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La San-Felice, Tome 06

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The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 06

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Title: La San-Felice, Tome 06

Author: Alexandre Dumas

Release date: July 13, 2006 [eBook #18826]
Most recently updated: December 8, 2018

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME 06 ***

ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE



TOME VI.

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE



C

UN GRAIN.

On n'a pas oublié qu'après avoir été retenu depuis le 21 jusqu'au 23 janvier dans le port de Naples par les vents contraires, Nelson, profitant d'une forte brise au nord-ouest, avait enfin pu appareiller vers les trois heures de l'après-midi, et que la flotte anglaise, le même soir, avait disparu dans le crépuscule, à la hauteur de l'île de Capri.

Fier de la préférence dont il était l'objet de la part de la reine, Nelson avait tout fait pour reconnaître cette faveur, et, depuis trois jours, lorsque les augustes fugitifs vinrent lui demander l'hospitalité, toutes les dispositions étaient prises à bord du Van-Guard pour que cette hospitalité fût la plus confortable possible.

Ainsi, tout en conservant pour lui sa chambre de la dunette, Nelson avait fait préparer, pour le roi, pour la reine et pour les jeunes princes, la grande chambre des officiers à l'arrière de la batterie haute. Les canons avaient disparu dans des draperies, et chaque intervalle était devenu un appartement orné avec la plus grande élégance.

Les ministres et les courtisans auxquels le roi avait fait l'honneur de les emmener à Palerme, étaient logés, eux, dans le carré des officiers, c'est-à-dire dans la partie de l'entre-pont autour de laquelle sont les cabines.

Caracciolo avait fait encore mieux: il avait cédé son propre appartement au prince royal et à la princesse Clémentine, et le carré des officiers à leur suite.

La saute de vent, à l'aide de laquelle Nelson avait pu lever l'ancre, avait eu lieu, comme nous l'avons dit, entre trois et quatre heures de l'après-midi. Il avait passé--nous parlons du vent--du sud à l'ouest-nord-ouest.

A peine Nelson s'était-il aperçu de ce changement, qu'il avait donné à Henry, son capitaine de pavillon, qu'il traitait en ami plutôt qu'en subordonné, l'ordre d'appareiller.

--Faut-il nous élever beaucoup au large de Capri? demanda le capitaine.

--Avec ce vent-là, c'est inutile, répondit Nelson. Nous naviguerons grand largue.

Henry étudia un instant le vent et secoua la tête.

--Je ne crois pas que ce vent-là soit fait, dit-il.

--N'importe, profitons-en tel qu'il est... Quoique je sois prêt à mourir et à faire tuer mes hommes, depuis le premier jusqu'au dernier, pour le roi et la famille royale, je ne verrai Leurs Majestés véritablement en sûreté que quand elles seront à Palerme.

--Quels signaux faut-il faire aux autres bâtiments?

--D'appareiller comme nous et de naviguer dans nos eaux, route de Palerme, manoeuvre indépendante.

Les signaux furent faits, et, on l'a vu, l'appareillage eut lieu.

Mais, à la hauteur de Capri, en même temps que la nuit, le vent tomba, donnant raison au capitaine de pavillon Henry.

Ce moment d'accalmie donna le temps aux illustres fugitifs, malades et tourmentés depuis trois jours par le mal de mer, de prendre un peu de nourriture et de repos.

Inutile de dire qu'Emma Lyonna n'avait point suivi son mari dans le carré des officiers, mais était restée près de la reine.

Aussitôt le souper fini, Nelson, qui y avait assisté, remonta sur le pont. Une partie de la prédiction de Henry s'était déjà accomplie, puisque le vent était tombé, et il craignait pour le reste de la nuit, sinon une tempête, du moins quelque grain.

Le roi s'était jeté sur son lit, mais ne pouvait dormir. Ferdinand n'était pas plus marin qu'homme de guerre. Tous les sublimes aspects et tous les grands mouvements de la mer, qui font le rêve des esprits poétiques, lui échappaient entièrement. De la mer, il ne connaissait que le malaise qu'elle donne et le danger dont elle menace.

Vers minuit donc, voyant qu'il avait beau se retourner sur son lit, lui auquel le sommeil ne faisait jamais défaut, il se jeta à bas de son cadre, et, suivi de son fidèle Jupiter, qui avait partagé et partageait encore le malaise de son maître, sortit par le panneau de commandement et prit un des deux escaliers de la dunette.

Au moment où sa tête dépassait le plancher, il vit à trois pas de lui Nelson et Henry, qui semblaient interroger l'horizon avec inquiétude.

--Tu avais raison, Henry, et ta vieille expérience ne t'avait point trompé. Je suis un soldat de mer; mais, toi, tu es un homme de mer. Non-seulement le vent n'a point tenu, mais nous allons avoir un grain.

--Sans compter, milord, répondit Henry, que nous sommes en mauvaise position pour le recevoir. Nous aurions dû faire même route que la Minerve.

Nelson ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

--Je n'aime pas plus que Votre Seigneurie cet orgueilleux Caracciolo qui la commande; mais il faut convenir, milord, que le compliment que vous vouliez bien me faire tout à l'heure, lui aussi le mérite. C'est un véritable homme de mer, et la preuve, c'est qu'en passant entre Capri et le cap Campanella, il a au vent Capri,--qui va adoucir pour lui la violence du grain que nous recevrons, sans en perdre une goutte de pluie ni une bouffée de vent,--et sous le vent tout le golfe de Salerne.

Nelson se tourna avec inquiétude vers la masse noire qui se dressait devant lui et qui, du côté du sud-ouest, ne présente aucun abri.

--Bon! dit-il, nous sommes à un mille de Capri.

--Je voudrais en être à dix milles, dit Henry entre ses dents, mais pas assez bas, cependant, pour que Nelson ne l'entendît pas.

Une rafale d'ouest passa, précurseur du grain dont parlait Henry.

--Faites amener les perroquets et serrez le vent.

--Votre Seigneurie ne craint point pour la mâture? demanda Henry.

--Je crains la côte, voilà tout, répondit Nelson.

Henry, de cette voix pleine et sonore du marin qui commande aux vents et aux flots, répéta le commandement, qui s'adressait à la fois aux matelots de quart et au timonier:

--Amenez les perroquets! Lofez!

Le roi avait entendu cette conversation et ce commandement sans rien y comprendre; seulement, il avait deviné qu'on était menacé d'un danger et que ce danger venait de l'ouest.

Il acheva donc de monter sur la dunette, et, quoique Nelson n'entendît guère mieux l'italien que, lui, Ferdinand, n'entendait l'anglais, il lui demanda:

--Est-ce qu'il y a du danger, milord?

Nelson s'inclina, et, se tournant vers Henry:

--Je crois que Sa Majesté me fait l'honneur de m'interroger, dit-il. Répondez, Henry, si vous avez compris ce qu'a demandé le roi.

--Il n'y a jamais de danger, sire, répondit Henry, sur un bâtiment commandé par milord Nelson, parce que sa prévoyance va au-devant de tous les dangers; seulement, je crois que nous allons avoir un grain.

--Un grain de quoi? demanda le roi.

--Un grain de vent, répondit Henry ne pouvant s'empêcher de sourire.

--Je trouve le temps assez beau cependant, dit le roi en regardant, au-dessus de sa tête, la lune qui glissait sur un ciel ouaté de nuages laissant entre eux des intervalles d'un bleu foncé.

--Ce n'est point au-dessus de notre tête qu'il faut regarder, sire. C'est là-bas, à l'horizon, devant nous. Votre Majesté voit-elle cette ligne noire qui monte lentement dans le ciel et qui n'est séparée de la mer, aussi sombre qu'elle, que par un trait de lumière, qui semble un fil d'argent? Dans dix minutes elle éclatera au-dessus de nous.

Une seconde bouffée de vent passa, chargée d'humidité; sous sa pression, le Van-Guard s'inclina et gémit.

--Carguez la grande voile! dit Nelson laissant Henry continuer la conversation avec le roi et jetant ses commandements sans transmission intermédiaire. Hâlez bas le grand foc!

Cette manoeuvre fut exécutée avec une promptitude qui indiquait que l'équipage en comprenait l'importance, et le vaisseau, déchargé d'une partie de sa toile, navigua sous sa brigantine, sous ses trois huniers et sous son petit foc.

Nelson se rapprocha de Henry et lui dit quelques mots en anglais.

--Sire, dit Henry, Sa Seigneurie me prie de faire observer à Votre Majesté que, dans quelques minutes, le grain va s'abattre sur nous, et que, si elle reste sur le pont, la pluie n'aura pas plus de respect pour elle que pour le dernier de nos midshipmen.

--Puis-je rassurer la reine et lui dire qu'il n'y a pas de danger? demanda le roi, qui n'était point fâché d'être rassuré lui-même en passant.

--Oui, sire, répondit Henry. Avec l'aide de Dieu, milord et moi répondons de tout.

Le roi descendit, toujours suivi de Jupiter, qui, soit redoublement de malaise, soit pressentiment comme en ont parfois les animaux à l'approche du danger, le suivit en gémissant. Comme l'avait annoncé Henry, quelques minutes s'étaient à peine écoulées, que le grain s'abattait sur le Van-Guard et qu'avec un effroyable accompagnement de tonnerre et un déluge de pluie, il déclarait la guerre à toute la flotte.

Ferdinand jouait de malheur: après qu'il avait été trahi par la terre, la mer à son tour le trahissait.

Malgré l'assurance que lui avait donnée le roi en descendant près d'elle, la reine, aux premières secousses qu'éprouva le vaisseau et aux premiers gémissements qu'il poussa, comprit que le Van-Guard était aux prises avec l'ouragan. Placée immédiatement au-dessous du pont, elle entendait sans en rien perdre ce piétinement pressé et irrégulier des matelots qui indique le danger par les efforts que l'on fait pour lutter contre lui. Elle était assise sur son lit, avec toute sa famille groupée autour d'elle, et Emma, comme d'habitude, couchée à ses pieds.

Lady Hamilton, épargnée par le mal de mer, s'était entièrement vouée aux soins à donner à la reine, aux jeunes princesses et aux deux jeunes princes, Albert et Léopold. Elle ne se levait des pieds de la reine que pour donner une tasse de thé aux uns, un verre d'eau sucrée aux autres, pour embrasser au front sa royale amie, en lui disant quelques-unes de ces paroles qui rendent le courage en indiquant le dévouement.

Au bout d'une demi-heure, Nelson descendit à son tour. Le grain était passé; mais un grain qui n'est parfois qu'un simple accident destiné à épurer le ciel, est parfois aussi l'avant-coureur d'une tempête. Il ne pouvait donc dire à la reine que tout était fini et lui promettre une nuit parfaitement tranquille.

Sur son invitation, il s'assit et prit une tasse de thé. Les enfants de la reine, le jeune prince Albert excepté, s'étaient endormis, et la fatigue et l'insouciance de l'âge, avaient triomphé de la crainte qui, autant que le malaise, tenait leurs parents éveillés.

Nelson était depuis un quart d'heure à peu près dans la grande chambre, et, depuis cinq minutes déjà, il semblait interroger les mouvements du vaisseau, lorsque l'on gratta à la porte, et que, sur l'invitation de la reine, cette porte s'ouvrant, un jeune officier parut sur le seuil.

C'était évidemment pour Nelson qu'il venait.

--C'est vous, monsieur Parkenson? dit l'amiral. Qu'y a-t-il?

--Milord, c'est M. le capitaine Henry, répondit le jeune homme, qui m'envoie dire à Votre Seigneurie que, depuis cinq minutes, les vents ont passé au sud, et que, si nous continuons la même bordée, nous serons jetés sur Capri.

--Eh bien, dit Nelson, virez de bord.

--Milord, la mer est dure, le navire fatigue et a perdu toute sa vitesse.

--Ah! ah! dit Nelson. Et vous avez peur de manquer à virer?

--Le navire cule.

Nelson se leva, salua la reine et le roi avec un sourire, et suivit le lieutenant.

Le roi, nous l'avons dit, ne savait pas l'anglais; la reine le savait; mais, les termes de marine ne lui étant pas familiers, elle avait compris seulement qu'il venait de surgir un nouveau danger; elle interrogea Emma des yeux.

--Il paraît, répondit Emma, qu'il y a à exécuter une manoeuvre difficile, et qu'on n'ose le faire en l'absence de milord.

La reine fronça Le sourcil et poussa une espèce de gémissement; Emma, chancelant sur le plancher mobile, alla écouter à la porte.

Nelson, qui comprenait le danger, était remonté vivement sur la dunette. Le vent, comme l'avait dit le lieutenant Parkenson, avait sauté au sud; il faisait sirocco, et le bâtiment avait le vent complétement debout.

L'amiral jeta un regard rapide et inquiet autour de lui. Le temps, nuageux toujours, s'était cependant éclairci. Capri se dessinait à bâbord, et l'on s'en était approché au point de distinguer, à la pâle lueur de la lune, tamisée à travers les nuages, les points blancs indiquant les maisons. Mais ce que l'on distinguait surtout, c'était une large frange d'écume blanchissant sur toute la longueur de l'île et indiquant avec quelle fureur la vague s'y brisait.

A peine Nelson eut-il jeté un coup d'oeil autour de lui, qu'il jugea la situation. Le vent du sud avait masqué la voilure: les mâts, surchargés de toile, craquaient. De sa voix bien connue de l'équipage, il cria:

--Changez la barre! changez derrière!

Et, s'adressant au capitaine Henry:

--Virons en culant! ajouta-t-il.

La manoeuvre était hasardeuse. Si le vaisseau manquait son abattée, il était jeté à la côte.

A peine fut-elle commencée, qu'on eût cru que le vent et la mer avaient compris le commandement de Nelson et s'entendaient pour s'y opposer. La voile du petit hunier pesant de plus en plus sur le mât de hune, le mât plia comme un roseau et fit entendre un craquement terrible. S'il se rompait, le bâtiment était perdu.

En ce moment d'angoisses, Nelson sentit quelque chose peser légèrement à son bras gauche. Il tourna la tête: c'était Emma.

Ses lèvres s'appuyèrent au front de la jeune femme avec une fiévreuse énergie, et, frappant du pied, comme si le navire eût pu l'entendre:

--Vire donc! murmura-t-il, vire donc!

Le navire obéit. Il fit son abattée, et, après quelques minutes de doute, se trouva courant, bâbord amures, à l'ouest-nord-ouest.

--Bon! murmura Nelson en respirant, nous avons maintenant cent cinquante lieues de mer devant nous avant de rencontrer la côte.

--Ma chère lady Hamilton, dit une voix, ayez la bonté de me traduire en italien ce que vient de dire milord.

Cette voix était celle du roi, qui, ayant vu sortir Emma, l'avait suivie, et, derrière elle, était monté sur la dunette.

Emma lui donna l'explication des paroles de Nelson.

--Mais, dit le roi, qui n'avait aucune notion de l'art maritime, il me semble que nous n'allons point en Sicile et qu'au contraire le bâtiment, comme disent les marins, a le cap sur la Corse.

Emma transmit à Nelson l'observation du roi.

--Sire, répondit Nelson avec une certaine impatience, nous nous élevons au vent pour courir des bordées, et, si Sa Majesté me fait l'honneur de rester sur la dunette, elle va, dans vingt minutes, nous voir virer de bord et rattraper le temps et le chemin que nous avons perdus.

--Virer de bord? Oui, je comprends, dit le roi: c'est faire ce que vous venez de faire tout à l'heure. Mais est-ce que vous ne pourriez pas virer de bord un peu moins souvent? Tout à l'heure, il m'a semblé que vous m'arrachiez l'âme.

--Sire, si nous étions dans l'Atlantique et que, vent debout, j'allasse des Açores à Rio-de-Janeiro, je ferais, pour épargner à Votre Majesté une indisposition à laquelle je suis sujet moi-même et que, par conséquent, je connais, des virements de bord de soixante et de quatre-vingts milles; mais nous sommes dans la Méditerranée, nous allons de Naples à Palerme, et nous devons faire des virements de bord de trois en trois milles au plus. Au reste, continua Nelson en jetant un regard sur Capri, dont on s'éloignait de plus en plus, Sa Majesté peut rentrer tranquillement dans son appartement et rassurer la reine. Je réponds de tout.

A son tour, le roi respira, quoiqu'il n'eût point entendu directement les paroles de Nelson; Nelson les avait prononcées avec une telle conviction, que cette conviction était passée dans le coeur d'Emma, et, du coeur d'Emma, dans celui du roi.

Ferdinand descendit donc, annonçant que tout danger était passé, et qu'Emma le suivait pour donner à la reine la même assurance.

Emma suivit le roi, en effet; mais, comme elle dévia de la ligne droite en passant par la cabine de Nelson, ce ne fut qu'une demi-heure après que la reine, complètement rassurée, commença de s'endormir, la tête appuyée sur l'épaule de son amie.

Le grain qui avait failli jeter Nelson sur les côtes de Capri avait atteint Caracciolo mais d'une façon moins sensible. D'abord, une partie de sa violence avait été brisée par les hauts sommets de l'île qui se trouvaient au vent; ensuite, ayant à manoeuvrer un bâtiment plus léger, l'amiral napolitain lui avait commandé plus facilement que Nelson n'avait pu le faire au lourd Van-Guard, encore tout mutilé par les boulets d'Aboukir.

Aussi, quand, au point du jour, après avoir pris deux ou trois heures de repos, Nelson remonta sur la dunette de son bâtiment, vit-il que, lorsque, avec grand'peine, il était parvenu à doubler Capri, Caracciolo et son bâtiment étaient à la hauteur du cap Licosa, c'est-à-dire avaient de quinze à vingt milles d'avance sur lui.

Il y avait plus: tandis que Nelson naviguait seulement sous ses trois huniers, sa brigantine et son petit foc, lui avait conservé toutes ses voiles, et, à chaque virement de bord, gagnait dans le vent.

Malheureusement, dans ce moment, le roi monta à son tour sur la dunette, et vit Nelson, qui, sa lunette à la main, suivait d'un oeil jaloux la marche de la Minerve.

--Eh bien, demanda-t-il à Henry, où en sommes-nous?

--Vous le voyez, sire, répliqua Henry, nous venons de doubler Capri.

--Comment! dit le roi, ce rocher est encore Capri?

--Oui, sire.

--De sorte que, depuis hier trois heures du soir, nous avons fait vingt-six ou vingt-huit milles?

--A peu près.

--Que dit le roi? demanda Nelson.

--Il s'étonne que nous n'ayons pas fait plus de chemin, milord.

Nelson haussa les épaules.

Le roi devina la question de l'amiral et la réponse du capitaine, et, comme le geste de Nelson lui avait paru peu respectueux, il résolut de s'en venger en humiliant son orgueil.

--Que regardait donc milord, demanda-t-il, quand je suis monté sur la dunette?

--Un bâtiment qui est sous le vent à nous.

--Vous voulez dire en avant de nous, capitaine.

--L'un et l'autre.

--Et quel est ce bâtiment? Je ne présume pas qu'il appartienne à notre flotte.

--Pourquoi cela, sire?

--Parce que, le Van-Guard étant le meilleur bâtiment et milord Nelson le meilleur marin de la flotte, aucun bâtiment ni aucun capitaine, il me semble, ne peuvent les dépasser.

--Que dit le roi? demanda Nelson.

Henry traduisit à l'amiral anglais la réponse de Ferdinand.

Nelson se mordit les lèvres.

--Le roi a raison, dit-il, nul ne devrait dépasser le vaisseau amiral, surtout lorsqu'il a l'honneur de porter Leurs Majestés. Aussi, celui qui a commis cette inconvenance va-t-il en être puni, et à l'instant même. Capitaine Henry, faites signe à M. le prince Caracciolo de ne plus gagner dans le vent et de nous attendre.

Ferdinand avait deviné, au visage de Nelson, que le coup avait porté, et, ayant compris, à son intonation brève et impérative, que l'amiral anglais donnait un ordre, il suivit des yeux le capitaine Henry, pour lui voir accomplir cet ordre.

Henry descendit de la dunette, resta quelques minutes absent et revint avec divers pavillons arrangés dans un certain ordre, qu'il fit attacher lui-même à la drisse des signaux.

--Avez-vous fait prévenir la reine, dit Nelson, qu'un coup de canon allait être tiré et qu'elle ne s'en inquiétât point?

--Oui, milord, répondit Henry.

En effet, au même moment, une détonation se fit entendre et une colonne de fumée jaillit de la batterie supérieure.

Les cinq pavillons apportés par Henry montèrent en même temps à la drisse des signaux, transmettant l'ordre de Nelson dans toute sa brutalité.

Le coup de canon avait pour but d'attirer l'attention de la Minerve, qui hissa un pavillon pour indiquer qu'elle prêtait attention au signal du Van-Guard.

Mais, quelque effet que produisît sur lui la vue des signaux, Caracciolo ne s'empressa pas moins d'obéir.

Il amena ses perroquets, cargua sa misaine et sa grande voile, et tint ses voiles en ralingue.

Nelson, la lunette à la main, suivait la manoeuvre ordonnée par lui. Il vit les voiles de la Minerve fasier: la brigantine et le foc seuls restèrent pleins, et la frégate perdit les trois quarts de sa vitesse, tandis qu'au contraire Nelson, voyant une espèce d'accalmie dans le temps, fit hisser toutes ses voiles, jusqu'à celles de perroquet.

En quelques heures, le Van-Guard eut rattrapé son avantage sur la Minerve. Ce fut alors seulement que celle-ci remit du vent dans ses voiles.

Mais, quoique, à son tour, Caracciolo ne naviguât plus que sous ses huniers, sa brigantine et son foc, tout en se tenant d'un quart de mille en arrière du Van-Guard, il ne perdit pas un pouce de terrain sur le lourd colosse chargé de toutes ses voiles.



CI

LA TEMPÊTE

En voyant la facilité de la Minerve et comment, pareille à un bon cheval, elle semblait obéir à son commandant, Ferdinand, commençait à regretter de ne s'être point embarqué avec son vieil ami Caracciolo, comme il lui avait promis de le faire, au lieu de s'embarquer sur le Van-Guard.

Il descendit dans la grande chambre et trouva la reine et les jeunes princesses assez calmes. Depuis le jour venu, elles avaient pris quelque repos. Le jeune prince Albert seul, délicat de santé, avait été atteint de vomissements et était couché sur la poitrine d'Emma Lyonna, qui, admirable dans son dévouement, n'avait pas pris un instant de repos et ne s'était occupée que de la reine et de ses enfants.

On courut des bordées toute la journée; seulement, les bordées devenaient d'autant plus fatigantes que la mer était devenue plus dure. A chaque virement de bord, les souffrances du jeune prince redoublaient.

Vers trois heures de l'après-midi, Emma Lyonna monta sur le pont. Il ne fallait pas moins que sa présence pour dérider le front de Nelson. Elle venait lui dire que le prince était très-mal et que la reine faisait demander s'il n'y avait pas moyen d'atterrir quelque part ou de changer de route.

On était à la hauteur d'Amantea, à peu près: on pouvait relâcher dans le golfe de Sainte-Euphémie. Mais que penserait Caracciolo? Que le Van-Guard n'avait pas pu tenir la mer, et que Nelson, ce vainqueur des hommes, avait été à son tour vaincu par la mer?

Ses désastres maritimes étaient célèbres presque à l'égal de ses victoires. Il y avait un mois à peine que, dans le golfe de Lyon, son bâtiment, dans un coup de vent, avait été démâté de ses trois mâts, et était rentré dans le port de Cagliari rasé comme un ponton, à la remorque d'un autre de ses bâtiments, moins endommagé que lui.

Il interrogea l'horizon avec cet oeil profond du marin, à qui tous les signes du danger sont connus.

Le temps n'était point rassurant. Le soleil, perdu dans les nuages, qu'il teignait à grand'peine d'une lueur jaunâtre, s'affaissait lentement à l'occident, en coupant le ciel de ces irradiations qui annoncent du vent pour le lendemain, et qui font dire aux pilotes: «Gare à nous! le soleil est affourché sur ses ancres!» Le Stromboli, que l'on commençait d'entendre gronder dans le lointain, était complétement perdu, ainsi que l'archipel d'îles au-dessus desquelles il s'élève, dans une masse de vapeurs qui semblaient flotter sur la mer et venir au-devant des fugitifs. Du côté opposé, c'est-à-dire vers le nord, le temps était assez dégagé; mais, aussi loin que l'oeil pouvait s'étendre, on ne voyait d'autre bâtiment que la Minerve, qui, opérant exactement les mêmes évolutions que le Van-Guard, semblait son ombre. Les autres vaisseaux, profitant de la permission donnée par Nelson, manoeuvre indépendante, ou s'étaient abrités dans le port de Castellamare, ou, prenant la bordée de l'ouest, s'étaient réfugiés dans la haute mer.

Si le vent tenait et que l'on continuât de faire route sur Palerme, il fallait courir des bordées toute la nuit et probablement toute la journée du lendemain.

C'était encore deux ou trois jours de mer à subir, et lady Hamilton affirmait que le jeune prince ne pouvait les supporter.

Si, au contraire, le même vent tenait et que l'on mît le cap sur Messine, comme on naviguait avec du largue, on pouvait, en profitant du courant, malgré le vent contraire, entrer dans le port pendant la nuit.

En agissant ainsi, Nelson ne relâchait point: il obéissait à un ordre du roi. Aussi se décida-t-il pour Messine.

--Henri, dit-il, faites signal à la Minerve.

--Lequel?

Il y eut un moment de silence.

Nelson réfléchissait dans quels termes l'ordre devait être donné pour sauvegarder son amour-propre.

--Le roi donne l'ordre au Van-Guard, dit-il, de se porter sur Messine. La Minerve peut continuer sa route vers Palerme.

Au bout de cinq minutes, l'ordre était transmis.

Caracciolo répondit qu'il allait obéir.

Nelson n'eut qu'à ouvrir très-légèrement sa voilure pour prendre de largue ce que le vent du sud pouvait en donner, et le timonier reçut l'ordre de mettre le cap de manière à avoir Salina au vent et à passer entre Panaria et Lipari.

Si le temps était trop mauvais, débarrassé qu'il était du contrôle de Caracciolo, Nelson se réfugiait dans le golfe de Sainte-Euphémie.

Cet ordre donné, Nelson jeta un dernier regard sur la Minerve, qui, sur cette mer houleuse, continuait à courir ses bordées avec la légèreté d'un oiseau, et, laissant la garde du bâtiment à Henry, il descendit à la grande chambre où le dîner était servi.

Personne n'y avait fait honneur, pas même le roi Ferdinand, si grand mangeur qu'il fût. Le mal de mer d'abord, puis une sourde et constante inquiétude avaient suspendu chez lui les sollicitations de l'appétit. Cependant, comme d'habitude, la vue de Nelson rassura les illustres fugitifs, et tout le monde se rapprocha de la table, excepté Emma Lyonna et le jeune prince, dont les vomissements redoublaient de violence et prenaient un caractère inquiétant.

Deux fois le chirurgien du bord, le docteur Beaty, était venu visiter l'enfant royal; mais, on le sait, aujourd'hui même, on ignore encore le spécifique qui peut calmer la terrible indisposition.

Le docteur Beaty s'était borné à ordonner l'emploi du thé ou de la limonade à grandes tasses. Mais le jeune prince ne voulait rien recevoir que de la main d'Emma Lyonna, de sorte que la reine, qui, au reste, ne comprenait pas toute la gravité de son état, avait, dans un moment de jalousie maternelle, complétement abandonné l'enfant aux soins de lady Hamilton.

Quant au roi, il était assez insensible aux souffrances des autres, et, quoiqu'il aimât ses enfants d'un amour plus grand que celui de la reine, des préoccupations personnelles l'empêchaient de donner à la maladie du jeune prince toute l'attention qu'elle méritait.

Nelson s'approcha de l'enfant pour s'approcher d'Emma Lyonna.

Depuis quelque temps, le vent mollissait et le vaisseau se balançait lourdement sur la houle. Au supplice des virements de bord avait succédé celui du roulis.

--Voyez! dit Emma en présentant à Nelson le corps presque inanimé de l'enfant.

--Oui, répondit Nelson, je comprends pourquoi la reine m'a fait demander si je ne pouvais pas entrer dans quelque port. Par malheur, je n'en connais pas un dans tout l'archipel lipariote auquel je voudrais confier un vaisseau de la taille du Van-Guard, surtout quand il porte avec lui les destinées d'un royaume, et nous sommes encore loin de Messine, de Milazzo ou du golfe de Sainte-Euphémie!

--Il me semble, fit Emma, que la tempête se calme.

--Vous voulez dire que le vent tombe; car, de tempête, il n'y en a pas eu de la journée. Dieu nous garde de voir une tempête, milady, et dans ces parages surtout! Oui, le vent tombe; mais ce n'est qu'une trêve qu'il nous accorde, et je ne vous cacherai point que je crains une nuit pire que celle d'hier.

--Ce n'est point rassurant, ce que vous dites là, milord! interrompit la reine, qui s'était approchée doucement de la cabine et qui, parlant anglais, avait entendu et compris ce que disait Nelson.

--Mais Votre Majesté peut être certaine, au moins, que le respect et le dévouement veillent sur elle, répondit Nelson.

En ce moment, la porte de la chambre haute s'ouvrit, et le lieutenant Parkenson s'informa si l'amiral n'était point près de Leurs Majestés.

Nelson entendit la voix du jeune officier et alla au-devant de lui.

Tous deux échangèrent quelques paroles à voix basse.

--C'est bien, dit Nelson assez haut et reprenant le ton du commandement; faites mettre les canons à la serre et faites les amarrer par le plus fort grelin que vous pourrez trouver. Je monte sur le pont... Madame, ajouta Nelson, si je n'avais pas un précieux chargement, je laisserais le capitaine Henry gouverner le vaisseau à sa guise; mais, ayant l'honneur d'avoir Votre Majesté à mon bord, je ne m'en rapporte qu'à moi du soin de le diriger. Que Votre Majesté ne s'inquiète donc point si je me prive sitôt du bonheur de demeurer auprès d'elle.

Et il s'avança rapidement vers la porte.

--Attendez, attendez, milord, dit Ferdinand, je monte avec vous.

--Que dit Sa Majesté? demanda Nelson, qui ne comprenait pas l'italien.

La reine lui traduisit la demande de son époux.

--Pour Dieu, madame, dit Nelson, obtenez du roi qu'il reste ici. Sur la dunette, il intimidera les officiers et gênera la manoeuvre.

La reine transmit à son mari la demande de Nelson.

--Ah! Caracciolo! Caracciolo! murmura le roi en tombant sur un fauteuil.

Nelson n'eut besoin que de mettre le pied sur la dunette pour voir que non-seulement quelque chose de grave, mais encore quelque chose d'insolite se passait à bord.

La chose grave, c'était non plus un grain, mais une tempête qui s'amassait au ciel.

La chose insolite, c'était la boussole qui avait perdu sa fixité et qui variait du nord à l'est.

Nelson comprit aussitôt que le voisinage du volcan créait des courants magnétiques, dont l'aiguille aimantée subissait l'influence.

Par malheur, la nuit était sombre; il n'y avait pas au ciel une étoile sur laquelle le bâtiment pût se guider, à défaut de la boussole, devenue insensée.

Si le vent du sud continuait à mollir, si la mer calmissait, le danger devenait moindre et même disparaissait. On mettait le bâtiment en panne et l'on attendait le jour. Mais, par malheur, il n'en était point ainsi, et il était évident que le vent ne tombait au sud que pour souffler d'un autre côté.

Les dernières bouffées du vent du sud s'affaiblirent par degrés et s'éteignirent tout à fait, et bientôt on entendit les lourdes voiles fouetter les mâts. Un calme effrayant s'abattit sur les flots. Matelots et officiers se regardèrent avec angoisse. Et ce silence menaçant du ciel semblait une trêve donnée par un ennemi généreux mais mortel, pour laisser à ceux qu'il allait combattre le temps de se préparer à la lutte. La flamme d'une lumière se fût élevée verticalement vers le ciel. L'eau clapotait tristement contre les flancs du navire, et il sortait des profondeurs de la mer des sons inconnus pleins d'une mystérieuse solennité.

--Voilà une terrible nuit qui s'apprête, milord, dit Henry.

--Bon! fit Nelson, pas si terrible que la journée d'Aboukir.

--Est-ce le tonnerre que l'on entend? et, dans ce cas, comment se fait-il que, l'orage venant à l'arrière, le tonnerre gronde à l'avant?

--Ce n'est point le tonnerre, c'est le Stromboli. Nous allons avoir une saute de vent terrible. Ordonnez d'abattre les perroquets, les petits huniers, la grande voile et la misaine.

Henry répéta l'ordre de l'amiral, et, surexcités par le danger, les matelots s'élancèrent dans les agrès, et, en moins de cinq minutes, les vastes nappes de toile furent rendues inoffensives et assujetties sur leurs vergues.

Le calme devenait de plus en plus profond. Les vagues cessaient de se briser à l'avant du vaisseau. La mer elle-même semblait avertie qu'un changement prochain et violent se préparait.

De légers rivolins commencèrent à voltiger autour des mâts, précurseurs de la rafale. Tout à coup, aussi loin que le regard pouvait s'étendre au milieu des ténèbres, on vit la superficie de la mer onduler. Cette ondulation se couvrit d'écume, un rugissement terrible accourut de l'horizon, et le vent d'ouest, le plus puissant de tous, s'abattit sur les flancs du vaisseau, qui, le recevant en plein travers, inclina ses mâts sous le choc irrésistible.

--La barre au vent! cria Nelson, la barre au vent!

Puis, tout bas, et comme se parlant à lui-même:

--Il y va de la vie! dit-il.

Le timonier obéit; mais, pendant une minute qui parut un siècle à l'équipage, le vaisseau resta incliné sur bâbord.

Pendant ce moment d'anxieuse attente, un canon de tribord rompit ses amarres, et, roulant dans toute la largeur du bâtiment, tua un homme et en blessa cinq ou six.

Henry fit un mouvement pour s'élancer sur le pont; Nelson l'arrêta par le bras.

--Du sang-froid! lui dit-il. Que des hommes se tiennent prêts avec des haches. Je raserai, s'il est nécessaire, le navire comme un ponton.

--Il se relève! il se relève! crièrent à la fois les cent voix des matelots.

Et, en effet, le vaisseau se releva lentement et majestueusement, comme un courtois et courageux adversaire qui salue avant de combattre; puis, cédant au gouvernail et présentant sa haute poupe au vent, il fendit les vagues, courant devant la tempête.

--Voyez si la boussole a repris sa fixité, dit Nelson à Henry.

Henry alla à la boussole et revint.

--Non, milord, dit Henry, et j'ai peur que nous ne courions droit sur le Stromboli.

En ce moment, comme pour répondre à un éclat de tonnerre venant de l'occident, on entendit à l'avant un de ces rugissements gui précèdent les éruptions du volcan; puis un immense jet de flamme monta vers le ciel, et s'éteignit presque aussitôt.

Ce jet de flamme était à un mille à peine à l'avant. Comme l'avait craint Henry, on courait juste sur le volcan, qui sembla avoir tout exprès allumé son phare pour indiquer le danger à Nelson.

--La barre à tribord! cria l'amiral.

Le timonier obéit, et le bâtiment, en passant de l'est-sud-est au sud-est, obéit au timonier.

--Votre Seigneurie sait, dit Henry, que, de Stromboli à Panaria, c'est-à-dire pendant près de sept ou huit milles, la mer est couverte de petites îles et de rochers à fleur d'eau?

--- Oui, dit Nelson. Placez à l'avant une de vos meilleures vigies, et dans les porte-haubans vos meilleurs contre-maîtres, et envoyez M. Parkenson surveiller le sondage.

--J'irai moi-même, dit Henry. Apportez une lumière dans les chaînes de haubans du grand mât! Il faut que milord, de la dunette, puisse entendre ce que je dirai.

Ce commandement prépara l'équipage à une crise.

Nelson s'approcha de la boussole pour la surveiller lui-même: la boussole n'avait point repris sa fixité.

--Terre en avant! cria l'homme en vigie dans le mât de misaine.

--La barre à bâbord! cria Nelson.

Le bâtiment tourna légèrement son cap au sud. La tempête en profita pour s'engouffrer dans ses voiles. Un craquement se fit entendre, un nuage sembla flotter un instant à l'avant du Van-Guard. On entendit l'explosion de plusieurs cordages qui se brisaient, et un immense lambeau de toile fut emporté au-dessous du vent.

--Ce n'est rien, cria Henry; le grand foc a quitté ses ralingues.

--Brisants à tribord! cria l'homme en vigie.

--Il est inutile d'essayer de virer par un pareil temps, murmura Nelson se parlant à lui-même: nous manquerions notre abattée. Si rapprochés que soient les îlots, il y aura place entre eux pour un bâtiment. La barre à tribord!

Ce commandement fit tressaillir tout l'équipage; on allait au-devant du danger, on s'y jetait à plein corps, on prenait, comme on dit proverbialement, le taureau par les cornes.

--Sondez! dit la voix ferme et impérative de Nelson dominant celle de la tempête.

--Dix brasses, répondit la voix de Henry.

--Attention partout! cria Nelson.

--Brisants à bâbord! cria le matelot en vigie.

Nelson s'approcha du bastingage et vit, en effet, la mer qui brisait furieusement à une demi-encablure.

Le vaisseau était poussé avec une telle rapidité, que les brisants étaient déjà presque dépassés.

--Ferme à la barre! dit Nelson au pilote.

--Brisants à tribord! cria le matelot en vigie.

--Sondez! dit Nelson.

--Sept brasses, répondit Henry. Mais je crois que nous marchons trop vite; si nous avions des brisants à l'avant, nous ne pourrions pas les éviter.

--Abaissez le hunier de misaine et celui du grand mât! faites prendre trois ris dans le hunier d'artimon! Sondez!

--Six brasses, répondit Henry.

--Nous sommes dans la passe entre Panaria et Stromboli, dit Nelson.

Puis, il ajouta à voix basse:

--Dans dix minutes, nous serons sauvés ou au fond de la mer.

Et, en effet, au lieu de cette espèce de régularité que conservent toujours les vagues, même au milieu de la tempête, en courant devant elles, les vagues semblaient se briser les unes contre les autres, et l'on ne voyait, dans tout ce chaos d'écume, dont les mugissements rappelaient les hurlements des chiens de Scylla, qu'une seule ligne sombre tracée entre deux murailles de brisants.

C'était dans cet étroit chenal que devait s'engager le Van-Guard.

--Combien de brasses? demanda Nelson.

--Six.

L'amiral fronça le sourcil: une brasse de moins, le Van-Guard touchait.

--Milord, dit le timonier d'une voix sourde, le bâtiment ne marche plus.

En effet, le mouvement du Van-Guard était à peine sensible, et, après avoir couru devant la tempête avec une vitesse de onze noeuds à l'heure, si l'on eût jeté le loch, on n'eût point constaté plus de trois noeuds.

Nelson regarda tout autour de lui. Le vent, brisé par les îlots au milieu desquels il naviguait, n'aurait eu de prise que sur les hautes voiles si elles avaient été ouvertes. D'un autre côté, un courant sous-marin semblait s'opposer à la marche du vaisseau.

--Combien de brasses? demanda Nelson.

--Six, toujours, répondit Henry.

--Milord, dit le vieux timonier, qui était Sicilien, du petit village de la Pace, et qui vit ce qui préoccupait Nelson, milord, sauf votre respect, m'est-il permis de dire un mot?

--Parle.

--C'est le courant qui remonte.

--Quel courant?

--Celui du détroit. Et, par bonheur, il nous donne un demi-pied et même un pied d'eau de plus.

--Tu crois que le courant remonte jusqu'ici?

--Il remonte jusqu'à Paolo, milord.

--Pare à hisser les huniers et les perroquets! cria Nelson.

Quoique l'ordre étonnât les matelots, il fut exécuté avec cette obéissance passive et muette qui est la première qualité des marins, surtout dans les heures de danger.

On vit donc, aussitôt que l'ordre eut été répété par l'officier de quart, se dérouler, le long des mâts et des mâtereaux, les hautes voiles, que seules pouvait atteindre le vent.

--Il marche! il marche! s'écria le timonier avec un accent joyeux qui indiquait la crainte qu'il avait eue un instant qu'au lieu de suivre intelligemment et fidèlement la route qui était tracée, le Van-Guard ne roulât sur les brisants dont il était entouré.

--Sondez! cria Nelson.

--Sept brasses, répondit Henry.

--Des brisants à l'avant! cria le matelot en vigie dans la hune de misaine.

--Des brisants à tribord! cria le matelot appuyé au bossoir d'avant.

--La barre à tribord! cria Nelson d'une voix tonnante; toute! toute! toute!

Cette triple répétition du commandement de l'amiral indiquait l'imminence du danger. Le vaisseau en effet, n'obéit qu'au moment où l'effort réuni de deux matelots porta la barre toute à tribord et quand l'extrémité du boute-hors s'étendait déjà au dessus de l'écume.

Tout ce qu'il y avait d'hommes sur le pont avaient suivi avec anxiété le mouvement du vaisseau. Dix secondes de résistance au gouvernail, et il touchait.

Par malheur, en appuyant à bâbord, le bâtiment se trouva dans la ligne du vent, sans aucun obstacle pour le briser. Une rafale effroyable s'abattit sur le vaisseau, qui, pour la seconde fois, s'inclina sur tribord, si bien que l'extrémité de ses grandes vergues effleura le sommet argenté d'une vague. En même temps, les mâts plièrent en gémissant et, comme ils n'étaient pas soutenus par les basses voiles, les trois mâts de perroquet se brisèrent avec un bruit terrible.

--Des hommes dans les hunes avec des couteaux! cria Nelson. Coupez et jetez à la mer!

Une douzaine de matelots, pour obéir à cet ordre, se précipitèrent sur les haubans, qu'ils escaladèrent malgré leur inclinaison avec l'agilité d'une bande de quadrumanes, et, une fois arrivés au lieu de l'avarie, ils se mirent à tailler avec un tel acharnement, qu'au bout de quelques minutes, voiles, vergues et mâtereaux, tout était à la mer.

Le vaisseau se redressa lentement; mais, au moment où il se redressait, un énorme paquet de mer entra dans la civadière, qui, ne pouvant porter un pareil poids, brisa sa vergue avec un craquement qui eût pu faire croire que le bâtiment s'entr'ouvrait.

Cette fois encore, il venait d'échapper miraculeusement au naufrage. Les marins reprirent haleine et regardèrent autour d'eux, comme des hommes qui reviennent à la vie après un évanouissement.

Au même instant, une voix de femme se fit entendre, criant:

--Milord, au nom du ciel, descendez près de nous!

Nelson reconnut la voix d'Emma Lyonna appelant à l'aide. Il jeta un regard anxieux autour de lui. A l'arrière, il avait Stromboli fumant et grondant; à tribord et à bâbord, l'immensité; à l'avant, une nappe d'eau qui s'étendait jusqu'aux côtes de Calabre, et sur laquelle le vaisseau, majestueusement sorti des écueils, tanguait mutilé, mais vainqueur.

Nelson donna l'ordre d'abaisser les petits huniers et de naviguer grand largue avec les huniers, la misaine, le clin-foc et le petit foc.

Puis, ayant remis à Henry le porte-voix, c'est-à-dire le signe du commandement, il se hâta de descendre l'escalier de la dunette, au bas duquel il trouva Emma Lyonna.

--Oh! mon ami, dit-elle, venez, venez vite! Le roi est fou de terreur, la reine est évanouie, et le jeune prince est mort!

Nelson entra. Le roi, en effet, était à genoux, la tête enfoncée dans les coussins d'un fauteuil, et la reine était renversée sur un divan, tenant entre ses bras le cadavre de son fils!



CII

OU LE ROI RECOUVRE ENFIN L'APPÉTIT.

Les scènes qui s'étaient passées sur le pont et que nous avons essayé de décrire, avaient eu, comme on le comprend bien, leur contre-partie dans la grande salle. Le mouvement extraordinaire du vaisseau, le sifflement de la tempête, les éclats du tonnerre, les manoeuvres précipitées, les demandes de Nelson, les réponses de Henry, rien n'avait été perdu pour les illustres fugitifs. Mais c'était surtout au moment où, sortant des récifs, le vaisseau avait reçu, par le travers, le terrible coup de vent qui l'avait courbé sous lui, que le roi, la reine et Emma Lyonna elle-même avaient cru leur dernière heure arrivée. L'inclinaison du Van-Guard avait été telle, en effet, que les boulets s'étaient échappés de leurs cases, installées dans les intervalles des canons, et, roulant sur la pente du vaisseau avec un bruit terrible, avaient imprimé, par ce tonnerre intérieur dont on ne pouvait pas se rendre compte, une suprême terreur aux passagers.

Quant au pauvre petit prince, nous avons vu ce qu'il avait souffert pendant la traversée. Le mal de mer était arrivé chez lui à son paroxysme. A chaque mouvement violent du vaisseau, il était saisi d'effroyables convulsions, d'autant plus douloureuses, que, depuis le matin, il refusait de rien prendre, même de la main d'Emma, quoique ce fût sur ses genoux qu'il se tînt constamment, ne mangeant rien depuis deux jours, passant successivement des vomissements aux convulsions et des convulsions aux vomissements. Il avait, lors de l'inclinaison du Van-Guard, éprouvé une si forte secousse et ressenti une si grande terreur, qu'un vaisseau s'était brisé dans sa poitrine, que le sang s'était échappé de sa bouche et qu'après une courte agonie, il avait rendu le dernier soupir sur le sein d'Emma.

L'enfant était si faible, et le passage de la vie à la mort avait été si facile chez lui, qu'Emma, tout en s'effrayant de cette émission de sang et des mouvements convulsifs qui l'avaient suivie, avait pris son immobilité pour le repos qui suit une crise et que ce n'était qu'au bout de quelques instants que, reconnaissant la véritable cause de cette immobilité, elle s'était, dans un mouvement de suprême effroi, écriée sans ménagement aucun, soit qu'elle connût la philosophie de la reine, soit que sa terreur dédaignât les ménagements:

--Grand Dieu, madame, le prince est mort!

