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La San-Felice, Tome 06

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CVI

COMMENT LE PRINCE HÉRÉDITAIRE POUVAIT ÊTRE,
A LA FOIS, EN SICILE ET EN CALABRE.

--Sire, Votre Majesté se rappelle Leurs Altesses royales mesdames Victoire et Adélaïde, filles de Sa Majesté le roi Louis XV?

--Parfaitement; pauvres vieilles princesses! à telles enseignes qu'au moment de quitter Naples, je leur ai envoyé quelque chose comme dix ou douze mille ducats, en leur faisant dire de s'embarquer à Manfredonia pour Trieste, ou de venir, si elles l'aimaient mieux, nous rejoindre à Palerme.

--Votre Majesté se rappelle aussi les sept gardes du corps qu'elles avaient avec elles, et dont l'un, M. de Boccheciampe, était particulièrement recommandé par M. le comte de Narbonne?

--Je me rappelle tout cela.

--L'un d'eux--Votre Majesté n'a pas dû, certes, oublier ce détail--avait une merveilleuse ressemblance avec Son Altesse royale le prince héréditaire.

--Au point que, moi-même, quand je l'ai vu pour la première fois, j'y ai été trompé.

--Eh bien, sire, dans les circonstances où nous nous trouvions, il m'est venu à l'esprit d'utiliser ce phénomène.

Le roi regarda Ruffo en homme qui ne sait pas encore ce qu'il va entendre, mais qui a une telle confiance dans le narrateur, qu'il admire déjà.

Ruffo continua:

--Au moment du départ, j'appelai près de moi de Cesare, et, comme je doutais que M. le prince de Calabre consentît jamais à jouer un rôle actif dans une guerre comme celle qui se préparait, sans faire part de mon projet à Cesare, sur la bravoure de qui je savais pouvoir compter, puisqu'il est Corse, je lui dis que ce n'était, certes, point par hasard et sans avoir de grands desseins sur lui que la nature l'avait doué d'une ressemblance si extraordinaire avec le prince héréditaire.

--Et que répondit-il? demanda le roi.

--Je dois lui rendre cette justice, qu'il n'hésita pas un instant. «Je ne suis, dit-il, qu'un atome dans le drame qui se joue; mais ma vie et celle de mes compagnons est au service du roi. Qu'ai-je à faire?--Rien, répondis-je. Vous n'avez qu'à vous laisser faire.--Encore, avons-nous un plan quelconque à suivre?--Vous accompagnerez Leurs Altesses royales à Manfredonia; lorsqu'elles seront embarquées, vous suivrez la côte orientale de la Calabre jusqu'à Brindisi. Si, le long de la route, il ne vous est rien arrive, prenez à Brindisi un bateau, une barque, une tartane, et gagnez la Sicile; si, au contraire, il vous est arrivé quelque chose d'extraordinaire et d'inattendu, vous êtes homme d'esprit et de courage, profitez des circonstances: votre fortune et celle de vos compagnons--une fortune à laquelle, dans vos rêves d'ambition les plus hardis, vous ne pouviez vous attendre,--est entre vos mains...»

--Vous aviez quelque projet sur eux?

--Évidemment.

--Alors, pourquoi, connaissant leur courage, ne les mettiez-vous pas au courant de ce projet?

--Parce que, sur les sept, sire, un pouvait me trahir... Qui peut répondre que, sur sept hommes, un seul ne trahira point?

Le roi poussa un soupir.

--Mais ce projet, dit-il, à moi, vous n'avez aucune raison de me le cacher.

--D'autant mieux, sire, continua Ruffo, qu'il a réussi.

--J'écoute, reprit le roi.

--Eh bien, sire, nos sept jeunes gens suivirent de point en point les instructions données. Les deux princesses embarquées, ils prirent la côte méridionale de la Calabre, où les attendait un de mes agents par lequel je ne craignais pas plus d'être trahi que par eux, attendu qu'il n'était guère mieux instruit qu'eux.

--Vous étiez fait pour être premier ministre, mon cher Ruffo, non pas d'un petit État comme Naples, mais d'une grande puissance comme la France, l'Angleterre ou la Russie. Continuez, continuez, je vous écoute. Voyons, quel était cet agent, et qu'était-il chargé de faire? Quel maître en politique vous êtes, mon cher cardinal! et quel malheur que vous n'ayez pas eu en moi un meilleur élève!

--Cet agent que Votre Majesté a nommé, il y a un an, intendant à ma recommandation, habite la ville de Montejasi, qui devait naturellement se trouver sur la route de nos aventuriers. Je lui écrivis que Son Altesse royale le duc de Calabre, décidé à tenter un coup désespéré pour reconquérir le royaume de son père, venait de s'embarquer pour la Calabre avec le duc de Saxe, son connétable et son grand écuyer, et que je le priais de veiller à leur sûreté en sujet fidèle, dans le cas où il croirait que leur projet ne dût pas réussir, mais aussi de les seconder de tout son pouvoir dans le cas où il aurait la moindre chance de réussite. Il était invité à transmettre le secret de cette expédition aux amis dont il serait sûr. J'avais le briquet et le caillou: j'attendis l'étincelle.

--Le caillou se nommait de Cesare, je le sais déjà; mais comment se nommait le briquet?

--Buonafede Gironda, sire.

--Il ne faut oublier aucun de ces noms, mon éminentissime; car je sais que, si un jour j'ai à punir, j'aurai aussi à récompenser.

--Ce que j'avais prévu est arrivé. Les sept jeunes gens passèrent par la ville de Montejasi, chef-lieu du district de notre intendant; ils descendirent à une mauvaise auberge, sur le balcon de laquelle ils vinrent prendre l'air après avoir dîné. Le préfet était déjà prévenu de leur présence, et le nombre sept lui fit immédiatement naître dans l'esprit l'idée que ces sept personnages pourraient bien être monseigneur le duc de Calabre, le duc de Saxe, le connétable Colonna, le grand écuyer Boccheciampe et leur suite. D'un autre côté, un bruit tout opposé s'était répandu dans la ville: on disait que les sept jeunes gens étaient des agents jacobins qui venaient démocratiser la province. Or, la province étant peu démocrate, quatre ou cinq cents personnes, déjà réunies sur la place, s'apprêtaient à faire un mauvais parti à nos voyageurs, lorsque arriva le préfet Buonafede Gironda, c'est-à-dire mon homme, lequel écouta les bruits qui circulaient et répondit que c'était à lui, la première autorité du pays, de s'assurer de l'identité des gens qui traversaient le chef-lieu de son district; qu'en conséquence, il allait se rendre près des étrangers et procéderait à leur interrogatoire; les Montéjasiens sauraient donc dans dix minutes à quoi s'en tenir.

»Les jeunes gens avaient quitté le balcon et refermé la fenêtre, car il ne leur était point difficile de voir que quelque chose d'inconnu soulevait contre eux un orage qui ne tarderait point à éclater, lorsqu'on leur annonça la visite de l'intendant. Cette annonce, au lieu de la calmer, redoubla leur inquiétude. Il paraît que, dans toutes les circonstances épineuses, c'était de Cesare qui portait la parole; il se prépara donc à demander au préfet la cause des mauvaises intentions des habitants de Montejasi à son égard, lorsque celui-ci entra et se trouva face à face avec lui.

»A la vue de Cesare, tous les soupçons de Buonafede furent confirmés. Il était évident que les sept voyageurs étaient ceux que je lui avais recommandés et qu'il se trouvait en face du prince héréditaire.

»Aussi ce cri s'échappa-t-il de sa bouche:

»--Le prince royal! Son Altesse le duc de Calabre!

»De Cesare tressaillit. Cette circonstance inattendue et incroyable que je lui avais prédite et dont je l'avais invité à profiter, c'était à n'en point douter, celle dans laquelle il se trouvait; cette fortune inespérée, inouïe à laquelle il n'avait pas osé penser dans ses rêves, elle venait au-devant de lui, elle allait passer à portée de sa main, il n'avait qu'à la saisir aux cheveux.

»Il regarda ses compagnons, cherchant dans leur regard un signe approbateur, et, encouragé par ce signe, il fit pour toute réponse un pas au-devant de l'intendant, et, avec une dignité suprême, lui donna sa main à baiser.

--Mais savez-vous, mon éminentissime, que c'est un homme très-fort que votre de Cesare? fit le roi.

--Attendez donc, sire!... L'intendant, en se relevant, demanda à être présenté au duc de Saxe, au connétable Colonna et au grand écuyer Boccheciampe; lui-même indiquait au faux prince royal les noms dont il devait nommer ses compagnons et les titres dont il devait les qualifier. Mais les hurlements de la multitude ne donnèrent pas le temps à la présentation de s'achever. Trois ou quatre pierres brisèrent les vitres et vinrent tomber aux pieds des princes et de l'intendant, qui ouvrit la fenêtre, prit de Cesare par la main, et, le montrant à la population ébahie de voir la bonne intelligence qui régnait entre l'intendant royal et les envoyés jacobins, il cria d'une voix qui domina le tumulte: «Vive le roi Ferdinand! vive notre prince héréditaire François!» Vous jugez, sire, de l'effet que firent sur la foule cette apparition et ce cri. Quelques Montéjasiens qui avaient été à Naples et qui y avaient vu le duc de Calabre, le reconnurent ou crurent le reconnaître. Un immense cri de «Vive le roi! vive le prince héréditaire!» répondit au cri de l'intendant. De Cesare salua, fort princièrement à ce qu'il paraît. Au milieu des hourras qui se continuaient avec fureur, deux ou trois voix crièrent: «A la cathédrale! à la cathédrale!» Rien ne réjouit le peuple comme un Te Deum. Aussi la foule répéta-t-elle d'une seule voix: «A la cathédrale! à la cathédrale!» Dix messagers se détachèrent et allèrent prévenir l'archevêque de se préparer à chanter un Te Deum. Enfin, au milieu d'un concours de peuple immense, le faux prince se rendit à l'église, porté dans les bras de la multitude et accompagné de l'enthousiasme universel... Vous comprenez bien, sire, qu'une fois le Te Deum chanté, si quelques soupçons subsistaient encore, ces soupçons s'évanouirent. Qui pouvait douter du prince royal, quand Dieu lui-même l'avait reconnu et béni? Une si heureuse nouvelle se répandit dans les campagnes avec la rapidité de la foudre. Dans toutes les localités où elle parvint, on nomma des députés, qui, le lendemain, vinrent à Montejasi rendre hommage au faux prince. De Cesare les reçut avec sa dignité accoutumée, leur annonça qu'il venait de votre part pour reconquérir le royaume, et qu'il se confiait au courage et à la loyauté de ceux qui devaient être un jour ses sujets.

--Allons, allons! dit le roi, tout cela n'est point d'un homme ordinaire, et je vois que je n'avais pas trop fait pour lui en lui mettant sur le dos l'habit de lieutenant.

--Attendez, sire, répliqua Ruffo, car le meilleur me reste à vous raconter. Dans la journée, le bruit arriva à Montejasi que les princesses de France, qui voulaient se rendre à Trieste, repoussées par les vents contraires, venaient d'entrer dans le port de Brindisi. Il y avait un grand coup à risquer et qui fermerait la bouche aux plus sceptiques et aux plus incrédules: c'était d'aller faire une visite à Mesdames, de leur confier franchement la situation et de se faire reconnaître par elles. Elles aimaient assez le chef de leurs gardes et elles étaient assez dévouées à Leurs Majestés Siciliennes pour ne point hésiter un instant à charger leur conscience d'un mensonge qui pouvait servir à l'intérêt de la cause. Arrivé où il en était, de Cesare était décidé à pousser la chose jusqu'au bout. On partit le même soir pour Brindisi en annonçant que le prince royal allait faire une visite à ses respectables cousines Mesdames de France. Le lendemain, toute la ville de Brindisi savait l'arrivée du prince, et les autorités venaient le féliciter au palais de don Francesco Errico, à qui il avait fait l'honneur de descendre chez lui.

»Vers midi, au milieu d'un concours immense de peuple, nos sept jeunes gens s'acheminèrent vers le port, marchant derrière le prince royal et lui rendant tous les honneurs dus à son rang. Les princesses étaient à bord de leur felouque et n'avaient pas voulu débarquer.

»En voyant leurs sept gardes du corps, elles manifestèrent une grande joie, et de Cesare, ayant demandé à les entretenir en particulier, descendit près d'elles, tandis que ses six compagnons restaient sur le pont avec M. de Châtillon leur ancienne connaissance.

»Les vieilles princesses avaient appris la présence du prince héréditaire en Calabre; mais elles étaient loin de s'attendre que ce prince héréditaire ne fût autre que de Cesare. Celui-ci leur raconta les événements tels qu'ils s'étaient passés et leur demanda s'il devait ou non leur donner suite.

»Leur avis fut qu'il fallait profiter de la bonne chance que lui offrait le destin, et, sur l'observation que de Cesare leur fit que Votre Majesté trouverait peut-être mauvais qu'il se fît passer pour le prince héréditaire, et le prince héréditaire qu'il se fît passer pour lui, elles s'engagèrent à arranger la chose avec Votre Majesté et le duc de Calabre.

»De Cesare, au comble de la joie, demanda alors aux vieilles princesses une preuve d'estime qui pût confirmer aux yeux du public leur parenté. Leurs Altesses royales y consentirent, remontèrent avec lui sur le pont, lui donnèrent leurs mains à baiser, et reconduisirent l'illustre visiteur jusqu'à l'escalier de leur felouque. Là, de Cesare eut l'honneur de les embrasser toutes les deux.

--Mais vous savez, mon éminentissime, que c'est le brave des braves; votre de Cesare! dit le roi.

--Oui, sire, et la preuve, c'est que ses compagnons, n'osant poursuivre l'aventure, l'ont abandonné avec Boccheciampe, et se sont embarqués pour Corfou.

--De sorte que...?

--De sorte que de Cesare et Boccheciampe, c'est-à-dire le prince François et son grand écuyer sont à Tarente avec trois ou quatre cents hommes, et que toute la terre de Bari est soulevée en leur nom et au vôtre.

--Voilà de riches nouvelles, mon éminentissime! Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'en profiter?

--Si fait, sire, et c'est pour cela que me voici.

--Et vous êtes le bienvenu, comme toujours.... Voyons, si philosophe que je sois, je ne serais point fâché de chasser les Français de Naples et de faire pendre quelques jacobins sur la place du Mercato-Vecchio. Qu'y a-t-il à faire, mon cher cardinal, pour arriver à cela?... Entends-tu, Jupiter, nous allons pendre des jacobins. Eh! eh! ce sera drôle.

--Ce qu'il y a à faire pour arriver à cela? demanda Ruffo.

--Oui, je désire le savoir.

--Eh bien, sire, il y a à me laisser achever ce que j'ai commencé: voilà tout.

--Achevez, mon éminentissime, achevez.

--Mais seul, sire!

--Comment, seul?

--Oui, c'est-à-dire sans le concours d'aucun Mack, d'aucun Pallavicini, d'aucun Maliterno, d'aucun Romana.

--Comment! tu veux reconquérir Naples seul?

--Oui, seul, avec de Cesare pour lieutenant, et mes bon Calabrais pour armée. Je suis né parmi eux, ils me connaissent; mon nom ou plutôt celui de mes aïeux est en vénération dans les chaumières les plus écartées. Dites seulement oui, donnez-moi les pouvoirs nécessaires, et, avant trois mois, je suis avec soixante mille hommes aux portes de Naples.

--Et, comment les réuniras-tu, tes soixante mille hommes?

--En prêchant la guerre sainte, en élevant le crucifix de la main gauche, l'épée de la main droite, en menaçant et en bénissant. Ce qu'on fait les Fra-Diavolo, les Mammone, les Pronio, dans les Abruzzes, dans la Campanie et dans la Terre de Labour, je le ferai bien, Dieu aidant, en Calabre et dans la Basilicate.

--Mais des armes?

--Nous n'en manquerons point, dussions-nous n'avoir que celles des jacobins qu'on enverra pour nous combattre. D'ailleurs, chaque Calabrais n'a-t-il pas un fusil?

--Mais de l'argent?

--J'en trouverai dans les caisses des provinces. Il ne me faut pour tout cela que l'agrément de Votre Majesté.

--Mon agrément? Vive saint Janvier!... Non pas, je me trompe, saint Janvier est un renégat.--Mon agrément, tu l'as. Quand te mets-tu en campagne?

--Dès aujourd'hui, sire. Mais vous savez mes conditions?

--Seul, sans armes et sans argent, n'est-ce point cela?

--Oui, sire. Me trouvez-vous trop exigeant?

--Non, pardieu!

--Mais seul, avec tout pouvoir: je serai votre vicaire général, votre alter ego.

--Tu seras tout cela, et, aujourd'hui même, en plein conseil, je déclare que telle est ma volonté.

--Alors, tout est perdu.

--Comment, tout est perdu?

--Sans doute. Au conseil, je n'ai que des ennemis. La reine ne m'aime pas, M. Acton me déteste, milord Nelson m'exècre, le prince de Castelcicala m'abhorre. Quand bien même les autres ministres me soutiendraient, voilà une majorité toute faite contre moi... Non, sire, pas ainsi.

--Comment, alors?

--Sans conseil d'État, sans autre volonté que celle du roi, sans autre aide que celle de Dieu. Ai-je besoin de quelqu'un pour faire ce que j'ai fait jusqu'à présent? Pas plus que je n'en aurai besoin pour ce qui me reste à faire. Ne disons pas un mot de notre plan; gardons le secret. Je pars sans bruit pour Messine avec mon secrétaire et mon chapelain, je traverse le détroit; et, là seulement je déclare aux Calabrais ce que je viens faire en Calabre. Le conseil d'État alors se réunira sans Votre Majesté ou avec Votre Majesté; mais il sera trop tard. Je me moquerai du conseil d'État. Je marcherai sur Cosenza, j'ordonnerai à de Cesare de faire sa jonction avec moi, et, dans trois mois comme je l'ai dit à Votre Majesté, je serai sous les murs de Naples.

--- Si tu fais cela, Fabrizio, je te nomme premier ministre à vie et je reprends à mon imbécile de François le titre de duc de Calabre pour te le donner.

--Si je fais cela, sire, vous ferez ce que font les rois pour lesquels on se dévoue: vous vous hâterez d'oublier. Il y a des services si grands, que l'on ne peut les payer que par l'ingratitude, et celui que je vous aurai rendu sera de ceux-là. Mais mon but va plus loin que la richesse, plus haut que les honneurs. Je suis ambitieux de gloire et de renommée, sire: je veux être à la fois dans l'histoire Monk et Richelieu.

--Et je t'y aiderai de tout mon pouvoir, quoique je ne sache pas trop ce qu'ils sont ou plutôt ce qu'ils étaient. Quand dis-tu que tu veux partir?

--Aujourd'hui, si Votre Majesté y consent.

--Comment, si j'y consens? Tu es bon! Je t'y pousse, je t'y pousse des pieds et des mains. Mais tu ne penses pas, cependant, partir sans argent?

--J'ai un millier de ducats, sire.

--Et, moi, je dois en avoir deux ou trois mille dans mon secrétaire.

--C'est tout ce qu'il me faut.

--Attends donc... Mon nouveau ministre des finances, le prince Luzzi, m'a prévenu hier que le marquis Francesco Taccone était arrivé à Messine avec cinq cent mille ducats, qu'il a touchés chez Backer en échange de billets de banque. En voilà que je vous recommande, les Backer, mon éminentissime; quand nous serons rentrés à Naples, et que vous serez premier ministre, nous les ferons ministres des finances.

--Oui, sire. Mais revenons à nos cinq mille ducats.

--Eh bien, attends: je vais te signer l'ordre de les prendre à Taccone. Ce sera ta caisse militaire.

Le cardinal se mit à rire.

--Pourquoi ris-tu? demanda le roi.

--Je ris de ce que Votre Majesté ne sait pas que cinq cent mille ducats qui voyagent de Naples en Sicile se perdent toujours en route.

--C'est possible. Mais, au moins, Danero, le général Danero, le gouverneur de la place de Messine, mettra à ta disposition les armes et les munitions nécessaires à la petite troupe avec laquelle tu te mettras en marche.

--Pas plus que le trésorier Taccone ne me remettra les cinq cent mille ducats. N'importe, sire: remettez-moi ces deux ordres. Si Taccone me donne l'argent et Danero les armes, tant mieux; s'ils ne me les donnent pas, je me passerai d'eux.

Le roi prit deux papiers, écrivit et signa les deux ordres.

Pendant ce temps, le cardinal tirait un troisième papier de sa poche, le dépliait et le glissait sous les yeux du roi.

--Qu'est-ce que cela? demanda le roi.

--C'est mon diplôme de vicaire général et d'alter ego.

--Que tu as rédigé toi-même?

--Pour ne pas perdre de temps, sire.

--Et, comme je ne veux pas te retarder...

Le roi posa la main au-dessous de la dernière ligne.

Le cardinal l'arrêta au moment où il allait signer.

--Lisez d'abord, sire, fit le cardinal.

--Je lirai après, dit le roi.

Et il signa.

Ceux de nos lecteurs qui craindront de perdre leur temps à la lecture d'une pièce diplomatique des plus curieuses, mais qui n'est, au bout du compte, qu'une pièce diplomatique inconnue jusqu'aujourd'hui, peuvent passer le chapitre suivant; mais ceux qui cherchent dans un livre historique autre chose qu'une simple distraction ou un frivole amusement, nous sauront gré, nous en sommes sûr, d'avoir tiré ce document des tiroirs secrets de Ferdinand, où il était enseveli depuis soixante ans, et de lui faire voir le jour pour la première fois.



CVII

DIPLOME DU CARDINAL RUFFO

«Cardinal Ruffo;

»La nécessité d'arriver le plus promptement possible, et par les moyens les plus efficaces, au salut des provinces du royaume de Naples et de les préserver des nombreuses intrigues que les ennemis de la religion, de la couronne et de l'ordre ourdissent pour les entraîner dans la rébellion, me détermine à commettre au talent, au zèle et à l'attachement de Votre Éminence le soin grave et l'importante mission de la défense de cette partie du royaume encore pure des désordres de tout genre et de la ruine qui menace le royaume dans cette terrible crise.

»Je charge, par conséquent, Votre Éminence de se porter en Calabre, cette province de notre royaume étant celle que nous chérissons le plus particulièrement, et dans laquelle il est le plus facile d'organiser la défense et de combiner les opérations à l'aide desquelles on peut arrêter la marche de l'ennemi commun et sauvegarder l'un et l'autre littoral de toute tentative soit d'hostilité, soit de séduction, qui pourrait être essayée, par les malintentionnés de la capitale ou du reste de l'Italie.

»Les Calabres, la Basilicate, les provinces de Lecce, Barri et Salerne seront l'objet de mes soins les plus empressés et les plus énergiques.

»Tous les moyens de salut que Votre Éminence croira pouvoir employer, au nom de l'attachement à la religion, du désir de sauver la propriété, la vie et l'honneur des familles, les récompenses à accorder à ceux qui se distingueront dans l'oeuvre de restauration que vous allez entreprendre, seront adoptées par moi sans discussion, sans limite, ainsi que les châtiments les plus sévères que vous croirez devoir appliquer aux rebelles. Enfin, quelque ressource à laquelle, dans l'extrémité où nous nous trouvons, Votre Éminence croira devoir recourir et qu'elle jugera capable d'exciter les habitants à une juste défense, elle devra l'employer; mais c'est surtout le feu de l'enthousiasme dirigé dans la bonne voie qui nous paraît le plus apte à lutter contre les nouveaux principes et à les renverser. Ces principes régicides et désorganisateurs des sociétés sont plus puissants que vous ne le croyez peut-être; car ils flattent l'ambition des uns et la cupidité des autres, et la vanité et l'amour-propre de tous, en faisant naître dans les coeurs les plus vulgaires ces trompeuses espérances que répandent les fauteurs des opinions modernes et des manéges révolutionnaires, manéges qui, partout où ils ont été employés, opinions qui, partout où elles ont triomphé, ont fait le malheur de l'État, comme on peut le voir en jetant les yeux sur la France et l'Italie.

»A cet effet, pour remédier à toutes nos misères par de promptes mesures destinées à reconquérir nos provinces envahies, ainsi que cette insolente capitale qui leur donne l'exemple du désordre, j'autorise Votre Éminence à exercer la charge de commissaire général dans la première province où se manifestera le besoin de sa mission, celle de vicaire général du royaume lorsqu'elle se trouvera en possession de tout ou partie de ce royaume, à la tête des forces actives qu'elle va recevoir, avec le droit de faire en notre nom toute proclamation qu'elle croira utile au bien de la cause.

»Je donne, en outre, à Votre Éminence, comme mon alter ego, le droit de changer tout préside, de révoquer tout administrateur, tout président de tribunal, tout employé supérieur ou inférieur de l'administration politique ou civile; comme aussi de suspendre, d'éloigner, de faire arrêter tout employé militaire, s'il croit avoir des raisons d'user de cette rigueur, et d'employer intérimairement ceux auxquels il aura confiance et qu'il chargera des postes vacants, jusqu'à ce que j'aie approuvé leur nomination, sur la demande qui m'en sera faite, et cela, afin que tous ceux qui dépendent de mon gouvernement reconnaissent dans Votre Éminence mon agent suprême et agissent activement, sans retard ni opposition, et cela, ainsi qu'il convient et est indispensable aux heures critiques et difficiles où nous nous trouvons.

»Cette charge de commissaire général et de vicaire du royaume sera, par Votre Éminence, appliquée et exercée comme elle l'entendra, attendu que, grâce à cette faculté d'alter ego que je lui concède de la façon et selon le mode le plus étendu, j'entends qu'elle fasse valoir et respecter mon autorité souveraine, et que, par son emploi, elle préserve mon royaume de dommages ultérieurs, ceux qu'il a subis jusqu'aujourd'hui étant déjà trop grands.

»Elle devra, en conséquence, procéder avec la plus grande sévérité et la plus rigoureuse justice, soit pour se faire obéir, selon que l'exigera la nécessité du moment, soit pour donner les bons exemples et faire disparaître les mauvais, soit enfin pour faire avorter la semence ou arracher les racines de cette mauvaise plante de la liberté, qui a si facilement germé et poussé aux endroits où mon autorité est méconnue, afin que le mal déjà fait soit réparé et que nous ne marchions pas à un mal plus grand et à de nouveaux malheurs.

»Toutes les caisses de royaume, sous quelque dénomination qu'elles soient classées, relèveront de Votre Éminence et obéiront à ses ordres. Elle veillera à ce que l'on ne fasse parvenir aucune somme à la capitale tant que celle-ci se trouvera dans l'état d'anarchie où elle est maintenant. L'argent desdites caisses sera, par Votre Éminence, employé, pour le bien et le besoin des provinces, au payement nécessaire au gouvernement civil et aux moyens de défense que nous devons improviser, ainsi qu'à la solde de nos défenseurs.

»Il me sera donné un état régulier de ce que Votre Éminence aura fait et comptera faire, afin que, sur les choses faites et à faire, je puisse vous notifier mes résolutions et transmettre mes ordres.

»Votre Éminence choisira deux ou trois assesseurs probes et dignes de sa confiance, choisis dans la magistrature, pour rendre leurs jugements dans les causes graves, qui, pour appel, dans les temps ordinaires, s'envoient au tribunal de la capitale. Ils remplaceront les tribunaux de Naples, afin que les affaires ne traînent pas en longueur. Pour ces emplois, Votre Éminence pourra se servir des magistrats provinciaux, les autorisant à prononcer en même temps sur toute autre cause qu'il lui plaira de leur soumettre, ainsi que sur les appels qui seraient portés devant eux, et elle s'assurera, en destituant lesdits magistrats, à l'occasion, que la plus stricte justice sera rendue dans les provinces qu'elle administrera en mon nom.

»Par les différents papiers que je remets à Votre Éminence, elle s'assurera que, dans la persuasion que la nombreuse armée que j'entretenais dans mon royaume, armée par laquelle j'ai été si mal servi, n'est point encore entièrement dispersée; j'avais donné l'ordre que ses restes se portassent à Palerme et jusque dans les Calabres, dans le but de défendre ces provinces et de maintenir leurs communications avec la Sicile. Dans les circonstances où nous sommes, quels que soient les commandants qui, sur son chemin, se présenteront à Votre Éminence avec ces débris de troupes, ces commandants devront marcher d'accord avec Votre Éminence, quelle que soit la position qui leur ait été créée par mes ordonnances précédentes. Quant au général de la Salandra ou tout autre général qui se réunirait à Votre Éminence avec ces mêmes troupes, ils suivront les prescriptions nouvelles qui leur sont données. Votre Éminence les leur notifiera, et, aussitôt que je serai prévenu de cette notification, j'expédierai les commissions ultérieures que Votre Éminence réclamera de moi.

»Relativement à la force militaire, et nous devons supposer raisonnablement qu'il n'en reste plus de régulière, Votre Éminence, et c'est là le but principal de sa commission, aura soin de la créer ou réorganiser par tous les moyens, et l'on tâchera, puisque, cette fois, elle combattra sur le sol de la patrie, bien que cette force ne puisse être composée que de soldats fugitifs et déserteurs, on tâchera de leur rendre ou de leur inspirer le courage qu'ont montré mes braves Calabrais dans les combats qu'ils viennent de soutenir contre l'ennemi. Il en sera ainsi des corps qui se formeront, composés des habitants des provinces que leur patriotisme et leur amour pour la religion porteront à prendre les armes et à défendre ma cause.

»Pour arriver à ce but, je ne prescris aucun moyen à Votre Éminence; je les laisse, au contraire, tous à son zèle, tant relativement au mode d'organisation que pour la distribution des récompenses de tout genre qu'elle croira devoir accorder. Si ces récompenses sont pécuniaires, elle pourra les distribuer elle-même; si ce sont des honneurs et des emplois, elle pourra temporairement accorder ces honneurs et distribuer ces emplois, et ce sera à moi de les ratifier; car toute haute faveur devra être soumise à ma ratification.

»Lorsque les troupes régulières que j'attends seront arrivées, on pourra en expédier une partie en Calabre, ou dans toute autre partie de la terre ferme, ainsi que toutes munitions et pièces d'artillerie que l'on pourra partager entre la Sicile et la Calabre.

»Votre Éminence choisira les employés militaires et politiques dont elle croira devoir s'entourer; elle établira pour eux des conditions provisoires, et placera chacun au poste qu'elle croira le mieux lui convenir.

»Pour les dépenses de Votre Éminence, il lui sera accordé la somme de quinze cents ducats (six mille francs par mois), somme que nous regardons comme indispensable à ses besoins; mais je lui accorde, en outre, toute somme ultérieure plus considérable qu'elle croira nécessaire à l'emploi de sa commission, surtout dans ses passages d'un lieu à un autre, sans que ce surcroît de dépense puisse en aucune façon peser sur mes peuples.

»Je lui concède, en outre, le maniement de l'argent qu'elle trouvera dans les caisses publiques et qui, par ses soins, rentrera. Elle en emploiera une partie à se procurer les nouvelles nécessaires, indispensables à sa sûreté, soit que ces nouvelles viennent de la capitale soit qu'elles viennent des mouvements de l'ennemi à l'extérieur; et, comme la capitale se trouve en ce moment dans le plus grand désordre, vu les nombreux partis opposés qui la déchirent, et dont le peuple est la victime, elle fera veiller par des hommes habiles et experts dans cet art, sur tout ce qui s'y passera et qui immédiatement de tout ce qui se passera l'informeront. C'est pour cet objet qu'elle n'épargnera pas l'argent lorsqu'elle pensera que la prodigalité doive porter ses fruits.

»Dans d'autres cas où de pareilles dépenses lui paraîtraient nécessaires, Votre Éminence pourra engager sa promesse et donner des sommes vis-à-vis des personnages qui pourraient rendre des services à l'État, à la religion et à la couronne.

»Je ne m'étends point sur les mesures de défense que j'attends d'elle au plus haut degré, et encore moins sur la manière dont elle devra réprimer les émeutes, les troubles intérieurs, les attroupements, les séductions et les manoeuvres des émissaires jacobins. Je laisse donc à Votre Éminence le soin de prendre les déterminations les plus promptes pour que justice soit faite de tous ces délits. Les présides, celui de Lecce spécialement, ceux de mes vassaux qui auront un coeur loyal, les évêques, les curés et tous les honnêtes ecclésiastiques, l'informeront de tous les besoins comme de toutes les ressources locales, et bien certainement ceux-ci seront aiguillonnés par l'ardente énergie et la puissante nécessité que commandent les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons.

»J'attends de l'empereur d'Autriche des secours de tout genre; le Turc m'en promet également; la Russie a pris vis-à-vis de moi les mêmes engagements, et déjà les escadres de cette dernière puissance, rapprochées de notre littoral, sont prêtes à nous secourir.

»J'en avise Votre Éminence, afin que, dans l'occasion, elle puisse s'appuyer d'elles, et même faire descendre une partie de ses troupes dans la province, au cas où leur secours lui deviendrait nécessaire; comme aussi je l'autorise à réclamer de ces escadres toutes les ressources que la nature de l'opération lui feront considérer comme utiles à sa défense.

»Je la préviens aujourd'hui, et vaguement encore, qu'elle peut trouver asile et secours chez mes alliés; mais, d'ici, je lui ferai passer des instructions ultérieures qui assureront dans l'avenir un concours plus efficace. Il en sera de même de l'escadre anglaise, pour laquelle je lui transmettrai mes nouvelles instructions, et qui, naviguant sur les côtes de Sicile et de Calabre, veillera à leur sûreté.

»Il sera établi par Votre Éminence de sûrs moyens de me faire passer et de recevoir de moi deux fois la semaine des nouvelles concernant les affaires importantes de sa mission. Je regarde comme indispensable à la défense du royaume que nos courriers se succèdent souvent et dans des délais opportuns.

»Enfin, je me confie à son attachement, à ses lumières, et je suis certain qu'elle répondra à cette haute confiance que je mets dans son attachement à ma cause et à son dévouement pour moi.

»FERDINAND B.
»Palerme, 25 janvier 1799.»



CVIII

LE PREMIER PAS VERS NAPLES

Tout était disposé, on le voit, non-seulement avec la sage ordonnance de l'homme de guerre, mais encore avec la méticuleuse prévoyance de l'homme d'Église.

Ferdinand était émerveillé.

Généraux, officiers, soldats, ministres l'avaient trahi. Ceux dont c'était l'état de porter l'épée au côté, ou n'avaient pas tiré l'épée, ou l'avaient rendue à l'ennemi; ceux dont c'était l'état de savoir les nouvelles et d'en profiter ne les avaient pas sues, ou, les sachant, n'en profitaient point; les conseillers, dont c'était l'état de donner des conseils, n'avaient point trouvé de conseils à donner; le roi, enfin, avait inutilement demandé à ceux chez lesquels il devait s'attendre à les trouver, le courage, la fidélité, l'intelligence et le dévouement.

Et voici qu'il trouvait tout cela, non pas dans un de ceux qu'il avait comblés de faveurs, mais dans l'homme d'Église qui pouvait se renfermer dans la limite des devoirs d'un homme d'Église, c'est-à-dire se borner à lire son bréviaire et à donner sa bénédiction.

Cet homme d'Église avait tout prévu. Il avait organisé la révolte comme un homme politique; il s'était mis au courant des nouvelles comme un ministre de la police; il avait préparé la guerre comme un général; et, en même temps que Mack laissait tomber son épée aux pieds de Championnet, il tirait le glaive de la guerre-sainte, et, sans munitions, il offrait de marcher à la conquête de Naples en montrant le labarum de Constantin et en criant: In hoc signo vinces!

Étrange pays, société étrange, où c'étaient les voleurs de grand chemin qui défendaient le royaume et où, ce royaume une fois perdu, c'était un prêtre qui allait le reconquérir!

Cette fois, par hasard, Ferdinand sut conserver un secret et tenir sa promesse. Il donna au cardinal les deux mille ducats promis, qui, joints aux mille qu'il avait, lui complétèrent une somme de douze mille cinq cents francs de notre monnaie.

Le jour même où les provisions du cardinal avaient été signées, c'est-à-dire le 27 janvier,--le diplôme, nous ignorons pour quelle cause, fut antidaté de deux jours,--le cardinal prit congé du roi sous prétexte de faire un voyage à Messine et se mit immédiatement en voyage, faisant la route tantôt par mer, tantôt par terre, selon que les moyens lui étaient offerts d'aller en avant.

Il mit quatre jours à faire le voyage, et arriva à Messine dans l'après-midi du 31 janvier.

Il se mit aussitôt à la recherche du marquis Taccone, qui, par l'ordre du roi, devait lui remettre les deux millions qu'il rapportait de Naples; seulement, comme il l'avait prévu, on trouva le marquis, mais les millions furent introuvables.

A la sommation du cardinal, le marquis Taccone répondit qu'avant son départ de Naples, il avait, par l'ordre du général Acton, remis au prince Pignatelli toutes les sommes qu'il avait entre les mains. En vertu de son mandat, le cardinal le somma alors de lui donner le compte de sa situation, ou plutôt l'état de sa caisse. Mais, poussé au pied du mur, le marquis répondit qu'il lui était impossible de rendre des comptes lorsque les registres et tous les papiers de la trésorerie étaient restés à Naples. Le cardinal, qui avait prévu ce qui arrivait, et qui l'avait prédit au roi, se tourna du côté du général Danero, pensant qu'à tout prendre les armes et les munitions lui étaient plus nécessaires encore que l'argent. Mais le général Danero, sous le prétexte que ce n'était pas la peine de donner au cardinal des armes qui ne pouvaient manquer de tomber entre les mains de l'ennemi, les lui refusa, malgré les ordres formels du roi.

Le cardinal écrivit à Palerme pour se plaindre au roi, Danero écrivit, Taccone écrivit, chacun accusant les autres et essayant de se disculper.

Le cardinal, pour en avoir le coeur net, résolut d'attendre à Messine la réponse du roi. Elle lui arriva le sixième jour, apportée par le marquis Malaspina.

Le roi se plaignait fort mélancoliquement de n'être servi que par des voleurs et des traîtres. Il invitait le cardinal à faire la guerre et à tenter l'expédition avec les seules ressources de son génie; et il lui envoyait, en le priant de lui donner le poste de son aide de camp, le marquis Malaspina.

Il était clair comme le jour que, dans son habitude de douter de tout le monde, Ferdinand commençait à douter de Ruffo comme des autres, et lui envoyait un surveillant.

Par bonheur, ce surveillant était mal choisi: le marquis Malaspina était avant tout un homme d'opposition. Le cardinal, en recevant la lettre du roi, sourit et le regarda.

--Il va sans dire, monsieur le marquis, que la recommandation du roi est un ordre, dit-il; quoique ce soit une singulière position pour un homme d'épée comme vous d'être l'aide de camp d'un homme d'Église. Mais sans doute, continua-t-il, Sa Majesté vous a fait quelque recommandation particulière qui rehausse votre position près de moi?

--Oui, Votre Éminence, répondit Malaspina. Elle m'a promis une brillante rentrée dans ses bonnes grâces si je voulais la tenir, dans une correspondance particulière, au courant de vos faits et gestes. Il paraît qu'elle a plus de confiance en moi comme espion que comme chasseur.

--Vous avez donc le malheur, monsieur le marquis, d'être dans la disgrâce de Sa Majesté?

--Il y a trois semaines, Éminence, que je ne fais plus partie de son jeu.

--Et quel crime avez-vous commis, continua le cardinal, pour subir une pareille punition?

--Un impardonnable, Éminence.

--Confessez-le-moi, continua le cardinal en riant; j'ai les pouvoirs de Rome.

--J'ai atteint un sanglier au ventre, au lieu de l'atteindre au défaut de l'épaule.

--Marquis, répondit le cardinal, mes pouvoirs ne sont pas assez étendus pour remettre un pareil crime; mais, de même que le roi vous a recommandé à moi, je puis vous recommander au grand pénitencier de Saint-Pierre.

Puis, gravement et lui tendant la main:

--Trêve de plaisanteries, dit le cardinal. Je ne vous demande, monsieur le marquis, ni d'être pour le roi, ni d'être pour moi. Je vous dis: Voulez-vous, en franc et loyal Napolitain, être pour le pays?

--Éminence, dit Malaspina, touché, tout sceptique qu'il était, de cette franchise et de cette loyauté, j'ai pris l'engagement vis-à-vis du roi de lui écrire une fois par semaine: je lui obéirai; mais, sur mon honneur, pas une lettre ne partira que vous ne l'ayez lue.

--Inutile, monsieur le marquis. Je tâcherai de me conduire de façon que vous puissiez exercer votre mission en conscience et tout dire à Sa Majesté.

Et, comme on venait de lui annoncer que le conseiller don Angelo de Fiore était arrivé de la Calabre, il donna l'ordre de le faire entrer à l'instant même.

Le marquis voulut se retirer; le cardinal le retint.

--Pardon, marquis, lui dit-il, vous entrez en fonctions. Soyez donc assez bon pour rester.

On introduisit le conseiller don Angelo de Fiore.

C'était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, dont les traits durs et rudement accentués, dont l'oeil sinistre et habitué à voir le mal partout contrastaient avec le doux nom.

Il arrivait, comme nous l'avons dit, de la Calabre et venait annoncer que Palmi, Bagnara, Scylla et Reggio étaient en train de se démocratiser. Il invitait donc le cardinal à débarquer le plus tôt possible, le débarquement devenant une folie du moment que ces villes seraient démocratisées; et déjà, affirmait le conseiller, il n'y avait que trop de temps perdu pour ramener au roi les coeurs chancelants.

Le cardinal regarda Malaspina.

--Que pensez-vous de cela, monsieur mon aide de camp? lui demanda-t-il.

--Mais, dit Malaspina, qu'il n'y a pas un instant à perdre et qu'il faut débarquer à l'instant même.

--C'est aussi mon avis, dit le cardinal.

Seulement, comme il était déjà trop tard pour partir le jour même, on remit au lendemain matin le passage du détroit.

Le lendemain, 8 février 1799, le cardinal s'embarqua, en conséquence, à six heures du matin, à Messine, et, une heure après, il débarquait sur la plage de Catona, en face de Messine, c'est-à-dire au point même que l'on désignait, lorsque la Calabre était la grande Grèce, sous le nom de Columna Regina.

Toute sa suite consistait dans le marquis Malaspina, lieutenant du roi, l'abbé Lorenzo Spazzoni, son secrétaire, don Annibal Caporoni, son chapelain, ces deux derniers sexagénaires, et don Carlo Occara de Caserte, son valet de chambre.

Il emportait avec lui une bannière sur laquelle, d'un côté, étaient brodées les armes royales, de l'autre, une croix, avec cette légende des conquêtes religieuses, légende déjà citée par nous:

In hoc signo vinces.

Don Angelo de Fiore l'avait précédé de la veille et l'attendait au lieu du débarquement avec trois cents hommes, la plupart vassaux des Ruffo de Scylla et des Ruffo de Bagnara, frères et cousins du cardinal.

Scipion tomba en touchant la terre d'Afrique, et, se relevant sur un genou, dit: «Cette terre est à moi.»

Ruffo en mettant pied à terre sur la plage de Catona, leva les mains au ciel et dit: «Calabre, reçois-moi comme un fils.»

Des cris de joie, des acclamations d'enthousiasme accueillirent cette prière d'un des plus célèbres enfants de ce rude Brutium qui, du temps des Romains, servait d'asile aux esclaves fugitifs.

Le cardinal, à la tête de ses trois cents hommes, auxquels il fit une courte harangue, alla prendre son logement chez son frère, le duc de Baranella, dont la villa était située dans le plus beau site de ce magnifique détroit. Aussitôt, sous la garde de ses trois cents hommes, le cardinal déploya la bannière royale sur le balcon, au bas duquel bivaquait la petite troupe, noyau de l'armée à venir.

De cette première étape, le cardinal écrivit et expédia une encyclique aux évêques, aux curés, au clergé, à toute la population non-seulement des Calabres, mais de tout le royaume.

Dans cette encyclique, le cardinal disait:

«Au moment où la Révolution procède en France par le régicide, par la proscription, par l'athéisme, par les menaces contre les prêtres, par le pillage des églises, par la profanation des lieux saints; quand la même chose vient de s'accomplir à Rome par le sacrilége attentat commis sur le vicaire de Jésus-Christ; quand le contre-coup de cette révolution se fait ressentir à Naples par la trahison de l'armée, l'oubli de l'obéissance chez les sujets, la rébellion dans la capitale et les provinces, il est du devoir de tout honnête citoyen de défendre la religion, le roi, la patrie, l'honneur de la famille, la propriété, et cette oeuvre sainte, cette mission sacrée est surtout celle dans laquelle les hommes de Dieu doivent donner l'exemple!»

En conséquence, il exposait dans quel but il venait de quitter la Sicile, et dans quelle espérance il marchait sur Naples et donnait pour point de réunion à tous les hommes de la montagne et de la plaine qui répondraient à son appel: aux hommes de la montagne, Palmi; aux hommes de la plaine, Mileto.

Les Calabrais de la plaine et de la montagne étaient donc invités à prendre les armes et à se trouver au rendez-vous assigné.

Son encyclique écrite, copiée à vingt-cinq ou trente exemplaires, faute d'imprimeur, expédiée par des courriers aux quatre points cardinaux, le vicaire général se mit au balcon pour respirer et jouir du magnifique coup d'oeil qui se déroulait devant ses yeux.

Mais, quoiqu'il y eût, dans le cercle de l'horizon que son regard embrassait, des objets d'une bien autre importance, son regard s'arrêta malgré lui sur une petite chaloupe doublant la pointe du Phare et montée par trois hommes.

Deux hommes placés à l'avant s'occupaient de la manoeuvre d'une petite voile latine, dont un troisième, placé à l'arrière, tenait l'écoute de la main droite, tandis que, de la gauche, il s'appuyait sur le gouvernail.

Plus le cardinal regardait ce dernier, plus il croyait le reconnaître. Enfin, la barque avançant toujours, il ne conserva plus aucun doute.

Cet homme, c'était l'amiral Caracciolo, qui, en vertu de son congé, retournait à Naples, et, presque en même temps que Ruffo, mais dans un but tout différent et dans un esprit tout opposé, débarquait en Calabre.

En calculant la diagonale que suivait la barque, il était évident quelle devait atterrir devant la villa.

Le cardinal descendit pour se trouver au point du débarquement, et offrir la main à l'amiral au moment où il mettrait pied à terre.

Et, en effet, au moment où Caracciolo sautait de la barque sur la plage, il y trouva le cardinal prêt à le recevoir.

L'amiral jeta un cri de surprise. Il avait quitté Palerme le jour même où sa démission avait été acceptée, et, dans cette même barque avec laquelle il arrivait, il avait suivi le littoral, relâchant chaque soir et se remettant en route chaque matin, allant à la voile quand il y avait du vent et que ce vent était bon, à la rame quand il n'y avait point de vent ou qu'on ne pouvait pas l'utiliser.

Il ignorait donc l'expédition du cardinal, et, en voyant un rassemblement d'hommes armés, reconnaissant la bannière royale, il avait dirigé sa barque vers ce rassemblement et cette bannière, pour avoir l'explication de cette énigme.

Il n'y avait pas grande sympathie entre François Caracciolo et le cardinal Ruffo. Ces deux hommes étaient trop différents d'esprit, d'opinions, de sentiments, pour être amis. Mais Ruffo estimait le caractère de l'amiral, et l'amiral estimait le génie de Ruffo.

Tous deux, on le sait déjà, représentaient deux des plus puissantes familles de Naples, ou plutôt du royaume.

Ils s'abordèrent donc avec cette considération que ne peuvent se refuser deux hommes supérieurs, et tous deux le sourire sur les lèvres.

--Venez-vous vous joindre à moi, prince? demanda le cardinal.

--Cela se pourrait, Votre Éminence, et ce serait un grand honneur pour moi de voyager dans votre compagnie, répondit Caracciolo, si j'étais encore au service de Sa Majesté; mais le roi a bien voulu, sur ma prière, m'accorder mon congé, et vous voyez un simple touriste.

--Ajoutez, reprit le cardinal, qu'un homme d'Église ne vous paraît probablement pas l'homme qu'il faut à une expédition militaire, et que tel qui a le droit de servir comme chef ne reconnaît point de supérieur.

--Votre Éminence a tort de me juger ainsi, reprit Caracciolo. J'ai offert au roi, s'il voulait organiser la défense de Naples et vous donner le commandement général des troupes, de me mettre, moi et mes marins, sous les ordres de Votre Éminence: le roi a refusé. Aujourd'hui, il est trop tard.

--Pourquoi trop tard?

--Parce que le roi m'a fait une insulte qu'un prince de ma maison ne pardonne pas.

--Mon cher amiral, dans la cause que je soutiens et à laquelle je suis prêt à sacrifier ma vie, il n'est point question du roi, il ne s'agit que de la patrie.

L'amiral secoua la tête.

--Sous un roi absolu, Votre Éminence, dit-il, il n'y a point de patrie; car il n'y a de patrie que là où il y a des citoyens. Il y avait une patrie à Sparte, lorsque Léonidas se fit tuer aux Thermopyles; il y avait une patrie à Athènes, lorsque Thémistocle vainquit les Perses à Salamine; il y avait une patrie à Rome, quand Curtius se jeta dans le gouffre: et voilà pourquoi l'histoire offre à la vénération de la postérité la mémoire de Léonidas, celle de Thémistocle et celle de Curtius; mais trouvez-moi l'équivalent de cela dans les gouvernements absolus! Non, se dévouer aux rois absolus et aux principes tyranniques, c'est se dévouer à l'ingratitude et à l'oubli; non, Votre Éminence, les Caracciolo ne font point de ces fautes-là. Citoyen, je regarde comme un bonheur qu'un roi faible et idiot tombe du trône; prince, je me réjouis que la main qui pesait sur moi soit désarmée; homme, je suis heureux qu'une cour dissolue, qui donnait à l'Europe l'exemple de l'immoralité, soit reléguée dans l'obscurité de l'exil. Mon dévouement au roi allait jusqu'à protéger sa vie et celle de la famille royale dans leur fuite: il n'ira point jusqu'à aider au rétablissement sur le trône d'une dynastie imbécile. Croyez-vous que, si une tempête politique eût, un beau jour, renversé du trône des Césars Claude et Messaline, Corbulon, par exemple, eût rendu un grand service à l'humanité en quittant la Germanie avec ses légions et en replaçant sur le trône un empereur imbécile et une impératrice débauchée? Non. J'ai le bonheur d'être retombé dans la vie privée, je regarderai ce qui se passe, mais sans m'y mêler.

--Et c'est un homme intelligent comme l'amiral François Caracciolo, repartit le cardinal, qui rêve une pareille impossibilité! Est-ce qu'il y a une vie privée pour un homme de votre valeur, au milieu des événements politiques qui vont s'accomplir? Est-ce qu'il y a une obscurité possible pour celui qui porte sa lumière en lui-même? Est-ce que, quand les uns combattent pour la royauté, les autres pour la république, est-ce qu'il y a un moyen quelconque pour tout coeur loyal, pour tout esprit courageux de ne point prendre part pour l'un ou pour l'autre? Les hommes que Dieu a largement dotés de la richesse, de la naissance, du génie, ne s'appartiennent pas; ils appartiennent à Dieu et accomplissent une mission sur la terre. Maintenant, aveugles qu'ils sont, parfois ils suivent la voie du Seigneur, parfois ils s'opposent à ses desseins; mais, dans l'un ou l'autre cas, ils éclairent leurs concitoyens par leurs défaites aussi bien que par leurs triomphes. Les seuls à qui Dieu ne pardonne pas, croyez-moi, ce sont ceux qui s'enferment dans leur égoïsme comme dans une citadelle imprenable et qui, à l'abri des traits et des blessures, regardent, du haut de leurs murailles, la grande bataille que, depuis dix-huit siècles, livre l'humanité. N'oubliez point ceci, Excellence: c'est que les anges que Dante juge les plus dignes de mépris sont ceux qui ne furent ni pour Dieu ni pour Satan.

--Et, dans la lutte qui se prépare, qui appelez-vous Dieu, qui appelez-vous Satan?

--Ai-je besoin de vous dire, prince, que j'estime, ainsi que vous, le roi auquel je donne ma vie à sa juste valeur, et qu'un homme comme moi,--et quand je dis un homme comme moi, permettez-moi, de dire en même temps un homme comme vous,--sert non pas un autre homme qu'il reconnaît lui être inférieur sous le rapport de l'éducation, sous le rapport de l'intelligence, sous le rapport du courage, mais le principe immortel qui réside en lui, ainsi que vit l'âme dans un corps mal conformé, informe et laid. Or, les principes--laissez-moi vous dire ceci, mon cher amiral,--paraissent justes ou injustes à nos yeux humains, selon le milieu d'où ils les considèrent. Ainsi, par exemple, prince, faites-moi un instant l'honneur de m'accorder en tout point une intelligence égale à la vôtre; eh bien, nous pouvons examiner, apprécier, juger le même principe à un point de vue parfaitement opposé, et cela, par cette simple raison que je suis un prélat, haut dignitaire de l'Église de Rome, et que vous êtes un prince laïque, ambitieux de toutes les dignités mondaines.

--J'admets cela.

--Or, le vicaire du Christ, le pape Pie VI, a été détrôné; eh bien, en poursuivant la restauration de Ferdinand, c'est celle de Pie VI que je poursuis; en remettant le roi des Deux-Siciles sur le trône de Naples, c'est Ange Broschi que je remets sur le trône de saint Pierre. Je ne m'inquiète pas si les Napolitains seront heureux de revoir leur roi et les Romains satisfaits de retrouver leur pape; non, je suis cardinal et, par conséquent, soldat de la papauté, je combats pour la papauté, voilà tout.

--Vous êtes bien heureux, Éminence, d'avoir devant vous une ligne si nettement tracée. La mienne est moins facile. J'ai à choisir entre des principes qui blessent mon éducation, mais qui satisfont mon esprit, et un prince que mon esprit repousse, mais auquel se rattache mon éducation. De plus, ce prince m'a manqué de parole, m'a blessé dans mon honneur, m'a insulté dans ma dignité. Si je puis rester neutre entre lui et ses ennemis, mon intention positive est de conserver ma neutralité; si je suis forcé de choisir, je préférerai bien certainement l'ennemi qui m'honore au roi qui me méprise.

--Rappelez-vous Coriolan chez les Volsques, mon cher amiral!

--Les Volsques étaient les ennemis de la patrie, tandis que, moi, tout au contraire, si je passe aux républicains, je passerai aux patriotes, qui veulent la liberté, la gloire, le bonheur de leur pays. Les guerres civiles ont leur code à part, monsieur le cardinal; Condé n'est point déshonoré pour avoir passé du côté des frondeurs, et ce qui tachera Dumouriez dans l'histoire, ce n'est pas, après avoir été ministre de Louis XVI, d'avoir combattu pour la République, c'est d'avoir déserté à l'Autriche.

--Oui je sais tout cela. Mais ne m'en voulez pas de désirer vous voir dans les rangs où je combats, et de regretter, au contraire, de vous rencontrer dans les rangs opposés. Si c'est moi qui vous rencontre, vous n'aurez rien à craindre, et je réponds de vous tête pour tête; mais prenez garde aux Acton, aux Nelson, aux Hamilton; prenez garde à la reine, à sa favorite. Une fois dans leurs mains, vous serez perdu, et, moi, je serai impuissant à vous sauver.

--Les hommes ont leur destinée à laquelle ils ne peuvent échapper, dit Caracciolo avec cette insouciance particulière aux hommes qui ont tant de fois échappé au danger, qu'ils ne croient pas que le danger puisse avoir prise sur eux; quelle qu'elle soit, je subirai la mienne.

--Maintenant, demanda le cardinal, voulez-vous dîner avec moi? Je vous ferai manger le meilleur poisson du détroit.

--Merci; mais permettez-moi de refuser, pour deux raisons: la première, c'est que, justement à cause de cette tiède amitié que le roi me porte et de cette grande haine dont les autres me poursuivent, je vous compromettrais en acceptant votre invitation; ensuite, vous le dites vous-même, les événements qui se passent à Naples sont graves, et cette gravité réclame ma présence. J'ai de grands biens, vous le savez: on parle de mesures de confiscation qu'adopteraient les républicains à l'endroit des émigrés; on pourrait me déclarer émigré et saisir mes biens. Au service du roi, établi dans la confiance de Sa Majesté, j'aurais pu risquer cela; mais, démissionnaire et disgracié, je serais bien fou de faire à un souverain ingrat le sacrifice d'une fortune qui, sous tous les princes, m'assurera mon indépendance. Adieu donc, mon cher cardinal, ajouta le prince en tendant la main au prélat, et laissez-moi vous souhaiter toute sorte de prospérités.

--Je serai moins large dans mes souhaits, prince; je prierai seulement Dieu, de vous préserver de tout malheur. Adieu donc, et que le Seigneur vous garde!

Et, sur ces paroles, après s'être serré cordialement la main, ces deux hommes, qui représentaient chacun une si puissante individualité, se quittèrent pour ne plus se retrouver que dans les circonstances terribles que nous aurons à raconter plus tard.



CIX

ELEONORA FONSECA PIMENTEL

Le soir même du jour où le cardinal Ruffo se séparait de François Caracciolo sur la plage de Catona, le salon de la duchesse Fusco réunissait celles des personnes les plus distinguées de Naples qui avaient adopté les nouveaux principes et s'étaient déclarées pour la République, proclamée depuis huit jours, et pour les Français qui l'avaient apportée.

Nous connaissons déjà à peu près tous les promoteurs de cette révolution; nous les avons vus à l'oeuvre, et nous savons avec quel courage ils y travaillaient.

Mais il nous reste à faire connaissance avec quelques autres patriotes que les besoins de notre récit n'ont point encore conduits sous nos yeux, et que cependant ce serait une ingratitude à nous d'oublier, lorsque la postérité conservera d'eux une si glorieuse mémoire.

Nous ouvrirons donc la porte du salon de la duchesse, entre huit et neuf heures du soir, et, grâce au privilége donné à tout romancier de voir sans être vu, nous assisterons à une des premières soirées où Naples respirait à pleins poumons l'air enivrant de la liberté.

Le salon où était réunie l'intéressante société au milieu de laquelle nous allons introduire le lecteur avait la majestueuse grandeur que les architectes italiens ne manquent jamais de donner aux pièces principales de leurs palais. Le plafond, cintré et peint à fresque, était soutenu par des colonnes engagées dans la muraille. Les fresques étaient de Solimène, et, selon l'habitude du temps, représentaient des sujets mythologiques.

Sur une des faces, la plus étroite de l'appartement, qui avait la forme d'un carré long, on avait élevé un praticable, comme on dit en termes de théâtre, auquel on parvenait par trois marches et qui pouvait servir à la fois de théâtre pour jouer de petites pièces et d'estrade pour mettre les musiciens un jour de bal. Un piano, trois personnes, dont l'une tenait un papier de musique à la main, causaient ou plutôt étudiaient les notes et les paroles dont était couvert le papier.

Ces trois personnes étaient Eleonora Fonseca Pimentel, le poëte Vicenzo Monti, et le maestro Dominique Cimarosa.

Eleonora Fonseca Pimentel, dont plusieurs fois déjà nous avons prononcé le nom et toujours avec l'admiration qui s'attache à la vertu et le respect qui suit le malheur, était une femme de trente à trente-cinq ans, plus sympathique que belle. Elle était grande, bien faite, avec l'oeil noir, comme il convient à une Napolitaine d'origine espagnole, le geste grave et majestueux comme l'aurait une statue antique animée. Elle était à la fois poëte, musicienne et femme politique; il y avait en elle de la baronne de Staël, de la Delphine Gay et de madame Roland.

Elle était, en poésie, l'émule de Métastase; en musique, celle de Cimarosa; en politique, celle de Mario Pagano.

Elle étudiait en ce moment une ode patriotique de Vicenzo Monti, dont Cimarosa avait composé la musique.

Vicenzo Monti était un homme de quarante-cinq ans, le rival d'Alfieri, sur lequel il l'emporte par l'harmonie, la poésie du langage et l'élégance. Jeune, il avait été secrétaire de cet imbécile et insatiable prince Braschi, neveu de Pie VI, et pour l'enrichissement duquel le pape avait soutenu le scandaleux procès Lepri. Il avait fait trois tragédies: Aristodeme, Caius Gracchus et Manfredi; puis un poëme en quatre chants, la Basvigliana, dont la mort de Basville était le sujet. Puis il était devenu secrétaire du directoire de la république cisalpine, professeur d'éloquence à Paris et de belles-lettres à Milan. Il venait de faire la Marseillaise italienne, dont Cimarosa venait de faire la musique, et ces vers qu'Eleonora Pimentel lisait avec enthousiasme, parce qu'ils correspondaient à ses sentiments, étaient les siens.

Dominique Cimarosa, qui était assis devant le piano, sur les touches duquel erraient distraitement ses doigts, était né la même année que Monti; mais jamais deux hommes n'avaient plus différé, physiquement du moins, l'un de l'autre, que le poëte et le musicien. Monti était grand et élancé, Cimarosa était gros et court; Monti avait l'oeil vif et incisif, Cimarosa, myope, avait des yeux à fleur de tête et sans expression; tandis qu'à la seule vue de Monti, l'on pouvait se dire que l'on avait devant les yeux un homme supérieur, rien, au contraire, ne révélait dans Cimarosa le génie dont il était doué, et à peine pouvait-on croire, lorsque son nom était prononcé, que c'était là l'homme qui, à dix-neuf ans, commençait une carrière qui, en fécondité et en hauteur, égale celle de Rossini.

Le groupe le plus remarquable après celui-ci, qui, du reste, dominait les autres comme celui d'Apollon et des Muses dominait ceux du Parnasse de Tithon du Tillet, se composait de trois femmes et de deux hommes.

Les trois femmes étaient trois des femmes les plus irréprochables de Naples. La duchesse Fusco, dans le salon de laquelle on était réuni et que nous connaissons de longue date comme la meilleure et la plus intime amie de Luisa, la duchesse de Pepoli et la duchesse de Cassano.

Lorsque les femmes n'ont point reçu de la nature quelque talent hors ligne, comme Angelica Kauffmann en peinture, comme madame de Staël en politique, comme George Sand en littérature, le plus bel éloge que l'on puisse faire d'elles est de dire qu'elles étaient de chastes épouses et d'irréprochables mères de famille. Domum mansit, lanam fecit, disaient les anciens: Elle garda la maison et fila de la laine, et tout était dit.

Nous bornerons donc l'éloge de la duchesse Fusco, de la duchesse de Pepoli et de la duchesse de Cassano à ce que nous en avons dit.

Quant au plus âgé et au plus remarquable des hommes qui faisaient partie du groupe, nous nous étendrons plus longuement sur lui.

Cet homme, qui paraissait avoir soixante ans, à peu près, portait le costume du XVIIIe siècle dans toute sa pureté, c'est-à-dire la culotte courte, les bas de soie, les souliers à boucles, le gilet taillé en veste, l'habit classique de Jean-Jacques Rousseau et, sinon la perruque, du moins la poudre dans ses cheveux. Ses opinions très-libérales et très-avancées n'avaient eu l'influence de le modifier en rien.

Cet homme était Mario Pagano, un des avocats les plus distingués non-seulement de Naples, mais de toute l'Europe.

Il était né à Brienza, petit village de la Basilicate, et était élève de cet illustre Genovesi qui, le premier, ouvrit, par ses ouvrages, aux Napolitains, un horizon politique qui, jusque-là, leur était inconnu. Il avait été ami intime de Gaetano Filangieri, auteur de la Science de la Législation, et, guidé par ces deux hommes de génie, il était devenu une des lumières de la loi.

La douceur de sa voix, la suavité de sa parole, l'avaient fait surnommer le Platon de la Campanie. Encore jeune, il avait écrit la Juridiction criminelle, livre qui avait été traduit dans toutes les langues et qui avait obtenu une mention honorable de notre Assemblée nationale. Les jours de la persécution arrivés, Mario Pagano avait eu le courage d'accepter la défense d'Emmanuele de Deo et de ses deux compagnons; mais toute défense était inutile, et, si brillante que fût la sienne, elle n'eut d'effet que d'augmenter la réputation de l'orateur et la pitié que l'on portait aux victimes qu'il n'avait pu sauver. Les trois accusés étaient condamnés d'avance; et tous trois, comme nous l'avons déjà dit, furent exécutés; le gouvernement, étonné du courage et de l'éloquence de l'illustre avocat, comprit qu'il était un de ces hommes qu'il vaut mieux avoir pour soi que contre soi. Pagano fut nommé juge. Mais, dans ce nouveau poste, il conserva une telle énergie de caractère et une telle intégrité, qu'il devint pour les Vanni et les Guidobaldi un reproche vivant. Un jour, sans que l'on sût pour quelle cause, Mario Pagano fut arrêté et mis dans un cachot, espèce de tombe anticipée, où il resta treize mois. Dans ce cachot, filtrait, à travers une étroite ouverture, un seul rayon de lumière qui semblait venir dire de la part du soleil: «Ne désespère pas, Dieu te regarde.» A la lueur de ces rayons, il écrivit son Discours sur le beau, oeuvre si pleine de douceur et de sérénité, qu'il est facile de reconnaître qu'elle est écrite sous un rayon de soleil. Enfin sans être déclaré innocent, afin, que la junte d'État pût toujours remettre la main sur lui, il fut rendu à la liberté mais privé de tous ses emplois.

Alors, reconnaissant qu'il ne pouvait plus vivre sur cette terre d'iniquité il avait passé la frontière et s'était réfugié à Rome, qui venait de proclamer la République. Mais Mack et Ferdinand l'y avaient suivi de près, et force lui fut de chercher un refuge dans les rangs de l'armée française.

Il était revenu à Naples, où Championnet, qui connaissait toute sa valeur, l'avait fait nommer membre du gouvernement provisoire.

Son interlocuteur, moins célèbre alors qu'il ne le fut depuis par ses fameux Essais sur les révolutions de Naples, était déjà cependant un magistrat distingué par son érudition et son équité. Sa conversation très-animée, avec Pagano, roulait sur la nécessité de fonder à Naples un journal politique dans le genre du Moniteur français. C'était la première feuille de ce genre qui paraîtrait dans la capitale des Deux-Siciles. Maintenant, le point en litige était celui-ci: Tous les articles seraient-ils signés, ou paraîtraient-ils, au contraire, sans signature?

Pagano prenait la question à son point de vue moral. Rien, selon lui, n'était plus naturel que, du moment que l'on affirmait une question, on la signât. Cuoco prétendait, au contraire, que, par cette sévérité de principes, on écartait de soi une foule de gens de talent qui, par timidité, n'oseraient plus donner leur concours au journal de la République, du moment qu'ils seraient forcés d'avouer qu'ils y travaillaient.

Championnet, qui assistait à la soirée, fut appelé par Pagano pour donner son avis sur cette grave question. Il dit qu'en France les seuls articles Variétés et Sciences étaient signés, ou bien encore quelques appréciations hors ligne que leurs auteurs n'avaient point la modestie de laisser passer sous le voile de l'incognito.

L'opinion de Championnet sur cette matière faisait d'autant plus loi que c'était lui qui avait donné l'idée de cette fondation.

Il fut donc convenu que ceux qui voudraient signer leurs articles les signeraient, mais aussi que ceux qui voudraient garder l'incognito pourraient le garder.

Restait la question d'un rédacteur en chef. C'était, en supposant une restauration, un cas pendable, comme disent les matassins de M. de Pourceaugnac, que d'avoir été rédacteur en chef du Moniteur parthénopéen. Mais, cette fois encore, Championnet leva la difficulté, en disant que le rédacteur en chef était déjà trouvé.

A ces mots, la susceptibilité nationale de Cuoco se souleva. Présenté par Championnet, ce rédacteur en chef devait naturellement être un étranger; et, si prudent que fût le digne magistrat, il eût préféré risquer sa tête en mettant son nom au bas de la feuille officielle que d'y laisser mettre le nom d'un Français.

C'était le lendemain, au reste, que paraissait le premier numéro: pendant que l'on discutait si le Moniteur parthénopéen serait ou non signé, le Moniteur se composait.

Autour d'une grande table couverte d'un tapis vert et sur lequel se trouvaient réunis encre, plume et papier, cinq ou six membres des comités étaient assis et rédigeaient des ordonnances qui devaient être affichées le lendemain; Carlo Laubert les présidait.

Les ordonnances que rédigeaient les membres des comités concernaient la dette royale, qui était reconnue dette nationale, dette dans laquelle se trouvaient compris tous les vols qu'au moment de son départ le roi avait faits, soit dans les banques privées, soit dans les établissements de bienfaisance, tels que le Mont-de-Piété, l'hospice des Orphelins, le serraglio dei Poveri.

Puis venait un décret concernant les secours accordés aux veuves des martyrs de la révolution ou des victimes de la guerre, aux mères des héros qui, dans l'avenir, mourraient pour la patrie. C'était Manthonnet qui rédigeait ce décret, et, après l'avoir rédigé, il écrivit en marge de ce dernier paragraphe cette simple annotation:

J'espère que ma mère aura droit un jour à cette faveur.

Puis un autre décret concernant l'abaissement du prix du pain et du macaroni, la suppression des droits d'entrée sur l'huile et l'abolition des baise-mains entre hommes et du titre d'excellence.

Sur une table à part, le général Dufresse, commandant de la ville et des châteaux, rédigeait cette curieuse ordonnance sur les théâtres:

«Le général commandant la place et les châteaux.

»Les rapports que la municipalité et les directeurs des différents théâtres me font parvenir chaque jour contre les militaires de tous grades, m'obligent à rappeler ceux-ci à leurs devoirs en les prévenant régulièrement. Cet avis donné, ceux qui, au mépris de la discipline, s'oublieront eux-mêmes, et, en s'oubliant eux-mêmes, oublieront ce qu'ils doivent à la société, seront sévèrement punis.

»Les théâtres, dans tous les temps, ont été institués pour reproduire les ridicules, les vertus et les vices des nations, de la société et des individus; dans tous les temps, ils ont été un centre de réunion, un objet de respect, un lieu d'instruction pour les uns, de récréation tranquille pour les autres, de repos pour tous. En vue de telles considérations, et depuis la régénération française, les théâtres sont appelés l'école des moeurs.

»En conséquence, tout militaire ou tout individu qui y troublera l'ordre et qui s'éloignera de la décence, qui doit être la première loi des lieux publics, soit par une approbation ou une désapprobation immodérée envers les acteurs, et finalement interrompra la représentation de quelque manière que ce soit, sera immédiatement arrêté et conduit par la garde du buon governo, à la maison du commandant de place, pour y être puni selon la gravité de la faute qu'il aura commise.

»Tout militaire ou tout individu qui, malgré les lois rendues et les ordres donnés par le général en chef de respecter les personnes et la propriété, prétendra s'approprier une place qui n'est point la sienne,--et cela arrive tous les jours,--sera également conduit au commandant de place.

»Tout militaire ou tout individu qui, contre le bon ordre et l'usage des théâtres, essayera de forcer la sentinelle pour entrer sur la scène ou dans les loges des acteurs, sera arrêté et de même conduit au commandant de place.

»L'officier de garde et l'adjudant-major de la place sont chargés de veiller à l'exécution du présent règlement, et ceux qui, en cas de trouble, n'en feraient pas arrêter les auteurs, seront considérés et punis comme perturbateurs eux-mêmes.»

Ce règlement achevé, le général Dufresse fit signe à Championnet, qui lisait un papier à la lueur d'un candélabre, que son rapport était fini et qu'il désirait le lui communiquer. Championnet interrompit sa lecture, vint à Dufresse, écouta son rapport et l'approuva en tout point.

Fort de cette approbation, Dufresse le signa.

Alors, Championnet pria qu'on voulût bien l'écouter un instant, invita Velasco et Nicolino Caracciolo, ces deux hommes politiques qui avaient quarante-trois ans à eux deux, et qui, tandis que les personnages graves s'occupaient de l'éducation des peuples, s'occupaient, eux, de celle du perroquet de la duchesse Fusco, pria, disons-nous, Velasco et Nicolino de faire silence.

La chose ne fut pas difficile à obtenir. Par sa douceur, sa fermeté, son respect des moeurs, son amour de l'art, Championnet avait conquis les sympathies de toutes les classes, et, dans Naples, la ville ingrate par excellence, aujourd'hui encore, un certain écho affaibli par le temps, mais perceptible cependant, apporte aux contemporains son nom à travers cinq générations et les deux tiers d'un siècle.

Championnet se rapprocha de la cheminée, se replaça dans le rayon de lumière projeté par le candélabre, déplia le papier qu'il était en train de lire, lorsque Dufresse l'avait interrompu, et, de sa voix douce et sonore à la fois, en excellent italien:

--Mesdames et messieurs, dit-il, je vous demande la permission de vous lire le premier article du Moniteur parthénopéen, qui paraît demain samedi, 6 février 1799, vieux style,--et je me sers du vieux style, parce que je ne vous crois pas encore parfaitement habitués au nouveau; sans quoi, je dirais samedi 18 pluviôse. Ce sont les épreuves de cet article que je reçois à l'instant même de l'imprimerie. Voulez-vous l'entendre, et, comme il doit être en quelques mots l'expression de l'opinion de tous, faire vos observations, si vous avez des observations à faire?

Cette espèce d'annonce excita la plus vive curiosité. Nous l'avons dit, le nom du rédacteur en chef du Moniteur était encore inconnu, et chacun était avide de savoir de quelle façon il débuterait dans cet art, complétement ignoré à Naples, de la publicité quotidienne.

Chacun se tut donc, même Monti, même Cimarosa, même Velasco, même Nicolino, même leur élève, le perroquet de la duchesse.

Championnet, au milieu du plus profond silence, lut alors l'espèce de programme suivant:

             «Liberté.               Égalité

                  MONITEUR PARTHÉNOPÉEN.

                          N° 1er

         »Samedi 18 pluviôse, an VII de la liberté
            et 1er de la République napolitaine
                    une et indivisible.

»Enfin, nous sommes libres!...»

Un frémissement courut dans l'assemblée, et chacun fut prêt à répéter par acclamation ce cri qui s'échappait de tous les coeurs généreux, et par lequel un nouvel organe des grands principes propagés par la France annonçait son existence au monde.

Championnet, avant même que ce frémissement fût éteint, continua:

«Enfin, le jour est venu où nous pouvons prononcer sans crainte les saints noms de liberté et d'égalité, en nous proclamant les dignes fils de la république mère, les dignes frères des peuples libres de l'Italie et de l'Europe.

»Si le gouvernement tombé a donné un exemple inouï d'aveugle et implacable persécution, le nombre des martyrs de la patrie s'est augmenté, voilà tout. Pas un seul d'entre eux, en face de la mort, n'a fait un pas en arrière; tous, au contraire, d'un oeil serein, ont regardé l'échafaud et d'un pas ferme en ont monté les degrés. Beaucoup, au milieu des plus atroces douleurs, sont restés sourds aux promesses de l'impunité, aux offres de récompenses que l'on murmurait à leurs oreilles, stables dans leur foi, immuables dans leurs convictions.

»Les passions mauvaises insinuées depuis tant d'années, par tous les moyens de séduction possibles, dans les classes les plus ignorantes du peuple, à qui les proclamations et les instructions pastorales dépeignaient la généreuse nation française sous les plus noires couleurs, les basses menées du vicaire général François Pignatelli, dont le nom seul soulève le coeur, menées qui avaient pour but de faire croire au peuple que la religion serait abolie, la propriété ruinée, ses femmes et ses filles violées, ses fils assassinés, ont, par malheur, taché de sang la belle oeuvre de notre régénération. Plusieurs pays se sont insurgés pour attaquer les garnisons françaises et ont succombé sous la justice militaire; d'autres, après avoir assassiné beaucoup de leurs concitoyens, se sont armés pour s'opposer au nouvel ordre de choses, et ont dû, après une courte lutte, céder à la force. La nombreuse population de Naples, à laquelle, par la bouche de ses sbires, le vicaire général distillait la haine et l'assassinat, cette population, après sept jours d'anarchie sanglante, après s'être emparée des châteaux et des armes, après avoir saccagé la propriété et menacé la vie des honnêtes citoyens, cette population, pendant deux jours et demi, s'opposa à l'entrée de l'armée française. Les braves qui composaient cette armée, six fois moins nombreux que leurs adversaires, foudroyés du haut des toits, du haut des fenêtres, du haut des bastions par des ennemis invisibles, soit dans les chemins de traverse, soit dans les sentiers montueux, soit dans les rues étroites et tortueuses de la ville, ont dû conquérir le terrain pied à pied, plus encore par le courage intelligent que par la force matérielle. Mais, opposant un exemple de vertu et de civilisation à tant d'abrutissement et de cruauté, au fur et à mesure que le peuple était forcé de déposer les armes, le vainqueur généreux embrassait les vaincus et leur pardonnait.

»Quelques valeureux citoyens, profitant de l'intelligente victoire de notre brave Nicolino Caracciolo, digne du nom illustre qu'il porte, quelques valeureux citoyens, entrés au fort Saint-Elme dans la nuit du 20 au 21 janvier, avaient juré de s'ensevelir sous ses ruines, mais de proclamer la liberté du fond même de leur tombe, et, là, ils avaient dressé l'arbre symbolique non-seulement en leur nom, mais encore au nom des autres patriotes que les circonstances tenaient éloignés d'eux. Dans la journée du 21 janvier, jour à jamais mémorable, on voyait s'avancer les invincibles drapeaux de la république française; ils lui jurèrent alliance et fidélité. Enfin, le 23, à une heure de l'après-midi, l'armée fit son entrée victorieuse à Naples. Oh! ce fut alors un magique spectacle que de voir succéder, entre les vaincus et les vainqueurs, la fraternité à la boucherie, et que d'entendre le brave général Championnet reconnaître notre république, saluer notre gouvernement, et, par de nombreuses et loyales proclamations, assurer à chacun la possession de la propriété, donner à tous l'assurance de la vie.»

La lecture, qui avait déjà, au précédent paragraphe, été interrompue par de nombreux applaudissements, le fut cette fois par un hourra unanime. L'auteur avait touché une fibre sensible et résonnante dans tous les coeurs napolitains, celle de la reconnaissance de la partie éclairée de la population à la république française, qui, à travers tant de périls, par des succès incroyables ou inespérés, venait lui apporter ces deux lumières qui émanent de Dieu lui-même, la civilisation et la liberté.

Championnet salua les applaudisseurs avec son charmant sourire et reprit:

»L'entrée, par la trahison, du despote déchu à Rome, sa fuite honteuse à Palerme sur les vaisseaux anglais, l'encombrement sur ces vaisseaux des trésors publics et privés, des dépouilles de nos galeries et de nos musées, des richesses de nos institutions pieuses, du pillage de nos banques, vol impudent et manifeste, qui a enlevé à la nation les dernières ressources de son numéraire, tout est connu maintenant.

»Citoyens, vous savez le passé, vous voyez le présent, c'est à vous de préparer et d'assurer l'avenir!»

La lecture de ce cri de liberté, jeté à la fois par la bouche et par le coeur, cet appel patriotique à la fraternité des citoyens dans une ville où, jusqu'à ce jour, la fraternité était un mot inconnu, ce dévouement à la patrie dont les martyrs du passé avaient donné l'exemple aux martyrs de l'avenir, récompensé par l'éloge public, tout cela porta plus encore que la valeur du discours, si bien en harmonie, au reste, avec le sentiment de nationalité qui, au jour des révolutions, s'éveille et bout dans les âmes, tout cela porta le succès de la lecture jusqu'à l'exaltation. Ceux qui venaient de l'entendre crièrent d'une seule voix: «L'auteur!» et l'on vit alors descendre de son estrade et venir, d'un pas lent et timide dans sa majesté, se ranger près de Championnet, pareille à la muse de la patrie, protégée par la victoire, la belle, chaste et noble Eleonora Pimentel.

L'article était écrit par elle; c'était elle, ce rédacteur en chef inconnu du Moniteur parthénopéen. Une femme avait réclamé l'honneur, mortel peut-être, de cette rédaction, pour laquelle des hommes timides demandaient, patriotes bien connus cependant, le bénéfice de l'incognito.

Alors, de l'exaltation, on passa à l'enthousiasme; des hourras frénétiques éclatèrent; tous ces patriotes, quels qu'ils fussent, juges, législateurs, lettrés, savants, officiers généraux se précipitèrent vers elle avec cet enthousiasme méridional qui se traduit par des gestes désordonnés et des cris furieux. Les hommes tombèrent à genoux, les femmes s'approchèrent en s'inclinant. C'était le succès de Corinne chantant au Capitole la grandeur évanouie des Romains, succès d'autant plus grand pour Éleonora que ce n'était point la grandeur du passé qu'elle chantait, mais les espérances de l'avenir. Et, comme il faut toujours que le grotesque se mêle au sublime, au moment où cessait une triple salve d'applaudissements, on entendit une voix rauque et avinée qui criait: «Vive la République! mort aux tyrans!»

C'était celle du perroquet de la duchesse Fusco, élève, comme nous l'avons dit, de Velasco et de Nicolino, qui faisait honneur à ses maîtres et montrait qu'il avait profité de leurs leçons.

Il était deux heures du matin: cet épisode comique termina la soirée. Chacun, enveloppé de son manteau ou de sa coiffe, appela ses gens et fit appeler sa voiture; car tous ces sans-culottes, comme le roi les appelait, appartenant à l'aristocratie de la fortune ou de la science, tout au contraire des sans-culottes français, avaient des voitures et des gens.

Après avoir embrassé les femmes, serré la main des hommes, pris congé de tous, la duchesse Fusco resta seule dans le salon, tout à l'heure plein de monde et de bruit, maintenant solitaire et mort, et, allant droit à une fenêtre devant laquelle retombait un riche rideau de damas cramoisi, elle souleva ce rideau, et, côte à côte dans l'embrasure de cette fenêtre comme deux oiseaux dans un même nid, elle découvrit Luisa et Salvato, qui, au milieu de toute cette foule, avec ce laisser aller auquel, en Italie, nul ne trouve à redire, s'étaient isolés et, la main dans la main, la tête appuyée contre l'épaule, se disaient de ces douces choses qui, quoique dites à voix basse, couvrent, pour ceux qui les écoutent, les roulements du tonnerre et les éclats de la foudre.

Les deux jeunes gens, au rayon de lumière qui pénétrait dans leur réduit, éclairé jusque-là seulement par une douce pénombre, rentrèrent dans la vie réelle, de laquelle ils étaient sortis sur les ailes dorées de l'idéal, et tournèrent, sans changer de position, leurs yeux souriants vers la duchesse, comme durent le faire les premiers habitants du Paradis surpris par un ange du Seigneur sous le berceau de verdure et au milieu des massifs de fleurs, au moment où, pour la première fois, ils venaient d'échanger le mot je t'aime!

Ils étaient entrés là au commencement de la soirée et y étaient restés jusqu'à la fin. De tout ce qui avait été dit, ils n'avaient rien entendu; de tout ce qui s'était passé, ils ne se doutaient même pas. Les vers de Monti, la musique de Cimarosa, l'article de la Pimentel, tout était venu se briser contre cette tenture de damas qui séparait du monde leur Eden ignoré.

En voyant le salon vide, en voyant la duchesse seule, ils ne comprirent qu'une chose, c'est qu'il était l'heure de se séparer.

Ils poussèrent un soupir, et, en même temps, ensemble, avec le même accent, ils murmurèrent:

--A demain!

Puis, ému, chancelant d'amour, Salvato serra une dernière fois Luisa contre son coeur, prit congé de la duchesse, et sortit, tandis que Luisa, jetant les bras au cou de son amie, dans la pose de la jeune fille antique confiant son secret à Vénus, murmurait aux oreilles de la duchesse:

--Oh! si tu savais combien je l'aime!



CX

ANDRÉ BACKER

En repassant le seuil de la porte de communication, Luisa trouva Giovannina qui l'attendait dans le corridor.

La jeune fille laissait transparaître sur sa figure cette satisfaction qu'éprouvent les inférieurs quand une occasion importante leur est donnée d'entrer dans la vie de leurs maîtres.

Luisa sentit pour sa femme de chambre un mouvement de répulsion qu'elle n'avait point encore éprouvé.

--Que faites-vous là, et que me voulez-vous? demanda-t-elle.

--J'attendais madame pour lui dire une chose de la plus haute importance, répondit Giovannina.

--Et quelle chose avez-vous à me dire?

--Que le beau banquier est là.

--Le beau banquier? De qui voulez-vous parler, mademoiselle?

--De M. André Backer.

--De M. André Backer! Et comment M. André Backer est-il là?

--Il est venu dans la soirée, madame, vers dix heures; il a demandé à vous parler; selon les ordres que madame m'avait donnés, j'ai d'abord refusé de le recevoir; il a insisté alors avec tant d'obstination, que je lui ai dit la vérité, c'est-à-dire que madame n'y était pas; il a cru que c'était une défaite, et, comme il me suppliait, au nom de l'intérêt de madame, de le laisser lui dire quelques paroles seulement, je lui ai fait voir toute la maison pour lui montrer que vous étiez bien véritablement sortie; alors, comme, malgré ses prières, je refusais de lui dire où vous étiez, il a pénétré, malgré moi, dans la salle à manger, s'est assis sur une chaise et a dit qu'il vous attendrait.

--Alors, comme je n'ai aucune raison de recevoir M. André Backer à deux heures du matin, je rentre chez la duchesse, et je n'en sortirai que quand M. André Backer sera hors de chez moi.

Et Luisa fit, en effet, un mouvement pour rentrer chez son amie.

--Madame!... dit à l'autre bout du corridor une voix suppliante.

Cette voix fit passer Luisa de l'étonnement, nous ne dirons pas à la colère, son coeur de colombe ne connaissant pas ce sentiment extrême, mais à l'irritation.

--Ah! c'est vous, monsieur, lui dit-elle en marchant résolument à lui.

--Oui, madame, répondit le jeune homme, incliné, le chapeau à la main, dans l'attitude la plus respectueuse.

--Alors, vous avez entendu ce que je viens, à propos de vous, de dire à ma femme de chambre?

--Je l'ai entendu.

--Comment, vous étant introduit chez moi presque de force, et sachant que je désapprouve vos visites, comment êtes-vous encore ici?

--Parce qu'il y a urgence à ce que je vous parle, urgence absolue; comprenez-vous, madame?

--Urgence absolue? répéta Luisa avec un accent de doute.

--Madame, je vous engage ma parole d'honnête homme,--cette parole qu'un homme de notre nom et de notre maison n'a jamais, depuis trois cents ans, engagée légèrement,--je vous engage ma parole que, pour la sécurité de votre fortune et le salut de votre vie, je vous donne ma parole qu'il faut que vous m'entendiez.

L'accent de conviction avec lequel le jeune homme prononça ces paroles ébranla la San-Felice.

--Sur cette assurance, monsieur, demain, à une heure convenable, je vous recevrai.

--Demain, madame, peut-être sera-t-il trop tard; puis, une heure convenable... Qu'entendez-vous par une heure convenable?

--Dans la journée, vers midi, par exemple, de plus grand matin même, si vous le voulez.

--Pendant le jour, on me verra entrer chez vous, madame, et il est important que nul ne sache que vous m'avez vu.

--Pourquoi cela?

--Parce que, de ma visite, il pourrait résulter un grand danger.

--Pour moi ou pour vous? dit en essayant de sourire Luisa.

--Pour tous deux, répondit gravement le jeune banquier.

Il se fit un instant de silence. Il n'y avait point à se tromper à l'intonation sérieuse du visiteur nocturne.

