La Sarcelle Bleue
The Project Gutenberg eBook of La Sarcelle Bleue
Title: La Sarcelle Bleue
Author: René Bazin
Release date: November 20, 2013 [eBook #44236]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
LA
SARCELLE BLEUE
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18
| A L'AVENTURE (croquis italiens) | 1 vol. |
| HUMBLE AMOUR | 1 vol. |
| LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI | 1 vol. |
| MADAME CORENTINE | 1 vol. |
| LES NOELLET | 1 vol. |
| MA TANTE GIRON | 1 vol. |
| SICILE (Ouvrage couronné par l'Académie française) | 1 vol. |
| UNE TACHE D'ENCRE (Ouvrage couronné par l'Académie française) | 1 vol. |
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
RENÉ BAZIN
LA
SARCELLE BLEUE
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1895
LA
SARCELLE BLEUE
I
—Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?
—L'histoire de la marquise Gisèle.
—Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?
—Ce sera surtout inutile.
—Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de piano.
—On dirait une robe de cour!
—Eh bien?
—Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse!
—Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cœur. N'est-ce pas, mère?
En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, l'œil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait.
Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant Thérèse, et la mère dit:
—Oui, ma mignonne.
—Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra un peu arrondir les ailes.
—Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.
M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire.
—Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte...
—Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi?
—Elle était mariée.
Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune.
—C'est moins intéressant, fit-elle.
—Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur s'éloigna.
—Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a épousé un lieutenant de vaisseau...
Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert.
—Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, absolument rien. Je vous le promets!
—Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bœufs, les moutons, les chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et refusait de tuer la haquenée..
Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe.
Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à dessein:
—Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors...
Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cœur que le songe habite, avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié dans l'ombre.
—Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain!
Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir les yeux:
—Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon!
—Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse!
—Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.—J'ai peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille...
Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui s'y trouvait, d'ailleurs.
—C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières.
—Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent se coucher de bonne heure.
—Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors?
—Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume.
—A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous demain?
—Comme tous les jours: ce que vous voudrez.
—Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous.
—Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y sommes allés!
—Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous aimez.
—C'est cela.
—Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des loriots, là-bas.
Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout, épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie.
—Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du tout sur le vieux rose?
—Toujours complimenteur! répondit la jeune fille.
Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui volent, elle disparut.
Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard immobile une vision passait, de celles qui troublent le cœur. Et cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action. Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la barbiche en pointe. L'œil était bleu sombre, ferme, intelligent, le sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur.
L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention; les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et sur la cheminée.
M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé.
—Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix.
—Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait?
—Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer une treille de chasselas!
—En juillet! Et par cette chaleur!
—Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau!
—Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de stupéfaction et de mécontentement.
Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et dit:
—Est-elle enfant encore, notre Thérèse!
Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi, relevait le coin de sa bouche.
—Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert?
Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore.
—Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était une vraie enfant. Est-ce ton avis?
—Hélas!
—Tu trouves?
—Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille. Et je le déplore!
—Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...
—Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi, elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande!
—Et la preuve?
—Elle dort à mes histoires!
—C'est qu'elle était lasse.
—Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure.
—Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.
—Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a changé.
M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité.
—Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête un peu lourde.
—Comme vous voudrez, mon cher.
—Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de nous fausser compagnie.
—Je t'assure, Guillaume...
—Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue? Demain?
Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement.
—Après la promenade, dit-il, peut-être...
—Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons, Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de l'œuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour demain?
—Pas probable... Je n'y suis plus.
—Sais-tu que tu es affreusement paresseux?
Robert se leva.
—Il y a si longtemps! dit-il négligemment.
Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir, petite sœur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant, moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et prit la porte par où Thérèse était sortie.
Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque, s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit fait: Thérèse endormie.
Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»
Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était improvisé,—avec quelle joie et quelle application de tout son esprit!—le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était bien fini.
Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui avait séché, puis disparu.
Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main, une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un des tiroirs de la commode.
—Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant, puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait trouver des lectures de son âge...
Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de basane et de maroquin luisaient doucement.
«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert, voilà qui est difficile! Voyons!... Discours sur l'Histoire universelle? trop grave... Voyage du jeune Anacharsis? d'un vieillot!... Dominique, oh! Dominique, de Fromentin? non, ce n'est pas pour son âge... Guide de l'Apiculteur? non!... Brizeux, deux volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, Theâtre complet; Michelet, l'Oiseau; marquis de Foudras, les Gentilshommes chasseurs; Corinne... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance: tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas encore. Et si peu d'œuvres! Je suis presque au bout... Pensées, de Joubert; Rabelais; Service en campagne 1866; Contes choisis, de Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les Contes choisis! En choisissant encore parmi eux,—une jeune fille tout à fait jeune fille, qui n'a rien lu!—oui, elle aimera cela. Ce Daudet, la Chèvre de M. Seguin, les Étoiles, oh! les Étoiles! Comment n'avais-je pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»
Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble. Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre.
—Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain, quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume!
En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près d'elle, lisait, en y mettant le ton, la Chèvre de M. Seguin. Il voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée, là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et ramena dans son esprit la question un moment écartée.
«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux! Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant, au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est dur de prévoir!...»
Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre, du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira. Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard:
—Ah! mon oncle, c'est vous!
Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait.
—Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en vouliez-vous?
—Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu fort?
—Je le crois!
Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre.
—J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez: tout à l'heure...
—Complètement pardonné, Thérèse!
—Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson, et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain!
—Bonsoir, mignonne!
Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer.
Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire, poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et sans hâte, vers la fenêtre ouverte.
C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne, parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de l'enfant, pas d'écho à ses jeux,—si ce n'est une petite fille née de ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de son aîné,—une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre. Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier, qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château, les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf, aussi désarmé qu'un enfant.
L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de 1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre du service, donna sa démission.
Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être, sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié son ancien ami. Le temps avait fait son œuvre. Pas une main ne se tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui.
Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique parente qui lui restât, de sa demi-sœur, qu'il avait à peine connue et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse. La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait.
Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au régiment! Elle disait:
«Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé, j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des princes en visite. Déjà je suis à l'œuvre.
»Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière: la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes,
»GUILLAUME MALDONNE,
»Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.»
Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais. Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée, l'insaisissable fauvette bleue.
Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée, soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises, disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et, avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables, rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur d'oiseau.
Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs, bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les pics du département, qu'il se chargeait de la direction de l'entreprise et de trouver le gîte et le souper.
Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis, en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches, et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement, une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de lumière.
Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier, veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs.
Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie, avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève, si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on attelle les chevaux: si tu te déclarais?»
Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie, le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets, construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées. Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère, retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux, pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout jeune, à force d'aimer l'enfant.
Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne venaient qu'au second plan.
Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en fleur.
O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous!
Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert, comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide, rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite.
Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie.
II
Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade, au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à partir.
Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte, inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier:
—En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment avez-vous dormi?
—Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le seuil de la porte.
—Moi, divinement! dit Thérèse.
Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise.
—Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard. Êtes-vous beau!
—Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?
—Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots du bois de Laurette?
Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui tendait, et, la serrant entre les siennes:
—Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous!
—Oh!
—Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on, si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,—car vous voilà grande, ma filleule,—on apercevait un parrain négligé?
Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa sur le visage de Thérèse.
—Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je trouve ça charmant.
Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants, sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la main:
—Tout à fait votre air de colonel!
Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait trop bien le chemin de son cœur, cette Thérèse! Et Robert était comme beaucoup de soldats: quand le cœur lui battait, il n'avait plus que des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte verte lui pendait dans le dos.
—Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous rentrerons par le faubourg?
—Pourquoi faire, mignonne?
—Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que j'avais cueilli...
—Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre jour, sur le seuil de sa porte.
—Si gentil! fit Thérèse.
Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'œil aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer.
—Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé.
—Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes histoires est passé.
—Vous ne m'en raconterez plus?
—Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour les grandes jeunes filles.
—Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire...
—Vous le désiriez?
—Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je désire?
—Je pense à vous.
—Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le cœur touché de vos attentions, bien touché, je vous assure!
«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise! Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!»
Et ils allaient tous deux légèrement.
Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs, pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi, songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse.
—Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse.
—Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente.
—Ravie!
—Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis araignée?...
—Où donc, parrain?
—Dans le bois, parbleu!
Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées. Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur, chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front. Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais, tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire, gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute. La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du cœur.
—A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol.
—Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.
Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant, au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de fleurs blanches.
—Reine des prés, dit-il, spiræa ulmaria, famille des Rosacées. Voyez, Thérèse, est-elle élégante!
Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait.
—Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas?
—Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse, que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux Malvoisie!
Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée.
—Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si...
—Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?
—Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,—et son sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues, sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on ne sait d'où,—je veux dire que peut-être, vous comprenez bien, peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me fait rire malgré moi.
Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula, comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant.
—C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde.
Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses yeux bleus étonnés:
—Mais oui!
—A propos de rien, comme ça?
—De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, très loin.
—Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?
Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie tête:
—Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai...
—Alors, vous avez fait votre choix?
—Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui aurait été malheureux!
—Ça se rencontre aisément, Thérèse.
—Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert.
—Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne comprends pas.
Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes.
—Pour le consoler, dit-elle.
Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins de sa bouche:
—Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que vous voulez rentrer par le faubourg?
—Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses.
Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât:
—Eh bien, Thérèse, venez-vous?
Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, c'était d'un mot, avec effort.
—Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.
—Un peu de fatigue, mignonne, cela passera.
Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!»
Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin?
Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi fondus dans l'air.
—Est-ce étincelant! dit Thérèse.
M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses grands arbres.
Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta.
—Je vous attends, fit-il.
La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix.
C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.
—Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave.
—Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi!
Mais la petite secouait ses boucles blondes.
—Tu ne veux pas, Yvonnette?
—Non.
—Pourquoi donc, mademoiselle?
—Oui, pourquoi, pourquoi?
Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève.
—Autre chose, alors, dit-il.
Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde.
—Deux sous? demanda-t-il.
Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cœur que leur gaieté gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires qui n'avaient de sens que pour ces petits.
—Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse.
Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré entre ses palissades noires.
—Que vends-tu là? demanda-t-elle.
Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude, pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix:
—Je vends de l'ombre!
Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés, privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places.
—Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se baissant pour l'embrasser.
—Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front.
—Tu vas venir à la maison, tout à l'heure.
—Oui, mademoiselle.
—Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans chaque main. Tu ne les renverseras pas?
—Non, mademoiselle.
—Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte Vierge, où tu sers la messe.
—Oui, mademoiselle.
Elle passa la main sur la joue de l'enfant.
—Au revoir, mon Jean!
Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'œil vivant, bien ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il cria, de sa voix claire:
—Bonsoir, mademoiselle!
Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus faisaient la révérence.
Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà, au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude et d'ennui, disait:
—Une promenade charmante, Geneviève, charmante!
—Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour.
III
Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve, racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail: la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le remarqua.
Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au musée.
—Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu demain. Vous me laisserez à l'église.
Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du perron de l'église.
—A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop!
—Ni vous?
—Toi surtout!
Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des branches de pin.
Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge, constata d'un coup d'œil que les roses avaient bien été apportées à l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux.
—Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas?
—Quoi donc?
—Le petit Malestroit!
—Lequel?
—Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!
—Eh bien! qu'y a-t-il?
—Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les roues d'un camion... écrasé!...
—Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est venu ici!
—Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête saignait là, mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez les Malestroit!
Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les dalles de la nef et répétait:
—Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se faire une raison... attendez-moi donc!...
Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil.
Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche, sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les sœurs, les petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge, sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement, racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que lire, jouer au soldat et prier Dieu!
Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne voyait que le petit Jean. Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap orné d'images.
Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle, trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps, ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures, pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole entrât mieux dans cette âme meurtrie:
—Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien rude... mais n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il échappe à bien des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai toujours, voyez-vous!...
Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une, comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant.
—Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.
Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler son attention:
—Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne?
Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas. Elle murmura seulement:
—Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui!
Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé!
Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M. Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable, gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa poche, se courba, et dit assez bas, intimidé:
—Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux malheur. Nous sommes voisins si proches...
Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent.
Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta.
—Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi, je sors.
Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M. Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse, agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup.
—Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses. Pourriez-vous faire prévenir mon parrain?
—Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en dodelinant sa tête blanche.
—Pas vous-même, je suppose?
—Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là.
Elle ne répondit pas directement.
—Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!...
Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne sais quoi de maternel à son doux air de vierge.
—Pauvre petit ami! dit-elle.
Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise.
Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir.
A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion.
—Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des gens si éprouvés!
Il prit Claude par un bouton de la jaquette.
—Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres!
—Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait vu, il me semble que vous avez donné l'exemple...
—Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement...
Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit, qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le vannier.
—Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est notre maître en charité.
Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.
—Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent.
—En effet, murmura Claude, les occasions...
—Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis trop vieux.
—Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret à votre endroit.
—Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le cœur, voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!
Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la direction de la banlieue.
Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du bonhomme.
Puis il rentra chez lui.
Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial, à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître, et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions. C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux, propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut, d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un cœur excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et d'observation.
En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,—car la moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,—il ne songea pas même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et alluma un cigare.
Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance, Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui. Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade, heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart. L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage.
Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante. Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié. Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui connaissait,—comme on connaît l'armorial,—à la couleur de leur chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la ville?
Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,—un coup de timbre qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,—ni l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et digne, une assiette à la main:
—Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents riches?
—Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été?
—Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas son nom?
La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant.
—Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas?
—S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant l'assiette de Claude.
—Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial lui a parlé!...
—Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela Justine.
Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume.
«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal, bien que tu aies le cœur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée présente. Je demanderai à M. Lofficial...»
Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur la table, et dit:
—Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M. Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des gens.
Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon célibataire, une certaine crainte révérencielle.
Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire, il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil?
Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants, sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle, qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes, tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant. Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre, près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons, elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis... Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout nuit.
Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui, lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut retourner un instant chez les Malestroit.
Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis, accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante.
Mais Thérèse n'était plus là.
IV
Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction.
Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de lui, les gens des fermes, les bœufs essoufflés de chaleur cherchant l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la pensée de Thérèse s'offrit à lui.
«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais d'elle. Pourquoi pas?»
La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils, pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés, et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin.
La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer? Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu.
Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise.
Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air étonné de voir quelqu'un.
—M. Maldonne?
—Dans la tourelle, au deuxième.
Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M. Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander: «Que voulez-vous?»
—Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de préparer,—il n'osa pas dire «d'empailler»,—même les animaux qui ne sont pas destinés au musée?
—Certainement, monsieur.
—J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine.
—En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant.
—Et j'ai tué ceci.
Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent dans les bois de chênes.
—Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun, sciurus vulgaris, et avec des avaries!
Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude:
—Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce sont les trois positions préférées des amateurs de la ville.
—Mon Dieu! fit Claude en hésitant,—car l'idée du nid lui était venue,—comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur?
Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme.
—D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté, l'œil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne, le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art!
—Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste, monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu digne de vous.
M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.
—Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares.
—Vous avez, en effet, une fort belle collection.
—Tous les oiseaux du département.
—Sans exception?
L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet passa dans son regard.
—En connaîtriez-vous une, par hasard?
—Mon Dieu, monsieur...
—Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne trouve pas, soit au musée, soit chez moi!
Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait. S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute:
—Le faucon pèlerin?
M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui.
—Dix exemplaires au musée, répondit-il.
