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La San-Felice, Tome 03

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XLIV

LA CRÈCHE DU ROI FERDINAND

Le titre de ce chapitre doit paraître à peu près inintelligible à nos lecteurs; nous allons donc commencer par leur en donner l'explication.

Une des plus grandes solennités de Naples, une des plus fêtées, est la Noël,—Natale, comme on l'appelle. Trois mois d'avance, les plus pauvres familles se privent de tout, pour faire quelques économies, dont une partie passe à la loterie, dans l'espoir de gagner, et, avec ce gain, de passer gaiement la sainte nuit, et dont l'autre est mise en réserve pour le cas où la madone de la loterie,—car, à Naples, il y a des madones pour tout,—pour le cas où la madone de la loterie serait inflexible.

Ceux qui ne réussissent pas à faire des économies portent au Mont-de-Piété leurs pauvres bijoux, leurs misérables vêtements et jusqu'aux matelas de leur lit.

Ceux qui n'ont ni bijoux, ni matelas, ni vêtements à engager, volent.

On a remarqué qu'il y avait à Naples recrudescence de vols pendant le mois de décembre.

Chaque famille napolitaine, si misérable qu'elle soit, doit avoir à son souper, pendant la nuit de Noël, au moins trois plats de poisson sur sa table.

Le lendemain de la Noël, un tiers de la population de Naples est malade d'indigestion, et trente mille personnes se font saigner.

A Naples, on se fait saigner à tout propos: on se fait saigner parce qu'on a eu chaud, parce qu'on a eu froid, parce qu'il a fait sirocco, parce qu'il a fait tramontane. J'ai un petit domestique de onze ans qui, sur dix francs que je lui donne par mois, en met sept à la loterie, fait une rente d'un sou par jour à un moine qui lui donne depuis trois ans des numéros dont pas un seul n'est sorti, et garde les trente autres sous pour se faire saigner.

De temps en temps, il entre dans mon cabinet et me dit gravement:

—Monsieur, j'ai besoin de me faire saigner.

Et il se fait saigner, comme si un coup de lancette dans la veine était la chose la plus récréative du monde.

De cinquante pas en cinquante pas, on rencontre à Naples et surtout à l'époque que nous essayons de peindre, on rencontrait des boutiques de barbiers, salassatori, lesquels, comme au temps de Figaro, tiennent le rasoir d'une main et la lancette de l'autre.

Pardon de la digression, mais la saignée est un trait des moeurs napolitaines que nous ne pouvions passer sous silence.

Revenons à la Noël et surtout à ce que nous allions dire à propos de Naples.

Nous allions dire qu'un des grands amusements de Naples, à l'approche de Natale, amusement qui, chez les Napolitains de vieille roche, a persisté jusqu'à nos jours, était la composition des crèches.

En 1798, il y avait peu de grandes maisons de Naples qui n'eussent leur crèche, soit une crèche en miniature pour l'amusement des enfants, soit une crèche gigantesque pour l'édification des grandes personnes.

Le roi Ferdinand était renommé entre tous pour sa manière de faire sa crèche, et dans la plus grande salle du rez-de-chaussée du palais royal, il avait fait pratiquer un théâtre de la grandeur du Théâtre-Français pour y installer sa crèche.

C'était un des amusements dont le prince de San-Nicandro avait occupé son active jeunesse et dont il avait conservé le goût, disons mieux, le fanatisme pendant son âge mûr.

Chez les particuliers, on faisait, et l'on fait encore aujourd'hui, servir les mêmes objets dont se composent les crèches à toutes les fêtes de Noël; la seule différence était dans leur disposition; mais, chez le roi, il n'en était pas ainsi, après être restée, un mois ou deux, livrée à l'admiration des spectateurs, la crèche royale était démantibulée, et, de tous les objets qui la composaient, le roi faisait des dons à ses favoris, qui recevaient ces dons comme une précieuse marque de la faveur royale.

Les crèches des particuliers selon les fortunes coûtaient de cinq cents à dix mille et même quinze mille francs; celle du roi Ferdinand, par le concours des peintres, des sculpteurs, des architectes, des machinistes et des mécaniciens qu'il employait, coûtait jusqu'à deux ou trois cent mille francs.

Six mois d'avance, le roi s'en occupait et donnait à sa crèche tout le temps qu'il ne donnait point à la chasse et à la pêche.

La crèche de l'année 1798 devait être particulièrement belle, et le roi y avait dépensé déjà de très grosses sommes, bien qu'elle ne fût point entièrement terminée; voilà pourquoi, la veille, grâce aux dépenses faites pour les préparatifs de guerre, se trouvant à court d'argent, il avait, avec un certain côté enfantin, remarquable dans son caractère, pressé la rentrée de la part que la maison Backer et fils prenait pour son compte, dans la négociation de la lettre de change de vingt-cinq millions.

Les huit millions pesés et comptés dans la soirée, avaient été, selon la promesse d'André Backer, transportés, pendant la nuit, des caves de sa maison de banque dans celles du palais royal.

Et Ferdinand, joyeux et rayonnant, sans crainte que désormais l'argent manquât, avait envoyé chercher son ami le cardinal Ruffo, d'abord pour lui montrer sa crèche et lui demander ce qu'il en pensait, ensuite pour attendre avec lui le retour du courrier Antonio Ferrari, qui, ponctuel comme il l'était, eût dû arriver à Naples pendant la nuit, et, n'étant point arrivé pendant la nuit, ne devait pas se faire attendre plus tard que la matinée.

Il causait, en attendant, des mérites de saint Éphrem avec fra Pacifico, notre vieille connaissance, à qui sa popularité, toujours croissante, surtout depuis que deux jacobins avaient été sacrifiés à cette popularité, valait l'insigne honneur d'occuper une place dans la crèche du roi Ferdinand.

En conséquence, dans un coin de cette partie de la salle destiné, lors de l'ouverture de la crèche, à devenir le parterre, fra Pacifico et son âne Jocobino posaient devant un sculpteur, qui les moulait en terre glaise, en attendant qu'il les exécutât en bois.

Nous dirons tout à l'heure la place qui leur était assignée dans la grande composition que nous allons dérouler aux yeux de nos lecteurs.

Essayons donc, si laborieuse que soit cette tâche, de donner une idée de ce que c'était que la crèche du roi Ferdinand.

Nous avons dit qu'elle était fabriquée sur un théâtre de la grandeur et de la profondeur du Théâtre-Français, c'est-à-dire qu'elle avait de trente-quatre à trente-six pieds d'ouverture, et cinq ou six plans de la rampe au mur de fond.

L'espace entier, en largeur et en profondeur, était occupé par des sujets divers, établis sur des praticables qui allaient toujours s'élevant et qui représentaient les actes principaux de la vie de Jésus, depuis sa naissance dans la crèche au premier plan, jusqu'à son crucifiement au Calvaire au dernier plan, lequel, situé à l'extrême lointain, touchait presque aux frises.

Un chemin allait en serpentant par tout le théâtre et paraissait conduire de Bethléem au Golgotha.

Le premier et le plus important de tous ces sujets qui se présentât aux yeux, comme nous l'avons dit, était la naissance du Christ dans la grotte de Bethléem.

La grotte était divisée en deux compartiments: dans l'un, le plus grand, était la Vierge, avec l'Enfant Jésus, qu'elle tenait dans ses bras ou plutôt sur ses genoux; elle avait à sa droite l'âne, qui brayait, et à sa gauche le boeuf, qui léchait la main que l'Enfant Jésus étendait vers lui.

Dans le petit compartiment était saint Joseph en prière.

Au-dessus du grand compartiment étaient écrits ces mots:

Grotte prise au naturel à Bethléem et dans laquelle enfanta la Vierge.

Au-dessus du petit compartiment:

Caveau dans lequel se retira saint Joseph pendant l'enfantement.

La Vierge était richement vêtue de brocart d'or; elle avait sur la tête un diadème en diamants, des boucles d'oreilles et des bracelets d'émeraudes, une ceinture de pierreries et des bagues à tous les doigts.

L'Enfant Jésus avait autour de la tête une feuille d'or représentant l'auréole.

Dans le compartiment de la Vierge et de l'Enfant Jésus se trouvait le tronc d'un palmier qui traversait la voûte et allait s'épanouir au grand jour: c'était le palmier de la légende, qui, mort et desséché depuis longtemps, avait repris ses feuilles et ses fruits au moment où, dans une des douleurs de l'enfantement, la Vierge, s'aidant de lui, l'avait pris et serré entre ses bras.

Agenouillés à la porte de la crèche étaient les trois rois mages apportant des bijoux, des vases précieux, des étoffes magnifiques à l'enfant divin. Bijoux, vases et étoffes étaient réels et tirés du trésor de la couronne ou du musée Borbonico; les rois mages avaient au cou le cordon de Saint-Janvier, et un grand nombre de valets formaient leur suite; ils conduisaient par la bride six chevaux attelés à un magnifique carrosse drapé.

Cette grotte, avec ses personnages de grandeur demi-nature, se trouvait à la gauche du spectateur, c'est-à-dire du côté jardin, comme on dit en termes de coulisses.

Au côté cour, c'est-à-dire à la droite du spectateur, étaient les trois bergers guidés par l'étoile et faisant pendant aux rois; deux des trois tenaient des moutons avec des laisses de rubans; le troisième portait entre ses bras un agneau que sa mère suivait en bêlant.

Au-dessus des bergers, au second plan, était la fuite en Égypte: la Vierge, montée sur un âne, tenant le petit Enfant Jésus dans ses bras, était suivie de saint Joseph marchant derrière elle, tandis qu'au-dessus d'elle quatre anges, suspendus en l'air, la garantissaient des ardeurs du soleil en étendant au-dessus de sa tête un manteau de velours bleu à franges d'or.

Le praticable, dominant l'Adoration des bergers, représentait la montée dei Capuccini à l'Infrascata, avec la façade du couvent de Saint-Éphrem.

Le groupe destiné à faire le pendant de la fuite en Égypte, devait se composer de fra Pacifico et de son âne, représentés au naturel, comme la grotte de Bethléem; c'était pour que cette ressemblance fût parfaite et que l'homme et l'animal pussent être reconnus à la première vue, que fra Pacifico, trois jours auparavant, en passant devant largo Castello, avait reçu l'invitation d'entrer au palais, où le roi désirait lui parler. Fra Pacifico avait obéi, cherchant dans sa tête ce que pouvait lui vouloir le roi, et avait été conduit dans la salle de la crèche, où il avait appris de la bouche même de Sa Majesté le grand honneur que le roi comptait faire au couvent des capucins de Saint-Éphrem en mettant dans sa crèche le frère quêteur et son âne. Fra Pacifico avait, en conséquence, reçu l'avis que, tout le temps que dureraient les séances, il était inutile qu'il prît la peine de quêter, attendu que ce serait le maître d'hôtel du roi qui chargerait ses paniers. Depuis trois jours, les choses se passaient ainsi, à la grande satisfaction de fra Pacifico et de Jacobin, qui, dans leurs rêves d'ambition les plus exagérés, n'eussent jamais espéré être un jour admis à l'honneur de se trouver face à face avec le roi.

Aussi, fra Pacifico se retenait à grand'peine de crier: «Vive le roi!» et Jacobin, qui voyait braire son confrère de la crèche, se tenait à quatre pour n'en pas faire autant.

Les autres sujets, qui allaient toujours en s'éloignant, étaient: Jésus enseignant les docteurs, l'épisode de la Samaritaine, la pêche miraculeuse, Jésus marchant sur les eaux et soutenant le peu crédule saint Pierre, le groupe de Jésus et de la femme adultère, groupe dans lequel on pouvait remarquer une chose, c'est que, soit hasard, soit malice cynique du roi Ferdinand, la pécheresse à laquelle le Christ pardonne, avait les cheveux blonds de la reine et la lèvre avancée des princesses autrichiennes.

Le quatrième plan était occupé par le dîner chez Marthe,—dîner pendant lequel la Madeleine vint verser ses parfums sur les pieds du Christ et les essuyer avec ses cheveux,—par l'entrée triomphale de Notre-Seigneur à Jérusalem le jour des Rameaux. Des gardes du corps à l'uniforme du roi gardaient la porte de la ville et présentaient les armes à Jésus. Jérusalem offrait, en outre, ceci de remarquable qu'elle était fortifiée à la manière de Vauban et défendue par des canons; ce qui, comme on le sait, ne l'empêcha point d'être prise par Titus.

Par l'autre porte de Jérusalem, on voyait sortir Jésus, sa croix sur l'épaule, au milieu des gardes et du peuple, marchant au Calvaire, dont les stations étaient marquées par des croix.

Enfin, le Golgotha terminait la perspective à gauche du spectateur, tandis que la gauche de la crèche représentait, au même plan, la vallée de Josaphat avec les morts sortant de leurs tombeaux, dans des attitudes d'espérance ou de terreur, en attente du jugement dernier, auquel les a convoqués la trompette de l'ange qui plane au-dessus d'eux.

Dans les intervalles et sur le chemin qui, à travers les différents praticables, conduisait en serpentant de la crèche au Calvaire étaient semés des groupes auxquels l'archéologie n'avait rien à voir, des pantalons qui dansaient, des paglietti qui se disputaient, des lazzaroni qui s'en moquaient, et enfin des Polichinelles mangeant leur macaroni avec la béatitude que les Napolitains, pour lesquels le macaroni représente l'ambroisie antique, mettent à l'inglutition de cet aliment tombé de l'Olympe sur la terre.

Aucun terrain n'était perdu sur les surfaces planes. Sans s'inquiéter du mois où naquit Jésus, des moissonneurs faisaient la moisson, tandis que, sur les plans inclinés, des vignerons vendangeaient leurs vignes, ou des pasteurs faisaient paître leurs troupeaux.

Et tous ces personnages, qui montaient à près de trois cents, exécutés par d'habiles artistes, avaient la grandeur strictement mesurée au plan qu'ils devaient occuper, de sorte qu'ils aidaient à une perspective qui paraissait immense.

Le roi était en train,—tout en jetant un coup d'oeil à sa crèche, livrée au mécanicien du théâtre Saint-Charles pour la disposition de ses personnages,—de se faire raconter par fra Pacifico la légende du beccaïo, qui prenait chaque jour des proportions plus formidables. En effet, le brave égorgeur de boucs, après avoir été attaqué par un jacobin, puis par deux jacobins, puis par trois jacobins, avait fini par ne plus énumérer ses adversaires, et, s'il fallait l'en croire à cette heure, avait été attaqué, comme Falstaff, par toute une armée; seulement, il n'affirma point qu'elle fût vêtue de bougran vert.

Au milieu du récit de fra Pacifico, le cardinal Ruffo entra, mandé, comme nous l'avons dit, par le roi.

Ferdinand interrompit sa conversation avec fra Pacifico pour faire fête au cardinal, lequel, reconnaissant le moine et sachant de quel abominable crime il avait été la cause, sinon l'agent, s'éloigna de lui sous le prétexte d'admirer la crèche du roi.

Les séances de fra Pacifico étaient terminées; outre les trois charges de poisson, de légumes, de fruits, de viandes et de vin qu'il avait tirées des offices et des caves du roi et sous lesquelles Jacobin était rentré pliant au monastère, le roi ordonna qu'on lui comptât cent ducats par séance, à titre d'aumône, le congédia en lui demandant sa bénédiction, et, tandis que le moine, bénisseur digne du bénit, le coeur bondissant d'orgueil, s'éloignait sur son âne, il alla rejoindre Ruffo.

—Eh bien, mon éminentissime, lui dit-il, nous voici arrivés au 4 octobre, et pas de nouvelles de Vienne! Ferrari, contre ses habitudes, est de cinq ou six heures en retard; aussi vous ai-je envoyé chercher, convaincu qu'il ne pouvait tarder à arriver, et songeant, comme un égoïste, que je m'amuserais avec vous, tandis que je m'ennuierais en restant tout seul.

—Et vous avez d'autant mieux fait, sire, répondit Ruffo, qu'en traversant la cour, j'ai vu reconduire à l'écurie un cheval tout ruisselant d'eau, et aperçu de loin un homme que l'on soutenait sous les deux bras; cet homme montait avec peine l'escalier de votre appartement; à ses grandes bottes, à sa culotte de peau, à sa veste à brandebourgs, j'ai cru reconnaître le pauvre diable que vous attendez; peut-être lui est-il arrivé quelque malheur.

En ce moment, un valet de pied parut sur la porte.

—Sire, dit-il, le courrier Antonio Ferrari est arrivé, et attend dans votre cabinet qu'il plaise à Votre Majesté de recevoir les dépêches qu'il lui apporte.

—Mon éminentissime, dit le roi, voici notre réponse qui nous arrive.

Et, sans même s'informer près du valet de pied si Ferrari s'était blessé ou avait été blessé, Ferdinand monta rapidement par un escalier dérobé et se trouva installé dans son cabinet avec Ruffo avant le courrier, qui, retardé par sa blessure, ne marchait que lentement, et était obligé de s'arrêter de dix pas en dix pas.

Quelques secondes après, la porte du cabinet s'ouvrit, et Antonio Ferrari, toujours soutenu par les deux hommes qui l'avaient aidé à monter l'escalier, apparaissait sur le seuil, pâle et la tête enveloppée d'une bandelette ensanglantée.



XLV

PONCE PILATE

En apercevant le roi, Ferrari écarta les deux hommes qui le soutenaient, et, comme si la présence de son maître eût suffi à lui rendre ses forces, il fit seul trois pas en avant, et, tandis que les deux hommes se retiraient et refermaient la porte derrière eux, il tira de sa poche la dépêche de la main droite, la présenta au roi, tandis qu'il portait, pour saluer militairement, la gauche à son front.

—Bon! dit pour tout remercîment le roi en prenant la dépêche, voilà mon imbécile qui s'est laissé tomber.

—Sire, répondit Ferrari, Votre Majesté sait qu'il n'y a pas, dans toutes les écuries du royaume, un cheval capable de me démonter; c'est mon cheval, et non pas moi, qui s'est laissé tomber, et, quand le cheval tombe, sire, il faut que le cavalier, fût-il roi, en fasse autant.

—Et où cela t'est-il arrivé? demanda Ferdinand.

—Dans la cour du château de Caserte, sire.

—Et que diable allais-tu faire dans la cour du château de Caserte?

—Le maître de poste de Capoue m'avait dit que le roi était au château.

—C'est vrai, j'y étais, grommela le roi; mais, à sept heures du soir, je l'avais quitté, ton château de Caserte.

—Sire, dit le cardinal, qui voyait pâlir et chanceler Ferrari, si Votre Majesté veut continuer l'interrogatoire, elle doit permettre à cet homme de s'asseoir, ou sinon il va se trouver mal.

—C'est bien, dit Ferdinand. Assieds-toi, animal!

Le cardinal approcha vivement un fauteuil.

Il était temps; quelques secondes de plus, Ferrari tombait étendu sur le parquet; il tomba seulement assis.

Quand le cardinal eut fini, le roi qui le regardait tout étonné de la peine qu'il se donnait pour son courrier, le prit à part et lui dit:

—Vous avez entendu, cardinal, à Caserte?

—Oui, sire.

—Justement, à Caserte! insista le roi.

Puis, à Ferrari:

—Et comment la chose est-elle arrivée? demanda-t-il.

—Il y avait soirée chez la reine, sire, répondit le courrier. La cour était encombrée de voitures; j'ai tourné trop court et n'ai point assez soutenu mon cheval en tournant; il s'est abattu des quatre pieds et je me suis fendu la tête contre une borne.

—Hum! fit le roi.

Et, tournant et retournant la lettre dans sa main, comme s'il hésitait à l'ouvrir:

—Et cette lettre, dit-il, c'est de l'empereur?

—Oui, sire: j'avais un petit retard de deux heures, parce que l'empereur était à Schoenbrünn.

—Voyons toujours ce que m'écrit mon neveu, venez, cardinal.

—Permettez, sire, que je donne un verre d'eau à cet homme et que je lui mette à la main un flacon de sels, à moins que Votre Majesté ne lui permette de se retirer chez lui, auquel cas j'appellerais les hommes qui l'ont amené et je le ferais reconduire.

—Non pas! non pas! mon éminentissime; vous comprenez que j'ai à l'interroger.

En ce moment, on entendit gratter à la porte du cabinet donnant dans la chambre à coucher, et, derrière la porte, pousser de petits gémissements.

C'était Jupiter, qui reconnaissait Ferrari et qui, plus soucieux de son ami que Ferdinand ne l'était de son serviteur, demandait à entrer.

Ferrari, lui aussi, reconnut Jupiter et étendit machinalement le bras vers la porte.

—Veux-tu te taire, animal! cria Ferdinand en frappant du pied.

Ferrari laissa retomber son bras.

—Sire, dit Ruffo, ne permettrez-vous pas que deux amis, après s'être dit adieu au départ, se disent bonjour à l'arrivée?

Et, pensant que Jupiter tiendrait lieu au courrier de verre d'eau et de sels, il profita de ce que le roi, ayant décacheté la dépêche, était absorbé dans sa lecture, pour aller ouvrir à Jupiter la porte de la chambre à coucher.

Celui-ci, comme s'il eût deviné qu'il devait la faveur qui lui était faite à une distraction de son maître, se glissa en rampant et en passant le plus loin possible du roi vers Ferrari, et, tournant autour de son fauteuil, il se dissimula derrière le siége et celui qui y était assis, allongeant câlinement sa tête caressante entre la cuisse et la main de son père nourricier.

—Cardinal, fit le roi, mon cher cardinal!

—Me voilà, sire, répondit l'Éminence.

—Lisez donc.

Puis, au courrier, tandis que le cardinal prenait la lettre et la lisait à son tour:

—C'est l'empereur lui-même qui a écrit cette lettre? demanda-t-il.

—Je ne sais, sire, répondit le courrier; mais c'est lui-même qui me l'a remise.

—Et, puisqu'il te l'a remise, personne n'a vu cette lettre?

—J'en puis jurer, sire.

—Elle ne t'a pas quitté?

—Elle était dans ma poche au moment où je me suis évanoui, elle était dans ma poche au moment où je suis revenu à moi.

—Tu t'es donc évanoui?

—Ce n'est point ma faute, le coup a été très-violent, sire.

—Et qu'a-t-on fait de toi quand tu as été évanoui?

—On m'a porté dans la pharmacie.

—Qui cela?

—M. Richard.

—Qui est-ce, M. Richard? Je ne connais pas.

—Le secrétaire de M. Acton.

—Qui t'a pansé?

—Le médecin de Santa-Maria.

—Et personne autre?

—Je n'ai vu que lui et M. Richard, sire.

Ruffo se rapprocha du roi.

—Votre Majesté a lu? dit-il.

—Pardieu! fit le roi. Et vous?

—Moi aussi.

—Qu'en dites-vous?

—Je dis, sire, que la lettre est formelle. Les nouvelles que l'empereur reçoit de Rome sont, à ce qu'il paraît, les mêmes que les nôtres; il dit à Votre Majesté de se charger de l'armée du général Championnet; qu'il se chargera de celle du général Joubert.

—Oui, reprit le roi, et voyez: il ajoute qu'aussitôt que je serai à Rome, il passera la frontière avec cent quarante mille hommes.

—L'avis est positif.

—Le corps de la lettre, reprit Ferdinand avec défiance, n'est pas de la main de l'empereur.

—Non; mais la salutation et la signature sont autographes; peut-être Sa Majesté Impériale était-elle assez sûre de son secrétaire pour lui confier ce secret.

Le roi reprit la lettre des mains de Ruffo, la tourna et la retourna.

—Voulez-vous me montrer le cachet, sire?

—Oh! dit le roi, quant au cachet, il n'y a rien à y reprendre: c'est bien la tête de l'empereur Marc-Antoine, je l'ai reconnue.

—Marc-Aurèle, veut dire Votre Majesté.

—Marc-Antoine, Marc-Aurèle, murmura le roi, n'est-ce point la même chose?

—Pas tout à fait, sire, répliqua Ruffo en souriant; mais la question n'est point là; l'adresse est de la main de l'empereur, la signature est de la main de l'empereur; en conscience, sire, vous n'en pouvez pas demander davantage. Votre Majesté a-t-elle d'autres questions à faire à son courrier?

—Non, qu'il aille se faire panser.

Et il lui tourna le dos.

—Et voilà les hommes pour lesquels on se fait tuer! murmura Ruffo, en allant à la sonnette.

Au son du timbre, le valet de pied de service entra.

—Rappelez les deux valets de pied qui ont amené Ferrari, dit le cardinal.

—Oh! merci, Votre Éminence; j'ai repris des forces et je regagnerai bien ma chambre tout seul.

En effet, Ferrari se leva, salua le roi et s'achemina vers la porte, suivi de Jupiter.

—Ici, Jupiter! fit le roi.

Jupiter s'arrêta court, n'obéissant qu'à moitié, accompagna Ferrari des yeux jusqu'à ce que celui-ci fût dans l'antichambre, et, avec une plainte, alla se coucher sous la table du roi.

—Eh bien, idiot! que fais-tu là? demanda Ferdinand au valet de pied qui se tenait debout à la porte.

—Sire, répondit celui-ci en tressaillant, Son Excellence sir William Hamilton, ambassadeur d'Angleterre, fait demander si Votre Majesté veut bien lui faire l'honneur de le recevoir.

—Pardieu! tu sais bien que je le reçois toujours.

Le valet sortit.

—Dois-je me retirer, sire? demanda le cardinal.

—Non pas; restez au contraire, mon éminentissime; la solennité avec laquelle l'audience m'est demandée indique une communication officielle, et je ne serai probablement point fâché de vous consulter sur cette communication.

La porte se rouvrit.

—Son Excellence l'ambassadeur d'Angleterre! dit le valet sans reparaître.

Zitto! dit le roi en montrant au cardinal la lettre de l'empereur et en la mettant dans sa poche.

Le cardinal fit un geste qui correspondait à cette réponse: «Sire, la recommandation était inutile.»

Sir William Hamilton entra.

Il salua le roi, puis le cardinal.

—Soyez le bienvenu, sir William, dit le roi, d'autant mieux le bienvenu que je vous croyais à Caserte.

—J'y étais en effet, sire; mais la reine nous a fait l'honneur de nous ramener, lady Hamilton et moi, dans sa voiture.

—Ah! la reine est de retour?

—Oui, sire.

—Il y a longtemps que vous êtes arrivé?

—A l'instant même, et, ayant une communication à faire à Votre Majesté...

Le roi regarda Ruffo en clignant de l'oeil.

—Secrète? demanda-t-il.

—C'est selon, sire, reprit sir William.

—Relative à la guerre, je présume? dit le roi.

—Justement, sire, relative à la guerre.

—En ce cas, vous pouvez parler devant Son Éminence; nous nous entretenions de ce sujet au moment où l'on vous a annoncé.

Le cardinal et sir William se saluèrent, ce qu'ils ne faisaient jamais quand ils pouvaient faire autrement.

—Eh bien, fit sir William renouant la conversation, Sa Seigneurie lord Nelson est venue hier passer la soirée à Caserte, et, en partant, nous a laissé, à lady Hamilton et à moi, une lettre que je crois de mon devoir de communiquer à Votre Majesté.

—La lettre est écrite en anglais?

—Lord Nelson ne parle que cette langue; mais, si Votre Majesté le désire, j'aurai l'honneur de la lui traduire en italien.

—Lisez, sir William, dit le roi; nous écoutons.

Et, en effet, pour justifier le pluriel employé par lui, le roi fit signe à Ruffo d'écouter pendant qu'il écoutait lui-même.

Voici le texte même de la lettre, que sir William traduisait de l'anglais en italien pour le roi, et que nous traduisons de l'anglais en français pour nos lecteurs 1:

Note 1: (retour)

Nous ne changeons pas une syllabe à la lettre de Nelson, que l'on doit accepter comme une pièce historique de la plus haute importance, puisque c'est elle qui décida Ferdinand IV à faire la guerre à la France.

A Lady Hamilton.

»Naples, 3 octobre 1798.

»Ma chère madame,

»L'intérêt que vous et sir William Hamilton avez toujours pris à Leurs Majestés Siciliennes est, depuis six ans, gravé dans mon coeur, et je puis vraiment dire que, dans toutes les occasions qui se sont offertes, et elles ont été nombreuses, je n'ai jamais cessé de manifester ma sincère sympathie pour le bonheur de ce royaume.

»En vertu de cet attachement, chère madame, je ne puis rester indifférent à ce qui s'est passé et à ce qui se passe à cette heure dans le royaume des Deux-Siciles, ni aux malheurs qui, d'après ce que je vois clairement sans être diplomate, sont prêts à s'étendre sur tout ce pays si loyal, et cela, par la pire de toutes les politiques, celle de la temporisation.

»Depuis mon arrivée dans ces mers, c'est-à-dire depuis le mois de mai passé, j'ai vu dans le peuple sicilien un peuple dévoué à son souverain, et détestant terriblement les Français et leurs principes.

Depuis mon séjour à Naples, il en a été de même, et j'y ai trouvé les Napolitains, depuis le premier jusqu'au dernier, prêts à faire la guerre aux Français, qui, comme on le sait, organisent une armée de voleurs pour piller ce royaume et abattre la monarchie.

»Et, en effet, la politique de la France n'a-t-elle pas toujours été de bercer les gouvernements dans une fausse sécurité pour les détruire ensuite? et, comme je l'ai déjà assuré, est-ce qu'on ne sait pas que Naples est le pays qu'ils veulent surtout livrer au pillage? Sachant cela, mais sachant que Sa Majesté Sicilienne a une puissante armée, prête, m'assure-t-on, à marcher sur un pays qui lui ouvre les bras, avec l'avantage de porter la guerre ailleurs, au lieu de l'attendre de pied ferme, je m'étonne que cette armée ne se soit pas mise en marche depuis un mois.

»J'ai pleine confiance que l'arrivée si heureuse du général Mack poussera le gouvernement à profiter du moment le plus favorable que la Providence lui ait accordé; car, s'il attaque ou s'il attend d'être attaqué chez lui au lieu de porter la guerre au dehors, il n'est pas besoin d'être prophète pour prédire que ces royaumes seront perdus et que la monarchie sera détruite! Or, si malheureusement le gouvernement napolitain persiste dans ce misérable et ruineux système de temporisation, je vous recommanderai, mes bons amis, de tenir vos objets les plus précieux et vos personnes prêts à être embarqués à la moindre nouvelle d'invasion. Il est de mon devoir de penser et de pourvoir à votre sûreté, et avec elle je regrette de songer que cela pourra être nécessaire à celle de l'aimable reine de Naples et de sa famille; mais le mieux serait que les paroles du grand William Pitt, comte de Chatam, entrassent dans la tête des ministres de ce pays.

»Les mesures les plus hardies sont les plus sûres.

»C'est le sincère désir de celui qui se dit,

»Chère madame,

»Votre très-humble et très-dévoué admirateur et ami,

»HORACE NELSON.»

—Est-ce tout? demanda le roi.

—Sire, répondit sir William, il y a un post-scriptum.

—Voyons le post-scriptum... A moins que...

Il fit un mouvement qui, visiblement, voulait dire: «A moins que le post-scriptum ne soit pour lady Hamilton elle seule.» Aussi, sir William, reprenant la lettre, se hâta-t-il de continuer:

«Je prie Votre Seigneurie de recevoir cette lettre comme une preuve, pour sir William Hamilton, auquel j'écris avec tout le respect qui lui est dû, de la ferme et inaltérable opinion d'un amiral anglais désireux de prouver sa fidélité envers son souverain, en faisant tout ce qui est en son pouvoir pour le bonheur de Leurs Majestés Siciliennes et de leur royaume.»

—Cette fois, c'est tout? demanda le roi.

—Oui, sire, répondit sir William.

—Cette lettre mérite d'être méditée, dit le roi.

—Elle renferme les conseils d'un véritable ami, sire, répondit sir William.

—Je crois que lord Nelson a promis d'être plus qu'un ami pour nous, mon cher sir William: il a promis d'être un allié.

—Et il remplira sa promesse... Tant que lord Nelson et sa flotte tiendront la mer Tyrrhénienne et celle de Sicile, Votre Majesté n'a point à craindre que ses côtes ne soient insultées par un seul bâtiment français; mais, sire, il croit, d'ici à six semaines ou deux mois, recevoir une autre destination; voilà pourquoi il serait utile de ne point perdre de temps.

—On dirait, en vérité, qu'ils se sont donné le mot, dit tout bas le roi au cardinal.

—Et ils se le seraient donné, répondit celui-ci en mettant sa voix au diapason de celle du roi, que cela n'en vaudrait que mieux.

—Votre avis bien sincère, sur cette guerre, cardinal?

—Je crois, sire, que, si l'empereur d'Autriche tient la promesse qu'il vous fait, que, si Nelson garde scrupuleusement vos côtes, je crois, en effet, qu'il vaudrait mieux attaquer et surprendre les Français que d'attendre qu'ils vous attaquassent et vous surprissent.

—Alors, vous voulez la guerre, cardinal?

—Je crois que, dans les conditions où se trouve Votre Majesté, le pis est d'attendre.

—Nelson veut la guerre? demanda le roi à sir William.

—Il la conseille du moins avec la chaleur d'un sincère et inaltérable dévouement.

—Vous voulez la guerre? continua le roi interrogeant sir William lui-même.

—Je répondrai, comme ambassadeur d'Angleterre, que je sais, en disant oui, seconder les désirs de mon gracieux souverain.

—Cardinal, dit le roi indiquant du doigt sa toilette de nuit, faites-moi le plaisir de verser de l'eau dans cette cuvette et de me la donner.

Le cardinal obéit sans faire la moindre observation, versa l'eau dans la cuvette et présenta la cuvette au roi.

Le roi retroussa ses manchettes et se lava les mains en les frottant avec une espèce de fureur.

—Vous voyez ce que je fais, sir William? dit-il.

—Je le vois, sire, répondit l'ambassadeur d'Angleterre, mais je ne me l'explique point parfaitement.

—Eh bien, je vais vous l'expliquer, dit le roi; je fais comme Pilate, je m'en lave les mains.



XLVI

LES INQUISITEURS D'ÉTAT

Le capitaine général Acton n'avait point oublié l'ordre que lui avait donné la reine le matin même, et il avait convoqué les inquisiteurs d'État dans la chambre obscure.

Neuf heures étaient l'heure indiquée; mais, pour faire preuve de zèle d'abord, et ensuite par inquiétude personnelle, chacun avait voulu arriver le premier; de sorte qu'à huit heures et demie, tous trois étaient réunis.

Ces trois hommes, dont les noms sont restés en exécration à Naples, et qui doivent être inscrits par l'historien sur les tables d'airain de la postérité, à côté de ceux des Laffémas et des Jeffreys, s'appelaient le prince de Castelcicala, Guidobaldi, Vanni.

Le prince de Castelcicala, le premier en grandeur, et, par conséquent, le premier en honte, était ambassadeur à Londres, lorsque la reine, ayant besoin de mettre sous la protection d'un des premiers noms de Naples ses vengeances publiques et privées, le rappela de son ambassade; il lui fallait un grand seigneur qui fût disposé à tout sacrifier à son ambition et prêt à boire toute honte pourvu qu'il trouvât au fond du verre de l'or et des faveurs: elle pensa au prince de Castelcicala; celui-ci accepta sans discussion; il avait compris qu'il y avait quelquefois plus à gagner à descendre qu'à monter, et, ayant calculé ce que pouvait attendre de la reconnaissance d'une reine l'homme qui se mettait au service de ses haines, de prince, il se faisait sbire et, d'ambassadeur, espion.

Guidobaldi n'était ni monté ni descendu en acceptant la mission qui lui était offerte: juge inique, magistrat prévaricateur, il était resté le même homme sans conscience qu'il avait toujours été; seulement, honoré de la faveur royale, membre d'une junte d'État au lieu d'être membre d'un simple tribunal, il avait opéré sur une plus large base.

Mais, si craints et si exécrés que le fussent le prince de Castelcicala et le juge Guidobaldi, ils étaient cependant moins craints et moins détestés que le procureur fiscal Vanni; celui-là, il n'y avait point encore de comparaison pour lui dans l'espèce humaine, et, si l'avenir lui réservait dans le Sicilien Speciale un hideux pendant, ce pendant était encore inconnu.—Fouquier-Tinville, me direz-vous? Non, il faut être juste pour tous, même pour les Fouquier-Tinville. Celui-ci était l'accusateur du comité de salut public; comme au sacrificateur, on lui amenait la victime et on lui disait: Tue! mais il ne l'allait point chercher; il n'était pas tout à la fois comme Vanni, espion pour la découvrir, sbire pour l'arrêter, juge pour la condamner. «Que me reproche-t-on? criait Fouquier-Tinville à ses juges, qui l'accusaient d'avoir fait tomber trois mille têtes; est-ce que je suis un homme, moi? Je suis une hache. Si vous me mettez en accusation, il faut y mettre aussi le couteau de la guillotine.»

Non, c'est dans le genre animal, c'est dans la famille des bêtes de nuit et de carnage, qu'il faut chercher l'équivalent de Vanni; il y avait en lui du loup et de l'hyène non-seulement au moral, mais encore au physique; il avait les bonds imprévus du premier lorsqu'il fallait saisir sa proie, la marche tortueuse et muette de la seconde lorsqu'il fallait s'en approcher. Il était plutôt grand que petit; son regard était sombre et concentré; son visage était couleur de cendre, et, comme ce terrible Charles d'Anjou, dont Villani nous a laissé un si magnifique portrait, il ne riait jamais et dormait peu.

La première fois qu'il vint prendre place à la première junte, dont il fit partie, il entra dans la salle des séances, le visage bouleversé par la terreur,—était-elle vraie ou fausse?—les lunettes relevées sur le front, se heurtant à tous les meubles, à la table; il vint à ses confrères, en s'écriant:

—Messieurs, messieurs, voilà deux mois que je ne dors point en voyant les dangers auxquels est exposé mon roi!

Et, comme, en toute occasion, il ne cessait de dire mon roi, le président de la junte, s'impatientant, lui répondit à son tour:

—Votre roi! Qu'entendez-vous par ces mots, qui cachent votre orgueil sous l'apparence du zèle? Pourquoi ne dites-vous pas comme nous simplement: notre roi?

Nous répondrons pour Vanni, qui ne répondit point:

—Celui qui dans un gouvernement faible et despotique dit: Mon roi, doit nécessairement l'emporter sur celui qui dit seulement: Notre roi.

Ce fut grâce au zèle de Vanni que, comme nous l'avons dit, les prisons s'emplirent de suspects; de prétendus coupables furent entassés dans des cachots infects, privés d'air, de lumière et de pain; une fois enfermé dans une de ces fosses, le prisonnier, qui souvent ignorait la cause de son arrestation, ne savait plus, non-seulement quand il serait mis en liberté, mais même en jugement. Vanni, suprême directeur de la douleur publique, cessait de s'occuper de ceux qui étaient en prison une fois qu'ils y étaient, mais s'occupait seulement de ceux qui restaient à emprisonner. Si une mère, si une femme, si un fils, si une soeur, si une amante, venaient prier Vanni pour un fils, pour un époux, pour un frère, pour un amant, la prière du suppliant ajoutait encore au délit du prisonnier; si les solliciteurs recouraient au roi, la chose était plus qu'inutile, elle devenait dangereuse, parce qu'alors, du roi, Vanni en appelait à la reine, et que, si le roi pardonnait quelquefois, la reine ne pardonnait jamais.

Vanni, tout au contraire de Guidobaldi,—et c'était cela qui le rendait plus terrible encore,—s'était fait une réputation de juge intègre mais inflexible; il réunissait à une ambition sans bornes une cruauté sans limites, et, pour le malheur de l'humanité, c'était en même temps un enthousiaste; l'affaire qui l'occupait était toujours une affaire immense, attendu qu'il la regardait au microscope de son imagination. De tels hommes sont non-seulement dangereux pour ceux qu'ils ont à juger, mais encore funestes pour ceux qui les font juges, parce que, ne sachant pas satisfaire leur ambition par des actions vraiment grandes, ils donnent une grandeur imaginaire à leur petites actions, les seules qu'ils puissent produire.

Il avait commencé à se faire cette réputation de juge intègre, mais inflexible, dans la conduite qu'il avait tenue à l'égard du prince de Tarsia. Le prince de Tarsia, avant le cardinal Ruffo, avait dirigé la fabrique de soie de San-Leucio: c'était une double erreur que le roi et le prince de Tarsia commettaient chacun de son côté, le roi en nommant le prince de Tarsia à un tel poste, le prince de Tarsia en l'acceptant. Ignorant dans une question de comptabilité, mais incapable de frauder; honnête homme lui-même, mais ne sachant pas s'entourer d'honnêtes gens, il se trouva, au bout de quelques années, dans la gestion du prince, un déficit de cent mille écus que Vanni fut chargé de liquider.

Rien n'était plus facile que cette liquidation. Le prince était riche à un million de ducats et offrait de payer; mais, si le prince payait, il n'y avait plus de bruit, il n'y avait plus de scandale, et tout le bénéfice qu'espérait Vanni de cette affaire s'évanouissait; en deux heures, la chose pouvait être terminée et le déficit comblé sans que la fortune du prince en souffrit une grave atteinte; l'affaire, grâce au liquidateur, dura dix ans; le déficit persista et le prince fut ruiné d'argent et de réputation.

Mais Vanni eut un nom qui lui valut le sanglant honneur de faire partie de la junte d'État de 1796.

Une fois nommé, Vanni se mit à crier tout haut, à tous et partout, qu'il ne garantissait pas la sûreté de ses augustes souverains si on ne lui laissait pas incarcérer vingt mille jacobins à Naples seulement.

Chaque fois qu'il voyait la reine, il s'approchait d'elle, soit par un de ces bonds inattendus qu'il partageait avec le loup, soit par cette marche oblique qu'il tenait de l'hyène, et lui disait:

—Madame, je tiens le fil d'une conspiration! Madame, je suis sur la trace d'un nouveau complot!

Et Caroline, qui se croyait entourée de complots et de conspirations, disait:

—Continuez, continuez, Vanni! servez bien votre reine, et vous serez récompensé.

Cette terreur blanche dura plus de trois ans; au bout de trois ans, l'indignation publique monta comme une marée d'équinoxe, et vint en quelque sorte battre les murs des prisons, où tant de prévenus étaient enfermés sans que jamais on eût pu prouver qu'un seul était coupable; au bout de trois ans, les instructions, faites avec l'acharnement des haines politiques, n'avaient pu constater aucun délit; Vanni recourut à une dernière espérance, se réfugia dans une dernière ressource, la torture.

Mais ce n'était point assez pour Vanni de la torture ordinaire: des traditions qui remontaient au moyen âge, époque depuis laquelle la torture n'avait point été appliquée, disaient que des esprits fermes, des corps robustes l'avaient supportée; non, il réclamait la torture extraordinaire, que les anciens législateurs autorisaient dans les cas de lèse-majesté, et demandait que les chefs du complot, c'est-à-dire le chevalier de Medici, le duc de Canzano, l'abbé Monticelli et sept ou huit autres, fussent soumis à cette torture qu'il spécifiait lui-même dans un de ces sourires fatals qui tordaient sa bouche lorsqu'il était dans l'espérance que cette faveur lui serait accordée: tormenti spietati come sopra cadaveri, c'est-à-dire des tourments pareils à ceux que l'on exercerait sur des cadavres.

La conscience des juges se révolta, et, quoique Guidobaldi et Castelcicala fussent pour la torture comme sur des cadavres, le tribunal la repoussa à l'unanimité moins leurs deux voix.

Cette unanimité était le salut des prisonniers et la chute de Vanni.

Les prisonniers furent mis en liberté, la junte fut dissoute par le dégoût public, et Vanni renversé de son fauteuil de procureur fiscal.

Ce fut alors que la reine lui tendit la main, qu'elle lui fit donner le titre de marquis, et que, de ces trois hommes qui avaient encouru l'exécration publique, elle forma son tribunal à elle, son inquisition privée, jugeant dans la solitude, frappant dans les ténèbres, non plus avec le fer du bourreau, mais avec le poignard du sbire.

Nous avons vu à l'oeuvre Pasquale de Simone; nous allons y voir Guidobaldi, Castelcicala et Vanni.

Les trois inquisiteurs d'État étaient donc réunis dans la chambre obscure; ils étaient assis, inquiets et sombres, autour de la table verte, éclairée par la lampe de bronze; l'abat-jour laissait leur visages dans l'ombre, de sorte que, d'un côté à l'autre de la table, ils ne se fussent point reconnus, s'ils n'eussent point su qui ils étaient.

Le message de la reine les troublait: un espion plus habile qu'eux avait-il découvert quelque complot?

Chacun d'eux roulait donc en silence son inquiétude dans son esprit, sans en faire part à ses compagnons, attendant avec anxiété que la porte des appartements royaux s'ouvrit et que la reine parût.

Puis, de temps en temps, chacun jetait un regard rapide et ombrageux sur le coin le plus obscur de la chambre.

C'est que, dans ce coin, presque entièrement perdu dans l'ombre, à peine visible, se tenait le sbire Pasquale de Simone.

Peut-être en savait-il plus qu'eux, car, plus qu'eux encore, il était avant dans les secrets de la reine; mais, quoiqu'ils lui donnassent des ordres, pas un des inquisiteurs d'État n'eût osé l'interroger.

Seulement, sa présence témoignait de la gravité de l'affaire.

Pasquale de Simone, aux yeux mêmes des inquisiteurs d'État, était un personnage bien plus effrayant que maître Donato.

Maître Donato, c'était le bourreau public et patenté: Pasquale de Simone, c'était le bourreau secret et mystérieux; l'un était l'exécuteur de la loi, l'autre celui du bon plaisir royal.

Que le bon plaisir royal cessât de tenir pour ses fidèles Guidobaldi, Castelcicala, Vanni, il ne pouvait les déférer à la loi: ils savaient et eussent révélé trop de choses.

Mais il pouvait les désigner à Pasquale de Simone, faire un seul geste, et, alors, tout ce qu'ils savaient, tout ce qu'ils pouvaient dire ne les protégeait plus, mais au contraire les condamnait; un coup bien appliqué entre la sixième et la septième côte gauche, tout était dit, les secrets mouraient avec l'homme, et son dernier soupir, pour celui qui passait à dix pas de l'endroit où il était frappé, n'était plus qu'une haleine du vent, plus triste, un souffle de la brise, plus mélancolique que les autres.

Neuf heures sonnèrent à cette horloge dont nous avons vu le timbre faire tressaillir la reine, la première fois qu'à sa suite nous introduisîmes le lecteur dans cette chambre, et, comme le dernier coup du marteau vibrait encore, la porte s'ouvrit et Caroline parut.

Les trois inquisiteurs d'État se levèrent d'un seul mouvement, saluèrent la reine et s'avancèrent vers elle. Elle tenait divers objets cachés sous un grand châle de cachemire rouge, jeté sur son épaule gauche plutôt en manière de manteau que de châle.

Pasquale de Simone ne bougea point; la silhouette rigide du sbire resta collée contre la muraille, comme une figure de tapisserie.

La reine prit la parole sans même laisser aux inquisiteurs d'État le temps de lui adresser leurs hommages.

—Cette fois, monsieur Vanni, dit-elle, ce n'est point vous qui tenez le fil d'un complot, ce n'est point vous qui êtes sur la trace d'une conspiration, c'est moi; mais, plus heureuse que vous qui avez trouvé les coupables sans trouver les preuves, j'ai trouvé les preuves d'abord, et, par les preuves, je vous apporte le moyens de trouver les coupables.

—Ce n'est cependant pas le zèle qui nous manque, madame, dit Vanni.

—Non, répondit la reine, puisque beaucoup même vous accusent d'en avoir trop.

—Jamais, quand il s'agit de Votre Majesté, dit le prince de Castelcicala.

—Jamais! répéta comme un écho Guidobaldi.

Pendant ce court dialogue, la reine s'était approchée de la table; elle écarta son châle et y déposa une paire de pistolets et une lettre encore légèrement teintée de sang.

Les trois inquisiteurs la regardèrent faire avec le plus grand étonnement.

—Asseyez-vous, messieurs, dit la reine. Marquis Vanni, prenez la plume et écrivez les instructions que je vais vous donner.

Les trois hommes s'assirent, et la reine, restant debout, le poing fermé et appuyé sur la table, enveloppée de son châle de pourpre comme une impératrice romaine, dicta les paroles suivantes:

—Dans la nuit du 22 au 23 septembre dernier, six hommes étaient réunis dans les ruines du château de la reine Jeanne; ils en attendaient un septième, envoyé de Rome par le général Championnet. L'homme envoyé par le général Championnet avait quitté son cheval à Pouzzoles; il y avait pris une barque, et, malgré la tempête qui menaçait, et qui, quelque temps après, éclata en effet, il s'avança par mer vers le palais en ruine où il était attendu. Au moment où la barque allait aborder, elle sombra; les deux pêcheurs qui la conduisaient périrent; le messager tomba à l'eau comme eux, mais, plus heureux qu'eux, se sauva. Les six conjurés et lui restèrent en conférence jusqu'à minuit et demi, à peu près. Le messager sortit le premier et s'achemina vers la rivière de Chiaïa; les six autres hommes quittèrent les ruines; trois remontèrent le Pausilippe, trois autres suivirent en barque le bord de la mer en descendant du côté du château de l'Oeuf. Un peu avant d'arriver à la fontaine du Lion, le messager fut assassiné...

—Assassiné! s'écria Vanni; et par qui?

—Cela ne nous regarde point, répondit la reine d'un ton glacé; nous n'avons pas à poursuivre ses assassins.

Vanni vit qu'il avait fait fausse route et se tut.

—Avant de tomber, il tua deux hommes avec les pistolets que voici, et en blessa deux avec le sabre que vous trouverez dans cette armoire. (Et la reine indiqua l'armoire où, quinze jours auparavant, elle avait enfermé le sabre et le manteau.) Le sabre, vous pourrez le voir, est de fabrique française; mais les pistolets, vous pourrez le voir aussi, sont des manufactures royales de Naples; ils sont marqués d'une N., première lettre du nom de baptême de leur propriétaire.

Pas un souffle n'interrompit la reine; on eût dit que ses trois auditeurs étaient de marbre.

—Je vous ai dit, continua-t-elle, que le sabre était de fabrique française; mais, au lieu de l'uniforme que le messager portait en arrivant et qui avait été mouillé par la pluie et par l'eau de mer, il portait une houppelande de velours vert à brandebourgs qui lui avait été prêtée par un des six conjurés. Le conjuré qui lui avait prêté cette redingote avait oublié dans la poche une lettre; c'est une lettre de femme, une lettre d'amour, adressée à un jeune homme dont le nom est Nicolino. Les N incrustées sur les pistolets prouvent qu'ils appartiennent à la même personne à laquelle est adressée la lettre, et qui, en prêtant la redingote, a prêté aussi les pistolets.

—Cette lettre, dit Castelcicala après l'avoir examinée avec soin, n'a pour toute signature qu'une initiale, un E.

—Cette lettre, dit la reine, est de la marquise Elena de San-Clemente.

Les trois inquisiteurs se regardèrent.

—Une des dames d'honneur de Votre Majesté, je crois, fit Guidobaldi.

—Une de mes dames d'honneur, oui, monsieur, répondit la reine avec un singulier sourire, qui semblait dénier à la marquise de San-Clemente la qualification de dame d'honneur que Guidobaldi lui donnait. Or, comme les amants sont encore, à ce qu'il paraît, dans leur lune de miel, j'ai donné ce matin congé à la marquise de San-Clemente, qui était de service près de moi demain, et qui sera remplacée demain par la comtesse de San-Marco. Or, écoutez bien ceci, continua la reine.

Les trois inquisiteurs se rapprochèrent de Caroline en s'allongeant sur la table et entrèrent dans le cercle de lumière versé par la lampe, de manière que leurs trois têtes, restées jusque-là dans l'ombre, se trouvèrent tout à coup éclairées.

—Or, écoutez bien ceci: il est probable que la marquise de San-Clemente, ma dame d'honneur, comme vous l'appelez, monsieur Guidobaldi, ne dira pas à son mari un mot du congé que je lui donne, et consacrera toute la journée de demain à son cher Nicolino; vous comprenez maintenant, n'est-ce pas?

Les trois hommes levèrent leurs yeux interrogateurs sur la reine; ils n'avaient point compris.

Caroline continua.

—C'est bien simple cependant, dit-elle. Pasquale de Simone entoure avec ses hommes le palais de la marquise de San-Clemente; ils la voient sortir, ils la suivent sans affectation; le rendez-vous est dans une maison tierce; ils reconnaissent le Nicolino, ils laissent aux amants tout le loisir d'être ensemble. La marquise sort probablement la première, et, quand Nicolino sort à son tour, ils arrêtent Nicolino, mais sans lui faire aucun mal... La tête de celui qui le toucherait autrement que pour le faire prisonnier, dit la reine en élevant la voix et en fronçant le sourcil, me répondrait de sa vie! Les hommes de Pasquale de Simone le prennent donc vivant, le conduisent au château Saint-Elme et le recommandent tout particulièrement au gouverneur, qui choisit pour lui un de ses cachots les plus sûrs. S'il consent à nommer ses complices, tout va bien; s'il refuse, alors, Vanni, cela vous regarde; vous n'aurez plus un tribunal stupide pour vous empêcher de donner la torture, et vous agirez comme sur un cadavre. Est-ce clair, cela, messieurs? Et, quand je me mêle de découvrir des conspirations, suis-je un bon limier?

—Tout ce que fait la reine est marqué au coin du génie, dit Vanni en s'inclinant. Votre Majesté a-t-elle d'autres ordres à nous donner?

—Aucun, répliqua la reine. Ce que le marquis Vanni vient d'écrire vous servira de règle à tous trois; après le premier interrogatoire, vous me rendrez compte. Prenez le manteau et le sabre qui se trouvent dans cette armoire, les pistolets et la lettre qui se trouvent sur cette table comme preuves de conviction, et que Dieu vous garde!

La reine fit aux trois inquisiteurs un salut de la main; tous trois saluèrent profondément et sortirent à reculons.

Lorsque la porte se fut refermée derrière eux, Caroline fit un signe à Pasquale de Simone; le sbire s'approcha au point de n'être séparé de la reine que par la largeur de la table.

—Tu as entendu? lui dit la reine en jetant sur la table une bourse pleine d'or.

—Oui, Votre Majesté, répondit le sbire en prenant la bourse et en remerciant par un salut.

—Demain, ici, à la même heure, tu te trouveras pour me rendre compte de ce qui se sera passé.

Le lendemain, à la même heure, la reine apprenait de la bouche de Pasquale que l'amant de la marquise de San-Clemente, surpris à l'improviste, avait été arrêté à trois heures de l'après-midi sans avoir pu opposer aucune résistance, conduit au château Saint-Elme et écroué.

Elle apprit, en outre, que cet amant était Nicolino Caracciolo, frère du duc de Rocca Romana et neveu de l'amiral.

—Ah! murmura-t-elle, si nous avions le bonheur que l'amiral en fût!



XLVII

LE DÉPART

Quinze jours après les événements que nous avons racontés dans le précédent chapitre, c'est-à-dire après l'arrestation de Nicolino Caracciolo, par une de ces belles journées où l'automne napolitain rivalise avec le printemps et l'été des autres pays, la population, non-seulement de Naples tout entière, mais encore des villes voisines et des villages voisins, se pressait aux abords du palais royal, encombrant d'un côté la descente du Géant, de l'autre Toledo, et, en face de la grande entrée du château, toutes les rues qui aboutissaient à cette large place avant que l'église Saint-François-de-Paul, résultat d'un voeu postérieur à l'époque à laquelle nous sommes arrivés, fût bâtie; mais à toutes les extrémités des rues aboutissant à cette place, appelée aujourd'hui place du Plébiscite, un cordon de troupes empêchait le peuple d'aller plus loin.

C'est qu'au centre de la place, le général Mack paradait au milieu d'un brillant état-major composé d'officiers supérieurs parmi lesquels on distinguait le général Micheroux et le général de Damas, deux émigrés français qui avaient mis leur haine et leur épée au service de l'ennemi le plus acharné de la France; le général Naselli, qui devait commander le corps d'expédition dirigé sur la Toscane; le général Parisi, le général de Gambs et le général Fonseca, les colonels San-Filippo et Giustini, et avec eux, tenant le rang d'officiers d'ordonnance, les représentants des plus illustres familles Naples.

Ces officiers étaient couverts de croix de tous les pays, de cordons de toutes les couleurs; leurs uniformes étincelaient de broderies d'or; sur leurs chapeaux à trois cornes ondoyaient ces panaches tant aimés des peuples méridionaux. Ils s'élançaient rapidement d'un bout à l'autre de la place, sous prétexte de porter des ordres, mais en réalité pour faire admirer leur bonne mine et la grâce avec laquelle ils manoeuvraient leurs chevaux. A toutes les fenêtres donnant sur la place, à toutes celles d'où la vue pouvait y pénétrer, des femmes en grande toilette, ombragées par les drapeaux blancs des Bourbons et les drapeaux rouges de l'Angleterre, les saluaient en agitant leurs mouchoirs. Les cris de «Vive le roi! vive l'Angleterre! vive Nelson! mort aux Français!» s'élevaient comme des bouffées de menaces, comme des rafales de tempête, au milieu de la houle humaine dont les vagues venaient battre les digues qu'elles menaçaient à tout moment de renverser. Ces cris, partis du fond de la rue, montaient de fenêtre en fenêtre, comme ces serpents de flamme qui vont allumer les feux d'artifice jusqu'aux derniers étages, et allaient mourir sur les terrasses couvertes de spectateurs.

Tout cet état-major galopant sur la place, tout ce peuple entassé dans les rues, toutes ces dames agitant leurs mouchoirs, tous ces spectateurs encombrant les terrasses, tout cela attendait le roi Ferdinand, allant se mettre à la tête de son armée pour marcher de sa personne contre les Français.

Depuis huit jours déjà, la guerre était hautement décidée; les prêtres prêchaient dans les églises, les moines tonnaient sur les places et dans les carrefours, montés sur les bornes ou sur des tréteaux; les proclamations de Ferdinand couvraient toutes les murailles. Elles déclaraient que le roi avait fait tout ce qu'il avait pu pour conserver l'amitié des Français, mais que l'honneur napolitain était outragé par l'occupation de Malte, fief du royaume de Sicile, qu'il ne pouvait tolérer l'envahissement des États du pape, qu'il aimait comme son antique allié, et qu'il respectait comme chef de l'Église, et qu'en conséquence il faisait marcher son armée pour restituer Rome à son légitime souverain.

Puis, s'adressant directement au peuple, il lui disait:

«Si j'avais pu obtenir cet avantage par tout autre sacrifice, je n'eusse point hésité à le faire; mais quel espoir de succès y eût-il eu après tant de funestes exemples qui vous sont tous bien connus? Plein de confiance dans la bonté du Dieu des armées, qui guidera mes pas et dirigera mes opérations, je pars à la tête des courageux défenseurs de la patrie. Je vais avec la plus grande joie braver tous les dangers pour l'amour de mes compatriotes, de mes frères et de mes enfants; car je vous ai toujours considérés comme tels. Soyez fidèles à Dieu, obéissez aux ordres de ma bien-aimée compagne, que je charge du soin de gouverner en mon absence. Je vous recommande de la respecter et de la chérir comme une mère. Je vous laisse aussi mes enfants, continuait-il, qui ne doivent pas vous être moins chers qu'à moi. Quels que soient les événements, souvenez-vous que vous êtes Napolitains, que, pour être brave, il suffit de le vouloir et qu'il vaut mieux mourir glorieusement pour la cause de Dieu et pour celle de son pays, que de vivre dans une fatale oppression. Que le ciel répande sur vous ses bénédictions! Tel est le voeu de celui qui, tant qu'il vivra, conservera pour vous les tendres sentiments d'un souverain et d'un père.»

C'était la première fois que le roi de Naples s'adressait directement à son peuple, lui parlait de son amour pour lui, lui vantait sa paternité, en appelait à son courage et lui confiait sa femme et ses enfants. Depuis la bataille de Velletri, qui avait été gagnée en 1744 par les Espagnols sur les Allemands, et qui avait assuré le trône à Charles III, les Napolitains n'avaient entendu le canon que les jours de grandes fêtes; ce qui n'empêchait point que, dans leur orgueil national, il ne se crussent les premiers soldats du monde.

Quant à Ferdinand, il n'avait jamais eu l'occasion de prouver ni son courage ni ses talents militaires; donc, on ne pouvait l'accuser d'avance ni d'incapacité ni de faiblesse. Lui seul savait que penser de lui-même, et il s'en était expliqué en présence de Mack, comme on l'a vu, avec son cynisme ordinaire.

Or, c'était déjà un grand progrès social qu'ayant à prendre une décision aussi grave que celle de la guerre, ayant à combattre un ennemi aussi dangereux que l'étaient les Français, il s'adressât à son peuple pour se justifier bien ou mal, devant ses sujets, de cette nécessité dans laquelle il s'était mis de les faire tuer.

Il est vrai que, sans compter l'aide de l'Autriche, de laquelle, après la lettre qu'il avait reçue, il ne faisait aucun doute, il comptait sur une division du côté du Piémont. Une dépêche particulière avait été écrite par le prince Belmonte au chevalier Priocca, ministre du roi de Sardaigne. Si nous n'avions pas le texte de cette dépêche sous les yeux, et si, par conséquent, nous n'étions pas certain de son authenticité, nous hésiterions à la reproduire, tant le droit des nations, tant la morale divine et humaine nous y semblent outrageusement violés.

La voici:

«Monsieur le chevalier,

»Nous savons que, dans le conseil de Sa Majesté le roi de Sardaigne, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides, frémissent à l'idée de parjure et de meurtre, comme si le dernier traité d'alliance entre la France et la Sardaigne était un acte politique de nature à être respecté! N'a-t-il pas été dicté par la force oppressive du vainqueur? n'a-t-il pas été accepté sous l'empire de la nécessité? De pareils traités ne sont que des injustices du plus fort à l'égard de l'opprimé, qui, en les violant, s'en dégage à la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.

»Quoi! en présence de votre roi prisonnier dans sa capitale, entouré de baïonnettes ennemies, vous appelleriez parjure ne point tenir les promesses arrachées par la nécessité, désapprouvées par la conscience? Vous appelleriez assassinat l'extermination de vos tyrans? La faiblesse des opprimés ne pourra donc jamais espérer aucun secours légitime contre la force qui les opprime?

»Les bataillons français, pleins de confiance et de sécurité dans la paix, sont disséminés dans le Piémont; excitez le patriotisme du peuple jusqu'à l'enthousiasme et la fureur, de sorte que tout Piémontais aspire à l'honneur d'abattre un ennemi de la patrie; ces meurtres partiels profiteront plus au Piémont que des victoires remportées sur le champ de bataille, et jamais la postérité équitable ne donnera le nom de trahison à des actes énergiques de tout un peuple qui passe sur le cadavre de ses oppresseurs pour reconquérir sa liberté. Nos braves Napolitains, sous la conduite du général Mack, donneront les premiers le signal de mort contre l'ennemi des trônes et des peuples, et peut-être seront-ils déjà en marche quand cette lettre vous parviendra.»

Toutes ces excitations avaient soulevé dans le peuple napolitain, si facile à porter aux extrêmes, un enthousiasme qui tenait du délire. Ce roi qui, second Godefroy de Bouillon, entreprenait la guerre sainte, ce champion de l'Église qui volait au secours des autels abattus, de la religion profanée, c'était l'exemple de la chrétienté, c'était l'idole de Naples, et quiconque se fût hasardé dans cette foule, vêtu d'un pantalon ou coiffé à la Titus, eût couru le risque de la vie; aussi tous ceux qui pouvaient être soupçonnés de jacobinisme, c'est-à-dire de désirer le progrès, de désirer l'instruction, de regarder enfin la France comme l'initiatrice des peuples à la civilisation; aussi ceux-là étaient-ils prudemment enfermés chez eux et se gardaient-ils bien de se mêler à cette foule.

Et cependant, si bien disposée qu'elle fût, elle n'en commençait pas moins à s'impatienter,—car c'était la même qui injurie saint Janvier lorsqu'il tarde à faire son miracle,—et le roi, dont la présence était annoncée pour neuf heures, n'avait point encore paru, quoique toutes les horloges de toutes les églises de Naples eussent sonné dix heures et demie; or, on savait cela, le roi n'avait point l'habitude de se faire attendre; à ses rendez-vous de chasse, il arrivait toujours le premier; au théâtre, quoiqu'il sût parfaitement que le rideau ne se lèverait point avant qu'il fût dans la salle, il arrivait toujours pour le lever du rideau, que trois ou quatre fois à peine dans sa vie, il avait retardé; quant à manger son macaroni, divertissement qu'il savait être impatiemment attendu de tout le parterre, jamais il ne dépassait le moment où le Temps, qui sert d'horloge à Saint-Charles, marquait dix heures avec la pointe de sa faux. D'où venait donc ce peu d'empressement de se rendre aux désirs d'un peuple auquel, dans ses proclamations, il dispensait tant d'amour? C'est que ce roi entreprenait une aventure bien autrement hasardeuse que celle de courre le cerf, le daim ou le sanglier, d'affronter à Saint-Charles deux actes d'opéra et trois actes de ballet; le roi jouait un jeu qu'il n'avait point joué encore et auquel il avait la conscience de son peu d'habileté; il ne se hâtait donc point de relever ses cartes.

Enfin les tambours battirent aux champs, les quatre musiques disposées aux quatre angles de la place éclatèrent toutes les quatre en même temps, les fenêtres de la façade du palais donnant sur le balcon s'ouvrirent, et les balcons furent envahis, celui du milieu par la reine, le prince royal, la princesse de Calabre, les princes et les princesses de la famille royale, sir William et lady Hamilton, et par Nelson, Troubridge et Ball, enfin par les sept ministres. Les autres balcons furent occupés par les dames d'honneur, les chevaliers d'honneur, les chambellans de service et tous ceux qui de près ou de loin tenaient à la cour; et, en même temps, au milieu de cris frénétiques, de hourras assourdissants, le roi lui-même, dans l'encadrement de la grande porte du palais, parut à cheval, escorté par les princes de Saxe et de Philipsthal, et suivi de son aide de camp de confiance, le marquis Malaspina, que nous avons déjà entrevu près de lui sur la galère capitane et de son ami particulier le duc d'Ascoli,—dont la connaissance pour nous date du même jour,—ami sans lequel le roi avait déclaré ne vouloir point partir, et qui, quoi qu'il n'eût aucun grade dans l'armée, avait consenti avec joie à suivre son souverain.

Le roi, à cheval, regagnait une partie des avantages qu'il perdait à pied; d'ailleurs, il était, avec le duc de Rocca-Romana, le meilleur cavalier de son royaume, et, quoiqu'il se tint un peu courbé, il avait beaucoup plus de grâce à cet exercice qu'à aucun autre.

Cependant, avant même d'avoir dépassé la grande porte, soit hasard, soit présage, son cheval, ordinairement sûr et doux, fit un écart qui eût désarçonné tout autre écuyer, puis, refusant d'entrer dans la place, se cabra au point qu'il manqua de se renverser sur son cavalier; mais le roi lui rendit la main, lui enfonça les éperons dans le ventre, et, d'un seul bond, comme s'il eût eu quelque obstacle invisible à franchir, le cheval se trouva sur la place.

—Mauvais augure! dit au duc d'Ascoli le marquis Malaspina, homme d'esprit et frondeur enragé; un Romain rentrerait chez lui.

Mais le roi, qui avait assez des préjugés modernes, auxquels il faisait une large part, sans songer à ceux de l'antiquité, que d'ailleurs il ne connaissait point, le sourire sur les lèvres, et tout fier de montrer son habileté à une pareille galerie, s'élança au milieu du cercle que les généraux avaient formé pour le recevoir; il était vêtu d'un brillant uniforme de feld-maréchal autrichien, couvert de broderies et de cordons; sur son chapeau flottait un panache rival pour la blancheur et le volume de celui de son aïeul Henri IV à Ivry, et que l'armée devait suivre, non pas comme celui du vainqueur de Mayenne sur la route de l'honneur et de la victoire, mais sur celle de la défaite et de la honte.

A la vue du roi, nous l'avons dit, les cris, les hourras, les acclamations avaient retenti et grandi comme un tonnerre. Le roi, tout fier de son triomphe, eut sans doute alors un moment confiance en lui-même; il fit pivoter son cheval pour faire face à la reine, et la salua en levant son chapeau.

Alors, tous les balcons du palais s'animèrent à leur tour; des cris s'en échappèrent, les mouchoirs volèrent en l'air, les enfants tendirent les bras au roi, la foule se joignit à cette démonstration, qui devint universelle et à laquelle se mêlèrent les vaisseaux de la rade en se pavoisant et les canons des forts en multipliant les salves de l'artillerie.

En même temps, par la pente de l'arsenal, montèrent, avec un bruit retentissant et guerrier, vingt-cinq pièces de canon avec leurs fourgons et leurs artilleurs; ces vingt-cinq pièces de canon étaient destinées au corps d'armée du centre, c'est-à-dire à celui à la tête duquel devaient marcher le roi et le général Mack; enfin venait le trésor de l'armée, enfermé dans des voitures de fer.

Onze heures sonnèrent à l'église Saint Ferdinand.

C'était l'heure du départ, ou plutôt on était en retard d'une heure: l'heure du départ était dix heures.

Le roi voulut finir par un coup de théâtre.

—Mes enfants! cria-t-il en étendant les bras vers le balcon où étaient, avec les jeunes princesses, les jeunes princes Léopold et Albert.

Ceux-ci étaient les deux derniers fils du roi: l'un âgé de neuf ans, Léopold, qui fut depuis le prince de Salerne, favori de la reine; Albert, le favori du roi, âgé de six ans, et dont les jours étaient déjà comptés.

Les deux enfants, en s'entendant appeler par le roi, disparurent du balcon, descendirent avec leurs professeurs, et, leur échappant dans les escaliers, s'élancèrent par la grande porte, s'aventurant, avec l'insoucieux courage de la jeunesse, au milieu des chevaux encombrant la place, et coururent au roi.

Le roi les prit tour à tour, et, les soulevant de terre, les embrassa.

Puis il les montra au peuple en criant d'une voix forte et qui fut entendue des premiers rangs et, par les premiers, communiquée aux derniers:

—Je vous les recommande, mes amis; c'est, après la reine, ce que j'ai de plus précieux au monde.

Et, rendant les enfants à leurs précepteurs, il ajouta en tirant son épée avec ce même geste qu'il avait trouvé si ridicule lorsque Mack avait tiré la sienne:

—Et moi, moi, je vais vaincre ou mourir pour vous!

A ces paroles, l'émotion monta à son comble; les jeunes princesses pleurèrent, la reine porta son mouchoir à ses yeux, le duc de Calabre leva les mains au ciel, comme pour appeler la bénédiction de Dieu sur la tête de son père, les professeurs prirent les jeunes princes dans leurs bras, les emportèrent malgré leurs cris, et la foule éclata en hourras et en sanglots.

L'effet désiré était produit; demeurer plus longtemps, c'était l'amoindrir; les trompettes donnèrent le signal du départ et se mirent en marche. Un petit corps de cavalerie, stationnant largo San-Ferdinando, se rangea à leur suite et fit tête de colonne; le roi s'avança immédiatement après, au milieu d'un grand espace vide, saluant le peuple, qui répondait par les cris de «Vive Ferdinand IV! Vive Pie VI! Mort aux Français!»

Mack et tout l'état-major venaient après le roi; après l'état-major, tout ce formidable appareil que nous avons dit, suivi lui-même d'un petit corps de cavalerie comme celui qui marchait en tête.

Avant de quitter tout à fait la place du Château, le roi se retourna une dernière fois pour saluer la reine et dire adieu à ses enfants.

Puis il s'engouffra dans la longue rue de Tolède, qui, par largo Mercatello, Port'Alba et largo delle Pigne, devait le conduire sur la route de Capoue, où la suite du roi allait faire sa première station, tandis que le roi ferait, à Caserte, ses adieux réels à sa femme et à ses enfants et une dernière visite à ses kangourous. Ce que le roi regrettait le plus à Naples, c'était sa crèche, qu'il laissait inachevée.

Hors de la ville, une voiture l'attendait; il y monta avec le duc d'Ascoli, le général Mack, le marquis Malaspina, et tous quatre allèrent tranquillement attendre à Caserte, où devaient, deux heures après, les rejoindre la reine, la famille royale et les intimes de la cour, le départ du lendemain, qui devait être la véritable entrée en campagne.



XLVIII

QUELQUES PAGES D'HISTOIRE

Quoique nous n'ayons nullement l'intention de nous faire l'historien de cette campagne, force nous est de suivre le roi Ferdinand dans sa marche triomphale au moins jusqu'à Rome, et de recueillir les événements les plus importants de cette marche.

L'armée du roi de Sicile avait déjà, depuis plus d'un mois, pris ses positions de cantonnement; elle était divisée en trois corps: 22,000 hommes campaient à San-Germano, 16,000 dans les Abruzzes, 8,000 dans la plaine de Sessa, sans compter 6,000 hommes à Gaete, prêts à se mettre en marche, comme arrière-garde, au premier pas que les trois premiers corps feraient en avant, et 8,000 prêts à faire voile pour Livourne sous les ordres du général Naselli. Le premier corps devait marcher sous les ordres du roi en personne, le second sous ceux du général Micheroux, le troisième sous ceux du général de Damas.

Mack, nous l'avons dit, conduisait le premier corps.

C'étaient donc cinquante-deux mille hommes, sans compter le corps de Naselli, qui marchaient contre Championnet et ses neuf ou dix mille hommes.

Après trois ou quatre jours passés au camp de San-Germano, pendant lesquels la reine et Emma Lyonna, habillées toutes deux en amazones et montant de fringants chevaux pour faire admirer leur adresse, passèrent la revue du premier corps d'armée, et, par tous les moyens possibles, bonnes paroles et gracieux sourires aux officiers, double paye et distribution de vin aux soldats, exaltèrent de leur mieux l'enthousiasme de l'armée, on se quitta en augurant la victoire; et, tandis que la reine, Emma Lyonna, sir William Hamilton, Horace Nelson et les ambassadeurs et les barons invités à ces fêtes guerrières regagnaient Caserte, l'armée, à un signal donné, se mit en marche le même jour, à la même heure, sur trois points différents.

Nous avons vu les ordres donnés par le général Macdonald au nom du général Championnet, le jour où nous avons introduit nos lecteurs au palais Corsini et où nous les avons fait assister aux arrivées successives de l'ambassadeur français et du comte de Ruvo; ces ordres, on se le rappelle, étaient d'abandonner toutes les places et toutes les positions à l'approche des Napolitains; on ne sera donc point étonné de voir, devant l'agression du roi Ferdinand, toute l'armée française se mettre en retraite.

Le général Micheroux, formant l'aile droite avec dix mille soldats, traversa le Tronto, poussa devant lui la faible garnison française d'Ascoli, et, par la voie Émilienne, prit la direction de Porto-de-Fermo; le général de Damas, formant l'aile gauche, suivit la voie Appienne, et le roi, conduisant le centre, partit de San-Germano et, ainsi que l'avait arrêté Mack dans son plan de campagne, marcha sur Rome par la route de Ceperano et Frosinone.

Le corps d'armée du roi arriva à Ceperano vers neuf heures du matin, et le roi fit halte dans la maison du syndic pour déjeuner. Le déjeuner fini, le général Mack, à qui le roi, depuis le départ de San-Germano, faisait l'honneur de l'admettre à sa table, demanda la permission d'appeler près de lui son aide de camp, le major Riescach.

C'était un jeune Autrichien de vingt-six à vingt-huit ans, ayant reçu une excellente éducation, parlant le français comme sa langue maternelle, et très-distingué sous son élégant uniforme. Il se rendit immédiatement aux ordres de son général.

Le jeune officier salua respectueusement le roi d'abord, puis son général, et attendit les ordres qu'il était venu recevoir.

—Sire, dit Mack, il est dans les usages de la guerre, et surtout parmi les gens comme il faut, que l'on prévienne l'ennemi que l'on va attaquer; je crois donc de mon devoir de prévenir le général républicain que nous venons de traverser la frontière.

—Vous dites que c'est dans les usages de la guerre? fit le roi.

—Oui, sire.

—Alors, prévenez, général, prévenez.

—D'ailleurs, en apprenant que nous marchons contre lui avec des forces imposantes, peut-être cédera-t-il la place.

—Ah! dit le roi, voilà qui serait tout à fait galant de sa part.

—Votre Majesté permet donc?

—Je le crois bien, pardieu! que je permets.

Mack fit tourner sa chaise sur un pied, et, appuyant son coude sur la table:

—Major Ulrich, dit-il, mettez-vous à ce bureau et écrivez.

Le major prit une plume.

—Écrivez, continua Mack, de votre plus belle écriture; car il est possible que le général républicain auquel elle est adressée ne sache pas lire très-couramment; ces messieurs ne sont pas forts, généralement parlant, continua Mack en riant du joli mot qu'il venait de faire, et je ne veux pas, s'il s'obstine à rester, qu'il puisse dire qu'il ne m'a pas compris.

—Si c'est au général Championnet, monsieur le baron, répliqua le jeune homme, que cette lettre est adressée, je ne crois pas que Votre Excellence ait rien de pareil à craindre. J'ai entendu dire que c'était un des hommes les plus lettrés de l'armée française; je ne m'en tiens pas moins prêt à exécuter les ordres de Votre Excellence.

—Et c'est ce que vous avez de mieux à faire, répliqua Mack un peu blessé de l'observation du jeune homme, et en faisant un signe impératif de la tête.

Le major s'apprêta à écrire.

—Votre Majesté me laisse libre dans ma rédaction? demanda au roi le général Mack.

—Parfaitement, parfaitement, répondit le roi, attendu que, si j'écrivais moi-même à votre citoyen général, si lettré qu'il soit, je crois qu'il aurait de la peine à s'en tirer.

—Écrivez, monsieur, dit Mack.

Et il dicta la lettre ou plutôt l'ultimatum suivant, qui n'est rapporté dans aucune histoire, que nous copions sur le double officiel envoyé à la reine, et qui est un modèle d'impertinence et d'orgueil:

«Monsieur le général,

»Je vous déclare que l'armée sicilienne, que j'ai l'honneur de commander sous les ordres du roi en personne, vient de traverser la frontière pour se mettre en possession des États romains, révolutionnés et usurpés depuis la paix de Campo-Formio, révolution et usurpation qui n'ont point été reconnues par Sa Majesté Sicilienne, ni par son auguste allié l'empereur et roi; je demande donc que, sans le moindre délai, vous fassiez évacuer dans la république cisalpine les troupes françaises qui se trouvent dans les États romains, et que vous en fassiez autant de toutes les places qu'elles occupent. Les généraux commandant les diverses colonnes des troupes de Sa Majesté Sicilienne ont l'ordre le plus positif de ne point commencer les hostilités là où les troupes françaises se retireront sur ma signification, mais d'employer la force au cas où elles résisteraient.

»Je vous déclare, en outre, citoyen général, que je regarderai comme un acte d'hostilité que les troupes françaises mettent le pied sur le territoire du grand-duc de Toscane. J'attends votre réponse sans le moindre retard et vous prie de me renvoyer le major Reiscach, que je vous expédie, quatre heures après avoir reçu ma lettre. La réponse devra être positive et catégorique. Quant à la demande d'évacuer les États romains et de ne point mettre le pied dans le grand-duché de Toscane, une réponse négative sera considérée comme une déclaration de guerre de votre part, et Sa Majesté Sicilienne saura soutenir, l'épée à la main, les justes demandes que je vous adresse en son nom.

»J'ai l'honneur, etc.»

—C'est fait, mon général, dit le jeune officier.

—Le roi n'a point d'observations à faire? demanda Mack à Ferdinand.

—C'est vous qui signez, n'est-ce pas? dit le roi.

—Sans doute, sire.

—Eh bien, alors!...

Et il acheva le sens suspendu de sa phrase par un mouvement d'épaules qui voulait dire: «Faites comme vous l'entendrez.»

—D'ailleurs, dit Mack, c'est ainsi que nous autres, gens de nom et de race, devons parler à ces sans-culottes de républicains.

Et, prenant la plume des mains du major, il signa; puis, la lui rendant:

—Maintenant, dit-il, mettez l'adresse.

—Voulez-vous la dicter comme le reste de la lettre, monsieur? demanda le jeune officier.

—Comment! vous ne savez pas écrire une adresse à présent?

—Je ne sais si je dois dire monsieur le général ou citoyen général.

—Mettez citoyen, dit Mack; pourquoi donner à ces gens-là un autre titre que celui qu'ils prennent?

Le jeune homme écrivit l'adresse, cacheta la lettre et se leva.

—Maintenant, monsieur, dit Mack, vous allez monter à cheval et porter cette lettre le plus rapidement possible au général français. Je lui donne, comme vous l'avez vu, quatre heures pour prendre une décision. Vous pouvez attendre sa décision pendant quatre heures, mais pas une minute de plus. Quant à nous, nous continuerons de marcher; il est probable qu'à votre retour, vous nous trouverez entre Anagni et Valmonte.

Le jeune homme s'inclina devant le général, salua profondément le roi, et partit pour accomplir sa mission.

Aux avant-postes français, qu'il rencontra à Frosinone, il fut arrêté; mais, lorsqu'il eut décliné ses titres au général Duchesne, qui dirigeait la retraite sur ce point, et montré la dépêche qu'il était chargé de remettre à Championnet, le général ordonna de le laisser passer. Cet obstacle franchi, le messager continua son chemin vers Rome, où il arriva le lendemain vers neuf heures et demie du matin.

A la porte San-Giovanni, il lui fut fait quelques nouvelles difficultés; mais, sa dépêche exhibée, l'officier français qui avait la garde de cette porte, demanda au jeune major s'il connaissait Rome, et, sur sa réponse négative, il lui donna un soldat pour le conduire au palais du général.

Championnet venait de faire une promenade sur les remparts ou plutôt autour des remparts, avec son aide de camp Thiébaut, celui de tous ses officiers qu'il aimait le mieux après Salvato, et le général du génie Éblé, arrivé seulement depuis deux jours, lorsqu'à la porte du palais Corsini, il trouva un paysan qui l'attendait; ce paysan, par son costume, semblait appartenir à l'ancienne province du Samnium.

Le général descendit de cheval et s'approcha de lui, comprenant à première vue que c'était à lui que cet homme avait affaire. Thiébaut voulut retenir Championnet, car les assassinats de Basseville et de Duphot étaient encore présents à sa mémoire; mais le général écarta son aide de camp et s'avança vers le paysan.

—D'où viens-tu? demanda-t-il.

—Du Midi, répondit le Samnite.

—As-tu un mot de reconnaissance?

—J'en ai deux: Napoli et Roma.

—Ton message est-il verbal ou écrit?

—Écrit.

Et il lui présenta une lettre.

—Toujours de la même personne?

—Je ne sais pas.

—Y a-t-il une réponse?

—Non.

Championnet ouvrit la lettre; elle avait cinq jours de date; il lut:

«Le mieux se soutient; le blessé s'est levé hier pour la première fois et a fait plusieurs tours dans sa chambre, appuyé au bras de sa soeur de charité. A moins d'imprudence grave, on peut répondre de sa vie.»

—Ah! bravo! s'écria Championnet.

Et, reportant les yeux sur la lettre, il continua:

«Un des nôtres a été trahi; on croit qu'il est enfermé au fort Saint-Elme; mais, s'il y a à craindre pour lui, il n'y a point à craindre pour nous: c'est un garçon de coeur qui se ferait plutôt hacher en morceaux que de rien dire.

»Le roi et l'armée sont, dit-on, partis hier de San-Germano; l'armée se compose de 52,000 hommes, dont 30,000 marchent sous les ordres du roi; 12,000, sous les ordres de Micheroux; 10,000, sous les ordres de Damas, sans compter 8,000 qui partent de Gaete, conduits par le général Naselli, et escortés par Nelson et une partie de l'escadre anglaise, pour débarquer en Toscane.

»L'armée traîne avec elle un parc de cent canons et est abondamment pourvue de tout.

Liberté, égalité, fraternité.

»P.-S.—Le mot d'ordre du prochain messager sera Saint-Ange et Saint-Elme

Championnet chercha des yeux le paysan, il avait disparu; alors, passant la lettre au général Éblé en lui faisant signe de la tête d'entrer au palais:

—Tenez, Éblé, lui dit-il, lisez ceci; il y a, comme on dit chez nous, à boire et à manger.

Puis, à son aide de camp Thiébaut:

—Le principal, dit-il, est que notre ami Salvato Palmieri va de mieux en mieux: et celui qui m'écrit, et que je soupçonne fort d'être un médecin, me répond maintenant de sa vie. Au reste, ils me paraissent bien organisés là-bas, c'est la troisième lettre que je reçois par des messagers différents, qui, chaque fois, changent de mot d'ordre et n'attendent point la réponse.

Se tournant alors vers le général Éblé:

—Eh bien, Éblé, que dites-vous de cela? lui demanda-t-il.

—Je dis, répondit celui-ci en entrant le premier dans la grande salle que nous connaissons pour y avoir déjà vu Championnet discutant avec Macdonald sur la grandeur et la décadence des Romains, je dis que cinquante-deux mille hommes et cent pièces de canon, c'est un joli chiffre. Et vous, combien avez-vous de canons?

—Neuf.

—Et d'hommes?

—Onze ou douze mille, et encore le Directoire choisit-il justement ce moment-ci pour m'en demander trois mille afin de renforcer la garnison de Corfou.

—Mais, mon général, dit Thiébaut, il me semble que, dans les circonstances où nous nous trouvons et qu'ignore le Directoire, vous pouvez vous refuser à obéir à un pareil ordre.

—Peuh! fit Championnet. Ne croyez-vous pas, Éblé, que, dans une bonne position fortifiée par vous, neuf ou dix mille Français ne puissent pas tenir tête à cinquante-deux mille Napolitains, surtout commandés par le général baron Mack?

—Oh! général, dit en riant Éblé, je sais que rien ne vous est impossible; et, d'ailleurs, je les connais mieux que vous, les Napolitains.

—Et où avez-vous fait leur connaissance? Il y a un demi-siècle, Toulon excepté, et vous n'y étiez pas, que l'on n'a entendu leur canon.

—Lorsque je n'étais que lieutenant, répliqua Éblé, il y a douze ans de cela, j'ai été amené à Naples avec Augereau, qui n'était que sergent, et M. le colonel de Pommereuil, qui, lui, est resté colonel, par M. le baron de Salis.

—Et que diable veniez-vous faire à Naples?

—Nous venions, par ordre de la reine et de Sa Seigneurie sir John Acton, organiser l'armée à la française.

—C'est une mauvaise nouvelle que vous me donnez là, Éblé; si j'ai affaire à une armée organisée par vous et par Augereau, les choses n'iront pas si facilement que je le croyais. Le prince Eugène disait, en apprenant qu'on envoyait une armée contre lui, dans son incertitude du général qui la commandait: «Si c'est Villeroy, je le battrai; si c'est Beaufort, nous nous battrons; si c'est Catinat, il me battra.» Je pourrais bien en dire autant.

—Oh! tranquillisez-vous sur ce point! Je ne sais quelle querelle survint alors entre M. de Salis et la reine, mais le fait est qu'après un mois de séjour, nous avons été mis tous à la porte et remplacés par des instructeurs autrichiens.

—Mais vous êtes resté à Naples, avez-vous dit, un mois?

—Un mois ou six semaines, je ne me rappelle plus bien.

—Alors, je suis tranquille, et je comprends pourquoi le Directoire vous envoie à moi; vous n'aurez point perdu votre temps pendant ce mois-là.

—Non, j'ai étudié la ville et ses abords.

—Je n'ose encore dire que cela nous servira, mais qui sait?

—En attendant, Thiébaut, continua le général, comme l'ennemi peut être ici dans trois ou quatre jours, attendu qu'il n'entre pas dans mon plan de m'opposer à sa marche, donnez l'ordre que l'on tire le canon d'alarme au fort Saint-Ange, que l'on batte la générale par toute la ville, et que la garnison, sous les ordres du général Mathieu Maurice, se rassemble place du Peuple.

—J'y vais, mon général.

L'aide de camp sortit sans donner aucun signe d'étonnement et avec cette obéissance passive qui caractérise les officiers destinés à commander plus tard; mais il rentra presque aussitôt.

—Eh bien, qu'y a-t-il? demanda Championnet.

—Mon général, répondit le jeune homme, un aide de camp du général Mack arrive de San-Germano et demande à être introduit près de vous; il est porteur, dit-il, d'une dépêche importante.

—Qu'il entre, dit Championnet, qu'il entre! il ne faut jamais faire attendre nos amis et encore moins nos ennemis.

Le jeune homme entra; il avait entendu les dernières paroles du général, et, le sourire sur les lèvres, saluant avec beaucoup de grâce et de courtoisie, tandis que Thiébaut transmettait à l'officier de service les trois ordres que venait de lui donner Championnet:

—Vos amis se sont toujours trouvés bien et vos ennemis se sont souvent trouvés mal de l'application de cette maxime, général, dit-il; ne me traitez donc pas en ennemi.

Championnet s'avança au-devant de lui, et, lui tendant la main:

—Sous mon toit, monsieur, il n'y a plus d'ennemi, il n'y a que des hôtes, répliqua le général; soyez donc le bienvenu, dussiez-vous m'apporter la guerre dans un pan de votre manteau.

Le jeune homme salua de nouveau et remit au commandant en chef la dépêche de Mack.

—Si ce n'est point la guerre, dit-il, c'est au moins quelque chose qui y ressemble beaucoup.

Championnet décacheta la lettre, la lut sans qu'un seul mouvement de son visage décelât l'impression qu'il en ressentait; quant au messager, sachant ce que contenait cette dépêche, puisque c'était lui qui l'avait écrite, mais n'en approuvant ni la forme ni le fond, il suivait avec anxiété les yeux du général passant d'une ligne à l'autre. Arrivé à la dernière ligne, Championnet sourit et mit la dépêche dans sa poche.

—Monsieur, dit-il s'adressant au jeune messager, l'honorable général Mack me dit que vous avez quatre heures à passer avec moi, je l'en remercie, et, je vous préviens que je ne vous fais pas grâce d'une minute.

Il tira sa montre.

—Il est dix heures un quart du matin; à deux heures un quart de l'après-midi, vous serez libre. Thiébaut, dit-il à son aide de camp, qui venait de rentrer après avoir transmis les ordres du général, faites mettre un couvert de plus, monsieur nous fait l'honneur de déjeuner avec nous.

—Général, balbutia le jeune officier étonné, plus qu'étonné, embarrassé de cette politesse à l'endroit d'un homme qui apportait une lettre si peu polie, je ne sais vraiment...

—Si vous devez accepter le déjeuner de pauvres diables manquant de tout, quand vous quittez une table royale somptueusement servie? dit Championnet en riant. Acceptez, major, acceptez. On ne meurt pas, fût-on Alcibiade en personne, pour avoir une fois par hasard mangé le brouet noir de Lycurgue.

—Général, répliqua l'aide de camp, laissez-moi alors vous remercier doublement de l'invitation et des conditions dans lesquelles elle est faite; peut-être vais-je partager le repas d'un Spartiate; mais un Français seul pouvait avoir la courtoisie de m'y faire asseoir.

—Général, dit Thiébaut en rentrant, le déjeuner est servi.



XLIX

LA DIPLOMATIE DU GÉNÉRAL CHAMPIONNET

Championnet invita le major Ulrich à passer le premier dans la salle à manger, et lui désigna sa place entre le général Éblé et lui.

Le déjeuner, sans être celui d'un Sybarite, n'était pas tout à fait celui d'un Spartiate: il tenait le milieu entre les deux; grâce à la cave de Sa Sainteté Pie VI, les vins étaient ce qu'il y avait de mieux.

Au moment où l'on se mettait à table, un coup de canon retentit, puis un second, puis un troisième.

Le jeune homme tressaillit au premier coup, écouta le second, parut indifférent au troisième.

Il ne fit aucune question.

—Vous entendez, major? dit Championnet voyant que son hôte gardait le silence.

—Oui, j'entends, général; mais j'avoue que je ne comprends pas.

—C'est le canon d'alarme.

Presque en même temps, la générale commença de battre.

—Et ce tambour? demanda en souriant l'officier autrichien.

—C'est la générale.

—Je m'en doutais!

—Dame, vous comprenez bien qu'après une lettre comme celle que le général Mack m'a fait l'honneur de m'écrire... Je présume que vous la connaissez, la lettre?

—C'est moi qui l'ai écrite.

—Vous avez une fort belle écriture, major.

—Mais c'est le général Mack qui l'a dictée.

—Le général Mack a un fort beau style.

—Mais comment se fait-il...? continua le jeune major entendant le canon qui continuait de tirer et la générale qui continuait de battre. Je ne vous ai entendu donner aucun ordre! vos tambours et vos canons m'ont-ils donc reconnu, ou sont-ils sorciers?

—Nos canons, surtout, auraient bon besoin de l'être, car vous savez ou vous ne savez pas que nous n'en avons que neuf; vous voyez que ce n'est pas trop pour répondre à votre parc d'artillerie de cent pièces. Une seconde côtelette, major?

—Volontiers, général.

—Non, mes canons ne tirent pas tout seuls et mes tambours ne battent pas d'eux-mêmes; j'avais déjà donné des ordres avant d'avoir eu l'honneur de vous voir.

—Alors, vous étiez prévenu de notre marche?

—Oh! j'ai un démon familier comme Socrate; je savais que le roi et le général Mack étaient partis, il y a six jours, c'est-à-dire lundi dernier, de San-Germano avec 30,000 hommes; Micheroux, d'Aquila, avec 12,000, et de Damas, de Sessa, avec 10,000;—sans compter le général Naselli et ses 8,000 hommes, qui, escortés par l'illustre amiral Nelson, doivent débarquer à cette heure à Livourne, afin de nous couper la retraite en Toscane. Oh! c'est un grand stratégiste que le général Mack, toute l'Europe sait cela; or, vous comprenez, comme je n'ai en tout que 12,000 hommes, dont le Directoire me prend 3,000 pour renforcer la garnison de Corfou... Et à propos, fit Championnet, Thiébaut, avez-vous donné l'ordre que ces 3,000 hommes se rendent à Ancône pour s'y embarquer?

—Non, mon général, répondit Thiébaut; car, sachant que nous n'avions, comme vous dites en effet, que 12,000 hommes en tout, j'ai hésité à diminuer encore vos forces de ces 3,000 hommes.

—Bon! dit en souriant avec sa sérénité ordinaire le général Championnet, vous avez oublié, Thiébaut, que les Spartiates n'étaient que trois cents: on est toujours assez pour mourir. Donnez l'ordre, mon cher Thiébaut, et qu'ils partent à l'instant même.

Thiébaut se leva et sortit.

—Prenez donc une aile de ce poulet, major, dit Championnet; vous ne mangez pas. Scipion, qui est à la fois mon intendant, mon valet de chambre et mon cuisinier, croira que vous trouvez sa cuisine mauvaise, et il en mourra de chagrin.

Le jeune homme, qui, en effet, s'était interrompu pour écouter le général, se remit à manger, mais évidemment troublé de cette grande sérénité de Championnet, qu'il commençait à prendre pour un piége.

—Éblé, continua le général, aussitôt après le déjeuner, et tandis que nous passerons avec le major de Riescach la revue de la garnison de Rome, vous prendrez les devants et vous vous tiendrez prêt à faire sauter le pont de Tivoli sur le Teverone et le pont de Borghetto sur le Tibre, dès que les troupes françaises auront traversé cette rivière et ce fleuve.

—Oui, général, répondit simplement Éblé.

Le jeune major regarda Championnet.

—Un verre de ce vin d'Albano, major, dit Championnet; c'est de la cave de Sa Sainteté, et les amateurs l'ont trouvé bon.

—Alors, général, dit Riescach buvant son vin à petits coups, vous nous abandonnez Rome?

—Vous êtes un homme de guerre trop expérimenté, mon cher major, répondit Championnet, pour ne pas savoir que l'on ne défend pas, en 1799, sous le citoyen Barras, une ville fortifiée en 274 par l'empereur Aurélien. Si le général Mack venait à moi, avec les flèches des Parthes, les frondes des Baléares, ou même avec ces fameux béliers d'Antoine qui avaient soixante et quinze pieds de long, je m'y risquerais; mais, contre les cent pièces de canon du général Mack, ce serait une folie.

Thiébaut rentra.

—Vos ordres sont exécutés, général, dit-il.

Championnet le remercia d'un signe de tête.

—Cependant, continua le général Championnet, je n'abandonne pas Rome tout à fait; non, Thiébaut s'enfermera dans le château Saint-Ange avec cinq cents hommes; n'est-ce pas Thiébaut?

—Si vous l'ordonnez, mon général, certainement.

—Et sous aucun prétexte, vous ne vous rendrez.

—Sous aucun prétexte, vous pouvez être tranquille.

—Vous choisirez vous-même vos hommes; vous en trouverez bien cinq cents qui se feront tuer pour l'honneur de la France?

—Ce ne sera point difficile.

—D'ailleurs, nous partons aujourd'hui. Je vous demande pardon, major, de parler ainsi de toutes nos petites affaires devant vous; mais vous êtes du métier, vous savez ce que c'est.—Nous partons aujourd'hui. Je vous demande de tenir vingt jours seulement, Thiébaut; au bout de vingt jours, je serai de retour à Rome.

—Oh! ne vous gênez pas, mon général, prenez vingt jours, prenez-en vingt-cinq, prenez-en trente.

—Je n'en ai besoin que de vingt, et même je vous engage ma parole d'honneur, Thiébaut, qu'avant vingt jours, je viens vous délivrer.—Éblé, continua le général, vous viendrez me rejoindre à Civita-Castellana: c'est là que je me concentrerai, la position est belle; cependant, il sera utile de faire quelques ouvrages avancés.—Vous m'excusez toujours, n'est-ce pas, mon cher major?

—Général, je vous répéterai ce que vous disait tout à l'heure mon collègue Thiébaut, ne vous gênez pas pour moi.

—Vous le voyez, je suis de ces joueurs qui mettent cartes sur table; vous avez soixante mille hommes, cents pièces de canon, des munitions à n'en savoir que faire; j'ai moi,—à moins que Joubert ne m'envoie les trois mille hommes que je lui ai demandés,—neuf mille hommes, quinze mille coups de canon à tirer et deux millions de cartouches en tout. Avec une pareille infériorité, vous comprenez qu'il importe de prendre ses précautions.

Et, comme, en l'écoutant, le jeune homme laissait refroidir son café:

—Buvez votre café chaud, major, lui dit-il; Scipion a un grand amour-propre pour son café, et il recommande toujours de le boire bouillant.

—Il est en effet excellent, dit le major.

—Alors, videz votre tasse, mon jeune ami; car, si vous le voulez bien, nous allons monter à cheval pour aller passer la revue de la garnison, dans laquelle, du même coup, Thiébaut choisira ses cinq cents hommes.

Le major Riescach acheva son café jusqu'à la dernière goutte, se leva et fit signe en s'inclinant qu'il était prêt.

Scipion s'avança.

—Il paraît que nous partons, mon général? demanda-t-il.

—Eh! oui, mon cher Scipion! tu le sais, dans notre diable de métier, on n'est jamais sûr de rien.

—Alors, mon général, il faut faire les malles, emballer les livres, serrer les cartes et les plans?

—Non pas; laisse chaque chose comme elle est, nous retrouverons tout cela à notre retour.—Mon cher major, continua Championnet en bouclant son sabre, je crois que le général Mack fera très-bien de loger dans ce palais; il y trouvera une bibliothèque et des cartes excellentes; vous lui recommanderez mes livres et mes plans, j'y tiens beaucoup; c'est, comme mon palais, un prêt que je lui fais et que je mets sous votre sauvegarde. La chose lui sera d'autant plus commode qu'en face de nous, comme vous voyez, s'élève l'immense palais Farnèse, où, selon toute probabilité, logera le roi. De fenêtre à fenêtre, Sa Majesté et son général en chef pourront télégraphier.

—Si le général habite ce palais, répondit le major, je puis vous répondre que tout ce qui vous aura appartenu, lui sera sacré.

—Scipion, dit le général, un uniforme de rechange et six chemises dans un portemanteau; vous pouvez le faire boucler tout de suite derrière ma selle: la revue passée, nous nous mettons immédiatement en marche.

Cinq minutes après, les ordres de Championnet étaient exécutés, et quatre ou cinq chevaux attendaient leurs cavaliers à la porte du palais Corsini.

Le jeune major chercha des yeux le sien, mais inutilement; le palefrenier du général lui présenta un beau cheval frais, avec des fontes garnies de leurs armes. Ulrich de Riescach interrogea du regard Championnet.

—Votre cheval était fatigué, monsieur, dit le général; donnez-lui le temps de se reposer, on vous l'amènera plus frais à la place du Peuple.

Le major salua en signe de remercîment, et se mit en selle; Éblé et Thiébaut en firent autant; une petite escorte parmi laquelle brillait notre ancien ami le brigadier Martin, encore tout fier d'être venu en poste d'Itri à Rome, dans la voiture d'un ambassadeur, suivait à quelques pas le général; Scipion, que les soins du ménage retenaient, devait rejoindre plus tard.

Le palais Corsini—où, soit dit en passant, mourut Christine de Suède—est situé sur la rive droite du Tibre: en étendant la main, celui qui l'habite peut toucher, de l'autre côté de la via Lungara, la gracieuse bâtisse de la Farnesina, immortalisée par Raphaël. C'était du colossal palais Farnèse et du charmant bijou qui n'en est qu'une dépendance que Ferdinand avait fait venir tous ses chefs-d'oeuvre de l'antiquité et du moyen âge dont nous lui avons vu faire au château de Caserte les honneurs au jeune banquier André Backer.

La petite troupe prit, en remontant, la rive droite du Tibre, la via Lungara; le major Ulrich marchait d'un côté de Championnet; le général Éblé, marchait de l'autre; le colonel Thiébaut, un peu en arrière, servait de trait d'union entre le groupe principal et la petite escorte.

On fit quelques pas en silence; puis Championnet prit la parole.

—Ce qu'il y a de merveilleux, dit-il, sur cette terre romaine, c'est que, quelque part que l'on mette le pied, on marche sur l'histoire antique ou sur celle du moyen âge. Tenez, ajouta-t-il en étendant la main dans la direction opposée au Tibre, là, au sommet de cette colline, est Saint-Onuphre, où mourut le Tasse. Il y mourut emporté par la fièvre, au moment où Clément VIII venait de l'appeler à Rome pour l'y faire couronner solennellement. Dix ans après, le même Clément VIII, le seul homme que Sixte-Quint, disait-il, eût trouvé à Rome, faisait enfermer là, à notre droite, dans la prison Savella, la fameuse Béatrice Cenci; c'est dans cette prison, et la veille de sa mort, que Guido Reni fit le beau portrait d'elle que vous pourrez, dans quatre ou cinq jours, quand vous serez installés à Rome, aller voir au palais Colonna. Sur la rive du Tibre opposée au fort Saint-Ange, je vous montrerai les restes de la prison de Tordinone, où étaient enfermés ses frères. Elle fut, par une miséricorde particulière de Sa Sainteté, condamnée à avoir la tête tranchée seulement, tandis que son frère Jacques fut, avant d'être conduit à l'échafaud, au pied duquel il devait se rencontrer avec sa soeur, promené par toute la ville dans la même charrette que le bourreau, qui, pendant toute cette promenade, lui arrachait la chair de la poitrine avec des tenailles, et tout cela pour venger la mort d'un infâme qui avait tué deux de ses fils, violé sa fille, et qui n'échappait lui-même à la justice qu'en arrosant ses juges d'une pluie d'or? Un instant Clément VIII eut l'idée de faire grâce de la vie au moins à cette famille Cenci, dont le seul crime était d'avoir fait l'office du bourreau; mais, par malheur pour Béatrice, vers le même temps, le prince de Santa-Croce tua sa mère, espèce de Messaline qui déshonorait par ses amours avec des laquais le nom paternel; le pape s'effraya de voir plus de moralité dans les enfants que dans les pères, plus de justice dans les assassins que dans les juges, et les têtes des deux frères, de la soeur et de la belle-mère tombèrent toutes quatre sur le même échafaud. Vous pouvez voir d'ici, par cette échappée, de l'autre côté du Tibre, la place où il était dressé. La tradition veut que Clément VIII ait assisté à l'exécution d'une fenêtre du château Saint-Ange, où il était venu par cette longue galerie couverte que vous voyez à notre gauche, et qui fut construite par Alexandre VI pour donner à son successeur, en cas de siége ou de révolution, la facilité de quitter le Vatican et de se réfugier au château Saint-Ange. Il l'utilisa lui-même plus d'une fois, à ce que l'on assure, pour visiter les cardinaux qu'il emprisonnait dans le tombeau d'Adrien et qu'il étranglait, selon la tradition des Caligula et des Néron, après leur avoir fait faire un testament en sa faveur.

—Vous êtes un admirable cicérone, général, et je regrette bien, au lieu de quatre heures, dont plus de deux sont malheureusement déjà écoulées, de n'avoir point quatre jours à passer avec vous.

—Quatre jours seraient trop peu pour ce merveilleux pays; après quatre jours, vous demanderiez quatre mois; après quatre mois, quatre ans. La vie d'un homme tout entière ne suffirait pas à dresser la liste des souvenirs que renferme la ville si justement nommée la ville éternelle. Tenez, par exemple, voyez ces restes d'arches contre lesquelles se brise le fleuve, voyez ces vestiges qui se rattachent aux deux côtés de la rive: là était le pont Triomphal, là ont successivement passé, venant du temple de Mars, qui était situé où est aujourd'hui Saint-Pierre, Paul-Émile, vainqueur de Persée; Pompée, vainqueur de Tigrane, roi d'Arménie; d'Artocès, roi d'Ibérie; d'Orosès, roi d'Albanie; de Darius, roi de Médie; d'Areta, roi de Nabatée; d'Antiochus, roi de Comagène et des pirates. Il avait pris mille châteaux forts, neuf cents villes, huit cents vaisseaux, fondé ou repeuplé neuf villes; ce fut à la suite de ce triomphe qu'il bâtit, avec une portion de sa part de butin, ce beau temple à Minerve qui décorait la place des Septa-Julia, près de l'aqueduc de la Virgo, et sur le frontispice duquel il avait fait mettre en lettres de bronze cette inscription: «Pompée le Grand, imperator, après avoir terminé une guerre de trente ans, défait, mis en fuite, tué ou forcé à se rendre douze millions cent quatre-vingt mille hommes, coulé à fond ou pris huit cent quarante-six vaisseaux, reçu à composition mille cinq cent trente-huit villes ou châteaux, soumis tout le pays depuis le lac Moeris, jusqu'à la mer Rouge, acquitte le voeu qu'il a fait à Minerve.» Et, sur ce même pont, après lui, passèrent Jules César, Auguste, Tibère. Par bonheur, il est tombé, poursuivit avec un sourire mélancolique le général républicain, car nous aurions sans doute l'orgueil d'y passer, nous aussi, à notre tour: et que sommes-nous pour fouler les traces de pareils hommes?

Les réflexions qui assiégeaient la tête de Championnet, éteignirent la voix sur ses lèvres et il garda un silence que n'osa interrompre le jeune officier, depuis le pont Triomphal, qu'il laissait à sa droite, jusqu'au pont Saint-Ange, qu'il se mit à traverser pour passer sur la rive gauche du Tibre.

Au milieu du pont, cependant, au risque d'être indiscret:

—N'est-ce point le tombeau d'Adrien que nous laissons derrière nous? lui demanda le major.

Championnet regarda autour de lui comme s'il sortait d'un rêve.

—Oui, dit-il, et le pont sur lequel nous sommes fut sans doute bâti pour y conduire; Bernin l'a restauré et y a répandu ses coquetteries ordinaires. C'est dans ce monument que s'enfermera Thiébaut, et ce ne sera pas le premier siége qu'il aura soutenu.

Tenez, voici la place que vous avez entrevue de loin, où furent décapitées Béatrice et sa famille. En appuyant à gauche, nous pouvons marcher sur l'emplacement même du Tordinone; sur cette petite place où nous arrivons est l'auberge de l'Ours, avec son enseigne telle qu'elle était au temps où y logea Montaigne, ce grand sceptique qui prit pour devise ces trois mots: Que sais-je? C'était le dernier mot du génie humain après six mille ans; dans six mille ans viendra un autre sceptique qui dira: Peut-être!

—Et vous, général, demanda le major, que dites-vous?

—Je dis que c'est le dernier des gouvernements que celui,—regardez à votre gauche—que celui qui laisse se faire de pareils déserts, presque au coeur d'une ville. Tenez, tous ces marais qu'habite huit mois de l'année la mal'aria, ils sont au roi que vous servez; c'est l'héritage des Farnèse. Paul III ne se doutait pas, en léguant ces immenses terrains à son fils le duc de Parme, qu'il lui léguait la fièvre. Dites donc à votre roi Ferdinand qu'il serait non pas seulement d'un héritier pieux, mais d'un chrétien; de faire assainir et de cultiver ces champs, qui l'en récompenseraient par d'abondantes moissons. Un pont bâti ici, tenez, suffirait à un quartier nouveau; la ville enjamberait le fleuve, des maisons s'élèveraient dans tout cet espace vide du château Saint-Ange à la place du Peuple, et la vie en chasserait la mort; mais, pour cela, il faudrait un gouvernement qui s'occupât du bien-être de ses sujets; il faudrait ce grand bienfait que vous venez combattre, vous homme instruit et intelligent cependant; il faudrait la liberté. Elle viendra un jour, non pas temporaire et accidentelle comme celle que nous apportons, mais fille immortelle du progrès et du temps. Tenez, en attendant, c'est de la ruelle qui longe cette église, l'église Saint-Jérôme, qu'une nuit, vers deux heures du matin, sortirent quatre hommes à pied et un homme à cheval, l'homme à cheval portait, en travers de la croupe de sa monture, un cadavre dont les pieds pendaient d'un côté et la tête de l'autre.

»—Ne voyez-vous rien? demanda l'homme à cheval.

»Deux regardèrent du côté du château Saint-Ange, deux du côté de la place du Peuple.

»—Rien, dirent-ils.

»Alors, le cavalier s'avança jusqu'au bord de la rivière et, là, fit pivoter son cheval de manière que la croupe fût tournée du côté de l'eau. Deux hommes prirent le cadavre, un par la tête, l'autre par les pieds, le balancèrent trois fois, et, à la troisième, le lancèrent au fleuve.

»Au bruit que produisit le cadavre en tombant à l'eau:

»—C'est fait? demanda le cavalier.

»—Oui, monseigneur, répondirent les hommes.

»Le cavalier se retourna.

»—Et qui flotte ainsi sur l'eau? demanda-t-il.

»—Monseigneur, répondit un des hommes, c'est son manteau.

»Un autre ramassa des pierres, courut le long de la rive en suivant le courant du fleuve et en jetant des pierres dans ce manteau, jusqu'à ce qu'il eût disparu.

»—Tout va bien, dit alors le cavalier.

»Et il donna une bourse aux hommes, mit son cheval au galop et disparut.

»Le mort était le duc de Candie; le cavalier, c'était César Borgia. Jaloux de sa soeur Lucrèce, César Borgia venait de tuer son frère, le duc de Candie... Par bonheur, continua Championnet, nous voilà arrivés. Le hasard, mon cher, vengeur des rois et de la papauté, vous gardait cette histoire pour la dernière; ce n'était pas la moins curieuse, vous le voyez.

Et, en effet, le groupe que nous venons de suivre, depuis le palais Corsini jusqu'à l'extrémité de Ripetta, débouchait sur la place du Peuple, où était rangée en bataille la garnison de Rome.

Cette garnison se composait de trois mille hommes, à peu près: deux tiers français, une tiers polonais.

En apercevant le général, trois mille voix, par un élan spontané, crièrent:

—Vive la République!

Le général s'avança jusqu'au centre de la première ligne et fit signe qu'il voulait parler. Les cris cessèrent.

—Mes amis, dit le général, je suis forcé de quitter Rome; mais je ne l'abandonne pas. J'y laisse le colonel Thiébaut; il occupera le fort Saint-Ange avec cinq cents hommes; j'ai engagé ma parole de venir le délivrer dans l'espace de vingt jours; vous y engagez-vous avec moi?

—Oui, oui, oui, crièrent trois mille voix.

—Sur l'honneur? dit Championnet.

—Sur l'honneur! répétèrent les trois mille voix.

—Maintenant, continua Championnet, choisissez parmi vous cinq cents hommes prêts à s'ensevelir sous les ruines du château Saint-Ange, plutôt que de se rendre.

—Tous, tous! nous sommes prêts tous! crièrent ceux à qui l'on faisait cet appel.

—Sergents, dit Championnet, sortez des rangs et choisissez quinze hommes par compagnie.

Au bout de dix minutes, quatre cent quatre-vingts hommes se trouvèrent tirés à part et réunis.

—Amis, leur dit Championnet, c'est vous qui garderez les drapeaux des deux régiments, et c'est nous qui viendrons les reprendre. Que les porte-drapeaux passent dans les rangs des hommes du fort Saint-Ange.

Les porte-drapeaux obéirent, aux cris frénétiques de «Vive Championnet! vive la République!»

—Colonel Thiébaut, continua Championnet, jurez et faites jurer à vos hommes que vous vous ferez tuer jusqu'au dernier, plutôt que de vous rendre.

Tous les bras s'étendirent, toutes les voix crièrent:

—Nous le jurons!

Championnet s'avança vers son aide de camp.

—Embrassez-moi, Thiébaut, lui dit-il; si j'avais un fils, c'est à lui que je donnerais la glorieuse mission que je vous confie.

Le général et son aide de camp s'embrassèrent au milieu des hourras, des cris et des vivats de la garnison.

Deux heures sonnèrent à l'église Sainte-Marie-du-Peuple.

—Major Riescach, dit Championnet au jeune messager, les quatre heures sont écoulées et, à mon grand regret, je n'ai plus le droit de vous retenir.

Le major regarda du côté de Ripetta.

—Attendez vous quelque chose, monsieur? lui demanda Championnet.

—Je suis monté sur un de vos chevaux, général.

—J'espère que vous me ferez l'honneur de l'accepter, monsieur, en souvenir des moments trop courts que nous venons de passer ensemble.

—Ne pas accepter le cadeau que vous me faites, général, ou même hésiter à l'accepter, ce serait me montrer moins courtois que vous. Merci du plus profond de mon coeur.

Il s'inclina, la main sur la poitrine.

—Et, maintenant, que dois-je reporter au général Mack?

—Ce que vous avez vu et entendu, monsieur, et vous ajouterez ceci, que, le jour où j'ai quitté Paris et pris congé des membres du Directoire, le citoyen Barras m'a mis la main sur l'épaule et m'a dit: «Si la guerre éclate, en récompense de vos services, vous serez le premier des généraux républicains chargé par la République de détrôner un roi.»

—Et vous avez répondu?

—J'ai répondu: «Les intentions de la République seront remplies, j'y engage ma parole;» et, comme je n'ai jamais manqué à ma parole d'honneur, dites au roi Ferdinand de se bien tenir.

—Je le lui dirai, monsieur, répondit le jeune homme; car, avec un chef comme vous et des hommes comme ceux-là, tout est possible. Et maintenant, général, veuillez m'indiquer mon chemin.

—Brigadier Martin, dit Championnet, prenez quatre hommes et conduisez M. le major Ulrich de Riescach jusqu'à la porte San-Giovanni; vous nous rejoindrez sur la route de la Storta.

Les deux hommes se saluèrent une dernière fois; le major, guidé par le brigadier Martin et escorté par ses quatre dragons, s'enfonça au grand trot dans la via del Babuino. Le colonel Thiébaut et ses cinq cents hommes regagnèrent par Ripetta le château Saint-Ange, où ils se renfermèrent, et le reste de la garnison, Championnet et son état-major en tête, sortit de Rome, tambours battants, par la porte del Popolo.



L

FERDINAND A ROME

Comme l'avait prévu le général Mack, son envoyé le rejoignit un peu au-dessus de Valmontone.

Le général n'entendit rien de tout ce que lui raconta le major de Riescach, sinon que les Français avaient évacué Rome; il courut chez le roi et lui annonça que sur sa sommation, les Français s'étaient mis immédiatement en retraite; que, par conséquent, le lendemain, il entrerait à Rome et, dans huit jours, serait en pleine possession des États romains.

Le roi ordonna de doubler l'étape, et, le même soir on vint coucher à Valmontone.

Le lendemain, on se remit en marche, on fit halte à Albano vers midi. De la colline, on planait sur Rome, et, au delà de Rome, la vue s'étendait jusqu'à Ostia. Mais il était impossible que l'armée entrât à Rome le même jour. Il fut convenu qu'elle partirait vers trois heurs de l'après-midi, qu'elle camperait à moitié chemin, et que, le lendemain, à neuf heures du matin, le roi Ferdinand ferait son entrée solennelle par la porte San-Giovanni, et irait directement à San-Carlo entendre la messe d'actions de grâces.

En effet, à trois heures, on partit d'Albano, Mack à cheval et en tête de l'armée, le roi et le duc d'Ascoli dans une voiture escortée de tout l'état-major particulier de Sa Majesté; on laissa à gauche, au-dessous de la colline d'Albano, c'est-à-dire à l'endroit où eut lieu, mil huit cent cinquante ans auparavant, la querelle de Clodius et de Milon, la via Appia, dans laquelle on avait fait des fouilles et qui était abandonnée aux antiquaires, et l'on s'arrêta vers sept heures à deux lieues à peu près de Rome.

Le roi soupait sous une tente magnifique, divisée en trois compartiments, avec le général Mack et le duc d'Ascoli, le marquis Malaspina et les plus favorisés parmi la petite cour qui l'avait suivi, lorsqu'on vint lui annoncer les députés.

Ces députés se composaient de deux des cardinaux qui n'avaient point adhéré au gouvernement républicain, des autorités qui avaient été renversées par ce gouvernement et de quelques-uns de ces martyrs comme les réactions en voient toujours accourir au-devant d'elles.

Ils venaient prendre les ordres du roi pour la cérémonie du lendemain.

Le roi était radieux; lui aussi, comme les Paul-Émile, comme les Pompée, comme les Césars, dont Championnet, trois jours auparavant, parlait au major Riescach, lui aussi allait avoir son triomphe.

Il n'était donc point si difficile d'être un triomphateur que la chose lui avait paru d'abord.

Quel effet allait faire à Caserte, et surtout au Môle, au Marché-Vieux et à Marinella, le récit de ce triomphe, et comme ces bons lazzaroni allaient être fiers quand ils sauraient que leur roi avait triomphé!

Il avait donc vaincu, et sans tirer un seul coup de canon, cette terrible république française, jusque-là réputée invincible! Décidément, le général Mack, qui lui avait prédit tout cela, était un grand homme!

Il résolut, en conséquence, d'écrire le même soir à la reine et de lui expédier un courrier pour lui annoncer cette bonne nouvelle, et, toute chose arrêtée pour le lendemain, les députés congédiés après avoir eu l'honneur de baiser la main au roi, Sa Majesté prit la plume et écrivit:

«Ma chère maîtresse,

»Tout se succède au gré de nos désirs; en moins de cinq jours, je suis arrivé aux portes de Rome, où je fais demain mon entrée solennelle. Tout a fui devant nos armes victorieuses, et, demain soir, du palais Farnèse, j'écrirai au souverain pontife qu'il peut, si tel est son bon plaisir, venir célébrer avec nous à Rome la fête de la Nativité.

»Ah! si je pouvais transporter ici ma crèche et la lui faire voir!

»Le messager que je vous envoie pour vous porter ces bonnes nouvelles est mon courrier ordinaire Ferrari. Permettez-lui, pour sa récompense, de dîner avec mon pauvre Jupiter, qui doit bien s'ennuyer de moi. Répondez-moi par la même voie; rassurez-moi sur votre chère santé et sur celle de mes enfants bien-aimés, à qui, grâce à vous et à notre illustre général Mack, j'espère léguer un trône non-seulement prospère, mais glorieux.

»Les fatigues de la campagne n'ont pas été si grandes que je le craignais. Il est vrai que, jusqu'à présent, j'ai pu faire presque toutes les étapes en voiture et ne monter à cheval que pour mon agrément.

»Un seul point noir reste encore à l'horizon: en quittant Rome, le général républicain a laissé cinq cents hommes et un colonel au château Saint-Ange; dans quel but? Je ne m'en rends point parfaitement compte, mais je ne m'en inquiète pas autrement: notre illustre ami le général Mack m'assurant qu'ils se rendront à la première sommation.

»Au revoir bientôt, ma chère maîtresse, soit que vous veniez, pour que la fête soit complète, célébrer la Nativité avec nous à Rome, soit que, tout étant pacifié et Sa Sainteté étant rétablie sur son trône, je rentre glorieusement dans mes États.

»Recevez, chère maîtresse et épouse, pour les partager avec mes enfants bien-aimés, les embrassements de votre tendre mari et père.

»FERDINAND.»

»P.-S.—J'espère qu'il n'est rien arrivé de fâcheux à mes kangourous et que je les retrouverai tout aussi bien portants que je les ai laissés. A propos, transmettez mes plus affectueux souvenirs à sir William et à lady Hamilton; quant au héros du Nil, il doit encore être à Livourne; où qu'il soit, faites-lui part de nos triomphes.»

Il y avait longtemps que Ferdinand n'avait écrit une si longue lettre; mais il était dans un moment d'enthousiasme, ce qui explique sa prolixité; il la relut, fut satisfait de sa rédaction, regretta de n'avoir pensé à sir William et à lady Hamilton qu'après avoir pensé à ses kangourous, mais ne jugea point que, pour cette petite faute de mémoire, ce fût la peine de recommencer une lettre si bien venue; en conséquence, il la cacheta et fit appeler Ferrari, qui, complétement remis de sa chute, arriva, selon sa coutume, tout botté, et promit que la lettre serait remise entre les mains de la reine, avant le lendemain cinq heures du soir.

Après quoi, la table de jeu étant dressée, le roi se mit à faire son whist avec le duc d'Ascoli, le marquis Malaspina et le duc de Circello, gagna mille ducats, se coucha radieux et rêva qu'il faisait son entrée, non pas à Rome, mais à Paris, non pas dans la capitale des États romains, mais dans la capitale de la France, et que, son manteau royal porté par les cinq directeurs, il entrait dans les Tuileries, désertes depuis le 10 août, ayant une couronne de lauriers sur la tête, comme César, et tenant, comme Charlemagne, le globe d'une main et l'épée de l'autre!

Le jour vint dissiper les illusions de la nuit; mais ce qui en restait suffisait pour satisfaire l'amour-propre d'un homme à qui l'idée d'être conquérant était venue à l'âge de cinquante ans.

Il n'entrait point encore à Paris, mais il entrait déjà à Rome.

L'entrée fut splendide; le roi Ferdinand, à cheval, vêtu de son uniforme de feld-maréchal autrichien, couvert de broderies, portant à son cou et sur sa poitrine tous ses ordres personnels et tous ses ordres de famille, était attendu à la porte San-Giovanni, d'abord par l'ancien sénateur, qui, accompagné des magistrats du municipe, lui présenta à genoux les clefs de Rome sur un plat d'argent; autour des sénateurs et des magistrats du municipe étaient tous les cardinaux restés fidèles à Pie VI; de là, en suivant un itinéraire marqué d'avance par des jonchées de fleurs et de feuillages, le roi devait se rendre à l'église San-Carlo, où se chantait le Te Deum, et, de l'église San-Carlo, au palais Farnèse, situé, comme nous l'avons dit, de l'autre côté du Tibre, en face du palais Corsini, que venait de quitter Championnet.

Au moment où le roi prit les clefs de Rome, les chants éclatèrent. Cent jeunes filles habillées de blanc marchèrent en tête du cortége, portant des corbeilles de joncs dorés, pleines de feuilles de roses, qu'elles jetaient en l'air comme au jour de la Fête-Dieu. Les corbeilles vides étaient aussitôt remplacées par des corbeilles pleines, afin qu'il n'y eût point d'interruption dans la pluie odoriférante; et, comme derrière les jeunes filles marchaient à reculons de jeunes enfants de choeur, balançant des encensoirs, on avançait entre une double haie formée par la population de Rome et des environs, vêtue de ses habits de fête, au milieu d'une pluie de fleurs et d'une atmosphère embaumée.

Une admirable musique militaire—et celle de Naples est renommée entre toutes—jouait les airs les plus gais de Cimarosa, de Pergolèse et de Paesiello; puis venait, au milieu d'un grand espace vide, le roi seul, dans l'isolement emblématique de la majesté souveraine; derrière le roi marchait Mack et tout son état-major; puis, derrière Mack, une masse de trente mille hommes de troupes, vingt mille d'infanterie, dix mille de cavalerie, habillés à neuf, magnifiques d'aspect, s'avançant avec un ensemble remarquable, grâce aux nombreuses manoeuvres faites dans les camps, et suivis de cinquante pièces d'artillerie nouvellement fondues, de leur caissons et de leurs fourgons nouvellement peints; tout cela resplendissant au soleil d'une de ces magnifiques journées de novembre que l'automne méridional fait luire entre un jour de brouillard et un jour de pluie, comme un dernier adieu à l'été, comme un premier salut à l'hiver.

Nous avons dit que l'itinéraire était tracé d'avance: on commença donc par traverser ce que l'on pourrait appeler le désert de Saint-Jean-de-Latran, les pelouses et les allées solitaires conduisant à Santa-Croce in-Gerusalemme et à Sainte-Marie-Majeure, et l'on s'avança directement vers la vieille basilique dont Henri IV fut le bienfaiteur et dont, en sa qualité de petit-fils de Henri IV, Ferdinand était chanoine. Sur les degrés de l'église, au bas desquels le roi fut reçu à cheval et encensé au milieu des chants de joie et des cantiques d'actions de grâces, était groupé tout le clergé latéranien. Les chants terminés, le roi descendit de cheval et, sur de magnifiques tapis, gagna à pied la Scala santa, cet escalier sacré, transporté de Jérusalem à Rome, qui faisait partie de la maison de Pilate, que Jésus se rendant au prétoire toucha de ses pieds nus et sanglants, et que les fidèles ne montent plus qu'à genoux.

Le roi en baisa la première marche, et, au moment où ses lèvres touchaient le marbre saint, la musique éclata en fanfares joyeuses, et cent mille voix firent entendre une immense acclamation.

Le roi demeura à genoux le temps de dire sa prière, se releva, se signa, monta à cheval, traversa la grande place de Saint-Jean, mesura des yeux le magnifique obélisque élevé à Thèbes par Thoutmasis II, respecté par Cambyse, qui renversa et mutila tous les autres, enlevé par Constantin et déterré dans le grand Cirque; suivit la longue rue de Saint-Jean-de-Latran, toute bordée de monastères et qui descend en pente douce jusqu'au Colisée; prit ce fameux quartier des Carènes où Pompée avait sa maison; presqu'en ligne droite, gagna la place Trajane, dont la colonne était enterrée jusqu'au-dessus de sa base; de là, par un angle droit, arriva au Corso, et, sur la place de Venise, qui, à l'autre extrémité de la même rue, fait pendant à la place du Peuple, descendit à la place Colonna, et enfin suivit le Corso jusqu'à la vaste église San-Carlo, y fut reçu par tout le clergé sous son gigantesque portail, descendit de cheval pour la seconde fois, entra dans l'église, et, sous le dais qui lui était préparé, entendit le Te Deum.

Puis, le Te Deum chanté, il sortit de l'église, remonta à cheval, et, toujours précédé, suivi, accompagné du même cortége, il continua de descendre le Corso jusqu'à la place du Peuple, longea le cours du Tibre, et, dans le sens inverse où l'avait longé Championnet pour sortir de Rome, prit la via della Scroffa, où est Saint-Louis-des-Français, la grande place Navone, le forum Agonal des Romains, et, de là, en quelques instants, par la façade du palais Braschi, opposée à celle où se trouve Pasquino, il gagna le Campo-dei-Fiori et le palais Farnèse, but de sa longue course, terme de son triomphe.

Tout l'état-major put entrer dans cette magnifique cour, chef-d'oeuvre des trois plus grands architectes qui aient existé, San-Gallo, Vignole et Michel-Ange; tandis qu'entre les deux fontaines qui ornent la façade du palais et qui coulent dans les plus larges coupes de granit que l'on connaisse, on mettait, autant pour l'honneur que pour la défense, quatre pièces de canon en batterie.

Un dîner de deux cents couverts était servi dans la grande galerie peinte par Annibal et Augustin Carrache, et leurs élèves. Les deux frères y travaillèrent huit ans et reçurent pour salaire cinq cents écus d'or, c'est-à-dire trois mille francs de notre monnaie.

Rome entière semblait s'être donné rendez-vous sur la place du palais Farnèse. Malgré les sentinelles, le peuple envahit la cour, l'escalier, les antichambres et pénétra jusqu'aux portes de la galerie; les cris de «Vive le roi!» poussés sans interruption, forcèrent trois fois Ferdinand à quitter la table et à se montrer à la fenêtre.

Aussi, fou de joie, se croyant le rival de ces héros dont, un instant, sur la voie sacrée, il avait foulé la trace, ne voulut-il point attendre au lendemain pour donner au pape Pie VI avis de son entrée à Rome, et, oubliant que, prisonnier des Français, il n'était pas tout à fait libre de ses actions, la tête échauffée par le vin et le coeur bondissant d'orgueil, il passa, aussitôt le café pris, dans un cabinet de travail, et lui écrivit la lettre suivante:

A Sa Sainteté le pape Pie VI, premier vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

«Prince des apôtres, roi des rois,

»Votre Sainteté apprendra sans doute avec la plus grande satisfaction, qu'aidé de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sous l'auguste protection du bienheureux saint Janvier, aujourd'hui même, avec mon armée, je suis entré sans résistance et en triomphateur dans la capitale du monde chrétien. Les Français ont fui, épouvantés à la vue de la croix et au simple éclat de mes armes. Votre Sainteté peut donc reprendre sa suprême et paternelle puissance, que je couvrirai de mon armée. Qu'elle abandonne donc sa trop modeste demeure de la Chartreuse, et que, sur les ailes des chérubins, comme notre sainte vierge de Lorette, elle vienne et descende au Vatican pour le purifier par sa présence sacrée. Votre Sainteté pourra célébrer à Saint-Pierre le divin office le jour de la naissance de Notre Sauveur.»

Le soir, le roi parcourut en voiture, au milieu des cris de «Vive le roi Ferdinand! vive Sa Sainteté Pie VI!» les principales rues de Rome et les places Navone, d'Espagne et de Venise; il s'arrêta un instant au théâtre Argentina, où l'on devait chanter une cantate en son honneur; puis, de là, pour voir Rome tout enflammée, il monta sur les plus hautes rampes du mont Pincio.

La ville était illuminée a giorno, depuis la porte San-Giovanni jusqu'au Vatican, et depuis la place du Peuple jusqu'à la pyramide de Cestus. Un seul monument, surmonté du drapeau tricolore et pareil à une protestation solennelle et menaçante de la France contre l'occupation de Rome, restait obscur au milieu de tous ces rayonnements, muet au milieu de toutes ces clameurs.

C'était le château Saint-Ange.

Sa masse sombre et silencieuse avait quelque chose de formidable et d'effrayant; car le seul cri qui, de quart d'heure en quart d'heure, sortait de son silence était celui de «Sentinelles, prenez garde à vous!» Et la seule lumière que l'on vit luire dans les ténèbres était la mèche allumée des artilleurs, debout près de leurs canons.

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