Ce cri, parti du fond des entrailles d'Emma, avait produit un effet bien opposé chez Caroline et chez Ferdinand.

La reine avait répondu:

--Pauvre enfant! tu nous précèdes de si peu dans la tombe, que ce n'est pas la peine de te pleurer. Mais, si jamais je reprends ma couronne, malheur, à ceux qui ont été cause de ta mort!

Un sinistre sourire avait suivi sa menace.

Puis, tendant les bras vers Emma:

--Donne-moi l'enfant, avait-elle dit.

Emma avait obéi, ne croyant pas que l'on pût refuser à une mère, si peu tendre qu'elle fût, le cadavre de son enfant.

Quant à Ferdinand, l'imminence du danger avait fait disparaître chez lui jusqu'aux traces du malaise dont il avait d'abord été atteint. N'osant point monter sur la dunette, après ce que lui avait fait dire Nelson de son désir qu'il restât dans la chambre haute afin de ne point gêner la manoeuvre par sa royale présence, il avait passé par toutes les angoisses du danger, angoisses d'autant plus grandes que, le danger lui étant inconnu, il ne pouvait l'apprécier, et que, si imminent qu'il fût, son imagination le lui faisait plus imminent encore. Aussi, lorsque les boulets, sortant de leurs cases au moment de l'inclinaison du vaisseau, envahirent la batterie haute avec un bruit semblable à celui du tonnerre, devint-il, comme l'avait dit Emma, presque fou de terreur, et, lorsque celle-ci eut crié: «Grand Dieu, madame, le prince est mort!» répéta-t-il ce cri à genoux, en exprimant son mépris pour saint Janvier, qui l'abandonnait dans une pareille extrémité, et à haute voix vota-t-il à saint François de Paule, bienheureux, de mille ans plus récent que saint Janvier, une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome.

Ce fut dans ce moment qu'Emma, ayant déposé le cadavre du jeune prince sur les genoux de sa mère et se trouvant libre, sortit de la chambre, courut jusqu'au pied de l'escalier de la dunette et appela Nelson.

Nelson jeta un coup d'oeil rapide autour de lui, vit, comme nous l'avons dit, la reine renversée sur un sofa, étreignant dans ses bras le cadavre de son fils, et le roi, en face de son propre péril, oubliant tout sentiment de paternité, à genoux et faisant son voeu de salut, sans même songer à faire entrer dans ce voeu et à recommander au saint les personnes de sa famille qui devaient lui être les plus chères. Il s'empressa donc de rassurer ses illustres passagers.

--Madame, dit-il à la reine, je ne puis rien contre le malheur qui vient de vous arriver, c'est une affaire entre Dieu, qui console, et vous; mais je puis vous affirmer, au moins, que, quant aux survivants, ils sont à peu près hors de tout danger.

--Vous entendez, chère reine! dit Emma en soulevant la tête de Caroline entre ses bras; vous entendez, sire!

--Hélas! non, dit le roi. Vous savez bien, milady, que je n'entends pas un mot de votre baragouin.

--Milord dit que le danger est passé.

Le roi, se releva.

--Ah! ah! fit-il, milord dit cela?

--Oui, sire.

--Et pas par complaisance, pas pour nous rassurer?

--Milord dit cela, parce que c'est la vérité.

Le roi se releva, épousseta ses genoux avec sa main.

--Est-ce que nous sommes à Palerme? demanda-t-il.

--Non, pas encore tout à fait, répondit Nelson, à qui la demande fut transmise par Emma Lyonna; mais, comme il est probable que nous aurons, au point du jour, une saute de vent au nord ou au sud, nous pourrions y être ce soir. Nous n'avions même dévié de notre chemin que sur l'ordre de la reine.

--Vous voulez dire sur ma prière, milord. Mais, à l'heure qu'il est, vous pouvez suivre la route que vous voudrez. Je n'ai plus de prière à faire qu'à Dieu et pour l'enfant que je tiens mort sur mes genoux.

--C'est donc au roi, dit Nelson, que je demanderai mes instructions.

--Mes instructions, dit le roi, du moment que vous me dites qu'il n'y a plus de danger, mes instructions sont que j'aimerais mieux aller à Palerme que partout ailleurs. Mais, continua le roi en chancelant sous le roulis, il me semble qu'il y a encore bien du mouvement sur votre diable de château branlant, et que, si nous sommes disposés à dire bon voyage à la tempête, elle n'est point disposée à nous en dire autant.

--Le fait est que nous n'en avons pas encore fini avec elle, dit Nelson. Mais, ou je me trompe fort, ou sa plus grande colère est épuisée.

--Alors, votre avis à vous, milord?

--Mon avis serait, sire, que le roi et la reine feraient bien de prendre un repos dont ils me paraissent avoir grand besoin, et de s'en rapporter à moi du soin de la route.

--Que dites-vous de cela, ma chère maîtresse? demanda le roi.

--Je dis que les avis de milord sont toujours bons à suivre, surtout lorsqu'il s'agit des choses de la mer.

--Vous entendez, milord. Agissez à votre guise; ce que vous ferez sera bien fait.

Nelson s'inclina, et, comme c'était, sous sa rude écorce, un coeur religieux toujours, poétique quelquefois, avant de sortir de la chambre, il s'agenouilla devant le jeune prince.

--Que Votre Altesse dorme en paix, lui dit-il; elle n'a aucun compte à rendre à Dieu, qui, dans sa mystérieuse bonté, a envoyé l'ange de la mort l'attendre au seuil de la vie. Puissions-nous jouir de la même pureté lorsque nous nous présenterons à notre tour devant le trône du Seigneur pour y rendre compte de nos actions! Amen!

Et, se relevant, il s'inclina de nouveau et sortit.

Lorsque Nelson reprit sa place au poste du commandement, le jour commençait à paraître, et la tempête, fatiguée, exhalait ses derniers soupirs, soupirs terribles et pareils à ceux du Titan qui remue la Sicile à chaque mouvement qu'il fait dans son tombeau.

Tout autre que Nelson, à qui ce spectacle eût été moins familier, aurait été surpris par sa majestueuse grandeur. Sous le vent, qui mollissait de plus en plus, se dressait, pareil à un brouillard bleuâtre, l'extrême chaîne des Apennins; à bâbord, s'étendait l'immensité, champ de bataille où le vent et la mer se livraient un dernier combat; à tribord, on distinguait dans un ciel assez pur les côtes de la Sicile, au-dessus desquelles s'élevait, comme un caprice de la création, le colossal Etna, dont la tête se perdait dans les nuages; à l'arrière, on laissait, blanchissant sous les vagues, ces rochers, débris de volcans éteints ou émiettés auxquels on venait d'échapper par miracle; enfin, sous le bâtiment, la mer, émue jusque dans ses profondeurs, creusait de profondes vallées où le Van-Guard descendait en gémissant, et, à chaque descente, semblait près de s'engloutir comme dans un tombeau.

Nelson jeta un regard sur cette splendide page de la nature qui se déroulait sous ses yeux; mais il avait vu trop souvent le même spectacle pour que, si splendide qu'il fût, il absorbât longtemps son attention.

Il appela Henry.

--Que pensez-vous du temps? lui demanda-t-il

Il était évident que l'habile capitaine auquel s'adressait Nelson, n'avait point attendu à ce moment pour se faire une opinion à ce sujet. Mais, ne voulant rien dire à là légère, il interrogea de nouveau les quatre points de l'horizon, essayant de sonder, à travers les vapeurs et les nuées, les mystérieuses profondeurs de l'espace.

--Milord, dit-il, cet examen fait, mon avis est que nous en avons fini avec la tempête, et que, dans une heure, son dernier souffle sera éteint. Mais, alors, je crois à une saute de vent, qui viendra soit du sud, soit du nord. Dans l'un ou l'autre cas, nous aurons le vent bon pour aller à Palerme puisque nous aurons du largue.

--Voilà justement ce que j'ai dit à Leurs Majestés, et j'ai cru pouvoir leur promettre qu'elles coucheraient ce soir dans le palais du roi Roger.

--Alors, dit Henry, il ne s'agit plus que d'acquitter la parole de milord, et cela, je m'en charge.

--Vous êtes aussi fatigué que moi, Henry, attendu-que, pas plus que moi, vous n'avez dormi.

--- Eh bien, en ce cas, voici comment, avec la permission de Votre Seigneurie, nous allons nous partager la besogne de la Journée: Milord va prendre cinq ou six heures de repos; pendant ce temps, le vent fera telle évolution qu'il lui plaira. Milord sait, que, quand j'aide l'eau à bâbord et à tribord, devant et derrière moi, je ne suis pas plus embarrassé qu'un autre; par conséquent, que le vent vienne du nord ou du sud, je mettrai le cap sur Palerme, et, quand milord se réveillera nous serons en route. Alors, je lui rendrai son commandement, que milord conservera tant qu'il lui fera plaisir.

Nelson était brisé; puis, comme toujours, il avait, quoique naviguant dès sa jeunesse, le mal de mer. Il céda donc aux instances de Henry, et, le laissant maître du bâtiment, il rentra chez lui pour y prendre quelques heures de repos.

Lorsque Nelson remonta sur la dunette, il était onze heures du matin. Le vent avait passé au sud et soufflait grand frais, le Van-Guard avait doublé le cap d'Orlando et filait huit noeuds à l'heure.

Nelson jeta un coup d'oeil sur le bâtiment. Il fallait le regard expérimenté d'un marin pour reconnaître qu'il y avait eu une tempête et qu'elle avait laissé les traces de son passage dans les agrès du vaisseau. Il tendit la main à Henry avec un sourire de remercîment et l'envoya se reposer à son tour.

Seulement, au moment où il descendait de la dunette, il le rappela pour lui demander ce que l'on avait fait du corps du jeune prince; il avait été, par les soins du médecin, M. Beaty, et du chapelain, M. Scott, porté dans la chambre du lieutenant Parkenson.

L'amiral s'assura si le vaisseau était bien orienté, commanda au timonier de faire même route, et descendit dans l'entre-pont du vaisseau.

L'enfant royal, en effet, était couché sur le lit du jeune lieutenant; un drap était jeté sur lui, et le chapelain, assis sur une chaise, oubliant que, protestant, il priait pour un catholique, lui disait l'office des morts.

Nelson s'agenouilla, fit sa prière, et, soulevant le drap qui lui couvrait le visage, jeta un dernier regard sur l'enfant.

Quoique déjà il fût atteint de la rigidité cadavérique, la mort lui avait rendu la sérénité des traits, que lui avaient momentanément enlevée les douleurs de son agonie. Ses longs cheveux blonds, de la nuance de ceux de sa mère, descendaient en anneaux le long de ses joues décolorées et de son cou, marbré de grosses veines bleuâtres; une chemise à col rabattu et garnie d'une riche dentelle encadrait sa poitrine. On eût dit qu'il dormait.

Seulement, au lieu de sa mère ou d'Emma, c'était un prêtre qui veillait sur son sommeil.

Nelson, quoique de coeur peu tendre, ne put s'empêcher de penser que le jeune prince, qui dormait seul avec un prêtre protestant priant sur lui,--et lui, Nelson, le regardant dormir,--avait à quelques pas de lui son père, sa mère, quatre soeurs et un frère, dont pas un n'avait eu l'idée de lui faire la pieuse visite qu'il lui faisait. Une larme mouilla son oeil et tomba sur la main roidie du mort, à moitié couverte par une manchette de magnifique dentelle.

En ce moment, il sentit une main légère qui se posait doucement sur son épaule. Il se retourna et effleura deux lèvres parfumées: c'était la main, c'étaient les lèvres d'Emma.

C'était dans ses bras, et non dans ceux de sa mère, on se le rappelle, que l'enfant était mort, et, tandis que sa mère dormait, ou, les yeux fermés, roulait sous son front assombri par la haine ses projets de vengeance, c'était encore Emma qui venait accomplir, ne voulant pas que les mains brutales d'un matelot touchassent ce corps délicat, le pieux devoir de l'ensevelissement.

Nelson lui baisa respectueusement la main. Le coeur le plus vaste et le plus ardent, s'il n'est point dénué de toute poésie, a, devant la mort, de suprêmes pudeurs.

En remontant sur la dunette, il y trouva le roi.

Encore plein du spectacle funèbre dont il emportait le souvenir avec lui, Nelson s'attendait à avoir le coeur d'un père à consoler: Nelson se trompait. Le roi se trouvait mieux, le roi avait faim: le roi venait recommander à Nelson le plat de macaroni sans lequel il n'y avait point pour lui de dîner possible.

Puis, comme on avait en vue tout l'archipel lipariote, il s'informa du nom de chacune des îles, qu'il montrait du doigt à Nelson, lui racontant qu'il avait eu dans sa jeunesse un régiment de jeunes hommes tirés tous de ces îles et qu'il appelait ses Lipariotes.

Alors vint le récit d'une fête qu'il avait, quelques années auparavant, donnée aux officiers de ce régiment, fête dans laquelle lui, Ferdinand, habillé en cuisinier, jouait le rôle de maître d'hôtel, tandis que la reine, vêtue d'un costume de paysanne et entourée des plus jolies femmes de sa cour, remplissait celui d'hôtelière.

Ce jour-là, Ferdinand avait lui-même une immense chaudronnée de macaroni, et jamais il n'en avait mangé de pareil. En outre, comme, la veille, il avait pêché lui-même son poisson dans le golfe de Mergellina, et la surveille tué, lui-même toujours, ses chevreuils, ses sangliers, ses lièvres et ses faisans dans la forêt de Persano, ce dîner lui avait laissé des souvenirs ineffaçables, qui se traduisirent par un profond soupir et ces mots invocateurs:

--Pourvu que je trouve autant de gibier dans mes forêts de Sicile que j'en ai ou plutôt que j'en avais dans mes forêts de terre ferme!

Ainsi, ce roi, que les Français dépouillaient de son royaume; ainsi, ce père, auquel la mort enlevait son fils, ne demandait, pour se consoler de ce double malheur, qu'une chose à Dieu: c'était qu'il lui restât au moins des forêts giboyeuses.

On doubla vers deux heures de l'après-midi, le cap Cefallu.

Deux choses préoccupaient Nelson et lui faisaient interroger tour à tour la mer et la côte: Où pouvaient être Caracciolo et sa frégate? Comment ferait-il, avec le vent du sud, pour entrer dans la baie de Palerme?

Nelson, qui avait passé sa vie sur l'Atlantique, était peu pratique des mers dans lesquelles il se trouvait et où il avait rarement navigué. Il est vrai qu'il avait à bord, comme nous l'avons vu, deux autres matelots siciliens. Mais comment, lui, Nelson, le premier homme de mer de son époque, recourrait-il à un simple matelot pour diriger un vaisseau de soixante et douze dans la passe de Palerme?

Si l'on arrivait de jour, on ferait des signaux pour demander un pilote; si l'on arrivait de nuit, on courrait des bordées jusqu'au lendemain matin.

Mais, alors, le roi, dans son ignorance des difficultés, demanderait:

--Puisque voilà Palerme, pourquoi n'y entrons nous pas?

Et il faudrait répondre:

--Parce que je ne connais pas assez l'entrée du port pour m'y engager.

Jamais Nelson ne consentirait à faire un pareil aveu.