--Et, d'après les précautions que vous prenez, répliqua Luisa, il me paraît que cette conversation doit avoir lieu sans témoins.

--Ce que j'ai à vous dire, madame, ne peut-être dit que seul à seul.

--Et vous savez que, dans une conversation seul à seul, il est une chose dont il vous est interdit de me parler?

--Aussi, madame, si je vous en parle, ne sera-ce que pour vous faire comprendre qu'à vous seule je pouvais faire la révélation que vous allez entendre.

--Venez, monsieur, dit Luisa.

Et, passant devant André, qui, pour la laisser passer, se rangea contre le mur des corridors, elle le conduisit dans la salle à manger, que Giovannina avait éclairée, et referma la porte derrière lui.

--Vous êtes certaine, madame, dit Backer regardant autour de lui, que personne ne peut nous écouter et nous entendre?

--Il n'y a ici que Giovannina, et vous l'avez vue rentrer chez elle.

--Mais derrière cette porte, ou derrière celle de votre chambre à coucher, elle pourrait écouter.

--Fermez-les toutes deux, monsieur, et passons dans le cabinet de travail de mon mari.

Les précautions mêmes que prenait André Backer pour que sa conversation ne fût point entendue avaient complètement rassuré Luisa sur le sujet de la conversation. Le jeune homme n'eût point osé se livrer à de pareilles insistances, s'il eût été question de lui parler d'un amour si franchement repoussé déjà.

La porte du cabinet resta ouverte, et les deux portes de la salle à manger fermées avec soin donnèrent à Backer la certitude qu'il ne pouvait être entendu.

Luisa était tombée sur une chaise, et, la tête dans sa main, le coude appuyé à la table sur laquelle, autrefois, travaillait son mari, elle rêvait.

Depuis le départ du chevalier, c'était la première fois qu'elle rentrait dans ce cabinet: une foule de souvenirs y rentraient avec elle et l'assiégeaient.

Elle pensait à cet homme si parfaitement bon pour elle, dont la mémoire s'était cependant si facilement et presque si complètement éloignée de sa pensée; elle mesurait presque avec effroi l'étendue de cet amour qu'elle avait voué à Salvato, amour jaloux et envahisseur qui s'était emparé d'elle et avait, pour ainsi dire, chassé de son coeur tout autre sentiment; elle se demandait, de là à une infidélité complète, quelle distance il y avait, et elle s'aperçut que la distance morale parcourue était plus grande que la distance matérielle qui lui restait à parcourir.

La voix d'André Backer la tira de cette rêverie rapide et la fit tressaillir. Elle avait déjà oublié qu'il était là.

Elle lui fit signe de s'asseoir.

André s'inclina, mais resta debout.

--Madame, dit André, quelle que soit la défense que vous m'avez faite de jamais vous parler de mon amour, il faut cependant, pour que vous compreniez la démarche que je fais près de vous et l'étendue du danger auquel je m'expose en la faisant, il faut cependant que vous compreniez combien cet amour était dévoué, profond et respectueux.

--Monsieur, dit Luisa en se levant, que vous parliez de cet amour au passé au lieu d'en parler au présent, vous n'en parlez pas moins d'un sentiment dont je vous ai absolument interdit l'expression. J'espérais, en vous recevant à cette heure, et après vous avoir manifesté ma répugnance à vous recevoir, n'avoir point à vous rappeler ma défense.

--Daignez m'entendre, madame, et veuillez me donner le temps de m'expliquer. Je vous ai dit qu'il était nécessaire que je vous rappelasse cet amour pour vous faire comprendre l'importance de la révélation que je vais vous faire.

--Eh bien, monsieur, arrivez vite à cette révélation.

--Mais cette révélation, madame, je voudrais que vous comprissiez bien que, de ma part, c'est une folie, presque une trahison.

--Alors, monsieur, ne la faites pas; ce n'est pas moi qui vais vous chercher, ce n'est pas moi qui vous presse.

--Je le sais, madame, et je prévois même que, probablement, vous ne m'aurez nulle reconnaissance de ce que je vais vous dire; mais n'importe! une fatalité me pousse, il faut que ma destinée s'accomplisse.

--J'attends, monsieur, répondit Luisa.

--Eh bien, madame, sachez donc qu'une grande conspiration est ourdie, et que de nouvelles Vêpres siciliennes se préparent non-seulement contre les Français, mais aussi contre leurs partisans.

Luisa sentit un frisson courir par tout son corps, et, à l'instant même, devint attentive. Ce n'était plus d'elle qu'il était question, c'était des Français, et, par conséquent, de Salvato. La vie de Salvato était menacée, et peut-être cette révélation de Backer allait-elle lui donner moyen de sauver cette vie si chère qu'elle avait déjà conservée.

Par un mouvement involontaire, et en se penchant sur la table, elle se rapprocha du jeune homme; sa bouche était muette, mais ses yeux interrogeaient.

--Dois-je continuer? demanda Backer.

--Continuez, monsieur, fit Luisa.

--Dans trois jours, c'est-à-dire dans la nuit de vendredi à samedi, non-seulement les dix mille Français qui sont à Naples et dans les environs, mais encore, comme je vous l'ai dit, madame, tous ceux qui sont leurs partisans seront égorgés. Entre dix et onze heures du soir, les maisons où les meurtres doivent s'accomplir seront marquées d'une croix rouge; à minuit, le massacre aura lieu.

--Mais c'est horrible, mais c'est atroce, monsieur, ce que vous me dites là!

--Pas plus horrible que les Vêpres siciliennes, pas plus atroce que la Saint-Barthélémy. Ce que Palerme a fait pour échapper aux Angevins et Paris pour se délivrer des huguenots, Naples peut bien le faire pour se débarrasser des Français.

--Et vous ne craignez point que, vous hors de cette maison, je ne coure révéler ce projet?

--Non, madame! car vous réfléchirez que je ne vous ai pas même demandé la promesse de garder le secret; non, madame! car vous réfléchirez qu'un dévouement comme le mien ne doit pas être payé par une ingratitude; non, madame! car vous réfléchirez que votre nom est trop beau et trop pur pour être attaché par l'histoire au pilori de la trahison.

Luisa tressaillit; car elle comprit, en effet, ce qu'il y avait de grandeur et de dévouement dans ce secret que lui confiait, sans condition aucune, le jeune banquier. Seulement, il lui restait à savoir pourquoi il le lui confiait.

--Excusez-moi, monsieur, dit-elle, mais j'en suis à me demander ce que j'ai à faire avec les Français et avec les partisans des Français, moi, la femme du bibliothécaire, je dirai plus, de l'ami du prince royal.

--C'est vrai, madame; mais le chevalier San-Felice n'est plus là pour vous protéger par sa présence, pour vous couvrir par son loyalisme; et laissez-moi vous dire ceci, madame: j'ai vu avec terreur que votre maison était de celles qui devaient être marquées d'une croix.

--Ma maison? s'écria Luisa en se levant.

--Madame, je conçois que ce que je vous dis vous étonne, vous révolte même. Mais écoutez-moi jusqu'au bout. Dans des temps comme les nôtres, temps de trouble et d'orage, nul n'est exempt de soupçon, et, d'ailleurs, quand les soupçons dorment, les dénonciateurs sont là pour les éveiller. Eh bien, madame, j'ai vu, j'ai tenu entre mes mains, j'ai lu de mes yeux une dénonciation, anonyme, c'est vrai, mais tellement précise, qu'il n'y a pas à douter de sa véracité.

--Une dénonciation? fit Luisa étonnée.

--Une dénonciation, oui, madame.

--Mais une dénonciation contre moi?

--Contre vous.

--Et que disait cette dénonciation? demanda Luisa pâlissant malgré elle.

--Elle disait, madame, que, dans la nuit du 22 au 23 septembre de l'année dernière, vous aviez recueilli chez vous un aide de camp du général Championnet.

--Oh! murmura Luisa sentant la sueur lui monter au front.

--Que cet aide de camp blessé par Pasquale de Simone avait été soustrait par vous à la vengeance de la reine; qu'il avait été pansé par une sorcière albanaise nommée Nanno; qu'il était resté six semaines caché chez vous, et n'en était sorti, déguisé en paysan des Abruzzes, que pour aller rejoindre le général Championnet assez à temps pour prendre part à la bataille de Civita-Castellana.

--Eh bien, monsieur, dit Luisa, lorsque cela serait, y a-t-il un crime à recueillir un blessé, à sauver la vie à un homme, et faut-il, avant de verser sur ses blessures le baume du bon Samaritain, faut-il s'informer de son nom, de sa patrie ou de son opinion?

--Non, madame, il n'y a pas crime aux yeux de l'humanité; seulement, il y a crime aux yeux des partis. Mais peut-être les royalistes vous eussent-ils pardonné, madame, si, depuis, vous n'aviez point, en assistant à toutes les soirées de la duchesse Fusco, donné une gravité plus grande à cette dénonciation. Les soirées de la duchesse Fusco, madame, ne sont pas seulement des soirées: ce sont des clubs où les projets se discutent, où les lois s'élaborent, où les hymnes patriotiques se composent, se mettent en musique, se chantent; eh bien, madame, vous êtes de toutes ces soirées, et, quoiqu'on sache très-bien que vous y assistez par un autre motif qu'un motif politique...

--Prenez garde, monsieur, vous allez me manquer de respect!

--Dieu m'en garde madame! répondit le jeune homme, et la preuve, c'est que c'est un genou en terre que j'achèverai ce que j'ai à vous dire.

Et Backer mit un genou en terre.

--Madame, dit-il, sachant que votre vie était compromise, puisque votre maison était au nombre des maisons désignées au couteau des lazzaroni, je suis venu vous apporter un talisman, un signe destiné à vous sauvegarder... Ce talisman, madame, le voici.

Il déposa sur la table une carte sur laquelle était gravée une fleur de lis.

--Ce signe, ne l'oubliez pas, c'est de porter le pouce de votre main droite à votre bouche et d'en mordre la première phalange.

--Il n'était pas besoin de mettre un genou en terre pour me dire cela, monsieur, dit Luisa avec une expression de bienveillance qui, malgré elle, illuminait son visage.

--Non, madame, mais pour ce qui me reste à vous dire.

--Dites.

--Il ne m'appartient pas, madame, de pénétrer dans vos secrets; ce n'est donc point une question que je vous fais, c'est un avis que je vous donne, et vous allez voir si cet avis est non-seulement désintéressé, mais généreux. A tort ou à raison, on dit que ce jeune aide de camp du général français que vous avez sauvé, on dit que vous l'aimez.

Luisa fit un mouvement.

--Ce n'est pas moi qui dis cela, ce n'est pas moi qui le crois; je ne veux rien dire, je ne veux rien croire; je veux que vous soyez heureuse, voilà tout; je veux que ce coeur si noble, si chaste, si pur, ne se brise pas sous les atteintes de la douleur; je veux que ces beaux yeux, amours des anges, ne soient pas noyés dans les larmes. Je vous dis donc seulement, madame: Si vous aimez un homme, quel qu'il soit, d'un amour de soeur ou d'amante, et, si cet homme, comme Français, comme patriote, court un risque quelconque à passer ici la nuit de vendredi à samedi, sous un prétexte quelconque, éloignez cet homme, afin que, par son absence, il échappe aux massacres, et que je puisse me dire, moi,--ce sera ma récompense:--«A celle qui m'a fait tant souffrir, j'ai épargné une douleur.» Je me relève, madame, car j'ai dit.

Luisa, devant cette abnégation, si grande et si simple, sentit les larmes monter à ses yeux et lui mouiller les paupières. Elle tendit à André sa main, sur laquelle il se précipita.

--Merci, monsieur, dit-elle. Je ne puis deviner d'où vient la trahison, mais à vous je dirai: Le dénonciateur était bien instruit. Je n'ai jamais confié mon secret à personne, mais à vous je dirai: Eh bien, oui! j'aime, mais d'un amour maternel, quoique immense, un homme à qui j'ai sauvé la vie. Quand j'ai senti cet amour me prendre le coeur avec la violence d'une irrésistible passion, j'ai voulu partir, quitter Naples, suivre mon mari en Sicile, non point pour échapper à un sort fatal, à un sort mortel, qui m'est prédit, mais pour conserver au chevalier la foi que je lui ai promise, pour garder intact mon honneur de femme. Dieu ne l'a pas voulu: la tempête nous a séparés, la vague qui l'emportait m'a repoussée sur le rivage. Vous me direz que, la tempête calmée, j'eusse dû monter sur le premier bâtiment venu et rejoindre mon mari en Sicile. S'il l'eût ordonné, ou s'il eût simplement paru le désirer, je l'eusse fait; n'y étant point sollicitée, je n'en ai pas eu la force: je suis restée. Vous parliez de la fatalité qui vous pousse à me révéler votre secret; si vous avez la vôtre, moi aussi, j'ai la mienne. Suivons chacun la pente où le destin nous entraîne. Quelque part où le mien me conduise, là où je serai il y aura pour vous un coeur reconnaissant. Adieu, monsieur Backer. Fût-ce au milieu des plus affreuses tortures, votre nom ne sortira point de ma bouche, je vous le promets!

--Et le vôtre, répondit Backer en s'inclinant, fût-ce sur l'échafaud où je serais monté par vous, ne sortira jamais de mon coeur.

Et, saluant Luisa, il sortit laissant sur la table la carte fleurdelisée qui devait lui servir de signe de reconnaissance.



CXI

LE SECRET DE LUISA

Restée seule, Luisa retomba sur sa chaise et demeura immobile, perdue dans un abîme de réflexions.

Et d'abord quel pouvait être cet ennemi caché et anonyme si bien au courant de tout ce qui se passait dans la maison, et qui, dans une dénonciation adressée au comité royaliste, avait mentionné les moindres détails de la vie privée de Luisa?

Quatre personnes seulement connaissaient les détails mentionnés dans la dénonciation. Le docteur Cirillo, Michel le Fou, la sorcière Nanno et Giovannina. Le docteur Cirillo! le soupçon ne pouvait pas même s'arrêter sur lui; Michel le Fou eût donné sa vie pour sa soeur de lait.

Restaient la sorcière Nanno et Giovannina.

La sorcière Nanno pouvait dénoncer Salvato et Luisa à une époque où cette dénonciation eût été payée ce qu'elle valait: elle ne l'avait point fait. On ne pouvait donc attribuer à la cupidité la dénonciation qu'avait reçue Backer, elle ne pouvait être que l'effet de la haine.

Giovannina! les soupçons s'arrêtèrent et, quoique bien vaguement, se fixèrent sur elle.

Quelle cause Giovannina pouvait-elle avoir de haïr sa maîtresse?

Évidemment, aucune ne se présentait à l'esprit de Luisa; cependant, déjà depuis longtemps la jeune femme remarquait dans l'humeur de sa camériste des altérations qui, tant qu'elle n'avait point eu à s'en rendre compte, lui avaient paru de simples bizarreries de caractère, mais qui maintenant lui revenaient en mémoire et lui inspiraient des doutes sans lui donner une explication. Elle avait surpris chez sa femme de chambre des coups d'oeil furtifs, des sourires mauvais, des paroles amères, et cela surtout depuis la nuit où, devant s'embarquer, au lieu de s'embarquer elle était revenue à la maison, et avait, d'une façon inattendue, reparu aux yeux de la jeune fille. Ces signes de mécontentement étaient devenus plus fréquents encore depuis l'arrivée des Français à Naples, et surtout depuis qu'elle et Salvato s'étaient revus.

Dans son dédain trop grand de l'humble position de Giovannina, il ne lui vint pas même à l'idée qu'elle pût aimer Salvato et être jalouse, et que les mêmes passions qui s'agitaient dans le coeur de la grande dame pussent s'agiter dans le coeur de la paysanne.

Seulement, ces soupçons de haine de la part de Giovannina persistèrent sans que la cause de cette haine lui fût connue.

Elle prit la carte fleurdelisée, la mit dans sa poitrine, et, s'éclairant elle-même, elle sortit du cabinet du chevalier, en referma la porte et passa dans sa chambre à coucher.

Dans sa chambre à coucher, elle trouva Giovannina, qui lui préparait sa toilette de nuit.

Prévenue qu'elle était contre la jeune fille, elle surprit le coup d'oeil dont celle-ci l'accueillit à son entrée dans sa chambre. Ce coup d'oeil malfaisant fut suivi d'un sourire gracieux; mais le sourire ne fut point tellement rapide, que la première impression ne demeurât dans son esprit.

Ne pouvant se douter de ce qui s'était passé, et n'ayant aucune idée des soupçons qui germaient dans le coeur de sa maîtresse, Nina voulut entamer une conversation avec elle. Cette conversation, quelques détours qu'elle eût pris, si Luisa lui eût permis de continuer, eût certainement abouti à la visite qu'elle venait de recevoir; mais Luisa y coupa court en lui disant sèchement qu'elle n'avait pas besoin de ses services.

Nina tressaillit,--elle n'était point habituée à être congédiée si durement,--et, avec son mauvais sourire, elle regagna sa chambre.

La visite du jeune banquier lui donnait fort à penser. Après lui avoir défendu sa porte, non-seulement Luisa avait consenti à le recevoir à deux heures du matin, mais encore elle l'avait reçu loin de tous les regards, les portes fermées, et dans l'appartement du chevalier.

Luisa, il est vrai, avait accueilli le jeune homme avec une physionomie sévère; mais, à son départ, elle était rentrée dans sa chambre le visage préoccupé seulement, attendri même. On voyait que ses yeux avaient, sinon pleuré, du moins senti l'humidité des larmes.

Qui avait pu ramener cette fière Luisa à des sentiments plus doux?

L'amour du beau jeune homme avait-il trouvé grâce dans son coeur, et y avait-il place dans ce coeur pour un amour nouveau à côté de l'amour ancien?

C'était impossible à croire; cependant, ce qui venait de se passer était bien extraordinaire.

Luisa, nous l'avons dit, avait remarqué le mauvais regard de Giovannina; mais elle avait à réfléchir sur quelque chose de plus grave que le nom du dénonciateur à trouver. Elle avait à réfléchir sur l'emploi qu'elle ferait de ce secret sans compromettre celui qui le lui avait confié, et comment elle sauverait Salvato sans perdre Backer.

Il fallait, avant tout, qu'elle vît le jeune officier; mais elle ne le voyait jamais que le soir chez la duchesse. Là, leur rencontre était toute naturelle, le salon de la duchesse étant, comme l'avait dit Backer, un véritable club.

Or, c'était bien du temps perdu que d'attendre un soir sur trois jours: c'était un jour de perdu. Il fallait donc l'envoyer chercher, et à Michele seul on pouvait confier un message de cette espèce.

Elle étendit le bras pour sonner Giovannina; mais, depuis dix minutes à peu près qu'elle l'avait renvoyée, Giovannina était peut-être couchée. Luisa pensa qu'il était plus simple d'aller à la chambre de la jeune fille et de lui porter l'ordre que de la forcer à le venir chercher.

La chambre de Giovannina n'était séparée de celle de sa maîtresse que par le corridor qui conduisait chez la duchesse Fusco.

Cette chambre était fermée par une porte vitrée seulement. La lumière y brillait encore, et, soit que le pas de Luisa fût si léger que Giovannina ne pût l'entendre, soit que l'occupation à laquelle elle se livrait l'absorbât trop profondément pour qu'elle songeât à autre chose, Luisa, en arrivant à la porte, put voir, à travers le rideau de fine mousseline qui en couvrait le vitrage, sa femme de chambre assise à une table et écrivant.

Comme peu importait à Luisa de savoir à qui Giovannina écrivait, elle ouvrit tout simplement et tout naturellement la porte. Mais sans doute il importait à Giovannina que sa maîtresse ne sût point qu'elle écrivait; car elle poussa un faible cri de surprise et se leva pour se placer entre Luisa et sa lettre.

Quoique étonnée que Nina écrivît à trois heures du matin, au lieu de se coucher et de dormir, Luisa ne lui fit aucune question, et se contenta de lui dire:

--Je voudrais voir Michel ce matin d'aussi bonne heure que possible: faites-le-lui savoir.

Puis, refermant la porte et rentrant chez elle, Luisa laissa sa femme de chambre libre de continuer sa lettre.

Comme on le comprend bien, Luisa dormit peu. Vers sept heures du matin, elle entendit du bruit dans la maison: c'était Giovannina qui se levait et sortait pour accomplir l'ordre de sa maîtresse.

Giovannina fut absente pendant près d'une heure et demie. Il est vrai qu'elle rentra avec Michele. Pour que la commission de sa maîtresse fût bien faite, elle avait voulu sans doute la faire elle-même.

Au premier coup d'oeil que le lazzarone jeta sur Luisa, il comprit qu'il venait de se passer quelque chose de grave.

Luisa était tout à la fois pâle et fiévreuse; ses yeux étaient entourés de ce cercle bleuâtre qui dénonce l'insomnie.

--Qu'as-tu donc, petite soeur? demanda Michele avec inquiétude.

--Rien, répondit Luisa en essayant de sourire; seulement, le plus promptement possible j'ai besoin de voir Salvato.

--Ce ne sera pas difficile, petite soeur, et un saut est vite fait d'ici au palais d'Angri.

Et, en effet, Salvato logeait, avec le général Championnet, rue Toledo, à ce même palais d'Angri où, soixante ans plus tard, logea Garibaldi.

--Alors, dit Luisa, va, et reviens vite!

Michele ne fit qu'un saut, comme il avait dit; mais, avant qu'il fut revenu, un soldat de planton apportait une lettre de Salvato.

Elle était conçue en ces termes:

«Ma bien-aimée Luisa, ce matin, à cinq heures, j'ai reçu l'ordre du général de partir pour Salerne et d'y organiser une colonne que l'on envoie en Basilicate, où, à ce qu'il paraît, nous avons quelques troubles. J'estime que cette organisation, en y mettant toute l'activité possible, me prendra deux jours. Je pense donc être de retour vendredi soir.

»Si j'espérais, à mon retour, trouver la fenêtre de la ruelle ouverte, et si je pouvais passer une heure avec vous dans la chambre heureuse, je bénirais presque mon exil de deux jours qui me vaudrait une pareille faveur.

»J'ai laissé au palais d'Angri des hommes chargés de m'apporter mes lettres. J'en attends plusieurs, mais je n'en espère qu'une.

»Oh! l'adorable soirée que j'ai passée hier! oh! l'ennuyeuse soirée que je vais passer aujourd'hui!

»Au revoir, ma belle madone au Palmier! J'attends et j'espère.

«Votre SALVATO.»

Luisa fit un geste de désespoir.

Si Salvato n'était de retour que vendredi soir, comment aurait-elle le temps de le soustraire au massacre de la nuit?

Elle aurait le temps de mourir avec lui à peine!

Le planton attendait une réponse.

Qu'allait répondre Luisa? Elle n'en savait rien. Sans doute, la conspiration était organisée à Salerne comme à Naples. Le révélateur n'avait-il pas dit qu'elle devait éclater à Naples et dans ses environs?

Elle crut un instant qu'elle allait devenir folle.

Giovannina, implacable comme la haine, lui répétait que le messager attendait une réponse.

Elle prit une plume et écrivit:

«Je reçois votre lettre, mon frère bien-aimé. En toute autre circonstance, je me serais contentée de vous répondre: «Vous aurez votre fenêtre ouverte, et je vous attendrai dans la chambre heureuse.» Mais il faut que je vous voie avant deux jours. Je vous enverrai aujourd'hui Michele à Salerne; il vous portera une lettre de moi, que je vous écrirai aussitôt que j'aurai remis un peu d'ordre dans mes idées.

«Si vous quittez votre hôtel, ou le palais de l'intendance, ou le logement que vous aurez choisi enfin et où Michele ira vous chercher, dites où vous serez, afin que, partout où vous serez, il vous trouve.

Votre soeur, LUISA.»

Elle ferma, cacheta cette lettre et la remit, au planton.

Celui-ci se croisa dans le jardin avec Michele.

Michele venait annoncer à Luisa ce que Luisa savait déjà, c'est-à-dire l'absence de Salvato et l'ordre qu'il avait donné de lui envoyer ses lettres à Salerne.

Luisa le pria de rester à la maison. Elle aurait sans doute, dans la journée, quelques commissions importantes à lui donner; peut-être l'enverrait-elle à Salerne.

Puis, plus agitée que jamais, elle rentra dans sa chambre et s'y enferma.

Michele, qui avait l'habitude de voir sa soeur de lait si calme, se retourna vers la jeune femme de chambre.

--Qu'a donc ce matin Luisa? lui demanda-t-il. Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable, elle deviendrait folle, par hasard?

--Je ne sais, répondit Giovannina; mais elle est ainsi depuis la visite que lui a faite, cette nuit, M. André Backer.

Michele vit le mauvais sourire qui passait sur les lèvres de Giovannina. Ce n'était point la première fois qu'il le remarquait; mais, cette fois, ce sourire avait une telle expression de haine, que peut-être allait-il en demander l'explication, lorsque Luisa sortit de sa chambre enveloppée d'une mante de voyage. Son visage, plus ferme, sinon plus calme, donnait à sa physionomie l'expression d'une résolution prise et à laquelle il eût été inutile de s'opposer.

--Michele, dit-elle, tu peux disposer de toute ta journée, n'est-ce pas?

--De toute ma journée, de toute nuit, de toute ma semaine.

--Alors, viens avec moi.

Puis, se retournant vers Giovannina:

--Si je ne reviens pas ce soir, ne soyez pas inquiète, dit-elle; cependant, attendez-moi toute la nuit.

Et, faisant signe à Michele de la suivre, elle sortit la première.

--Madame, pour la première fois de sa vie, ne m'a pas tutoyée, dit Giovannina à Michele; tâchez donc de savoir d'elle pourquoi.

--Bon! répondit le lazzarone, elle t'aura vue sourire.

Et il descendit rapidement le perron pour rejoindre Luisa, qui l'attendait impatiente à la porte du jardin.

A Naples, les moyens de locomotion sont faciles, justement parce qu'il n'y a aucun service officiel arrêté.

S'il s'agit, par exemple, d'aller à Salerne et que le vent soit favorable, on traverse le golfe en barque, on prend une voiture à Castellamare, et l'on est à Salerne en trois heures et demie ou quatre heures.

Si le vent est contraire, on prend une voiture à Naples, à la première place, au premier angle de rue, au premier carrefour; on contourne le golfe par Resina, Portici, Torre-del-Greco; on s'enfonce dans la montagne par la Cava, et l'on arrive à Salerne à peu près dans le même espace de temps.

A peine sur le quai, Michele s'informa du but du voyage, et, ayant appris que le but du voyage était Salerne, demanda à sa soeur de lait quel était le mode de locomotion qu'elle préférait.

--Le plus rapide, répondit Luisa.

Michele interrogea des yeux l'horizon; l'horizon était pur et promettait une journée magnifique. A Naples, le printemps commence en janvier, et, avec le printemps, les beaux jours. Une jolie brise soufflait du large et ridait doucement la surface du golfe, sur lequel on voyait glisser en tout sens une foule de balancelles, de tartanes, de felouques, dont on reconnaissait la destination à leur grandeur, et la nationalité à leur coupe ou à leur voilure. Michele proposa à Luisa la voie de mer, qui fut acceptée sans discussion.

Michele descendit sur la plage de Mergellina et fit prix: moyennant deux piastres, il avait la barque pour vingt-quatre heures.

S'il eût fallu ramer, la barque eût coûté le double; mais on pouvait aller à la voile, et l'absence de fatigue fut estimée deux piastres.

Luisa, enveloppée dans une mante de voyage qui lui cachait entièrement le visage, descendit dans la barque et s'assit sur le manteau de Michele plié en quatre.

La petite voile triangulaire fut orientée, et la barque partit, gracieuse et blanche comme une mouette qui ouvre ses ailes.

On rasa la pointe du château de l'Oeuf, sur lequel flottait le drapeau tricolore français, uni au drapeau tricolore napolitain, et l'on coupa diagonalement le golfe, le sillage du bateau formant la corde de l'arc.

Les deux mariniers avaient reconnu Michele. Malgré son brillant uniforme, ou peut-être même à cause de cela, la conversation s'engagea sur les affaires du temps.

Michele était un des auditeurs les plus assidus de Michelangelo Ceccone, ce bon prêtre patriote qui, mandé par Cirillo, avait assisté à ses derniers moments le sbire blessé par Salvato. Il avait traduit l'Évangile en patois napolitain, et expliquait aux lazzaroni ce livre, source de toute morale, qui leur était parfaitement inconnu.

L'esprit souple et facile du jeune lazzarone s'était rapidement imprégné de l'esprit démocratique dont le souffle divin anime ce grand livre; et, prosélyte de la Révolution, il ne manquait jamais une occasion de lui faire des prosélytes.

Aussi, dès que l'on fut en marche et qu'après avoir d'un regard insouciant interrogé l'horizon, les deux mariniers eurent abandonné leur barque à la brise du nord-ouest, Michele leur adressa-t-il la parole.

--Eh bien, leur demanda-t-il en se frottant les mains, vous êtes contents, mes bons amis, j'espère?

--Contents de quoi? demanda le plus vieux des deux mariniers, qui ne paraissait point apprécier son bonheur à la mesure de celui de Michele.

--Sans doute, vous pourrez pêcher partout dans le golfe maintenant, du Pausilippe au cap Campanella, sans que le tyran vous en empêche.

--Quel tyran? demanda toujours le plus vieux.

--Comment, quel tyran? Mais Ferdinand, je suppose.

--On n'est point un tyran, parce que l'on pêche chez soi, répliqua le plus jeune, qui paraissait partager entièrement les opinions de son aîné, et qu'on empêche les autres d'y pêcher.

--Comment! tu prétends que la mer est au roi?

--Certainement que je le prétends.

--Eh bien, moi, je soutiens que la mer est à toi, à moi, à tout le monde.

--Tu as là une drôle d'idée.

--Sans doute. Et la preuve...

--Voyons la preuve.

--Écoute bien ceci.

--Nous écoutons.

--La terre est aux riches.

--Tu en conviens.

--Oui; et la preuve qu'elle est à eux et qu'ils y ont des droits, c'est qu'elle est divisée entre eux par des murs, des fossés, des bornes, des limites quelconques, tandis que fais-moi un peu le plaisir de me montrer les limites, les bornes, les haies, les fossés et les murs de la mer!

Un des deux mariniers voulut faire une observation.

--Attends, dit Michele, je n'ai pas fini. La terre, pour qu'elle produise, il faut la labourer, l'ensemencer; la mer se laboure toute seule et s'ensemence d'elle-même. Nous avons beau y puiser des moissons de soles, de rougets, de mulets, de lamproies, de murènes, de raies, de homards, de turbots, de langoustes, plus nous en prenons, plus il y en a; les moissons succèdent aux moissons, sans qu'on ait besoin d'engraisser ou de fumer la mer. C'est ce qui me fait dire: la terre est aux riches, mais la mer est aux pauvres et à Dieu. Or, il faut être un tyran, et un tyran abominable, pour ôter aux pauvres ce que Dieu leur a donné, quand l'Évangile dit: «Qui donne aux pauvres prête à Dieu.»

--Hum! hum! fit le plus éloquent des deux mariniers, embarrassé un instant.

--Voyons, réponds à cela, dit Michele se croyant déjà vainqueur.

--Eh bien, oui, je réponds.

--Que réponds-tu?

--Je réponds que le roi a un casino à Mergellina...

--Oui, celui où il vendait son poisson.

--Un palais à Naples, un château à Portici, une villa à la Favorite, tout cela au bord du golfe.

--Eh bien, que prouve cela?

--Cela prouve que le golfe est à lui, sinon la mer. Est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe, nous?

--Oui, répéta le second marinier, encouragé par la polémique du premier, est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe? Et toi, tout le premier, avec tes beaux habits, en as-tu? Réponds.

--Alors, dit Michele, pourquoi ne bâtit-il pas un grand mur de la pointe du Pausilippe au cap Campanella, avec des portes pour laisser passer les barques et les vaisseaux?

--Il est assez riche pour cela, s'il le voulait faire.

--Oui; mais il n'est point assez puissant; et rien qu'à la première tempête, Dieu, en soufflant sur ces murs, les ferait tomber comme ceux de Jéricho.

--Mais, alors, pourquoi, puisque toute sorte de prospérités devaient nous arriver, du moment que les Français seraient maîtres de Naples, pourquoi le pain et le macaroni sont-ils toujours au même prix que du temps du tyran?

--C'est vrai: mais la municipalité a rendu un décret qui fixe, à partir du 15 février prochain, le prix du pain et du macaroni au-dessous de l'ancien cours.

--Pourquoi au 15 février et pas tout de suite?

--Parce que le tyran a fait vendre à ses amis les Anglais tous les navires chargés de grain qui viennent des Pouilles et de Barbarie; il faut bien donner le temps à d'autres d'arriver. Que devons-nous faire en les attendant? Le haïr, le combattre, mourir plutôt que de rentrer sous sa domination. Les Français n'ont-ils pas fait ce qu'ils ont pu faire? N'ont-ils pas aboli le privilège de la pêche? Tout le monde ne peut-il pas pêcher aujourd'hui dans les réserves du roi?

--Ça, c'est vrai.

--Et n'y trouvez-vous pas des poissons en abondance?

--Le fait est que c'est à croire qu'il avait choisi pour lui le plus beau et le meilleur.

--N'ont-ils pas aboli l'impôt du sel?

--C'est vrai.

--L'impôt de l'huile?

--C'est vrai.

--L'impôt sur le poisson séché?

--C'est vrai. Mais pourquoi ont-ils aboli le titre d'excellence? Qu'est-ce qu'elle leur a fait, cette pauvre excellence? Elle ne coûtait rien à personne.

--A cause de l'égalité.

--Qu'est-ce que cela, l'égalité? Est-ce que nous connaissons cela, nous?

--Et voilà justement le malheur, c'est que vous ne la connaissiez pas. Autrefois, il y avait des princes, des ducs; aujourd'hui, il n'y a que des citoyens. Tu es citoyen, toi, comme le prince de Maliterno, comme le duc de Rocca-Romana, comme les ministres, comme le maire, comme les conseillers municipaux!

--A quoi cela m'avance-t-il?

--A quoi cela t'avance?

--Oui, je te le demande.

--Regarde-moi.

--Je te regarde.

--Suis-je habillé comme toi?

--Il s'en faut.

--Eh bien, voilà ce que c'est que l'égalité, Giambardella. L'égalité, c'est pouvoir, étant né lazzarone, devenir colonel... Autrefois, les seigneurs étaient colonels dans le ventre de leur mère. Es-tu venu au monde avec un parchemin dans ta poche et des galons sur tes manches, toi? As-tu vu nos femmes faire de pareils enfants? Non, c'étaient les nobles qui en faisaient ainsi. Eh bien, moi, je suis colonel, grâce à quoi? A l'égalité. Avec l'égalité, tu peux devenir lieutenant de marine, ton fils peut devenir capitaine, ton petit-fils amiral.

Giambardella fit un geste de doute.

--Il faudra du temps pour arriver là, dit-il.

--Bon! répondit Michele, il ne faut pas tout demander à la fois. Le bon Dieu lui-même, qui est tout-puissant, a fait le monde en sept jours. Le gouvernement d'aujourd'hui est, comme on dit, un gouvernement provisoire, ce n'est point encore la république. La constitution qui doit faire notre bonheur se discute: quand elle sera faite, nous pourrons, selon notre bien-être ou nos souffrances, établir une comparaison entre le présent et le passé. Les savants, comme le chevalier San-Felice, le docteur Cirillo, M. Salvato, savent pourquoi les saisons changent; nous autres imbéciles, nous nous apercevons seulement que nous avons chaud et froid. Nous en avons souffert bien d'autres sous le tyran, et, grâce à Dieu, nous y avons survécu: guerres, pestes, famines, sans compter les tremblements de terre. Les savants disent que nous serons heureux sous la république; ils se réunissent et travaillent à notre bien; laissons-leur le temps d'accomplir leur ouvrage.

Et il ajouta sentencieusement:

--Celui qui veut récolter vite sème des radis, et, au bout d'un mois, mange des radis; celui qui veut du pain sème du blé et attend un an. Il en est ainsi de la république: c'est le blé du peuple. Attendons patiemment qu'il pousse, et, quand il sera mûr, nous le moissonnerons.

--Amen! dit Giambardella fort ébranlé, sinon convaincu, par la démonstration de Michele. Mais, c'est égal, ajouta-t-il avec un soupir, tant qu'il faudra que l'homme travaille pour vivre, il ne sera point parfaitement heureux.

--Dame, fit Michele, il y a du vrai là dedans; mais, que veux-tu! il paraît que cela ne peut pas être autrement, et la preuve, c'est que voilà le vent qui tombe et que tu vas être obligé d'amener ta voile et de ramer jusqu'à Castellamare.

En effet, depuis quelques minutes, le vent mollissait et la voile battait contre le mât. Les mariniers l'abaissèrent, prirent leurs avirons et, avec un soupir, commencèrent à ramer.

Heureusement, on était arrivé à la hauteur de Torre-del-Greco, et, après trois quarts d'heure de nage, on aborda à Castellamare.

Les mariniers payés, Michele se mit en quête d'une voiture, et l'on partit pour Salerne, où l'on arriva deux heures après.

La voiture s'arrêta à l'Intendance. Là, Michel s'informa et apprit que Salvato venait de la quitter, il y avait une demi-heure à peine, et on lui dit qu'on le trouverait à l'hôtel de la Ville.

Le cocher reçut l'ordre d'aller à l'hôtel de la Ville.

Salvato était dans son appartement, et avait dit que, si quelqu'un venait de Naples, on l'introduisît à l'instant même près de lui.

Il était évident qu'il avait reçu la réponse de la lettre adressée à Luisa, et qu'il attendait Michele.

Lorsque s'ouvrit sa porte, il se leva vivement pour aller au-devant du messager; mais, en voyant entrer une femme au lieu d'un homme qu'il attendait, il jeta un cri de surprise, puis, en reconnaissant Luisa au lieu de Michele, un cri de joie.

Son premier mouvement fut de bondir vers la jeune femme, de la serrer contre son coeur et d'appuyer ses lèvres contre ses lèvres.

Ce fut autour de Luisa de pousser un cri d'étonnement et de bonheur. Elle n'avait jamais été si complètement abandonnée aux bras de son amant, et, sous la flamme de ce baiser, elle avait éprouvé une sensation de volupté telle, que cette sensation ne s'était arrêtée que sur les limites de la douleur.

Michele n'avait point dépassé le seuil de la porte, et, sans avoir été vu, il se retira sur la pointe du pied et se tint dans la chambre qui précédait celle des deux amants.

--Vous! vous! s'écria Salvato. Vous êtes venue vous-même!

--Oui, moi-même, mon bien-aimé Salvato; car ni messager si habile qu'il fût, ni lettre si pressante qu'elle fût, ne pouvaient me remplacer.

--Vous avez raison, ma soeur chérie. Qui pourrait, fût-ce l'ange de l'amour lui-même, remplacer votre présence bénie? Est-ce que toutes les flammes de la terre réunies pourraient remplacer un rayon de soleil? Mais enfin, qui me vaut un pareil bonheur? Vous savez, chère Luisa, que je ne serai bien sûr que vous êtes là que quand je connaîtrai la cause qui vous amène.

--Ce qui m'amène, Salvato,--écoute bien ceci!--c'est la certitude que tu ne sauras pas me refuser une prière que je te ferai à genoux, une chose à laquelle je te dirai que ma vie est attachée; c'est que tu m'accorderas ma demande sans t'informer pourquoi cette demande t'est adressée; c'est que, lorsque je te dirai: «Fais cela!» tu le feras aveuglément, sans discussion, sans retard, à l'instant même.

--Et tu as eu raison de compter sur mon obéissance, Luisa, si tu ne me demandes rien contre mon devoir ni contre mon honneur.

--Oh! je me doutais bien que tu allais me faire quelque objection du genre de celle-là. Contre ton devoir! contre ton honneur! N'as-tu pas fait ton devoir jusqu'aujourd'hui, au delà du devoir? Ton honneur, ne l'as tu pas porté assez haut pour qu'il ne puisse recevoir aucune atteinte? Il ne s'agit point de ton honneur, il ne s'agit point de ton devoir; il s'agit de savoir si tu m'obéiras aveuglément dans une circonstance où il est question de ma vie.

--Ta vie! Quel risque peut courir ta vie, je te le demande?

--Crois-tu en moi, Salvato?

--Comme je croirais dans l'ange de la vérité.

--Eh bien, alors, fais ce que je vais te dire, sans objection et sans lutte.

--Dis.

--Demande à ton général, aujourd'hui, pour Rome, par exemple, une mission qui te fasse sortir du royaume avant vendredi soir.

Salvato regarda Luisa avec un profond étonnement.

--Que je demande une mission qui m'éloigne du royaume, c'est-à-dire qui me sépare de toi! répondit Salvato. Quel besoin as-tu donc de me voir loin de toi?

--Écoute, mon Salvato, ne te quitter jamais, t'avoir sans cesse sous les yeux, demeurer éternellement à tes côtés comme j'y suis maintenant, ce serait le voeu de mon coeur, le bonheur de ma vie; mais, que veux-tu! il y a des choses mystérieuses et absolues auxquelles il faut obéir. Crois-moi quand je te dis: nous sommes menacés d'un grand malheur, épargne-nous ce malheur en t'éloignant.

--Ce malheur qui nous menace, car il me semble, ma bien-aimée Luisa, que tu parles pour moi et pour toi?...

--Pour moi et pour toi, Salvato, plus pour moi encore que pour toi.

--Ce malheur qui nous menace, reprit Salvato, vient-il de la Sicile? Le chevalier San-Felice a-t-il des soupçons et rentre-t-il à Naples?

--Le chevalier n'a pas de soupçons et ne rentre point à Naples. Si le chevalier avait des soupçons et me disait le premier mot de ces soupçons, je me jetterais à ses pieds et je lui dirais: «Pardonne-moi, mon père! un amour irrésistible, une indomptable fatalité m'a entraînée vers lui. Je l'aime plus que ma vie, puisque je l'aime plus que mon devoir. Ce malheur que, dans ta sagesse infinie, tu avais prévu, au lit de mort de mon père, ce malheur est arrivé. Pardonne-moi, pardonne-nous!» Et il nous pardonnerait. Non: la menace est plus terrible et ne vient point de là.

--D'où vient-elle donc, alors? Dis-le; et, au lieu de fuir devant elle comme un enfant, on y fera face comme un homme et comme un soldat.

--Tu ne peux point y faire face, tu ne peux pas la combattre; là est le malheur; tu peux l'éviter, voilà tout, et en faisant aveuglément ce que je te dis.

--Chère Luisa, permets à ma raison de se révolter contre mon amour lui-même. Je ne fuirais pas un danger que je connaîtrais, à plus forte raison un danger inconnu.

--Ah! voilà justement ce que je craignais. Le démon de l'orgueil est là qui te dit: «Résiste!» Cependant, si j'avais la prescience d'un tremblement de terre qui dût t'engloutir, d'un orage dont la foudre pût te frapper, est-ce que, quand je te dirais: «Dérobe-toi au tremblement de terre, évite la foudre,» je te conseillerais quelque chose contre ton devoir ou contre ton honneur?

--Oui, si, placé par mon général à un poste quelconque, j'abandonnais ce poste, dans la crainte d'un danger imaginaire ou réel.

--Eh bien, Salvato, si ma prière prenait une autre forme, si je te disais: «J'ai à faire à Rome un voyage indispensable; j'ai peur de traverser seule ces implacables bandes de brigands; demande à ton général la permission d'accompagner une soeur, une amie,» ne la demanderais-tu pas?

--Attends que ce que j'ai à faire ici soit achevé, et, samedi matin, je te le promets, je demande un congé de huit jours au général.

--Samedi matin! C'est trop tard! c'est trop tard!... Ah! mon Dieu, inspirez-moi! Que faire, que dire pour le décider?

--Une chose bien simple, ma Luisa: transmets-moi tes craintes, apprends-moi ce qui te fait désirer mon absence, et fais-moi juge de la question; tu seras sûre alors de ne pas m'entraîner dans quelque fausse voie où s'égarerait mon honneur.

--Et voilà justement ce qui fait ma situation fausse, voilà pourquoi tu hésites, voilà pourquoi tu doutes. C'est que, moi aussi, j'ai, quoique femme, mon honneur d'honnête homme, si je puis dire cela; c'est que j'ai reçu une confidence, c'est que j'ai promis, c'est que j'ai juré, c'est que j'ai fait un serment à moi-même de ne pas dire le nom de celui qui me l'a faite; car sa confiance en moi a été telle, que, tout en mettant sa vie entre mes mains, il ne m'a demandé aucune garantie.

--Et comment ne m'as-tu rien dit de cela hier au soir?

--Hier au soir, je n'en savais rien.

--Alors, dit Salvato en regardant fixement Luisa, c'est le jeune homme qui t'attendait chez toi et qui n'est sorti de chez toi qu'à trois heures du matin, qui est venu te faire cette confidence que tu ne peux révéler.

Luisa pâlit.

--Qui t'a dit cela, Salvato? demanda-t-elle.

--C'est donc vrai?

--Oui, c'est vrai. Mais est-il possible, mon bien-aimé Salvato, qu'après l'avoir quittée, tu aies eu l'idée d'épier ta Luisa?

--Moi, t'épier, faire le rôle de jaloux autour d'un ange? Dieu me garde, je ne dirai pas d'une pareille folie, mais d'une pareille lâcheté! Ma Luisa peut recevoir qui elle voudra, à quelque heure que ce soit, sans que jamais, de ma part du moins, un soupçon ternisse le pur miroir de sa chasteté. Non, je n'ai point cherché à voir; non, je n'ai point vu. J'ai reçu cette lettre un quart d'heure avant ton arrivée, par un des messagers que j'avais laissés pour m'apporter ma correspondance; je la lisais quand tu es entrée, et je me demandais quelle âme abjecte pouvait vouloir semer entre toi et moi la plante amère du doute.

--Une lettre? demanda Luisa; tu as reçu une lettre?

--La voici; tiens, lis.

Et Salvato, en effet, présenta à Luisa une lettre visiblement écrite par un de ces hommes qui prêtent leur plume à l'amour comme à la haine et que vont chercher, pour leurs sombres projets, les dénonciateurs anonymes.

Luisa lut la lettre; elle était conçue en ces termes:

«M. Salvato Palmieri est prévenu que madame Luisa San-Felice a trouvé chez elle, en rentrant de chez la duchesse Fusco, un homme jeune, beau et riche, avec lequel elle est restée enfermée jusqu'à trois heures du matin.

»Cette lettre est d'un ami, désespéré de voir M. Salvato Palmieri si mal placer son coeur.»

Luisa vit, comme à la lueur d'un éclair, Giovannina écrivant dans sa chambre et se levant pour lui cacher ce qu'elle écrivait. Mais l'idée que cette jeune fille qui lui devait tant pouvait la trahir s'écarta rapidement, et d'elle-même, de son esprit.

--Il n'y a pas dans cette lettre un mot qui ne soit vrai, mon ami; par bonheur, soit que celui ou celle qui l'a écrite ne sache pas le nom de l'homme que j'ai reçu, soit qu'elle n'ait pas voulu le dire, Dieu a permis que ce nom ne s'y trouvât point.

--Et pourquoi, chère Luisa, est-ce une permission de Dieu?

--Parce que, s'il s'y trouvait, j'étais aux yeux de ce malheureux qui a risqué sa tête pour moi, une femme sans foi, sans honneur, une dénonciatrice enfin.

--Tu dis vrai, Luisa, répliqua Salvato devenu plus sombre; car, s'il y était, je me trouvais d'après ce que je devine maintenant, obligé de tout dire au général.

--Et que devines-tu?

--Que cet homme, pour un motif quelconque que je ne cherche point à approfondir, est venu te révéler quelque conspiration qui menace ma vie, celle de mes compagnons, la sûreté du nouveau gouvernement, et que voilà pourquoi, dans ton irréflexion dévouée, tu voulais m'éloigner, me faire passer la frontière, me mettre hors de l'atteinte des conspirateurs; voilà pourquoi tu ne voulais pas me révéler le danger que je devais fuir, parce qu'un tel danger, je ne le fuirais pas.

--Eh bien, tu as deviné juste, mon bien-aimé, et je vais tout te dire, excepté le nom de celui qui m'a avertie; et alors, toi, l'homme d'honneur, l'esprit juste, le coeur loyal, tu me conseilleras.

--Dis, ma bien-aimée Luisa, dis; je t'écoute. Oh! si tu savais combien je t'aime! Parle, parle! Contre moi contre ma poitrine, sur mon coeur!

La jeune femme resta un instant la tête renversée, les yeux fermés, la bouche entr'ouverte, aux bras du jeune homme; puis, comme s'arrachant à un rêve délicieux:

--Oh! mon ami, dit-elle pourquoi ne nous est-il point donné de vivre ainsi, loin des troubles politiques, loin des révolutions, loin des conspirateurs! Quelles délices ce serait, une pareille vie! Dieu ne le veut pas; soumettons-nous à Dieu!

Luisa poussa un soupir et passa sa main sur ses yeux; puis:

--C'est ce que tu as dit, mon ami, continua-t-elle. Oh! pourquoi cet homme m'a-t-il fait cette confidence? Ne valait-il pas mieux que nous mourussions ensemble?

--Explique-toi, ma bien-aimée.

--Une conspiration contre-révolutionnaire doit éclater dans la nuit de jeudi à vendredi: tous les Français, tous les patriotes dont les maisons seront marquées dans la soirée, doivent être massacrés pendant la nuit, à l'exception de ceux qui pourront présenter cette carte et faire ce signe de reconnaissance.

Et Luisa montra à Salvato la carte fleurdelisée et fit le signe indiqué par André Backer.

--Une carte avec une fleur de lis, répéta Salvato, se mordre la première phalange du pouce. (Tels étaient, on s'en souvient, les signes de salut.) Les malheureux! qu'on veut arracher à l'esclavage et qui veulent être esclaves à tout prix!

--Eh bien, maintenant que je t'ai tout raconté, dit Luisa se laissant glisser aux genoux du jeune homme, que faut-il faire? Réfléchis et conseille-moi.

--Il est inutile de réfléchir, ma Luisa bien-aimée. Il faut répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu te sauver.

--Et toi aussi; car il sait tout, ta blessure, les soins que j'ai pris de toi, ton séjour de six semaines chez la duchesse; il sait notre mutuel amour, et il m'a dit: «Sauvez-le avec vous.»

--Raison de plus, comme je te le disais, pour répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu nous sauver: sauvons-le.

--Comment cela?

--En lui disant: «Votre complot est découvert; le général Championnet est prévenu; où vous croyez trouver un massacre facile, vous trouverez une résistance désespérée; vous allez inutilement faire couler le sang dans les rues de Naples. Renoncez à votre complot, et gagnez l'étranger; le conseil que vous m'avez donné, suivez-le.

--C'est l'honneur lui-même qui parle par ta voix, mon Salvato; ce que tu me dis de faire, je le ferai. Mais écoute donc...

--Quoi?

--Il m'a semblé entendre du bruit dans cette chambre, on a fermé une porte. Nous écoutait-on? sommes-nous épiés?

Salvato s'élança: la chambre était vide.

--Nul n'était dans cette chambre que Michele, dit-il; vois-tu un malheur à ce que Michele nous ait entendus?

--Non, car il ignore le nom de la personne qui est venue chez moi. Sans cela, mon cher Salvato, ajouta Luisa en riant, tu en as fait un tel patriote, qu'il serait capable d'aller tout courant le dénoncer.

--Eh bien, dit Salvato, tout est convenu ainsi, et ta conscience est en repos, n'est-ce pas?

--Tu m'assures que nous avons agi selon toutes les lois de la loyauté?

--Je te le jure.

--Tu es bon juge en matière d'honneur, Salvato, et je te crois. A mon retour à Naples, je préviendrai le chef des conjurés. Son nom n'est point sorti de ma bouche, même vis-à-vis de toi. Il ne peut donc être compromis en rien; ou, s'il l'est, ce sera en dehors de ma volonté. Ne pensons plus qu'à nous, au bonheur d'être ensemble. Tout à l'heure, je maudissais les troubles politiques, les révolutions, les conspirateurs... j'étais folle. Sans les troubles politiques, tu n'eusses point été envoyé à Naples par ton général; sans les révolutions, je ne t'eusse pas connu; sans les conspirateurs, je ne serais pas à cette heure près de toi. Bénies soient les choses que Dieu fait: elles sont bien faites.

Et la jeune femme, toute joyeuse, toute consolée, toute souriante, se jeta dans les bras de son amant.

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