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La souris japonaise : $b roman

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A HÉLÈNE RÉGISMANSET

La souris japonaise

I

On peut m’arracher la tête ! On ne m’arrachera pas la conviction que mon crime est une bonne œuvre, une chose utile, l’aboutissement logique de toute une vie qui fut dominée, justement, par l’horreur du crime bourgeois, de l’action inutile, nuisible, mais, hélas, permise par nos dangereuses légalités.

Où prenez-vous que l’anormal pur ne vaut pas le normal impur, que l’absolu dans la sincérité n’est pas préférable aux hypocrisies qui ne démontrent que l’impossibilité d’arriver à la vertu par les chemins ordinaires ?

Monsieur mon avocat, voulez-vous me laisser vous prouver que je suis moins coupable que vous ne vous l’imaginez ? Vous voulez des aveux ? Vous allez lire un roman. Celui de ce que vous croyez être une passion morbide.

Névrosé ? Non !

Vicieux ? Pas davantage. Mais orgueilleux jusqu’au sacrifice de toutes les conventions sociales pour obtenir la réalisation d’un vœu légitime, pour sauver un être malgré le possible, en dépit de ce que vous appelez tous, le bon sens

Je suis né dans ce qu’il est d’usage de déclarer une excellente famille. Mon père, vous le savez, était un magistrat d’une grande ville de province. Il rendait la justice à peu près comme un rouage permet l’enchaînement des autres rouages, d’une machine convenablement graissée qui ne doit gripper qu’en présence du grain de sable. Il écartait le grain de sable, le mettait à l’ombre pour que le soleil n’en fît plus jamais briller aucune des facettes (certains grains de sable sont taillés par la nature comme des diamants !) et il oubliait cet atome qui avait fait partie, pourtant, de l’homogénéité universelle.

J’ai été fort bien élevé, en fils unique, seul héritier du nom, de la fortune et surtout des préjugés, d’abord par ma mère, une personne mystérieuse qui ne pensait à rien, mais agissait à la façon des rouages dont il est question plus haut. Mince, élégante, blonde, sans coquetterie, elle regardait tout avec des yeux sans fond, comme le ciel. Elle ne m’aimait pas car elle n’admettait pas que mes idées fussent opposées aux siennes. Aimer, dans toute la beauté de ce verbe, c’est permettre. Celui qui aime vraiment peut rectifier le geste : il n’a pas le droit de cerner l’essor d’un envol cérébral.

Lorsque je fus en état de comprendre les paroles humaines on me confia à une bonne anglaise, méthodique, méchante, mais probe, qui m’apprit le français tel que les étrangers le parlent, c’est-à-dire avec un accent prétentieux.

Puis on me donna un précepteur quelconque, brutal, un socialiste enragé qui cachait son jeu pour demeurer à la solde d’un gros bonnet de la ville et qui me communiqua très vite le dédain des parvenus, c’est-à-dire que je l’empêchai de parvenir à tromper mon père sur la qualité de la marchandise qu’il lui vendait.

Alors, ma mère, indignée, chercha, dans l’aristocratie de ses relations, un autre précepteur plus conforme à l’éducation qu’on désirait me donner et qui fût, en même temps, un homme instruit.

Elle découvrit l’abbé Armand de Sembleuse.

A seize ans, j’étais un grand et frêle petit garçon, de très délicate complexion, prétendait-on, à tort, d’une étrange volonté se dissimulant sous une naissante ironie qui me faisait exagérer mes défauts dès les reproches qu’on m’adressait à leur sujet. Physiquement, j’avais l’aspect d’une fille déguisée mais je possédais une réelle force latente qui se déclanchait dans la colère et pouvait jouer de terribles tours aux gens non prévenus en ma faveur. Mes cheveux, d’un blond foncé, à reflets de cuivre encadraient un visage de vierge dont les yeux seuls auraient été violés. Je possédais les sourcils régulièrement ombrés de ma mère et le regard malheureusement dur de mon père. J’étais beau avec indifférence, mettons fatalité, si on tient au romantisme de la phrase. J’excitais les femmes de chambre en faisant semblant de ne pas m’en apercevoir. Or, je m’en apercevais très bien et cela m’amusait tout en me dégoûtant un peu.

A ce moment-là, le plus décisif de la vie d’un homme, entra dans mon existence morose de jeune provincial destiné à la carrière honorable d’un hypocrite bourgeois, le plus dissolvant de tous les éléments de discorde, une dualité cérébrale, la sinistre et cynique question de la prédominance de l’éternel masculin sur l’éternel féminin.

Le précepteur qu’on me donna était un jeune prêtre, un jésuite, d’une trentaine d’années, d’une éducation parfaite qui flattait ma mère parce qu’elle lui rappelait sa famille. Pâle et brun comme une nuit de lune, il avait, sous sa robe austère, une allure merveilleuse de jeune roi en dalmatique, le montrant, sous le froc, plus puissant d’échapper à tous les ridicules de la commune humanité. Il est toujours princier de porter une robe en sachant la porter sans faiblesse.

Comme on nous présentait l’un à l’autre, ma mère ajouta, de sa voix douce, au timbre un peu fêlé :

— J’espère en ton nouveau maître comme en un Messie. Il te régénérera. Tu es indocile, en proie à des curiosités malsaines. Tu poses trop de questions et M. l’abbé est ici pour répondre au nom d’une haute morale qui te réduira, je l’espère, au silence. (Elle se tourna vers l’abbé et lui sourit gracieusement.) Je vous confie un gamin absolument irrespectueux. Je vous en fais d’avance toutes mes excuses. Il sait beaucoup de choses mais les sait mal. Il a beaucoup lu, mais mal retenu. Il faut essayer de le discipliner. Ce que nous désirons, mon mari et moi, c’est non pas faire de notre fils un grand savant mais un être vraiment raisonnable, sachant se conduire en toutes occasions difficiles et surtout choisissant la bonne route, celle par où tout le monde doit passer, la plus droite…

Armand de Sembleuse eut un sourire doux qui le fit resplendir d’un étrange calme, le calme de ces belles nuits lunaires où toute la nature endormie a l’air de se reposer comme quelqu’un qui attend.

Il ne me tendit pas la main, ce qui me glaça.

Je lui avais spontanément offert la mienne et, gauchement, je la remis dans ma poche.

On resta à se regarder, interdit, puis on s’assit loin l’un de l’autre, ma mère nous ayant abandonné à notre malheureux sort car elle était discrètement indifférente aussitôt les rites mondains accomplis. Je ne suis même pas bien sûr qu’elle eût de moi l’opinion qu’elle venait d’émettre.

Nous nous trouvions dans le grand salon des réceptions officielles ouvert exprès pour nous un jour où on ne recevait pas ! Les portraits des ancêtres nous contemplaient de haut, la physionomie de ceux qui vous déclarent d’avance : Débrouillez-vous, mais en style moins familier. Les meubles lourds et les tentures épaisses donnaient la sensation d’une solidité où régnait l’éclat froid de la cérémonie, sans la gaîté, même factice de la fête… Nous étions assis comme dans le monde et nous nous regardions sans nous voir.

Le premier, Armand de Sembleuse, détourna les yeux de mes yeux, durement fixés sur les siens, mes yeux d’un bleu crépusculaire.

— Votre père, me dit-il de sa voix prenante, un peu sourde, désire que je vous prépare à vos examens. Je ne saurais trop féliciter vos parents de vous soustraire à la promiscuité des collèges. Vous n’avez pas la santé, paraît-il, qui vous permettrait d’essayer de la claustration un peu sévère de nos institutions religieuses, et cependant votre mère tient beaucoup à notre enseignement. J’espère, monsieur Henri, que nous serons d’abord des amis avant toutes relations de maître à élève. Je voudrais obtenir votre confiance et je devine que vous ne devez pas l’accorder facilement. (Il se mit à sourire de son sourire calme dénotant une conscience identique.) Si vous êtes aussi indocile et aussi irrespectueux que veut bien l’avouer madame votre mère nous aurons sans doute quelques discussions et je voudrais bien vous prouver, auparavant, que je ne suis pas un ennemi de votre jeunesse malgré mon droit… d’aîné.

Je me mis à rire, de mon habituel rire impertinent, mis en belle humeur par le ton craintif de la voix sans trop m’occuper de ce qu’elle me disait.

— Monsieur l’abbé, ripostai-je, maman exagère. Les femmes exagèrent toujours ! Je suis, en effet, curieux et je m’impatiente quand on ne me répond pas tout de suite, mais je suis capable d’écouter surtout si on veut bien se donner la peine de m’expliquer ce qu’on m’apprend.

Il me regarda en haussant légèrement ses sourcils noirs et fins qui rompirent son front blanc d’une ligne d’encre et eut (il me l’avoua plus tard) l’impression qu’il se trouvait en présence de quelqu’un de dangereux.

— Vous avez seize ans ? C’est un peu tôt pour affirmer que les femmes exagèrent toujours. Ce sont des créatures plus faibles que nous, plus entraînées aux émotions et il me semble naturel de leur accorder toute l’indulgence que mérite leur fragilité ! En tous les cas, madame votre mère est une si pieuse et si sérieuse intelligence que je m’honore d’avoir été choisi par elle pour diriger vos études.

Il était clair qu’à ce moment-là il tâtait le terrain, ne parlait que pour ne rien dire et commençait même à avoir envie de se replier, mais, la pénible première entrevue fut traversée par un éclair brutal. Ce fut comme la lueur annonciatrice de l’orage de plus tard. Les vapeurs s’amoncelaient à l’horizon, il y régnait cette confusion des nuages qui masque l’état de l’atmosphère en promettant ou la pluie bienfaisante, la molle pluie rafraîchissant tous les paysages et tous les états d’âme ou le bouleversement furieux, la tempête arrachant les arbres et déchaînant l’électricité des nerfs humains.

Ma cousine, Lucienne Morin, pénétra en trombe dans le salon. Lucienne, que j’appelais Luce, avait deux ans de plus que moi et elle était orpheline. Mes parents l’avaient recueillie, elle et son héritage, assez important, pour la laisser en pension le plus longtemps possible. Elle ne sortait que le dimanche ou aux vacances de l’automne et quand elle arrivait c’était toujours un événement regrettable. Elle aimait le désordre, dérangeait la méticuleuse ordonnance de cette maison, au luxe sévère mais très noble, se faisait gronder, répondait par des protestations vulgaires qui irritaient tout le monde, jusqu’aux domestiques qui la déclaraient : chien couchant, et elle s’en allait le cœur gros, s’en retournait peut-être ulcérée par une secrète envie de rendre le mal pour le bien, que, d’ailleurs on n’avait que l’air de lui offrir.

Lucienne Morin était la fille de grands commerçants morts, le mari et la femme, d’une grippe infectieuse, à quelques semaines de distance. Mes parents avaient pris toutes les précautions possibles pour ne pas les voir durant leur maladie mais, très frappés par la double catastrophe, une fois tout danger de contagion écarté, ils avaient réparé l’exagération de leur prudence par une courageuse adoption de la jeune personne, horriblement mal élevée, en dépit de sa situation de grosse héritière. Si, moi, j’étais curieux, elle se montrait d’une incorrection de manières dont seul je connaissais l’étendue et j’avais le mépris de ma cousine Luce comme ordinairement on a la terreur des animaux réputés immondes : crapauds, couleuvres, limaces, qui sont d’ailleurs classés par les hommes dans cette catégorie mais, sont, auprès de certaines femmes que ces mêmes hommes déclarent faibles ou fragiles, les plus purs joyaux de la nature !

Brune, les joues couleur de brique, dès qu’elle riait ses petits yeux noirs, perçants, disparaissaient sous le bourrelet de ses paupières sans cil, et ses grosses lèvres, presque toujours gercées, avaient un pli, boudeusement sensuel, qui me procurait, de loin, le plus désagréable frisson. Elle n’était pas trop mal bâtie quoique un peu tassée, avec de grands pieds et des mains sans ongle, parce qu’elle rognait les siens avec ses dents. Elle cumulait tous les défauts des pensionnaires et, n’ayant aucune retenue, dans l’intimité, elle conversait librement sur les sujets les plus scabreux.

On la disait tendre et prévenante pour ma mère, tremblant de déplaire à mon père mais, moi, je ne l’ai jamais crue bonne, sinon par une sorte d’inconsciente ruse qui la rendait soumise devant les plus forts.

L’abbé Armand de Sembleuse, en voyant entrer cette jeune personne qui portait encore le costume des pensionnaires : un sarrau noir, une ceinture bleue et une médaille d’argent, se leva, surpris, et ne sut trop comment saluer. Était-ce une femme ? (L’une de celles qui exagéraient ?) Ou était-ce encore une écolière sans autre importance ? Il demeura immobile, droit, hautain, un peu gêné.

— Henri, fit-elle impétueusement, sans le regarder, sans même, je pense, l’avoir vu, je viens pour passer la journée avec toi. J’ai lâché le goûter chez les dames de Saint-Clair pour rester ici.

Puis, selon la coutume, elle se jeta à mon cou et m’embrassa très goulument en se pendant à mes épaules pour bien se prouver à elle-même que j’étais le plus grand.

— Permettez-moi, ma chère cousine, de vous présenter mon nouveau précepteur, M. l’abbé de Sembleuse, puisque maman n’est pas là.

J’affectais une gravité solennelle. Elle se tourna gauchement, dit : « Bonjour, monsieur ! » et ne cherchant rien d’autre pour engager la conversation, elle se retira comme elle était venue, avec la plus maladroite des vivacités car elle faillit bousculer une potiche.

— Mademoiselle votre cousine demeure ici ? questionna l’abbé dont l’air fermé me frappa aussitôt.

— Non, elle demeure au pensionnat des dames Saint-Clair et ne vit chez nous que ses grandes et petites vacances. (J’ajoutai, pour le prévenir tout de suite, à cause de cette franc-maçonnerie singulière qui unit tous les garçons contre les filles) : C’est bien la créature la plus insupportable de tout son pensionnat. Maman vous en fera un éloge immodéré car elle exagère pour elle comme pour moi, mais je la connais… Elle n’a peur que de moi, ici, heureusement.

Cette fatuité de mes seize ans stupéfia l’abbé qui demanda, malgré lui :

— Pourquoi ?

— Parce que, sans moi, elle aurait déjà flanqué le feu à la maison. C’est une nature… incendiaire.

Et je tirai mon étui à cigarettes, machinalement, en parlant de feu.

— Vous fumez déjà ? murmura l’abbé scandalisé. Vos parents vous le permettent ?

— Ils me permettent tout, c’est-à-dire qu’ils ne me défendent rien. Ils n’ont pas le temps ! Maman a ses visites, ses bonnes œuvres, les réunions de ses comités de secours. Papa, son tribunal… et moi, je m’ennuie.

Je n’osai pas lui apprendre que c’était ma cousine elle-même qui m’avait allumé ma première cigarette parce que cela c’était… sortir des idées générales.

L’abbé s’approcha de moi, me posa la main sur l’épaule, cette main qu’il n’avait pas voulu me tendre d’abord et murmura :

— Enfant gâté ! Et il prononça ces paroles insignifiantes avec une émotion qu’il me communiqua immédiatement.

Je levai sur lui mes yeux tout à coup remplis de larmes.

— Est-ce que j’arrive à temps ? Ou trop tard ? soupira-t-il, comme pour son édification personnelle.

Nous restâmes silencieux, puis, je pris le parti, brusquement, de lui faire les honneurs de la maison. Il me suivit avec un gracieux empressement, s’extasiant sur toutes choses en homme de la meilleure compagnie. Il me parut, souvent, très jeune, malgré son droit d’aîné, naïf, plein de cette ferveur pour les objets d’art que gardent ceux qui n’ont pas la permission de s’y attacher. Il ne souriait qu’en se demandant si tout cela était bien nécessaire à la vie quotidienne, mais il connaissait leur valeur, s’il en semblait détaché. Nous possédions un vieil hôtel datant de Louis XIII qu’on avait restauré de siècle en siècle en lui ajoutant un défaut. Cependant il était encore fort digne malgré ses anachronismes, que l’abbé ne se fit point faute de me signaler.

Notre jardin-parc, avec son petit théâtre de verdure, son buste de Thalie, très ancien, lui plut tout particulièrement.

— Et tout cet enchantement clos de murs, vous donne la sensation d’une grande sécurité ! Monsieur Henri, vous seriez vraiment bien difficile de ne pas vous plaire ici ! Que peut-il donc vous manquer ?

— Il y a, au contraire, des choses en trop ! laissai-je tomber, de mauvaise humeur, parce qu’il m’agaçait de continuer à me croire un enfant gâté.

Il eut la finesse de ne pas insister, redoutant mes confidences, ne désirant pas du tout m’imposer le confesseur avant l’ami.

Autour de nous, en effet, les grands murs, couverts de lierre noir, mettaient leurs remparts entre la ville et notre grave existence de notables, mais, moi, je devinais cette ville, sournoise, défiante, épiant nos visages hermétiques, pas moins clos que nos persiennes de la façade qu’on n’ouvrait jamais au soleil de la rue.

Nos gens se composaient de la cuisinière, grosse personnalité à laquelle il ne fallait pas faire un reproche, de Clara, la fille de chambre, servant à table, une petite donzelle qui empestait les odeurs bon marché, et de Georget, le cocher, qui menait le coupé au tribunal, les jours d’audience pour, le reste du temps, sarcler nos plates-bandes. On présenta ce train de maison au nouveau venu et on l’installa dans une chambre séparée de la mienne de toute la largeur de la bibliothèque convertie en salle d’études.

Dès le lendemain il commença ses leçons par un entretien plein de charmes où il semblait apprendre de moi beaucoup plus de choses qu’il ne m’en apprenait de lui. Il n’avait pas d’histoire. Il était un homme heureux. Et il souriait, de son sourire tristement doux, un sourire de grand rêveur. Je fus irrésistiblement attiré vers lui par sa grâce et aussi, le prétendait-il, par celle de Dieu dont il parlait avec un respect craintif comme s’il en avait redouté les appréciations à mon endroit.

Je n’ai jamais su comment il s’y prit pour faire de moi un bachelier ès lettres mais il parvint, sans effort apparent, à me rendre docile, respectueux, studieux, tout à fait correct vis-à-vis de ma mère que j’accompagnais à l’église, à telle enseigne que ma cousine se moquait de moi et me disait à l’oreille que je ne tarderais pas à entrer dans les ordres.

J’étais simplement rentré dans l’ordre au moment précis où j’allais peut-être devenir le cheval échappé, ruer abominablement.

Cette période de deux années fut tellement remplie de découvertes intellectuelles pour moi que je n’eus pas le loisir de m’apercevoir de ce qui se passait en nous et autour de nous. Les hommes et les collégiens très occupés sont sourds, aveugles, et, quand ils commencent à se douter de quelque chose, ils sont surpris comme des voyageurs qui arrivent à un carrefour d’un pas très assuré mais ignorent encore la route qu’ils doivent choisir.

Mon précepteur était vraiment devenu mon ami. Il n’avait pas voulu devenir le confesseur. Il me regardait seulement parfois en hochant la tête, sa tête au front pur, de lignes si orgueilleusement sculpturales, et il rougissait subitement, inexplicablement, tandis que je demeurais anxieux devant lui, me sentant l’offenser par ma seule attitude de garçon nonchalant, mal éveillé, fatigué sans pouvoir lui avouer pourquoi. Il devait lire à livre ouvert dans ma poitrine.

Chaque fois que me cousine avait des vacances il s’éloignait sous un prétexte quelconque : des achats, une course, des exercices religieux, une entrevue avec un ancien camarade de séminaire. Il me laissait le champ libre par ignorance ou pudeur, peut-être par latente jalousie. En tous les cas, je n’ai jamais rencontré chez lui cette tendance à l’inquisition dont on accuse presque tous les jésuites. Cependant, quand il en avait l’occasion, il parlait un peu sèchement à Lucienne, lui répondant toujours en professeur et lui reprochant même certaines habitudes, discrètement, en médecin qui ne peut s’empêcher de constater les progrès du mal.

Elle était revenue demeurer chez nous, essayait de se dissimuler le plus possible, mais elle s’emparait de plus en plus de mon existence physique, me réduisant au rôle de jouet alors que je pensais, ingénument, m’amuser d’elle. Il fallut un véritable hasard pour allumer l’autre incendie et ce fut d’ailleurs encore elle qui, fatalement, mit le feu aux poudres.

Un jour, je la cherchai, dans le jardin, pour lui annoncer que sa couturière la demandait, question urgente, car elle devenait d’une coquetterie toute spéciale que ma mère semblait encourager, désireuse de la mettre un peu plus en évidence, au moins au salon.

Je trouvai Lucienne toute en larmes, se tamponnant les yeux avec son mouchoir déjà trempé.

— Tiens, lui dis-je étonné, qu’est-ce que tu as ?

Nous étions sous les arbres du petit parc, derrière le théâtre de verdure, et Thalie nous contemplait, tournant vers nous son beau profil indifférent au drame qui débutait très en dehors de la coutumière donnée classique.

— Henri, hoqueta la pauvre éplorée, je suis bien malheureuse.

— Ah ! fis-je souriant, l’abbé vous a encore taquinée au sujet de vos manies ? Il rêve de vous empêcher de rogner vos ongles ! C’est un maniaque aussi, d’un tout autre genre, le maniaque de la bonne éducation, ma chère.

Quand je songe à la puérile entrée en matière de cette conversation qui devait peser sur toute ma vie, j’en suis encore frémissant de rage !

— Non ! Il prétend que je ne dois plus vous embrasser comme je le fais tous les soirs, devant tout le monde, parce que vous êtes trop grand ! J’étais pourtant votre aînée, avant lui !

— Comment, m’écriai-je avec impatience, l’abbé peut-il se mêler de ça !… lui qui ne m’en a jamais fait aucune observation ? (Je m’approchai d’elle et lui entourai la taille de mon bras après avoir jeté un coup d’œil prudent autour de nous.) Voyons, Luce ! Tu es une bonne petite sœur, très mal élevée, c’est entendu et tu embrasses très bien… sinon trop fort. Il n’y a pas de quoi te désoler puisque ça me plaît ainsi.

Je l’examinais, d’un peu haut, avec toute la facile indulgence du collégien émancipé que j’étais depuis longtemps vis-à-vis d’elle. Je n’aimais pas d’amour cette fille trop épaisse pour mes goûts mais j’appréciais le montant de ses caresses louches et je lui gardais une sorte de reconnaissance physique pour ce qu’elle libérait ma jeunesse de sa fougue. Je pensais qu’elle ne m’aimait pas non plus. Nous nous tolérions, voilà tout.

— Armand de Sembleuse est notre mauvais ange ! balbutia-t-elle, il nous perdra. Toi, tu ne comprends rien à rien depuis que tu vis dans les livres et dans les nuages avec lui. Moi je sais : cet homme me déteste.

— Eh bien ! répliquai-je de plus en plus impatienté, cela lui fait grand honneur. Tu ne voudrais pas… qu’étant prêtre…

— Oh ! fit-elle, il ne m’aimera jamais comme cela, jamais… et c’est bien ce qui m’enrage. Il a une autre façon d’aimer, lui ! Entre vous deux, je vis comme une folle parce que je sens qu’il te prend à moi et je ne sais pas ce que je risquerais pour l’en empêcher.

— Voyons, Luce, tu exagères encore. Armand de Sembleuse est un saint. Alors, quoi ? Tu veux, si je comprends bien, qu’il jette son froc aux orties pour t’épouser ? Ce nom de roman feuilleton t’a enthousiasmée à ce point ! (j’essayais de plaisanter mais je tremblais furieusement). Tu ne vas pas y toucher, j’espère. Il est ma chasteté, cet homme-là. Il est tout ce que je voudrais être et il est, en outre, tellement plus beau que moi… J’en suis jaloux sous tous les rapports.

Elle pleurait, de nouveau, sur mon épaule en se tordant comme une vipère qu’on coupe en deux.

— J’aurais tant voulu te garder tout entier ! Seulement, toi, qui n’as pas de froc à jeter aux orties, m’épouseras-tu ?

— Non, répondis-je froidement, parce que je te connais trop.

— C’est ça… insulte-moi, à présent. C’est complet !

A ce moment une bonne nous appela et on se souvint de la couturière.

La vie provinciale ne permet pas l’épanouissement de certains états d’âme. Il y faut, bon gré mal gré, garder sa ligne, rentrer dans le rang, dès qu’on s’en écarte d’un millimètre, parce qu’il y a la ville, les parents, les domestiques, enfin toutes les habitudes prises de la correction ou de l’hypocrisie.

Depuis des années je jouais à la poupée avec cette grande fille qui m’avait initié à ce sport dangereux, mais c’était tellement caché, tellement furtif, que ça n’existait pas plus pour nous que pour le monde qui nous entourait. Nous avions l’impunité et l’oubli dans une très bonne tenue. Des remords ? Aucun de ma part. Ce n’était pas moi qui avais commencé. En finir ? Pourquoi ? Ça ne lui déplaisait pas en dépit de ses nouvelles inquiétudes ? Tout bien réfléchi c’était préférable à la fille de chambre ou à tout autre liaison me forçant à sortir et ce n’était pas plus troublant. Le seul ennui, c’est que, depuis quelque temps, depuis sa délivrance du pensionnat, Lucienne appuyait davantage sur les démonstrations extérieures et c’étaient ces exagérations qui attiraient l’attention de l’abbé de Sembleuse.

Nous revenions, moi, balançant sa main en lui griffant la paume de mes ongles, fort longs et très soignés.

— Tu me fais mal ! gémit-elle.

— Tu m’as fait autrement de la peine en me montrant un abbé de Sembleuse que je ne connais pas du tout, lui, décidément si, toi, je te connais trop.

— Allons donc, cria-t-elle, exaspérée ! Vous vous entendez tous les deux contre moi. Je me vengerai. Tu l’aimeras et il t’aime déjà comme jamais vous ne pourriez m’aimer, moi, une femme.

Je ne sais pas comment je pus résister au désir féroce de la tuer, là, sur le perron que je gravissais avec elle, la tenant encore par la main, en enfant qui joue. La fenêtre de la bibliothèque, notre salon d’études, s’ouvrait sur ce perron prolongé en terrasse. Quand je pénétrai dans cette salle très fraîche et un peu sombre à cause de l’ombre des arbres, j’y aperçus mon précepteur, debout, justement contre l’un des battants de cette fenêtre ouverte. Il était très pâle, bien plus pâle que d’habitude, sa bouche tremblait et il la mordait nerveusement. Ses sourcils se fronçaient comme quand il cherchait la solution d’un problème pour le mettre à ma portée et, cependant, il demeurait si droit, dans son étroite soutane, qu’il ne perdait rien de sa princière allure.

— Henri, fit-il d’un ton contenu, les dents serrées sur les mots, je suis obligé de partir. Il faut que je m’en aille de cette maison ce soir même.

J’eus l’intuition immédiate qu’il avait saisi la dernière phrase de ma cousine, l’horrible phrase dont je ne comprenais même pas encore toute la démoniaque perversité.

— Pourquoi, monsieur l’abbé ? Vous n’êtes donc plus mon ami !

— Je ne peux plus, je ne veux plus ! dit-il d’un ton sourd. Je dois partir tout de suite. Il le faut.

J’eus un frisson de fièvre à mon tour. Je fermai brutalement la fenêtre. L’ombre de notre salon d’études, le nid de nos plus beaux rêves, fut traversé par des oiseaux de feu, des oiseaux de paradis ou d’enfer ? Tout était si calme autour de nos deux âmes bouleversées ! C’était là qu’on m’avait appris l’ivresse de l’esprit, la volupté cérébrale maîtresse de tous les sens, suprême verseuse d’oubli, l’art de s’extasier sur tous les chefs-d’œuvre humains, loin de toute promiscuité humaine et des gestes douteux de sa faiblesse physique. Armand de Sembleuse s’était voilé la face. Je tombai sur un fauteuil et je m’efforçai de rassembler mes idées, car, des deux, j’étais certainement le plus homme, le plus dominant la situation étrange qui nous transposait.

— Monsieur l’abbé, murmurai-je, non seulement vous allez rester mon ami, mais vous allez devenir mon confesseur. Je n’ai pas la foi, vous le savez et je ne pratique pas, ce qui vous désole et désole ma mère. Aidez-moi à parfaire l’éducation que vous m’avez donnée. Voulez-vous me faire l’honneur de m’écouter ? Pour que vous compreniez tout il faut que je dénonce quelqu’un, ce que je n’ai jamais osé… alors…

Je vis qu’il pleurait.

— Épargnez-moi cela, Henri ! Vous voyez bien que je pleure de honte. Je suis incapable de vous entendre.

— Tiens, dis-je avec un serrement de cœur atroce, est-ce que votre pureté ne serait pas plus grande que la mienne… et les fantaisies de ma cousine vous auraient-elles atteintes… plus que moi-même.

C’était à la fois une insolence et un cri de douleur, une déception singulière en découvrant qu’il pouvait être faible comme un autre homme celui que je croyais fort comme un dieu.

— Henri ! gronda-t-il, cette jeune fille est la dernière des femmes. Je l’ai en exécration depuis que j’ai tout deviné, c’est-à-dire depuis que je suis ici. Elle déshonore la famille qui l’a recueillie. Il n’y a pas d’excuse à sa mauvaise conduite car il y a des choses qu’on ne doit jamais faire sous le toit de ses parents ; c’est manquer deux fois au saint devoir de la continence. Je vous aime assez pour ne pas vous trahir, même sans vous avoir entendu en confession, cependant nous ne pouvons plus vivre ensemble, ce serait odieux après ce qu’elle a voulu vous révéler.

Je tourmentais, du bout d’un couteau à papier, les pages d’un dictionnaire.

— Elle est folle ! Ça n’a aucune importance de sa part. Ma cousine n’a pas d’idée sur la différence des sexes. Elle m’a bien raconté, un soir de nervosité, qu’elle m’aimait presque autant qu’une de ses amies de pension ! Rougissez tout à votre aise, mon cher précepteur, moi j’ai fini de rougir depuis ce soir-là ! Quand je vous disais que les femmes exagèrent toujours !

J’essayais de plaisanter en poussant au cynisme mais je me sentais de plus en plus en mauvaise posture devant ce jeune homme chaste, orgueilleux de sa chasteté presque autant que moi, le petit bourgeois hypocrite, je l’étais de mon impudeur.

— Henri ! questionna Armand de Sembleuse, me regardant tout à fait navré, avez-vous connu d’autres femmes ?

— Non, répondis-je en baissant involontairement les yeux sous les siens, comme si j’avouais une vraie faute. Quelques courtes plaisanteries avec une fille de chambre, et encore ! Vous dites qu’il faut respecter le toit de ses parents ! Je me suis aperçu qu’il m’était désagréable de… jouer avec une créature qui habillait ou déshabillait ma mère. Je me moque de ma cousine mais pas de ma mère ! Arrangez ça !

Armand de Sembleuse me regardait, maintenant, d’un regard lumineux et mouillé, d’un merveilleux regard ardent, désespéré. Jamais homme n’eut un plus beau regard d’amour que le sien, car il disait tout, même ce qu’il ignorait. Sa tête, très jeune, sur son corps svelte et robuste paraissait d’une beauté idéale. Nous savions très bien que nous étions de beaux modèles humains. Bien souvent nous nous étions amusés, tous les deux, à mesurer les proportions de nos visages, constatant que le sien était encore plus régulier que le mien.

— Je suis un fils d’Apollon, avouait-il, mais prenez garde, Henri, de ne pas être un fils de Vénus ! Ne vous adonisez pas au point de lui trop plaire. Cette mère des amours n’est qu’un monstre.

On riait, dans ces temps innocents. A présent que la femme avait passé, on ne riait plus.

Nous nous contemplions tout à coup désolés. Notre amitié de frères, ma ferveur de disciple, sa gravité d’apôtre, tout avait disparu, tout sombrait dans l’équivoque du geste féminin.

L’heure du dîner approchait. Il fallait se remettre aux propos indifférents pour gagner le moment où nous serions en public devant ma cousine, afin de lui témoigner le plus tranquille dédain. On se taisait puis on revint sur le sujet brûlant par l’oppression du silence. Cela jaillit malgré nous.

— Pourquoi veut-elle se venger ? pensa-t-il tout haut.

— Parce qu’elle prétend que vous voulez me détourner d’elle.

— C’est exact. Je m’y emploie le plus que je peux, Henri.

— Alors, vous aviez deviné ?

— Oh ! ce n’était pas difficile. Elle a d’ailleurs tout avoué… en détail. J’ai cruellement souffert de votre immoralité ! Quelle perversion ! Et cela dure depuis si longtemps !

— Enfin, mon cher précepteur, à seize ans, tenu en laisse comme je le suis par mes parents, comment n’aurais-je pas été corrompu par une personne qui en sait tellement long que, malgré sa laideur, elle séduirait un saint ? Vous, par exemple, quand ça lui plaira.

— Oui, je connais la menace. Elle me l’a dit.

— Hein ! Pas possible ! Et qu’avez-vous répondu ?

— Que mon amitié pour vous, Henri, m’empêcherait toujours de la regarder autrement que comme un objet d’horreur.

Je me mis à rire, fouetté par l’excitation d’une très malsaine gaîté.

— Elle ne vous le pardonnera jamais, Armand.

Je ne m’explique pas, même encore aujourd’hui, le sentiment qui me fit dire son petit nom pour la première fois. Il me semblait abolir les distances et cet ami, en butte aux mêmes tentations que moi, me devenait plus cher d’être, comme moi, la victime promise au dévergondage de la même femme. C’était peut-être bien cela qui s’appelait partager un secret.

Il courut vers moi, d’une allure souple d’animal libéré, il me prit les mains, écarta mes bras de mon corps comme s’il voulait me crucifier.

— Merci, cher enfant, pour m’avoir appelé ainsi. Voulez-vous que cette douloureuse aventure nous rende plus intimes, plus francs l’un pour l’autre, que nous nous protégions mutuellement ? (Il baissa la voix, me prenant davantage les poignets, m’emprisonnant à la fois par sa force et sa grâce affectueuse). Voulez-vous, Henri, que nous nous aimions éperdument et divinement au-dessus de la même ignominie féminine ?

Je fus secoué par le plus étrange des frissons. Il arrivait une chose inouïe. Je goûtais la plénitude de l’amitié comme on aurait une passion et je défends à quiconque d’en sourire. Si cela ne dura qu’un instant, cela fut immense, presque divin, selon son expression.

— Cher, je le désire de tout mon cœur qui vous appartient en entier, puisque je ne l’ai jamais offert à personne. Songez que jamais ni mon père ni ma mère ne m’ont bien connu. Ils sont si loin. Vous m’avez appris tant de merveilles ! Vous m’avez ouvert de tels paradis ! Je vous dois les plus pures jouissances de ma pauvre imagination. Où aurais-je été chercher les trésors de poésie que vous détenez et que nous partageons comme deux frères ? Si je ne suis pas digne du maître, parce que je ne suis pas aussi sage que lui, j’ai bon espoir, à présent, d’obtenir son pardon.

Armand se redressa, lâchant mes mains :

— Voulez-vous me sacrifier cette femme, Henri ? Elle vous tue.

— Le pourrais-je ? Oh ! Armand, ayez pitié de moi !

— Je vais demander à madame votre mère de vous permettre, en ma compagnie, un long voyage qui sera la récompense de vos études. Je lui ferai comprendre qu’il est encore temps de vous montrer le monde… sous toutes ses formes… et, au besoin, je m’effacerai, moi, devant certaines de ses formes.

— Oh ! Armand, m’écriai-je, enlevez-moi à mon vice mais ne le remplacez pas par un autre. Je n’aimerai jamais d’amour une femme, ça n’est plus possible. Tout ce que je vous demande c’est de me conduire si haut que je ne puisse plus redescendre. J’ai besoin d’absolu en amour encore plus qu’en volupté. J’ai besoin de savoir que rien, vous m’entendez, ne pourra salir mon amitié pour vous.

Et je ne m’aperçus même pas que je venais de prononcer amitié pour amour, ce qui était jusqu’à un certain point monstrueux.

A partir de ce jour nous fûmes liés l’un à l’autre par une tendresse inexplicable, toute naturelle de mon côté parce que je découvrais les délices d’une amitié de collège dont j’avais été sevré à cause de l’isolement de ma vie, une amitié d’une rare qualité d’intelligence qui flattait tous mes instincts orgueilleux et, de son côté, passionnément inquiète, réticente, remplie de désespoirs que je ne comprenais pas. Il m’aimait comme quelqu’un qui a perpétuellement peur de perdre ce qu’il aime et il n’avouait que très difficilement ses appréhensions. Et il était jaloux sans pouvoir se défendre de ce sentiment qu’il déclarait lui-même très bas.

Je me souviens qu’un soir, ma cousine, qui s’était glissée jusqu’à ma chambre où je dormais du sommeil de l’innocence, car je dormais quelquefois de ce sommeil-là, fut surprise au moment où elle franchissait mon seuil, saisie à la jupe, traînée le long de l’escalier jusqu’à ses appartements personnels où on l’enferma. Je ne sus cela que beaucoup plus tard, lorsque je lui fis mes adieux, la veille de notre départ pour le beau voyage accordé généreusement par mes parents.

Ma chère cousine pleurait dans mon gilet, m’inondant de ses larmes et de son violent parfum de Chypre dont elle abusait jusqu’à m’écœurer.

— Oui, souffla-t-elle, tu t’en vas avec lui qui a l’air d’enlever une femme ! Tu me fuis, mais le malheur est sur toi pour toujours. Tu reviendras changé, mort à nos caresses et c’est moi qui te fuirai.

— Ma pauvre Luce, nos enfantillages s’effaceront certainement de notre mémoire. Nous nous reverrons guéris, je l’espère. Nous n’aurons plus rien à nous refuser… parce que nous ne nous demanderons plus rien.

— Il m’a chassée de ta chambre, un soir. Tu ne l’as pas deviné ?