D'ailleurs, dans ce pays si mal organisé, où la vie de l'homme est la moins chère des marchandises, y avait-il même un office de pilotage?

On le saurait bientôt, au reste; car on commençait à découvrir le mont Pellegrino, qui s'élève et s'allonge à l'occident de Palerme, et, vers les cinq heures du soir, c'est-à-dire au jour tombant, on serait en vue de la capitale de la Sicile.

Le roi était descendu vers deux heures, et, comme son macaroni avait été fait d'après ses instructions, il avait parfaitement dîné. La reine était restée sur son lit, sous prétexte de malaise; les jeunes princesses et le prince Léopold s'étaient mis à table avec leur père.

Vers trois heures et demie, au moment où l'on allait doubler le cap, le roi, suivi de Jupiter, qui avait assez bien supporté la traversée, et du jeune prince Léopold, vinrent rejoindre Nelson sur la dunette. L'amiral était soucieux, car il interrogeait vainement la mer, et nulle part on n'apercevait la Minerve.

C'eût été un grand triomphe pour lui d'arriver avant l'amiral napolitain; mais, au contraire, selon toute probabilité, c'était l'amiral napolitain qui était arrivé avant lui.

Vers quatre heures, on doubla le cap. Le vent soufflait avec force du sud-sud-est. On ne pouvait entrer dans le port qu'en courant des bordées, et, en courant des bordées, on pouvait s'échouer sur quelques bas-fonds ou toucher sur quelque rocher.

Aussitôt que le port fut en vue, Nelson fit donc des signaux pour qu'on lui envoyât un pilote.

A l'aide d'une excellente longue-vue, Nelson pouvait distinguer tous les bâtiments en rade, et n'eut point de peine à reconnaître, en avant de tous et comme un soldat au port d'arme attendant son chef, la Minerve avec tous ses agrès intacts et se balançant sur ses ancres.

Il se mordit les lèvres avec dépit: ce qu'il craignait était arrivé.

La nuit venait rapidement. Nelson multipliait ses signaux, et, impatient de ne voir venir aucune barque, tira un coup de canon, après avoir eu la précaution de faire prévenir la reine que ce coup de canon avait pour but de faire venir un pilote.

L'obscurité était déjà assez épaisse pour que le fond du golfe disparût, et que l'on ne vit plus que les nombreuses lumières de Palerme qui trouaient, pour ainsi dire, les ténèbres. Nelson allait ordonner de tirer un second coup de canon, lorsque Henry, qui explorait la mer avec une excellente lunette de nuit, annonça qu'une barque se dirigeait sur le Van-Guard.

Nelson prit la lunette des mains de Henry et vit effectivement venir, avec sa toile triangulaire, une barque montée par quatre matelots et par un homme couvert du grossier caban des matelots siciliens.

--Holà! de la barque! cria le matelot en vigie, que voulez-vous?

--Pilote, répondit simplement l'homme au caban.

--Jetez un cordage à cet homme et amarrez sa barque au bâtiment, dit Nelson.

Le vaisseau se présentait par bâbord. Il amena sa voile. Les quatre matelots prirent leurs rames et accostèrent le Van-Guard.

On jeta une corde au pilote, qui la saisit, et, s'aidant, en marin exercé, des anfractuosités du bâtiment, entra par un des sabords dans la batterie haute et apparut bientôt sur le pont.

Il se dirigea droit au poste du commandement, où l'attendaient Nelson, le capitaine Henry, le roi et le prince royal.

--Vous vous êtes bien fait attendre, lui dit Henry en italien.

--Je suis venu au premier coup de canon, capitaine.

--Vous n'aviez donc pas vu les signaux?

Le pilote ne répondit point.

--Voyons, dit Nelson, ne perdons pas de temps; demandez-lui en italien, Henry, s'il est pratique du port et s'il répond de conduire sans accident un vaisseau de haut bord à son ancrage.

--Je parle votre langue, milord, répondit le pilote en excellent anglais. Je suis pratique du port et je réponds de tout.

--C'est bien, dit Nelson. Commandez la manoeuvre: vous êtes le maître ici. Seulement, n'oubliez pas que vous manoeuvrez un bâtiment monté par vos souverains.

--Je sais que j'ai cet honneur, milord.

Puis, sans prendre le porte-voix que lui tendait Henry, d'une voix sonore qui retentit d'un bout à l'autre du vaisseau, il commanda la manoeuvre en aussi bon anglais et avec des termes aussi techniques que s'il eût servi dans la marine du roi George.

Comme un cheval qui se sent monté par un écuyer habile et qui comprend que toute l'opposition qu'il pourrait faire à sa volonté serait inutile, le Van-Guard s'inclina sous le commandement du pilote, et obéit non-seulement sans résistance, mais avec une espèce d'empressement qui n'échappa point au roi.

Ferdinand s'approcha du pilote, dont Nelson et Henry, mus du même sentiment d'orgueil national, s'étaient éloignés.

--Mon ami, lui demanda le roi, est-ce que tu crois que je pourrai descendre ce soir?

--Rien n'empêchera Votre Majesté: avant une heure, nous serons au mouillage.

--Quel est le meilleur hôtel de Palerme?

--Le roi, je suppose, ne descendra point dans un hôtel lorsqu'il a le palais du roi Roger.

--Où personne ne m'attend, où je ne trouverai pas à manger, où les intendants, qui ne se doutent pas de mon arrivée, auront volé jusqu'aux draps de mon lit!

--Votre Majesté, au contraire, trouvera toutes choses en ordre... L'amiral Caracciolo, arrivé à Palerme ce matin, à huit heures, a, je le sais, veillé à tout.

--Et comment le sais-tu?

--C'est moi qui suis le pilote de l'amiral, et je puis répondre à Votre Majesté que, mouillé à huit heures, il était à neuf heures au palais.

--Alors, je n'aurai à m'occuper que d'une voiture?

--Comme l'amiral avait prévu que Votre Majesté arriverait dans la soirée, depuis cinq heures du soir trois carrosses stationnent à la Marine.

--En vérité, dit le roi, l'amiral Caracciolo est un homme précieux, et, si jamais je fais un voyage par terre, je le prendrai pour mon maréchal des logis.

--Ce serait un grand honneur pour lui, sire, moins pour le poste en lui-même que pour la confiance qu'il indiquerait.

--Et avait-il subi de grandes avaries pendant la tempête, l'amiral?

--Aucune.

--Décidément, murmura le roi en se grattant l'oreille, j'eusse bien fait de tenir la parole que je lui avais donnée.

Le pilote tressaillit.

--Quoi? demanda le roi.

--Rien, sire, si ce n'est que l'amiral serait bien heureux, je crois, s'il entendait sortir de la bouche de Votre Majesté les paroles que je viens d'entendre.

--Ah! je ne m'en cache pas.

Puis, se tournant vers Nelson:

--Savez-vous, milord, lui dit-il, que l'amiral est arrivé ce matin, à huit heures, sans la plus petite avarie. Il faut qu'il soit sorcier, puisque le Van-Guard, quoique commandé par vous, c'est-à-dire par le premier marin du monde, a perdu ses perroquets, sa voile de grand foc et--comment dites-vous cela?--sa cira... sa civadière.

--Dois-je traduire à milord ce que Sa Majesté vient de dire? demanda Henry.

--Pourquoi pas? répliqua le roi.

--Littéralement.

--Littéralement, si cela vous fait plaisir. Henry traduisit les paroles du roi à Nelson.

--Sire, répondit froidement Nelson, Votre Majesté était libre de choisir entre le Van-Guard et la Minerve; elle a choisi le Van-Guard, et tout ce que peuvent faire le bois, le fer et la toile réunis, le Van-Guard l'a fait.

--C'est égal, dit le roi, qui prenait plaisir à se venger de Nelson à l'endroit de la pression que, par son intermédiaire, l'Angleterre opérait sur lui, et qui avait sur le coeur sa flotte brûlée, si j'étais venu par la Minerve, je serais arrivé depuis le matin, et j'aurais passé une bonne journée à terre. Mais cela ne fait rien; je ne vous en suis pas moins reconnaissant, milord: vous avez fait de votre mieux.

Et il ajouta avec sa feinte bonhomie:

--Qui fait ce qu'il peut, fait ce qu'il doit.

Nelson se mordit les lèvres, frappa du pied, et, laissant le capitaine Henry sur le pont, rentra dans sa cabine.

En ce moment, le pilote criait:

--Chacun à son poste, pour le mouillage!

Le mouillage, comme l'appareillage, est un des moments solennels d'un grand bâtiment de guerre. Aussi, dès que l'ordre de se rendre à son poste, pour le mouillage, fut donné, le silence le plus profond régna-t-il à bord.

En général, ce silence observé par les passagers eux-mêmes a quelque chose de prestigieux: huit cents hommes, attentifs et muets, attendent un mot. L'officier de manoeuvre, le porte-voix à la main, répéta et le maître d'équipage traduisit au sifflet l'ordre donné par le pilote.

Aussitôt, les matelots, rangés sur les cordages, commencèrent à hâler d'ensemble. Les vergues pivotèrent comme par magie, et le Van-Guard, frémissant, passa entre les navires déjà ancrés sans en heurter aucun, et, malgré le peu d'espace qu'il avait pour évoluer, il arriva fièrement au lieu destiné pour son mouillage.

Pendant cette manoeuvre, la plupart des voiles avaient été carguées et pendaient en festons sous les vergues. Celles qui étaient encore ouvertes ne servaient qu'à amortir la trop grande vitesse du bâtiment. Le pilote avait placé au gouvernail le matelot sicilien qui avait déjà donné à lord Nelson des renseignements sur les courants et les contre-courants du détroit.

--Mouillez! cria le pilote.

Le porte-voix de l'officier de manoeuvre et le sifflet du contre-maître répétèrent le commandement.

Aussitôt, l'ancre se détacha des flancs du vaisseau et tomba avec fracas à la mer: la chaîne massive la suivit en serpentant et faisant jaillir des étincelles des écubiers.

Le vaisseau gronda et frémit, ébranlé jusqu'au plus profond de ses entrailles; il craqua dans toute sa membrure, et, au milieu de la mer bouillonnant à son avant, une dernière secousse se fit sentir, et l'ancre mordit le fond.

L'oeuvre du pilote était accomplie: il n'avait plus rien à faire. Il s'approcha respectueusement de Henry et le salua.

Henry lui présenta vingt guinées qu'il était chargé, par lord Nelson, de lui remettre.

Mais le pilote secoua la tête en souriant, et, repoussant la main de Henry:

--Je suis payé par mon gouvernement, dit-il, et, d'ailleurs, je ne reçois d'argent qu'à l'effigie du roi Ferdinand ou du roi Charles.

Le roi ne l'avait point un instant perdu des yeux, et, au moment où il passait près de lui en s'inclinant, il le saisit par la main.

--Dis donc, l'ami, lui demanda-t-il, peux-tu me rendre un petit service?

--Que le roi ordonne, et, s'il est au pouvoir d'un homme d'exécuter son ordre, son ordre sera exécuté.

--Peux-tu me conduire à terre?

--Rien de plus facile, sire... Mais cette pauvre barque, bonne pour un pilote, est-elle digne d'un roi?

--Je te demande si tu peux me conduire à terre?

--Oui, sire.

--Eh bien, conduis-moi.

Le pilote s'inclina, et, revenant à Henry:

--Capitaine, dit-il, le roi veut aller à terre; ayez la bonté de faire descendre l'escalier d'honneur.

Le capitaine Henry demeura un instant stupéfait de ce désir du roi.

--Eh bien? demanda le roi.

--Sire, répondit Henry, je dois transmettre le désir de Votre Majesté à lord Nelson: nul ne peut quitter le vaisseau de Sa Majesté Britannique sans l'ordre de l'amiral.

--Pas même moi? dit le roi. Ainsi, je suis prisonnier sur le Van-Guard?

--Le roi n'est prisonnier nulle part; mais plus le voyageur est illustre, plus son hôte se croirait en disgrâce si le voyageur partait sans prendre congé de lui.

Et, saluant le roi, Henry se dirigea vers le cabinet.

--Anglais maudits! murmura le roi entre ses dents, je ne sais à quoi tient que je ne me fasse jacobin pour n'avoir désormais plus d'ordres à recevoir de vous!

Ce désir du roi n'avait pas moins étonné Nelson que Henry. Aussi l'amiral monta-t-il rapidement sur la dunette.

--Est-il vrai, demanda-t-il s'adressant au roi, au mépris de l'étiquette qui ne veut pas que l'on interroge les souverains, est-il vrai que le roi veuille quitter le Van-Guard à l'instant?

--Rien de plus vrai, mon cher lord, dit le roi. Je suis à merveille sur le Van-Guard; mais je serai encore mieux à terre. Décidément, je n'étais pas né pour être marin.

--Votre Majesté ne reviendra point sur cette résolution?

--Non, je vous le proteste, mon cher amiral.

--Le grand canot à la mer! cria Nelson.

--Inutile, dit le roi. Que Votre Seigneurie ne dérange pas ces braves gens, qui sont fatigués.

--Mais je ne puis croire à ce que m'a dit le capitaine Henry.

--Que vous a dit le capitaine Henry, milord?

--Que le roi voulait descendre à terre dans la barque de ce marin.

--C'est la vérité. Il me parait à la fois un habile homme et un fidèle sujet. Je crois donc pouvoir me fier à lui.

--Mais, sire, je ne puis permettre qu'un autre patron que moi, qu'un autre canot que celui du Van-Guard et que d'autres matelots que ceux de Sa Majesté Britannique vous déposent à terre.

--Alors, fit le roi, comme je le disais au capitaine Henry tout à l'heure, je suis prisonnier.

--Plutôt que de laisser le roi un instant dans cette croyance, je m'inclinerai à l'instant même devant son désir.

--A la bonne heure; c'est le moyen de nous quitter bons amis, milord.

--Mais la reine? insista Nelson.

--Oh! la reine est fatiguée; la reine est souffrante: ce serait un grand embarras pour elle et les jeunes princesses de quitter ce soir le Van-Guard. La reine débarquera demain. Je vous la recommande, milord, avec tout le reste de ma cour.

--Irai-je avec vous, mon père? demanda le jeune prince Léopold.

--Non, non, répondit le roi. Que dirait la reine si je lui prenais son favori!

Nelson s'inclina.

--Descendez l'escalier de tribord, dit-il.

L'escalier fut descendu: le pilote s'affala à un cordage, et fut, en quelques secondes, dans la barque, qu'il amena au pied de l'échelle.

--Milord Nelson, dit le roi, au moment de quitter votre bâtiment, laissez-moi vous dire que je n'oublierai jamais les attentions dont nous avons été comblés à bord du Van-Guard, et, demain, vos matelots recevront une preuve de ma satisfaction.

Nelson s'inclina une seconde fois, mais cette fois sans répondre. Le roi descendit l'escalier et s'assit dans la barque avec un soupir d'allégement qui fut entendu de l'amiral resté sur la première marche.

--Pousse! dit le pilote au matelot qui tenait la gaffe.

La barque se détacha de l'escalier et s'en éloigna.

--Nagez, mes garçons, et vivement! dit le pilote.

Les quatre avirons tombèrent en cadence dans la mer, et, sous leur vigoureuse impulsion, la barque s'avança vers la Marine, c'est-à-dire vers l'endroit du port où attendaient les voitures du roi, en face de la rue de Tolède.

Le pilote sauta le premier à terre, tira la barque et l'assujettit contre la jetée.

