La Sarcelle Bleue
Dodo minette,
Dodo poulette,
Dormez donc si vous voulez,
Je suis bien lasse de vous bercer.
Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même:
«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je l'aime!»
VII
Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de parquet, écoutaient dans le même silence la Marche des Pèlerins, et le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos, indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut, sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en profitait pour se plaindre amoureusement.
Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui. L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie. Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé d'attitude,—pas plus que Robert,—lui dit un mot à l'oreille, et l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir, tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour ressaisir le public, continuait à diriger la Marche de Berlioz.
Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages, tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel, immobile, au fond d'une loge de cirque.
Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva. M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste: seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier, jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la certitude était acquise et la lutte résolue.
La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son cœur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à mots rompus, rarement.
De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne se manifesta dans son humeur.
Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond, sous la tonnelle de lauriers.
—Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon... Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale... Et dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son âge, et toutes les malechances au mien!
Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des choses graves à demander.
—Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à court de résolution, dans le trouble des premières méditations.
—Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux.
Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu plus bas que lui.
—Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis venue pour vous demander une preuve de grande affection.
—Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir que je ne vous refuserai pas.
—Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte. Je veux savoir de vous un secret.
—Un secret, Thérèse?
—Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous trouve...
Elle semblait hésiter entre les mots.
—Comment me trouvez-vous?
—Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour vous.
—Oh! si! interrompit vivement Robert.
Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle.
—Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine?
—Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme moi?
Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui.
—Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs amis du monde pour vous?
—Les meilleurs, oui, Thérèse.
—Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante?
—Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher.
—Alors?
Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait souvent, pour obtenir une gâterie:
—Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez croire!
Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
—Qu'avez-vous? demanda-t-elle.
—Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement!
—Oh! bien sûr.
—Thérèse, m'aimez-vous?
—Beaucoup?
—De tout mon cœur! Pourquoi en doutez-vous?
—Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que vous nous abandonneriez?
—Quelqu'un?
—Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le bonheur, toute la tendresse que vous avez eus?
Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur ses yeux, et dit:
—Est-ce qu'il est venu quelqu'un?
—Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait?
—S'il venait?
—Oui, un jour lointain, plus tard?
La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait, souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait chaque jour.
—S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée.
—Oh! Thérèse!
—Je lui dirais encore autre chose!
Elle se pencha vers lui.
—Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!»
Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle.
—Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous. Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez?
—Oui, quand vous étiez mon élève.
—Mais je le suis, je le serai toujours.
Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus jolie mine, futée et tendre à la fois:
—Toujours!
Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas! C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre. Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien, tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»
Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi. Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.»
A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma sœur ne comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de cœur. J'irai le trouver.»
Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être sèche, et entra.
Guillaume Maldonne, en veste blanche, écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière.
—Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas voir! tu vas juger!
Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert l'enveloppa d'un regard d'envie.
La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux, ébouriffé, se retournant sur sa chaise:
—Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je travaille seul!
—Au catalogue?
—Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne. Écoute-moi ça: «Mémoire sur les rapports qui existent entre la coloration de l'œuf et celle du jeune oiseau en duvet.» Est-ce une trouvaille? Est-ce une assez jolie question?
—J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante, bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle.
—Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?
—De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler. Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,—sans trop le savoir, la pauvre petite!—à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas, tout est grave.
—Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu que Thérèse fasse exception?
—Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute, parce que nous n'aurions pas assez veillé...
—Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne!
—Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon avis, je t'indiquerai les moyens...
—Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de surprise.
—Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta fille ait été remarquée par un jeune homme.
—Après? demanda tranquillement M. Maldonne.
—Cela ne t'émeut pas?
—Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement.
—Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer à son tour...
—Eh bien?
—Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu pensé à cela, Guillaume, emmenée?
—Quelquefois.
—Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus?
—Que veux-tu, Robert...
—Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières?
—Comme autrefois, mon bon ami.
—Non, pas comme autrefois: vieillis, usés!
—C'est un peu vrai.
—Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse?
—Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand ils le sont, par ricochet..
M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah! certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement.
—Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré. Veux-tu?
Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive.
—Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de traiter du chevalier Gambette, et j'arrive au bécasseau combattant.
Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant, Tringa pugnax. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur de l'œuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées, tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un œuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte?
Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de poils, monté sur de hautes pattes.
—Qu'en penses-tu? demanda-t-il.
—Je te félicite, dit-il.
—N'est-ce pas?
—Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie!
Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée, et descendit l'escalier.
«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas. Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de cœur! Et moi qui le croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!»
Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se comprenaient plus.
Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière, qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui.
VIII
Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y arrêtât.
Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme, passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix forte crier:
—Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier de journal, et ça craque dans la main!
—Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour moi; si j'allais lui demander conseil?
Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette.
Gothon Lofficial,—pour employer l'expression qui la désignait dans tout le faubourg,—une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir, regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant.
—M. Lofficial?
—Je ne sais pas s'il est là.
—Je viens de l'entendre.
—Ça ne fait rien.
Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis, avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du porche blanc.
Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, pour un monsieur dans les œuvres!» Et, comme la vieille fille, achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur apparut sur le seuil du jardin.
—Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici! disait la voix de M. Lofficial.
Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes, semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits, quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui devait les conserver fraîches.
Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air moitié content, moitié dépité.
—Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le dimanche. Gothon m'en a fait des reproches.
—Cela un travail servile! répondit Claude.
—On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: Parum pro nihilo reputatur.
—Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir scandalisé. Je ne le suis pas.
Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M. Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre.
—C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une année de guêpes...
Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser l'enveloppe raide autour de la queue du raisin.
—Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme. Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les neuf ans?
Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant:
—Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre, monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a échappé.
Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé la question.
—C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite, monsieur Claude?
Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à demi-voix:
—Une question de mariage.
—Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est habituée. Je ne fais que ça, des mariages!
—Vous?
—Du matin au soir.
—Ici?
—La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.»
—Comment, réparer?
—Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien! presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple, monsieur Claude!
—Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?
—Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut les papiers. Les avez-vous?
Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main se tendait en avant.
—Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire, répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une jeune fille.
M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde.
—Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord, puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre.
Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle, et la porta le long du mur.
—Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous avez donc une amourette?
—Mieux que cela, mon voisin, un grand amour.
—J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme?
Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une touffe d'arbousiers.
—Thérèse Maldonne.
—Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude, qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle! Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?
—Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez.
—Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse?
—Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier, vous vous souvenez?
—Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en connais pas deux qui la vaillent!
Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple, dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit.
—Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.
—Eh bien?
—Comment prend-il la chose?
—Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne pour l'amour seulement des oiseaux.
—Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.
—Autant qu'il le peut.
Claude leva les épaules.
—Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout l'obstacle...
—Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit...
—Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il?
Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits monticules. Enfin, écrasant son œuvre sous son large brodequin:
—De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le, occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous songé?
—Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne.
—Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie prononcée.
—Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en empêche.
—Oui.
—Au musée, je le troublerais dans ses travaux.
—Oui.
—Alors?
—Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un très bon... Chassez-vous?
—De père en fils, répondit Claude.
—Vous tirez bien?
—Passablement.
—C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second.
Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas qu'il continua:
—Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir: Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse collection d'oiseaux qui soit peut-être en province.
—Je le sais.
—Pourtant il en manque un.
—Lequel?
—Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer, puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer.
—Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'œil brillant, déjà prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce très loin?...
—Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire, un petit bien, les Luisettes.
—Et c'est là?
—Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien! ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais positivement qu'il existe un couple de...
Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:
—De sarcelles bleues!
—Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial!
—Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis, le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux. Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons.
—Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude.
—Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis, comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en mon nom.
—Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du bonhomme, qui s'était levé.
—Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du plomb un peu fort.
—Oui, monsieur Lofficial.
—Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête.
—Non, monsieur.
—Choisissez une petite brume.
Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là, M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte. Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent, l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de l'autre, comme il convenait à leurs deux âges.
Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa l'affaire, et reçut cette réponse:
—Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi.
Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire, de sa voix flûtée:
—Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on ne demande pas mieux.
Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit, la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à gagner le cœur du vieux père Maldonne.
IX
Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler.
—Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour demain matin. Il a vu la cane bleue.
—Ce n'est pas possible!
—Comme je vous vois.
—Et vous êtes prêt?
—Demain, si vous voulez.
—Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre heures et demie, je serai là-bas. Et vous?
—Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux bien.
—Où vous trouverai-je?
—Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont.
Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière, enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains, descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent, il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas, de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut. C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés.
—Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur Claude, les vanneaux commencent à mouver!
Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau, dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux, des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus. Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut fini, il rejoignit Claude dans la hutte.
—Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!
Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les cépées.
Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes, éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent. Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir.
Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le chœur de toutes les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées, désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair. Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien.
—Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir.
En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé, immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se penchant:
—Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle plus loin.
Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que n'avaient pas les autres.
—C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue? Voilà!
Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte. Claude sentait son cœur battre si fort qu'il se demandait s'il pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler.
—Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue, monsieur Claude!
Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards s'enleva en criant.
—Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre faute. Elle s'en va. Tirez!
A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une détonation formidable retentit sur le lac.
—Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout debout.
Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, accrochés au tronc du saule.
—A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit.
Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte, les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout, un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer:
—Elle y est! cria-t-il.
—Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier.
—Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la main. Bon! Un effort! Vous y voilà!
Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria:
—Au large, maintenant!
—A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà pour saisir la perche.
—Non pas! à retrouver la sarcelle!
—Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet, mais vrai...
—Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant!
Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé:
—Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée!
Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé. Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et, dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du mal à se lever.
—Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci.
Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, car il avait la rudesse tendre du peuple:
—Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le bras.
Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute.
—Trois kilomètres! reprenait-il.
A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint, toute diminuée par la distance.
—Ohé! par ici! par ici!
Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M. Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui s'offraient à eux.
Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et grognait des mots de réconfort:
—Nous y voilà, nous y voilà... encore cent pas... plus que trente... Bonjour, monsieur Lofficial!
—Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six degrés au-dessous de zéro!
Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude:
—Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous seulement.
En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis, courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes, il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit, de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper l'arome de mille fleurs.
Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit.
—J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais, bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge... Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit, pour chasser à la hutte!
Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait.
Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui prit la main.
—Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.
—Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée!
—Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront là-bas!
«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin, Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M. Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre aux Luisettes?
Quelque chose répondit oui, au fond du cœur de M. Lofficial. Devant ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois, délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût caressé son propre fils.
—Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières.
Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue, Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et facile. Il sortit, et jeta un coup d'œil du côté de la vallée: à la place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre, découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là, par les bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne révélait plus la présence du gibier.
—Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez pas froid là-dedans!
Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial, s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry, et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin.
Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de Thérèse.
—C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur, elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude!
Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps, Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit, dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous, il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin.
—Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer brave!
Il tira la sonnette.
—Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge.
En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver jusqu'à lui:
—Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous me surprenez comptant mes trésors.
—Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial.
—Une tulipe?
—Non, un oiseau rare.
M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe transparent, côtelé, barbelé de racines.
—Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de ces proserpines roses.
—Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet.
Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au grand jour.
Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du plumage.
—Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!...
Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut duper.
—D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.
—Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.
—Allons donc!
—Moi-même, ce matin!
—Pas dans le département?
—A deux lieues d'ici.
M. Maldonne fronça le sourcil.
—Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur...
—C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.
Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années, qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction, levait les bras, mimait les scènes qu'il contait.
Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui ouvrait l'œil, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte.
—Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir montrée.
Il poussa un soupir, et ajouta:
—Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement de la mienne!
—Mais, elle est à vous! s'écria Claude.
—A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune homme... vous ne savez pas ce que vous faites?
—Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré lui.
—Vraiment, elle est...
—Elle est à vous, oui, monsieur!
Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au bout de son bras droit et criant:
—Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir!
Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée:
—Regarde! dit-il.
Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne.
—Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? qui te l'envoie?
—Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me l'offrir.
Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui accouraient, étonnées, ne sachant rien:
—Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton méprisant.
—Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la sarcelle bleue!
—Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à Claude,—comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir extrême,—est-ce aimable à vous!
—Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez ce cachottier de Lofficial.
Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui l'entouraient, elle savait, elle était sûre,—et son cœur en était troublé,—que, de cette conversation légère, quelque chose de grave allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude.
—Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude, pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à moitié défailli.
—Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce sera un bon souvenir de plus.
—Bien dit! repartit M. Maldonne.
—Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau risquer sa vie, faut-il aimer la chasse!
Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent.
Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans le demi-jour là-bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le cœur touché, monsieur Claude.»
Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux.
Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de triomphe.
—Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée!
Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur, d'où elle retomba sur le parquet.
—Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.
Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal:
—Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage!
En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote, pâle, méprisant et correct.
Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint par le bras, et, se penchant:
—Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire.
—Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous venez de faire là est très mal.
—Vous dites?
—Je dis: «très mal et indigne de vous!»
M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux appartements.
M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées.
Il le laissa retomber.
—Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu, tout déchiré!
Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant, en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation.
—Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève?
Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette sortie étrange de M. de Kérédol.
M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il éprouvait lui-même:
—Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi reconnaissant...
—Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a tristement tourné. Adieu!
Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre souverain:
—Je vous en prie! dit-elle.
Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui dit à demi-voix:
—Restez, vous, j'ai à vous parler.
M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait. Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du regard, et dit:
—Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux.
Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et Claude qui causaient.
—La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses de la conduite de Robert.
—Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe peu, vraiment.
—Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée qui longeait les murs du domaine.
Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette pointillée.
—C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui qui a gâté la sarcelle!
—Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche.
—Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable d'avoir fait cela par orgueil!
—Je vous assure...
—Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va, quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là-dessus que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est cela? Que veux-tu que ce soit autre chose?
Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de l'incident qui troublait la vie des Pépinières.
La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et, au lieu de répondre directement, voyant son père irrité:
—Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il a été excellent pour moi.
—Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme.
—Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir.
Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite, cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent, dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage, elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine, qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce qu'il était là. Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui pendaient sur l'allée.
Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges, dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée, découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup.
—Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis!
Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases, distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut. Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée, jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut, tressaillit, et tourna la tête vers la maison là-bas, vers une fenêtre qui était close, au premier.
—C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.
Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les yeux graves et profonds dans le vague.
Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse. C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit:
—Vous êtes infiniment bonne.
—Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très sérieux et très doux.
—Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous défendiez.
La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse.
—C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien.
Sa main pendait le long de sa jupe, Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait. Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux:
—Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi?
Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort amour qu'elle avait souhaité.
—Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!
Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.
Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les rejoignait.
Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à marcher, côte à côte, sans rien se dire...
Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là, derrière la fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui vont à d'autres. Et de son cœur, gros d'amertume, des plaintes s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées ou inintelligibles:
«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison, notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre sœur! Ils se sont ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le cœur de l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse... Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui, à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de Noël! A présent, voir cela!»
Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là-bas, où les deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre.
—Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un autre!
Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi. Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front, est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout pâle.
Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois.
—Entrez! dit-il en se détournant.
C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois, qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire justice.
—Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?
Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre. Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil.
—J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne, d'une voix nette, à peine tremblante.
Il affecta de le prendre légèrement.
—Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison impeccable...
—Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser l'aborder avec vous.
Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à trois pas de lui, sans oser les lever plus haut.
—Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à sœur, répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?
—De Thérèse.
—En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc!
Madame Maldonne ne bougea pas.
—Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle a choisi ce jeune homme...
—Pardon, si vous avez choisi pour elle...
—Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle.
—Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur, l'étranger qu'on écarte...
—Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas un mot de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus. Et la question n'est pas là, entre nous.
Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi simulé de M. de Kérédol tomba.
—Soit! dit-il. Alors où est la question?
—Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années, avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois...
Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres.
—Vous croyez?...
Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève.
Elle baissa les yeux.
—Je crois que vous l'aimez! dit-elle.
Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front appuyé dans ses mains. Il se taisait.
—J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même, longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh! pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial... Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux d'elle... avouez-le!
Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes.
—C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est trop.
Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les mains dont il se couvrait le visage.
—Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme. Regardez-moi.
Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à l'aveu de sa faiblesse.
—Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa sœur étroitement serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres, vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi! Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans femme...
—Il y avait nous, Robert!
—Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et ce partage-là, voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes, comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et, alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante, j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter... Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut...
Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il avait d'habitude.
—Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!
A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et se recula un peu.
—Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme s'il posait une question... Je partirai d'ici.
Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.
—Vous êtes juge, dit-elle.
—Vous m'approuvez?
Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort:
—Oui, Robert.
La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.
—Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous! Excusez-moi.
Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve pénible, et dit, plus posément:
—Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir?
—Je vous le promets.
—Rien à Guillaume?
—Non.
—J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre reçue... Surtout... rien à Thérèse!
—Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de bien et de beau.
Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant rien, il ouvrit les bras. Sa sœur s'y jeta. Il l'embrassa longuement, et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit tout bas:
—Demain!
Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle perdait courage à son tour, et fondait en larmes.
X
Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son entrevue avec sa sœur, il sortit, et gagna la ville. Il avait quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent devant un mystère de souffrance qui passe.
L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte, silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait!
Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient, pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le cœur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup! Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son ami.
Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur douleur n'y fût pas.
M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir et se plonger dans des calculs difficiles.
—Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne.
—Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce sont des chiffres en l'air, des hypothèses.
—Et elle vivait à Clamart, cette dame?
—Oui, à Clamart.
—Alors, c'est là que tu habiteras?
—Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai.
M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance, celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu d'intervalle, pour retrouver,—autant que cela était possible en un pareil moment,—un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante et bonne.
—Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions, si tu voulais, la partager demain ou après-demain?
—La partager? Pourquoi?
—Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu serais peut-être bien heureux, à Clamart...
—Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je tiens peu à tout cela maintenant.
—Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les premières séances?
—Oui.
—Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au milieu des oiseaux, de notre œuvre presque vivante encore, levant les ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces séances-là!
—C'est vrai!
—Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration, trois tout au plus, nous aurions terminé.
—Impossible, Guillaume, je t'assure.
Le naturaliste eut un geste d'impatience
—Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain?
—Pardon, demain, dit Robert faiblement.
—Matin?
—Je ne sais pas encore, mon ami.
M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse, l'interrompit.
—Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en suis convaincue.
Robert la remercia d'un coup d'œil. Et la conversation s'arrêta. Mais la même pensée continuait à les occuper tous quatre.
Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui.
Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de Thérèse.
—Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite?
—Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle, rentrez...
—Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle, en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire...
—Quoi donc, Thérèse?
—Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous vous rappelez?
—Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue vers lui... Oh oui! je me souviens...
—C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir m'aimer...
—Il vous l'a dit?
—J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez?
—Moi?
—Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela pouvait entrer pour quelque chose,—oh! pardonnez-moi de vous dire tout ainsi,—dans vos projets, dans votre départ...
—Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement...
Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le cœur.
—J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous. Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une condition!»
M. de Kérédol branla lentement la tête.
—Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté de revenir?
Elle souriait tout à fait.
—Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre nous, je le crois bien!
Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son cœur, mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion douloureuse.
—Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur cœur que j'aie connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, là-bas, pour ne pas rester...
Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là, stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un intérêt quelconque à la vie des Pépinières.
Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée.
—Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.
Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains.
M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard, passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit entre les mains de Justine un billet ainsi conçu:
«Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence, peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises. Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas, et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur, sincèrement obligé.
R. »comte de KÉRÉDOL.»
Puis il revint très lentement aux Pépinières.
XI
Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa sœur, ni M. Maldonne, ni Thérèse.
Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il, dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque, me sera envoyé plus tard, si je le demande.»
A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer. Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre, une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu. Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier, retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil était commencé.
Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune homme, en le voyant s'approcher, lui dit:
—Êtes-vous malade, monsieur?
—Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars, monsieur, je pars!
—Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir. Me voici.
—Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie... Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas ici...
—Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise?
—Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non, monsieur, je n'ai personne.
—Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude.
Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques mètres, il s'arrêta.
—Écoutez! dit-il.
Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux s'élevait près d'eux.
—C'est un rouge-gorge, dit Claude.
—Il est là, sur l'arête du mur.
—Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent...
Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol continua sa route, les yeux baissés.
Un peu plus loin, il demanda:
—Suit-il encore?
—Oui, le voilà qui sautille de branche en branche.
—C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol.
Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un mouvement régulier.
Au moment où ils allaient entrer dans la ville:
—Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison?
—Grosse comme une fève blanche.
Robert soupira profondément.
—Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il.
Et il ajouta, sans transition apparente:
—Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur?
—C'est déjà fait, répondit Claude.
—Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol... J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je m'éloigne...
—Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre opposition n'eût pas duré!
—Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol.
Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manœuvre, dans les tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il donc à me faire? Il ne me dit plus rien.»
Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le serrant à l'étouffer:
—Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi aussi, je vous la donne!
Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse inquiète.
—Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention, le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi, j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère petite Thérèse!...
Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les Pépinières.
—Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément... Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère, voyez-vous!... allez, mon ami; merci!...
Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise, et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?»
Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de son air de commandement:
—Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi!
Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un annuaire militaire.
Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page.
—Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!...
Il tourna la page.
—1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là qu'ailleurs!
Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la salle, et, se baissant vers le guichet:
—Première, Alger.
—Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur.
—Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui.
Et, se penchant de nouveau:
—Alors, première Paris. J'irai en deux étapes.
XII
Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières, éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils; Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses. Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient d'avenir,—et c'était bien souvent,—Thérèse se sentait remuée, tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu.
Ils s'aimaient.
Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières, près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement, madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie. Puis elle dit, regardant Claude:
—Voulez-vous venir avec moi?
—N'importe où.
—Une promenade un peu triste?
—Si vous en êtes, elle ne le sera pas.
—Nous la devons, oui, nous la lui devons bien.
—De qui parlez-vous, Thérèse?
—Vous verrez! Mère, vous acceptez?
Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans la direction de la ville.
A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but, qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait entre eux.
Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins et des ifs pointant par-dessus.
—Je comprends, dit Claude en remerciant Thérèse du regard, c'est une jolie pensée.
Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes. Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère.
Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit Jean?
La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème, qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée, Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»
—Amen! répondit Claude.
Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'œil derrière eux, et regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur amour, la campagne ouverte et pleine de soleil.
Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau. Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils la devinaient dans le cœur de l'autre. Les alouettes dans les blés clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans, çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route, triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant.
Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent.
Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent. Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison.
—Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre absence!
Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières. Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il avait fait poser un mannequin d'osier.
—Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux Pépinières.
—Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous croit mariés. C'est peut-être un présent?
—D'où vient-il? demanda Claude.
—Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les étiquettes sont tombées dans le voyage.
Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:
—Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.
Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le petit cercle rangé autour de la table.
—Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir, Thérèse.
Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de ciel.
—La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte!
Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba.
—Un billet! dit Claude, en se baissant.
Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix:
«Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.»
FIN
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY