'avait un cheval pareil. Alors Hildigunn répondit «Je sais un homme qui osera bien faire combattre un cheval contre le vôtre.»--«Nomme-le» disent-ils. Elle répond; «Gunnar de Hlidarenda a un cheval brun, qu'il fera bien combattre contre vous et contre tous les autres.»--«Il vous semble à vous, femmes, disent-ils, que nul n'est son pareil. Mais si Geir le Godi et Gissur le blanc ont cédé devant lui à leur honte, il n'est pas dit qu'il nous en arriverait autant.»--«Il vous arrivera pis» dit-elle, et il s'ensuivit une grande dispute entre eux. Starkad dit: «Gunnar est le dernier homme à qui il vous faut chercher querelle; car il est dangereux de s'attaquer à sa chance.»--«Tu nous permettras bien, dirent-ils de lui offrir un combat de chevaux?»--«Je vous le permets, dit-il, à condition que vous ne lui jouerez point de mauvais tour.» Ils promirent qu'ils n'en feraient rien.
Ils partirent donc pour Hlidarenda. Gunnar était chez lui; il sortit; Kolskegg et Hjort sortirent avec lui. Ils firent bon accueil aux autres et demandèrent où ils allaient. «Nous n'allons pas plus loin qu'ici» répondirent-ils. On nous a dit que tu avais un bon cheval, et nous venons t'offrir un combat de chevaux.»--«Il n'y a pas grand chose à dire de mon cheval, dit Gunnar; il est jeune et il n'est pas encore bien dressé.»--«Tu te décideras peut-être à le faire combattre; dirent-ils. Hildigunn est d'avis que tu t'en tirerais bien.»--«Comment avez-vous parlé de cela?» dit Gunnar.--«Il y a des gens, répondirent-ils, qui ont dit que tu n'oserais pas faire combattre un cheval contre le nôtre.»--«Je crois que j'oserai, dit Gunnar, mais il me semble que ce sont là de mauvaises paroles.»--«Devons-nous croire, dirent-ils, que tu acceptes le combat?»--«Vous serez contents, dit Gunnar, si vous l'emportez; mais il y a une chose que je veux vous demander. C'est de régler le combat de telle sorte que nous en ayons les uns et les autres du plaisir et nul ennui, et que vous ne puissiez en aucune façon me faire honte. Mais si vous faites pour moi comme pour d'autres, je vous le revaudrai, sans que rien m'en empêche, et vous verrez qu'il vous en coûtera cher. Comme vous aurez fait, ainsi je ferai.» Après cela, ils retournèrent chez eux.
Starkad demanda comment les choses s'étaient passées. Ils dirent que Gunnar leur avait fait faire un bon voyage. «Il a promis de faire combattre son cheval, et nous avons fixé le jour où le combat aura lieu. On voyait bien qu'il trouvait que nous avions l'avantage sur lui, et il faisait tout son possible pour s'y dérober.»--«Vous verrez, dit Hildigunn, que si Gunnar est lent à s'engager dans une affaire chanceuse, il est hardi quand il n'y a plus moyen d'y échapper.»
Gunnar monta à cheval et vint trouver Njal. Il lui dit le combat de chevaux, et les paroles qui avaient été dites entre eux. «Et que penses-tu qu'il advienne de ce combat?» ajouta-t-il. «C'est toi qui auras le dessus, dit Njal; mais ceci va causer la mort de bien des gens.»--«Penses-tu que cela cause ma mort?» dit Gunnar. «Pas cette fois, dit Njal; mais ils se souviendront de leur vieille haine, ils l'en porteront encore une nouvelle, et tu n'auras plus autre chose à faire qu'à plier devant eux.» Alors Gunnar retourna chez lui.
LIX
Sur ces entrefaites, Gunnar apprit la mort de son beau-père Höskuld. Quelques jours plus tard Thorgerd, fille d'Halgerd et femme de Thrain, accoucha à Grjota et mit au monde un garçon. Elle envoya quelqu'un à sa mère en la priant de décider s'il fallait appeler l'enfant Glum, comme son père, ou Höskuld, comme son grand-père. Halgerd demanda qu'il fût appelé Höskuld. On donna donc ce nom à l'enfant.
Gunnar et Halgerd eurent deux fils. L'un s'appelait Högni et l'autre Grani. Högni fut un vaillant homme, silencieux, méfiant, et véridique dans toutes ses paroles.
Et voilà que les hommes partent pour le combat de chevaux, et il est venu là une foule nombreuse. Il y avait Gunnar et ses frères avec les fils de Sigfus, Njal et tous ses fils. Starkad était venu aveu ses fils, Egil avec les siens.
Ils dirent à Gunnar qu'il était temps d'amener les chevaux. Gunnar répondit qu'il voulait bien. Skarphjedin dit: «Veux-tu de moi pour faire combattre ton cheval, ami Gunnar?»--«Je ne veux pas» dit Gunnar.--«Cela vaudrait mieux pourtant, dit Skarphjedin; on a pris des deux côtés la chose fort à cœur.»--«Vous auriez peu de chose à dire ou à faire, dit Gunnar, avant qu'un malheur n'arrive; avec moi il viendra plus tard, quoique cela revienne au même, à la fin.»
Après cela on amena les chevaux. Gunnar s'apprêta à faire combattre le sien, que Skarphjedin amenait. Gunnar était en casaque rouge; il avait autour du corps une large ceinture d'argent et un long aiguillon à la main. Les chevaux coururent l'un sur l'autre, et ils se mordirent longtemps sans qu'il fût besoin de les exciter, et les gens y prenaient grand plaisir. Alors Thorgeir et Kol convinrent ensemble de pousser leur cheval en avant, au moment où les chevaux se rueraient l'un sur l'autre, et de voir s'ils pourraient faire tomber Gunnar. Et voici que les chevaux se ruent l'un sur l'autre; Thorgeir et Kol courent à côté de leur cheval et l'excitent tant qu'ils peuvent. Gunnar pousse le sien contre eux, et en un clin d'œil, Thorgeir et Kol tombent tous deux à la renverse, et le cheval par dessus. Ils se relèvent vivement et courent à Gunnar. Gunnar se jette de côté; il saisit Kol et le lance contre terre si fort qu'il reste là, sans connaissance. Alors Thorgeir fils de Starkad, frappa le cheval de Gunnar, et du coup lui fit sauter un œil. Gunnar frappa Thorgeir de son aiguillon, et Thorgeir tomba sans connaissance. Gunnar s'approcha de son cheval et dit à Kolskegg: «Tue-le; il ne faut pas qu'il vive mutilé.» Kolskegg coupa la tête du cheval. À ce moment Thorgeir se releva. Il prit ses armes et voulut se jeter sur Gunnar. On l'en empêcha, et il se fit un grand tumulte. «Cette mêlée me dégoûte, dit Skarphjedin; il convient mieux à des hommes de se battre avec des armes.» Et il chanta:
«Il y a presse au ting; la foule grossit et passe toute mesure. Il y aura peine à terminer les querelles de tous ces hommes. Il est plus digne de vaillants guerriers de teindre leurs armes dans le sang. J'aimerais mieux avoir à dompter les féroces petits de la louve.»
Gunnar était si tranquille qu'un homme le tenait sans peine, et il ne disait pas une seule mauvaise parole. Njal dit qu'il fallait s'arranger et faire la paix: Thorgeir répondit qu'il ne donnerait ni recevrait de paix; qu'il voulait la mort de Gunnar pour le coup qu'il en avait reçu. «Gunnar a été trop solide jusqu'ici, dit Kolskegg, pour tomber devant une parole, et il l'est encore.»
Alors les hommes quittent le lieu du combat et s'en vont chacun chez soi. Ils ne firent nulle entreprise contre Gunnar. Et l'hiver se passa ainsi.
L'été suivant, au ting, Gunnar rencontra Olaf Pai, son parent. Olaf l'invita chez lui et l'engagea à se tenir sur ses gardes: «car ils te feront, dit-il, tout le mal qu'ils pourront. Va toujours bien accompagné.» Olaf lui donna quantité de bons conseils, et ils firent entre eux très grande amitié.
LX
Asgrim fils d'Ellidagrim avait un procès à poursuivre devant le ting. C'était une affaire d'héritage. Il avait pour adversaire dans ce procès Ulf fils d'Uggi. Il arriva à Asgrim, ce qui lui était arrivé rarement, qu'il y avait un de cas de nullité dans son affaire. Et la nullité consistait en ceci qu'il avait nommé quatre jurés là où il avait à en nommer neuf. Les autres avaient donc ce cas de nullité pour eux. Alors Gunnar dit: «Je te défie en combat singulier dans l'île, Ulf fils d'Uggi, puisqu'il n'y a plus moyen de se faire rendre justice.»--«Ce n'est pas à toi que j'ai à faire» dit Ulf.--«Cela revient au même, dit Gunnar; Njal et Helgi mon ami seront d'avis que je dois prendre en main la cause d'Asgrim, quand ils ne sont pas là.» Et le procès finit de telle sorte, qu'Ulf eut à payer toute la somme. Alors Asgrim dit à Gunnar: «Je t'invite à venir chez moi cet été, et je serai avec toi dans toutes les querelles et jamais contre toi.»
Gunnar quitta le ting, et retourna chez lui. À quelque temps de là, ils se rencontrèrent, lui et Njal. Njal pria Gunnar de se tenir sur ses gardes. Il avait ouï dire que ceux de Trihyrning méditaient de marcher contre lui, et il l'engagea à ne jamais sortir sans être en nombre, et à porter toujours ses armes avec lui. Gunnar dit qu'ainsi ferait-il. Il dit à Njal qu'Asgrim l'avait invité chez lui: «et mon intention, ajouta-t-il, est d'y aller cet automne.»--«Que personne ne le sache avant ton départ, dit Njal; ni combien de temps tu resteras au loin. Je t'offrirai en outre que mes fils fassent le chemin avec toi. De la sorte il est à croire qu'ils ne t'attaqueront pas.» Ils convinrent donc qu'il en serait ainsi.
L'été se passa, et voici qu'il n'y avait plus que huit semaines jusqu'à l'hiver. Alors Gunnar dit à Kolskegg: «Apprête-toi à partir, car nous allons à Tunga, où nous sommes invités.»--« Ne le ferai-je pas dire aux fils de Njal?» dit Kolskegg.--«Non, dit Gunnar, il ne faut pas qu'il leur arrive malheur à cause de moi.»
LXI
Ils chevauchaient tous trois, Gunnar et ses frères. Gunnar avait sa hallebarde et son épée, présent d'Ölvir. Kolskegg avait sa hache. Hjört aussi était armé jusqu'aux dents. Ils arrivèrent à Tunga. Asgrim leur fit bon accueil, et ils furent là quelque temps. À la fin ils annoncèrent qu'ils voulaient retourner chez eux. Asgrim leur fit de beaux présents et offrit de faire route avec eux pour le pays de l'Est. Gunnar dit qu'il n'avait besoin de personne, et Asgrim ne partit pas.
Il y avait un homme nommé Sigurd Svinhöfdi. Il arriva à Trihyrning. Il demeurait près de la Thjorsa, et il avait promis de les avertir quand passerait Gunnar. Il leur dit donc que Gunnar était en route, et qu'il n'y aurait jamais chance plus belle: «car ils ne sont que trois»--«Combien nous faut-il d'hommes pour le surprendre?» dit Starkad. «Il ne faut pas de petites gens, qui seraient trop peu de chose pour lui, dit Sigurd; et il ne serait pas sage d'avoir moins de trente hommes.»--«Où l'attendrons nous?» dit Starkad.--«À Knafahola, dit Sigurd. Là il ne vous verra qu'une fois tombé au milieu de vous»--«Va à Sandgil, dit Starkad, et dis-leur d'en partir quinze, et nous, nous viendrons quinze autres à Knafahola.» Thorgeir dit à Hildigunn: «Cette main que tu vois te montrera ce soir Gunnar mort.»--«Et moi je crois, dit-elle, que tu auras la tête basse après votre rencontre.»
Ils partirent donc de Trihyrning, le père et ses trois fils, et onze autres hommes. Ils allèrent à Knafahola, et là, ils attendirent.
Sigurd Svinhöfdi vint à Sandgil et dit: «Je suis envoyé ici par Starkad et ses fils pour te dire, Egil, que toi et tes fils alliez à Knafahola pour y attendre Gunnar.»--«Combien faut-il que nous soyons?» dit Egil. «Quinze avec moi» dit Sigurd. Kol dit: «je vais donc aujourd'hui me mesurer avec Kolskegg.»--«C'est une grosse affaire que tu te promets là» dit Sigurd.
Egil pria ses Norvégiens de venir avec lui. Ils dirent qu'ils n'avaient nul grief contre Gunnar. «Et puis, dit Thorir, l'affaire doit être bien chanceuse, s'il faut toute une foule contre trois hommes.» Alors Egil partit, en colère. Sa femme dit au Norvégien: «Maudite soit l'heure où ma fille Gudrun a oublié sa fierté et dormi à ton côté, si tu n'oses pas suivre ton beau-père. Il faut que tu sois un lâche» dit-elle.--«J'irai avec ton mari, répondit-il, et nul de nous ne reviendra.» Après cela il alla trouver Thorgrim son compagnon, et lui dit: «Prends les clefs de mes coffres, car je ne les ouvrirai plus. Je veux aussi que tu aies, des richesses qui sont à nous deux, autant que tu en voudras. Et puis va t'en, et ne t'occupe pas de me venger. Si tu ne t'en vas pas, tu es un homme mort.» Alors le Norvégien prend ses armes, et il part avec le reste de la troupe.
LXII
Il faut revenir à Gunnar, qui chevauche vers l'est, passant la Thjorsa. Comme il s'éloignait de la rivière il sentit une grande envie de dormir, et il pria les autres de s'arrêter là. Il tomba dans un profond sommeil, et s'agitait en dormant. Kolskegg dit: «Voici que Gunnar rêve.» Hjört dit: «Je vais l'éveiller.»--«Ne fais pas cela, dit Kolskegg; il faut que son rêve s'achève.» Gunnar dormit longtemps. Quand il s'éveilla, il jeta loin de lui son bouclier, et il avait très-chaud. Kolskegg dit: «Qu'as-tu rêvé mon frère?»--«J'ai rêvé de telles choses, dit Gunnar, que nous ne serions pas partis de Tunga en si petit nombre, si j'avais fait ce rêve là-bas.»--«Dis-nous ton rêve» dit Kolskegg, Gunnar chanta:
«J'ai vu, m'a-t-il semblé, une troupe nombreuse qui fondait sur nous trois. Je vais rompre, j'en suis sûr, le jeûne des corbeaux affamés, qui nous suivent depuis Tunga. O guerrier qui lance des flammes, les vautours vont venir, je te l'annonce, arracher aux loups les cadavres. Terrible était mon rêve.»
«J'ai, rêvé, dit Gunnar, que je chevauchais, passant près de Knafahola. Alors il me sembla voir une grande troupe de loups qui venaient sur moi et, pour les éviter, je m'en allais vers la Ranga. À ce moment il me sembla qu'ils m'attaquaient de tous côtés. Mais je me défendais contre eux, et je perçais de flèches tous ceux qui s'avançaient le plus; à la fin ils furent si près de moi que je ne pouvais plus me servir de mon arc. Je pris mon épée et je la brandissais d'une main; de l'autre je frappais avec ma hallebarde. Je ne me couvrais point de mon bouclier et je ne sais ce qui me protégeait. Je tuai ainsi beaucoup de loups, et toi aussi, Kolskegg. Mais Hjört, il me sembla qu'ils le jetaient à terre et qu'ils déchiraient sa poitrine; et l'un d'eux avait son cœur dans sa gueule. Alors j'entrai dans une si grande colère que d'un coup je fendis le loup en deux, à partir de l'épaule. Après cela il me sembla que les loups prenaient la fuite. Et maintenant, Hjört mon frère, mon avis est que tu t'en retournes à Tunga.»--«Je ne veux pas, dit Hjört; quoique je sache que ma mort est certaine, je te suivrai pourtant.»
Après cela ils partirent, chevauchant vers l'est, et ils vinrent près de Knafahola. Kolskegg dit: «Vois-tu, mon frère, toutes ces lances qui sortent du creux, et des hommes avec des armes?»--«Il n'y a là rien qui me surprenne, dit Gunnar, à trouver mon rêve vrai.»--«Qu'allons-nous faire? dit Kolskegg. Je suppose que tu ne vas pas fuir devant eux.»--«Ils n'auront pas à nous railler à ce sujet, dit Gunnar; mais nous allons marcher en avant jusqu'au rocher qui s'avance dans la Ranga. C'est un bon endroit pour se défendre.»
Ils allèrent donc jusqu'au rocher, et s'y préparèrent au combat. «Où cours-tu si vite, Gunnar?» lui cria Kol, comme ils passaient.--«Tu iras le dire quand la journée sera finie» dit Kolskegg.
LXIII
Et voici que Starkad pousse ses hommes en avant. Ils marchent vers le rocher où sont les autres. Sigurd Svinhöfdi venait le premier; il avait un bouclier rouge dans une main et un poignard dans l'autre. Gunnar le voit, il bande son arc et lui lance une flèche. L'autre leva son bouclier, dès qu'il vit la flèche voler en l'air; la flèche traversa le bouclier, lui entra dans l'œil et sortit par le cou: ce fut le premier tué.
Gunnar lança une seconde flèche à Ulfhedin l'intendant de Starkad. La flèche l'atteignit au milieu du corps, et il tomba devant les pieds d'un autre, qui tomba sur lui, en travers. Kotskegg lança une pierre sur la tête de cet autre, et il fut tué du coup.
Alors Starkad dit: «Nous n'arriverons à rien tant qu'il se servira de son arc: allons en avant, hardiment.» Et ils s'excitèrent les uns les autres à avancer. Gunnar se défendit avec son arc, tant qu'il put. À la fin il le jeta à terre. Il prit sa hallebarde et son épée, et il frappait des deux mains. Il se fit alors un grand carnage. Gunnar tuait quantité d'hommes et aussi Kolskegg. «J'ai promis, Gunnar, d'apporter ta tête à Hildigunn» dit Thorgeir fils de Starkad. Alors Gunnar chanta:
«Je ne sais si elle y attache un si grand prix. (Le fracas des armes emporte le bruit de nos paroles). Mais toi, si tu veux lui porter ma tête, il faut t'avancer dans la mêlée, un peu plus que tu ne fais.
«Elle ne fera pas grand cas de ton présent, que tu y arrives ou non, dit Gunnar; mais il faut que tu approches, si tu veux tenir ma tête dans tes mains.»
Thorgeir dit à ses frères; «Courons sur lui, tous à la fois. Il n'a pas de bouclier, et sa vie est à nous.» Börk et Thorkel coururent en avant, et furent là plus vite que Thorgeir. Börk lève son épée sur Gunnar. Gunnar la frappe de sa hallebarde, d'un si grand coup, qu'elle vole loin des mains de Börk. Gunnar voit de l'autre côté Thorkel prêt à le frapper. De biais comme il est, il brandit son épée, et l'épée atteint le cou de Thorkel, et fait voler sa tête au loin.
Kol, fils d'Egil, dit: «À nous deux, Kolskegg. J'ai toujours dit que nous nous valions dans le combat.»--C'est ce que nous allons voir, dit Kolskegg. Kol pointa sur lui un javelot. Kolskegg était à tuer un homme, il avait fort à faire et ne put se couvrir de son bouclier; le javelot le toucha à la cuisse, en dehors, et s'y enfonça. Il se retourna vivement, courut à Kol, le frappa de sa hache à la jambe, et la coupa sous lui. «T'ai-je touché ou non?» lui dit-il--«Mauvaise affaire pour moi, dit Kol, d'avoir été sans bouclier.» Il se tint quelques instants sur une jambe, regardant le moignon. «N'y regarde pas tant, dit Kolskegg; c'est bien comme il te semble, ta jambe n'y est plus.» Alors Kol tomba à terre, mort.
Quand Egil, son père, voit cela, il court à Gunnar et lève son épée pour le frapper. Gunnar pointe sa hallebarde contre lui, et le touche au milieu du corps. Il l'enlève au bout de la hallebarde, et le jette dans la Ranga.
À ce moment Starkad dit: «Tu es un misérable, Norvégien Thorir, d'être assis là à nous regarder, quand on tue Egil, ton hôte et ton beau-père.» Le Norvégien sauta sur ses pieds, il était fort en colère. Hjört venait de tuer deux hommes. Le Norvégien court à lui et lui donne un coup qui lui perce la poitrine: Hjört tombe à terre, mort. Gunnar voit cela, il se tourne vivement vers le Norvégien, et il le coupe en deux, au milieu du corps. Puis il pointe sa hallebarde sur Börk; la hallebarde atteint Börk au milieu du corps, le perce de part en part et s'enfonce en terre derrière lui. Et voici Kolskegg qui coupe la tête de Hauk fils d'Egil, et Gunnar encore, qui coupe le bras d'Ottar au coude. Alors Starkad dit: «Fuyons. Ce n'est pas à des hommes que nous avons affaire.»--«On va tenir de mauvais propos sur votre compte, dit Gunnar, si on ne peut voir sur vous que vous étiez au combat.» Il court au père et au fils, et les blesse tous les deux. Après cela ils se séparèrent; Gunnar et son frère en avaient blessé beaucoup qui avaient pris la fuite. Quatorze hommes avaient péri dans la bataille, et Hjört était le quinzième. Gunnar fit rapporter Hjört à Hlidarenda sur son bouclier, et on lui fit là un tombeau. Beaucoup de gens le regrettèrent, car il était très-aimé.
Starkad rentra chez lui. Hildigunn pansa sa blessure et celle de Thorgeir. «Vous donneriez beaucoup, dit-elle, pour n'avoir pas eu de démêlés avec Gunnar.»--«C'est vrai» dit Starkad.
LXIV
Steinvör de Sandgil demanda à Thorgrim le Norvégien de prendre soin de ses biens: «Ne quitte pas le pays, je t'en prie, dit-elle, et souviens-toi de Thorir, ton parent et ton ami.» Il répondit: «Thorir mon camarade m'a prédit que je tomberais de la main de Gunnar si je restais ici; il devait bien le savoir, car il a su d'avance sa propre mort.»--«Je te donnerai, dit-elle, ma fille Gudrun, et tous mes biens, de moitié avec moi.»--«Je ne savais pas que tu y mettrais un si haut prix» dit-il. Ils convinrent donc qu'il aurait Gudrun, et que la noce se ferait dès cet été.
Gunnar alla à Bergthorshval, et Kolskegg avec lui. Njal était dehors, ses fils aussi; ils allèrent à la rencontre de Gunnar et lui firent grand accueil. Après quoi ils se mirent à parler. Gunnar dit: «Je suis venu ici pour te demander ton assistance et tes bons conseils.» Njal dit que cela lui était dû. «Je me trouve, dit Gunnar, dans un grand embarras; j'ai tué quantité d'hommes, et je voudrais savoir ce que tu penses qu'il faut faire.»--«Bien des gens seront d'avis que tu y as été forcé, dit Njal; mais donne-moi un moment pour réfléchir.»
Njal s'en alla tout seul à l'écart, et songea à ce qu'il y avait à faire. Quand il revint, il dit: «Voici que j'ai bien examiné la chose, et il me semble qu'il faut ici aller de l'avant, hardiment. Thorgeir a séduit Thorfinna, ma parente; je vais abandonner entre tes mains ma poursuite pour séduction. Je t'en abandonne également une autre contre Starkad, pour avoir coupé des arbres dans mon bois de Trihyrningshals. C'est toi qui intenteras les deux procès. Tu iras aussi là où le combat a eu lieu, tu déterreras les morts, tu prendras des témoins de leur blessures, et tu déclareras tous ces morts hors la loi pour être venus te trouver là dans l'intention de vous blesser ou de vous faire périr de mort violente, toi et tes frères. Et si on instruit l'affaire au ting et qu'on t'oppose que tu as le premier frappé Thorgeir et que pour cette raison tu ne peux introduire une instance ni pour toi ni pour d'autres, je répondrai, moi, et je dirai que je t'ai rétabli dans tes droits au ting de Tingskala, de façon que tu puisses introduire une instance tant pour toi que pour d'autres; voici donc qu'il leur sera répondu sur ce point. Il faut de plus que tu ailles trouver Tyrfing à Berjanes; il se défera en ta faveur d'une action en justice qu'il doit intenter à Önund de Trollaskog, à qui appartient la poursuite pour le meurtre de son frère Egil.»
Gunnar s'en retourna donc chez lui, d'abord. Quelques jours après, ils s'en allèrent, Gunnar et les fils de Njal, à l'endroit où étaient les cadavres, et ils déterrèrent tous ceux qui avaient été enterrés, Gunnar les déclara tous hors la loi pour attaque déloyale et pour meurtre. Après quoi il retourna chez lui.
LXV
Ce même automne Valgard le rusé revint de l'étranger, et s'en alla chez lui à Hofi. Thorgeir vint trouver Valgard et Mörd; il leur dit qu'on était dans une mauvaise passe, si Gunnar mettait hors la loi tous ceux qu'il avait tués. «C'est un conseil de Njal, dit Valgard, et il n'a pas fini de lui en donner.» Thorgeir demanda au père et au fils aide et assistance. Ils refusèrent longtemps, et consentirent à la fin, pour une grosse somme d'argent. Il fut décidé que Mörd demanderait en mariage Thorkatla, fille de Gissur le blanc, et que Thorgeir se mettrait en route pour l'ouest, et passerait la rivière sur l'heure, avec Valgard et Mörd.
Le jour suivant ils partirent douze ensemble, et vinrent à Mosfell. On les reçut bien, ils y passèrent la nuit; après quoi ils firent leur demande à Gissur. On tomba d'accord que la chose se ferait, et que la noce aurait tien, un demi-mois plus tard, à Mosfell. Ils retournèrent chez eux.
Après quelques jours, le père et le fils se mirent en route pour la noce, avec beaucoup de monde. Ils trouvèrent là-bas beaucoup d'hôtes rassemblés, et la noce se passa bien. Thorkatla partit avec Mörd et se mit à gouverner la maison. Valgard s'en alla l'été suivant à l'étranger.
Cependant Mörd presse Thorgeir d'engager son procès contre Gunnar. Thorgeir s'en va trouver Önund à Trollaskog. Il le prie de porter plainte pour le meurtre de son frère Egil et de ses fils; «Moi, dit-il, je porterai plainte pour le meurtre de mes frères, et pour mes blessures et celles de mon père.» Önund dit qu'il est tout prêt. Ils s'en vont et proclament les meurtres, et prennent neuf des plus proches voisins à témoin de la chose.
On apprend à Hlidarenda ces préliminaires. Gunnar monte à cheval et va trouver Njal. Il lui dit ce qui se passe et demande ce qu'il lui conseille de faire. «Il faut, dit Njal, que tu convoques tes voisins, et ceux que tu as pris à témoins du meurtre. Tu nommeras devant eux des témoins et tu dénonceras Kol comme te devant raison du meurtre de ton frère Hjört: tu procéderas ainsi selon la loi. Après cela tu porteras plainte pour le meurtre contre Kol, quoiqu'il soit mort. Puis tu prendras des témoins, et tu sommeras tes voisins d'avoir à se rendre au ting pour témoigner en justice, et dire si Kol et les siens étaient présents, et partie dans l'attaque, quand Hjört fut tué. Puis tu citeras encore Thorgeir en justice pour séduction, et aussi Önund de Trollaskog pour l'affaire de Tyrfing». Gunnar fit en toutes choses selon le conseil de Njal. Les gens trouvèrent que c'étaient là des préliminaires singuliers. Et voici que ces procès viennent devant le ting.
Gunnar partit pour le ting, Njal aussi, et ses fils, et les fils de Sigfus. Gunnar avait fait dire à ses parents de venir au ting et d'avoir beaucoup de monde, disant que l'affaire serait chaude. Ils arrivèrent de l'ouest en grand nombre. Mörd vient au ting, et Runolf de Dal, et aussi ceux de Trihyrning, et Önund de Trollaskog.
LXVI
Et quand ces gens arrivent au ting, ils ne font qu'une troupe avec ceux de Gissur le blanc et de Geir le Godi.
Mais Gunnar, et les fils de Sigfus et les fils de Njal allaient tous ensemble, et ils marchaient d'un air si résolu, que les gens avaient à se garer, pour n'être pas culbutés. Et il n'y avait rien dont on parlât tant durant tout le ting, que de ce grand procès.
Gunnar vint à la rencontre de ses parents, Olaf et les siens lui firent bon accueil. Ils questionnèrent Gunnar sur le combat. Il leur dit tout par le menu, sans rien oublier, et aussi ce qu'il avait fait depuis: «Elle vaut cher pour toi, dit Olaf, l'aide que te donne Njal en te conseillant en toutes choses». Gunnar dit qu'il ne saurait jamais l'en remercier, puis il leur demanda secours et assistance. Ils dirent que cela lui était dû.
Et voici que de part et d'autre les causes viennent devant le tribunal. Chacun expose son affaire.
Mörd demanda si un homme pouvait porter plainte, quand il avait d'avance forfait ses droits en attaquant Thorgeir, comme avait fait Gunnar. Njal répondit: «Étais-tu au ting de Tingskala, cet automne?»--«Certainement j'y étais» dit Mörd. «As-tu entendu, dit Njal, Gunnar lui offrir l'amende entière?»--«Certes je l'ai entendu» dit Mörd.--«J'ai alors, dit Njal, déclaré Gunnar rétabli dans ses droits et capable d'ester en justice.»--«C'est légal, dit Mörd, mais comment se fait-il que Gunnar ait porté plainte contre Kol pour le meurtre de Hjört, quand c'est le Norvégien qui l'a tué?»--«C'était légal, dit Njal, puisqu'il l'a désigné devant témoins comme devant lui rendre raison.»--«C'était légal assurément, dit Mörd, mais pourquoi Gunnar les a-t-il tous déclarés hors la loi?»--«Tu ne devrais pas le demander, dit Njal, car ils étaient partis tous avec l'intention de blesser ou de tuer»--«Ils n'ont rien fait à Gunnar» dit Mörd.--«Les frères de Gunnar, Hjört et Kolskegg, étaient là, dit Njal. L'un a reçu la mort et l'autre une blessure.»--«Vous avez la loi pour vous, dit Mörd; mais il est dur de se faire à cela.»
Alors Hjalti, fils de Skeggi, de la vallée de la Thjorsa, s'avança et dit: «Je n'ai aucune part à vos querelles; mais je veux savoir ce que tu ferais, Gunnar, par égard à mes paroles, et par amitié pour moi».--«Que demandes-tu?» dit Gunnar.--«Ceci, dit Hjalti; que tu abandonnes toute l'affaire à une sentence équitable et au jugement d'hommes sages».--«Alors, dit Gunnar, tu promets de n'être jamais contre moi, quels que soient ceux à qui j'aurai affaire?»--«Je te le promets» dit Hjalti. Après cela, Hjalti entreprit les adversaires de Gunnar, et les choses en vinrent au point qu'ils conclurent tous la paix. Et ils s'engagèrent de part et d'autre à la garder fidèlement. Pour la blessure de Thorgeir on mit, comme équivalent, l'affaire de séduction, et la coupe de bois pour la blessure de Starkad. Pour les frères de Thorgeir on fixa demi-amende, l'autre moitié étant forfaite, par suite de leur attaque contre Gunnar. Le meurtre d'Egil et l'affaire de Tyrfing se compensèrent. Pour le meurtre de Hjört on mit celui de Kol et du Norvégien. Pour tous les autres, on fixa demi-amende. Ce fut Njal qui prononça ce jugement, avec Asgrim fils d'Ellidagrim, et Hjalti fils de Skeggi.
Njal avait beaucoup d'argent placé chez Starkad et chez ceux de Sandgil; il donna tout à Gunnar pour payer ces amendes. Gunnar de son côté avait tant d'amis au ting qu'il put payer sur l'heure l'amende pour tous les meurtres. Il fit des présents à beaucoup de chefs qui lui avaient prêté leur aide, et il se fit grand honneur dans cette affaire. Tous étaient d'accord en ceci, qu'il n'avait pas son pareil dans le pays du Sud.
Gunnar quitta le ting et retourna chez lui. Et pour l'instant il s'y tient tranquille. Mais ses adversaires lui enviaient fort tous ses honneurs.
LXVII
Il faut parler maintenant de Thorgeir fils d'Otkel. Il était arrivé à l'âge d'homme; il était grand et fort, loyal et simple, un peu trop confiant. Les hommes les meilleurs en faisaient cas, et ses amis l'aimaient.
Un jour, Thorgeir fils de Starkad alla trouver Mörd son parent. «Je ne suis pas content, dit-il, de la façon dont s'est terminée notre affaire avec Gunnar. Je t'ai acheté ton aide pour tout le temps que nous serons debout tous deux. Je veux donc que tu imagines quelque chose qui puisse faire du tort à Gunnar. Et que ce soit quelque invention profonde. Je te parle ouvertement, parce que je sais que tu es le plus grand ennemi de Gunnar, comme il est le tien. Je te ferai avoir de grands honneurs, si tu fais de ton mieux».
«On dit toujours, répond Mörd, que j'aime l'argent, et il va en être encore de même. Nous n'empêcherons pas, non plus, qu'on ne te fasse passer pour un homme qui rompt les traités, et qui ne respecte pas la paix jurée, si tu reprends en main cette affaire. On m'a dit pourtant que Kolskegg allait intenter un procès pour recouvrer un quart de Moeidarhval, qui a été livré à ton père en paiement, pour le meurtre de ses fils. Il fait ce procès pour le compte de sa mère; Gunnar aussi est d'avis de payer en argent, et de ne pas céder de terre. Il faut attendre que l'affaire soit en train, alors vous l'accuserez d'avoir rompu la paix. Il a aussi pris un champ à Thorgeir fils d'Otkel: vois à t'entendre avec lui pour attaquer Gunnar. Si vous échouez en ceci, et s'il ne se laisse pas forcer, vous pourrez recommencer une autre fois. Car je te dis que Njal a prédit son sort à Gunnar, et lui a annoncé que s'il tuait plus d'un homme en ligne directe dans une même famille, ce serait la cause de sa mort, s'il arrivait en outre qu'il rompît la paix faite à ce sujet. Il te faut donc t'entendre avec Thorgeir, dont Gunnar a déjà tué le père. Si vous vous trouvez tous deux à une rencontre, mets-toi à l'abri. Lui, il ira de l'avant, hardiment, et Gunnar le tuera. Alors il en aura tué deux dans la même famille. Toi tu prendras la fuite. Et si cette fois c'est son destin que sa mort s'ensuive, il rompra la paix. Il faut nous tenir tranquilles jusque là».
Thorgeir rentre chez lui, et dit tout à son père en secret. Ils conviennent de suivre ce conseil, et de n'en rien dire à personne.
LXVIII
Quelques temps après Thorgeir fils de Starkad vint à Kirkjubæ trouver l'autre Thorgeir; ils s'en allèrent à l'écart et se parlèrent en secret tout le jour. À la fin Thorgeir fils de Starkad donna à l'autre Thorgeir un javelot incrusté d'or, puis il retourna chez lui. Ils firent ensemble la plus étroite amitié.
Au ting de Tingskala, l'automne suivant, Kolskegg introduisit son instance pour les terres de Moeidarhval. Gunnar de son côté, prit des témoins, après quoi il offrit aux gens de Trihyrning de l'argent ou d'autres terres, après estimation légale. Alors Thorgeir prit des témoins de ce fait, que Gunnar rompait la paix conclue avec lui et son père. Après cela le ting prit fin.
Et voici qu'une demi-année se passe. Les deux Thorgeir se voient sans cesse, et ils ont l'un pour l'autre la plus grande tendresse.
Kolskegg dit à Gunnar: «On m'a dit qu'il y avait grande amitié entre Thorgeir fils d'Otkel et Thorgeir fils de Starkad; c'est l'avis de bien des gens qu'il ne faut pas s'y fier; et je voudrais te voir prendre garde à toi.»--«La mort viendra à moi, dit Gunnar, en quelque endroit que je sois, si c'est mon destin.» Et ils n'en dirent pas davantage.
À l'automne, Gunnar décida qu'on travaillerait une semaine à la maison, et une autre en bas dans les îles, pour finir de rentrer les foins. Tous les hommes durent quitter le domaine, hormis lui et les femmes.
Thorgeir de Trihyrning alla trouver l'autre Thorgeir. Sitôt qu'ils se rencontrèrent, ils s'en allèrent à l'écart, comme d'habitude. Thorgeir fils de Starkad dit: «Je pense qu'il faut nous armer de courage, et attaquer Gunnar.»--«Les rencontres avec Gunnar, répondit Thorgeir fils d'Otkel, n'ont eu qu'une seule et même fin jusqu'ici, et peu de gens en sont revenus vainqueurs, et puis je trouve mauvais d'être appelé parjure.»--«C'est eux qui ont rompu la paix, et non pas nous, dit Thorgeir fils de Starkad; Gunnar t'a pris ton champ, et il a pris Moeidarhval à moi et à mon père.» Ils conviennent donc d'aller attaquer Gunnar. Thorgeir fils de Starkad dit qu'à quelques nuits de là Gunnar sera seul chez lui: «Viens alors, ajoute-t-il, me trouver avec douze hommes, j'en aurai autant de mon côté.» Après cela, Thorgeir retourna chez lui.
LXIX
Les serviteurs et Kolskegg étaient depuis trois nuits déjà dans les îles, quand Thorgeir fils de Starkad, en eut la nouvelle. Il fit dire à l'autre Thorgeir de venir à sa rencontre à la pointe de Trihyrning. Puis il partit de Trihyrning, lui douzième. Il monte sur la pointe et attend là l'autre Thorgeir. À ce moment, Gunnar est seul dans son domaine. Les deux Thorgeir chevauchent, traversant les bois.
Et voici que le sommeil les prit, et ils ne purent faire autrement que de dormir. Ils pendirent leurs boucliers aux branches, attachèrent leurs chevaux, et mirent leurs armes à côté d'eux.
Cette nuit-là, Njal était à Thorolfsfell; il ne pouvait pas dormir, et sortait et rentrait sans cesse. Thorhild demanda à Njal pourquoi il ne dormait pas. «Il me passe toutes sortes de choses devant les yeux, dit-il, je vois quantité de fantômes horribles, ceux des ennemis de Gunnar. Et c'est une chose singulière: ils vont comme des furieux, et pourtant ils ne savent pas où ils vont.»
Peu après, un homme arriva devant la porte. Il descendit de cheval et entra; c'était le berger de Thorhild. «As-tu trouvé les moutons?» demanda-t-elle.--«J'ai trouvé quelque chose qui vaut mieux, je pense» dit-il.--«Qu'était-ce?» dit Njal.--«J'ai trouvé vingt-quatre hommes, dit-il, dans le bois là-haut. Ils avaient attaché leurs chevaux et dormaient. Leurs boucliers étaient pendus aux branches.» Et il avait regardé de si près qu'il dit les armes et les habits de chacun. Alors Njal sut au juste qui ils étaient tous. Il dit à l'homme: «Tu es un bon serviteur, et il nous en faudrait beaucoup de pareils. Tu t'en trouveras bien; mais à présent je vais te donner un message.» L'autre dit qu'il irait. «Tu vas aller, dit Njal, à Hlidarenda, et tu diras à Gunnar d'aller à Grjota, et d'envoyer de là chercher des hommes. Moi j'irai trouver ceux qui sont dans le bois, et je leur ferai peur pour qu'ils s'en aillent. Tout a si bien tourné qu'ils ne gagneront rien à ceci, au contraire ils y perdront beaucoup.»
Le berger s'en alla et dit tout à Gunnar par le menu. Gunnar monta à cheval et s'en alla à Grjota; de là il fit venir des hommes auprès de lui.
Il faut maintenant reparler de Njal. Il monte à cheval, et va trouver les deux Thorgeir: «Vous êtes des imprudents, leur dit-il, de dormir comme vous le faites. Que signifie cette équipée? Gunnar n'est pas un homme dont on se moque. En vérité, c'est une grande trahison de l'attaquer ainsi. Sachez qu'il est en train de rassembler du monde; il sera bientôt ici, et il vous tuera, si vous ne rentrez chez vous promptement.» Ils se levèrent vivement, car ils avaient très peur; ils prirent leurs armes, montèrent à cheval, et coururent d'une traite jusqu'à Trihyrning.
Njal vint à la rencontre de Gunnar et le pria de ne pas renvoyer ses hommes: «Je vais, dit-il, me mêler de ton affaire, et tâcher de conclure la paix. Je crois qu'ils ont eu une bonne peur. Je veux qu'ils payent pour cette trahison, eux tous qui ont pris part à ceci, autant que tu auras à payer toi-même pour le meurtre de l'un ou de l'autre de ces deux Thorgeir, si pareille chose arrive jamais. Je garderai cet argent et j'aurai soin que tu le trouves sous ta main, quand tu en auras besoin.»
LXX
Gunnar remercia Njal de son aide. Njal s'en alla à Trihyrning, et dit aux deux Thorgeir que Gunnar ne laisserait pas partir son monde avant que l'arrangement ne fût fait. Ils firent toutes sortes d'offres, car ils avaient très peur, et ils prièrent Njal de se charger de conclure la paix. Njal dit qu'il le ferait à la condition qu'il ne s'ensuivrait pas de trahison. Ils le prièrent d'être de ceux qui prononceraient la sentence, disant qu'ils s'en tiendraient à ce qu'il aurait prononcé. «Je ne prononcerai qu'au ting, dit Njal, en présence de nos meilleurs hommes.» Et ils consentirent à cela. Njal fut donc fait leur arbitre pour conclure entre eux et Gunnar paix et arrangement. Il devait prononcer la sentence, et s'adjoindre qui il voudrait.
Peu de temps après, les deux Thorgeir allèrent trouver Mörd fils de Valgard. Mörd les blâma fort d'avoir remis l'affaire à Njal, le plus grand ami de Gunnar; il leur dit qu'ils s'en trouveraient mal.
Et voici que les hommes vont à l'Alting comme de coutume. Les deux parties y sont, chacun de son côté. Njal prit la parole: «Je demande, dit-il, à tous les chefs, et aux meilleurs hommes ici rassemblés, quelle action il leur semble qu'ait Gunnar contre les deux Thorgeir, pour attaque à sa vie». Ils répondirent qu'à leur avis un homme comme Gunnar avait le bon droit pour lui. Njal demanda si c'étaient tous les hommes de la bande ou bien les chefs seuls qui devaient répondre de cette affaire. Ils dirent que c'étaient les chefs surtout, et tous les autres pourtant aussi, pour une bonne part. «Bien des gens seront d'avis, dit Mörd, qu'on n'a pas agi sans cause, car Gunnar avait rompu la paix avec les deux Thorgeir».--«Ce n'est pas rompre la paix, dit Njal, que d'aller en justice contre un autre; c'est avec la loi que notre pays se peuplera; sans la loi nous en ferons un désert». Et il leur dit que Gunnar avait offert des terres ou d'autres valeurs en échange de Moeidarhval. Alors les deux Thorgeir virent que Mörd les avait trompés. Il lui firent de grands reproches et dirent qu'il leur paierait cette perte.
Njal désigna douze hommes pour prononcer la sentence. Il y eut cent pièces d'argent à payer pour chacun de ceux qui étaient de la bande, et deux cents pour chacun des deux Thorgeir. Njal prit l'argent, et le mit en lieu sûr. Les deux partis se jurèrent paix et fidélité en répétant les paroles dictées par Njal.
Gunnar quitta le ting et s'en alla aux vallées de l'ouest, à Hjardarholt. Olaf Pai lui fit bon accueil. Il fut là un demi-mois. Il allait et venait dans les vallées, et tous le recevaient à bras ouverts. Au moment de se séparer Olaf dit à Gunnar: «Je vais te donner trois choses précieuses: un anneau d'or et un manteau, qui me viennent du roi d'Irlande Myrkjartan, et un chien qui m'a été donné en Irlande. Il est grand, et il vaut, comme compagnon, un vaillant homme. Il faut dire aussi qu'il a la sagesse d'un homme. Il aboiera à tous ceux qu'il saura tes ennemis, jamais à tes amis; car il verra au visage de chacun s'il te veut du bien ou du mal. Il donnera sa vie pour t'être fidèle. Ce chien s'appelle Sam». Puis il dit au chien: «Tu vas suivre Gunnar et tu feras pour lui de ton mieux». Le chien vint à Gunnar, et se coucha à terre à ses pieds.
«Prends garde à toi, Gunnar, dit encore Olaf. Tu as bien des envieux, car tu es maintenant l'homme le plus renommé de tout le pays». Gunnar le remercia de ses dons et de ses conseils, puis il retourna chez lui.
Voici donc, Gunnar rentré chez lui, et pendant quelque temps tout est tranquille.
LXXI
Quelque temps après, les deux Thorgeir se rencontrent avec Mörd. Ils n'arrivent pas à s'entendre. Ils disaient, les deux Thorgeir, qu'ils avaient perdu beaucoup d'argent par la faute de Mörd et qu'ils n'y avaient rien gagné; ils le prièrent d'imaginer quelque autre chose qui pût faire du tort à Gunnar. Mörd dit qu'il allait le faire: «Et voici mon conseil: il faut que Thorgeir fils d'Otkel séduise Ormhild la parente de Gunnar: Gunnar en prendra encore plus de dépit contre toi. Moi je ferai courir le bruit que Gunnar ne souffrira pas de toi pareille chose. Quelque temps après vous pourrez faire une attaque contre Gunnar. Mais gardez vous d'aller le chercher chez lui. Il ne faut pas y penser, tant que le chien est en vie». Ils convinrent donc de ce plan, et dirent qu'ainsi feraient-ils.
L'été se passe. Thorgeir va souvent chez Ormhild. Gunnar trouve cela mauvais, et ils prennent l'un pour l'autre beaucoup d'aversion.
L'hiver se passa ainsi. Voici que l'été vient, et ils se rencontrent plus souvent que jamais, en secret. Thorgeir de Trihyrning et Mörd sont toujours ensemble; ils méditent une attaque contre Gunnar quand il s'en ira aux îles voir la besogne de ses serviteurs.
Une fois Mörd eut la nouvelle que Gunnar était allé aux îles; il envoya un homme à Trihyrning, dire à Thorgeir que c'était le bon moment pour attaquer Gunnar. Ils se préparèrent vivement, et se mirent en route, douze ensemble. Et quand ils vinrent à Kirkjubæ, il y en avait encore douze autres à les attendre. On tint conseil pour savoir où on attendrait Gunnar. Ils décidèrent de descendre au bord de la Ranga, et de l'attendre là. Mais quand Gunnar passa, revenant des îles, Kolskegg était avec lui. Gunnar avait son arc, ses flèches et sa hallebarde. Kolskegg avait son épée, et il était armé jusqu'aux dents.
LXXII
Comme Gunnar et son frère chevauchaient le long de la Ranga, il arriva que la hallebarde se couvrit de sang. Kolskegg demanda ce que cela signifiait. «Quand pareille chose arrive, répondit Gunnar, on appelle cela dans d'autres pays une pluie de blessures, et maître Ölvir, d'Hising, m'a dit que c'était toujours signe de grands combats.»
Ils continuèrent de chevaucher jusqu'au moment où ils virent des hommes au bord de la rivière, assis, et qui avaient attaché leurs chevaux. «Ceci est une embuscade» dit Gunnar.--«Il y a longtemps qu'ils sont des traîtres, dit Kolskegg; mais qu'allons-nous faire à présent?»--«Nous allons passer au galop devant eux, dit Gunnar, nous irons jusqu'au gué, et là, nous nous défendrons.» Les autres voient cela et fondent sur eux au plus vite. Gunnar bande son arc, il prend ses flèches, les jette à terre devant lui, et tire à mesure qu'ils viennent à portée. Il en blesse beaucoup, et en tue quelques-uns.
Thorgeir fils d'Otkel dit: «Ceci ne nous sert de rien. Courons sur lui, hardiment» Et ainsi firent-ils. En avant venait Önund le beau, parent de Thorgeir. Gunnar brandit sur lui sa hallebarde, elle rencontra le bouclier d'Önund, le fendit en deux, et transperça Önund. Ögmund Floki courait pour prendre Gunnar à dos. Kolskegg le vit et lui coupa les deux jambes sous lui, après quoi il le jeta dans la Ranga où il fut noyé sur le champ.
Alors il se fit une rude mêlée. Gunnar frappait des deux mains, d'estoc et de taille. Kolskegg aussi tua plusieurs hommes et en blessa beaucoup. Thorgeir fils de Starkad dit à l'autre Thorgeir; «On ne voit guère que tu aies ton père à venger sur Gunnar.» Thorgeir, fils d'Otkel, répond: «C'est vrai que j'avance peu, mais toi non plus tu n'es pas sur mes talons; pourtant je ne souffrirai pas tes reproches.» Il court à Gunnar, en grande colère, pointe un javelot à travers son bouclier, et perce la main qui le tenait. Gunnar fait tourner le bouclier si vite que le javelot se brise au manche. Gunnar en voit un autre qui s'approche pour le frapper, et il lui donne le coup de la mort. Après cela il saisit à deux mains sa hallebarde. Cependant, Thorgeir fils d'Otkel s'est approché, il a tiré son épée, et il la brandit de façon terrible. Gunnar se tourne vers lui, vivement, et en grande colère. Il lui passe sa hallebarde au travers du corps, le lève en l'air, et le jette dans la Ranga. La rivière l'entraîna jusqu'au gué, où il s'accrocha à une pierre; depuis lors on appelle ce gué le gué de Thorgeir.
Thorgeir fils de Starkad dit: «Fuyons maintenant, au point où nous en sommes nous ne pouvons plus vaincre.» Et ils prirent tous la fuite. «Poursuivons-les, dit Kolskegg; prends ton arc et tes flèches, tu viendras bien à portée de Thorgeir fils de Starkad.»
Gunnar chanta: «Quand nous ne ferions pas plus de carnage que celui qui est fait déjà, nos bourses seraient bientôt vides, s'il faut payer pour tous ceux que nous avons couchés par terre. Écoute mes paroles, mon frère, en voilà assez.»
Gunnar répondit: «Notre bourse sera bientôt vide, s'il faut payer l'amende pour tous ces morts que voilà.»--«Tu ne manqueras jamais d'argent, répondit Kolskegg; mais Thorgeir n'aura ni paix ni cesse, que ses machinations n'aient amené ta mort.»
Et Gunnar chanta: «Parmi tous ceux qui guerroyent sur les mers, il en faudra un meilleur que lui, pour m'arrêter sur mon chemin. Quand je m'avance, couvert de ma ceinture étincelante, je ne sais pas qui pourrait me faire trembler.»
«Il en faudra plus d'un comme lui sur ma route avant que j'aie peur» dit Gunnar. Après cela, ils retournent chez eux, et annoncent la nouvelle. Halgerd s'en réjouit, et les loua fort de la besogne qu'ils avaient faite. «Il se peut que ce soit de bonne besogne, dit Ranveig; mais je me sens trop mal à l'aise pour croire que rien de bon en puisse sortir.»
LXXIII
La nouvelle se répandit au loin, et bien des gens eurent du regret de la mort de Thorgeir. Gissur le blanc et Geir le Godi vinrent au lieu du combat. Ils portèrent plainte pour les meurtres et citèrent des voisins comme témoins au ting, après quoi ils retournèrent dans l'Ouest.
Njal et Gunnar eurent une rencontre, et ils parlèrent du combat. Njal dit à Gunnar: «Prends garde à toi maintenant. Voilà que tu en as tué deux, en ligne directe, dans la même famille. N'oublie pas qu'il y va de ta vie si tu ne gardes pas la paix qui sera faite cette fois.»--«Je ne tiens pas à la rompre, dit Gunnar, mais j'aurai besoin de votre aide au ting.» Njal répondit: «Je te garderai ma fidèle amitié jusqu'au jour de ta mort». Et Gunnar retourna chez lui.
Le temps se passe, et le moment du ting est arrivé. Il y vient beaucoup de monde des deux côtés. Et tous au ting parlent de la même chose, et se demandent comment cette affaire finira.
Gissur le blanc et Geir le Godi tinrent conseil pour savoir lequel des deux porterait plainte pour le meurtre de Thorgeir. Ils tombèrent d'accord que Gissur se chargerait de la chose. Il vint porter plainte au tertre de la loi, et, prenant la parole, il dit: «J'appelle la vindicte de la loi sur Gunnar fils d'Hamund, pour attaque tombant sous le coup de la loi, sur la personne de Thorgeir fils d'Otkel, et pour lui avoir fait au corps une blessure qui se trouva être une blessure mortelle, dont Thorgeir est mort. Je déclare que pour cette cause il a mérité le bannissement, que nul ne doit le nourrir, lui faire passer l'eau, ni l'aider en aucune manière. Je déclare qu'il a forfait tous ses biens; j'en réclame moitié pour moi, moitié pour les juges du tribunal de district, qui ont droit, d'après la loi, sur les biens forfaits. Je déclare que j'appelle cette affaire au tribunal de district à qui il appartient d'en juger. Ceci est ma déclaration légale faite en présence de tous, au tertre de la loi. Je porte plainte et j'appelle la pleine vengeance de la loi sur Gunnar fils d'Hamund.»
Une seconde fois Gissur prit des témoins et porta plainte contre Gunnar fils d'Hamund pour avoir fait à Thorgeir fils d'Otkel une blessure qui se trouva être une blessure mortelle, dont Thorgeir mourut sur le lieu même où Gunnar commit cette attaque tombant sous le coup de la loi. Et il finit sa déclaration comme la première. Puis il demanda quel était le tribunal compétent et le domicile légal. Après cela, les gens quittèrent le tertre de la loi; et ils disaient tous qu'il avait bien parlé.
Gunnar se tenait tranquille, et ne disait pas grand chose.
Le ting se passe, et le moment est venu de juger les affaires. Gunnar avec ses hommes se tenait au nord du tribunal du pays de la Ranga, et Gissur le blanc était au sud avec ses hommes. Il prit des témoins et somma Gunnar d'entendre son serment et sa déclaration, ainsi que toutes les preuves qu'il entendait produire. Après cela il prêta serment. Puis il intenta l'action dans les termes qu'il avait employés lors de sa déclaration. Puis il amena les témoins de cette déclaration. Puis encore il fit prendre place aux voisins qu'il avait pris à témoins sur le lieu du combat, et mit Gunnar en demeure de les récuser.
LXXIV
Alors Njal prit la parole: «Je ne peux pas, dit-il, rester tranquille plus longtemps. Allons là où sont vos témoins». Ils y allèrent et en récusèrent quatre, après quoi, ils demandèrent aux cinq qui restaient si Thorgeir fils de Starkad et Thorgeir fils d'Otkel s'étaient mis en route dans l'intention d'attaquer Gunnar s'ils le rencontraient. Et tous dirent à l'instant même que c'était vrai. Njal dit alors que c'était un moyen de défense légal dans l'affaire et qu'il le présenterait, à moins qu'on ne consentît à un arbitrage. Beaucoup de chefs vinrent s'offrir comme arbitres; et on tomba d'accord que douze hommes prononceraient dans l'affaire. Les deux parties s'approchèrent et se donnèrent la main. Après cela la sentence fut prononcée et le prix du sang fixé: l'argent devait être payé, sur l'heure, au ting. On décida que Gunnar s'en irait à l'étranger avec Kolskegg, et qu'ils seraient absents trois hivers. Et si Gunnar ne s'en allait pas, et qu'on pût l'approcher, les parents de ceux qu'il avait tués auraient le droit de le tuer à leur tour.
Gunnar ne dit rien qui pût laisser voir qu'il ne trouvait pas l'arrangement bon. Il demanda à Njal l'argent qu'il lui avait donné à garder, Njal lui avait fait porter intérêt, il donna tout à Gunnar, et cela fit juste la somme que Gunnar avait à payer.
Voici que les gens rentrent chez eux. Njal et Gunnar chevauchaient ensemble, revenant du ting. Njal dit à Gunnar: «Promets-moi, mon camarade, que tu garderas cette paix, et que tu te rappelleras ce que nous avons dit ensemble. De même que ton premier voyage t'a fait grand honneur, celui-ci t'en fera un plus grand encore. Tu reviendras plein de gloire et tu deviendras un vieillard, et pas un dans le pays n'osera te marcher sur le pied. Mais si tu refuses de partir, et que tu rompes la paix jurée, tu seras tué, et c'est triste à penser pour ceux qui étaient tes amis». Gunnar dit qu'il n'avait pas l'intention de rompre la paix.
Gunnar rentre chez lui, et dit l'arrangement qui a été fait. Ranveig, sa mère, trouva que c'était bien: «pendant ce temps, dit-elle, tes ennemis pourront chercher querelle à d'autres».
LXXV
Thrain fils de Sigfus dit à sa femme qu'il voulait partir cet été là pour l'étranger. Elle dit que c'était bien. Il prit passage sur le vaisseau d'Hogni le blanc. Gunnar prit passage sur le vaisseau d'Arnfin, de Vik, et Kolskegg son frère aussi.
Les deux fils de Njal, Grim et Helgi prièrent leur père de leur permettre de partir. «Le voyage vous sera dangereux, dit Njal, au point que vous ne serez pas sûrs d'en revenir la vie sauve, vous y gagnerez pourtant de l'honneur et de la renommée. Mais il faut s'attendre à ce qu'il s'ensuive de grandes querelles à votre retour». Ils continuèrent à demander de partir, et les choses en vinrent au point qu'il leur dit de faire comme ils voudraient. Ils prirent donc passage sur le vaisseau de Bard le noir et d'Olaf, fils de Ketil, d'Elda. Il n'y avait qu'une voix pour dire que les meilleurs hommes du district partaient tous à la fois.
Cependant les fils de Gunnar, Högni et Grani, étaient arrivés à l'âge d'homme. Ils étaient d'humeur très différente: Grani avait beaucoup de l'humeur de sa mère, mais Högni était bon et doux.
Gunnar fait porter au vaisseau ses bagages et ceux de son frère. Et quand toutes les provisions sont embarquées, et le vaisseau prêt à mettre à la voile, Gunnar s'en va à Bergthorshval et aux autres domaines dire adieu à tous et remercier de leur aide ceux qui avaient pris son parti. Le jour suivant, de bonne heure, il s'apprête à partir et dit à tout le monde qu'il s'en va pour de bon. Et cela leur fit grande peine à tous, quoiqu'ils eussent bonne espérance de le voir revenir plus tard. Quand Gunnar est prêt, il embrasse ses hommes l'un après l'autre, et ils sortent tous avec lui. Il pique en terre sa hallebarde, saute en selle, et lui et Kolskegg s'en vont au galop.
Ils chevauchent le long du Markarfljot. Voilà que le cheval de Gunnar fait un faux pas, et le jette à terre. Il tourne les yeux vers la colline, et le domaine de Hlidarenda. «Ma colline est belle, dit-il, jamais elle ne m'a semblé si belle, mes champs blanchissent, on rentre mes foins; je vais retourner à la maison, et je ne m'en irai pas».--Ne fais pas ce plaisir à tes ennemis, dit Kolskegg, de rompre la paix jurée; nul n'aurait cru cela de toi. Songe qu'alors il t'arrivera comme Njal a dit».--«Je ne m'en irai pas, dit Gunnar, et je voudrais que tu fisses comme moi».--«Non pas, dit Kolskegg: je ne veux me déshonorer ni maintenant, ni jamais quand on s'est fié à moi; puisque le sort en est jeté, nous allons nous séparer. Dis à ma mère et à mes parents que je ne reverrai pas l'Islande; car j'apprendrai bientôt ta mort, mon frère, et je n'aurai plus de raison de revenir». Ils se séparent alors, Gunnar retourne chez lui, à Hlidarenda, mais Kolskegg continue sa route vers le vaisseau, et il fait voile vers l'étranger.
Halgerd fut joyeuse de voir Gunnar quand il rentra, mais la mère de Gunnar ne disait pas grand'chose.
Gunnar reste donc chez lui cet automne, et l'hiver d'après, et il n'avait que peu d'hommes auprès de lui.
Voici que l'hiver est passé. Olaf Pai envoie un messager à Gunnar, pour lui offrir de venir au pays de l'ouest avec Halgerd, et de laisser son domaine aux mains de sa mère et de son fils Högni.
Gunnar trouva cela bon d'abord, et dit oui; mais quand le moment fut venu, il ne voulut plus.
Cet été là, au ting, Gissur et les siens vinrent au tertre de la loi déclarer Gunnar hors la loi. Et avant que les gens du ting vinssent à se séparer, Gissur réunit dans l'Almannagja tous les ennemis de Gunnar: Starkad de Trihyrning et Thorgeir son fils, Mörd et Valgard le rusé, Geir le Godi et Hjalti fils de Skeggi, Thorbrand et Asbrand fils de Thorleik, Eilif et Önund son fils, Önund de Trollaskog, Thorgrim le Norvégien, de Sandgil.
Gissur dit: «Je vous propose d'aller attaquer Gunnar chez lui, cet été, et de le tuer». Hjalti dit: «J'ai promis à Gunnar ici au ting, quand il a bien voulu m'écouter, que je ne serais jamais dans aucune entreprise contre lui; et je ferai comme j'ai dit». Après ces paroles, Hjalti s'en alla. Ceux qui restaient décidèrent d'aller attaquer Gunnar; ils se donnèrent la main, et portèrent une peine contre quiconque se retirerait de l'entreprise. Mörd fut chargé d'épier le meilleur moment pour attaquer Gunnar. Ils étaient quarante dans le complot, et ils pensaient qu'ils n'auraient pas de peine à venir à bout de Gunnar, maintenant que Kolskegg, et Thrain, et tous ses autres amis étaient au loin.
Les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Njal vint trouver Gunnar. Il lui dit sa mise hors la loi, et l'attaque décidée contre lui. «Grand bien te fasse de m'en avertir» dit Gunnar.--«Je veux, dit Njal, que Skarphjedin vienne chez toi, et aussi mon autre fils Höskuld, et qu'ils donnent leur vie pour défendre la tienne».--«Et moi, dit Gunnar, je ne veux pas que tes fils soient tués à cause de moi; tu mérites de moi autre chose».--«Cela ne servira de rien, dit Njal: quand tu seras mort, les querelles viendront bien là où seront mes fils».--«Cela est à prévoir, dit Gunnar, mais je ne voudrais pas en être cause. Je vous fais une demande, à toi et à tes fils, c'est de veiller sur mon fils Högni. Je ne parle pas de Grani, car il ne fait rien à ma guise». Njal dit qu'il le ferait, et retourna chez lui.
On raconte que Gunnar alla à toutes les assemblées et aux tings où on vote la loi, et que nul de ses ennemis n'osa l'attaquer. Ainsi pendant quelque temps il allait et venait comme un homme qui n'aurait jamais été mis hors la loi.
LXXVI
Quand vint l'automne, Mörd fils de Valgard fit savoir que Gunnar devait être seul chez lui, tout son monde étant allé aux îles finir les foins. Gissur le blanc et Geir le Godi se mirent en route pour l'ouest dès qu'ils surent la nouvelle; ils passèrent les rivières, et vinrent à travers les sables, jusqu'à Hofi. Là, ils envoyèrent dire la chose à Starkad de Trihyrning; Tous ceux qui devaient marcher contre Gunnar vinrent les retrouver, et on tint conseil pour savoir comment on s'y prendrait.
Mörd dit qu'il n'y avait qu'un moyen de surprendre Gunnar, c'était de s'emparer du maître d'un domaine voisin, nommé Thorkel, et de le forcer à venir avec eux pour prendre le chien Sam, en allant tout seul au domaine de Gunnar.
Après cela, ils se mirent en route pour Hlidarenda et envoyèrent de leurs hommes à la recherche de Thorkel. Ils s'emparèrent de lui, et lui donnèrent le choix d'être tué, ou d'aller prendre le chien. Il aima mieux sauver sa vie, et vint avec eux.
Il y avait un chemin creux au dessus du domaine de Hlidarenda. La troupe s'y arrêta. Thorkel s'approcha du domaine; le chien était en haut, tout contre la maison; il l'attira à l'écart dans un endroit creux. Mais le chien a vu qu'il y a là des hommes: il saute sur Thorkel et lui ouvre le ventre. Önund de Trollaskog donna un coup de hache sur la tête du chien, et lui fendit le crâne. Le chien poussa un si grand hurlement qu'ils en furent tous épouvantés, et tomba mort.
LXXVII
Gunnar s'éveilla dans sa maison: «Tu as été durement traité, dit-il, Sam, mon enfant, c'est signe que je te suivrai bientôt».
La maison de Gunnar était tout en bois, et couverte en planches. Il y avait des fenêtres sous les poutres du toit, fermées par des châssis. Gunnar dormait dans un lit fermé, en haut de la grande salle; Halgerd aussi, et sa mère.
Quand les autres approchèrent du domaine, ils ne savaient pas si Gunnar était chez lui, Gissur dit qu'il fallait envoyer quelqu'un vers la maison, pour tâcher de savoir. Et ils s'assirent par terre en attendant.
Thorgrim le Norvégien grimpa au mur de la maison. Gunnar voit une casaque rouge s'approcher de la fenêtre, il lui passe sa hallebarde au travers du corps. Les pieds de Thorgrim glissèrent, son bouclier lui échappa, et il tomba du toit à terre. Il vient retrouver Gissur et les autres là où ils sont assis. «Gunnar est-il chez lui?» demande Gissur.--«Voyez-le vous-même, dit le Norvégien; ce que je sais, c'est que sa hallebarde y est». Et il tombe mort.
Alors ils s'approchèrent de la maison. Gunnar leur lançait des flèches, et il se défendait si bien qu'ils ne pouvaient rien faire. Quelques-uns montèrent sur les bâtiments du dehors pour l'attaquer de là. Mais Gunnar les atteignait aussi avec ses flèches, et ils n'arrivaient toujours à rien. Il se passa ainsi quelques instants.
Ils prirent un peu de repos, puis ils s'avancèrent une seconde fois. Gunnar continuait à tirer ses flèches; ils n'arrivaient toujours à rien, et une seconde fois encore ils reculèrent. Alors Gissur dit: «Allons plus vite, nous ne faisons rien de bon.» Ils firent donc un troisième assaut, et cette fois ils tinrent plus longtemps. Après quoi, ils reculèrent encore.
Gunnar dit: «Voilà une flèche qui s'est enfoncée dans la muraille: C'est une des leurs. Je vais la leur envoyer. C'est une honte pour eux s'ils se laissent blesser par leurs propres armes».--«Ne fais pas cela, mon fils, lui dit sa mère, il ne faut pas les réveiller, puisqu'ils se sont retirés». Gunnar prit la flèche et la leur lança. Elle atteignit Eilif fils d'Önund et lui fit une profonde blessure. Il était seul à l'écart; les autres ne virent pas qu'il était blessé. «Il est sorti une main, dit Gissur, avec un anneau d'or; elle a pris une flèche qui tenait au mur; il ne chercherait pas d'armes au dehors s'il y en avait assez dedans: voici le moment de l'attaquer.»--« Brûlons-le dans sa maison», dit Mörd.--«C'est ce que je ne ferai jamais, dit Gissur, quand je saurais qu'il y va de ma vie. Tu ferais mieux de nous donner un conseil qui nous soit profitable, toi qu'on dit si habile homme».
Il y avait des cordes par terre, qui servaient souvent à attacher le toit de la maison. «Prenons ces cordes, dit Mörd; attachons-les par un bout aux poutres du toit, et par l'autre aux rochers, serrons-les avec des bâtons, et nous arracherons le toit.» Ils prirent les cordes et firent comme il avait dit, et Gunnar n'y prit pas garde avant qu'ils eussent arraché le toit tout entier. Alors il se met à tirer de l'arc et il n'y a pas moyen pour eux d'approcher. Mörd dit pour la seconde fois qu'il fallait le brûler, lui et sa maison. «Je ne sais pas, dit Gissur, pourquoi tu parles d'une chose que pas un des autres ne veut. Nous ne ferons jamais cela».
À ce moment Thorbrand fils de Thorleik saute sur le mur, et coupe en deux la corde de l'arc de Gunnar. Gunnar prend sa hallebarde à deux mains; il se tourne vivement vers lui, lui pousse la hallebarde au travers du corps, et le jette mort à terre. Asbrand frère de Thorbrand s'élance alors. Gunnar pointe sur lui sa hallebarde. Asbrand s'est couvert de son bouclier. La hallebarde traversa le bouclier et les deux bras d'Asbrand. Gunnar la fit tourner si vite que le bouclier se fendit et qu'Asbrand eut les deux bras brisés. Il tomba du haut du mur.
Gunnar avait déjà blessé huit hommes, et il en avait tué deux. Il avait reçu deux blessures, mais au dire de tous, il ne se souciait ni des blessures, ni de la mort.
Il dit à Halgerd: «Donne-moi deux mèches de tes cheveux, et tressez-les, toi et ma mère, pour faire une corde à mon arc».--«Est-ce pour quelque chose d'importance?» dit-elle.--«Il y va de ma vie, répondit-il; ils ne viendront jamais à bout de moi, tant que je pourrai me servir de mon arc».--«Rappelle-toi, dit-elle, le soufflet que tu m'as donné; il m'est bien égal que tu te défendes plus ou moins longtemps.» Alors Gunnar chanta:
«Chacun a ses hauts faits dont il peut tirer gloire. Voici que la renommée de ma femme effacera la mienne. Il ne sera pas dit qu'un chef comme moi ait prié pour si peu de chose. La femme est avide d'or, ce pain des dieux. Ce qu'elle fait là, il fallait l'attendre d'elle».
«Chacun a de quoi se vanter, dit Gunnar; je ne te prierai pas davantage».--«Tu fais mal, dit Ranveig à Halgerd, et ta honte durera longtemps.»
Gunnar se défendit bien et vaillamment. Il blessa encore huit hommes, leur faisant de si graves blessures que plusieurs en moururent. Il se défendit jusqu'au moment où il tomba de fatigue. Alors ils lui firent mainte blessure profonde. Pourtant il se tira encore de leurs mains, et se défendit encore quelque temps. Enfin il arriva qu'ils le tuèrent.
Thorkel le Skald d'Elfara chanta sa défense dans ces vers:
«Nous avons entendu conter la défense que fit Gunnar le vaillant, au Sud de l'Islande, Gunnar qui fendait la mer avec la proue de ses vaisseaux. Il en a blessé seize de ceux qui l'attaquaient; et il en a tué deux.»
Et Thormod fils d'Olaf:
«Parmi ceux qui jettent l'or à pleines mains sur la terre d'Islande, aucun ne s'est acquis, aux temps païens, plus de gloire que Gunnar. Il a pris, le briseur de casques, deux vies dans le combat. Ses armes en ont blessé douze, et quatre autres encore.»
«Nous avons mis par terre un vaillant guerrier, dit Gissur; il nous en a coûté bien de la peine, et on se rappellera sa défense tant qu'il y aura des habitants dans ce pays.» Puis il alla trouver Ranveig: «Veux-tu, lui dit-il, accorder de la terre à nos deux hommes qui sont morts, pour qu'on leur élève ici un tombeau?»--«Je l'accorde d'autant mieux pour ces deux-là, dit-elle, que je voudrais faire de même pour vous tous.»--«Tu es excusable de parler ainsi, dit-il, car tu as fait une grande perte.» Et il défendit de rien piller ni dévaster. Après cela ils s'en allèrent.
Thorgeir fils de Starkad dit: «Nous ne pouvons pas rester chez nous, à cause des fils de Sigfus, si toi Gissur le blanc, ou bien Geir le Godi, ne restez quelque temps avec nous dans le Sud.»--«C'est ce que nous ferons,» dit Gissur; ils tirèrent au sort, et ce fut Geir qui eut à rester. Il vint à Od, et s'y établit. Il avait un fils appelé Hroald. C'était un fils bâtard, sa mère s'appelait Bjartey et était sœur de Thorvald le faible, qui fut tué à Hestlæk sur le Grimsnes. Hroald se vantait d'avoir donné à Gunnar le coup de la mort. Il était à Od avec son père.
Thorgeir fils de Starkad se vantait d'une autre blessure qu'il avait faite à Gunnar.
Gissur était rentré chez lui, à Mosfell. La nouvelle du meurtre de Gunnar se répandit dans tous les cantons. Partout on disait que c'était mal fait, et bien des gens avaient grande douleur de sa mort.
LXXVIII
Njal prit fort à cœur la mort de Gunnar, et les fils de Sigfus aussi. Ils demandèrent à Njal s'il pensait qu'on pût porter plainte pour le meurtre de Gunnar, et citer en justice ceux qui l'avaient tué. Il dit que cela ne se pouvait pas, Gunnar ayant été mis hors la loi; qu'il valait mieux faire quelque brèche à leur gloire, et venger Gunnar en tuant quelques-uns d'entre les meurtriers.
Ils élevèrent un tombeau à Gunnar, et le placèrent assis dans le tombeau. Ranveig ne voulut pas qu'on y mit sa hallebarde; «celui-là seul l'aura, dit-elle, qui vengera Gunnar.» Et personne ne la prit. Elle était fort en colère contre Halgerd, et peu s'en fallut qu'elle ne la tuât, disant qu'elle était cause de la mort de son fils. Halgerd s'enfuit à Grjota avec son fils Grani. On fit alors le partage des biens: Högni prit la terre de Hlidarenda avec le domaine, et Grani eut les terres données à bail.
Il arriva à Hlidarenda, qu'un berger et une servante conduisaient du bétail près du tombeau de Gunnar. Il leur sembla qu'il était joyeux, et qu'il chantait dans son tombeau. Ils allèrent le dire à Ranveig sa mère; elle les envoya à Bergthorshval, dire la chose à Njal. Ils y allèrent, et Njal se le fit répéter trois fois. Après quoi il parla longtemps à voix basse avec Skarphjedin. Puis Skarphjedin prit sa hache et s'en alla avec les autres à Hlidarenda. Högni et Ranveig le reçurent très bien, et eurent grande joie de le voir. Ranveig le pria de rester longtemps, et il le promit. Lui et Högni étaient toujours ensemble, au dedans comme au dehors.
Högni était un homme vaillant et bon, mais méfiant, c'est pourquoi on n'avait pas osé lui dire le prodige.
Ils étaient tous deux dehors, un soir, Skarphjedin et Högni, près du tombeau de Gunnar, du côté du Sud. Il faisait clair de lune, et de temps en temps un nuage passait. Et voici qu'il leur sembla que le tombeau était ouvert, et Gunnar s'était tourné dans le tombeau et il regardait la lune. Ils crurent voir aussi quatre lumières allumées dans le tombeau, et aucune ne jetait d'ombre. Gunnar était gai, et la joie était peinte sur son visage. Il se mit à chanter, à voix si haute, qu'ils l'entendaient distinctement, quoiqu'ils fussent loin:
«Celui qu'on voyait dans le combat, la face brillante, et le cœur hardi, il est mort, le père de Högni, celui qui faisait pleuvoir les blessures. Quand, revêtu de son casque, il a pris ses armes pour combattre, il a dit: Plutôt mourir que céder, plutôt mourir que céder jamais.»
Et après, le tombeau se referma. «Croirais-tu cela, dit Skarphjedin, si d'autres te le disaient?»--«Je le croirais, dit Högni, si Njal me le disait; car on dit qu'il n'a jamais menti.»--«De tels prodiges signifient bien des choses, dit Skarphjedin; Gunnar s'est montré à nous, lui qui a mieux aimé mourir que de céder à ses ennemis: c'est un conseil qu'il nous donne.»--«Je n'arriverai à rien, à moins que tu ne veuilles m'aider» dit Högni.--«Et moi, dit Skarphjedin, je me rappellerai comment Gunnar s'est comporté après le meurtre de votre parent Sigmund. Et je te donnerai toute l'aide que je pourrai. Mon père l'a promis à Gunnar, toutes les fois que toi, ou sa mère, vous en auriez besoin.»
Après cela, ils retournèrent à Hlidarenda.
LXXIX
Skarphjedin dit: «Il nous faut partir cette nuit même; car s'ils apprennent que je suis ici, ils se tiendront sur leurs gardes.»--«Je ferai comme tu voudras» dit Högni.
Ils prirent leurs armes quand tous les gens furent au lit. Högni décroche la hallebarde, et il y a une grande voix qui chante en elle. Ranveig saute sur ses pieds, en grande colère: «Qui touche à la hallebarde, dit-elle, quand j'ai défendu que personne en approche?»--«Je veux l'apporter à mon père, dit Högni, pour qu'il l'ait avec lui dans le Valhal, et qu'il la montre dans l'assemblée des guerriers.»--«Il faut d'abord la porter toi-même, dit-elle, et venger ton père; car voici qu'elle nous annonce la mort d'un homme, ou même de plusieurs.» Après cela, Högni sortit, et dit à Skarphjedin les paroles de sa grand'mère. Ils s'en allèrent à Od. Deux corbeaux les suivaient en volant tout le long du chemin. Quand ils furent à Od, il faisait encore nuit. Ils chassèrent le bétail vers la maison. Hroald et Tjörvi sortirent, et repoussèrent les bêtes dans le chemin creux. Ils étaient armés. Skarphjedin saute sur eux en disant: «Pas n'est besoin de réfléchir; c'est bien comme il te semble, et il y a des hommes ici.» Et il donne à Tjörvi le coup de la mort. Hroald avait un épieu à la main. Högni court à lui. Hroald pointe son épieu contre Högni. Högni fend le manche en deux avec la hallebarde, et la lui passe au travers du corps. Après quoi ils laissent là les morts et s'en vont en hâte à Trihyrning.
Skarphjedin monte sur le toit, et se met à arracher l'herbe; et ceux qui étaient dedans crurent que c'était le bétail. Starkad et Thorgeir prirent leurs armes et leurs vêtements, et sortirent, faisant le tour de la palissade. Quand Starkad vit Skarphjedin, il eut peur, et voulut retourner. Skarphjedin le frappe, et l'étend mort devant la palissade. Au même moment Högni joint Thorgeir et le tue d'un coup de hallebarde. Après cela ils s'en vont à Hof.
Mörd était dehors, dans les champs. Il demanda grâce, offrant de payer l'amende entière. Skarphjedin lui dit la mort des quatre autres. Et il chanta:
«Nous en avons abattu quatre, quatre guerriers aux riches armures. Tu les suivras bientôt, ces vaillants. Faisons-lui peur, à ce drôle, et il sortira, tout tremblant, ses richesses. Nous te forcerons bien, misérable, à laisser la sentence au fils de Gunnar.»
«Et il t'en arrivera autant, dit Skarphjedin, ou bien tu déféreras le jugement à Högni, s'il veut bien l'accepter.»--«J'avais résolu, dit Högni, de ne pas faire d'arrangement avec les meurtriers de mon père». Et pourtant il finit par accepter de prononcer la sentence.
LXXX
Njal s'entremit auprès de ceux à qui appartenait la vengeance pour le meurtre de Starkad et de Thorgeir; il les décida à accepter la paix. On réunit une assemblée de district, et des hommes furent désignés pour prononcer la sentence. On prit toutes choses en considération, même l'attaque contre Gunnar, quoiqu'il eût été mis hors la loi. Et la somme qui fut fixée comme amende, Mörd la paya tout entière; car on ne prononça la sentence contre lui qu'après avoir prononcé dans l'autre affaire, et les deux affaires furent mises en compensation.
Voilà donc tous les arrangements faits. Mais au ting on parla beaucoup de celui qui restait à faire entre Geir le Godi et Högni; ils finirent par conclure la paix, et ils la gardèrent depuis lors. Geir le Godi continua d'habiter le Hlid jusqu'au jour de sa mort, et il n'est plus question de lui dans la saga.
Njal demanda en mariage pour Högni, Alfheid, fille de Vetrlid le skald. On la lui donna. Leur fils fut Ari, qui fit voile pour le Hjaltland, et y prit femme. C'est de lui qu'est descendu Einar le Hjaltlandais, un des plus vaillants hommes qu'on pût voir. Högni garda son amitié pour Njal; il n'est plus question de lui dans la saga.
LXXXI
Il faut maintenant parler de Kolskegg. Il vint en Norvège, et passa l'hiver à Vik. Quand vint l'été, il s'en fut à l'est, en Danemark, et prit du service chez le roi Svein Tjuguskegg; on le tenait là en grand honneur.
Une nuit il rêva qu'un homme venait à lui. Il avait le visage brillant, et il lui sembla que cet homme l'éveillait. «Lève-toi, dit l'homme, et viens avec moi».--«Que me veux-tu?» dit Kolskegg. L'homme répondit: «Je te ferai trouver une femme, et tu seras mon chevalier». Il sembla à Kolskegg qu'il disait oui, et là-dessus il s'éveilla.
Il vint trouver un homme sage et lui dit son rêve. «Cela signifie, dit l'autre, que tu t'en iras dans les pays du Sud, et que tu deviendras le chevalier de Dieu». Kolskegg se fit baptiser en Danemark, mais il ne lui prit pas envie d'y rester; il s'en alla vers l'est, au pays de Gardariki, et y fut un hiver. Après quoi il partit pour Miklagard, où il prit du service. On a su qu'il s'était marié là, qu'il était devenu chef des Værings, et qu'il y resta jusqu'au jour de sa mort. La saga ne parlera plus de lui.
LXXXII
Il nous faut conter maintenant comme quoi Thrain fils de Sigfus vint en Norvège. Ils abordèrent, lui et les siens, au Nord, dans le Halugaland, de là ils firent voile au Sud, vers Trandheim, puis vers Hlad.
Sitôt que le jarl Hakon l'apprit, il envoya des gens pour savoir quels hommes étaient sur ces vaisseaux. Ils revinrent et le lui dirent. Alors le jarl envoya chercher Thrain fils de Sigfus, et Thrain vint le trouver. Le jarl lui demanda de quelle famille il était. Il dit qu'il était proche parent de Gunnar de Hlidarenda. «Tant mieux pour toi, dit le jarl; car j'ai vu beaucoup d'hommes d'Islande, mais pas un n'était son pareil». Thrain dit: «Voulez-vous, seigneur, que je reste auprès de vous cet hiver?» Et le jarl le prit avec lui. Thrain passa là l'hiver, et on le tenait en grand honneur.
Il y avait un homme nommé Kol. C'était un grand pirate. Il était fils d'Asmund Eskisida, du Smaland, dans l'ouest. Il se tenait dans le Göta-elf, avec cinq vaisseaux et beaucoup de monde. Il mit à la voile, sortit de la rivière et vint en Norvège. Il prit terre à Fold, et tomba à l'improviste sur Hallvard Sota, qu'il découvrit dans un grenier. Hallvard se défendit bien jusqu'au moment où ils y mirent le feu. Alors il se rendit. Ils le tuèrent et firent beaucoup de butin, après quoi ils firent voile vers Ljodhus.
Le jarl Hakon apprit la chose. Il fit déclarer Kol hors la loi dans tout son royaume, et mit sa tête à prix.
Il arriva un jour que le jarl parla ainsi: «Gunnar de Hlidarenda est trop loin de nous. S'il était ici, il me tuerait cet homme que j'ai mis hors la loi. Mais maintenant, les Islandais vont le faire mourir. Il a mal fait de ne pas venir à nous». Thrain fils de Sigfus répondit: «Je ne suis pas Gunnar, mais je suis de sa famille, et je veux tenter l'aventure».--«Je ne demande pas mieux, dit le jarl, et je vais bien t'équiper». Son fils Eirik prit la parole: «Vous faites à beaucoup de gens de belles promesses, dit-il; mais quant à les tenir, c'est bien différent. C'est ici une entreprise fort dangereuse; car ce pirate est terrible, et il n'est pas bon d'avoir affaire à lui. Tu auras, Thrain, pour cette expédition, grand besoin de vaisseaux et d'hommes».--«J'irai, dit Thrain, et quand toutes les chances seraient contre moi». Le jarl lui donna cinq vaisseaux, bien équipés.
Thrain avait avec lui Gunnar fils de Lambi, et Lambi fils de Sigurd. Gunnar était le fils du frère de Thrain, il était venu tout jeune auprès de lui, et tous deux s'aimaient beaucoup.
Eirik, fils du jarl, vint les trouver. Il passa en revue les hommes et les armes et il fit les changements qui lui semblèrent nécessaires. Puis, quand ils furent prêts à mettre à la voile, il leur donna un pilote.
Ils firent voile vers le Sud, suivant la côte; là où ils abordaient, le jarl leur avait donné le droit de prendre tout ce qu'il leur fallait. Ils s'en allèrent à l'est à Ljodhus. Là, ils apprirent que Kol était allé au Sud, en Danemark. Ils firent donc voile pour le Sud. En arrivant à Helsingjaborg, ils trouvèrent des gens dans une barque; les gens leur dirent que Kol était là et qu'il allait y rester quelque temps.
Un jour, il faisait beau; Kol vit des vaisseaux qui s'avançaient vers lui: «J'ai rêvé cette nuit, dit-il, du jarl Hakon; ceux-ci doivent être ses hommes.» Et il fit prendre les armes à tout son monde. On se prépara à combattre, et la bataille s'engagea. On se battit longtemps sans qu'aucun des deux côtés l'emportât. À la fin, Kol sauta sur le vaisseau de Thrain, et il eut vite fait une grande trouée, tuant bon nombre d'hommes. Il avait un casque doré. Thrain voit que les choses vont mal, il presse ses hommes, marche le premier en avant à la rencontre de Kol. Kol lui porte un coup de son épée, l'épée tombe sur le bouclier de Thrain et le fend en deux. À ce moment, Kol reçoit sur le bras une pierre qu'on lui lance; son épée tombe à terre. Thrain lui coupe une jambe, après quoi les autres le tuent. Thrain lui coupa la tête. Il jeta le tronc par dessus bord, mais il garda la tête précieusement.
Ils firent beaucoup de butin, puis ils remirent à la voile vers le Nord. Ils arrivèrent à Thrandheim et vinrent trouver le jarl. Le jarl fit bon accueil à Thrain. Thrain lui montra la tête de Kol. Le jarl le remercia de la besogne qu'il avait faite. «Cela mérite mieux que des paroles» dit Eirik. Le jarl dit que c'était vrai, et il les pria de venir avec lui. Ils allèrent à un endroit où le jarl avait fait faire un beau vaisseau. Ce vaisseau n'était pas comme sont les vaisseaux longs d'ordinaire; il avait à sa proue une tête de vautour, et il était richement orné. «Tu es magnifique, Thrain, dit le jarl, et tu tiens cela de ton parent Gunnar: c'est pourquoi je veux te donner ce vaisseau: il s'appelle le vautour. Tu auras de plus mon amitié. Je veux que tu restes avec moi aussi longtemps qu'il te plaira.» Thrain remercia le jarl de son présent, et dit que rien ne le pressait pour l'heure de retourner en Islande. Le jarl avait un voyage à faire à l'est, aux confins du royaume, pour aller trouver le roi des Suédois. Thrain partit avec lui quand vint l'été. Il montait son vaisseau le vautour, et le conduisait lui-même. Il cinglait si vite, que nul ne pouvait le suivre. On l'enviait beaucoup; mais le jarl laissait toujours bien voir le cas qu'il faisait de Gunnar; car il châtiait durement tous ceux qui en voulaient à Thrain.
Thrain fut auprès du jarl tout l'hiver. Au printemps le jarl lui demanda s'il voulait rester, ou partir pour l'Islande. Thrain dit qu'il n'y avait pas encore réfléchi, et qu'il voulait d'abord attendre des nouvelles. Le jarl lui dit de faire comme il lui conviendrait. Thrain resta donc avec le jarl.
Alors il vint une nouvelle d'Islande qui fut pour bien des gens une grosse nouvelle: la mort de Gunnar de Hlidarenda. Et le jarl ne voulut pas laisser Thrain partir; Thrain resta encore auprès de lui.
LXXXIII
Il nous faut maintenant parler des fils de Njal, Grim et Helgi. Ils étaient partis d'Islande le même été que Thrain, et ils avaient avec eux sur leur vaisseau Olaf d'Elda fils de Ketil, et Bard le noir. Ils eurent un vent du nord si fort, qu'ils furent entraînés au sud, en pleine mer; et un brouillard si épais s'abattit sur eux qu'ils ne savaient plus où ils allaient; ils errèrent longtemps à l'aventure.
Et voilà qu'ils vinrent à un endroit où il y avait peu de fond; il leur sembla qu'ils devaient être près de terre. Les fils de Njal demandèrent à Bard s'il avait quelque idée du pays qui se trouvait le plus près. «Il peut y en avoir beaucoup, dit-il, après le mauvais temps que nous avons eu: les îles, ou l'Écosse, ou bien l'Irlande.»
À deux nuits de là, ils virent la terre des deux côtés. Il y avait une ligne de brisants en travers du fjord. Ils jetèrent l'ancre en deçà des brisants. Alors le vent commença à se calmer, et le lendemain matin le temps était beau. Et voici qu'ils voient venir à eux treize vaisseaux. Bard dit: «Qu'allons-nous faire? Ces gens-là viennent nous attaquer.» Ils délibérèrent donc s'il fallait se défendre ou se rendre. Mais avant qu'ils eussent décidé, les pirates arrivèrent sur eux. Des deux côtés on se demande le nom des chefs. Les chefs des marchands se nommèrent et demandèrent à leur tour qui commandait les pirates. L'un des chefs dit se nommer Grjotgard et l'autre Snækolf, fils tous deux de Moldan de Dungalsbæ en Écosse, et parents du roi d'Écosse Melkolf; «Et nous vous laissons, dit Grjotgard, le choix entre deux choses: Ou vous irez à terre, et nous prendrons vos richesses; ou nous allons vous attaquer, et tuer tous ceux que nous pourrons.» Helgi répondit: «Les marchands ont résolu de se défendre.»--«Que dis-tu, malheureux? dirent les marchands. Comment pourrions-nous nous défendre? Il vaut mieux perdre les biens que la vie.» Alors Grim prit le parti de pousser de grands cris, pour empêcher les pirates d'entendre les murmures des marchands. «Ne voyez-vous pas, dirent Bard et Olaf, que les Irlandais vont faire leur risée de lâches comme vous? Prenez plutôt vos armes et défendons-nous.» Ils prirent donc tous leurs armes, et ils résolurent de ne pas se rendre tant qu'il y aurait moyen de se défendre.
LXXXIV
Les pirates se mettent à lancer des flèches, et le combat s'engage; les marchands se défendent bien. Snækolf court à Olaf et le perce de sa lance. Grim pointe la sienne contre Snækolf, si vivement, qu'il le jette par dessus bord. Helgi alors s'approche de Grim. À eux deux ils abattent tous les pirates qui s'approchent. Et les fils de Njal étaient toujours au plus fort de la mêlée. Les pirates crièrent aux marchands de se rendre. Mais ils dirent qu'ils ne se rendraient jamais.
À ce moment un d'eux tourna ses yeux vers la mer. Et ils voient des vaisseaux qui doublaient le cap à pleines voiles, venant du Sud: il n'y en avait pas moins de dix. Ils font force de rames et se dirigent sur eux. Sur ces vaisseaux le bouclier touche le bouclier; et sur celui qui vient le premier, il y a un homme debout près du mât. Cet homme avait une casaque de soie et un casque doré; ses cheveux étaient longs et clairs. Il tenait à la main une lance incrustée d'or. Il demanda: «Qui êtes-vous, qui combattez ce combat inégal?» Helgi se nomma, et dit qu'ils avaient contre eux Grjotgard et Snækolf. «Qui sont vos chefs?» dit l'autre. Helgi répondit: «Bard le noir, qui est en vie. L'autre vient de tomber sous les coups des pirates; il s'appelait Olaf. Mon frère que voici avec moi s'appelle Grim.»--«Etes-vous des hommes d'Islande?» dit l'autre.--«Oui» dit Helgi. Il demanda de qui ils étaient fils. Ils le dirent. Alors il sut à qui il avait affaire: «Vous êtes connus, vous et votre père» dit-il.--«Et toi, qui es-tu?» dit Helgi.--«Je m'appelle Kari et je suis fils de Sölmund.»--«D'où viens-tu?» dit Helgi. «Des îles du Sud» dit Kari. «Tu es bienvenu, dit Helgi, si tu veux nous donner ton aide.»--«Tant qu'il vous en faudra, dit Kari. Que demandez-vous?»--«Que tu les attaques» dit Helgi. Kari dit qu'ainsi ferait-il; il mit le cap sur eux, et le combat recommença une seconde fois.
Après qu'on s'est battu quelque temps, Kari saute sur le vaisseau de Snækolf. Snækolf court à la rencontre de Kari et lève son épée. Kari fait un saut en arrière, par dessus une poutre qui se trouvait en travers du vaisseau. L'épée de Snækolf s'enfonce dans la poutre si profondément que ses deux tranchants y sont cachés. Kuri le frappe à son tour, il l'atteint à l'épaule, d'un si grand coup qu'il lui fend le bras du haut en bas; et Snækolf mourut sur le champ. Grjotgard lança un javelot à Kari. Kari le vit et sauta en l'air, et le javelot le manqua. Cependant Grim et Helgi s'étaient approchés pour joindre Kari. Helgi court à Grjotgard; il lui passe son épée au travers du corps, et le tue. Alors ils s'avancèrent tous trois, des deux côtés du vaisseau. Les gens demandèrent merci. Ils leur donnèrent la vie sauve à tous mais ils prirent tout le butin. Après cela ils mirent tous leurs vaisseaux à l'abri des îles, et ils s'y reposèrent quelque temps.
Kari était au service du jarl Sigurd, et il venait de lever le tribut pour lui dans les îles du Sud chez le jarl Gilli. Il pria les fils de Njal de venir avec lui aux îles de Hross, disant que le jarl les recevrait bien. Ils acceptèrent, partirent avec Kari, et vinrent aux îles de Hross.
Kari les conduisit devant le jarl, et lui dit qui ils étaient. «Comment les as-tu rencontrés?» dit le jarl. «Je les ai trouvés, dit Kari, dans les fjords d'Écosse, où ils combattaient contre les fils de Moldan de Dungalsbæ; et ils se défendaient si bien qu'on les voyait toujours sur la plate-forme de leur vaisseau, et qu'ils se jetaient toujours là où le péril était le plus grand. Et je viens vous prier, seigneur, de les admettre parmi vos hommes.»--«Fais comme tu l'entendras, dit le jarl, puisque tu les as déjà pris sous ta protection.» Ils passèrent donc l'hiver chez le jarl, et on les y tenait en grand honneur.
Mais quand l'hiver fut passé, Helgi devint taciturne. Le jarl ne savait ce que cela voulait dire; il demanda pourquoi Helgi était taciturne, et ce qu'il avait en tête: «N'es-tu pas bien ici?» dit-il.--«Je m'y trouve très bien» dit Helgi.--«À quoi penses-tu donc?» dit le jarl.--«N'avez-vous pas un royaume à garder en Écosse?» dit Helgi.--«En effet, dit le jarl, mais qu'est-ce que cela vient faire ici?» Helgi répondit: «Les Écossais ont tué votre gouverneur et ils ont pris tous les messagers de sorte que nul n'a pu passer le fjord de Petland.»--«As-tu la seconde vue?» dit le jarl.--«Cela peut bien être», répondit Helgi.--«Je te comblerai d'honneurs, dit le jarl, si tu as dit vrai; sinon, tu t'en repentiras.»--«Il n'est pas homme à mentir, dit Kari, et il doit avoir dit vrai; car son père a la seconde vue.» Le jarl envoya donc des hommes dans le Sud, aux îles de Straum, vers Arnljot son gouverneur. Et Arnljot à son tour envoya des hommes au Sud, qui passèrent le fjord de Petland. Ils s'informèrent, et apprirent que les jarls Hundi et Melsnati avaient fait mourir Havard de Thrasvik, beau-frère du jarl Sigurd. Arnljot envoya dire à Sigurd de venir au Sud en force, pour chasser les deux jarls du royaume. Et sitôt que le jarl en eut la nouvelle, il rassembla de toutes les îles une nombreuse armée.
LXXXVI
Le jarl partit avec son armée pour le Sud. Kari était de l'expédition, et les fils de Njal aussi. Ils arrivèrent à Katanes.
Le jarl possédait en Écosse les royaumes que voici: Ross et Myræfi, le pays du Sud et Dali. Il vint des gens de ces royaumes à leur rencontre, qui leur dirent que les jarls n'étaient pas loin de là, avec une grande armée. Le jarl Sigurd fit avancer la sienne, et l'endroit où on se rencontra se nomme Dungalsgnipa. Il s'engagea entre eux une grande bataille. Les Écossais avaient détaché une partie de leur monde, qui vint sur les derrières des hommes du jarl, et il y eut là une grande tuerie, jusqu'au moment où les fils de Njal accoururent. Ils tombèrent sur les assaillants et les mirent en fuite. À ce moment il y eut une rude mêlée, Grim et Helgi reviennent près de la bannière du jarl et ils combattent comme les plus hardis des hommes.
Kari s'avance à la rencontre du jarl Melsnati. Melsnati lance un javelot à Kari. Kari prend le javelot, le renvoie au jarl, et le perce de part en part. Alors le jarl Hundi prend la fuite. Sigurd et ses gens se mirent à la poursuite des fuyards.
Mais voici qu'ils apprirent que Melkolf, roi d'Écosse rassemblait une armée à Dungalsbæ. Le jarl tint conseil avec ses hommes, et l'avis de tous fut qu'il fallait retourner en arrière, et ne pas combattre contre une si grande armée. Ils s'en retournèrent donc.
Quand le jarl fut à l'île de Straum, il fit le partage du butin. Après quoi il s'en alla au Nord, à l'île de Hross. Les fils de Njal le suivaient, et Kari. Le jarl fit un grand festin, et à ce festin il donna à Kari une bonne épée et une lance incrustée d'or, à Helgi un anneau d'or et un manteau, et à Grim une épée et un bouclier. Puis il reçut Grim et Helgi parmi ses hommes, et les remercia de l'aide qu'ils lui avaient donnée.
Ils passèrent cet hiver là avec le jarl, et au printemps, quand Kari s'en alla en guerre; ils partirent avec lui. Ils guerroyèrent au loin tout l'été, et eurent partout la victoire. Ils attaquèrent le roi Gudröd, de Mön, et le battirent, après quoi ils s'en retournèrent. Ils avaient fait beaucoup de butin. Ils passèrent encore l'hiver chez le jarl, et ils y étaient bien traités.
Au printemps, les fils de Njal demandèrent à s'en aller en Norvège. Le jarl dit qu'ils feraient comme bon leur semblerait, et il leur donna un bon vaisseau, et de vaillants hommes. Kari leur dit qu'il allait venir en Norvège cet été-là pour apporter le tribut au jarl Hakon: «Et nous nous y rencontrerons» dit-il. Ils se donnèrent donc leur parole de s'y retrouver. Après cela, les fils de Njal mirent à la voile. Ils cinglèrent vers la Norvège et débarquèrent au Nord, à Thrandheim. Ils restèrent là quelque temps.
LXXXVII
Il y avait un homme nommé Kolbein fils d'Arnljot. Il était du pays de Thrandheim. Il fit voile pour l'Islande ce même été où Thrain et les fils de Njal s'en allèrent à l'étranger. Il passa l'hiver à l'est dans le Breiddal. L'été d'après, il vint mettre son vaisseau en état de partir, à Gautavik. Comme ils étaient tout prêts, il vint à eux un homme qui ramait dans un bateau. Il attacha le bateau au vaisseau, et monta sur le vaisseau pour trouver Kolbein. Kolbein lui demanda son nom. «Je m'appelle Hrap» dit l'homme.--«De qui es-tu fils?» dit Kobein. Hrap répondit: «Je suis fils d'Örgumleidi, fils de Geirolf Gerpir.»--«Que veux-tu de moi?» dit Kolbein.--«Je veux te prier, dit Hrap, de me faire passer la mer.»--«Quel besoin en as-tu?» dit Kolbein.--«J'ai tué un homme» dit Hrap.--«Qui as-tu tué? dit Kolbein, et à qui appartient la vengeance?»--Hrap répondit: «Celui que j'ai tué s'appelait Örlyg fils d'Örlyg, fils de Hrodgeir le blanc. La vengeance est aux gens du Vapnfjord.»--«S'il en est ainsi, tant pis pour qui t'aidera à fuir» dit Kolbein. Hrap répondit: «Je suis l'ami de mes amis, mais ceux qui me font du mal s'en repentent; au reste je ne manque pas d'argent pour payer mon voyage.» Et Kolbein finit par prendre Hrap avec lui.
Peu après, il y eut bon vent, et on fit voile vers la pleine mer. En route, Hrap manqua de vivres: il s'assit à côté de ceux qui étaient le plus près de lui, mais ils se levèrent en lui disant des injures. On en vint aux coups, et Hrap eut bientôt fait d'abattre deux hommes. On le dit à Kolbein, il offrit à Hrap de manger avec lui, et Hrap accepta.
Et voici qu'on quitte la pleine mer, et ils jettent l'ancre près d'Agdanes. Alors Kolbein demande à Hrap: «Où est cet argent que tu m'as promis pour ma peine?»--«Là-bas en Islande» dit Hrap.--«Tu en tromperas encore plus d'un après moi, dit Kolbein, pourtant je veux bien te remettre ta dette.» Hrap lui fit ses remerciements: «Et maintenant, que me conseilles-tu de faire?» dit-il.--«Ceci d'abord, dit Kolbein, de quitter le vaisseau au plus vite; car nos gens de l'est te feraient de méchants adieux. Et puis je vais te donner encore un bon conseil: ne trompe jamais un maître qui t'aura fait du bien.» Après cela Hrap alla à terre avec ses armes; il avait à la main une grande hache avec un manche bardé de fer.
Il s'en va, jusqu'à ce qu'il arrive chez Gudbrand, à Dal. Gudbrand était grand ami du jarl Hakon. Ils avaient à eux deux un temple en commun; et on ne l'ouvrait jamais sans que le jarl fût là. C'était un des deux plus grands temples de Norvège, l'autre était à Hlad. Le fils de Gudbrand s'appelait Thrand, et sa fille Gudrun.
Hrap arrive devant Gudbrand et le salue. Gudbrand lui demande qui il est. Hrap dit son nom, et ajoute qu'il vient d'Islande. Il prie Gudbrand de le prendre avec lui. Gudbrand dit: «Tu ne me fais pas l'effet d'un hôte qui porte bonheur»--«Et moi il me semble qu'on a grandement menti sur ton compte dit Hrap. On m'avait dit que tu prenais chez toi ceux qui t'en priaient, et que nul autre n'avait pareille renommée. Je dirai le contraire, si tu ne veux pas de moi.»--«Il faut donc que tu restes» dit Gudbrand.--«Où sera ma place?» dit Hrap.--«Sur le banc le plus bas, dit Gudbrand, juste en face de mon siège.» Et Hrap alla s'asseoir. Il savait conter bien des choses. Il arriva d'abord que Gudbrand y prit plaisir, et beaucoup d'autres aussi; mais bientôt plusieurs furent d'avis qu'il raillait trop. Il en vint aussi à entrer en conversation avec Gudrun, fille de Gudbrand, si bien que les gens disaient qu'il finirait par la séduire. Quand Gudbrand s'en aperçut, il fit à Gudrun de grands reproches d'avoir parlé à Hrap, et lui défendit d'entrer en conversation avec lui, à moins que tout le monde ne pût les entendre. Elle fit d'abord de bonnes promesses, mais bientôt ils recommencèrent. Alors Gudbrand donna ordre à Asvard son intendant, de la suivre partout où elle irait.
Un jour il arriva qu'elle demanda à aller dans un bois de noisetiers, pour s'amuser, et Asvard la suivit. Hrap se met à leur recherche, et les trouve dans le bois. Il prit Gudrun par la main, et l'emmena à l'écart avec lui. Asvard courut après elle et les trouva tous deux couchés dans un fourré. Il vient à eux, la hache levée, et veut frapper Hrap à la jambe. Mais Hrap se recule vivement, et Asvard le manque. Hrap saute sur ses pieds et saisit sa hache. Asvard veut s'enfuir. Mais Hrap le frappe par derrière et le fend en deux.
Gudrun dit: «Après ce que tu viens de faire, tu ne pourras pas rester chez mon père davantage. Mais il y a autre chose qui lui semblera pire encore: c'est que je suis enceinte.» Hrap répond: «Il ne l'apprendra pas par un autre que par moi. Je vais à la maison, et je lui dirai les deux nouvelles.»--«Alors tu ne t'en iras pas vivant» dit-elle.--«J'en courrai le risque» dit-il. Il la conduisit chez les femmes, après quoi il entra dans la maison. Gudbrand était assis sur son siège; il y avait peu d'hommes dans la salle. Hrap s'avança vers lui, levant haut sa hache. «Pourquoi y a-t-il du sang sur ta hache?» demanda Gudbrand.--«C'est que je l'ai essayée sur le dos d'Asvard, ton intendant», dit Hrap.--«Et ce n'est pas de bonne besogne que tu dois avoir faite là, dit Gudbrand; je suis sûr que tu l'as tué.»--«C'est la vérité» dit Hrap.--«Qu'y a-t-il eu entre vous?» dit Gudbrand.--«Cela vous semblera peu de chose, dit Hrap; il a voulu me couper une jambe»--«Mais qu'avais-tu fait?»--«Une chose qui ne le regardait pas» dit Hrap.--«Il faut pourtant que tu le dises» dit Gudbrand. Hrap répondit: «Si tu veux le savoir, j'étais couché auprès de ta fille Gudrun et cela ne lui a pas plu.»--«Debout! mes hommes, dit Gudbrand, emparez-vous de lui, il faut le faire mourir.»--«Notre alliance ne me profitera donc guère, dit Hrap: mais tes hommes ne sont pas si vaillants que cela puisse être fait aussi vite que tu crois.»
Ils s'étaient levés, mais il leur échappa en courant. Ils se mirent à sa poursuite; il disparut dans le bois sans qu'ils eussent pu le saisir. Gudbrand rassembla du monde et fit fouiller le bois; et on ne l'y trouva point, car le bois était grand et épais.
Hrap s'en alla dans le bois jusqu'à une clairière. Il trouva là un domaine avec une maison, et un homme dehors qui fendait du bois. Il demanda son nom à cet homme, et l'homme dit qu'il se nommait Tofi. Tofi lui demanda le sien, et Hrap le lui dit. Hrap demanda pourquoi il habitait si loin des autres hommes. «Pour avoir à disputer le moins possible avec eux» répondit-il.--«Nous perdons notre temps en paroles inutiles, dit Hrap; il faut d'abord que je te dise qui je suis: j'étais chez Gudbrand à Dal, j'ai fui de chez lui, parce que j'avais tué son intendant. Je sais que nous sommes tous deux des malfaiteurs, car tu ne serais pas venu ici loin des autres hommes, si tu n'étais proscrit pour quelque meurtre; je te laisse donc le choix: ou bien je te dénoncerai, ou bien tu partageras avec moi tout ce qui est ici.» Tofi répondit: «Tu as dit vrai; j'ai enlevé la femme qui est ici avec moi, et bien des gens ont été à ma recherche.» Et il fit entrer Hrap avec lui. La maison était petite, mais bien bâtie. Tofi dit à sa femme qu'il avait pris Hrap avec lui. «Il arrivera malheur à plus d'un, à cause de cet homme, dit-elle; mais c'est à toi de décider».
Hrap resta donc là. Il allait et venait beaucoup, et n'était jamais à la maison. Il trouvait moyen de se rencontrer avec Gudrun. Le père et le fils, Thrand et Gudbrand, le guettaient, mais ils n'arrivèrent jamais à s'emparer de lui: il se passa ainsi toute une demi-année.
Gudbrand fit dire au jarl Hakon l'affront que Hrap lui avait fait. Le jarl fit déclarer Hrap proscrit, et mit sa tête à prix. Il promit en outre de se mettre lui-même à sa recherche, mais il n'en fit rien; il pensait que les autres le prendraient bien tout seuls, puisqu'il se tenait si peu sur ses gardes.
LXXXVIII
Cet été là les fils de Njal arrivèrent en Norvège, venant des îles Orkneys. Ils vinrent aux foires qui se tiennent là, et y attendirent Kari fils de Sölmund, comme il était convenu entre eux.
En même temps, Thrain fils de Sigfus mettait son vaisseau en état de partir pour l'Islande, et il avait presque fini. À ce moment, le jarl Hakon vint à un festin chez Gudbrand. Pendant la nuit, Hrap le meurtrier vint au temple du jarl et de Gudbrand. Il entra. Il vit, assise dans le temple, Thorgerd la fiancée, aussi grande qu'un homme de haute taille. Elle avait un large anneau d'or au bras, et un voile sur la tête. Il lui arrache son voile et lui prend son anneau. Il voit encore le char de Thor et vient lui prendre un autre anneau d'or. Puis il en prit un troisième à Irpa. Après quoi il les traîna tous dehors et leur prit tous leurs vêtements. Ensuite il mit le feu au temple, qui brûla tout entier. Il s'en alla là-dessus. Le jour commençait à poindre. Comme il traversait un champ, six hommes armés sautèrent sur lui, et l'attaquèrent. Il se défendit bien, et voici quelle fut l'issue du combat: Hrap avait tué trois hommes, blessé Thrand à mort, les deux autres s'enfuirent vers le bois, et nul ne resta pour en porter la nouvelle au jarl. Il s'approcha de Thrand et lui dit: «Il est en mon pouvoir de te tuer, mais je ne le ferai pas: je me souviendrai mieux que vous de notre alliance.» Là-dessus il veut s'enfuir vers le bois. Mais il voit des hommes entre le bois et lui. Il n'ose donc s'en aller de ce côté. Il se couche à terre, sous un fourré, et y reste quelque temps caché.
Le jarl Hakon et Gudbrand s'en allèrent ce matin-là de bonne heure à leur temple. Ils le trouvèrent brûlé, les trois dieux dehors et tous les objets précieux disparus. «Nos dieux sont de puissants dieux, dit Gudbrand; ils sont sortis tout seuls du feu.»--«Ce ne sont pas les dieux qui ont fait cela, dit le jarl, c'est un homme qui a brûlé le temple, et qui les a mis dehors. Mais les dieux ne se vengent jamais sur l'heure. L'homme qui a fait cette chose sera chassé du Valhal, et n'y viendra jamais.»
À ce moment, quatre des hommes du jarl arrivèrent en courant, apportant de mauvaises nouvelles. Ils dirent qu'ils avaient trouvé dans le champ trois hommes tués, et Thrand blessé à mort. «Qui peut avoir fait cela? dit le jarl.--«Hrap le meurtrier» dirent-ils.--«Alors c'est lui qui a brûlé le temple» dit le jarl. Et ils furent d'avis que c'était à croire.--«Où peut-il être?» dit le jarl.--«Thrand a dit, répondirent-ils, qu'il s'était couché à terre dans un fourré.» Le jarl y courut, mais Hrap était parti. Il envoya des gens pour le chercher, et ils ne le trouvèrent pas. Alors le jarl se mit lui-même à sa poursuite, et il donna l'ordre de se reposer d'abord. Il s'en alla tout seul loin des autres hommes, défendant que personne le suivît, et resta quelque temps à l'écart. Il se mit à genoux, tenant ses mains devant ses yeux. Après quoi il revint vers les siens. «Venez avec moi» leur dit-il, et ils le suivirent. Il s'en alla dans un autre sens que celui où ils avaient marché d'abord, et vint à une petite vallée. Et voici que Hrap sauta sur ses pieds devant eux: c'était là qu'il s'était caché. Le jarl dit à ses hommes de courir après lui. Mais Hrap était si agile, qu'ils ne purent pas l'approcher. Il courut jusqu'à Hlad. Il y avait là, tout prêts à mettre à la voile, Thrain fils de Sigfus, et aussi les fils de Njal. Hrap court là où sont les fils de Njal: «Sauvez-moi, braves hommes, dit-il, car le jarl veut me tuer.» Helgi le regarda, et dit: «Tu m'as l'air d'un homme de malheur, et qui n'aura pas affaire à toi s'en trouvera bien.»--«Puisse-t-il donc vous arriver toutes sortes de maux à cause de moi» dit Hrap.--«Nous sommes gens à t'en donner ta récompense, dit Helgi, et cela avant longtemps.»
Alors Hrap alla trouver Thrain fils de Sigfus, et lui demanda son aide, «Qu'as-tu fait?» dit Thrain.--Hrap répondit: «J'ai brûlé le temple du jarl, et j'ai tué quelques-uns de ses hommes, et il sera bientôt ici, car il s'est mis lui-même à ma poursuite.»--«Il ne convient guère que je te cache, dit Thrain, après tout ce que le jarl a fait pour moi.» Alors Hrap montra à Thrain les joyaux qu'il avait pris dans le temple, et offrit de les lui donner. Thrain dit qu'il n'en voulait pas, à moins de lui donner autre chose on échange. «Je vais donc rester ici, dit Hrap, et ils me tueront sous tes yeux, et tu peux t'attendre à être la risée de tout le monde.» À ce moment, ils voient le jarl et ses hommes qui s'approchent. Alors Thrain se décida à prendre Hrap avec lui. Il fit détacher une barque qui l'amena sur son vaisseau. «Et voici, dit-il, le meilleur endroit pour te cacher: nous allons défoncer deux tonneaux, et tu te mettras dedans.» Ainsi fut fait. Hrap entra dans les tonneaux, qui furent attachés ensemble et jetés par dessus bord.
Et voici que le jarl arrive avec sa troupe auprès des fils de Njal; il leur demande si Hrap est venu là. Ils disent que oui. Le jarl demande où il est allé ensuite. Ils disent qu'ils n'y ont pas pris garde. «Je comblerai d'honneurs, dit le jarl, celui qui me dira où est Hrap.»
Grim dit tout bas à Helgi: «Pourquoi ne le dirions-nous pas? Je ne sais pas si Thrain nous le revaudra jamais.»--«Et pourtant nous ne devons pas le dire, répondit Helgi, car il y va de sa vie.» Grim dit: «Il se peut que le jarl se venge sur nous; car il est si fort en colère qu'il faut bien qu'il s'en prenne à quelqu'un.»--«N'y prenons pas garde, dit Helgi, mais levons l'ancre et allons nous en au large dès que nous aurons bon vent.»--«N'attendrons-nous pas Kari? dit Grim.--«Ce n'est pas de cela que je m'inquiète à présent» dit Helgi. Ils levèrent donc l'ancre, et restèrent à l'abri d'une île, attendant un vent favorable.
Le jarl s'était approché de tous les hommes de l'équipage, pour les questionner; mais ils répondirent tous qu'ils ne savaient rien de Hrap. Alors le jarl dit: «Allons trouver mon ami Thrain, il nous livrera l'homme s'il sait où il est.» Ils prirent un bateau long, et vinrent aborder le vaisseau de Thrain. Thrain voit le jarl venir, il se lève, et le salue d'un air gracieux. «Nous cherchons, dit le jarl, un homme qui se nomme Hrap, et qui est d'Islande. Il nous a fait tout le mal possible. Nous venons vous prier de nous le livrer, ou de nous dire ce qu'il est devenu.» Thrain répondit: «Vous savez, seigneur, que j'ai tué celui que vous aviez proscrit, au risque de ma vie, et que j'ai reçu de vous, en récompense, de grands honneurs.»--«Tu en auras de plus grands encore» dit le jarl. Thrain tenait conseil en lui-même; il ne savait pas bien comment le jarl prendrait la chose. Il finit pourtant par nier que Hrap fût là, et dit au jarl de chercher. Le jarl chercha quelque peu, après quoi il revint à terre. Il s'en alla à l'écart des autres, et il était si fort en colère que personne n'osait lui parler.
«Menez-moi vers les fils de Njal, dit le jarl. Je les forcerai bien à me dire la vérité.« On lui dit qu'ils étaient au large. «Il n'y a donc rien à faire, dit le jarl, mais il y avait deux tonnes d'eau le long du vaisseau de Thrain, où un homme pouvait bien se tenir caché. Si Thrain a caché Hrap, c'est là qu'il était. Allons une seconde fois trouver Thrain.»
Thrain voit que le jarl fait mine de revenir: «Il était bien en colère tout à l'heure, dit-il, mais il va l'être moitié plus encore. Il y va de la vie de tous ceux qui sont sur le vaisseau, si l'un de nous lui dit un seul mot de Hrap.» Ils promirent de se taire, car chacun avait grand'peur pour soi. On retira quelques sacs de la cale, et Hrap se mit à leur place; puis ils le couvrirent avec d'autres sacs légers. Et voici que le jarl arrive comme ils venaient de finir. Thrain salua le jarl, qui lui rendit son salut, mais au bout d'un instant seulement. Ils virent que le jarl était grandement en colère. Il dit à Thrain: «Livre-moi Hrap; car je sais que tu l'as caché.»--«Où l'aurais-je caché, seigneur?» dit Thrain.--«Tu le sais mieux que personne, dit le jarl; mais s'il faut que je le dise, je crois que tu l'avais caché tout à l'heure dans ces tonnes d'eau qui étaient le long du vaisseau.»--«Je ne tiens pas, seigneur, à passer pour menteur à vos yeux, dit Thrain; j'aime mieux que vous cherchiez dans mon vaisseau.» Le jarl monta sur le vaisseau; il chercha, et ne trouva rien. «M'en tenez-vous quitte maintenant, seigneur? dit Thrain.»--«Point du tout, dit le jarl; mais je ne sais pourquoi nous ne pouvons pas le trouver: il m'a semblé que je voyais clair dans tout ceci sitôt que j'ai été à terre; mais depuis que je suis ici je ne vois plus rien.» Et il fait de nouveau ramer vers le rivage. Il était si fort en colère qu'il n'y avait pas à lui parler. Son fils Svein était avec lui. «C'est une étrange façon de faire, dit-il, que de décharger sa colère sur des gens qui n'ont rien fait de mal».
Alors le jarl s'éloigna encore des autres, puis il revint et dit: «Aux rames encore une fois, et allons les retrouver». Ainsi fut fait. «Où donc était-il caché?» dit Svein. «Cela importe peu à présent, dit le jarl, car il ne doit plus y être. Il y avait deux sacs près de l'ouverture de la cale, et Hrap était dans la cale à leur place.»
«Voici qu'ils remettent leur barque à l'eau, dit Thrain, ils vont revenir vers nous. Il faut le faire sortir de la cale, et mettre autre chose à la place; mais nous laisserons les deux sacs dehors.» Ils le firent. Alors Thrain dit: «Cachons Hrap dans la voile qui est roulée autour de la vergue.» Et ainsi fut fait. À ce moment le jarl arrive. Il était plus en colère que jamais: «Me livreras-tu cet homme maintenant, Thrain? dit-il. C'est sérieux cette fois.»--«Il y a longtemps que je vous l'aurais livré, répond Thrain s'il était en mon pouvoir; mais où pourrait-il être?»--«Dans la cale» dit le jarl.»--Pourquoi ne l'y avez vous pas cherché?» dit Thrain.--«L'idée ne nous en est pas venue» dit le jarl. Ils cherchèrent alors dans tout le vaisseau, mais ils ne le trouvèrent point. Thrain dit: «M'en tenez-vous quitte à présent, seigneur?»--«Certes non, dit le jarl, car je sais que tu as caché cet homme, bien que je n'arrive pas à le trouver. Mais j'aime mieux te voir traître envers moi que de l'être envers toi.» Et il retourna à terre.
«Maintenant je sais, dit le jarl, où Thrain avait caché Hrap.»--«Où donc?» dit son fils Svein.--«Dans la voile, dit le jarl, qui était roulée autour de la vergue.»
À ce moment, le vent se leva. Thrain mit à la voile et sortit du fjord, s'en allant vers la pleine mer. Il cria au jarl en s'éloignant (et longtemps après on le racontait encore): «Le vautour a déployé ses ailes et Thrain ne cédera pas.» Le jarl entendit les paroles de Thrain: «Il va se passer bien des choses, dit-il; et ce n'est pas parce que je n'ai pas su voir à temps, mais l'alliance qu'ils ont faite entre eux les conduira tous deux à la mort.»
Thrain ne fut pas longtemps en mer. Il arriva en Islande, et rentra dans son domaine. Hrap était avec Thrain, et passa l'hiver chez lui. Au printemps Thrain lui donna un domaine qu'on appela Hrapstad, et Hrap s'y établit. Mais il était tout le temps à Grjota, et les gens trouvaient qu'il y gâtait tout. Quelques-uns disaient même qu'il y avait de l'amitié entre lui et Halgerd, et qu'il l'avait séduite; mais d'autres disaient le contraire. Thrain donna son vaisseau à Mörd Urækja son parent. Ce Mörd est celui qui tua Od fils d'Haldor, à Gautavik dans l'est, sur le Berufjörd.
Tous les parents de Thrain le reconnaissaient pour leur chef.
LXXXIX
Il nous faut revenir au jarl Hakon. Quand il vil Thrain lui échapper, il dit à son fils Svein: «Prenons quatre vaisseaux longs, allons trouver les fils de Njal et tuons-les; car ils étaient d'accord avec Thrain.»--«Ce n'est pas bien agir, dit Svein, que de s'en prendre à des hommes qui n'ont rien fait, et de laisser échapper le coupable.»--«Je sais ce que j'ai à faire» dit le jarl. Ils se mettent donc à la recherche des fils de Njal, et les trouvent à l'abri d'une île, Grim voit le premier le vaisseau du jarl: «Voici des vaisseaux de guerre qui viennent à nous, dit-il à Helgi; c'est le jarl, je le vois, et ce n'est pas la paix qu'il nous apporte.»--«Tu sais ce qu'il est dit, répond Helgi; de braves hommes se défendent contre qui que ce soit. Et nous aussi nous nous défendrons.» Ils le prièrent tous de les commander. Et ils prirent leurs armes. À ce moment le jarl arrive, et leur crie de se rendre. Helgi répond qu'ils se défendront tant qu'ils pourront. Le jarl offre la paix à tous ceux qui refuseraient de défendre Helgi. Mais Helgi était si aimé que tous aimèrent mieux mourir avec lui.
Alors le jarl commence l'attaque, lui et ses hommes. Les autres se défendent bien, et on voit toujours les fils de Njal au plus fort de la mêlée. Plus d'une fois le jarl leur offrit la paix, ils répondaient toujours de même, disant qu'ils ne se rendraient jamais. Un homme du jarl, Aslak de Langey, leur fit un rude assaut, et monta sur le vaisseau par trois fois. «Tu y vas hardiment, dit Grim; ce serait bien, si tu arrivais à quelque chose.» Il lança à Aslak un javelot qui lui perça la gorge, Aslak mourut sur le champ. Un moment après, Holgi tua Egil, l'homme qui portait la bannière du jarl.
Alors Svein, fils d'Hakon, s'avança vers les fils de Njal. Il les fit enfermer d'un cercle de boucliers, et ils furent pris tous les deux. Le jarl voulait les faire tuer tout de suite. Mais Svein demanda qu'on ne fît pas cela, disant qu'il faisait nuit, Alors le jarl dit: «Qu'on les tue demain matin, et qu'on les attache bien pour ce soir,»--«Ainsi fera-t-on, dit Svein, mais je n'ai jamais vu de plus braves hommes que ceux-ci, et c'est grand dommage de leur ôter la vie.»--«Ils ont tué deux de nos meilleurs hommes, dit le jarl, et nous les vengerons en faisant mourir ceux-ci.»--«C'est qu'ils étaient encore plus braves qu'eux, dit Svein; mais il en sera comme tu voudras.» Les fils de Njal furent donc liés et enchaînés, après quoi le jarl et ses hommes s'endormirent.
Pendant qu'ils dormaient, Grim dit à Helgi: «Je voudrais bien m'échapper, si je pouvais.»--«Cherchons quelque moyen» dit Helgi. Grim voit près de lui, à terre, une hache dont le tranchant est tourné en l'air. Il rampe jusque là, et coupe sur le tranchant la corde d'arc dont il est lié, non sans se faire au bras une grande blessure. Puis il délia Helgi. Après cela, ils se glissèrent par dessus bord, et vinrent à terre sans que les gens du jarl y eussent pris garde. Ils brisèrent leurs fers et s'en allèrent de l'autre côté de l'île. Le jour commençait à poindre. Ils virent qu'il y avait là un vaisseau, et reconnurent que c'était Kari, fils de Sölmund, qui venait d'arriver. Ils allèrent le trouver et lui dirent les mauvais traitements qu'on leur avait faits. Ils lui montrèrent leurs blessures, et dirent que le jarl était encore endormi. «C'est mal fait, dit Kari, que des innocents soient maltraités pour le compte de méchantes gens; mais maintenant, qu'avez-vous envie de faire?»--«Nous voulons aller trouver le jarl, dirent-ils, et le tuer.»--«Vous n'aurez pas cette chance, dit Kari, quoique l'audace ne vous manque pas. Mais sachons d'abord s'il est encore là.» Ils y allèrent, et ils virent que le jarl était parti.
Alors Kari s'en vint à Hlad trouver le jarl, et lui remit le tribut. «As-tu pris avec toi les fils de Njal?» dit le jarl.--«C'est la vérité» dit Kari.--«Veux-tu me les livrer?» dit le jarl.--«Je ne veux pas» dit Kari.--«Veux-tu me jurer que tu ne m'attaqueras jamais avec eux?» dit le jarl. Alors Eirik fils du jarl prit la parole: «Il n'y a pas, dit-il, à faire semblable demande. Kari a toujours été notre ami. Et les choses ne se seraient pas passées ainsi, si j'avais été là. Les fils de Njal s'en seraient tirés sans dommage, et ceux-là auraient été punis qui le méritaient. Mon avis est qu'il est plus sage de faire de beaux présents aux fils de Njal pour les mauvais traitements et les blessures qu'il ont reçus.»--«Tu as raison, dit le jarl; mais je ne sais s'ils voudront bien faire la paix.» Et il dit à Kari de tâcher de faire sa paix avec les fils de Njal.
Kari alla donc trouver Helgi, et lui demanda s'il prendrait les présents du jarl. «Je prendrai ceux de son fils Eirik, répondit Helgi, mais je ne veux pas avoir affaire au jarl.» Kari dit à Eirik la réponse des deux frères. «Ils auront donc mes présents» dit Eirik, puisqu'il leur semble mieux ainsi, et dis-leur que je les prie de venir chez moi, et que mon père ne leur fera point de mal.» Ils acceptèrent et vinrent chez Eirik. Ils furent avec lui jusqu'au moment ou Kari eut mis son vaisseau en état de faire voile de nouveau vers l'ouest. Alors Eirik donna un festin en l'honneur de Kari, et il lui fit de beaux présents, ainsi qu'aux fils de Njal. Après cela ils prirent la mer avec Kari, et s'en allèrent à l'ouest trouver le jarl Sigurd. Il les reçut à merveille, et ils passèrent l'hiver avec lui.
Au printemps Kari pria les fils de Njal de venir avec lui guerroyer. Grim dit qu'ils le feraient si Kari voulait bien aller avec eux en Islande. Kari le promit. Ils partirent donc en guerre tous ensemble. Ils guerroyèrent à Öngulsey, et dans toutes les îles du sud. De là ils vinrent à Satiri, où ils débarquèrent et attaquèrent les habitants. Ils firent beaucoup de butin, après quoi ils reprirent la mer. De là ils vinrent au Sud, dans le Bretland, où ils guerroyèrent encore, puis à Mön. Ils se rencontrèrent avec Gudröd, roi de Mön, le battirent et tuèrent son fils Dungal. Ils firent là encore beaucoup de butin. De là ils vinrent au Nord, à Kol, trouver le jarl Gilli. Il les reçut bien, et ils restèrent chez lui quelque temps. Il s'en alla avec eux aux Orkneys rendre visite au jarl Sigurd. Et au printemps le jarl Sigurd donna pour femme au jarl Gilli sa sœur Nereid. Après quoi il retourna aux îles du Sud.
XC
Cet été-là, Kari et les fils de Njal firent leurs préparatifs pour s'en aller en Islande. Quand ils furent tout prêts, ils vinrent trouver le jarl. Il leur fit de beaux présents, et ils se séparèrent en grande amitié. Après cela ils prirent la mer. La traversée fut courte, car ils avaient bon vent, et ils abordèrent à Eyrar. Ils se procurèrent des chevaux, et, laissant là leurs vaisseaux, ils s'en allèrent à Bergthorshval. Et quand ils arrivèrent, ce fut grande joie pour tout le monde. Ils apportèrent chez eux leurs richesses, et mirent leur vaisseau à couvert.
Kari passa cet hiver chez Njal. Au printemps, il demanda en mariage Helga, fille de Njal; Grim et Helgi parlèrent pour lui, et voici comment finit la chose: Helgi fut fiancée à Kari, et on fixa le jour de la noce. On la fit un demi-mois avant la mi-été. Kari et sa femme restèrent tout cet hiver là chez Njal. Au printemps, Kari acheta des terres à Dyrholm, dans le Mydal, au pays de l'ouest, et il y fit un domaine. Il y mit un intendant et une ménagère; mais ils continuèrent, lui et sa femme, à demeurer chez Njal.
XCI
Hrap avait son domaine à Hrapstad; mais il était toujours à Grjota, et on disait qu'il y gâtait tout. Thrain était bien avec lui.
Un jour il arriva que Ketil de Mörk était à Bergthorshval. Les fils de Njal vinrent à parler des maux qu'ils avaient soufferts, et dirent qu'ils auraient fort à se plaindre de Thrain, s'ils voulaient. Njal fut d'avis que Ketil devait parler de la chose avec son frère Thrain. Il le promit. Et il fut convenu qu'il le ferait à son loisir.
Peu de temps après, Ketil parla à Thrain. Les fils de Njal vinrent l'interroger. Mais il dit qu'il ne pouvait pas répéter grand'chose de ce qui s'était passé entre eux: «Car j'ai bien vu, dit-il, que Thrain trouvait que je mets trop d'importance à ma parenté avec vous.» On n'en dit pas plus long; mais il sembla aux fils de Njal que l'affaire prenait une mauvaise tournure. Ils demandèrent conseil à leur père, disant qu'ils n'avaient pas envie d'en rester là. Njal répondit: «Ceci n'est pas un cas sans précédent. Si vous les tuez, cela passera pour un meurtre sans cause. Voici donc mon conseil: envoyez-leur pour leur parler, le plus de gens que vous pourrez, de façon qu'il y ait le plus de témoins possible, s'ils répondent mal. Que Kari porte la parole; car c'est un homme qui saura s'y prendre. Votre désaccord ne fera que croître, car ils entasseront injures sur injures, quand ils verront que d'autres s'en mêlent: ce sont des gens sans raison. Il se peut qu'on dise que mes fils sont lents à l'action; mais laissez dire pour un temps, car toute chose faite peut être envisagée de deux manières. Pourtant il faut en dire assez pour qu'on sache que vous irez de l'avant, si on vous traite mal. Si vous m'aviez demandé conseil tout d'abord, on n'aurait jamais parlé de ceci et vous n'en auriez eu nulle honte. Mais à présent vous voici dans un grand embarras, et vos affronts ne feront qu'augmenter, si bien que vous n'aurez plus qu'à entrer en querelle et à recourir aux armes; et il est difficile de dire ce qui en sortira.» Ils n'en dirent pas davantage. Et bien des gens commençaient à parler de tout ceci.
Un jour les deux frères vinrent demander à Kari d'aller à Grjota. Kari dit qu'il aurait mieux aimé un autre voyage, mais qu'il irait, si c'était l'avis de Njal. Kari s'en va donc trouver Thrain. Ils parlent de l'affaire, et chacun l'envisage à sa façon. Kari revient, et les fils de Njal lui demandent ce qu'ils ont dit, lui et Thrain. Kari dit qu'il ne répétera pas leurs paroles: «Car je m'attends, ajoute-t-il, à ce qu'il vous les redise à vous-mêmes.»
Thrain avait dans son domaine seize hommes exercés aux armes; huit d'entre eux le suivaient partout où il allait. Il était magnifique, et il chevauchait toujours vêtu d'un manteau bleu, et un casque doré en tête. Il tenait à la main sa lance présent du jarl, et un beau bouclier; son épée pendait à sa ceinture. Il avait avec lui, dans toutes ses courses, Gunnar fils de Lambi, Lambi fils de Sigurd et Grani fils de Gunnar de Hlidarenda. Mais Hrap le meurtrier se tenait plus près de lui qu'eux tous. Hrap avait un serviteur nommé Lodin; Lodin était aussi de la suite de Thrain, ainsi que son frère Tjörvi. C'étaient Hrap le meurtrier et Grani fils de Gunnar, qui voulaient le plus de mal aux fils de Njal et qui empêchaient qu'on leur offrît ni paix ni amende.
Les fils de Njal demandèrent à Kari de venir avec eux à Grjota. Il dit qu'il voulait bien: «Car il est bon, ajouta-t-il, que vous entendiez la réponse de Thrain. Ils se préparèrent donc, les quatre fils de Njal, et Kari le cinquième. Ils partent pour Grjota. Il y avait devant la maison un large porche, où nombre d'hommes pouvaient se ranger. Une femme qui était dehors les vit venir et le dit à Thrain. Il donna ordre à ses hommes de se mettre sous le porche et de prendre leurs armes. Ainsi firent-ils. Thrain était au milieu, devant la porte. À ses côtés se tenaient Hrap le meurtrier et Grani, fils de Gunnar, après eux Gunnar, fils de Lambi, puis Lodin et Tjörvi, puis Lambi fils de Sigurd, puis le reste; car tous les hommes étaient à la maison.
Skarphjedin et les siens s'avancent. Il vient le premier, puis Kari, puis Höskuld, puis Grim, puis Helgi. Et quand ils furent devant la porte, aucun de ceux qui étaient là ne leur fit de salut: «Soyons tous les bienvenus» dit alors Skarphjedin.
Halgerd était sous le porche, et elle parlait tout bas à Hrap: «Nul de ceux qui sont ici ne vous appellera bienvenus» dit-elle.--«Je me soucie peu de tes paroles, dit Skarphjedin, car tu n'es qu'une femme de rien et une prostituée.» Et Skarphjedin chanta.
«Tes paroles, femme couverte d'or, ne viennent pas jusqu'à nous, des guerriers tels que nous sommes; je vais nourrir aujourd'hui les loups et les aigles. Tu n'es qu'une femme qu'on jette dans un coin, une coureuse, et une prostituée. Nous, quand nous courons la mer sur nos vaisseaux, nous sommes de la race d'Odin.»
«Tu me paieras cela avant de t'en retourner» dit Halgerd.
Alors Helgi prit la parole et dit: «Je suis venu te demander, Thrain, si tu veux m'offrir quelque dédommagement pour les maux que j'ai soufferts en Norvège à cause de toi.» Thrain répondit: «Je ne savais pas encore que toi et tes frères vous faisiez argent de votre bravoure. Jusqu'à quand allez-vous me réclamer cette amende?»--«Bien des gens sont d'avis que tu nous dois un accommodement, dit Helgi, car ta vie était en jeu alors.»--«C'est la chance qui a décidé, dit Hrap, et ceux-là ont eu les coups qui devaient les avoir; les mauvais traitements ont été pour vous, et nous nous en sommes tirés.»--Mauvaise chance pour Thrain, dit Helgi, d'avoir rompu sa foi envers le jarl, en se chargeant de toi.»--«Ne vas-tu pas me réclamer une amende aussi? dit Hrap; je vais te payer de la bonne façon.»--«Si nous avons des démêlés, dit Helgi, ce n'est pas toi qui en profiteras.»--«Ne perds pas ton temps à parler à Hrap, dit Skarphjedin, change lui plutôt sa peau grise contre une rouge.»--«Tais-toi, Skarphjedin, dit Hrap; je ne me ferai pas faute de te jeter ma hache à la tête.»--«On verra bien, dit Skarphjedin, qui de nous deux mettra des pierres sur la tête de l'autre.»--«Partez d'ici, gens à la barbe de fumier, cria Halgerd; c'est ainsi que nous vous appellerons toujours à présent; et votre père, le drôle sans barbe.» Et avant qu'ils fussent partis tous les autres avaient redit les paroles d'Halgerd, hormis Thrain. Il leur défendit de les répéter.
Les fils de Njal s'en allèrent, et revinrent à la maison. Ils dirent à leur père ce qui s'était passé, «Avez vous pris des témoins des paroles qui ont été dites?» demanda Njal.--«Aucun, dit Skarphjedin; nous n'avons nulle envie de poursuivre l'affaire autrement que par les armes.»--«Personne ne croira que vous osiez lever la main» dit Bergthora.--«Attends, femme, dit Kari, avant d'exciter tes fils; ils ont assez envie d'aller de l'avant». Après cela, ils parlèrent encore longtemps, tous, à voix basse, le père, les fils, et Kari.
XCII
On commençait à parler beaucoup de cette querelle, et tous étaient d'avis qu'au point où on en était, il n'y avait plus à l'étouffer.
Runolf, fils d'Ulf, godi d'Ör, de Dal dans l'est, était grand ami de Thrain et il l'avait invité chez lui; il était convenu que Thrain s'en irait dans l'est, trois semaines ou un mois après le commencement de l'hiver.
Thrain prit avec lui pour faire le voyage Hrap, et Grani, fils de Gunnar, Gunnar fils de Lambi, Lambi, fils de Sigurd, et Lodin, et Tjörvi. Ils étaient huit en tout. La mère et la fille, Halgerd et Thorgerd, devaient venir aussi. Thrain annonça qu'il s'arrêterait à Mörk chez son frère Ketil; il dit aussi combien de nuits il comptait passer au loin. Ils étaient tous armés jusqu'aux dents.
Ils chevauchèrent vers l'est, passant le Markarfljot. Ils trouvèrent là des femmes mendiantes qui les prièrent de leur faire passer l'eau, ils le firent, après quoi ils vinrent à Dal ou ils trouvèrent un bon accueil, Ketil de Mörk y était. Ils restèrent là deux nuits. Runolf et Ketil prièrent Thrain de s'arranger avec les fils de Njal. Mais Thrain répondit de travers: il dit que jamais il ne leur donnerait d'argent, et qu'il était bien de taille à leur tenir tête, partout où ils se rencontreraient. «C'est possible, dit Runolf, mais moi je suis d'avis qu'ils n'ont pas leur pareil, depuis que Gunnar de Hlidarenda est mort; et il est à croire qu'il s'ensuivra mort d'homme des deux côtés.» Thrain dit qu'il n'en avait pas peur.
Alors Thrain partit pour Mörk, où il passa deux nuits. Puis il revint à Dal. À l'un et l'autre endroit, on lui fit au départ de beaux présents.
Les bords du Markarfljot étaient gelés, et il y avait des banquises de glace, çà et là, au travers de la rivière.
Thrain dit qu'il voulait retourner chez lui ce soir-là. Runolf lui dit de n'en rien faire, qu'il serait plus prudent de ne pas marcher au jour qu'il avait dit. «Ce serait avoir peur, répond Thrain, et je ne veux pas de cela.»
Les mendiantes auxquelles Thrain et ses hommes avait fait passer l'eau, vinrent à Bergthorshval. Bergthora leur demanda de quel pays elles étaient. Elles dirent qu'elles venaient de l'est, du pays qui est sous l'Eyjafjöll. «Qui vous a fait passer la rivière?» demanda Bergthora.--«Des hommes magnifiquement vêtus» dirent-elles.--«Qui étaient-ils?» dit Bergthora.--«Thrain fils de Sigfus, dirent-elles, et les hommes de sa suite. Et il nous a semblé qu'ils disaient beaucoup de mauvaises paroles sur ton mari et ses fils.»--«On n'entend pas toujours sur son compte les paroles qu'on voudrait» dit Bergthora. Elles s'en allèrent. Bergthora leur fit des présents d'adieu, et leur demanda quand Thrain reviendrait chez lui. Elles dirent qu'il serait de retour à quatre ou cinq nuits de là. Bergthora alla le dire à ses fils et à Kari son gendre, et ils parlèrent longtemps ensemble, tout bas.
Ce même matin où Thrain et les siens quittaient le pays de l'est, Njal s'éveilla de bonne heure, et il entendit la hache de Skarphjedin résonner contre la muraille.
Njal se lève et sort. Il voit ses fils tout armés, et avec eux Kari, son gendre.
Skarphjedin était en avant. Il était vêtu d'une casaque bleue; il avait son bouclier à la main, et sa hache levée sur l'épaule. Après lui venait Kari. Il avait un justaucorps de soie, un casque et un bouclier dorés, et sur le bouclier était peint un lion. Après lui venait Helgi, vêtu de rouge, le casque en tête. Son bouclier était rouge, et orné d'une figure de cerf. Tous avaient des vêtements de couleurs éclatantes.
«Où vas-tu, mon fils?» cria Njal à Skarphjedin,--«À la chasse aux moutons» répondit l'autre.--«C'est comme l'autre fois, dit Njal; mais ce jour-là vous avez chassé des hommes.» Skarphjedin se mit à rire: «Entendez-vous, dit-il, ce que dit notre bonhomme de père? Il a ses soupçons.»--«Quand lui as-tu déjà dit cela?» dit Kari.--«Quand j'ai tué Sigmund le blanc, le parent de Gunnar» dit Skarphjedin.--«Pourquoi l'as-tu tué?» dit Kari.--«Il avait tué Thord, fils de l'affranchi, notre père nourricier» répondit Skarphjedin.
Njal rentra. Les autres s'en allèrent jusqu'à un endroit qu'on appelait le défilé rouge. Là il attendirent. De la place où ils étaient ils pouvaient voir, du côté de l'est, les autres arrivant de Dal. Le soleil brillait ce jour-là et le temps était clair.
Et voici que Thrain et les siens arrivent de Dal en chevauchant le long de la rivière. Lambi fils de Sigurd dit: «Je vois briller des boucliers au défilé rouge: le soleil les fait reluire; il doit y avoir là une embuscade.»--Changeons de route et suivons la rivière, dit Thrain, il faudra bien qu'il viennent à notre rencontre, s'ils ont affaire à nous,» Ils se détournèrent donc et suivirent le bord de l'eau. Skarphjedin dit: «Ils nous ont vus, car ils ont changé de route; nous n'avons plus rien d'autre à faire que de courir sur eux.»--«Bien des gens se mettent en embuscade, dit Kari, avec une partie moins inégale que la nôtre. Ils sont huit et nous quatre.»
Ils descendent donc au bord de la rivière et voient une banquise de glace un peu plus bas. C'est par là qu'ils veulent passer. Thrain et les siens s'étaient postés sur la glace, en amont de la banquise. «Que peuvent vouloir ces gens-là?» dit Thrain. Ils sont quatre, et nous sommes huit.»--«Et moi je crois, dit Lambi fils de Sigurd, qu'ils nous attaqueraient quand nous serions encore plus.»
Thrain jette son manteau, et ôte son casque.
Skarphjedin courait avec les autres le long de la rivière: et voici que la courroie de son soulier cassa, et le força de s'arrêter. «Que tardes-tu, Skarphjedin?» dit Grim.--«J'attache mon soulier» dit Skarphjedin.--«Allons toujours, dit Kari, je connais Skarphjedin, il n'arrivera pas plus tard que nous.» Ils continuent de courir vers la banquise, et ils vont à toute vitesse.
Skarphjedin sauta sur ses pieds dès qu'il eut attaché sa courroie. Il levait en l'air sa hache Rimmugygi. Il court vers la rivière, mais l'eau est si profonde que sur une grande longueur il ne faut pas songer à la passer à gué.
Il y avait de l'autre côté un amas de glaçons, uni comme du verre. Thrain et les siens avaient pris place au milieu. Skarphjedin prend son élan, il saute par dessus le fleuve, au milieu des glaçons, et puis, sans s'arrêter, il se lance en avant, les pieds joints. La glace était unie, et il avançait comme l'oiseau vole. Thrain était en train de remettre son casque. Skarphjedin arrive, il lève sur Thrain sa hache Rimmugygi, il le frappe à la tête, et la fend en deux jusqu'aux dents du menton, qui tombent sur la glace. Cela fut fait si vite, que personne n'eut le temps de frapper. Et là-dessus il s'éloigne, comme l'éclair.
Tjörvi avait jeté son bouclier devant Skarphjedin; il sauta par dessus, retomba sur ses pieds et continua de glisser jusqu'au bout de la banquise.
À ce moment, Kari et les autres arrivent à sa rencontre. «Voilà qui est d'un homme» dit Kari.--«À votre tour maintenant» dit Skarphjedin; et il chanta:
«Me voici arrivé en même temps que vous sur le lieu du combat. J'ai fait mordre la poussière à ce jeune insolent. Depuis que le jarl a dépouillé Grim et Helgi, voici enfin le moment venu de venger cette aventure.»
Il chanta encore: «J'ai brandi ma hache, qui fait pleuvoir les blessures. Elle qui se nomme l'ogre terrible, elle a pourvu les corbeaux de chair humaine. Rappelez-vous ce que vous avez promis à Hrap. Venez au combat, sur la plaine de glace. Rimmugygi de sa voix retentissante, vous a donné le signal.»
Ils s'avancent donc. Grim et Helgi ont vu Hrap, et courent sur lui. Hrap lève sa hache sur Grim. Helgi qui le voit, le frappe au bras: le bras est tranché et la hache tombe à terre. «Tu as fait là d'utile besogne, dit Hrap; cette main a causé mort ou dommage à plus d'un.»--«Mais voilà qui est fini» dit Grim, et il lui passe sa lance au travers du corps. Hrap tomba mort à l'instant.
Tjörvi court à Kari et lui lance un javelot. Kari saute en l'air, et le javelot passe sous ses pieds. Puis il court à Tjörvi et le frappe de son épée. L'épée s'enfonce dans la poitrine de Tjörvi, qui meurt sur le coup.
Skarphjedin s'était emparé de Gunnar fils de Lambi et de Grani fils de Gunnar. «Voilà que j'ai pris deux louveteaux, dit-il. Que vais-je en faire?»--«C'est à toi de tuer l'un ou l'autre, si tu veux leur mort» dit Helgi.--«Il ne me plaît pas, dit Skarphjedin, de faire à la fois ces deux choses; aider Högni, et tuer son frère.»--«Mais le temps viendra, dit Helgi, où tu souhaiteras de l'avoir tué; car ils ne garderont jamais de paix avec toi, ni ces deux-là, ni aucun de ceux qui sont ici.»--«Je n'ai pas peur de cela» dit Skarphjedin. Et ils donnèrent la vie sauve à Grani, fils de Gunnar, à Gunnar, fils de Lambi, à Lambi fils de Sigurd, et à Lodin.
Après cela ils retournèrent chez eux, et Njal leur demanda les nouvelles. Ils lui dirent tout ce qui s'était passé. «Ce sont là de grandes nouvelles, dit Njal; vous verrez qu'il s'ensuivra la mort d'un de mes fils, sinon pis encore.»
Gunnar, fils de Lambi, emporta le corps de Thrain à Grjota, où il lui éleva un tombeau.
XCIII
Ketil de Mörk avait pris pour femme, comme il a été dit, Thorgerd fille de Njal. Mais il était frère de Thrain. Il se trouvait donc dans l'embarras. Il vint trouver Njal et lui demanda s'il n'avait pas quelque offre à lui faire pour le meurtre de Thrain. «Je te ferai, répondit Njal, des offres convenables. Je te prie donc d'amener tes frères, qui ont droit à l'amende, à accepter la paix.» Ketil dit qu'il le ferait volontiers. Et ils convinrent que Ketil irait trouver tous ceux à qui l'amende était due, et les déciderait à faire la paix. Puis il s'en retourna chez lui.
Ketil va donc trouver ses frères et les convoque tous ensemble à Hlidarenda. Il leur expose l'affaire et Högni fut pour lui tant que dura l'entretien. Ils tombèrent d'accord qu'il fallait choisir des arbitres, et fixer une rencontre avec Njal. Pour le meurtre de Thrain on décida qu'il serait payé le prix d'un homme libre, et que tous ceux qui de par la loi y avaient droit en prendraient leur part. Alors la paix fut déclarée conclue, et les gages échangés. Njal compta la somme entière, sur l'heure, ainsi que le doit faire un chef. Et tout fut tranquille pendant quelque temps.
Njal vint une fois à Mörk, et ils parlèrent ensemble, Ketil et lui, tout le jour. Le soir, Njal rentra chez lui et nul ne sut de quoi ils avaient parlé.
Peu après, Ketil s'en alla à Grjota. Il dit à Thorgerd: «J'ai toujours tenu mon frère Thrain en grande affection, et je veux te le montrer; je t'offre de prendre chez moi pour l'élever son fils Höskuld.»--«Il sera fait comme tu le désires, dit-elle. Tu feras à l'enfant tout le bien que tu pourras quand il sera grand, tu le vengeras s'il périt par les armes, et tu lui donneras une somme d'argent quand il prendra femme. Tu vas t'y engager par serment», et il promit tout cela. Höskuld partit avec Ketil et fut chez lui quelque temps.
XCIV
Un jour Njal vint à Mörk. On lui fit bon accueil, et il y passa la nuit. Le soir, comme l'enfant était près de lui, il l'appela. L'enfant vint à lui aussitôt. Njal avait un anneau d'or au doigt: il le montra au petit garçon. Le petit prit l'anneau, le regarda, et le passa à son doigt. «Veux-tu l'accepter en cadeau?» dit Njal. «Je veux bien» dit l'enfant. «Sais-tu, dit Njal, ce qui a causé la mort de ton père?»--«Je sais, répondit l'enfant, que c'est Skarphjedin qui l'a tué; mais nous n'avons plus à y penser, puisque la paix a été faite, et que le prix du sang a été payé.»--«Ta réponse vaut mieux que ma demande, dit Njal, et tu seras un brave homme.»--«J'aime tes prédictions, dit Höskuld, car je sais que tu vois dans l'avenir et que tu ne dis point de mensonges.» Njal dit: «Je t'offre de te prendre chez moi pour t'élever, si tu veux y consentir.» Et Höskuld dit qu'il acceptait le bienfait, ainsi que tout autre que pourrait lui offrir Njal. L'affaire étant conclue, Höskuld partit avec Njal pour être élevé chez lui.
Njal prenait soin qu'il n'arrivât rien de fâcheux à l'enfant, et il l'avait en grande affection. Les fils de Njal l'emmenaient avec eux et le traitaient avec toutes sortes d'égards.
Le temps passa, et Höskuld arriva à l'âge d'homme. Il était grand et fort, le plus bel homme qu'on pût voir, avec une longue chevelure. C'était un des plus braves parmi les hommes du pays. Il était doux dans ses paroles, généreux, réfléchi. Il parlait bien à tous, et était aimé de tous. Les fils de Njal et Höskuld n'avaient jamais de différend entre eux, ni en paroles, ni en actions.
XCV
Il y avait un homme nommé Flosi. Il était fils de Thord, godi de Frey, fils d'Össur, fils d'Asbjörn, fils d'Heyjangrsbjörn, fils d'Helgi, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sogn. La mère de Flosi était Ingunn, fille de Thorir d'Espihol, fils d'Hamund Heljarskin, fils de Hjör, le fils du roi Half, qui régna sur les hommes de Half, et qui fut fils de Hjörleif Kvensama.
La mère de Thorir était Ingunn, fille d'Helgi le maigre, qui prit des terres au fjord de l'est.
Flosi avait pris pour femme Steinvör, fille de Hal de Sida. C'était une fille bâtarde, et sa mère s'appelait Solvör. Elle était fille d'Herjölf le blanc.
Flosi habitait à Svinafell. C'était un grand chef. Il était fort et de grande taille, le plus hardi des hommes. Son frère s'appelait Starkad. Il n'avait pas la même mère que Flosi. La mère de Starkad était Thraslaug, fille de Thorstein Titling, fils de Geirleif. La mère de Thraslaug était Unn, fille d'Eyvind Karf, un de ceux qui s'établirent en Islande, et sœur de Modolf le sage.
Les autres frères de Flosi étaient Thorgeir et Stein, Kolbein et Egil.
La fille de Starkad, frère de Flosi, s'appelait Hildigunn. C'était une femme d'un grand courage, et la plus belle femme qu'on pût voir. Elle était si habile de ses mains, qu'elle n'avait pas son égale parmi les autres femmes. Mais elle était cruelle, et de cœur dur, quoiqu'elle sût être libérale quand il le fallait.
XCVI
Il y avait un homme nommé Hal. On l'appelait Hal de Sida. Il était fils de Thorstein, fils de Bödvar. La mère de Hal s'appelait Thordis, et était fille d'Össur, fils de Hrodlaug, fils de Rögnvald, Jarl de Mæri, fils d'Eystein le batailleur.
Hal avait pour femme Joreid, fille de Thidrand le sage, fils de Ketil le tapageur, fils de Thorir, fils de Thidrand, de Veradal. Les frères de Joreid étaient Ketil le tapageur, de Njardvik, et Thorval, père d'Helgi fils de Droplaug. Halkatla était la sœur de Joreid, elle fut mère de Thorkel fils de Geitir, et de Thidrand.
Le frère de Hal se nommait Thorstein. On l'appelait Thorstein Breidmagi. Son fils était Kol, qui fut tué par Kari dans le Bretland.
Les fils de Hal de Sida étaient Thorstein et Egil, Thorvald et Ljot, et Thidrand, celui que les déesses ont tué.
Il y avait un homme nommé Thorir. On l'appelait Haltathorir. Ses fils étaient Thorgeir Skorargeir et Thorleif Krak, et Thorgrim le grand.
XCVII
Il faut raconter maintenant comme quoi Njal vint trouver Höskuld, son fils d'adoption: «Je voudrais, mon fils, lui dit-il, te chercher une femme.» Höskuld dit, que cela lui allait, et le pria de s'occuper de la chose: «De quel côté, dit-il, es-tu d'avis de nous tourner?»--«Il y a, répondit Njal, une femme nommée Hildigunn, elle est la fille de Starkad, fils de Thord, godi de Frey. C'est le meilleur parti que je connaisse.»--«Fais comme tu l'entendras, mon père, dit Höskuld. Ton choix sera le mien.»--«C'est donc là que nous ferons notre demande» dit Njal.
Peu de temps après, Njal convoqua nombre d'hommes pour l'accompagner. Il y avait les fils de Sigfus, tous les fils de Njal, et Kari fils de Sölmund. Ils montent à cheval, et s'en vont à l'est, jusqu'à Svinafell. Ils trouvent là bon accueil. Le jour d'après, Njal et Flosi entrent en conversation. Njal prit la parole et dit: «Je suis venu ici pour conclure une alliance avec toi, Flosi, et pour te demander en mariage Hildigunn, la fille de ton frère.»--«Pour qui?» dit Flosi.--«Pour Höskuld, fils de Thrain, mon fils d'adoption» dit Njal.--«L'idée est bonne, dit Flosi, quoiqu'il y ait bien des risques à courir pour vous deux; mais que me diras-tu d'Höskuld?»--«Je n'en puis dire que du bien, répondit Njal, et je lui donnerai en mariage autant d'argent qu'il vous semblera convenable, si vous voulez conclure l'affaire.»--«Appelons Hildigunn, dit Flosi, et sachons ce qu'elle pense de l'homme dont tu me parles.»
On envoya donc chercher Hildigunn. Elle arriva. Flosi lui dit la demande de Njal. «Je suis une femme orgueilleuse, répondit-elle, et je ne sais pas comment je m'arrangerais avec des hommes d'humeur semblable; et puis ce n'est pas tout: cet homme ne commande à personne, et tu m'as dit que tu ne me marierais jamais avec un homme qui ne fût pas godi.»--«C'est assez, dit Flosi; si tu ne veux pas être la femme d'Höskuld, je n'ai plus à faire mes conditions.»--«Je n'ai pas dit, répliqua-t-elle, que je refusais d'être la femme d'Höskuld, s'ils peuvent faire de lui un godi. Mais je ne veux de lui qu'à cette condition.»--«Je vous prierai donc, dit Njal, de laisser l'affaire en suspens pendant trois ans.» Et Flosi répondit qu'ainsi ferait-on. «Je fais encore une condition, dit Hildigunn; si ce mariage se fait, nous resterons ici dans le pays de l'est.» Njal dit que c'était à Höskuld à répondre à cela. Et Höskuld dit qu'il avait confiance en bien des gens, mais en son père adoptif plus qu'en nul autre. Ils remontèrent à cheval, et quittèrent le pays de l'est.
Njal cherchait pour Höskuld un siège de godi, mais personne ne voulait vendre le sien.
L'été se passa, et le temps de l'Alting arriva. Cet été là, il y avait de grands procès à juger. Bien des gens firent comme d'habitude et vinrent trouver Njal. Mais, comme on ne s'y attendait guère, il les conseilla de telle sorte que leurs procès ne purent aboutir: et il en résulta de grandes querelles et les hommes quittèrent le ting sans que justice fût rendue.
Le temps se passe, et vient un autre ting. Njal y alla. Tout fut d'abord tranquille, jusqu'au moment où Njal dit aux hommes qu'il était temps d'introduire leurs affaires. La plupart dirent, que cela ne servirait de rien, puisqu'il n'y avait pas moyen d'aboutir, quoique ces procès eussent été déférés à l'Alting; «Nous aimons mieux, ajoutèrent-ils, défendre notre droit d'estoc et de taille.»--«Gardez-vous en, dit Njal; il n'est pas bon qu'il n'y ait pas de loi dans ce pays. Vous avez quelque raison cependant de parler comme vous le faites; c'est à nous de vous aider, qui connaissons la loi, et qui devons l'appliquer. Mon avis est donc que nous réunissions tous les chefs, et que nous parlions ensemble de la chose.»
On alla donc à l'assemblée. Njal dit: «J'ai une proposition à faire à toi, Skapti fils de Thorod, et aux autres chefs. Il me semble que nos procès viennent à néant, s'il nous faut les porter devant les tribunaux de quartier, où ils s'embrouillent de telle sorte qu'ils ne peuvent plus ni avancer ni reculer. Je trouverais préférable d'avoir un cinquième tribunal, devant lequel seraient portées toutes les affaires qui n'auraient pu se terminer devant les tribunaux de quartier.»--«Et comment nommeras-tu, dit Skapti, ton cinquième tribunal, puisque les tribunaux de quartier prennent tous nos anciens godis, douze pour chaque tribunal?»--«Je vois un moyen, dit Njal, c'est de faire de nouveaux godis, en prenant dans chaque quartier ceux qui conviennent le mieux pour cela; et les suivront au ting tous ceux qui voudront.»--«Nous ferons selon ton conseil, dit Skapti: mais quelles sortes de procès viendront devant eux?»--«Il faut, dit Njal, qu'ils connaissent de toutes les affaires d'illégalités au ting, de faux témoignages et de citations mensongères en justice. De même toutes les affaires où les tribunaux de quartier seront divisés, on les fera venir devant le cinquième tribunal. De même encore, si quelqu'un offre ou accepte de l'argent pour corrompre la justice. C'est devant ce tribunal que les serments seront les plus solennels, et chaque serment sera appuyé par deux hommes, qui confirmeront sur leur honneur ce que les autres auront juré. Dans le cas aussi ou une des deux parties procéderait régulièrement, et l'autre irrégulièrement, il faudra que le tribunal juge en faveur de ceux qui auront procédé régulièrement. Les affaires seront jugées comme aux tribunaux de quartier, avec cette différence qu'une fois le cinquième tribunal formé de quatre fois douze juges, le plaignant en récusera six, et le défendeur six autres. Et si le défendeur ne veut pas, c'est le plaignant qui en récusera encore six, comme il a fait des six premiers. Et si le plaignant ne les récuse pas, alors l'affaire tombera à néant; car il faudra pour juger trois fois douze juges seulement. Nous prendrons aussi une décision au sujet du tribunal législatif, c'est que ceux-là seulement qui siègent au banc du milieu, auront le pouvoir de faire et de défaire la loi; et on choisira pour cela ceux qui sont les plus sages et les meilleurs. C'est là aussi que se tiendra le cinquième tribunal. Et si ceux qui siègent au tribunal législatif ne tombent pas d'accord sur les arrêtés à prendre ou les lois à faire, alors on lèvera la séance pour se compter, et c'est la majorité des voix qui décidera. Et s'il y a quelqu'un en dehors du tribunal, qui ne puisse y entrer, et se trouve lésé en quelque chose, il protestera à haute voix, de manière qu'on l'entende au tribunal, et par là il rendra nulles et de nul effet toutes les lois qu'ils auront faites et toutes les décisions qu'ils auront prises, et contre lesquelles il aura protesté.»
Alors Skapti fils de Thorod fit adopter une loi sur la formation du cinquième tribunal et tout ce qu'avait dit Njal. Les hommes allèrent au tertre de la loi, et ils instituèrent de nouveaux sièges de godis. Dans le pays du Nord, voici quels furent les nouveaux: le Godord des hommes de Mel, au Midfjord et celui de Laufæsing, sur l'Eyjafjord.
Alors Njal prit la parole et dit: «Bien des gens ici ont connaissance de ce qui s'est passé entre mes fils et les hommes de Grjota, quand ils ont tué Thrain fils de Sigfus, après quoi la paix fut conclue, et je pris chez moi Höskuld fils de Thrain. Voici qu'à présent je lui ai cherché une femme, et il l'aura s'il peut obtenir un siège de godi. Mais personne ne veut vendre le sien. Je vous prie donc de consentir à ce que j'institue un nouveau Godord à Hvitanes, pour Höskuld.» Et tous y consentirent. Njal institua un nouveau Godord pour Höskuld, qui fut appelé depuis lors Höskuld, godi de Hvitanes.
Après cela les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Njal ne resta pas longtemps chez lui. Il partit pour Svinafell avec ses fils et Höskuld, et fit sa demande à Flosi. Et Flosi dit qu'il tiendrait tout ce qu'il avait promis. Hildigunn fut fiancée à Höskuld et on fixa le jour de la noce en sorte que tout était conclu. Ils rentrèrent chez eux, et une seconde fois revinrent chez Flosi pour la noce. Flosi compta tout l'argent d'Hildigunn, quand la noce fut faite, et tout se passa très bien. Ils s'en allèrent à Bergthorshval et y passèrent l'hiver. Hildigunn et Bergthora s'entendaient bien ensemble.
Le printemps suivant, Njal acheta des terres à Vörsabæ et les donna à Höskuld, qui alla s'y établir. Njal lui donna tous les serviteurs qu'il lui fallait. Ils étaient tous si bons amis que nul d'entre eux ne faisait rien sans avoir pris conseil de tous les autres.
Höskuld demeura longtemps à Vörsabæ. Ils se rendaient les uns aux autres toutes sortes d'honneurs, et les fils de Njal étaient toujours en compagnie d'Höskuld. Il y avait tant d'amitié entre eux qu'ils s'invitaient les uns les autres chaque automne, et se faisaient de riches présents. Cela dura ainsi longtemps.
XCVIII
Il y avait un homme nommé Lyting. Il habitait à Samstad. Il avait une femme nommée Steinvör. Elle était fille de Sigfus, et sœur de Thrain. Lyting était de grande taille, fort, et riche en biens, mais c'était un homme à qui il n'était pas bon d'avoir à faire.
Il arriva que Lyting donna un festin à Samstad. Il y avait prié Höskuld, godi de Hvitanes, et les fils de Sigfus. Ils vinrent tous. Il y avait là aussi Gunnar fils de Lambi et Lambi fils de Sigurd.
Höskuld, fils de Njal, et sa mère, avaient leur demeure à Holt; quand Höskuld rentrait chez lui, venant de Bergthorshval, comme il faisait souvent, son chemin passait devant le domaine de Samstad.
Höskuld avait un fils qui s'appelait Amundi. Il était né aveugle. Il était, malgré cela, de grande taille, et fort.
Lyting avait deux frères: l'un s'appelait Halstein et l'autre Halgrim. C'étaient les plus malfaisants des hommes; ils étaient toujours avec leur frère Lyting, car personne autre ne pouvait s'entendre avec eux.
Lyting resta dehors une grande partie du jour; de temps en temps il rentrait. Il venait de s'asseoir sur son siège, quand une femme entra et dit: «Vous étiez trop loin pour voir cet insolent, quand il a passé devant le domaine.»--«De quel insolent parles-tu?» dit Lyting. «D'Höskuld fils de Njal, dit-elle, qui vient de passer devant le domaine.»--«Il passe souvent dit Lyting, et cela me fâche assez; je t'en prie, Höskuld mon neveu, viens avec moi, si tu veux venger ton père et tuer Höskuld fils de Njal.»--«Je ne ferai pas cela, ce serait mal remercier Njal, mon père adoptif; et puisse ton festin ne pas te donner de joie.» Il sauta sur ses pieds, quitta la table, fit amener ses chevaux, et partit.
Alors Lyting dit à Grani fils de Gunnar: «Tu étais là quand Thrain fut tué, et tu t'en souviens bien. Et toi aussi, Gunnar fils de Lambi, et toi, Lambi fils de Sigurd. Je veux que vous veniez avec moi ce soir. Nous allons courir sus à Höskuld fils de Njal, et le tuer avant qu'il ne rentre chez lui.»--«Non, dit Grani, je ne veux pas combattre contre les fils de Njal et rompre la paix que de bons et vaillants hommes ont conclue.» Les deux autres dirent la même chose et aussi les fils de Sigfus; et ils prirent tous le parti de s'en aller.
Quand ils furent loin, Lyting dit: «Chacun sait que je n'ai pas eu part au prix du meurtre de mon beau-frère Thrain; je ne pourrai jamais trouver bon que sa mort reste sans vengeance.» Il appela, pour venir avec lui, ses deux frères, et trois serviteurs. Ils allèrent sur le chemin où Höskuld devait passer, et l'attendirent dans un creux, au nord du domaine. Ils restèrent là jusqu'à la moitié du soir.
Et voici qu'Hölskuld arriva, chevauchant. Ils sautèrent tous sur leurs pieds, leurs armes à la main, et se jetèrent sur lui. Höskuld fit si bonne défense que de longtemps ils n'en purent venir à bout. À la fin il blessa Lyting au bras, et tua deux de ses serviteurs, après quoi il tomba lui-même. Ils lui firent seize blessures, mais ils ne lui tranchèrent point la tête. Puis ils s'en allèrent dans les bois, à l'est de la Ranga, et ils s'y tinrent cachés.
Ce même soir, le berger de Hrodny trouva le cadavre d'Höskuld. Il rentra à la maison, et dit à Hrodny le meurtre de son fils. «Était-il bien mort? dit-elle; lui avait-on coupé la tête?»--«Non», dit-il. «Je le saurai si je le vois, dit-elle. Va prendre mon cheval et mon traîneau.» Il fit comme elle avait dit, et ils partirent pour l'endroit où gisait Höskuld. Elle considéra les blessures et dit: «C'est comme je pensais, il n'est pas tout à fait mort: et Njal peut guérir des blessures plus profondes que les siennes.» Ils le prirent, le mirent sur le traîneau, et l'emmenèrent à Bergthorahval. Là, ils le portèrent dans une étable à moutons, et l'assirent contre la muraille. Après quoi ils allèrent frapper à la porte de la maison; un serviteur vint leur ouvrir. Elle passa devant lui, très-vite, et vint tout droit au lit de Njal. Elle demanda si Njal était éveillé. «J'ai dormi jusqu'à présent, dit-il, mais maintenant je suis éveillé; qu'est-ce qui t'amène de si bonne heure?» Hrodny répondit: «Lève-toi de ton lit, et quitte les côtés de ma rivale; sors avec moi, elle aussi, et tes fils.» Ils se levèrent et sortirent. «Prenons nos armes, dit Skarphjedin.» Njal ne répondit rien; ils rentrèrent, et ressortirent armés. Hrodny marche devant eux, et ils arrivent à l'étable à moutons. Elle entre et leur dit d'entrer aussi. Elle lève sa torche et dit: «Voici, Njal, ton fils Höskuld. Il a sur lui nombre de blessures et il a grand besoin que tu le guérisses.»--«Je vois, répondit Njal, les marques de la mort sur son visage, et nul signe de vie. Pourquoi ne lui as-tu pas rendu les derniers devoirs? Ses narines sont ouvertes.»--«Je voulais que Skarphjedin le fît» dit-elle. Skarphjedin s'approcha d'Höskuld, et lui ferma les yeux. Puis il dit à son père: «Sais-tu qui l'a tué?»--Njal répondit: «C'est Lyting de Samstad, et ses frères, qui ont fait cela.» Alors Hrodny prit la parole: «Je mets entre tes mains, Skarphjedin, dit-elle, la vengeance de ton frère. Je compte que tu feras bien les choses, quoiqu'il ne soit pas né en légitime mariage, et que tu ne perdras pas de temps.»--«Vous êtes d'étranges gens, dit Bergthora; vous tuez des hommes pour des choses qui vous importent peu, et dans un cas pareil vous ruminez et digérez ce que vous avez à faire jusqu'à ce que rien n'en sorte: voici qu'Höskuld, godi de Hvitanes va venir vous offrir la paix, et il faudra bien l'accepter. C'est maintenant qu'il faut agir, si vous voulez.»--«Notre mère nous presse, et elle a raison» dit Skarphjedin. Et ils sortirent tous, en courant. Hrodny rentra dans la maison avec Njal, et elle y passa la nuit.