Mais, avant qu'il eût tendu la main au roi, le roi avait pris son élan et avait sauté sur le quai.

--Ah! dit-il avec une joyeuse exclamation, me voilà donc sur la terre ferme. Que le diable emporte maintenant le roi George, l'amirauté, lord Nelson, le Van-Guard et toute la flotte de Sa Majesté Britannique! Tiens, mon ami, voilà pour toi.

Et il tendit sa bourse au pilote.

--Merci, sire, répondit celui-ci en faisant un pas en arrière, mais Votre Majesté a entendu ce que j'ai répondu au capitaine Henry. Je suis payé par mon gouvernement.

--Et tu as même ajouté que tu ne recevais d'argent qu'à l'effigie du roi Ferdinand et du roi Charles: prends donc.

--Sire, êtes-vous sûr que celui que vous me donnez ne soit pas à l'effigie du roi George?

--Tu es un hardi coquin de vouloir donner une leçon à ton roi. En tout cas, apprends une chose, c'est que, si j'ai reçu de l'argent de l'Angleterre, elle m'en fait payer cher les intérêts. L'argent est pour tes hommes, et cette montre sera pour toi. Si jamais je redeviens roi et que tu aies quelque grâce à me demander, tu viendras à moi, tu me présenteras cette montre, et la grâce te sera accordée.

--Demain, sire, dit le pilote en prenant la montre et en jetant la bourse à ses matelots, je serai au palais, et j'espère que Votre Majesté ne me refusera pas la grâce que j'aurai l'honneur de lui demander.

--Eh bien, dit le roi, celui-là n'aura point perdu de temps.

Et, sautant dans celle des trois voitures qui était la plus rapprochée de lui:

--Au palais royal! dit-il.

La voiture partit au galop.



CIII

QUELLE ÉTAIT LA GRACE QU'AVAIT A DEMANDER LE PILOTE.

Prévenu par l'amiral Caracciolo de l'arrivée du roi, le gouverneur du château avait officiellement annoncé cette arrivée aux autorités de Palerme.

Le syndic, la municipalité, les magistrats et le haut clergé de Palerme attendaient le roi depuis trois heures de l'après-midi dans la grande cour du palais. Le roi, qui avait besoin de manger et aussi de dormir, se dit que c'étaient trois discours à entendre, et il en frissonna de la pointe des pieds à la racine des cheveux.

Aussi, prenant le premier la parole:

--Messieurs, dit-il, quel que soit votre talent d'orateurs, je doute que vous trouviez moyen de me dire quelque chose d'agréable. J'ai voulu faire la guerre aux Français, et ils m'ont battu; j'ai voulu défendre Naples, et j'ai été forcé de la quitter; je me suis embarqué, et j'ai essuyé une tempête. Me dire que ma présence vous réjouit serait me dire que vous êtes contents des malheurs qui m'arrivent, et, par-dessus tout, en me disant cela, vous m'empêcheriez de souper et de me coucher; ce qui, dans ce moment, me serait plus désagréable encore que d'avoir été battu par les Français, d'avoir été forcé de me sauver de Naples, et d'avoir eu, pendant trois jours, le mal de mer et la perspective d'être mangé par les poissons, attendu que je meurs de faim et de sommeil. Sur ce, je regarde vos discours comme faits, monsieur le syndic et messieurs du corps municipal. Je donne dix mille ducats pour les pauvres: vous pouvez les envoyer prendre demain.

Avisant alors l'évêque au milieu de son clergé:

--Monseigneur, dit-il, demain, à Sainte-Rosalie, vous direz un Te Deum d'actions de grâces pour la façon miraculeuse dont j'ai échappé au naufrage. J'y renouvellerai solennellement le voeu que j'ai fait à saint François de Paule de lui bâtir une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, et vous nous désignerez les membres de votre clergé les plus méritants. Si réduits que soient nos moyens, nous tâcherons de les récompenser selon leurs mérites.

Puis, se tournant vers les magistrats et reconnaissant à leur tête le président Cardillo:

--Ah! ah! c'est vous, maître Cardillo! lui dit-il.

--Oui, sire, répondit le président en saluant jusqu'à terre.

--Êtes-vous toujours mauvais joueur?

--Toujours, sire.

--Et chasseur enragé?

--Plus que jamais.

--C'est bien. Je vous invite à mon jeu, à la condition que vous m'inviterez à vos chasses.

--C'est un double honneur que me fait Votre Majesté.

--Maintenant, messieurs, continua le roi s'adressant à tout le monde, si vous avez aussi faim et aussi soif que moi, j'ai un bon conseil à vous donner: c'est de faire comme moi, c'est-à-dire de souper et vous coucher après.

Cette invitation était un congé bien en règle; aussi la triple députation se retira-t-elle après avoir salué le roi.

Ferdinand, éclairé par quatre domestiques, monta le grand escalier d'honneur, suivi par Jupiter, le seul convive qu'il eût jugé à propos de retenir.

Un dîner de trente couverts était servi.

Le roi s'assit à une extrémité de la table et fit asseoir Jupiter à l'autre, garda un domestique pour lui et en donna deux à son chien, auquel il fit servir de tous les plats qu'il mangea.

Jamais Jupiter ne s'était trouvé à pareille fête.

Puis, après le souper, Ferdinand l'emmena dans sa chambre, lui fit apporter, au pied de son lit, les tapis les plus moelleux, et, passant, avant de se coucher lui-même, la main sur la belle tête intelligente du fidèle animal:

--J'espère, dit-il, que tu ne diras pas, comme je sais quel poëte, que l'escalier d'autrui est rude et que le pain de l'exil est amer.

Sur quoi, il s'endormit, rêva qu'il faisait une pêche miraculeuse dans le golfe de Castellamare et tuait des sangliers par centaines dans la forêt de Ficuzza.

L'ordre était donné à Naples, lorsque le roi n'avait pas sonné à huit heures, d'entrer dans sa chambre et de l'éveiller; mais, comme le même ordre n'avait pas été donné à Palerme, le roi se réveilla et sonna à dix heures seulement.

Pendant la matinée, la reine, le prince Léopold, les princesses, les ministres et les courtisans avaient débarqué et avaient cherché leurs logements, les uns au palais, les autres dans la ville. Le corps du petit prince avait, en outre, été porté dans la chapelle du roi Roger.

Le roi demeura un instant soucieux et se leva. Cette dernière circonstance qu'il paraissait avoir complètement oubliée, maintenant qu'il était hors de danger, pesait-elle plus tristement sur son coeur paternel, ou bien réfléchissait-il que saint François de Paule avait un peu lésiné dans la protection qu'il lui avait accordée, et qu'en bâtissant l'église qu'il avait votée, il allait payer bien cher une protection qui s'était si incomplètement étendue sur sa famille?

Le roi donna l'ordre que le corps du jeune prince restât exposé toute la journée dans la chapelle et qu'il fût, le lendemain, enterré sans aucune solennité.

Sa mort seulement serait signifiée aux autres cours, et celle des Deux-Siciles, réduite à la Sicile seule, porterait un deuil de quinze jours en violet.

Cet ordre donné, on annonça au roi que l'amiral Caracciolo, qui, la veille, comme nous le savons déjà par le récit du pilote, avait fait le maréchal des logis pour le roi et la famille royale, sollicitait l'honneur d'être reçu par Sa Majesté et attendait son bon plaisir dans l'antichambre.

Le roi s'était rattaché à Caracciolo de toute l'antipathie que commençait à lui inspirer Nelson; aussi s'empressa-t-il d'ordonner qu'on le fît entrer dans le cabinet-bibliothèque attenant à sa chambre à coucher, et, dans son empressement à voir l'amiral, y entra-t-il lui-même avant d'être complètement habillé, et, donnant à son visage l'expression la plus riante possible:

--Ah! mon cher amiral, lui dit-il, je suis bien aise de te voir, d'abord pour te remercier de ce qu'étant arrivé avant moi, tu as aussitôt pensé à moi.

L'amiral s'inclina, et, sans que le bon accueil du roi changeât rien à la gravité de son visage:

--Sire, dit-il, c'était mon devoir comme fidèle et obéissant sujet de Votre Majesté.

--Puis je voulais te faire des compliments sur la façon dont tu as manoeuvré ta frégate au milieu de la tempête. Sais-tu que tu as failli faire crever Nelson de rage? J'aurais bien ri, je t'en réponds, si je n'avais pas eu si grand'peur.

--L'amiral Nelson, répondit Caracciolo, ne pouvait faire, avec un bâtiment lourd et mutilé comme le Van-Guard, ce que je pouvais faire avec ma frégate, bâtiment léger de construction moderne, et qui n'a jamais souffert. L'amiral Nelson a fait ce qu'il a pu.

--C'est ce que je lui ai dit, avec un autre sens peut-être, mais absolument dans les mêmes termes; et j'ai même ajouté que j'avais un profond regret de t'avoir manqué de parole et d'être venu avec lui, au lieu d'être venu avec toi.

--Je le sais, sire, et j'en suis profondément touché.

--Tu le sais! et qui te l'a dit? Ah! je comprends: le pilote?

Caracciolo ne répondit point à la question du roi. Mais, au bout d'un instant:

--Sire, dit-il, je viens demander une grâce au roi.

--Bien! tu tombes dans un bon moment! Parle.

--Je viens demander au roi de vouloir bien accepter ma démission d'amiral de la flotte napolitaine.

Le roi recula d'un pas, tant il s'attendait peu à cette demande.

--Ta démission d'amiral de la flotte napolitaine! dit-il. Et pourquoi?

--D'abord, sire, parce qu'il est inutile d'avoir un amiral quand on n'a plus de flotte.

--Oui, je le sais bien, dit le roi avec une visible expression de colère, milord Nelson l'a brûlée; mais, un jour où l'autre, nous serons les maîtres chez nous, et nous la reconstruirons.

--Mais, alors, répondit froidement Caracciolo, comme j'ai perdu la confiance de Votre Majesté, je ne pourrai plus la commander.

--Tu as perdu ma confiance, toi, Caracciolo?

--J'aime mieux croire cela, sire, que d'avoir à reprocher, à un roi dans les veines duquel coule le plus vieux sang royal d'Europe, d'avoir manqué à sa parole.

--Oui, c'est vrai, dit le roi, je t'avais promis...

--De ne point quitter Naples, d'abord, ou, si vous le quittiez, de ne le quitter que sur mon bâtiment.

--Voyons, mon cher Caracciolo! dit le roi tendant la main à l'amiral.

L'amiral prit la main du roi, la baisa respectueusement, fit un pas en arrière et tira un papier de sa poche.

--Sire, dit-il, voici ma démission, que je prie Votre Majesté d'accepter.

--Eh bien, non, je ne l'accepte pas, ta démission, je la refuse..

--Votre Majesté n'en a pas le droit.

--Comment, je n'en ai pas le droit? Je n'ai pas le droit de refuser ta démission?

--Non, sire; car Votre Majesté m'a promis hier de m'accorder la première grâce que je lui demanderais; eh bien, cette grâce, c'est de vouloir bien recevoir et accepter ma démission.

--Hier, je t'ai promis?... Tu deviens fou!

Caracciolo secoua la tête.

--J'ai toute ma raison, sire.

--Hier, je ne t'ai point vu.

--C'est-à-dire que Votre Majesté ne m'a point reconnu. Mais peut être reconnaîtra-t-elle cette montre?

Et Caracciolo tira de sa poitrine une montre magnifique, ornée du portrait du roi et enrichie de diamants.

--Le pilote! s'écria le roi en reconnaissant la montre qu'il avait donnée, la veille, à l'homme qui, si habilement, l'avait conduit dans le port; le pilote!

--C'était moi, sire, répondit Caracciolo en s'inclinant.

--Comment! tu as consenti, toi, un amiral, à faire le métier de pilote?

--Sire, il n'y a point de métier inférieur quand il s'agit du salut du roi.

La figure de Ferdinand prit une expression de mélancolie qu'elle ne revêtait qu'à de bien rares intervalles.

--En vérité, dit-il, je suis un prince bien malheureux: ou l'on éloigne mes amis de moi, ou ils s'éloignent de moi eux-mêmes.

--Sire, répondit Caracciolo, vous avez tort de vous en prendre à Dieu du mal que vous faites ou du mal que vous laissez faire. Dieu vous a donné pour père un roi non-seulement puissant, mais illustre; vous aviez un frère aîné qui devait hériter du sceptre et de la couronne de Naples: Dieu a permis que la folie le touchât du doigt au front et l'écartât de votre chemin. Vous êtes homme, vous êtes roi, vous avez la volonté, vous avez le pouvoir; doué du libre arbitre, vous pouvez choisir entre le bien et le mal, le bon et le mauvais: vous choisissez le mal, sire, de sorte que le bien et le bon s'éloignent de vous.

--Caracciolo, dit le roi, plus triste qu'irrité, sais-tu que personne ne m'a jamais parlé comme tu me parles?

--Parce qu'à part un homme qui, comme moi, aime le roi et veut le bien de l'État, Votre Majesté n'a autour d'elle que des courtisans qui n'aiment qu'eux-mêmes et ne veulent que les honneurs de la fortune.

--Et cet homme, quel est-il?

--Celui que le roi avait oublié à Naples, et que j'ai transporté, moi, en Sicile, le cardinal Ruffo.

--Le cardinal sait, comme toi, que je suis toujours prêt à le recevoir et à l'écouter.

--Oui, sire; seulement, après nous avoir reçus et écoutés, vous suivrez les conseils de la reine, d'Acton et de Nelson. Sire, je suis désespéré de manquer au respect que je dois à une auguste personne, mais ces trois noms seront maudits dans les temps et dans l'éternité.

--Et crois-tu que je ne les maudisse pas, moi? dit le roi; crois-tu que je ne voie pas qu'ils mènent l'État à sa ruine, et moi à ma perte? Je suis un imbécile, mais je ne suis pas un sot.

--Eh bien, alors, luttez, sire!

--Lutter, lutter! cela t'est bien aisé à dire, à toi. Je ne suis pas un homme de lutte, Dieu ne m'a pas créé pour le combat. Je suis un homme de sensations et de plaisirs, un bon coeur que l'on rend mauvais à force de le tourmenter et de l'aigrir. Ils sont là trois ou quatre à se disputer le pouvoir, à tirailler, l'un la couronne, l'autre le sceptre... Je les laisse faire. Le sceptre, la couronne, c'est mon Calvaire; le trône, c'est mon Golgotha. Je n'ai point demandé à Dieu d'être roi. J'aime la chasse, la pêche, les chevaux, les belles filles, et n'ai pas d'autre ambition. Avec dix mille ducats de rente et la liberté de vivre à ma guise, j'eusse été l'homme le plus heureux de la terre. Mais non, sous prétexte que je suis roi, on ne me laisse pas un instant de repos. Cela se comprendrait si je régnais; mais ce sont les autres qui règnent sous mon nom, ce sont les autres qui font la guerre, et c'est moi qui reçois les coups; ce sont les autres qui font les fautes, et c'est moi qui, officiellement, dois les réparer. Tu me demandes ta démission, tu as bien raison; mais c'est aux autres que tu devrais la demander, car ce sont eux que tu sers, et non pas moi.

--Et voilà pourquoi, voulant servir mon roi, et non les autres, je désire rentrer dans cette vie privée que Votre Majesté ambitionnait tout à l'heure. Sire, pour la troisième fois, je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien accepter ma démission, et, au besoin, je l'en adjure, au nom de la parole qu'elle m'a donnée hier.

Et Caracciolo présenta au roi d'une main sa démission et de l'autre une plume pour l'accepter.

--Tu le veux? dit le roi.

--Sire, je vous en supplie.

--Et, si je signe, où iras-tu?

--Je retournerai à Naples, sire.

--Qu'iras-tu faire à Naples?

--Servir mon pays, sire. Naples est dans cette situation où elle a besoin de l'intelligence et du courage de tous ses enfants.

--Prends gardée ce que tu feras à Naples, Caracciolo!

--Sire, je tâcherai de m'y conduire comme je l'ai fait jusqu'ici, en honnête homme et en bon citoyen.

--Cela te regarde. Tu insistes toujours?

Carracciolo se contenta de montrer à Ferdinand, du bout du doigt, la montre qu'il avait déposée sur la table.

--Tête de fer! dit le roi avec impatience.

Et, prenant la plume, il écrivit au bas de la démission:

«Accordé; mais que le chevalier Carracciolo n'oublie pas que Naples est au pouvoir de mes ennemis.»

Et il signa, comme d'habitude: FERDINAND B. 1»

[Note 1: Nous avons relevé l'apostille du roi sur la démission elle-même.]

Caracciolo jeta les yeux sur les trois lignes que venait d'écrire le roi, plia sa démission, la mit dans sa poche, salua respectueusement Ferdinand, et s'apprêta à sortir.

--Tu oublies ta montre, dit le roi.

--Cette montre n'a pas été donnée à l'amiral, elle a été donnée au pilote. Sire, hier, le pilote n'existait point; aujourd'hui, l'amiral n'existe plus.

--Mais j'espère, dit le roi avec cette dignité qui de temps en temps, apparaissait chez lui comme un éclair, j'espère que l'ami leur survit. Prends cette montre, et, si jamais tu es prêt à trahir ton roi, regarde le portrait de celui qui te l'a donnée.

--Sire, répondit Caracciolo, je ne suis plus au service du roi; je suis simple citoyen: je ferai ce que m'ordonnera mon pays.

Et il sortit, laissant le roi non-seulement triste, mais rêveur.

Le lendemain, ainsi que Ferdinand l'avait ordonné, les obsèques de son fils le prince Albert eurent lieu sans pompe, comme eussent eu lieu celles d'un enfant ordinaire.

Le corps fut déposé dans les caveaux de la chapelle du château connue sous le nom de chapelle du roi Roger.



CIV

LA ROYAUTÉ A PALERME.

Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, que la première chose que le roi avait réorganisée avant son conseil des ministres, et aussitôt son arrivée à Palerme, c'était sa partie de reversi.

Par bonheur, comme l'avait pensé Ferdinand, le duc d'Ascoli, dont il ne s'était pas occupé, avait trouvé moyen de passer en Sicile, poussé par ce dévouement naïf et persévérant qui était sa principale vertu, vertu dont le roi ne lui savait pas plus gré qu'à Jupiter de sa fidélité.

Le duc d'Ascoli était allé trouver Caracciolo pour lui demander passage à son bord, et, comme Caracciolo savait que le duc d'Ascoli était le meilleur et le plus désintéressé des amis du roi, il avait à l'instant même accordé au duc ce qu'il lui demandait.

Le roi trouva donc, au nombre des personnes qui, dès le soir de son arrivée, vinrent lui faire leur cour, son compagnon de fuite d'Albano, le duc d'Ascoli. Mais sa présence n'étonna point le roi, et, pour tout compliment:

--Je savais bien, lui dit-il, que tu trouverais moyen de venir.

On se rappelle, en outre, qu'au nombre des magistrats qui étaient venus faire leur cour au roi était une vieille connaissance à lui, le président Cardillo, qui ne venait jamais à Naples sans avoir l'honneur de dîner une fois à la table du roi; en échange de quoi, le roi lui faisait l'honneur, chaque fois qu'il venait à Palerme, d'aller chasser une fois au moins dans son magnifique fief d'Illice.

Le roi faisait, en faveur du président Cardillo, une exception à ses sympathies et à ses antipathies. D'habitude, Ferdinand, très-aristocrate, quoique très-populaire, et même très-populacier exécrait la noblesse de robe. Mais le président Cardillo l'avait séduit par deux puissants attraits. Le roi aimait la chasse, et le président Cardillo était, depuis Nemrod et après le roi Ferdinand, un des plus puissants chasseurs devant Dieu qui eussent jamais existé. Le roi détestait les cheveux à la Titus, les moustaches et les favoris, et le président Cardillo n'avait pas un cheveu sur la tête et pas un poil sur les joues ni au menton; la majestueuse perruque sous laquelle le digne magistrat dissimulait sa calvitie avait donc le rare privilége d'être bien reçue par le roi. Aussi jeta-t-il immédiatement les yeux sur lui pour faire, avec d'Ascoli et Malaspina, les partenaires habituels de sa partie de reversi.

Les autres joueurs sans carte, comme on pourrait dire des ministres sans portefeuille, étaient le prince de Castelcicala, le seul des trois membres de la junte d'État que la reine eût daigné couvrir de sa protection en l'emmenant avec elle; le marquis de Cirillo, que le roi venait de faire son ministre de l'intérieur, et le prince de San-Cataldo, un des plus riches propriétaires de la Sicile méridionale.

Cet attelage du roi, si l'on nous permet de désigner ainsi les trois courtisans qui avaient l'honneur d'être désignés pour son jeu, était bien la plus étrange réunion d'originaux qui se pût voir.

Nous connaissons le duc d'Ascoli, auquel à tort nous donnerions le nom de courtisan. Le duc d'Ascoli était une de ces figures sereines, courageuses et loyales comme on en rencontre si rarement à la cour. Son dévouement au roi était désintéressé de toute ambition. Jamais il ne lui était arrivé de solliciter une faveur pécuniaire ou honorifique; ni, le roi lui ayant offert une de ces faveurs, de lui rappeler qu'il la lui avait offerte, s'il l'oubliait. Le duc d'Ascoli était le type du véritable gentilhomme, amoureux de la royauté comme d'une institution sacro-sainte, s'étant imposé de son plein gré des devoirs avec elle, et convertissant de son plein gré ces devoirs en obligations.

Le marquis Malaspina, tout au contraire, était un de ces caractères quinteux, querelleurs et rétifs, qui regimbent à tout, et qui cependant finissent par obéir, quel que soit l'ordre donné par le maître, se vengeant de cette obéissance par des mots piquants et des boutades misanthropiques, mais enfin obéissant. C'était, comme le disait Catherine de Médicis, du duc de Guise, un de ces roseaux peints en fer qui plient quand on appuie dessus.

Le quatrième, le président Cardillo, a été déjà esquissé par nous, et nous n'avons plus que quelques traits à ajouter pour compléter son portrait.

Le président Cardillo, avant que le roi y vînt, était l'homme le plus violent, et, en même temps, le plus mauvais joueur de la Sicile; le roi venu, il était, comme César, s'il tenait absolument à rester le premier, obligé d'aller chercher quelque village de la Sardaigne ou de la Calabre.

Dès le premier soir où il fut admis au jeu du roi, le président Cardillo donna, par un mot, la mesure de sa soumission à l'étiquette royale.

Une des principales préoccupations du joueur au reversi est de se défaire de ses as. Or, le roi Ferdinand, s'étant aperçu que, pouvant se défaire d'un as, il l'avait gardé dans sa main, s'était écrié:

--Suis-je assez bête! je pouvais me défaire de mon as, et je l'ai gardé!

--Eh bien, moi, répondit le président, je suis encore plus bête que Votre Majesté; car, pouvant faire quinola, je ne l'ai point fait.

Le roi se mit à rire, et le président, qui était déjà fort dans son estime, y entra d'un nouveau cran. Sa franchise rappelait probablement au roi celle de ses bons lazzaroni.

Cela n'était qu'un mot; mais le président ne se bornait pas toujours aux mots. Il entrait dans la série des faits et des gestes. A la moindre contradiction, par exemple, ou à la moindre faute de son partenaire contre les règles du jeu, il faisait voler les jetons, les cartes, l'argent, les chandeliers. Mais, lorsqu'il se vit assis à la table de Sa Majesté, le pauvre président eut une muselière et fut obligé de ronger son frein.

Cela alla bien pendant trois ou quatre soirées. Mais le roi, qui connaissait par expérience le caractère du président, et qui, d'ailleurs, voyait la violence qu'il se faisait, s'amusait à le pousser à bout; puis, lorsqu'il était près d'éclater, il le regardait et lui adressait la première question venue. Alors le pauvre président, forcé de répondre courtoisement, souriait avec rage, mais en même temps aussi gracieusement qu'il lui était possible, reposait sur la table l'objet quelconque qu'il était prêt à lancer au plafond ou à briser sur le parquet, et s'en prenait aux boutons de son habit, qu'il se contentait d'arracher et que l'on retrouvait le lendemain semés sur le tapis.

Le quatrième jour, cependant, le président n'y put tenir. Il jeta au nez du marquis Malaspina les cartes qu'il n'osait jeter au nez du roi, et, comme il tenait son mouchoir d'une main et sa perruque de l'autre, et qu'une sueur de colère ruisselait sur son visage, il se trompa de main, commença par s'essuyer la figure avec sa perruque et finit par se moucher dedans.

Le roi pensa mourir de rire et se promit de se donner le plus souvent possible cette comédie.

Aussi, Ferdinand se garda-t-il bien de refuser la première invitation de chasse que lui fit le président Cardillo.

Le président Cardillo avait, comme nous l'avons dit, un magnifique fief donnant cinq mille onces d'or de revenus à Illice2: au milieu de ce fief, s'élevait un château digue de loger un roi.

[Note 2: 60,000 francs.]

Le roi y arriva la veille de la chasse pour y dîner et pour y coucher.

Ferdinand était curieux, il se fit montrer le château dans tous ses détails. Sa chambre, qui était la chambre d'honneur, était en face de celle de son hôte.

Le soir, après avoir fait, comme d'habitude, sa partie de reversi et avoir, comme d'habitude encore, exaspéré son hôte, il se coucha; mais, quoique son lit eût un dais comme un trône, le roi, toujours jeune et neuf à l'endroit de la chasse, se réveilla une heure avant que le cor sonnât la diane.

Ne sachant que faire dans son lit, et ne pouvant se rendormir, il eut l'idée de voir quelle figure faisait un président dans son lit, sans perruque et en bonnet de nuit.

La chose était d'autant moins indiscrète que le président était veuf.

En conséquence, le roi se leva, alluma sa bougie, se dirigea en chemise vers la porte de la chambre de son hôte, tourna la clef et entra.

Si grotesque que fût le spectacle auquel s'attendait le roi, il ne pouvait même soupçonner celui qui s'offrit à ses yeux.

Le président, sans perruque et en chemise, lui aussi, était assis, au milieu de la chambre, sur cette espèce de trône où M. de Vendôme reçut Alberoni. Le roi, au lieu de s'étonner et de refermer la porte, alla directement à lui, tandis que, surpris à l'improviste, le pauvre président demeurait immobile et sans dire une parole. Le roi, alors, lui mit sa bougie sous le nez pour mieux voir quel visage il faisait, puis commença de faire le tour de la statue et de son piédestal avec une admirable gravité, tandis que la tête seule du président, qui s'appuyait des deux mains sur son siége, pareille à celle d'un magot de la Chine, accompagnait Sa Majesté par un mouvement central pareil à son mouvement circulaire.

Enfin, les deux astres, qui accomplissaient leur périple, se retrouvèrent en face l'un de l'autre, et, comme le roi s'était redressé et gardait le silence:

--Sire, dit le président avec le plus grand sang-froid, le cas n'étant pas prévu par l'étiquette, dois-je rester assis ou me lever?

--Reste assis, reste assis! dit le roi; mais voilà quatre heures qui sonnent, ne nous fais pas attendre.

Et Ferdinand sortit de la chambre avec la même gravité qu'il y était entré.

Mais, quelque gravité que le roi eût affectée, cette aventure n'en était pas moins une de celles que, dans l'avenir, il avait le plus de plaisir à raconter, toutefois après celle de sa fuite avec Ascoli, fuite dans laquelle, selon lui, Ascoli avait mille chances pour une d'être pendu.

La chasse chez le président fut magnifique. Mais quel jour, fût-ce dans la bienheureuse Sicile, peut être sûr de s'écouler sans quelque petit nuage au ciel? Le roi, nous l'avons dit, était un admirable tireur, et qui n'avait probablement pas son égal. Il ne tirait jamais qu'à balle franche et était toujours sûr de mettre sa balle au défaut de l'épaule; ce qui, à la chasse au sanglier, est d'une grande importance, parce que l'animal n'est vulnérable mortellement que là. Mais ce qu'il y avait de curieux, c'est qu'il exigeait de ceux qui chassaient avec lui la même adresse que lui.

Aussi, le soir de cette première et fameuse chasse qu'il faisait chez le président Cardillo, comme tous les chasseurs étaient réunis autour d'un monceau de sangliers, trophée cynégétique de la journée, il en vit un qui était frappé au ventre.

Aussitôt, la rougeur lui monta au front, et, jetant un regard furieux autour de lui:

--Quel est, demanda-t-il, le porc qui a fait un pareil coup?

--Moi, sire, répondit Malaspina. Faut-il me pendre pour cela?

--Non, répondit le roi; mais, les jours de chasse, il faut rester chez vous.

Le marquis Malaspina, à partir de ce moment, non-seulement resta chez lui les jours de chasse, mais encore fut remplacé au jeu du roi par le marquis de Circello.

Au reste, le jeu du roi n'était pas le seul établi dans le grand salon du palais royal, situé dans le pavillon carré qui surmonte la porte de Montreale. A quelques pas de la table de reversi du roi, il y avait la table de pharaon, où trônait Emma Lyonna, soit qu'elle fît la banque ou pontât. C'était au jeu surtout que l'on pouvait, sur les traits mobiles de la belle Anglaise, étudier le flux et le reflux des passions. Extrême en tout, Emma jouait avec rage, et aimait à plonger ses belles mains dans les flots d'or qu'elle amassait sur ses genoux et qu'elle faisait rouler en fauves cascades de ses genoux sur le tapis vert. Lord Nelson, qui ne jouait jamais, se tenait assis derrière elle ou debout appuyé à son fauteuil, dévorant ses belles épaules de l'oeil qui lui restait, ne parlant à personne qu'à elle et toujours à voix basse et en anglais.

Là, tandis que le roi jouait à gagner ou à perdre mille ducats au plus, on jouait à en gagner ou en perdre vingt, trente, quarante mille.

C'était autour de cette table que se tenaient les plus riches seigneurs de la Sicile, et, au milieu de ces hommes, quelques-uns de ces joueurs heureux qui sont renommés par leur constante fortune au jeu.

Si Emma voyait à l'un d'eux une bague ou une épingle qui lui plût, elle la faisait remarquer à Nelson, qui, le lendemain, se présentait chez le propriétaire du diamant, du rubis ou de l'émeraude; et, à quelque prix que ce fût, l'émeraude, le rubis ou le diamant passait du doigt ou du cou de son propriétaire au doigt ou au cou de la belle favorite.

Quant à sir William, occupé d'archéologie ou de politique, il ne voyait rien, n'entendait rien, faisait sa correspondance politique avec Londres, ou classait ses échantillons géologiques.

Si l'on nous accusait d'exagérer la cécité conjugale du digne ambassadeur, nous répondrions par cette lettre de Nelson, en date du 12 mars 1799, adressée à sir Spencer Smith, et qui fait partie des lettres et dépêches publiées à Londres, après la mort de l'illustre amiral:

«Mon cher monsieur,

»Je désire deux ou trois beaux châles de l'Inde, quels qu'en soient les prix. Comme je ne connais personne à Constantinople que je puisse charger de cette emplette, je prends la liberté de vous prier de me faire rendre ce service. J'en payerai le prix avec mille remerciements, soit à Londres, soit partout ailleurs, aussitôt qu'on me le fera connaître.

»En faisant ce que je vous demande, vous acquerrez un nouveau titre à la reconnaissance de,

»NELSON.»

Cette lettre n'a pas besoin de commentaires, il nous semble; elle prouve qu'Emma Lyonna, en épousant sir William, n'avait point tout à fait oublié les habitudes de son ancien métier.

Quant à la reine, elle ne jouait jamais, ou du moins jouait sans animation et sans plaisir. Chose étrange, il y avait une passion inconnue à cette femme de passion. En deuil du jeune prince Albert, si vite disparu, plus vite encore oublié, elle se tenait avec les jeunes princesses, en deuil comme elle, dans un coin du salon, occupée à quelque travail d'aiguille. Pendant le jeu, trois fois par semaine, le prince de Calabre venait avec sa jeune épouse faire au roi sa visite. Ni lui ni la princesse Clémentine ne jouaient. La princesse s'asseyait près de la reine sa belle-mère, au milieu des jeunes princesses ses belles-soeurs, et se mettait à dessiner ou à faire de la tapisserie avec elles.

Le duc de Calabre allait d'un groupe à l'autre et se mêlait à la conversation, quelle qu'elle fût, avec cette faconde facile et superficielle qui, aux yeux des ignorants, passe pour de la science.

Un étranger qui fût entré dans ce salon et qui n'eût point su à qui il avait affaire, n'eût jamais deviné que ce roi qui faisait si gaiement sa partie de reversi, que cette femme qui brodait si froidement un dossier de fauteuil, que ce jeune homme enfin qui, d'un visage si riant, saluait tout le monde, étaient un roi, une reine et un prince royal venant de perdre leur royaume et ayant depuis peu de jours seulement mis le pied sur la terre de l'exil.

Le visage seul de la princesse Clémentine portait la trace d'un profond chagrin; mais on sentait que, tombant dans l'extrémité opposée, le chagrin était plus grand que celui qu'on éprouve de la perte d'un trône; on comprenait que la pauvre archiduchesse avait perdu son bonheur, sans espoir de le retrouver jamais.



CV

LES NOUVELLES.

Quoique le roi Ferdinand eût mis, comme nous l'avons dit, moins d'empressement à réorganiser son ministère que sa partie de reversi, au bout de deux ou trois jours, il avait établi quelque chose qui ressemblait à un conseil d'État. Il avait rendu à Ariola, disgracié d'abord, son ministère de la guerre, car il avait bien vite reconnu que les traîtres étaient ceux qui lui avaient conseillé la guerre, et non ceux qui l'en avaient dissuadé. Il avait nommé le marquis de Circello à l'intérieur, et le prince de Castelcicala--auquel il fallait une compensation de la perte de sa place d'ambassadeur à Londres et de membre de la junte d'État à Naples--ministre des affaires étrangères.

Le premier qui apporta à Palerme des nouvelles de Naples fut le vicaire général prince Pignatelli. Il avait, nous l'avons dit, pris la fuite le même soir où, mis en demeure de livrer le trésor de l'État à la municipalité et de se démettre de ses pouvoirs aux mains des élus, il avait demandé douze heures pour réfléchir.

Le prince Pignatelli fut fort mal reçu du roi et surtout de la reine. Le roi lui avait recommandé de ne traiter à aucun prix avec les Français et les rebelles, ce qui, à ses yeux, était tout un, et cependant il avait signé la trêve de Sparanisi; la reine lui avait ordonné de brûler Naples en la quittant et de tout égorger, à partir des notaires et au-dessus, et il n'avait pas incendié le plus petit palais, égorgé le moindre patriote.

Le prince Pignatelli fut exilé à Castanisetta.

Successivement, et par des voies diverses, on apprit l'émeute contre Mack et la protection que celui-ci avait trouvée sous la tente du général français, la nomination de Maliterno comme général du peuple, l'adjonction qu'il s'était faite de Rocca-Romana comme lieutenant, et enfin la marche toujours plus rapprochée des Français sur Naples.

Enfin, un matin, par une tartane de Castellamare, après trois jours et demi de traversée, un homme aborda à Palerme, se disant porteur des nouvelles les plus importantes. Il avait, disait-il, échappé par miracle aux jacobins, et, montrant ses poignets meurtris par les cordes qui l'avaient lié, il demandait à parler au roi.

Le roi, prévenu, fit demander qui il était.

Il répondit qu'il se nommait Roberto Brandi et était gouverneur du château Saint-Elme.

Le roi, jugeant, en effet, qu'il devait apporter des nouvelles positives, ordonna qu'il fût introduit.

Roberto Brandi, introduit, raconta au roi que, la nuit qui avait précédé l'attaque des Français sur Naples, une émeute terrible avait éclaté parmi les hommes de la garnison du château Saint-Elme. Il était alors, racontait-il toujours, sorti un pistolet de chaque main; mais les rebelles s'étaient jetés sur lui. Il avait fait une résistance désespérée. De ses deux coups, il avait tué un homme et en avait blessé un autre. Mais que pouvait-il faire contre cinquante hommes? Ils s'étaient rués sur lui, l'avaient garrotté et jeté dans le cachot de Nicolino Caracciolo, qu'ils avaient délivré et nommé commandant du château à sa place. Il était resté, ajoutait-il encore soixante et douze heures enfermé dans son cachot, sans que personne songeât à lui apporter ni un verre d'eau, ni un morceau de pain. Enfin, un geôlier, qui lui devait sa place, en avait eu pitié, et, le troisième jour, au milieu de la confusion du combat, était descendu près de lui et lui avait apporté un déguisement à l'aide duquel il avait pu fuir. Mais, comme, dans le premier moment, il lui avait été impossible de trouver un moyen de transport, il avait été obligé de rester deux jours caché chez un ami, ce qui lui avait permis d'assister à l'entrée des Français à Naples et à la trahison de saint Janvier. Enfin, après la proclamation de la république parthénopéenne, il avait gagné Castellamare, où, à prix d'or, le patron d'une tartane avait consenti à le prendre à son bord et à le transporter en Sicile. Il avait fait la traversée en trois jours, et arrivait pour mettre son dévouement aux pieds de ses augustes souverains.

Le récit était des plus touchants. Roberto Brandi, après l'avoir fait au roi, le renouvela devant la reine, et, comme la reine, bien autrement que le roi, était appréciatrice des grands dévouements, elle fit compter à la victime de Nicolino Caracciolo et des jacobins une somme de dix mille ducats, d'abord, puis le fit nommer gouverneur du château de Palerme aux mêmes appointements qu'il avait au château Saint-Elme, promettant de faire quelque chose de mieux pour lui, le jour où, son royaume reconquis, elle rentrerait à Naples.

Un conseil fut à l'instant même réuni chez la reine: Acton, Castelcicala, Nelson et le marquis de Circello y furent convoqués.

Il s'agissait d'empêcher la Révolution, triomphante à Naples, de traverser le détroit et de pénétrer en Sicile. C'était peu de chose que de posséder une île, après avoir possédé une île et un continent; c'était, peu de chose que d'avoir un million et demi de sujets, après en avoir eu sept millions; mais enfin une île et un million et demi de sujets valent mieux que rien, et le roi tenait à garder Palerme, où il faisait sa partie de reversi tous les soirs, où le président Cardillo lui donnait de si belles chasses, et à régner sur ses quinze cent mille Siciliens.

Comme on le pense bien, le conseil ne décida rien; la reine, qui saisissait les petits détails et pouvait monter les rouages inférieurs d'une machine, était incapable d'avoir une grande idée et d'organiser un plan d'une certaine importance. Le roi se contentait de dire:

--Moi, vous le savez, je ne voulais pas la guerre. Je m'en suis lavé et je m'en lave encore les mains. Que ceux qui ont fait le mal y trouvent un remède. Seulement, saint Janvier me le payera! Et, pour commencer, en arrivant à Naples, je fais bâtir une église à saint François de Paule.

Acton, écrasé par les événement, et surtout par la connaissance que le roi avait eue de la part qu'il avait prise à la falsification de la lettre de son gendre l'empereur d'Autriche, sentant son impopularité grandir chaque jour, craignait de donner un avis qui conduisît l'État plus bas encore qu'il n'était, et offrait de donner sa démission en faveur de celui qui ouvrirait cet avis. Le prince de Castelcicala, diplomate inférieur, qui ne dut la haute position qu'il occupa en France et en Angleterre qu'à la faveur de Ferdinand et à la récompense de ses crimes, était impuissant aux situations extrêmes. Nelson, homme de guerre, marin terrible, capitaine de génie sur son élément, devenait d'une effrayante nullité en face de toute situation qui ne devait point se terminer par un branle-bas de combat. Enfin, le marquis de Circello, qui, pendant dix ou onze ans, garda près du roi la position qui venait de lui être faite, était ce que les rois appellent un bon serviteur, en ce qu'il obéit sans réplique aux ordres qu'il reçoit, ces ordres fussent-ils absurdes;--et ce que l'avenir n'appelle d'aucun nom, cherchant inutilement sa trace dans les événements contemporains et n'y trouvant que sa signature au-dessous de celle du roi.

Le seul homme qui, en pareille circonstance, eût pu donner un bon conseil et qui même l'avait déjà plusieurs fois donné au roi, c'était le cardinal Ruffo. Son génie plein d'audace, de ressources et d'invention, était de ceux auxquels les rois peuvent recourir en toute circonstance. Le roi le savait et il y avait personnellement recouru.

Mais le cardinal lui avait constamment répondu par ces paroles: «Transporter la contre-révolution en Calabre, et mettre à la tête de la contre-révolution le duc de Calabre.»

La première moitié du conseil agréait assez au roi; mais la seconde partie lui paraissait absolument impraticable.

Le duc de Calabre était le digne fils de son père, et il avait horreur de tout moyen politique qui pût compromettre sa précieuse existence. Il n'avait jamais voulu aller en Calabre, de peur d'y attraper la fièvre, et cela, quelques instances que le roi eût pu lui faire. A coup sûr, le roi n'obtiendrait point de lui d'y aller lorsqu'il s'agirait non-seulement d'y risquer la fièvre, mais d'y recevoir, en outre, des coups de fusil.

Aussi le roi, sachant d'avance l'inutilité de l'ouverture, n'avait-il pas dit un mot à son fils de ce projet.

Le conseil se sépara donc, comme nous l'avons dit, sans avoir rien décidé, se donnant à lui-même ce prétexte que, les renseignements sur l'état des choses étant insuffisants, il fallait en attendre de nouveaux.

La situation était claire cependant et ne pouvait guère le devenir davantage.

Les Français étaient maîtres de Naples, la république parthénopéenne était proclamée et le gouvernement provisoire envoyait des représentants pour démocratiser la province.

Seulement, comme le conseil voulait avoir l'air de délibérer, s'il ne faisait point autre chose, il décida qu'il se réunirait le lendemain et les jours suivants.

Et cependant, comme on va le voir, le conseil avait bien fait de décider qu'il fallait attendre d'autres nouvelles; car, le lendemain, arriva une nouvelle à laquelle personne ne s'attendait.

Son Altesse le prince royal avait fait une descente en Calabre, s'était fait reconnaître à Brindisi et à Tarente, et avait soulevé toute la pointe méridionale de la péninsule.

A cette nouvelle, annoncée officiellement par le marquis de Circello, qui la tenait d'un courrier arrivé le jour même de Reggio, les membres du conseil se regardèrent avec étonnement, et le roi éclata de rire.

Nelson, qui comprenait un pareil événement parce qu'il était dans sa nature de le conseiller ou de l'accomplir, fit observer que, depuis huit jours, le prince avait quitté Palerme pour se rendre au château de la Favorite; que, depuis huit jours, on ne l'avait point vu, et qu'il était possible que, sans en rien dire à personne, poussé par son courage, il eût rêvé et mis à exécution cette entreprise, qui paraissait avoir si bien réussi.

Cette fois, le roi haussa les épaules.

Mais, comme, à tout prendre, l'invraisemblable est encore possible, le roi consentit à ce que l'on fît monter un homme à cheval, qui courrait à la Favorite et demanderait, au nom du roi, inquiet de cette longue absence, des nouvelles de son fils.

L'homme monta à cheval, partit au galop et revint annoncer que le prince saluait son auguste père et se portait à merveille. Il l'avait vu, lui avait parlé, et sa reconnaissance était grande pour cette sollicitude paternelle à laquelle le roi ne l'avait pas habitué.

Le conseil, qui, la veille, s'était séparé sans prendre de décision, parce que les nouvelles n'étaient point assez importantes, se sépara, cette fois, sans en prendre encore parce qu'elles l'étaient trop.

Le roi, en rentrant chez lui, ouvrait la bouche pour donner l'ordre d'aller chercher le cardinal Ruffo, lorsque l'on prévint Sa Majesté que celui-ci l'attendait dans son appartement, usant du privilége qui lui avait été donné d'entrer chez le roi à toute heure et sans jamais faire antichambre.

Le cardinal attendait le roi debout et le sourire sur les lèvres.

--Eh bien, mon éminentissime, dit te roi, vous savez les nouvelles?

--Le prince héréditaire est débarqué à Brindisi, et toute la pointe méridionale de la Calabre est en feu.

--Oui; mais, par malheur, il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela. Le prince héréditaire n'est pas plus en Calabre que moi, qui me garderai bien d'y aller: il est à la Favorite.

--Où il commente fort savamment, avec le chevalier San-Felice, l'Erotika Biblion.

--Qu'est-ce que cela, l'Erotika Biblion?

--Un livre fort savant sur l'antiquité, écrit par M. le comte de Mirabeau, pendant sa captivité au château d'If.

--Mais enfin, si grand savant que soit mon fils, il n'a pas encore découvert la baguette de l'enchanteur Merlin, et il ne peut être à la fois en Calabre et à la Favorite.

--Cela est pourtant ainsi.

--Voyons, mon cher cardinal, ne me faites pas languir et donnez-moi le mot de l'énigme.

--Le roi le veut?

--Votre ami vous en prie.

--Eh bien, sire, le mot de l'énigme, qui est pour Votre Majesté seule, comprenez bien...

--Pour moi seul, c'est convenu.

--Eh bien, le mot de l'énigme est que, quand, pour un grand projet, j'ai besoin d'un prince héréditaire, et que le roi est assez ennemi de lui-même pour ne pas vouloir me le donner...

--Eh bien? demanda le roi.

--Eh bien, j'en fabrique un! répondit le cardinal.

--Oh! pardieu! dit le roi, voilà du nouveau. Vous allez me dire comment vous vous y prenez, n'est-ce pas?

--Bien volontiers, sire. Seulement, accommodez-vous confortablement dans un fauteuil, comme dit mon ami Nelson; car le récit est un peu long, je vous en préviens.

--Parlez, parlez, mon cher cardinal, dit le roi s'accommodant, en effet, dans une causeuse; et ne craignez jamais d'être trop long. Vous parlez si bien, que je ne me lasse jamais de vous entendre.

Ruffo salua et commença son récit.

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