—La mouette rieuse?
—Commune!
—Le butor?
—Je refuse ceux qu'on m'apporte.
Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, l'œil clair, la mine légèrement railleuse et flattée:
—L'aigle pygargue? dit-il.
—Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire.
—Eh bien?
—Pas possible?
—Chez moi!
—Chez vous, monsieur?
—Tué de ma main.
—Un vrai pygargue?
—Il n'y en a pas de faux.
—Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple particulier pût posséder...
—Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant, tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre?
—Je suis libre, monsieur.
—Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez!
«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence d'un scepticisme poli.
C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une canne de buis à gros nœuds.
Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe claire de l'eau.
—Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de manquer?
M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la dernière manche de sa redingote.
—Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris...
—Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne trouvez-vous pas?
—Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous, c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez.
Claude jeta un dernier coup d'œil sur le chasseur malheureux, qui lui parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et, traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui. Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes. C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un.
Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes, Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il.
On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel, mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps! Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.»
M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une déchirure dans le vaste panneau de bois.
—Entrez! dit-il.
Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur:
—Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé?
Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu, déployait ses ailes immenses.
—Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un?
Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus, une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal rayon: «Groseilles 1889.»
—Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah! ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel, peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue. Je l'ai amené.
Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les personnes timides.
—Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle.
—Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude.
—Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares. Êtes-vous convaincu?
—Absolument, madame.
—Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit sentencieusement M. Maldonne.
—Oh! monsieur!
—Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur!
—Avec un pareil guide! fit Claude.
Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement. Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir!
Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son cœur.
—Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui a fallu plus de travail...
—Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle d'entendre achever la phrase.
—Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à des artistes célèbres, enrichis, fêtés.
—Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi... Thérèse?
Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible. Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit, les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite, elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux pleins de fou rire contenu.
—Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop de framboises que ta mère fait si bien!
Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle Thérèse s'était enfuie...
Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du jardin se mirèrent aux facettes du cristal.
Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au dossier.
—Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux recettes du ménage.
—Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts, ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y avait une ombre de reproche.
—Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais des confitures?
—Du premier coup d'œil, mademoiselle.
—A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le dossier de sa chaise.
—Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures?
Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance pareille, et dit:
—Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous que ce soit autre chose?
Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse limpide et hardie réapparut.
—Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime!
—Vraiment, mademoiselle?
—Cela vous étonne, monsieur?
—Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.
—Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime les groseilles.
—Et peut-on vous demander pourquoi?
—Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui ne trompe pas!
Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches.
—A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait rempli les deux verres, et en levant le sien.
Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis. Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait servi d'introducteur.
Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet préféré. Il raconta,—ce ne devait être ni la première, ni la seconde fois,—l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de verre, il y avait un chef-d'œuvre de patience et de goût: une collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées, mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant leurs œufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus, comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates. L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère, écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier doré?» disait l'autre.
Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra. Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et forte!
—Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.
Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite, son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde, elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie lumineuse, en décidèrent autrement.
—Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai volontiers.
—Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous voyez?
—Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus joli ici.
Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes.
—Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner.
Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors? D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis, se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi, et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas, et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.
A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle.
Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement: «D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna. Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait Claude.
V
Les semaines s'en vont vite, tant que le cœur de l'homme ne s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent, invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce, sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige, sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille. Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux rives: «Me voilà!»
Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les manœuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où l'on cause, les batailles pour rire où le cœur saute pourtant de la même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie, les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de constater qu'il faisait beau, et partit.
C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon, il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu. Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet, et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle: «Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...»
Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient, avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre, il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les mains tendues.
—Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.»
—Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route, lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant.
M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil.
—En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous rencontrons.
Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en arrière.
Thérèse lui jeta un coup d'œil qui demandait: «Pourquoi vous retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir.
Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre par où venait le parfum violent des géraniums.
—Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin.
—Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous, je vous prie.
—Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle.
Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne.
—Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte!
—Il y en a de si sérieux, madame!
—Un chef-d'œuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du midi.
—N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu qui me plût autant. Il y en a un, surtout...
—C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des Vieux. L'aimez-vous, monsieur?
—Beaucoup, madame.
—C'est si touchant!
—Moi, fit M. Maldonne: Les Aventures d'un perdreau rouge. Exact, mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi, celui-là?
—Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?
—Les Étoiles! répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre.
Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue.
Claude reprit:
—Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle?
—Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite.
Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes, s'étendit vers la lumière.
—Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître. Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme dans les yeux d'une personne chérie.
—Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement.
Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en même temps vers M. de Kérédol.
Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait demeurer maître, et qui se trahissait pourtant.
—Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger.
—Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que dit mademoiselle est charmant!
—Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent, mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et c'est de l'astronomie.
Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers, se prit à rire.
—De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?
—Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre sa lecture.
—Moi? mais je n'ai pas dit cela.
—Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi dans l'histoire de l'Élixir du Père Gaucher. Nous autres, nous sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée admirable!
Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba au milieu du silence embarrassé de tout le monde.
—C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour lui seul.
Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers Claude, exprimaient le même regret.
Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement, quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve, qui partageait toutes ses prédilections pour les Étoiles de Daudet.
Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.
—Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci timidement.
—Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas qu'on trouble une de leurs habitudes!
—C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure, et si dévoué pour nous tous, un si bon ami!
Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps, la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le cœur pris aux choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes, il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier, ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries.
Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous comprenez que nous aimions les Pépinières?»—«Autant que j'aime la Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres encore.
A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées brunes?
Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M. Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion, ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait, beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées, s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les passe-roses endormies.
—Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent! Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant, qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots, tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces, inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici. Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors, dont nous sommes témoins!
—Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi!
Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée. Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M. Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se briser le lien léger qui tient une âme attentive.
—Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.
Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à la base, où pas une lueur ne veillait.
M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du salon.
—Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé! Plus personne!
L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M. de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille.
—Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très tard...
Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui éclairait le vestibule.
—Dix heures et demie seulement... Mais voilà, quand Robert s'avise d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier... vraiment, c'en est drôle.
Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se sentait humilié.
Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna la clef dans l'énorme serrure du portail.
—Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en resterons pas là?
—Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler...
—Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous: vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté?
Claude répondit, avec moins d'ardeur:
—Sans doute, monsieur.
—J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.
Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route.
VI
Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit, dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries. Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour inspecter le cellier où fermentait son vin.
Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne contenait une réserve.
Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le tour des fontaines.
Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes, admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et, devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos. L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote, ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin.
Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots.
—Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de demain!...
A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui allait les dépasser.
M. Lofficial étendit la main.
—Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à M. de Kérédol.
Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait amené aucun incident nouveau, répondit:
—J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois.
—Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.
M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie, sur les dernières manœuvres, et sur de communes relations qu'ils avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude:
—Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis d'avis...
—Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main...
Mais M. Lofficial le retint.
—Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente! Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières...
—Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant rapidement à l'étreinte de M. Lofficial.
Il était devenu tout rouge et visiblement gêné.
Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec sa canne un moulinet d'impatience.
—Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de M. Lofficial.
—Vous ne saviez pas?
—Non.
—Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y conduire sa sœur et mademoiselle Thérèse...
M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge.
—Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car, voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie pour nous trois!»
—Vraiment, il disait cela? demanda Claude.
—Mais... oui, mon ami...
Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude l'écoutait avidement.
—Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi. J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le cœur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire.
—Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?
—Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare.
—Un voyage?
—Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à faire, un coup d'œil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, monsieur Claude!
Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée de son jeune ami.
Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M. Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne... une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les allées tournantes, aux regards des promeneurs.
La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir, j'ai attendue.»
Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander: «Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne. Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et de lui-même pour le guider.
Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un signe, et s'en va.
Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage, vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs.
Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées, s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise, un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père, qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry. L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se sont embrassés.
Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu.
De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait: