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La San-Felice, Tome 03

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The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 03

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Title: La San-Felice, Tome 03

Author: Alexandre Dumas

Release date: May 16, 2006 [eBook #18402]
Most recently updated: December 8, 2018

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME 03 ***


ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE



TOME III

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE



XXXVII

GIOVANNINA

Nos lecteurs doivent remarquer avec quel soin nous les conduisons à travers un pays et des personnages qui leur sont inconnus, afin de garder à la fois à notre récit toute la fermeté de l'ensemble et toute la variété des détails. Cette préoccupation nous a naturellement entraîné dans quelques longueurs qui ne se représenteront plus, maintenant qu'à peu d'individualités près que nous rencontrerons sur notre route, tous nos personnages sont entrés en scène, et, autant qu'il a été en notre pouvoir, ont, par l'action même, exposé leur caractère. Notre avis, au reste, est que la longueur ou la brièveté d'une matière n'est point soumise à une mesure matérielle: ou l'oeuvre est intéressante, et, eût-elle vingt volumes, elle semblera courte au public; ou elle est ennuyeuse, et, eût-elle dix pages seulement, le lecteur fermera la brochure et la jettera loin de lui avant d'en avoir achevé la lecture; quant à nous, c'est en général nos livres les plus longs, c'est-à-dire ceux dans lesquels il nous a été permis d'introduire un plus grand développement de caractères et une plus longue suite d'événements, qui ont eu le plus de succès et ont été le plus avidement lus.

C'est donc entre des personnages déjà connus du lecteur, ou auxquels il ne nous reste plus que quelques coups de pinceau à donner, que nous allons renouer notre récit, qui semble, au premier coup d'oeil, s'être écarté de sa route pour suivre à Rome notre ambassadeur et le comte de Ruvo, écart nécessaire, on le reconnaîtra plus tard, en revenant à Naples huit jours après le départ d'Ettore Caraffa pour Milan et du citoyen Garat pour la France.

Nous nous retrouvons donc, vers dix heures du matin, sur le quai de Mergellina, fort encombré de pêcheurs et de lazzaroni, de gens du peuple de toute espèce qui courent, mêlés aux cuisiniers des grandes maisons, vers le marché que vient d'ouvrir en face de son casino, le roi Ferdinand, qui, vêtu en pêcheur, debout derrière une table couverte de poissons, vend lui-même sa pêche; malgré la préoccupation où l'ont jeté les affaires politiques, malgré l'attente où il est, d'un moment à l'autre, d'une réponse de son neveu l'empereur, malgré la difficulté qu'il éprouve à escompter rapidement la traite de vingt cinq millions souscrite par sir William Hamilton, et endossée par Nelson au nom de M. Pitt, le roi n'a pas pu renoncer à ses deux grandes distractions, la pêche et la chasse: hier, il a chassé à Persano; ce matin, il a pêché à Pausilippe.

Parmi la foule qui, attirée par ce spectacle fréquent mais toujours nouveau pour le peuple de Naples, remonte le quai de Mergellina, nous serions tenté de compter notre vieil ami Michele le Fou, qui, hâtons-nous de le dire, n'a rien de commun avec le Michele Pezza que nous avons vu s'élancer dans la montagne après le meurtre de Peppino, mais notre Michele à nous, qui, au lieu de continuer à remonter le quai comme les autres, s'arrête à la petite porte de ce jardin déjà bien connu de nos lecteurs. Il est vrai qu'à la porte de ce jardin se tient debout et appuyée à la muraille, les yeux perdus dans l'azur du ciel, ou plutôt dans le vague de sa pensée, une jeune fille à laquelle sa position secondaire ne nous a permis jusqu'à ce moment de donner qu'une attention secondaire comme sa position.

C'est Giovanna ou Giovannina, la femme de chambre de Luisa San-Felice, appelée plus souvent par abréviation Nina.

Elle représente un type particulier chez les paysans des environs de Naples, une espèce d'hybride humaine que l'on est tout étonné de trouver sous le brûlant soleil du Midi.

C'est une jeune fille de dix-neuf à vingt ans, de taille moyenne, et cependant plutôt grande que petite, parfaitement prise dans sa taille, et à qui le voisinage d'une femme distinguée a donné des goûts de propreté rares dans cette classe du peuple à laquelle elle appartient; ses cheveux abondants et très-soignés, retenus en chignon par un ruban bleu de ciel, sont de ce blond ardent qui semble la flamme voltigeant sur le front des mauvais anges; son teint est d'un blanc laiteux parsemé de taches de rousseur qu'elle essaye d'effacer avec les cosmétiques et les essences qu'elle emprunte au cabinet de toilette de sa maîtresse; ses yeux sont verdâtres et s'irisent d'or comme ceux des chats, dont elle a la prunelle contractile; ses lèvres sont minces et pâles, mais, à la moindre émotion, deviennent d'un rouge de sang; elles couvrent des dents irréprochables, dont elle prend autant de soin et dont elle paraît aussi fière que si elle était une marquise; ses mains sans veines sont blanches et froides comme le marbre. Jusqu'à l'époque où nous l'avons fait connaître à nos lecteurs, elle a paru fort attachée à sa maîtresse et ne lui a donné que ces sujets de mécontentement qui tiennent à la légèreté de la jeunesse et aux bizarreries d'un caractère encore mal formé. Si la sorcière Nanno était là et qu'elle examinât sa main comme elle a examiné celle de sa maîtresse, elle dirait que, tout au contraire de Luisa, qui est née sous l'heureuse influence de Vénus et de la Lune, Giovannina est née sous la mauvaise union de la Lune et de Mercure, et que c'est à cette conjonction fatale qu'elle doit les mouvements d'envie qui, parfois, lui serrent le coeur, et les élans d'ambition qui agitent son esprit.

En somme, Giovannina n'est point ce que l'on peut appeler une belle femme, ni une jolie fille; mais c'est une créature étrange qui attire et fixe le regard de beaucoup de jeunes gens. Ses inférieurs ou ses égaux ont fait attention à elle, mais jamais elle n'a répondu à aucun; son ambition aspire à s'élever et vingt fois elle a dit qu'elle aimerait mieux rester fille toute sa vie que d'épouser un homme au-dessous d'elle, ou même de sa condition.

Michele et Giovannina sont de vieilles connaissances; depuis six ans que Giovannina est chez Luisa San-Felice, ils ont eu occasion de se voir bien souvent; Michele même, comme les autres jeunes gens, séduit par la bizarrerie physique et morale de la jeune fille, a essayé de lui faire la cour; mais elle a expliqué sans détour au jeune lazzarone qu'elle n'aimerait jamais qu'un signore, au risque même que le signore qu'elle aimerait ne répondît point à son amour.

Sur quoi, Michele, qui n'est pas le moins du monde platonicien, lui a souhaité toute sorte de prospérités, et s'est tourné du côté d'Assunta, qui, n'ayant point les mêmes prétentions aristocratiques que Nina, s'est parfaitement contentée de Michele, et, comme le frère de lait de Luisa, à part ses opinions politiques un peu exaltées, est un excellent garçon, au lieu d'en vouloir à Giovannina de son refus, il lui a demandé son amitié et offert la sienne; moins difficile en amitié qu'en amour, Giovannina lui a tendu la main, et la promesse d'une bonne et sincère amitié a été échangée entre le lazzarone et la jeune fille.

Aussi, au lieu de continuer sa route jusqu'au marché royal, Michele, qui, d'ailleurs, venait probablement faire une visite à sa soeur de lait, voyant Giovannina pensive à la porte du jardin, s'arrêta.

—Que fais-tu là à regarder le ciel? lui demanda-t-il.

La jeune fille haussa les épaules.

—Tu le vois bien, dit-elle, je rêve.

—Je croyais qu'il n'y avait que les grandes dames qui rêvassent, et que nous nous contentions de penser, nous autres; mais j'oubliais que, si tu n'es pas une grande dame, tu comptes le devenir un jour. Quel malheur que Nanno n'ait pas vu ta main! elle t'eût probablement prédit que tu serais duchesse, comme elle m'a prédit, à moi, que je serais colonel.

—Je ne suis pas une grande dame pour que Nanno perde son temps à me dire la bonne aventure.

—Est-ce que je suis un grand seigneur, moi? Elle me l'a bien dite; il est vrai que c'était probablement pour se moquer de moi.

Giovannina secoua négativement la tête.

—Nanno ne ment pas, dit-elle.

—Alors, je serai pendu?

—C'est probable.

—Merci! Et qui te fait croire que Nanno ne ment pas?

—Parce qu'elle a dit la vérité à madame.

—Comment, la vérité?

—Ne lui a-t-elle pas fait le portrait du jeune homme qui descendait du Pausilippe? grand, beau, jeune, vingt-cinq ans; ne lui a-t-elle pas dit qu'il était épié par quatre, puis par six hommes? ne lui a-t-elle pas dit que cet inconnu, dont nous avons fait depuis la connaissance, courait un grand danger? ne lui a-t-elle pas dit, enfin, que ce serait un bonheur pour elle que ce jeune homme fût tué, parce que, s'il n'était pas tué, elle l'aimerait, et que cet amour aurait une influence fatale sur sa destinée?

—Eh bien?

—Eh bien, tout cela est arrivé, ce me semble: l'inconnu venait du Pausilippe; il était jeune, beau; il avait vingt-cinq ans; il était suivi par six hommes; il courait un grand danger, puisqu'il a été blessé presque mortellement à cette porte. Enfin, continua Giovannina avec une imperceptible altération dans la voix, comme la prédiction devait s'accomplir et s'accomplira probablement en tout point, enfin, madame l'aime.

—Que dis-tu là? fit Michele. Tais-toi donc!

Giovannina regarda autour d'elle.

—Est-ce que quelqu'un nous écoute? demanda-t-elle.—Non.—Eh bien, continua Giovannina, qu'importe, alors? N'es-tu pas dévoué à ta soeur de lait comme je le suis à ma maîtresse?

—Si fait, et à la vie à la mort! elle peut s'en vanter.

—En ce cas, elle aura probablement besoin un jour de toi, comme elle a déjà besoin de moi. Que crois-tu que je fais à cette porte?

—Tu me l'as dit, tu regardes en l'air.

—N'as-tu pas rencontré le chevalier San-Felice sur ta route?

—A la hauteur de Pie-di-Grotta? Oui.

—J'étais là pour voir s'il ne revenait point sur ses pas, comme il l'a fait hier.

—Comment! il est revenu sur ses pas? Se douterait-il de quelque chose?

—Lui? Pauvre cher seigneur! il croirait plutôt ce qu'il ne voulait pas croire l'autre jour, que la terre est un morceau détaché du soleil, un jour qu'une comète s'est heurtée contre, que de croire que sa femme le trompe; d'ailleurs, elle ne le trompe pas!... ou du moins pas encore: elle aime le seigneur Salvato, voilà tout; mais il n'est pas moins vrai que, s'il eût demandé madame, j'eusse été fort embarrassée, car elle est déjà près de son cher blessé, qu'elle ne quitte ni jour ni nuit.

—Alors, elle t'a dit de venir t'assurer que le chevalier San-Felice continuait bien aujourd'hui son chemin vers le palais royal?

—Oh! non, Dieu merci! madame n'en est pas encore là; mais cela viendra, sois tranquille. Non, je la voyais inquiète, allant, venant, regardant du côté du corridor, puis du côté du jardin, mourant d'envie de se mettre à la fenêtre, mais n'osant. Je lui ai dit alors: «Est-ce que madame ne va pas voir si M. Salvato n'a pas besoin d'elle, depuis deux heures du matin qu'elle l'a quitté?—Je n'ose, ma chère Nina, a-t-elle répondu; j'ai peur que mon mari, comme hier, n'ait oublié quelque chose, et tu sais que le docteur Cirillo a dit qu'il était de la plus haute importance que mon mari ignorât la présence de ce jeune homme chez la princesse Fusco.—Oh! qu'à cela ne tienne, madame, lui ai-je répondu, je puis surveiller la rue, et, si M. le chevalier, par hasard, revenait comme hier, du plus loin que je l'apercevrais, j'accourrais le dire à madame.—Ah! ma bonne petite Nina, a-t-elle répliqué, tu serais assez gentille pour cela?—Certainement, lui ai-je répondu, madame; cela me fera même du bien, j'ai besoin d'air.» Et je suis venue me planter en sentinelle à cette porte, où j'ai le plaisir de faire la conversation avec toi, tandis que madame a celui de faire la conversation avec son blessé.

Michele regarda Giovannina avec un certain étonnement; il y avait quelque chose d'amer dans les paroles et de strident dans la voix de la jeune fille.

—Et lui, demanda-t-il, le jeune homme, le blessé?

—J'entends bien.

—Est-il amoureux d'elle?

—Lui? Je crois bien! Il la dévore des yeux. Aussitôt qu'elle quitte la chambre, ses paupières se ferment comme s'il n'avait plus besoin de rien voir, pas même le jour. Le médecin, M. Cirillo, celui qui défend que les maris sachent que leurs femmes soignent de beaux jeunes gens blessés, M. Cirillo à beau lui défendre de parler, M. Cirillo a beau lui dire que, s'il parle, il risque de se rompre quelque chose dans le poumon, ah! pour cela, on ne lui obéit pas comme pour l'autre chose. A peine sont-ils seuls, qu'ils se mettent à parler sans s'arrêter une minute.

—Et de quoi parlent-ils?

—Je n'en sais rien.

—Comment! tu n'en sais rien? Ils t'éloignent donc?

—Non, tout au contraire, madame presque toujours me fait signe de rester.

—Ils parlent tout bas, alors?

—Non, ils parlent tout haut, mais anglais ou français. Le chevalier est un homme de précaution, ajouta Nina avec un petit rire saccadé; il a appris deux langues étrangères à sa femme, afin qu'elle pût librement parler de ses affaires avec les étrangers et que les gens de la maison n'y comprissent rien; aussi, madame en use.

—J'étais venu pour voir Luisa, dit Michele; mais d'après ce que tu me dis, je la dérangerais probablement; je me contenterai donc de souhaiter que toutes choses tournent mieux pour elle et pour moi que ne l'a prédit Nanno.

—Non pas, tu resteras, Michele; la dernière fois que tu es venu, elle m'a grondé de t'avoir laissé partir sans la voir; il paraît que le blessé, lui aussi, veut te remercier.

—Ma foi! je ne serais pas fâché de lui dire deux mots de compliments de mon côté; c'est un rude gaillard, et le beccaïo sait ce que pèse son bras.

—Alors, entrons, et, comme il n'y a plus de danger que le chevalier revienne, je vais prévenir madame que tu es là.

—Tu m'assures que ma visite ne la contrariera point?

—Je te dis qu'elle lui fera plaisir.

—Alors, entrons.

Et les deux jeunes gens disparurent dans le jardin pour reparaître bientôt au haut du perron et disparaître de nouveau dans la maison.

Comme l'avait dit Nina, depuis une demi-heure déjà, à peu près, sa maîtresse était entrée dans la chambre du blessé.

De sept heures du matin, heure à laquelle elle se levait, jusqu'à dix heures, heure à laquelle son mari quittait la maison, quoique Luisa ne cessât point un instant d'avoir le malade présent à sa pensée, elle n'osait lui faire aucune visite, ce temps étant complétement consacré à ces soins du ménage que nous l'avons vue négliger le jour de la visite de Cirillo, et qu'elle avait jugé imprudent de ne pas reprendre depuis; en échange, elle ne quittait plus Salvato une minute de dix heures du matin à deux heures de l'après-midi, moment où, on se le rappelle, son mari avait l'habitude de rentrer; après dîner, vers quatre heures, le chevalier San-Felice passait dans son cabinet et y demeurait une heure ou deux.

Pendant une heure au moins, Luisa tranquille, et sous prétexte de changer quelque chose à sa toilette, était censée demeurer, elle aussi, dans sa chambre; mais, légère comme un oiseau, elle était toujours dans le corridor et trouvait moyen de faire trois ou quatre visites au blessé, lui recommandant, à chacune de ces visites, le repos et la tranquillité; puis, de sept à dix heures, moment des visites ou de la promenade, elle abandonnait de nouveau Salvato, qui restait sous la garde de Nina et qu'elle venait retrouver vers onze heures, c'est-à-dire aussitôt que son mari était rentré dans sa chambre; elle restait jusqu'à deux heures du matin à son chevet; à deux heures du matin, elle passait chez elle, d'où elle ne sortait plus qu'à sept heures, comme nous l'avons dit.

Tout s'était passé ainsi et sans la moindre variation depuis le jour de la première visite de Cirillo, c'est-à-dire depuis neuf jours.

Quoique Salvato attendît avec une impatience toujours nouvelle le moment où apparaissait Luisa, il semblait, ce jour-là, les yeux fixés sur la pendule, attendre la jeune femme avec une impatience plus grande que jamais.

Si léger que fût le pas de la belle visiteuse, l'oreille du blessé était si accoutumée à reconnaître ce pas et surtout la manière dont Luisa ouvrait la porte de communication, qu'au premier craquement de cette porte et au premier froissement d'une certaine pantoufle de satin sur le carreau, le sourire, absent de ses lèvres depuis le départ de Luisa, revenait entr'ouvrir ses lèvres, et ses yeux se tournaient vers cette porte et s'y arrêtaient avec la même fixité que la boussole sur l'étoile du nord.

Luisa parut enfin.

—Oh! lui dit-il, vous voilà donc! Je tremblais que, craignant quelque retour inattendu comme celui d'hier, vous ne vinssiez plus tard. Dieu merci! aujourd'hui comme toujours, et à la même heure que toujours, vous voilà!

—Oui, me voilà, grâce à notre bonne Nina, qui, d'elle-même, m'a offert de descendre et de veiller à la porte. Comment avez-vous passé la nuit?

—Très-bien! Seulement, dites-moi...

Salvato prit les deux mains de la jeune femme debout près de son lit, et, se soulevant pour se rapprocher d'elle, il la regarda fixement.

Luisa, étonnée et ne sachant ce qu'il allait lui demander, le regarda de son côté. Il n'y avait rien dans le regard du jeune homme qui pût lui faire baisser les yeux; ce regard était tendre, mais plus interrogateur que passionné.

—Que voulez-vous que je vous dise? demanda-t-elle.

—Vous êtes sortie de ma chambre hier à deux heures du matin, n'est-ce pas?

—Oui.

—Y êtes-vous rentrée après en être sortie?

—Non.

—Non? Vous dites bien non?

—Je dis bien non.

—Alors, dit le jeune homme se parlant à lui-même, c'est elle!

—Qui, elle? demanda Luisa plus étonnée que jamais.

—Ma mère, répliqua le jeune homme, dont les yeux prirent une expression de vague rêverie et dont la tête s'abaissa sur sa poitrine avec un soupir qui n'avait rien de douloureux ni même de triste.

A ces mots: «Ma mère,» Luisa tressaillit.

—Mais, lui demanda Luisa, votre mère est morte?

—N'avez-vous pas entendu dire, chère Luisa, répondit le jeune homme sans que ses yeux perdissent rien de leur rêverie, qu'il était, parmi les hommes, sans qu'on pût les reconnaître à des signes extérieurs, sans qu'eux-mêmes se rendissent compte de leur pouvoir, des êtres privilégiés qui avaient la faculté de se mettre en rapport avec les esprits?

—J'ai entendu quelquefois le chevalier San-Felice raisonner de cela avec des savants et des philosophes allemands, qui donnaient ces communications entre les habitants de ce monde et ceux d'un monde supérieur comme des preuves en faveur de l'immortalité de l'âme; ils nommaient ces individus des voyants, ces intermédiaires des médiums.

—Ce qu'il y a d'admirable en vous, dit Salvato, c'est que, sans que vous vous en doutiez, Luisa, sous la grâce de la femme, vous avez l'éducation d'un érudit et la science d'un philosophe; il en résulte qu'avec vous, on peut parler de toutes choses, même des choses surnaturelles.

—Alors, fit Luisa très-émue, vous croyez que cette nuit...?

—Je crois que, cette nuit, si ce n'est point vous qui êtes entrée dans ma chambre et qui vous êtes penchée sur mon lit, je crois que j'ai été visité par ma mère.

—Mais, mon ami, demanda Luisa frissonnante, comment vous expliquez-vous l'apparition d'une âme séparée de son corps?

—Il y a des choses qui ne s'expliquent pas, Luisa, vous le savez bien. Hamlet ne dit-il point, au moment où vient de lui apparaître l'ombre de son père: There are more things in heaven and earth, Horatio, than there are dreamt of in your philosophy?... Eh bien, Luisa, c'est d'un de ces mystères que je vous parle.

—Mon ami, dit Luisa, savez-vous que parfois vous m'effrayez?

Le jeune homme lui serra la main et la regarda de son plus doux regard.

—Et comment puis-je vous effrayer, lui demanda-t-il, moi qui donnerais pour vous la vie que vous m'avez sauvée? Dites-moi cela.

—C'est que, continua la jeune femme, vous me faites parfois l'effet de n'être point un être de ce monde.

—Le fait est, répliqua Salvato en riant, que j'ai bien manqué d'en sortir avant d'y être entré.

—Serait-il donc vrai, comme le disait la sorcière Nanno, demanda en pâlissant la jeune femme, que vous fussiez né d'une morte?

—La sorcière vous a dit cela? demanda le jeune homme en se soulevant étonné sur son lit.

—Oui; mais ce n'est pas possible, n'est-ce pas?

—La sorcière vous a dit la vérité, Luisa; c'est une histoire que je vous raconterai un jour, mon amie.

—Oh! oui, et que j'écouterai avec toutes les fibres de mon coeur.

—Mais plus tard.

—Quand vous voudrez.

—- Aujourd'hui, continua le jeune homme en retombant sur son lit, ce récit dépasserait mes forces; mais, comme je vous le dis, tiré violemment du sein de ma mère, les premières palpitations de ma vie se sont mêlées aux derniers tressaillements de sa mort, et un étrange lien a continué, en dépit du tombeau, de nous attacher l'un à l'autre. Or, soit hallucination d'un esprit surexcité, soit apparition réelle, soit qu'enfin, dans certaines conditions anormales, les lois qui existent pour les autres hommes n'existent pas pour ceux qui sont nés en dehors de ces lois, de temps en temps,—j'ose à peine dire cela, tant la chose est improbable!—de temps en temps, ma mère, sans doute parce qu'elle fut en même temps sainte et martyre, de temps en temps, ma mère obtient de Dieu la permission de me visiter.

—Que dites-vous là! murmura Luisa toute frissonnante.

—Je vous dis ce qui est, mais ce qui est pour moi n'est peut-être pas pour vous, et cependant je n'ai pas vu seul cette chère apparition.

—Une autre que vous l'a vue? s'écria Luisa.

—Oui, une femme bien simple, une paysanne, incapable d'inventer une semblable histoire: ma nourrice.

—Votre nourrice a vu l'ombre de votre mère?

—Oui; voulez-vous que je vous raconte cela? demanda le jeune homme en souriant.

Pour toute réponse, Luisa saisit les deux mains du blessé et le regarda avidement.

—Nous demeurions en France,—car, si ce n'est point en France que mes yeux se sont ouverts, c'est là qu'ils ont commencé à voir;—nous habitions au milieu d'une grande forêt; mon père m'avait donné une nourrice d'un village distant d'une lieue et demie ou deux lieues de la maison que nous habitions. Une après-midi, elle alla demander à mon père la permission de faire une course pour voir son enfant, qu'on lui avait dit être malade; c'était celui-là même qu'elle avait sevré pour me donner sa place; non-seulement mon père le lui permit, mais encore il voulut l'accompagner pour visiter son enfant avec elle; on me donna à boire, on me coucha dans mon berceau, et, comme je ne me réveillais jamais qu'à dix heures du soir, et que mon père, avec son cabriolet, ne mettait qu'une heure et demie pour aller au village et revenir à la maison, mon père ferma la porte, mit la clef dans sa poche, fit monter la nourrice près de lui et partit tranquille.

»L'enfant n'avait qu'une légère indisposition; mon père rassura la bonne femme, laissa une ordonnance au mari et un louis pour être sûr que l'ordonnance serait suivie, et s'en allait revenir à la maison en y ramenant la nourrice, lorsqu'un jeune homme éploré vint tout à coup lui dire que son père, un garde de la forêt, avait été grièvement blessé la nuit précédente par un braconnier. Mon père ne savait point ce que c'était que de repousser un semblable appel; il remit la clef de la maison à la nourrice et lui recommanda de revenir sans perdre un instant, d'autant plus que le temps devenait orageux.

»La nourrice partit. Il était sept heures du soir; elle promit d'être avant huit heures à la maison, et mon père s'en alla de son côté, après lui avoir vu prendre le chemin qui devait la ramener près de moi. Pendant une demi-heure, tout alla bien; mais alors le temps s'obscurcit tout à coup, le tonnerre gronda et un orage terrible éclata, mêlé d'éclairs et de pluie. Par malheur, au lieu de suivre le chemin frayé, la bonne femme prit, afin d'arriver plus vite à la maison, un sentier qui raccourcissait la distance, mais que la nuit rendait plus difficile; un loup qui, effrayé lui-même par l'orage, croisa son chemin, lui fit peur; elle se jeta de côté, s'enfuit, s'engagea dans un taillis, s'y égara, et, de plus en plus épouvantée par l'orage, erra au hasard, appelant, pleurant, criant, mais n'ayant pour réponse à ses cris que ceux des chouettes et des hiboux.

»Folle, éperdue, elle erra ainsi pendant trois heures, se heurtant aux arbres, buttant contre les souches à fleur de terre, roulant dans les ravins perdus dans l'obscurité, et entendant successivement, au milieu des grondements du tonnerre, sonner neuf heures, dix heures, onze heures; enfin, comme le premier coup de minuit tintait, un éclair lui fit voir à cent pas d'elle notre maison tant cherchée, et, quand l'éclair fut éteint, quand la forêt fut retombée dans les ténèbres, elle continua d'être guidée par une lumière qui venait de la chambre où était mon berceau: elle crut que mon père était revenu avant elle et doubla le pas; mais comment était-il rentré, puisqu'il lui avait donné la clef? En avait-il une seconde? Ce fut sa pensée; et, trempée par la pluie, meurtrie par les chutes, aveuglée par les éclairs, elle ouvrit la porte, la repoussa derrière elle, croyant la fermer, monta rapidement l'escalier, traversa la chambre de mon père et ouvrit la porte de la mienne.

»Mais, sur le seuil, elle s'arrêta en poussant un cri...

—Mon ami! mon ami! s'écria Luisa en serrant les mains du jeune homme.

—Une femme vêtue de blanc était debout près de mon lit, continua le jeune homme d'une voix altérée, murmurant tout bas un de ces chants maternels avec lesquels on endort les enfants, et me berçant de la main en même temps que de la voix. Cette femme, jeune, belle, seulement le visage couvert d'une mortelle pâleur, avait une tache rouge au milieu du front.

»La nourrice s'adossa au chambranle de la porte pour ne pas tomber; les jambes lui manquaient.

»Elle avait bien compris qu'elle était en face d'un être surnaturel et bienheureux, car la lumière qui éclairait la chambre émanait de lui; d'ailleurs, peu à peu les contours de l'apparition, parfaitement accusés d'abord s'effacèrent; les traits du visage devinrent moins distincts, les chairs et les vêtements, aussi pâles les uns que les autres, se confondirent en perdant leurs reliefs; le corps devint nuage, le nuage se transforma en vapeur, enfin la vapeur s'évanouit à son tour, laissant après elle l'obscurité la plus profonde, et, dans cette obscurité, un parfum inconnu.

»En ce moment, mon père rentrait lui-même; la nourrice l'entendit, et, plus morte que vive, l'appela. Il monta à sa voix, alluma une bougie, trouva la bonne femme au même endroit, tremblante, le front ruisselant de sueur, pouvant à peine respirer.

»Rassurée par la présence de mon père et par la lumière de la bougie, elle s'élança vers mon berceau et me prit entre ses bras: je dormais paisiblement. Pensant que je n'avais rien pris depuis quatre heures de l'après-midi et que je devais avoir faim, elle me donna son sein, mais je refusai de le prendre.

»Alors, elle raconta tout à mon père, qui ne comprenait rien à cette obscurité, à son agitation, à ses terreurs, et surtout à ce parfum mystérieux qui flottait dans l'appartement.

»Mon père l'écouta avec attention, en homme qui, ayant essayé de les sonder tous, ne s'étonne d'aucun des mystères de la nature, et, quand elle en vint à faire le portrait de la femme qui chantait en balançant mon berceau et qu'elle lui dit que cette femme avait une tache rouge au milieu du front, il se contenta de répondre:

»—C'était sa mère.

»Plus d'une fois, continua le blessé d'une voix plus altérée, il me raconta la chose depuis, et cet esprit fort et puissant ne doutait point qu'à mes cris l'ombre bienheureuse n'eût obtenu de Dieu la permission de redescendre du ciel pour apaiser la faim et les cris de son enfant.

—Et depuis, demanda Luisa pâle et frissonnante elle-même, vous dites que vous l'avez vue?

—Trois fois, répondit le jeune homme. La première, c'était pendant la nuit qui précéda le jour où je la vengeai: je la vis s'avancer vers mon lit avec cette tache rouge au milieu du front; elle s'inclina sur moi pour m'embrasser, je sentis le contact de ses lèvres froides, et quelque chose qui ressemblait à une larme tomba sur mon front au moment où elle se relevait; je voulus alors la saisir entre mes bras et la retenir, mais elle disparut. Je m'élançai hors du lit, je courus dans la chambre de mon père; une bougie brûlait, je m'approchai d'une glace; ce que j'avais pris pour une larme, c'était une goutte de sang qui était tombée de sa blessure; mon père, réveillé par moi, écouta mon récit tranquillement et me dit en souriant:

»—Demain, la blessure sera fermée.

»Le lendemain, j'avais tué le meurtrier de ma mère.

Luisa, épouvantée, cacha sa tête dans l'oreiller du blessé.

—Deux fois depuis cette nuit, je l'ai revue, continua Salvato d'une voix presque éteinte; mais, comme elle était vengée, la tache de sang avait disparu de son front.

Soit fatigue, soit émotion, en achevant ce récit, bien long pour ses forces, Salvato retomba pâle et épuisé sur son chevet.

Luisa poussa un cri.

Le blessé, la bouche haletante et les yeux fermés, était retombé sur son lit.

Luisa s'élança vers la porte, et, en l'ouvrant, faillit renverser Nina, qui écoutait, l'oreille collée à cette porte.

Mais elle ne fit qu'une légère attention à cet incident.

—L'éther! demanda-t-elle, l'éther! Il se trouve mal.

—L'éther est dans la chambre de madame, répondit Nina.

Luisa ne fit qu'un bond jusqu'à sa chambre, mais chercha vainement; lorsqu'elle revint près du blessé, Giovannina soutenait la tête de Salvato sur son bras, et, en la pressant contre sa poitrine, lui faisait respirer le flacon.

—Ne m'en veuillez pas, madame, lui dit Nina, le flacon était sur la cheminée derrière la pendule; en vous voyant si troublée, j'ai moi-même perdu la tête; mais tout est pour le mieux; voici M. Salvato qui revient à lui.

En effet, le jeune homme rouvrit les yeux, et ses yeux, en se rouvrant, cherchaient Luisa.

Giovannina, qui vit la direction de son regard, reposa doucement la tête du blessé sur l'oreiller et gagna l'embrasure d'une fenêtre, où elle essuya une larme, tandis que Luisa revenait prendre sa place au chevet du malade, et que Michele, passant sa tête par la porte restée entr'ouverte, demandait:

—As-tu besoin de moi, petite soeur?



XXXVIII

ANDRÉ BACKER

L'âme tout entière de Luisa était passée dans ses yeux, et ses yeux étaient fixés sur ceux de Salvato, qui, reconnaissant la jeune femme dans celle qui lui donnait des soins, revenait à lui avec un sourire.

Il rouvrit complétement les yeux et murmura:

—Oh! mourir ainsi!

—Oh! non, non! pas mourir! s'écria Luisa.

—Je sais bien qu'il vaudrait mieux vivre ainsi, continua Salvato; mais...

Il poussa un soupir dont le souffle fit frémir les cheveux de la jeune femme et passa sur son visage comme l'haleine brûlante du sirocco.

Elle secoua la tête, sans doute pour écarter le fluide magnétique dont l'avait enveloppée ce soupir de flamme, reposa la tête du blessé sur l'oreiller, s'assit sur le fauteuil auquel s'appuyait le chevet du lit; puis, se tournant vers Michele et répondant un peu tardivement peut-être à sa question:

—Non, je n'ai plus besoin de toi, dit-elle, heureusement; mais entre toujours, et vois comme notre malade va bien.

Michele s'approcha sur la pointe du pied, comme s'il eût eu peur d'éveiller un homme endormi.

—Le fait est qu'il a meilleur mine que lorsque nous l'avons quitté, la vieille Nanno et moi.

—Mon ami, dit la San-Felice au blessé, c'est le jeune homme qui, dans la nuit où vous avez failli être assassiné, nous a aidés à vous porter secours.

—Oh! je le reconnais, dit Salvato en souriant; c'est lui qui pilait les herbes que cette femme que je n'ai pas revue appliquait sur ma blessure.

—Il est revenu depuis pour vous voir, car, comme nous tous, il prend un grand intérêt à vous; seulement, on ne l'a point laissé entrer.

—Oh! mais je ne me suis point fâché de cela, dit Michele; je ne suis pas susceptible, moi.

Salvato sourit et lui tendit la main.

Michele prit la main que Salvato lui tendait et la regarda en la retenant dans les siennes.

—Vois donc, petite soeur, dit-il, on dirait une main de femme; et quand on pense que c'est avec cette petite main-là qu'il a donné le fameux coup de sabre au beccaïo; car vous lui avez donné un fameux coup de sabre, allez!

Salvato sourit.

Michele regarda autour de lui.

—Que cherches-tu? demanda Luisa.

—Je cherche le sabre, maintenant que j'ai vu la main; ce doit être une fière arme.

—Il t'en faudrait un comme celui-là quand tu seras colonel, n'est-ce pas, Michele? dit en riant Luisa.

—M. Michele sera colonel? demanda Salvato.

—Oh! ça ne peut plus me manquer maintenant, répondit le lazzarone.

—Et comment cela ne peut-il plus te manquer? demanda Luisa.

—Non, puisque la chose m'a été prédite par la vieille Nanno, et que tout ce qu'elle t'a prédit, à toi, se réalise.

—Michele! fit la jeune femme.

—Voyons: ne t'a-t-elle pas prédit qu'un beau jeune homme qui descendait du Pausilippe courait un grand danger, qu'il était menacé par six hommes, et que ce serait un grand bonheur pour toi s'il était tué par ces six hommes, attendu que tu devais l'aimer et que cet amour serait cause de ta mort?

—Michele! Michele! s'écria la jeune femme en écartant son fauteuil du lit, tandis que Giovannina avançait sa tête pâle derrière le rideau rouge de la fenêtre.

Le blessé regarda attentivement Michele et Luisa.

—Comment! demanda-t-il à Luisa, on vous a prédit que je serais cause de votre mort?

—Ni plus ni moins! dit Michele.

—Et, ne me connaissant pas, ne pouvant par conséquent prendre aucun intérêt à moi, vous n'avez pas laissé les sbires faire leur métier?

—Ah bien, oui! dit Michele répondant pour Luisa, quand elle a entendu les coups de pistolet, quand elle a entendu le cliquetis des sabres, quand elle a vu que moi, un homme, et un homme qui n'a pas peur, je n'osais pas aller à votre secours parce que vous aviez affaire aux sbires de la reine, elle a dit: «Alors, c'est à moi de le sauver!» Et elle s'est élancée dans le jardin. Si vous l'aviez vue, Excellence! elle ne courait pas, elle volait.

—Oh! Michele! Michele!

—Tu n'as pas fait cela, petite soeur? tu n'as pas dit cela?

—Mais à quoi bon le redire? s'écria Luisa en se cachant la tête entre ses deux mains.

Salvato étendit le bras et écarta les mains dans lesquelles la jeune femme cachait son visage rouge de honte et ses yeux humides de larmes.

—Vous pleurez! dit-il; avez-vous donc regret maintenant de m'avoir sauvé la vie?

—Non; mais j'ai honte de ce que vous a dit ce garçon; on l'appelle Michele le Fou, et, à coup sûr, il est bien nommé.

Puis, à la camériste:

—J'ai eu tort, Nina, de te gronder de ne point l'avoir laissé entrer; tu avais bien fait de lui refuser la porte.

—Ah! petite soeur! petite soeur! ce n'est pas bien, ce que tu fais là, dit le lazzarone, et, cette fois, tu ne parles pas avec ton coeur.

—Votre main, Luisa, votre main! dit le blessé d'une voix suppliante.

La jeune femme à bout de forces, brisée par tant de sensations différentes, appuya sa tête au dossier du fauteuil, ferma les yeux et laissa tomber sa main frissonnante dans la main du jeune homme.

Salvato la saisit avec avidité; Luisa poussa un soupir: ce soupir confirmait tout ce qu'avait dit le lazzarone.

Michele regardait cette scène à laquelle il ne comprenait rien, et qu'au contraire comprenait trop Giovannina debout, les mains crispées, l'oeil fixe, et pareille à la statue de la Jalousie.

—Eh bien, sois tranquille, mon garçon, dit Salvato d'une voix joyeuse, c'est moi qui te donnerai ton sabre de colonel; pas celui avec lequel j'ai houspillé les drôles qui m'attaquaient, ils me l'ont pris, mais un autre et qui vaudra celui-là.

—Eh bien, voilà qui va pour le mieux, dit Michele; il ne me manque plus que le brevet, les épaulettes, l'uniforme et le cheval.

Puis, se retournant vers la camériste:

—N'entends-tu pas, Nina? on sonne à arracher la sonnette!

Nina sembla s'éveiller.

—On sonne? dit-elle; et où cela?

—A la porte, il faut croire.

—Oui, à celle de la maison, dit Luisa.

Puis, rapidement et tout bas à Salvato:

—Ce n'est pas mon mari, ajouta-t-elle, il rentre toujours par celle du jardin. Va, dit-elle à Nina, cours! je n'y suis pas, tu entends?

—Petite soeur n'y est pas, tu entends, Nina? répéta Michele.

Nina sortit sans répondre.

Luisa se rapprocha du blessé; elle se sentait, sans savoir pourquoi, plus à l'aise sous la parole du bavard Michele que sous le regard de la muette Nina; mais cela, nous le répétons, instinctivement, sans qu'elle eût rien scruté des bons sentiments de son frère de lait, ou des mauvais instincts de sa camériste.

Au bout de cinq minutes, Nina rentra, et, s'approchant mystérieusement de sa maîtresse:

—Madame, lui dit-elle tout bas, c'est M. André Backer, qui demande à vous parler.

—Ne lui avez-vous pas dit que je n'y étais point? répliqua Luisa assez haut pour que Salvato, s'il n'avait point entendu la demande, pût au moins entendre la réponse.

—J'ai hésité, madame, répondit Nina toujours à voix basse, d'abord parce que je sais que c'est votre banquier, et ensuite parce qu'il a dit que c'était pour une affaire importante.

—Les affaires importantes se règlent avec mon mari, et non point avec moi.

—Justement, madame, continua Giovannina sur le même diapason; mais j'ai eu peur qu'il ne revînt quand M. le chevalier y serait; qu'il ne dit à M le chevalier qu'il n'avait point trouvé madame, et, comme madame ne sait pas mentir, j'ai pensé qu'il valait mieux que madame le reçût.

—Ah! vous avez pensé?... dit Luisa regardant la jeune fille.

Nina baissa les yeux.

—Si j'ai eu tort, madame, il est encore temps; mais cela lui fera bien de la peine, pauvre garçon!

—Non, dit Luisa après un instant de réflexion, mieux vaut en effet que je le reçoive, et tu as bien fait, mon enfant.

Puis, se tournant vers Salvato, qui s'était écarté voyant que Giovannina parlait bas à sa maîtresse:

—Je reviens dans un instant, lui dit-elle; soyez tranquille, l'audience ne sera pas longue.

Les jeunes gens échangèrent un serrement de main et un sourire, puis Luisa se leva et sortit.

A peine la porte fut-elle refermée derrière Luisa, que Salvato ferma les yeux, comme il avait l'habitude de le faire quand la jeune femme n'était plus là.

Michele, croyant qu'il voulait dormir, s'approcha de Nina.

—Qui était-ce donc? demanda-t-il à demi-voix, avec cette curiosité naïve de l'homme à demi sauvage dont l'instinct n'est point soumis aux convenances de la société.

Nina, qui avait parlé très-bas à sa maîtresse, haussa la voix d'un demi-ton et de manière que Salvato, qui n'avait point entendu ce qu'elle disait à sa maîtresse, entendit ce qu'elle disait à Michele.

—C'est ce jeune banquier si riche et si élégant, dit-elle; tu le connais bien!

—Bon! répliqua Michele, voilà que je connais les banquiers, moi!

—Comment! tu ne connais pas M. André Backer?

—Qu'est-ce que c'est que cela, M. André Backer?

—Comment! tu ne te rappelles pas? Ce joli garçon blond, un Allemand ou un Anglais, je ne sais pas bien, mais qui a fait sa cour à madame avant qu'elle épousât le chevalier.

—Ah! oui, oui. N'est-ce pas chez lui que Luisa a toute sa fortune?

—Justement, tu y es.

—C'est bon. Lorsque je serai colonel, lorsque j'aurai des épaulettes et le sabre que M. Salvato m'a promis, il ne me manquera qu'un cheval comme celui sur lequel se promène M. André Backer pour être équipé complétement.

Nina ne répondit point; elle avait, tandis qu'elle parlait, tenu son regard arrêté sur le blessé, et, au frémissement presque imperceptible des muscles de son visage, elle avait compris que le prétendu dormeur n'avait point perdu une parole de ce qu'elle avait dit à Michele.

Pendant ce temps, Luisa était passée au salon, où l'attendait la visite annoncée; au premier moment, elle eut peine à reconnaître André Backer; il était vêtu en costume de cour, avait coupé ses longs favoris blonds à l'anglaise, ornement que, soit dit en passant, détestait le roi Ferdinand; il portait au cou la croix de commandeur de Saint-Georges Constantinien, et la plaque sur l'habit; il avait la culotte courte et l'épée au côté.

Un léger sourire passa sur les lèvres de Luisa. A quelle intention le jeune banquier lui faisait-il, dans un pareil costume, c'est-à-dire dans un costume de cour, une pareille visite à onze heures et demie du matin? Sans doute, elle allait le savoir.

Au reste, hâtons-nous de dire que André Backer, de race anglo-saxonne, était un charmant garçon de vingt-six à vingt-huit ans, blond, frais, rose, avec la tête carrée des faiseurs de chiffres, le menton accentué du spéculateur entêté aux affaires, et la main spatulée des compteurs d'argent.

Très-élégant et habituellement plein de désinvolture, il était un peu emprunté sous ce costume dont il n'avait pas l'habitude et qu'il portait avec tant de complaisance, que, sans affectation et comme par hasard, il s'était placé devant une glace pour voir l'effet que faisait la croix de Saint-Georges à son cou et la plaque du même ordre sur sa poitrine.

—Oh! mon Dieu, cher monsieur André, lui dit Luisa après l'avoir regardé un instant et lui avoir laissé faire un respectueux salut, comme vous voilà splendide! Je ne m'étonne point que vous ayez insisté, non pour me voir sans doute, mais pour que j'aie le plaisir de vous voir dans toute votre gloire. Où allez-vous donc comme cela? car je présume que ce n'est point pour me faire une visite d'affaires que vous avez revêtu ce costume de cour.

—Si j'eusse cru, madame, que vous eussiez pu avoir plus de plaisir à me voir avec ce costume que sous mes habits ordinaires, je n'eusse point attendu jusqu'aujourd'hui pour le revêtir; non, madame, je sais, au contraire, que vous êtes une de ces femmes intelligentes qui, en choisissant toujours le vêtement qui leur convient le mieux, font peu d'attention à la façon dont les autres sont vêtus; ma visite est un effet de ma volonté; mais ce costume, sous lequel je me présente à vous, est le résultat des circonstances. Le roi a daigné, il y a trois jours, me faire commandeur de l'ordre de Saint-Georges Constantinien, et m'inviter à dîner à Caserte pour aujourd'hui.

—Vous êtes invité par le roi à dîner à Caserte aujourd'hui? fit Luisa avec une expression de surprise qui indiquait un degré d'étonnement peu flatteur pour les droits que pouvait se croire le jeune banquier à être admis à la table du roi, le plus lazzarone des hommes dans les rues, le plus aristocrate des rois dans son château. Ah! mais je vous en fais mon compliment bien sincère, monsieur André.

—Vous avez raison de vous étonner, madame, de voir un pareil honneur fait au fils d'un banquier, répliqua le jeune homme, un peu piqué de la façon dont Luisa le félicitait; mais n'avez-vous pas entendu raconter qu'un jour Louis XIV, si aristocrate qu'il fût, invita à dîner avec lui, à Versailles, le banquier Samuel Bernard, auquel il voulait emprunter vingt-cinq millions? Eh bien, il paraît que le roi Ferdinand a un besoin d'argent non moins grand que son ancêtre le roi Louis XIV, et, comme mon père est le Samuel Bernard de Naples, le roi invite son fils André Backer à dîner avec lui à Caserte, qui est le Versailles de Sa Majesté Ferdinand, et, pour être sûr que les vingt-cinq millions ne lui échapperont point, il a mis, au cou du croquant qu'il admet à sa table, ce licol par lequel il espère le conduire jusqu'à sa caisse.

—Vous êtes homme d'esprit, monsieur André; ce n'est point d'aujourd'hui que je m'en aperçois, croyez-le, et vous pourriez être invité à la table de tous les rois de la terre, si l'esprit suffisait à ouvrir les portes des châteaux royaux. Vous avez comparé votre père à Samuel Bernard, monsieur André; moi qui connais son inattaquable probité et sa largeur en affaires, j'accepte pour mon compte la comparaison. Samuel Bernard était un noble coeur, qui non-seulement sous Louis XIV, mais encore sous Louis XV, a rendu de grands services à la France. Eh bien, qu'avez-vous à me regarder ainsi?

—Je ne vous regarde pas, madame, je vous admire.

—Et pourquoi?

—Parce que je pense que vous êtes probablement la seule femme à Naples qui sache ce que c'est que Samuel Bernard et qui ait le talent de faire un compliment à un homme qui reconnaît le premier qu'ayant une simple visite à vous faire, il se présente à vous dans un accoutrement ridicule.

—Faut-il que je vous fasse mes excuses, monsieur André? Je suis prête.

—Oh! non, madame, non! Le sarcasme lui-même, en passant par votre bouche, deviendrait une charmante causerie, que l'homme le plus vaniteux voudrait prolonger, fût-ce aux dépens de son amour-propre.

—En vérité, monsieur André, répliqua Luisa, vous commencez à m'embarrasser, et je me hâte, pour sortir d'embarras, de vous demander s'il existe une nouvelle route qui passe par Mergellina pour aller à Caserte.

—Non; mais, ne devant être à Caserte qu'à deux heures, j'ai cru, madame, que j'aurais le temps de vous parler d'une affaire qui se rattache justement à ce voyage de Caserte.

—Ah! mon Dieu, cher monsieur André, vous ne voudriez pas, je le présume, profiter de votre faveur pour me faire nommer dame d'honneur de la reine? Je vous préviens d'avance que je refuserais.

—Dieu m'en garde! Quoique serviteur dévoué de la famille royale et prêt à donner ma vie, et je vais vous parler en banquier, plus que ma vie, mon argent pour elle, je sais qu'il est des âmes pures qui doivent se tenir éloignées de régions où l'on respire une certaine atmosphère..., de même que les santés qui veulent rester intactes doivent s'éloigner des miasmes des marais Pontins et des vapeurs du lac d'Agnano; mais l'or, qui est un métal inaltérable, peut se montrer là où hésiterait à se risquer le cristal, plus facile à ternir. Notre maison engage une grande affaire avec le roi, madame; le roi nous fait l'honneur de nous emprunter vingt-cinq millions, garantis par l'Angleterre; c'est une affaire sûre, dans laquelle l'argent placé peut rapporter sept et huit, au lieu de quatre ou cinq pour cent; vous avez un demi-million placé chez nous, madame; on va s'empresser de nous demander des coupons de cet emprunt dans lequel notre maison entre personnellement pour huit millions; je viens donc vous demander, avant que nous rendions l'affaire publique, si vous désirez que nous vous y fassions participer.

—Cher monsieur Backer, je vous suis on ne peut plus obligée de la démarche, répliqua Luisa; mais vous savez que les affaires, et surtout les affaires d'argent, ne me regardent point, qu'elles regardent seulement le chevalier; or, à cette heure, le chevalier, vous connaissez ses habitudes, cause très-probablement du haut de son échelle avec Son Altesse royale le prince de Calabre; c'était donc à la bibliothèque du palais qu'il fallait aller si vous vouliez le rencontrer et non ici; d'ailleurs, la présence de l'héritier de la couronne eût, infiniment mieux que la mienne, utilisé votre habit de cérémonie.

—Vous êtes cruel, madame, pour un homme qui, ayant si rarement l'occasion de vous présenter ses hommages, saisit avec avidité cette occasion quand elle se présente.

—Je croyais, répliqua Luisa du ton le plus naïf, que le chevalier vous avait dit, monsieur Backer, que nous étions toujours et particulièrement les jeudis à la maison, de six à dix heures du soir. S'il l'avait oublié, je m'empresse de vous le dire en son lieu et place; si vous l'avez oublié seulement, je vous le rappelle.

—Oh! madame! madame! balbutia André, si vous l'eussiez voulu, vous eussiez rendu bien heureux un homme qui vous aimait et qui est forcé de vous adorer seulement.

Luisa le regarda de son grand oeil noir, calme et limpide comme un diamant de Nigritie; puis, allant à lui et lui tendant la main:

—Monsieur Backer, lui dit-elle, vous m'avez fait l'honneur de demander à Luisa Molina la main que la chevalière San-Felice vous tend; si je permettais que vous la serrassiez à un autre titre que celui d'ami, vous vous seriez trompé sur moi et vous seriez adressé à une femme qui n'eût point été digne de vous; ce n'est point un caprice d'un instant qui m'a fait vous préférer le chevalier, qui a près de trois fois mon âge et de deux fois le vôtre; c'est le profond sentiment de reconnaissance filiale que je lui avais voué; ce qu'il était pour moi il y a deux ans, il l'est encore aujourd'hui; restez de votre côté ce que le chevalier, qui vous estime, vous a offert d'être, c'est-à-dire mon ami, et prouvez-moi que vous êtes digne de cette amitié en ne me rappelant jamais une circonstance où j'ai été forcée de blesser, par un refus qui n'avait rien de fâcheux cependant, un noble coeur qui ne doit garder ni rancune ni espoir.

Puis, avec une révérence pleine de dignité:

—Le chevalier aura l'honneur de passer chez monsieur votre père, lui dit-elle, et de lui donner une réponse.

—Si vous ne permettez ni que l'on vous aime ni que l'on vous adore, répondit le jeune homme, vous ne pouvez empêcher du moins que l'on ne vous admire.

Et, saluant à son tour avec les marques du plus profond respect, il se retira en étouffant un soupir.

Quant à Luisa, sans penser dans sa bonne foi juvénile qu'elle démentait peut-être, par l'action, la morale qu'elle venait de prêcher, à peine entendit-elle la porte de la rue se refermer sur André Backer et sa voiture s'éloigner, qu'elle s'élança par le corridor et regagna la chambre du blessé, avec la promptitude et presque la légèreté de l'oiseau qui revient à son nid.

Son premier regard, en entrant dans la chambre, fut naturellement pour Salvato.

Il était très-pâle, il avait les yeux fermés, et son visage, rigide comme le marbre, avait pris l'expression d'une vive douleur.

Inquiète, Luisa courut à lui, et, comme à son approche il n'ouvrait pas les yeux, quoique ce fût son habitude:

—Dormez-vous, mon ami? lui demanda-t-elle en français, ou, continua-t-elle avec une voix à l'anxiété de laquelle il n'y avait point à se méprendre, ou seriez-vous évanoui?

—Je ne dors pas, je ne suis pas évanoui; tranquillisez-vous, madame, dit Salvato en entr'ouvrant les yeux, mais sans regarder Luisa.

—Madame! répéta Luisa étonnée, madame!

—Seulement, reprit le jeune homme, je souffre.

—De quoi?

—De ma blessure.

—Vous me trompez, mon ami... Oh! j'ai étudié l'expression de votre physionomie pendant trois jours d'agonie, allez! Non, vous ne souffrez pas de votre blessure; vous souffrez d'une douleur morale.

Salvato secoua la tête.

—Dites-moi tout de suite quelle est cette douleur? s'écria Luisa. Je le veux.

—Vous le voulez? demanda Salvato. C'est vous qui le voulez, comprenez-vous bien?

—Oui, c'est mon droit; le docteur n'a-t-il pas dit que je devais vous épargner toute émotion?

—Eh bien, puisque vous le voulez, dit Salvato regardant fixement la jeune femme, je suis jaloux.

—Jaloux! de qui, mon Dieu? dit Luisa.

—De vous.

—De moi! s'écria-t-elle sans même songer à se fâcher cette fois. Pourquoi? comment? à quel propos? Pour être jaloux, il faut un motif.

—D'où vient que vous êtes restée une demi-heure hors de cette chambre, quand vous ne deviez rester que quelques instants? Et que vous est donc ce M. Backer qui a le privilége de me voler une demi-heure de votre présence?

Le visage de la jeune femme prit une céleste expression de bonheur; Salvato venait, lui aussi, de lui dire qu'il l'aimait sans prononcer le mot d'amour; elle abaissa sa tête vers lui de manière que ses cheveux touchassent presque le visage du blessé, qu'elle enveloppa de son souffle et couvrit de son regard.

—Enfant! dit-elle avec cette mélodie de la voix qui a sa source dans les fibres les plus profondes du coeur. Ce qu'il est? ce qu'il vient faire? pourquoi il est resté si longtemps? Je vais vous le dire.

—Non, non, non, murmura le blessé, non, je n'ai plus besoin de rien savoir; merci, merci!

—Merci de quoi? Pourquoi merci?

—Parce que vos yeux m'ont tout dit, ma bien-aimée Luisa. Ah! votre main! votre main!

Luisa donna sa main au blessé, qui y appuya convulsivement ses lèvres, tandis qu'une larme tombait de ses yeux et tremblait, perle liquide, sur cette main.

Cet homme de bronze avait pleuré.

Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, Luisa porta sa main à ses lèvres et but cette larme.

Ce fut le philtre de cet irrésistible et implacable amour que lui avait prédit la sorcière Nanno.



XXXIX

LES KANGOUROUS

Le roi Ferdinand avait invité André Backer à dîner à Caserte, d'abord parce qu'il trouvait sans doute que la réception d'un banquier à sa table avait moins d'importance à la campagne qu'à la ville, ensuite parce qu'il avait reçu d'Angleterre et de Rome des envois précieux dont nous parlerons plus tard; il avait donc pressé plus que d'habitude la vente de son poisson à Mergellina, vente qui, malgré cette hâte, s'était faite, empressons-nous de le dire, à la plus grande gloire de son orgueil et à la plus grande satisfaction de sa bourse.

Caserte, le Versailles de Naples, comme nous l'avons appelé, est, en effet, une bâtisse dans le goût froid et lourd du milieu du XVIIIe siècle. Les Napolitains qui n'ont point voyagé en France soutiennent que Caserte est plus beau que Versailles; ceux qui ont voyagé en France se contentent de dire que Caserte est aussi beau que Versailles; enfin, les voyageurs impartiaux qui ne partagent point l'engouement fabuleux des Napolitains pour leur pays, sans mettre Versailles très-haut, mettent Caserte fort au-dessous de Versailles; c'est notre avis aussi, à nous, et nous ne craignons pas d'être contredit par les hommes de goût et d'art.

Avant ce château moderne de Caserte et avant la Caserte de la plaine, existaient le vieux château et la vieille Caserte de la montagne, dont il ne reste plus, au milieu de murailles ruinées, que trois ou quatre tours debout; c'était là que s'élevait le manoir des anciens seigneurs de Caserte, dont un des derniers, en trahissant Manfred, son beau-frère, fut en partie cause de la perte de la bataille de Bénévent.

On a beaucoup reproché à Louis XIV le malheureux choix du site de Versailles, que l'on a appelé un favori sans mérite; nous ferons le même reproche au roi Charles III; mais Louis XIV avait au moins cette excuse de la piété filiale, qu'il voulait conserver, en l'encadrant dans une bâtisse nouvelle, le charmant petit château de briques et de marbre, rendez-vous de chasse de son père. Cette piété filiale coûta un milliard à la France.

Charles III, lui, n'a pas d'excuse. Rien ne le forçait, dans un pays où les sites délicieux abondent, de choisir une plaine aride, au pied d'une montagne pelée, sans verdure et sans eau; l'architecte Vanvitelli, qui bâtit Caserte, dut planter tout un jardin autour de l'ancien parc des seigneurs et faire descendre de l'eau du mont Taburno, comme, au contraire, Rennequin-Sualem dut faire monter la sienne de la rivière sur la montagne, à l'aide de sa machine de Marly.

Charles III commença le château de Caserte vers 1752; Ferdinand, qui monta sur le trône en 1759, le continua, et ne l'avait pas encore terminé vers le commencement d'octobre 1798, époque à laquelle nous sommes arrivés.

Ses appartements seulement, ceux de la reine et des princes et princesses, c'est-à-dire le tiers du château à peine, étaient meublés.

Mais, depuis huit jours, Caserte contenait des trésors qui méritaient de faire venir des quatre parties du monde les amateurs de la statuaire, de la peinture et même de l'histoire naturelle.

Ferdinand venait d'y faire transporter de Rome et d'y faire déposer, en attendant que les salles du château de Capodimonte fussent prêtes pour le recevoir, l'héritage artistique de son aïeul le pape Paul III, celui-là même qui excommunia Henri VIII, qui signa avec Charles V et Venise une ligue contre les Turcs, et qui fit, en la confiant à Michel-Ange, reprendre la construction de Saint-Pierre.

Mais, en même temps que les chefs-d'oeuvre du ciseau grec et du pinceau du moyen âge arrivaient de Rome, une autre expédition était venue d'Angleterre qui préoccupait bien autrement la curiosité de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.

C'était d'abord un musée ethnologique recueilli aux îles Sandwich par l'expédition qui avait succédé à celle où le capitaine Cook avait péri, et dix-huit kangourous vivants, mâles et femelles, rapportés de la Nouvelle-Zélande, et dans l'attente desquels Ferdinand avait fait préparer, au milieu du parc de Caserte, un magnifique enclos avec cabines pour ces intéressants quadrupèdes,—si toutefois on peut nommer quadrupèdes, ces difformes marsupiaux avec leurs immenses pattes de derrière qui leur permettent de faire des bonds de vingt pieds et les moignons qui leur servent de pattes de devant.—Or, on venait justement de les faire sortir de leurs cages et de les lancer dans leur enceinte, et le roi Ferdinand s'ébahissait aux bonds immenses qu'ils accomplissaient, effrayés qu'ils étaient par les aboiements de Jupiter, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée de M. André Backer.

—C'est bien, c'est bien, dit le roi, amenez-le ici, je vais lui montrer une chose qu'il n'a jamais vue, et qu'avec tous ses millions il ne saurait acheter.

Le roi ne se mettait d'habitude à table qu'à quatre heures; mais, pour avoir tout le temps de causer avec le jeune banquier, il lui avait donné rendez-vous à deux heures.

Un valet de pied conduisit André Backer vers la partie du parc où était le domicile des kangourous.

Le roi, apercevant de loin le jeune homme, fit quelques pas au-devant de lui; il ne connaissait le père et le fils que comme étant les premiers banquiers de Naples, et le titre de banquiers du roi qu'ils avaient obtenu les avait mis en contact avec les intendants et le ministre des finances de Sa Majesté, jamais avec Sa Majesté elle-même.

C'était Corradino qui, jusque-là, avait traité de l'emprunt, fait les ouvertures, et proposé au roi, pour rendre les banquiers plus coulants, de caresser leur orgueil en donnant à l'un ou à l'autre la croix de Saint-Georges Constantinien.

Cette croix avait naturellement été offerte au chef de la maison, c'est-à-dire à Simon Backer; mais celui-ci, homme simple, avait renvoyé l'offre à son fils, proposant de fonder en son nom une commanderie de cinquante mille livres, fondation qui ne s'obtenait que par faveur spéciale du roi; la proposition avait été acceptée, de sorte que c'était son fils,—à l'avenir duquel cette marque distinctive pouvait être utile, surtout pour rapprocher, à l'occasion d'un mariage, l'aristocratie d'argent de l'aristocratie de naissance,—de sorte que c'était son fils qui avait été nommé commandeur à sa place.

Nous avons vu que le jeune André Backer avait bonne tournure, qu'il était cité parmi les jeunes gens élégants de Naples, et nous avons pu voir, aux quelques mots échangés entre lui et Luisa San-Felice, qu'il était à la fois homme d'éducation et homme d'esprit; aussi, beaucoup de dames de Naples n'avaient-elles pas pour lui la même indifférence que notre héroïne, et beaucoup de mères de famille eussent-elles désiré que le jeune banquier, beau, riche, élégant, leur fît, à regard de leur fille, la même proposition qu'André Backer avait faite au chevalier à l'endroit de sa pupille.

Il aborda donc le roi avec beaucoup de mesure et de respect, mais avec beaucoup moins d'embarras qu'une heure auparavant, il n'avait abordé la San-Felice.

Les salutations faites, il attendit que le roi lui adressât le premier la parole.

Le roi l'examina des pieds à la tête et commença par faire une légère grimace.

Il est vrai qu'André Backer n'avait ni favoris ni moustaches; mais il n'avait non plus ni poudre ni queue, ornement et appendice sans lesquels, dans l'esprit du roi, il ne pouvait y avoir d'homme pensant parfaitement bien.

Mais, comme le roi tenait fort à toucher ses vingt-cinq millions, et que peu lui importait, au bout du compte, que celui qui les lui baillerait, eût de la poudre à la tête et une queue à la nuque, pourvu qu'il les lui baillât, tout en tenant ses mains derrière son dos, il rendit gracieusement son salut au jeune banquier.

—Eh bien, monsieur Backer, fit-il, où en est notre négociation?

—Sa Majesté me permettra-t-elle de lui demander de quelle négociation elle veut parler? répliqua le jeune homme.

—Celle des vingt-cinq millions.

—Je croyais, sire, que mon père avait eu l'honneur de répondre au ministre des finances de Votre Majesté que c'était chose arrangée.

—Ou qui s'arrangerait.

—Non point, sire, arrangée. Les désirs du roi sont des ordres.

—Alors, vous venez m'annoncer...?

—Que Sa Majesté peut regarder la chose comme faite; demain commenceront les versements, à notre caisse, des différentes maisons que mon père fait participer à l'emprunt.

—Et pour combien la maison Backer entre-t-elle personnellement dans cet emprunt?

—Pour huit millions, sire, qui sont dès à présent à la disposition de Votre Majesté.

—A ma disposition?

—Oui sire.

—Et quand cela?

—Mais demain, mais ce soir. Sa Majesté peut les faire prendre sur un simple reçu de son ministre des finances.

—Le mien ne vaudrait pas autant? demanda le roi.

—Mieux sire; mais je n'espérais pas que le roi fît à notre maison l'honneur de lui donner un reçu de sa main.

—Si fait, si fait, monsieur, je le donnerai et avec grand plaisir!... Ainsi vous dites que ce soir...?

—Ce soir, si Votre Majesté le désire; mais, en ce cas, comme la caisse ferme à six heures, il faudrait que Votre Majesté permît que j'envoyasse un exprès à mon père.

—Comme je ne serais point fâché, mon cher monsieur Backer, que l'on ne sût pas que j'ai touché cet argent, dit le roi en se grattant l'oreille, attendu que cet argent est destiné à faire une surprise, il me serait agréable qu'il fût transporté cette nuit au palais.

—Cela sera fait, sire; seulement, comme j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Majesté, mon père doit être prévenu.

—Voulez-vous revenir au palais pour écrire? demanda le roi.

—Ce que je voudrais surtout, sire, c'est de ne pas déranger le roi dans sa promenade; il suffit donc de deux mots écrits au crayon; ces deux mots remis à mon valet de pied, il prendra un cheval de poste et les portera à mon père.

—Il y a un moyen bien plus simple, c'est de renvoyer votre voiture.

—Encore... Le cocher changera de chevaux et reviendra me prendre.

—Inutile, je retourne à Naples vers les sept heures du soir, je vous reconduirai.

—Sire! ce sera bien de l'honneur pour un pauvre banquier, dit le jeune homme en s'inclinant.

—La peste! vous appelez un pauvre banquier l'homme qui m'escompte en une semaine une lettre de change de vingt-cinq millions, et qui, du jour au lendemain, en met huit à ma disposition! Je suis roi, monsieur, roi des Deux-Siciles, à ce que l'on dit du moins, eh bien, je déclare que, si j'avais huit millions à vous payer d'ici à demain, je vous demanderais du temps.

André Backer tira un petit agenda de sa poche, déchira une feuille de papier, écrivit dessus quelques lignes au crayon, et, se tournant vers le roi:

—Sa Majesté me permet-elle de donner un ordre à cet homme? demanda-t-il.

Et il désignait le valet de pied qui l'avait conduit vers le roi, et qui, s'étant retiré à l'écart, attendait la permission de retourner au château.

—Donnez, donnez, pardieu! dit le roi.

—Mon ami, fit André Backer, vous donnerez ce papier à mon cocher, qui partira à l'instant même pour Naples et le remettra à mon père. Il est inutile qu'il revienne, Sa Majesté me fait l'honneur de me ramener.

Et, en prononçant ces paroles, il s'inclina respectueusement du côté du roi.

—Si ce garçon-là avait de la poudre et une queue, dit Ferdinand, il n'y aurait à Naples ni duc ni marquis pour lui damer le pion... Enfin, on ne peut pas tout avoir.

Puis, tout haut:

—Venez, venez monsieur Backer, et je vais vous montrer à coup sûr des animaux que vous ne connaissez pas.

Backer obéit à l'ordre du roi, marcha près de lui en ayant soin de se tenir un peu en arrière.

Le roi le conduisit droit à l'enceinte où étaient enfermés les animaux qui, selon lui, devaient être inconnus au jeune banquier.

—Tiens, dit celui-ci, ce sont des kangourous!

—Vous les connaissez? s'écria le roi.

—Oh! sire, dit André, j'en ai tué des centaines.

—Vous avez tué des centaines de kangourous?

—Oui, sire.

—Où cela?

—Mais en Australie.

—Vous avez été en Australie?

—J'en suis revenu il y a trois ans.

—Et que diable alliez-vous faire en Australie?

—Mon père, dont je suis le fils unique, est très-bon pour moi; après m'avoir mis, depuis l'âge de douze ans jusqu'à celui de quinze, à l'université d'Iéna, il m'a envoyé de quinze à dix-huit ans terminer mon éducation en Angleterre; enfin, comme je désirais faire un voyage autour du monde, mon père y consentit. Le capitaine Flinders allait partir pour son premier voyage de circumnavigation, j'obtins du gouvernement anglais la permission de partir avec lui. Notre voyage dura trois ans; c'est alors qu'ayant découvert, sur la côte méridionale de la Nouvelle-Hollande, quelques îles inconnues, il leur donna le nom d'îles des Kangourous, à cause de l'énorme quantité de ces animaux qu'il y rencontra. N'ayant rien à faire que de chasser, je m'en donnai à coeur joie, et, chaque jour, j'en envoyais assez à bord pour faire une ration de viande fraîche à chaque homme de l'équipage. Depuis, Flinders a fait un second voyage avec Bass, et il paraît qu'ils viennent de découvrir un détroit qui sépare la terre de Van-Diemen du continent.

—La terre de Van-Diemen du continent! un détroit! Ah! ah! fit le roi, qui ne savait pas du tout ce que c'était que la terre de Van-Diemen et qui savait à peine ce que c'était qu'un continent, alors vous connaissez ces animaux-là, et moi qui croyais vous montrer quelque chose de nouveau!

—C'est quelque chose de nouveau, sire, et de très-nouveau même, non-seulement pour Naples, mais encore pour l'Europe, et, au point de vue de la curiosité, je crois que Naples est, avec Londres, la seule ville qui en possède un pareil spécimen.

—Hamilton ne m'a donc point trompé en me disant que le kangourou est un animal fort rare?

—Fort rare, il a dit la vérité, sire.

—Alors, je ne regrette pas mes papyrus.

—Votre Majesté les a échangés contre des papyrus? s'écria André Backer.

—Ma foi, oui; on avait retrouvé à Herculanum vingt-cinq ou trente rouleaux de charbon, que l'on s'était empressé de m'apporter comme les choses les plus précieuses de la terre. Hamilton les a vus chez moi; il est amateur de toutes ces antiquailles; il m'avait parlé des kangourous; je lui avais exprimé le désir d'en avoir pour essayer de les acclimater dans mes forêts; il m'a demandé si je voulais donner au musée de Londres autant de rouleaux de papyrus que le jardin zoologique de Londres me donnerait de kangourous. Je lui ai dit: «Faites venir vos kangourous et bien vite!» Avant-hier, il m'a annoncé mes dix-huit kangourous, et je lui ai donné ses dix-huit papyrus.

—Sir William n'a point fait un mauvais marché, dit en souriant Backer; seulement, sauront-ils là-bas les dérouler et les déchiffrer comme on sait le faire ici?

—Dérouler quoi?

—Les papyrus.

—Cela se déroule donc?

—Sans doute, sire, et c'est ainsi que l'on a retrouvé plusieurs manuscrits précieux que l'on croyait perdus; peut-être retrouvera-t-on un jour le Panégyrique de Virginius par Tacite, son discours contre le proconsul Marcus-Priscus et ses Poésies qui nous manquent; peut-être même sont-ils parmi ces papyrus dont vous ignoriez la valeur, sire, et que vous avez donnés à sir William.

—Diable! diable! diable! fit le roi; et vous dites que ce serait une perte, monsieur Backer?

—Irréparable, sire!

—Irréparable! Pourvu, maintenant que j'ai fait un pareil sacrifice pour eux, pourvu que mes kangourous se reproduisent! Qu'en pensez-vous, monsieur Backer?

—J'en doute fort, sire.

—Diable! Il est vrai que, pour son musée polynésien, qui est fort curieux, comme vous allez voir, je ne lui ai donné que de vieux vases de terre cassés. Venez voir le musée polynésien de sir William Hamilton; venez.

Le roi se dirigea vers le château, Backer le suivit.

Le musée de sir William Hamilton n'étonna pas plus André Backer que ne l'avaient étonné ses kangourous; lui-même, dans son voyage avec Flinders, avait relâché aux îles Sandwich, et, grâce au vocabulaire polynésien recueilli par lui, pendant son séjour dans l'archipel d'Hawaii, il put non-seulement désigner au roi l'usage de chaque arme, le but de chaque instrument, mais encore lui dire les noms par lesquels ces armes et ces instruments étaient désignés dans le pays.

Backer s'informa quels étaient les vieux pots de terre cassés que le roi avait donnés en échange de ces curiosités de marchand de bric-à-bric, et le roi lui montra cinq ou six magnifiques vases grecs trouvés dans les fouilles de Sant'Agata-dei-Goti, nobles et précieux débris d'une civilisation disparue et qui eussent enrichi les plus riches musées. Quelques-uns étaient brisés, en effet; mais on sait avec quelle facilité et quel art ces chefs-d'oeuvre de forme et de peinture se raccommodent, et combien les traces mêmes qu'a laissées sur eux la main pesante du temps les rendent plus précieux, puisqu'elles prouvent leur antiquité et leur passage aventureux à travers les siècles.

Backer poussa un soupir d'artiste; il eût donné cent mille francs de ces vieux pots brisés, comme les appelait Ferdinand, et n'eût pas donné dix ducats des casse-têtes, des arcs et des flèches recueillis dans le royaume de Sa Majesté Kamehameha Ier, qui, tout sauvage qu'il était, n'eût point fait pis en pareille circonstance que son confrère européen Ferdinand IV.

Le roi, passablement désappointé de voir le peu d'admiration que son hôte avait manifesté pour les kangourous australiens et le musée sandwichois, espérait prendre sa revanche devant ses statues et ses tableaux. Là, le jeune banquier laissa éclater son admiration, mais non son étonnement. Pendant ses fréquents voyages à Rome, il avait, grand amateur qu'il était de beaux-arts, visité le musée Farnèse, de sorte que ce fut lui qui fit les honneurs au roi de son splendide héritage; il lui dit les noms probables des deux auteurs du taureau Farnèse, Appollonius et Taureseus, et, sans pouvoir affirmer ces noms, il affirma au moins que le groupe, dont il fit remarquer au roi les parties modernes, était de l'école d'Agesandre de Rhodes, auteur de Laocoon. Il lui raconta l'histoire de Dircé, personnage principal de ce groupe, histoire dont le roi n'avait pas la première idée; il l'aida à déchiffrer les trois mots grecs qui se trouvent gravés au pied de l'Hercule colossal, connu, lui aussi, sous le nom d'Hercule Farnèse: [grec] GAIKON ATAINAIOS EPIESE, et lui expliqua que cela voulait dire en italien Glicone Ateniense faceva, c'est-à-dire: Glicon, d'Athènes, a fait cette statue; il lui apprit qu'un des chefs-d'oeuvre de ce musée était une Espérance qu'un sculpteur moderne a restaurée en Flore, et qui, de là, est connue à tous sous le nom de Flore Farnèse. Parmi les tableaux, il lui signala comme des chefs-d'oeuvre du Titien la Danaé recevant la pluie d'or, et le magnifique portrait de Philippe II, ce roi qui n'avait jamais ri, et qui, frappé de la main de Dieu, sans doute en punition des victimes humaines qu'il lui avait sacrifiées, mourut de cette terrible et immonde maladie pédiculaire dont était mort Sylla et dont devait mourir Ferdinand II, qui, à cette époque, n'était pas encore né. Il feuilleta avec lui l'office de la Vierge de Julio Clovio, chef-d'oeuvre d'imagerie du XVIe siècle, qui fut transporté il y a sept ou huit ans, du musée bourbonien au palais royal, et qui a disparu comme disparaissent à Naples tant de choses précieuses, qui n'ont pas même pour excuse de leur disparition cet amour frénétique et indomptable de l'art qui fit de Cardillac un assassin, et du marquis Campana un dépositaire infidèle; enfin il émerveilla le roi, qui, croyant trouver en lui une espèce de Turcaret ignorant et vaniteux, venait d'y découvrir, au contraire, un amateur d'art érudit et courtois.

Et il en résulta, comme Ferdinand était au fond un prince d'un grand bon sens et de beaucoup d'esprit, qu'au lieu d'en vouloir au jeune banquier d'être un homme instruit, quand lui, roi, n'était, comme il le disait lui-même, qu'un âne, il le présenta à la reine, à Acton, à sir William, à Emma Lyonna, non plus avec les égards douteux rendus à l'homme d'argent, mais avec cette courtoise protection que les princes intelligents accordent toujours aux hommes d'esprit et d'éducation.

Cette présentation fut pour André Backer une nouvelle occasion de faire valoir de nouvelles études; il parla allemand avec la reine, anglais avec sir William et lady Hamilton, français avec Acton, mais, au milieu de tout cela, resta tellement modeste et convenable, qu'en montant en voiture pour le ramener à Naples, le roi lui dit:

—Monsieur Backer, vous eussiez conservé votre voiture que je ne vous en eusse pas moins ramené dans la mienne, ne fût-ce que pour me procurer plus longtemps le plaisir de votre conversation.

Nous verrons plus tard que le roi s'était fort attaché en effet, pendant cette journée, à André Backer, et notre récit montrera, dans la suite, par quelle implacable vengeance il prouva à ce malheureux jeune homme, victime de son dévouement à la cause royale, la sincérité de son amitié pour lui.



XL

L'HOMME PROPOSE

A peine le roi fut-il parti, emmenant avec lui André Backer, que la reine Caroline, qui, jusque-là, n'avait pu parler au capitaine général Acton, arrivé seulement au moment où l'on allait se mettre à table, se leva, lui fit, en se levant, signe de la suivre, recommanda à Emma et à sir William de faire les honneurs du salon si quelques-unes des personnes invitées arrivaient avant son retour, et passa dans son cabinet.

Acton y entra derrière elle.

Elle s'assit et fit signe à Acton de s'asseoir.

—Eh bien? lui demanda-t-elle.

—Votre Majesté, répliqua Acton, m'interroge probablement à propos de la lettre?

—Sans doute! N'avez-vous pas reçu deux billets de moi qui vous priaient de faire l'expérience? Je me sens entourée de poignards et de complots, et j'ai hâte de voir clair dans toute cette affaire.

—Comme je l'avais promis à Votre Majesté, je suis arrivé à enlever le sang.

—La question n'était point là; il s'agissait de savoir si, en enlevant le sang, l'écriture persisterait... L'écriture a-t-elle persisté?

—D'une façon encore assez distincte pour que je puisse lire avec une loupe.

—Et vous l'avez lue?

—Oui, madame.

—C'était donc une opération bien difficile, que vous y avez mis un si long temps?

—Oserai-je faire observer à Votre Majesté que je n'avais point précisément que cela à faire; puis j'avoue qu'à cause même de l'importance que vous mettiez au succès de l'opération, j'ai beaucoup tâtonné; j'ai fait cinq ou six essais différents, non point sur la lettre elle-même, mais sur d'autres lettres que j'ai tenté de mettre dans des conditions pareilles. J'ai essayé de l'oxalate de potasse, de l'acide tartrique, de l'acide muriatique, et chacune de ces substances a enlevé l'encre avec le sang. Hier seulement, en songeant que le sang humain contenait, dans les conditions ordinaires, de 65 à 70 parties d'eau et qu'il ne se caillait que par la volatilisation de cette eau, j'ai eu l'idée d'exposer la lettre à la vapeur, afin de rendre au sang caillé une quantité d'eau suffisante à sa liquéfaction, et alors, en tamponnant le sang avec un mouchoir de batiste et en versant de l'eau sur la lettre disposée en pente, je suis arrivé à un résultat que j'eusse mis immédiatement sous les yeux de Votre Majesté, si je n'eusse su qu'au contraire des autres femmes, les moyens, pour elle qui n'est étrangère à aucune science, la préoccupent autant que le résultat.

La reine sourit: un pareil éloge était celui qui pouvait le plus flatter son amour-propre.

—Voyons le résultat, dit la reine.

Acton tendit à Caroline la lettre qu'il avait reçue d'elle pendant la nuit du 22 au 23 septembre, et qu'elle lui avait donnée pour en faire disparaître le sang.

Le sang avait, en effet, disparu, mais partout où il y avait eu du sang, l'encre avait laissé une si faible trace, qu'au premier aspect, la reine s'écria:

—Impossible de lire, monsieur.

—Si fait, madame, répondit Acton; avec une loupe et un peu d'imagination, Votre Majesté va voir que nous allons arriver à recomposer la lettre tout entière.

—Avez-vous une loupe?

—La voici.

—Donnez.

Au premier abord, la reine avait raison; car, à part les trois ou quatre premières lignes, qui avaient toujours été à peu près intactes, voici tout ce qu'à l'oeil nu, et à l'aide de deux bougies, on pouvait lire de la lettre:

«Cher Nicolino,

»Excuse ta pauvre amie si elle n'a pu aller au
dez-vous où elle se promettait tant de bonhe
oint de ma faute, je te le jure; ce n'est
pré     j'ai été avertie par la rein   e
devais      prête avec les autres           la
cour     au-devant de l'amiral            fera
de     agnifiques, et la reine           à lui
           oute sa gloire; elle               de me
        que j'étais un           avec        elle
comptait éblouir            du Nil         une
opération moins                lui    tout au-
tre, puisqu'il n'a                  nt jaloux:
j'aimerai toujo                        phème.

»Après-de         un mot        t'indiquera le
    our où je     libre.

»Ta            et fidèle
»E.
»21 septembre 1798.»

La reine, quoiqu'elle eût la loupe entre les mains, essaya d'abord de relier les mots les uns aux autres mais, avec son caractère impatient, elle fut vite fatiguée de ce travail infructueux, et, portant la loupe à son oeil, elle parvint bientôt à lire difficilement, mais enfin elle lut les lignes suivantes, qui lui présentèrent la lettre dans tout son ensemble:

«Cher Nicolino,

»Excuse ta pauvre amie si elle n'a pu aller au

rendez-vous où elle se promettait tant de bonheur;

il n'y a point de ma faute, je te le jure; ce n'est qu'après

t'avoir vu que j'ai été avertie par la reine que je

devais me tenir prête avec les autres dames de la

cour à aller au-devant de l'amiral Nelson. On lui fera

des fêtes magnifiques, et la reine veut se montrer à lui

dans toute sa gloire; elle m'a fait l'honneur de me

dire que j'étais un des rayons avec lesquels elle

comptait éblouir le vainqueur du Nil. Ce sera une

opération moins méritante sur lui que sur tout autre,

puisqu'il n'a qu'un oeil; ne sois point jaloux:

j'aimerai toujours mieux Acis que Polyphème.

»Après demain, un mot de moi t'indiquera le

jour où je serai libre.

»Ta tendre et fidèle

»E.

»21 septembre 1798.

—Hum! fit la reine après avoir lu, savez-vous, général, que tout cela ne nous apprend pas grand'chose et que l'on croirait que la personne qui a écrit cette lettre avait deviné qu'elle serait lue par un autre que celui auquel elle était adressée? Oh! oh! la dame est une femme de précaution!

—Votre Majesté sait que, si l'on a un reproche à faire aux dames de la cour, ce n'est point celui d'une trop grande innocence; mais l'auteur de cette lettre n'a pas encore pris assez de précautions; car, ce soir même, nous saurons à quoi nous en tenir sur son compte.

—Comment cela?

—Votre Majesté a-t-elle eu la bonté de faire inviter, pour ce soir à Caserte, toutes les dames de la cour dont les noms de baptême commencent par un E, et qui ont eu l'honneur de lui faire cortége, lorsqu'elle a été au-devant de l'amiral Nelson?

—Oui, elles sont sept.

—Lesquelles, s'il vous plaît, madame?

—La princesse de Cariati, qui s'appelle Emilia; la comtesse de San-Marco, qui s'appelle Eleonora; la marquise San-Clemente, qui s'appelle Elena; la duchesse de Termoli, qui s'appelle Elisabetta; la duchesse de Tursi, qui s'appelle Elisa; la marquise d'Altavilla, qui s'appelle Eufrasia, et la comtesse de Policastro, qui s'appelle Eugenia. Je ne compte point lady Hamilton, qui s'appelle Emma; elle ne saurait être pour rien dans une pareille affaire. Donc, vous le voyez, nous avons sept personnes compromises.

—Oui; mais, sur ces sept personnes, répliqua Acton en riant, il y en a deux qui ne sont plus d'âge à signer des lettres par de simples initiales.

—C'est juste! Restent cinq. Après?

—Après, c'est bien simple, madame, et je ne sais pas même comment Votre Majesté se donne la peine d'écouter le reste de mon plan.

—Que voulez-vous, mon cher Acton! il y a des jours où je suis vraiment stupide, et il paraît que je suis dans un de ces jours-là.

—Votre Majesté a bonne envie de me dire à moi la grosse injure qu'elle vient de se dire à elle-même.

—Oui; car vous m'impatientez avec toutes vos circonlocutions.

—Hélas! madame, on n'est point diplomate pour rien.

—Achevons.

—Ce sera fait en deux mots.

—Dites-les alors, ces deux mots! fit la reine impatientée.

—Que Votre Majesté invente un moyen de mettre une plume aux mains de chacune de ces dames, et, en comparant les écritures...

—Vous avez raison, dit la reine en posant sa main sur celle d'Acton; la maîtresse connue, l'amant le sera bientôt. Rentrons.

Et elle se leva.

—Avec la permission de Votre Majesté, je lui demanderai encore dix minutes d'audience.

—Pour choses importantes?

—Pour affaires de la plus haute gravité.

—Dites, fit la reine en se rasseyant.

—La nuit où Votre Majesté me remit cette lettre, elle se rappelle avoir vu, à trois heures du matin, la chambre du roi éclairée?

—Oui, puisque je lui écrivis...

—Votre Majesté sait avec qui le roi s'entretenait si tard?

—Avec le cardinal Ruffo, mon huissier me l'a dit.

—Eh bien, à la suite de sa conversation avec le cardinal Ruffo, le roi a fait partir un courrier.

—J'ai, en effet, entendu le galop d'un cheval qui passait sous les voûtes. Quel était ce courrier?

—Son homme de confiance, Ferrari.

—D'où savez-vous cela?

—Mon palefrenier anglais Tom couche dans les écuries; il a vu, à trois heures du matin, Ferrari, en costume de voyage, entrer dans l'écurie, seller un cheval lui-même et partir. Le lendemain, en me tenant l'étrier, il m'a dit cela.

—Eh bien?

—Eh bien, madame, je me suis demandé à qui, après une conversation avec le cardinal, Sa Majesté pouvait envoyer un courrier, et j'ai pensé que ce n'était qu'à son neveu l'empereur d'Autriche.

—Le roi aurait fait cela sans m'en prévenir?

—Pas le roi! le cardinal, répondit Acton.

—Oh! oh! fit la reine Caroline en fronçant le sourcil, je ne suis pas Anne d'Autriche et M. Ruffo n'est point Richelieu; qu'il prenne garde!

—J'ai pensé que la chose était sérieuse.

—Êtes-vous sûr que Ferrari allait à Vienne?

—J'avais quelques doutes à ce sujet; mais ils ont été bientôt dissipés. J'ai envoyé Tom sur la route pour savoir si Ferrari avait pris la poste.

—Eh bien?

—Il l'a prise à Capoue, où il a laissé son cheval, en disant au maître de poste qu'il en eût bien soin, que c'était un cheval des écuries du roi, et qu'il le reprendrait à son retour, c'est-à-dire dans la nuit du 3 octobre, ou dans la matinée du 4.

—Onze ou douze jours.

—Juste le temps qu'il lui faut pour aller à Vienne et en revenir.

—Et, à la suite de toutes ces découvertes, qu'avez-vous résolu?

—D'en prévenir Votre Majesté d'abord, et c'est ce que je viens de faire; ensuite il me semble, pour nos plans de guerre, car Votre Majesté est toujours résolue à la guerre?...

—Toujours. Une coalition se prépare qui va chasser les Français de l'Italie; les Français chassés, mon neveu l'empereur d'Autriche va mettre la main non-seulement sur les provinces qu'il possédait avant le traité de Campo-Formio, mais encore sur les Romagnes. Dans ces sortes de guerres, chacun garde ce qu'il a pris, ou n'en rend que des portions; emparons-nous donc seuls, et avant personne, des États romains, et, en rendant au pape Rome, que nous ne pouvons point garder, eh bien, nous ferons nos conditions pour le reste.

—Alors, la reine étant toujours résolue à la guerre, il est important qu'elle sache ce que le roi, moins résolu à la guerre que Votre Majesté, a pu, par le conseil du cardinal Ruffo, écrire à l'empereur d'Autriche et ce que l'empereur d'Autriche lui a répondu.

—Vous savez une chose, général?

—Laquelle?

—C'est qu'il ne faut attendre aucune complaisance de Ferrari; c'est un homme entièrement au roi et que l'on assure incorruptible.

—Bon! Philippe, père d'Alexandre, disait qu'il n'y avait point de forteresse imprenable, tant qu'y pouvait entrer un mulet chargé d'or; nous verrons à combien le courrier Ferrari estimera son incorruptibilité.

—Et, si Ferrari refuse, quelle que soit la somme offerte; s'il dit au roi que la reine et son ministre ont tenté de le séduire, que pensera le roi, qui devient de plus en plus défiant?

—Votre Majesté sait qu'à mon avis le roi l'a toujours été, défiant; mais je crois qu'il y a un moyen qui met hors de cause Votre Majesté et moi.

—Lequel?

—Celui de lui faire faire les propositions par sir William. Si Ferrari est homme à se laisser acheter, il se laissera aussi bien acheter par sir William que par nous, d'autant plus que sir William ambassadeur d'Angleterre, a près de lui le prétexte de vouloir instruire sa cour des véritables dispositions de l'empereur d'Autriche. S'il accepte,—et il ne court aucun risque à accepter, car on ne lui demande rien que de prendre lecture de la lettre, la remettre dans son enveloppe et la recacheter;—s'il accepte, tout va bien; s'il est assez l'ennemi de ses intérêts pour refuser, au contraire, sir Hamilton lui donne une centaine de louis pour qu'il garde le secret sur la tentative faite; enfin, au pis aller de tout, s'il refuse les cent louis et ne garde pas le secret, sir William rejette tout ce que la tentative a de...—comment dirai-je cela?—de hasardé, sur la grande amitié qu'il porte à son frère de lait le roi George; si cette excuse ne lui suffit pas, il demandera au roi, sur sa parole d'honneur, si, en pareille circonstance, il n'en ferait pas autant que lui, sir William. Le roi se mettra à rire et ne donnera point sa parole d'honneur. En somme, le roi a trop grand besoin de sir William Hamilton, dans la position où il se trouve, pour lui garder une longue rancune.

—Vous croyez que sir William consentira?...

—Je lui en parlerai, et, si cela ne suffit pas, Votre Majesté lui en fera parler par sa femme.

—Maintenant, ne craignez-vous pas que Ferrari ne passe sans que nous soyons avertis?

—Rien de plus simple que d'aller au-devant de cette crainte, et je n'ai attendu pour cela que l'agrément de Votre Majesté, ne voulant rien faire sans son ordre.

—Parlez?

—Ferrari repassera cette nuit ou demain matin à la poste de Capoue, où il a laissé son cheval; j'envoie mon secrétaire à la poste de Capoue, afin que l'on prévienne Ferrari que le roi est à Caserte et y attend des dépêches; nous restons ici cette nuit et demain toute la journée; au lieu de passer devant le château, Ferrari y entre, demande Sa Majesté et trouve sir William.

—Tout cela peut réussir, en effet, répondit la reine soucieuse, comme tout cela peut échouer.

—C'est déjà beaucoup, madame, lorsque l'on combat à chances égales, et qu'étant femme et reine, on a pour soi le hasard.

—Vous avez raison, Acton; d'ailleurs, en toute chose il faut faire la part du feu; si le feu ne prend pas tout, tant mieux; s'il prend tout, eh bien, on tâchera de l'éteindre. Envoyez votre secrétaire à Capoue et prévenez sir William Hamilton.

Et la reine, secouant sa tête encore belle, mais chargée de soucis, comme pour en faire tomber les mille préoccupations qui pesaient sur elle, rentra dans le salon d'un pas léger et le sourire sur les lèvres.



XLI

L'ACROSTICHE

Un certain nombre de personnes étaient déjà arrivées et, parmi ces personnes, les sept dames dont le nom de baptême commençait par un E. Ces sept dames étaient, comme nous l'avons dit, la princesse de Cariati, la comtesse de San-Marco, la marquise de San-Clemente, la duchesse de Termoli, la duchesse de Tursi, la marquise d'Altavilla et la comtesse de Policastro.

Les hommes étaient l'amiral Nelson et deux de ses officiers, ou plutôt deux de ses amis: le capitaine Troubridge, et le capitaine Ball; le premier, esprit charmant, plein de fantaisie et d'humour; le second, grave et roide comme un véritable Breton de la Grande-Bretagne.

Les autres invités étaient l'élégant duc de Rocca-Romana, frère de Nicolino Caracciolo, qui était loin de se douter—c'est de Nicolino que nous parlons,—qui était loin de se douter qu'un ministre et une reine prissent en ce moment tant de peines pour découvrir sa joyeuse et insouciante personnalité; le duc d'Avalos, plus habituellement appelé le marquis del Vasto, dont l'antique famille se divisa en deux branches et dont un ancêtre, capitaine de Charles-Quint,—celui-là même qui avait été fait prisonnier à Ravenne, qui avait épousé la fameuse Vittoria Colonna, et qui composa pour elle, en prison, son Dialogue de l'amour,—reçut à Pavie des mains de François Ier, vaincu, son épée, dont il ne restait plus que la garde, tandis que l'autre, sous le nom de marquis del Guasto, dont notre chroniqueur l'Étoile fait du Guast, devenait l'amant de Marguerite de France et mourait assassiné; le duc de la Salandra, grand veneur du roi, que nous verrons plus tard essayer de prendre le commandement échappé aux mains de Mack; le prince Pignatelli, à qui le roi devait laisser en fuyant la lourde charge de vicaire général, et quelques autres encore, descendants fort descendus des plus nobles familles napolitaines et espagnoles.

Tous attendaient l'arrivée de la reine et s'inclinèrent respectueusement à sa vue.

Deux choses préoccupaient Caroline dans cette soirée: faire valoir Emma Lyonna pour rendre Nelson plus amoureux que jamais, et reconnaître à son écriture la dame qui avait écrit le billet, attendu que lorsqu'on connaîtrait celle qui l'avait écrit, il ne serait pas difficile, comme l'avait fort judicieusement dit Caroline, de reconnaître celui auquel il était adressé.

Ceux-là seuls qui ont assisté à ces intimes et enivrantes soirées de la reine de Naples, soirées dont Emma Lyonna était à la fois le grand charme et le principal ornement, ont pu raconter à leurs contemporains à quel point d'enthousiasme et de délire la moderne Armide conduisait ses auditeurs et ses spectateurs. Si ses poses magiques, si sa voluptueuse pantomime avaient eu l'influence que nous avons dite sur les froids tempéraments du Nord, combien plus elles devaient électriser ces violentes imaginations du Midi, qui se passionnaient au chant, à la musique, à la poésie, qui savaient par coeur Cimarosa et Metastase! Nous avons, pour notre part, connu et interrogé, dans nos premiers voyages à Naples et en Sicile, des vieillards qui avaient assisté à ces soirées magnétiques, et nous les avons vus, après cinquante ans écoulés, frissonner comme des jeunes gens à ces ardents souvenirs.

Emma Lyonna était belle, même sans le vouloir. Que l'on comprenne ce qu'elle fut ce soir-là, où elle voulait être belle et pour la reine et pour Nelson, au milieu de tous ces élégants costumes de la fin du XVIIIe siècle, que la cour d'Autriche et celle des Deux-Siciles s'obstinaient à porter comme une protestation contre la révolution française; au lieu de la poudre qui couvrait encore ces hautes coiffures ridiculement échafaudées sur le sommet de la tête, au lieu de ces robes étriquées qui eussent étranglé la grâce de Terpsichore elle-même, au lieu de ce rouge violent qui transformait les femmes en bacchantes, Emma Lyonna, fidèle à ses traditions de liberté et d'art, portait—mode qui commençait déjà à se répandre et qu'avaient adoptée en France les femmes les plus célèbres par leur beauté,—une longue tunique de cachemire bleu clair tombant autour d'elle en plis à faire envie à une statue antique; ses cheveux flottant sur ses épaules en longues boucles laissaient transparaître, au milieu de leurs flots mouvants, deux rubis qui brillaient comme les fabuleuses escarboucles de l'antiquité; sa ceinture, don de la reine, était une chaîne de diamants précieux, qui, nouée comme une cordelière, retombait jusqu'aux genoux; ses bras étaient nus depuis la naissance de l'épaule jusqu'à l'extrémité de ses doigts, et l'un de ses bras était serré à l'épaule et au poignet par deux serpents de diamants aux yeux de rubis; l'une de ses mains, celle dont le bras était sans ornement était chargée de bagues, tandis que l'autre, au contraire, ne brillait que par l'éclatante finesse de sa peau et ses ongles effilés, dont l'incarnat transparent semblait fait de feuilles de rose, tandis que ses pieds, chaussés de bas couleur de chair, semblaient nus comme ses mains dans leurs cothurnes d'azur à lacets d'or.

Cette éblouissante beauté, augmentée encore par ce costume étrange, avait quelque chose de surnaturel et, par conséquent, de terrible et d'effrayant; les femmes s'écartaient de cette résurrection du paganisme grec avec jalousie, les hommes avec effroi. A qui avait le malheur de devenir amoureux de cette Vénus Astarté, il ne restait plus que sa possession ou le suicide.

Il en résultait qu'Emma, toute belle qu'elle était, et justement à cause de sa fascinante beauté, restait isolée à l'angle d'un canapé, au milieu d'un cercle qui s'était fait autour d'elle. Nelson, qui seul eût eu le droit de s'asseoir à son côté, la dévorait du regard et chancelait ébloui au bras de Troubridge, se demandant par quel mystère d'amour ou quel calcul de politique s'était donnée à lui, le rude marin, le vétéran mutilé de vingt batailles, cette créature privilégiée qui réunissait toutes les perfections.

Quant à elle, elle était moins gênée et moins rougissante sur ce lit d'Apollon, où autrefois Graham l'avait exposée nue aux regards curieux de toute une ville, que dans ce salon royal où tant de regards envieux et lascifs l'enveloppaient.

—Oh! Votre Majesté, s'écria-t-elle en voyant paraître la reine et en s'élançant vers elle comme pour implorer son secours, venez vite me cacher à votre ombre, et dites bien à ces messieurs et à ces dames, que l'on ne court pas, en s'approchant de moi, les risques que l'ont court à s'endormir sous le mancenillier ou à s'asseoir sous le bohon-upas.

—Plaignez-vous de cela, ingrate créature que vous êtes! dit en riant la reine; pourquoi êtes-vous belle à faire éclater tous les coeurs d'amour et de jalousie, si bien qu'il n'y a que moi ici qui sois assez humble et assez peu coquette pour oser approcher mon visage du vôtre en vous embrassant sur les deux joues?

Et la reine l'embrassa, et, en l'embrassant, lui dit tout bas ces mots:

—Sois charmante ce soir, il le faut!

Et, jetant son bras autour du cou de sa favorite, elle l'entraîna sur le canapé, autour duquel chacun dès lors se pressa, les hommes pour faire leur cour à Emma en faisant leur cour à la reine, et les femmes pour faire leur cour à la reine en faisant leur cour à Emma.

En ce moment, Acton rentra: un regard que la reine échangea avec lui, lui indiqua que tout marchait au gré de son désir.

Elle emmena Emma dans un coin, et, après lui avoir parlé quelque temps tout bas:

—Mesdames, dit-elle, je viens d'obtenir de ma bonne lady Hamilton qu'elle nous donnerait ce soir un échantillon de tous ses talents, c'est-à-dire qu'elle nous chanterait quelque ballade de son pays ou quelque chant de l'antiquité, qu'elle nous jouerait une scène de Shakspeare, et qu'elle nous danserait son pas du châle, qu'elle n'a encore dansé que pour moi et devant moi.

Il n'y eut dans le salon qu'un cri de curiosité et de joie.

—Mais, dit Emma, Votre Majesté sait que c'est à une condition...

—Laquelle? demandèrent les dames, encore plus empressées dans leurs désirs que les hommes.

—Laquelle? répétèrent les hommes après elles.

—La reine, dit Emma, vient de me faire observer que, par un singulier hasard, excepté celui de la reine, le nom de baptême des huit dames qui sont réunies dans ce salon commence par un E.

—Tiens, c'est vrai! dirent les dames en se regardant.

—Eh bien, si je fais ce que l'on demande, je veux que l'on fasse aussi ce que je demanderai.

—Mesdames, dit la reine, vous conviendrez que c'est trop juste.

—Eh bien, que voulez-vous? Voyons, dites, milady! s'écrièrent plusieurs voix.

—Je désire, dit Emma, garder un précieux souvenir de cette soirée; Sa Majesté va écrire son nom Carolina sur un morceau de papier, et chaque lettre de ce nom auguste et chéri deviendra l'initiale d'un vers écrit par chacune de nous, moi la première, à la plus grande gloire de Sa Majesté; chacune de nous signera son vers, bon ou mauvais, et j'espère bien que, le mien aidant, il y en aura plus de mauvais que de bons; puis, en souvenir de cette soirée pendant laquelle j'aurai eu l'honneur de me trouver avec la plus belle reine du monde et les plus nobles dames de Naples et de la Sicile, je prendrai ce précieux et poétique autographe pour mon album.

—Accordé, dit la reine, et de grand coeur.

Et la reine, s'approchant d'une table, écrivit en travers d'une feuille de papier le nom Carolina.

—Mais Votre Majesté, s'écrièrent les dames mises en demeure de faire des vers à la minute, mais nous ne sommes pas poëtes, nous.

—Vous invoquerez Apollon, dit la reine, et vous le deviendrez.

Il n'y avait pas moyen de reculer: d'ailleurs, Emma s'approchant de la table comme elle avait dit qu'elle le ferait, écrivit en face de la première lettre du nom de la reine, c'est-à-dire en face du C, le premier vers de l'acrostiche et signa: Emma Hamilton.

Les autres dames se résignèrent, et les unes après les autres s'approchèrent de la table, prirent la plume, écrivirent un vers et signèrent leur nom.

Lorsque la dernière, la marquise de San-Clemente, eut signé le sien, la reine prit vivement le papier. Le concours des huit muses avait donné le résultat suivant.

La reine lut tout haut:

C'est par trop abuser de la grandeur suprême,

Emma Hamilton.

Ayant le sceptre en main, au front le diadème,

Emilia Cariati.

Réunissant déjà de si riches tributs,

Eleonora San-Marco.

O reine! de vouloir qu'en un instant Phébus,

Elisabetta Termoli.

Lorsque le mont Vésuve est si loin du Parnasse,

Elisa Tursi.

Initie au bel art de Pétrarque et du Tasse

Eufrasia d'Altavilla.

Nos coeurs, qui n'ont jamais pour vous jusqu'à ce jour

Eugenia de Policastro.

Aspiré qu'à lutter de respect et d'amour.

Elena San-Clemente.

—Voyez donc, dit la reine, tandis que les hommes s'émerveillaient sur les mérites de l'acrostiche et que les dames s'étonnaient elles-mêmes d'avoir si bien fait, voyez donc, général Acton, comme la marquise de San-Clemente a une charmante écriture.

Le général Acton s'approcha d'une bougie, s'écartant en même temps du groupe comme s'il eût voulu relire l'acrostiche, compara l'écriture de la lettre avec celle du huitième vers, et, rendant avec un sourire le précieux et terrible autographe à Caroline:

—Charmante, en effet, dit-il.



XLII

LES VERS SAPHIQUES

La double louange de la reine et du capitaine général Acton à l'égard de l'écriture de la marquise de San-Clemente, passa sans que personne, pas même celle qui était l'objet de cette louange, eût l'idée d'y attacher l'importance qu'elle avait en réalité.

La reine s'empara de l'acrostiche, promettant à Emma de le lui rendre le lendemain, et, comme cette première glace qui fait la froideur du commencement de toute soirée était brisée, chacun se mêla dans cette charmante confusion que la reine savait créer dans son intimité, par l'art qu'elle avait de faire oublier toute gêne en bannissant toute étiquette.

La conversation devint flottante; les lèvres ne laissèrent plus tomber, mais lancèrent les paroles; le rire montra ses dents blanches; hommes et femmes se croisèrent; chacun alla, selon sa sympathie, chercher l'esprit ou la beauté, et, au milieu de ce doux bruissement qui semble un ramage d'oiseaux, on sentit s'attiédir et s'imprégner des émanations parfumées de la jeunesse cette atmosphère, dont tant de fraîches haleines et tant de doux parfums faisaient une espèce de philtre invisible, insaisissable, enivrant, composé d'amour, de désirs et de volupté.

Dans ces sortes de réunions, non-seulement Caroline oubliait qu'elle était reine, mais encore parfois ne se souvenait point assez qu'elle était femme; une espèce de flamme électrique s'allumait dans ses yeux, sa narine se dilatait, son sein gonflé imitait, en se levant et en s'abaissant, le mouvement onduleux de la vague, sa voix devenait rauque et saccadée, et un rugissement de panthère ou de bacchante sortant de cette belle bouche n'eût étonné personne.

Elle vint à Emma, et, mettant sur son épaule nue, sa main nue, qui sembla une main de corail rose sur une épaule d'albâtre:

—Eh bien, lui demanda-t-elle, avez-vous oublié, ma belle lady, que vous ne vous appartenez point ce soir? Vous nous avez promis des miracles, et nous avons hâte de vous applaudir.

Emma, tout au contraire de la reine, semblait noyée dans une molle langueur; son cou n'avait plus la force de supporter sa tête, qui s'inclinait tantôt sur une épaule, tantôt sur l'autre, et quelquefois, comme dans un spasme de volupté, se renversait en arrière; ses yeux, à moitié fermés, cachaient ses prunelles sous les longs cils de ses paupières; sa bouche, à moitié ouverte, laissait sous les lèvres pourprées voir ses dents d'émail; les boucles noires de ses cheveux tranchaient avec la mate blancheur de sa poitrine.

Elle ne vit point, mais sentit la main de la reine se poser sur son épaule; un frisson passa par tout son corps.

—Que désirez-vous de moi, chère reine? fit-elle languissamment et avec un mouvement de tête d'une grâce suprême. Je suis prête à vous obéir. Voulez-vous la scène du balcon de Roméo? Mais, vous le savez, pour jouer cette scène, il faut être deux, et je n'ai pas de Roméo.

—Non, non, dit la reine en riant, pas de scène d'amour; tu les rendrais tous fous, et qui sait si tu ne me rendrais pas folle aussi, moi? Non, quelque chose qui les effraye, au contraire. Juliette au balcon! non pas! Le monologue de Juliette, voilà tout ce que je te permets ce soir.

—Soit; donnez-moi un grand châle blanc, ma reine, et faites-moi faire de la place.

La reine prit, sur un canapé, un grand châle de crêpe de Chine blanc qu'elle avait sans doute jeté là avec intention, le donna à Emma, et, d'un geste dans lequel elle redevenait reine, ordonna à tout le monde de s'écarter.

En une seconde, Emma se trouva isolée au milieu du salon.

—Madame, il faut que vous soyez assez bonne pour expliquer la situation. D'ailleurs, cela détournera un instant l'attention de moi, et j'ai besoin de cette petite supercherie pour faire mon effet.

—Vous connaissez tous la chronique véronaise des Montaigus et des Capulets, n'est-ce pas? dit la reine. On veut faire épouser à Juliette le comte Pâris, qu'elle n'aime pas, tandis que c'est le pauvre banni Roméo qu'elle aime. Frère Laurence, qui l'a mariée à son amant, lui a donné un narcotique qui la fera passer pour morte; on la déposera dans le tombeau des Capulets, et, là, Laurence viendra la chercher et la conduira à Mantoue, où l'attend Roméo. Sa mère et sa nourrice viennent de sortir de sa chambre, la laissant seule après lui avoir signifié que, le lendemain, au point du jour, elle épouserait le comte Pâris.

A peine la reine avait-elle achevé cet exposé qui avait attiré tous les yeux sur elle, qu'un douloureux soupir les ramena sur Emma Lyonna; il ne lui avait fallu que quelques secondes pour se draper dans l'immense châle, de manière à ne rien laisser voir de son premier costume; sa tête était cachée dans ses mains, elle les laissa glisser lentement de haut en bas, releva en même temps et laissa voir peu à peu son visage pâle, empreint de la plus profonde douleur et dans lequel il était impossible de retrouver aucun reste de cette langueur suave que nous avons essayé de peindre; c'était, au contraire, l'angoisse arrivée à son paroxysme, la terreur montant à son apogée.

Elle tourna lentement sur elle-même, comme pour suivre des yeux sa mère et sa nourrice, même au delà de la vue, et, d'une voix dont chaque vibration pénétrait au fond du coeur, le bras étendu comme pour donner au monde un congé éternel: «Adieu!» dit-elle,

Adieu! Le Seigneur sait quand nous nous reverrons.

La terreur, sous mon front, agite son vertige,

Et mon sang suspendu dans mes veines se fige!

Si je les rappelais pour calmer mon effroi?

Nourrice! Signora!... Pauvre folle, tais-toi!

Qu'ont à faire en ces lieux, ta mère ou ta nourrice?

Il faut que sans témoins la chose s'accomplisse;

A moi, breuvage sombre!—et, si tu faillissais,

Demain je serais donc au comte?... Non, je sais

Un moyen d'échapper au terrible anathème:

Poignard, dernier recours, espérance suprême,

Repose à mes côtés. Si c'était un poison...

Que le moine en mes mains eût mis par trahison,

Tremblant qu'on découvrît mon premier mariage!

Mais non, chacun le tient pour un saint personnage,

Et, d'ailleurs, c'est l'ami de mon cher Roméo!

Qu'ai-je à craindre? Mais, si, déposée au tombeau,

J'allais sous mon linceul dans la sombre demeure,

Seule au milieu des morts, m'éveiller avant l'heure

Où doit, mon Roméo, venir me délivrer!

Cet air, que nul vivant ne saurait respirer,

Assiégeant à la fois ma bouche et ma narine,

De miasmes mortels gonflerait ma poitrine,

Me suffoquant avant que, vainqueur du trépas,

Mon bien-aimé ne pût m'emporter dans ses bras,

Ou même, si je vis, pour mon oeil quel spectacle!

Ce caveau n'est-il pas l'antique réceptacle

Où dorment les débris des aïeux trépassés

Depuis plus de mille ans, l'un sur l'autre entassés?

Où Tybald le dernier, étendu sur sa couche,

M'attend livide et froid, la menace à la bouche?

Puis, quand sonne minuit, grand Dieu! ne dit-on pas

Qu'éveillés par l'airain, les hôtes du trépas

Pour s'enlacer, hideux, dans leurs rondes funèbres,

Se lèvent en heurtant leurs os dans les ténèbres,

Et poussent dans la nuit de ces cris émouvants

Qui font fuir la raison du cerveau des vivants?

Oh! si je m'éveillais sous les arcades sombres,

Justement à cette heure où revivent les ombres;

Si, se traînant vers moi dans le sépulcre obscur,

Ces spectres me souillaient de leur contact impur,

Et, m'entraînant aux jeux que la lumière abhorre,

Me laissaient insensée au lever de l'aurore!

Je sens en y songeant ma raison s'échapper.

Oh! fuis! fuis! Roméo, je vois, pour te frapper,

Tybald qui lentement dans l'ombre se soulève.

A sa main décharnée étincelle son glaive;

Il veut, montrant du doigt son flanc ensanglanté,

Sur sa tombe te faire asseoir à son côté.

Arrête, meurtrier! au nom du ciel! arrête!

(Portant le flacon à ses lèvres.)

Roméo, c'est à toi que boit ta Juliette!

Et, faisant le geste d'avaler le narcotique, elle s'affaissa sur elle-même, et tomba étendue sur le tapis du salon, où elle resta inerte et sans mouvement.

L'illusion fut si grande, qu'oubliant que ce qu'il voyait s'accomplir n'était qu'un jeu, Nelson, le rude marin, plus familier avec les tempêtes de l'Océan qu'avec les feintes de l'art, poussa un cri, s'élança vers Emma, et, de son bras unique, la souleva de terre, comme il eût fait d'un enfant.

Il en fut récompensé: en rouvrant les yeux, le premier sourire d'Emma fut pour lui. Alors seulement, il comprit son erreur, et se retira confus dans un angle du salon.

La reine lui succéda et chacun entoura la fausse Juliette.

Jamais la magie de l'art, poussée à ce point peut-être, n'était parvenue au delà. Quoique exprimés dans une langue étrangère, aucun des sentiments qui avaient agité le coeur de l'amante de Roméo, n'avait échappé à ses spectateurs; la douleur, quand, sa mère et sa nourrice parties, elle se trouve seule avec la menace de devenir la femme du comte Pâris; le doute, quand, examinant le breuvage, elle craint que ce ne soit un poison; la résolution, quand, prenant un poignard, elle décide d'en appeler au fer, c'est-à-dire à la mort, dans l'extrémité où elle se trouve; l'angoisse, quand elle craint d'être oubliée vivante dans le tombeau de sa famille et d'être forcée par les spectres de se mêler à leur danse impie; enfin sa terreur quand elle croit voir Tybald, enseveli de la veille, se soulever tout sanglant pour frapper Roméo, toutes ces impressions diverses, elle les avait rendues avec une telle magie et une telle vérité, qu'elle les avait fait passer dans l'âme des assistants, pour lesquels, grâce à la magie de son art, la fiction était devenue une réalité.

Les émotions soulevées par ce spectacle, dont la noble compagnie, complétement étrangère aux mystères de la poésie du Nord, n'avait pas même l'idée, furent quelque temps à se calmer. Au silence de la stupéfaction succédèrent les applaudissements de l'enthousiasme; puis vinrent les éloges et les flatteries charmantes qui caressent si doucement l'amour-propre des artistes. Emma, née pour briller sur la scène littéraire, mais poussée par son irrésistible fortune sur la scène politique, redevenait à chaque occasion la comédienne ardente et passionnée, prête à faire passer dans la vie réelle ces créations de la vie factice que l'on appelle Juliette, lady Macbeth ou Cléopâtre. Alors, elle jetait à son rêve évanoui tous les soupirs de son coeur et demandait si les triomphes dramatiques de mistress Siddons et de mademoiselle Raucourt ne valaient pas mieux que les apothéoses royales de lady Hamilton. Alors, il se faisait en elle, au milieu des louanges des assistants, des applaudissement des spectateurs, des caresses même de la reine, une profonde tristesse, et, si elle s'y laissait aller, elle tombait dans une de ces mélancolies qui, chez elle, étaient encore une séduction; mais la reine, qui pensait avec raison que ces mélancolies n'étaient point exemptes de regrets et même de remords, la poussait vite vers quelque nouveau triomphe, dans l'enivrement duquel elle détournait les yeux du passé pour ne plus regarder que dans l'avenir.

Aussi, la prenant par le bras et la secouant fortement, comme on fait pour tirer une somnambule du sommeil magnétique:

—Allons, lui dit-elle, pas de ces rêveries! tu sais bien que je ne les aime pas. Chante ou danse! Je te l'ai déjà dit, tu n'es point à toi ce soir, tu es à nous; chante ou danse!

—Avec la permission de Votre Majesté, dit Emma, je vais chanter. Je ne joue jamais cette scène sans conserver pendant quelque temps un tremblement nerveux qui m'ôte toute force physique; au contraire, ce tremblement sert ma voix. Quel morceau Votre Majesté désire-t-elle que je chante? Je suis à ses ordres.

—Chante-leur quelque chose de ce manuscrit de Sappho que l'on vient de retrouver à Herculanum. Ne m'as-tu pas dit que tu avais fait la musique de plusieurs de ces poésies?

—D'une seule, madame; mais...

—Mais quoi? demanda la reine.

—Cette musique, faite pour nous dans l'intimité, sur un hymne étrange..., dit Emma à voix basse.

A la femme aimée, n'est-ce pas?

Emma sourit et regarda la reine avec une singulière expression de lascivité.

—Justement! dit la reine, chante celle-là, je le veux.

Puis, laissant Emma tout étourdie de l'accent avec lequel elle avait dit: Je le veux, elle appela le duc de Rocca-Romana, qu'on assurait avoir été l'objet d'un de ces caprices tendres et passagers auxquels la Sémiramis du Midi était aussi sujette que la Sémiramis du Nord, et, le faisant asseoir près d'elle sur le même canapé, elle commença avec lui une conversation qui, pour se passer à voix basse, n'en paraissait pas moins animée.

Emma jeta un regard sur la reine, sortit vivement du salon, et, un instant après, rentra coiffée d'une branche de laurier, les épaules couvertes d'un manteau rouge et portant dans son bras arrondi cette lyre lesbienne que nulle femme n'a osé toucher depuis que la muse de Mitylène l'a laissée échapper de ses mains en s'élançant du haut du rocher de Leucade.

Un cri d'étonnement s'échappa de toutes les poitrines; à peine la reconnut-on. Ce n'était plus la douce et poétique Juliette; une flamme plus dévorante que celle que Vénus vengeresse alluma dans les yeux de Phèdre jaillissait de sa prunelle; elle s'avança d'un pas rapide et qui avait quelque chose de viril, répandant autour d'elle un parfum inconnu; toutes les ardeurs impures de l'antiquité, celle de Myrrha pour son père, celle de Pasiphaé pour le taureau crétois, semblaient avoir étendu leur fard impudique sur son visage; c'était la vierge révoltée contre l'amour, sublime d'impudeur dans sa coupable rébellion; elle s'arrêta devant la reine, et, avec une passion qui fit sonner les cordes de la lyre, comme si elles étaient d'airain, elle se laissa tomber sur un fauteuil et chanta sur une stridente mélopée les paroles suivantes:

Assis à tes côtés, celui-là qui soupire,

Écoutant de ta voix les sons mélodieux,

Celui-là qui te voit, ô rage! lui sourire,

Celui-là, je le dis, il est l'égal des dieux!

Dès que je t'aperçois, la voix manque à ma lèvre,

Ma langue se dessèche et veut en vain parler.

Dans mes tempes en feu j'entends battre la fièvre,

Et me sens tout ensemble et transir et brûler.

Plus pâle que la fleur qui se soutient à peine,

Quand le Lion brûlant la sécha tout un jour,

Je tremble, je pâlis, je reste hors d'haleine,

Et meurs, sans expirer, de désir et d'amour.

Avec la dernière vibration de ses cordes la lyre glissa des genoux de la poétesse sur le tapis et sa tête se renversa sur son fauteuil.

La reine, qui, dès la seconde strophe, avait écarté d'elle Rocca-Romana, s'élança avant même que le dernier vers fût fini et souleva dans ses bras Emma, dont la tête retomba inerte sur son épaule comme si elle était évanouie.

Cette fois, on fut un instant sans savoir si l'on devait applaudir; mais la pudeur fut vite terrassée dans un combat où toute idée morale devait succomber sous l'ardente exaltation des sens. Hommes et femmes entourèrent Emma; ce fut à qui obtiendrait un regard, un mot d'elle, à qui toucherait sa main, ses cheveux, ses vêtements. Nelson était là comme les autres, plus tremblant que les autres, car il était plus amoureux; la reine prit la couronne de laurier sur la tête d'Emma et la posa sur celle de Nelson.

Lui, l'arracha comme si elle eût brûlé ses tempes, et l'appuya sur son coeur.

En ce moment, la reine sentit une main qui la prenait par le poignet; elle se retourna: c'était Acton.

—Venez, lui dit-il, sans perdre un instant; Dieu fait pour nous plus que nous ne pouvions espérer.

—Mesdames, dit-elle, en mon absence,—car pour quelques instants je suis forcée de m'absenter,—en mon absence, c'est Emma qui est reine; je vous laisse, en place de la puissance, le génie et la beauté.

Puis, à l'oreille de Nelson:

—Dites-lui de danser pour vous le pas du châle qu'elle devait danser pour moi. Elle le dansera.

Et elle suivit Acton, laissant Emma enivrée d'orgueil, et Nelson fou d'amour.



XLIII

DIEU DISPOSE

La reine suivit Acton; car elle comprenait qu'en effet il devait se passer quelque chose de grave pour qu'il se fût permis de l'appeler si impérativement hors du salon.

Arrivée au corridor, elle voulut l'interroger; mais il se contenta de lui répondre:

—Par grâce, madame, venez vite! nous n'avons pas un instant à perdre; dans quelques minutes, vous saurez tout.

Acton prit un petit escalier de service qui conduisait à la pharmacie du château. C'était dans cette pharmacie que les médecins et les chirurgiens du roi, Vairo, Troja, Cottugno, trouvaient un assortiment assez complet de médicaments pour porter les premiers soins aux malades ou aux blessés dans les indispositions ou les accidents, quels qu'ils fussent, pour lesquels ils étaient appelés.

La reine devina où la conduisait Acton.

—Il n'est rien arrivé à aucun de mes enfants? demanda-t-elle.

—Non, madame, rassurez-vous, dit Acton; et, si nous avons une expérience à faire, nous pourrons la faire, du moins, in anima vili.

Acton ouvrit la porte; la reine entra et jeta un coup d'oeil rapide dans la chambre.

Un homme évanoui était couché sur un lit.

Elle s'approcha avec plus de curiosité que de crainte.

—Ferrari! dit-elle.

Puis, se retournant vers Acton, l'oeil dilaté:

—Est-il mort? demanda-t-elle du ton dont elle eût dit: «L'avez-vous tué?»

—Non, madame, répondit Acton, il n'est qu'évanoui.

La reine le regarda; son regard demandait une explication.

—Mon Dieu, madame, dit Acton, c'est la chose la plus simple du monde. J'ai envoyé, comme nous en sommes convenus, mon secrétaire prévenir le maître de poste de Capoue qu'il eût à dire au courrier Ferrari, à son passage, que le roi l'attendait à Caserte; il le lui a dit, Ferrari n'a pris que le temps de changer de cheval; seulement, en arrivant sous la grande porte du château, il a tourné trop court, gêné par les voitures de nos visiteurs; son cheval s'est abattu des quatre pieds, la tête du cavalier a porté contre une borne, on l'a ramassé évanoui, et je l'ai fait apporter ici en disant qu'il était inutile d'aller chercher un médecin et que je le soignerais moi-même.

—Mais, alors, dit la reine saisissant la pensée d'Acton, il n'est plus besoin d'essayer de le séduire, d'acheter son silence; nous n'avons plus à craindre qu'il ne parle, et, pourvu qu'il reste évanoui assez longtemps pour que nous puissions ouvrir la lettre, la lire et la recacheter, c'est tout ce qu'il faut; seulement, vous comprenez, Acton, il ne faut pas qu'il se réveille tandis que nous serons à l'oeuvre.

—J'y ai pourvu avant l'arrivée de Votre Majesté, ayant pensé à tout ce qu'elle pense.

—Et comment?

—J'ai fait prendre à ce malheureux vingt gouttes de laudanum de Sydenham.

—Vingt gouttes, dit la reine. Est-ce assez pour un homme habitué au vin et aux liqueurs fortes comme doit être ce courrier?

—Peut-être avez-vous raison, madame, et peut-on lui en donner dix gouttes de plus.

Et, versant dix gouttes d'une liqueur jaunâtre dans une petite cuiller, il les introduisit dans la gorge du malade.

—Et vous croyez, demanda la reine, que moyennant ce narcotique, il ne reprendra point ses sens?

—Point assez pour se rendre compte de ce qui se passera autour de lui.

—Mais, dit la reine, je ne lui vois point de sacoche.

—Comme c'est l'homme de confiance du roi, dit Acton, le roi n'use point avec lui des précautions ordinaires; et, quand il s'agit d'une simple dépêche, il la porte et en rapporte la réponse dans une poche de cuir pratiquée à l'intérieur de sa veste.

—Voyons, dit-la reine sans hésitation aucune.

Acton ouvrit la veste, fouilla dans la poche de cuir et en tira une lettre cachetée du cachet particulier de l'empereur d'Autriche, c'est-à-dire, comme l'avait prévu Acton, d'une tête de Marc-Aurèle.

—Tout va bien, dit Acton.

La reine voulut lui prendre la lettre des mains pour la décacheter.

—Oh! non, non, dit Acton, pas ainsi.

Et, tirant la lettre à lui, il la plaça à une certaine hauteur au-dessus de la bougie, le cachet s'amollit peu à peu, un des quatre angles se souleva.

La reine passa la main sur son front.

—Qu'allons-nous lire? dit-elle.

Acton tira la lettre de son enveloppe, et, en s'inclinant, la présenta à la reine.

La reine l'ouvrit et lut tout haut:

«Château de Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

»Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré,

»Je réponds à Votre Majesté de ma main, comme elle m'a écrit de la sienne.

»Mon avis, d'accord avec celui du conseil aulique, est que nous ne devons commencer la guerre contre la France que quand nous aurons réuni toutes nos chances de succès, et une des chances sur lesquelles il m'est permis de compter, c'est la coopération des 40,000 hommes de troupes russes conduites par le feld-maréchal Souvorov, à qui je compte donner le commandement en chef de nos armées; or, ces 40,000 hommes ne seront ici qu'à la fin de mars. Temporisez donc, mon très-excellent frère, cousin et oncle, retardez par tous les moyens possibles l'ouverture des hostilités; je ne crois pas que la France soit plus que nous désireuse de faire la guerre; profitez de ses dispositions pacifiques; donnez quelque raison bonne ou mauvaise de ce qui s'est passé, et, au mois d'avril, nous entrerons en campagne avec tous nos moyens.

»Sur ce, et la présente n'étant à autre fin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait dans sa sainte et digne garde.

»FRANÇOIS.»

—Voilà tout autre chose que ce que nous attendions, dit la reine.

—Pas moi, madame, répliqua Acton; je n'ai jamais cru que Sa Majesté l'empereur entrât en campagne avant le printemps prochain.

—Que faire?

—J'attends les ordres de Votre Majesté.

—Vous connaissez, général, mes raisons de vouloir une guerre immédiate.

—Votre Majesté prend-elle la responsabilité?

—Quelle responsabilité voulez-vous que je prenne avec une pareille lettre?

—La lettre de l'empereur sera ce que nous pouvons désirer qu'elle soit.

—Que voulez-vous dire?

—Le papier est un agent passif et on lui fait dire ce que l'on veut; toute la question est de calculer s'il vaut mieux faire la guerre tout de suite ou plus tard, attaquer que d'attendre que l'on nous attaque.

—Il n'y a pas de discussion là-dessus, il me semble; nous connaissons l'état dans lequel est l'armée française, elle ne saurait nous résister aujourd'hui; si nous lui donnons le temps de s'organiser, c'est nous qui ne lui résisterons pas.

—Et, avec cette lettre-là, vous croyez impossible que le roi se mette en campagne?

—Lui! il sera trop content de trouver un prétexte pour ne pas bouger de Naples.

—Alors, madame, je ne connais qu'un moyen, dit Acton d'une voix résolue.

—Lequel?

—C'est de faire dire à la lettre le contraire de ce qu'elle dit.

La reine saisit le bras d'Acton.

—Est-ce possible? demanda-t-elle en le regardant fixement.

—Rien de plus facile.

—Expliquez-moi cela... Attendez!

—Quoi?

—N'avez-vous pas entendu cet homme se plaindre?

—Qu'importe!

—Il se soulève sur son lit.

—Mais pour retomber, voyez.

Et, en effet, le malheureux Ferrari retomba sur son lit en poussant un gémissement.

—Vous disiez? reprit la reine.

—Je dis que le papier est épais, sans teinte, écrit sur une seule page.

—Eh bien?

—Eh bien, on peut, à l'aide d'un acide, enlever l'écriture en ne laissant de la main de l'empereur que les trois dernières lignes et sa signature, et substituer la recommandation d'ouvrir sans retard les hostilités à celle de ne les commencer qu'au mois d'avril.

—C'est grave, ce que vous me proposez là, général.

—Aussi ai-je dit qu'à la reine seule appartenait de prendre une pareille responsabilité.

La reine réfléchit un instant, son front se plissa, ses sourcils se froncèrent, son oeil s'endurcit, sa main se crispa.

—C'est bien, dit-elle, je la prends.

Acton la regarda.

—Je vous ai dit que je la prenais. A l'oeuvre!

Acton s'approcha du lit du blessé, lui tâta le pouls, et, retournant vers la reine:

—Avant deux heures, il ne reviendra pas à lui, dit-il.

—Avez-vous besoin de quelque chose? demanda la reine en voyant Acton regarder autour de lui.

—Je voudrais un réchaud, du feu et un fer à repasser.

—On sait que vous êtes ici près du blessé?

—Oui.

—Sonnez alors, et demandez les objets dont vous avez besoin.

—Mais on ne sait point que Votre Majesté y est?

—C'est vrai, dit la reine.

Et elle se cacha derrière le rideau de la fenêtre.

Acton sonna; ce ne fut point un domestique qui vint, ce fut son secrétaire.

—Ah! c'est vous, Dick? fit Acton.

—Oui, monseigneur; j'ai pensé que Votre Excellence avait besoin de choses auxquelles un domestique peut-être ne saurait point l'aider.

—Vous avez eu raison. Procurez-moi d'abord, et le plus tôt possible, un fourneau, du charbon allumé et un fer à repasser.

—Est-ce tout, monseigneur?

—Oui, pour le moment; mais vous ne vous éloignerez pas, j'aurai probablement besoin de vous.

Le jeune homme sortit pour exécuter les ordres qu'il venait de recevoir; Acton referma la porte derrière lui.

—Vous êtes sûr de ce jeune homme? demanda la reine.

—Comme de moi-même, madame.

—Vous le nommez?

—Richard Menden.

—Vous l'avez appelé Dick.

—Votre Majesté sait que c'est l'abréviation de Richard.

—C'est vrai!

Cinq minutes après, on entendit des pas dans l'escalier.

—Du moment que c'est Richard, dit Acton, il est inutile que Votre Majesté se cache; d'ailleurs, nous aurons besoin de lui tout à l'heure.

—Pour quoi faire?

—Quand il s'agira de récrire la lettre; ce n'est ni Votre Majesté ni moi qui la récrirons, attendu que le roi connaît nos écritures; il faudra donc que ce soit lui.

—C'est juste.

La reine s'assit, tournant le dos à la porte.

Le jeune homme entra avec les trois objets demandés, qu'il déposa près de la cheminée; puis il sortit sans paraître même avoir remarqué qu'une personne était dans la chambre, qu'il n'avait pas vue à sa première entrée.

Acton referma une seconde fois la porte derrière lui, apporta le fourneau près de la cheminée et mit le fer dessus; puis, ouvrant l'armoire qui contenait la pharmacie, il en tira une petite bouteille d'acide oxalique, coupa la barbe d'une plume de manière qu'elle pût lui servir à promener la liqueur sur le papier, plia la lettre de façon à préserver les trois dernières lignes et la signature impériale de tout contact avec le liquide, versa l'acide sur la lettre et l'y étendit avec la barbe de la plume.

La reine suivait l'opération avec une curiosité qui n'était pas exempte d'inquiétude, craignant qu'elle ne réussit point ou ne réussit mal; mais, à sa grande satisfaction, sous l'âcre morsure du liquide, elle vit d'abord l'encre jaunir, puis blanchir, puis disparaître.

Acton tira son mouchoir de sa poche, et, en faisant un tampon, il épongea la lettre.

Cette opération terminée, le papier était redevenu parfaitement blanc; il prit le fer, étendit la lettre sur un cahier de papier et la repassa comme on repasse un linge.

—La! maintenant, dit-il, tandis que le papier va sécher, rédigeons la réponse de Sa Majesté l'empereur d'Autriche.

Ce fut la reine qui la dicta. En voici le texte mot à mot:

»Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

«Mon très-excellent frère, cousin, oncle, allié et confédéré,

»Rien ne pouvait m'être plus agréable que la lettre que vous m'écrivez et dans laquelle vous me promettez de vous soumettre en tout point à mon avis. Les nouvelles qui m'arrivent de Rome me disent que l'armée française est dans l'abattement le plus complet; il en est tout autant de l'armée de la haute Italie.

»Chargez-vous donc de l'une, mon très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré; je me chargerai de l'autre. A peine aurai-je appris que vous êtes à Rome, que, de mon côté, j'entre en campagne avec 140,000 hommes; vous en avez de votre côté 60,000, j'attends 40,000 Russes; c'est plus qu'il n'en faut pour que le prochain traité de paix, au lieu de s'appeler le traité de Campo-Formio, s'appelle le traité de Paris.»

—Est-ce cela? demanda la reine.

—Excellent! dit Acton.

—Alors, il ne s'agit plus que de recopier cette rédaction.

Acton s'assura que le papier était parfaitement sec, fit disparaître, à l'aide du fer, le pli préservateur, alla de nouveau à la porte et appela Dick.

Comme il l'avait prévu, le jeune homme se tenait à la portée de la voix.

—Me voici, monseigneur, dit-il.

—Venez à cette table, fit Acton, et transcrivez ce brouillon sur cette lettre en déguisant légèrement votre écriture.

Le jeune homme se mit à la table sans faire une question, sans paraître s'étonner, prit la plume comme s'il s'agissait de la chose la plus simple, exécuta l'ordre donné, et se leva, attendant de nouvelles instructions.

Acton examina le papier à la lueur des bougies: rien n'indiquait la trahison qui venait d'être commise; il réintégra la lettre dans l'enveloppe, replaça au-dessus de la flamme la cire, qui s'amollit de nouveau, laissa sur cette première couche, afin d'effacer toute trace d'ouverture de la lettre, retomber une seconde couche de cire, et appliqua dessus le cachet qu'il avait fait faire en fac-similé sur celui de l'empereur.

Après quoi, il remit la dépêche dans la poche de cuir, reboutonna la veste du courrier, et, prenant une bougie, examina pour la première fois la blessure.

Il y avait contusion violente à la tête, le cuir chevelu était fendu sur une longueur de deux pouces; mais il n'y avait aucune lésion de l'os du crâne.

—Dick, dit-il, écoutez bien mes recommandations; voici ce que vous allez faire...

Le jeune homme s'inclina.

—Vous allez envoyer chercher un médecin à Santa-Maria; pendant qu'on ira chercher le médecin, qui ne sera pas ici avant une heure, vous ferez prendre à cet homme, cuillerée par cuillerée, une décoction de café vert bouilli, la valeur d'un verre à peu près.

—Oui, Votre Excellence.

—Le médecin croira que ce sont les sels qu'il lui aura fait respirer, ou l'éther dont il lui aura frotté les tempes qui l'auront fait revenir à lui, vous le lui laisserez croire; il pansera le blessé, qui, selon son état de force ou de faiblesse, poursuivra sa route à pied ou en voiture.

—Oui, Votre Excellence.

—Le blessé, continua Acton en appuyant sur chaque mot, a été ramassé après sa chute par les gens de la maison, porté par eux sur votre ordre dans la pharmacie, soigné par vous et le médecin; il n'a vu ni moi la reine, et la reine ni moi ne l'avons vu. Vous entendez?

—Oui, Votre Excellence.

—Et maintenant, dit Acton en se retournant vers la reine, vous pouvez laisser aller les choses d'elles-mêmes et rentrer sans inquiétude au salon, tout s'exécutera comme il a été ordonné.

La reine jeta un dernier regard sur le secrétaire; elle lui trouva cet air intelligent et résolu des hommes appelés un jour à faire leur fortune.

Puis, la porte refermée:

—Vous avez là un homme précieux, général! dit-elle.

—Il n'est point à moi, il est à vous, madame, comme tout ce que je possède, répondit Acton.

Et il s'inclina en laissant passer la reine devant lui.

Lorsqu'elle rentra dans le salon, Emma Lyonna, enveloppée d'un cachemire pourpre à franges d'or, se laissait, au milieu des louanges et des applaudissements frénétiques des spectateurs, tomber sur un canapé dans tout l'abandon d'une danseuse de théâtre qui vient d'obtenir son plus beau succès; et, en effet, jamais ballerine de San-Carlo n'avait jeté son public dans un pareil enivrement; le cercle au milieu duquel elle avait commencé la danse s'était peu à peu, et par une attraction insensible, rapproché d'elle; de sorte qu'il était arrivé un moment où, chacun étant avide de la voir, de la toucher, de respirer le parfum qui émanait d'elle, non-seulement l'espace, mais l'air lui avait manqué, et, criant d'une voix étouffée: «Place! place!» elle était, dans un spasme voluptueux, venue tomber sur le canapé où la reine la retrouvait.

A la vue de la reine, la foule s'ouvrit pour la laisser pénétrer jusqu'à sa favorite.

Les louanges et les applaudissements redoublèrent; on savait que louer la grâce, le talent, la magie d'Emma, c'était la façon la plus sûre de faire sa cour à Caroline.

—D'après ce que je vois, d'après ce que j'entends, dit Caroline, il me semble qu'Emma vous a tenu sa parole. Il s'agit maintenant de la laisser reposer; d'ailleurs, il est une heure du matin, et Caserte, je vous remercie de l'avoir oublié, est à plusieurs milles de Naples.

Chacun comprit que c'était un congé bien en règle, et qu'en effet l'heure était venue de se retirer; on résuma tous les plaisirs de la soirée dans l'expression d'une dernière et suprême admiration; la reine donna sa main à baiser à trois ou quatre des plus favorisés,—le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana furent de ceux-là,—retint Nelson et ses deux amis, à qui elle avait quelques mots à dire en particulier, et, appelant à elle la marquise de San-Clemente:

—Ma chère Elena, vous êtes près de moi de service après-demain.

—Demain, Votre Majesté veut dire; car, ainsi qu'elle nous l'a fait observer, il est une heure du matin; je tiens trop à cet honneur pour permettre qu'il soit retardé d'un jour.

—Je vais donc bien vous contrarier, ma chère Elena, dit la reine avec un sourire dont il eût été difficile de définir l'expression; mais imaginez-vous que la comtesse San-Marco me demande la permission, avec votre agrément bien entendu, de prendre votre place, vous priant de prendre la sienne; elle a je ne sais quelle chose importante à faire la semaine prochaine. Ne voyez-vous aucun inconvénient à cet échange?

—Aucun, madame, si ce n'est de retarder d'un jour le bonheur de vous faire ma cour.

—Eh bien, voilà qui est arrangé; vous avez toute liberté demain, ma chère marquise.

—J'en profiterai probablement pour aller à la campagne avec le marquis de San-Clemente.

—A la bonne heure, dit la reine, voilà qui est exemplaire.

Et elle salua la marquise, qui, retenue par elle, fut la dernière à lui faire sa révérence et à sortir.

La reine se trouva seule alors avec Acton, Emma, les deux officiers anglais et Nelson.

—Mon cher lord, dit-elle à Nelson, j'ai tout lieu de penser que, demain ou après-demain, le roi recevra de Vienne des nouvelles dans votre sens relativement à la guerre; car vous êtes toujours d'avis, n'est-ce pas, que plus tôt on entrera en campagne, mieux cela vaudra?

—Non-seulement je suis de cet avis, madame, mais, si cet avis est adopté, je suis prêt à vous prêter le concours de la flotte anglaise.

—Nous en profiterons, milord; mais ce n'est point cela que j'ai à vous demander pour le moment.

—Que la reine ordonne, je suis prêt à lui obéir.

—Je sais, milord, combien le roi a confiance en vous; demain, si favorable à la guerre que soit la réponse de Vienne, il hésitera encore; une lettre de Votre Seigneurie, dans le même sens que celle de l'empereur, lèverait toutes ses irrésolutions.

—Doit-elle être adressée au roi, madame?

—Non, je connais mon auguste époux, il a une répugnance invincible à suivre les avis qui lui sont donnés directement; j'aimerais donc mieux qu'ils lui vinssent d'une lettre confidentielle écrite à lady Hamilton. Écrivez collectivement à elle et à sir William; à elle comme à la meilleure amie que j'aie, à sir William comme au meilleur ami qu'ait le roi; la chose lui revenant par double ricochet aura plus d'influence.

—Votre Majesté sait, dit Nelson, que je ne suis ni un diplomate ni un homme politique; ma lettre sera celle d'un marin qui dit franchement, rudement même, ce qu'il pense, et pas autre chose.

—C'est tout ce que je vous demande, milord. D'ailleurs, vous vous en allez avec le capitaine général, vous causerez en route; comme on décidera demain sans doute quelque chose d'important dans la matinée, venez dîner au palais; le baron Mack y dîne, vous combinerez vos mouvements.

Nelson s'inclina.

—Ce sera un dîner en petit comité, continua la reine; Emma et sir William seront des nôtres. Il s'agit de pousser et de presser le roi; moi-même, je retournerais à Naples ce soir, si ma pauvre Emma n'était pas si fatiguée. Vous savez, au reste, ajouta la reine en baissant la voix, que c'est pour vous et pour vous seul, mon cher amiral, qu'elle a dit et fait toutes les belles choses que vous avez vues et entendues.

Puis, plus bas encore:

—Elle refusait obstinément, mais je lui ai dit que j'étais sûre qu'elle vous ravirait; tout son entêtement a tombé devant cette espérance.

—Oh! madame, par grâce! fit Emma.

—Voyons, ne rougissez pas et tendez votre belle main à notre héros; je lui donnerais bien la mienne, mais je suis sûre qu'il aimera mieux la vôtre; la mienne sera donc pour ces messieurs.

Et, en effet, elle tendit ses deux mains aux officiers, qui en baisèrent chacun une; tandis que Nelson, saisissant celle d'Emma avec plus de passion peut-être que ne le permettait l'étiquette royale, la portait à ses lèvres.

—Est-ce vrai, ce qu'a dit la reine, lui demanda-t-il à voix basse, que ce soit pour moi que vous avez consenti à dire des vers, à chanter et à danser ce pas qui a failli me rendre fou de jalousie?

Emma le regarda comme elle savait regarder quand elle voulait ôter à ses amants le peu de raison qui leur restait; puis, avec une expression de voix plus enivrante encore que ses yeux:

—L'ingrat, dit-elle, il le demande!

—La voiture de Son Excellence le capitaine général est prête, dit un valet de pied.

—Messieurs, dit Acton, quand vous voudrez.

Nelson et les deux officiers firent leurs révérences.

—Votre Majesté n'a pas d'ordres particuliers à me donner? dit Acton à la reine au moment où ils s'éloignaient.

—Si fait, dit la reine; à neuf heures ce soir, les trois inquisiteurs d'État dans la chambre obscure.

Acton salua et sortit; les deux officiers étaient déjà dans l'antichambre.

—Enfin! dit la reine en jetant son bras autour du cou d'Emma et en l'embrassant avec l'emportement qu'elle mettait dans toutes ses actions. J'ai cru que nous ne serions jamais seules!...

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