— Non ! Comme il a bien fait. C’est si dangereux pour une jeune fille de se compromettre de cette façon ! Songez donc, ma Luce, que vous avez une grosse dot à apporter à votre mari futur. De quoi aurais-je l’air si je vous séduisais dans toute la force du terme ?

J’en savais très long, maintenant, grâce à certaines précisions des bouquins de médecine que m’avait prêtés l’abbé sur mes instances réitérées et je prenais l’aplomb d’un homme fait, alors que je n’étais guère qu’un enfant perverti.

Dans le trajet en chemin de fer, ivres de liberté, tous les deux, nous nous félicitions et nous nous serrions les mains comme deux bons camarades qui se retrouvent loin des férules. Je lui dis, entre deux éclats de rire :

— Avouez-moi, Armand, que vous l’avez lâchement séquestrée une nuit, en mon honneur ?

— Oui, fit-il de sa voix subitement sombrée, mais j’ai bien failli, vraiment, y laisser ma vertu.

Je pouffai. Cela m’était égal, au fond, la vertu de l’abbé de Sembleuse, parce que mon camarade Armand ne m’en parlait jamais ; cependant, j’étais humilié devant le bloc de perfections humaines que ce garçon superbe me représentait.

— Oh ! je vous donne la permission de chasser sur mes terres, lui déclarai-je étourdiment.

— Quel monstre vous faites, murmura-t-il doucement ? Cela ne vous éloignerait donc pas de moi, un tel partage de ce qu’il y a de plus secret en amour ?

— En aucune façon puisque je n’aime pas cette fille.

— Alors pourquoi aimez-vous, justement, en elle, ce qu’il y a de plus détestable ?

— Mon Dieu, l’abbé, que vous êtes donc amateur d’absolu ? lui répondis-je en abaissant la glace du compartiment pour prendre l’air. Il y a des choses qui comptent si peu ! Vice de sa part, fantaisie de la mienne, je ne vais pas chercher, moi, midi à quatorze heures. Je ne suis même pas allé la chercher, elle ! Entre quinze ou seize ans n’est-on pas tous à la merci de la première venue ? C’est, je le crois comme vous, le grand défaut de nos éducations masculines : ce point de départ de notre vie sensuelle peut être regrettable… En tous les cas, il suffit qu’elle ne puisse jamais devenir ma femme, ce à quoi elle tend. Et ce ne sera jamais… à moins que vous ne l’ordonniez, cher maître, pour ma pénitence.

Et, toujours en riant, je jetai, par la portière, une grappe de fleurs de jacinthe rose, épaisse et charnue comme la lèvre de ma cousine, une fleur d’odeur entêtante qu’elle m’avait collée, sous mon pardessus, à l’endroit même du cœur.

— Singulière créature que cette femme, murmura l’abbé, à qui mon geste n’avait point échappé, joignant la sentimentalité d’une petite modiste aux manœuvres abominables de la prostituée. Je la redoute de plus en plus pour vous, Henri. Il ne fallait pas accepter cette fleur.

— Je l’ai acceptée par politesse, Armand. Je la jette… pour vous l’offrir.

Il y eut un silence durant lequel nous aurions pu entendre nos deux âmes battre des ailes !

Nous ne restâmes à Paris que le temps d’y faire quelques emplettes. J’étais fou de vêtements de bonne coupe et de lingeries fines en véritable gamin libéré des lisières provinciales. Armand qui avait, lui, un goût très sûr au sujet de toutes ces choses, dirigeait mon choix. Sous sa robe qui le gainait si étroitement et le faisait ressembler à une statue, il portait les toiles canoniques, mais aimait, jusqu’à s’en accuser humblement, les belles étoffes souples, et surtout les plus méticuleux soins de toilette. « La propreté, disait-il, est la mère de la pureté… les renoncements de saint Labre me révolteront toujours. » Avec sa soutane il savait conserver la plus austère des élégances qui lui allait comme une armure et rien, à mon avis, ne pouvait aller mieux à sa beauté insexuée.

Il fut question, un instant, de poser l’habit monastique pour en mettre un autre afin de ne pas se faire remarquer au théâtre, ce qui est consenti par les rites, mais je choisis une pièce classique des Français, pour simplifier le cérémonial tellement j’avais craint de le voir changer de ligne à mes yeux et, qui savait, rompre le charme !

Nous écoutâmes, non sans dissimuler des bâillements nerveux, un drame noir, inhumain, qui ne correspondait à rien de nos existences et je lui fis remarquer qu’en me lisant lui-même, de sa voix sourde, le même drame il m’avait profondément ému.

— Nous ne pouvons tirer d’émotion que de notre propre état d’âme et c’est bon pour le vulgaire de succomber au factice, répondit-il.

— Mais, c’est ennuyeux, murmurai-je, ces gens-là s’ennuient eux-mêmes à nous déclamer ça. Oh ! Armand, que je m’ennuie ? Si c’est ça les nobles distractions parisiennes ?…

Alors, l’abbé de Sembleuse imita Satan sur la montagne. Il risqua franchement, très loyalement, la suprême tentation et, je dois le dire, aussi franchement, il faut souligner la loyauté de son sacrifice, car, déjà, c’en était un pour lui.

— Henri, me confia-t-il en sortant du théâtre, vous êtes libre de me quitter ici. Nous avons emporté une suffisante fortune sur nous pour vous permettre de boire à d’autres sources que celle de l’inspiration classique. Paris ne vaut que par son luxe… inutile et ses maisons de plaisir. Je suis bien obligé d’en convenir devant vous. Je suis chargé de vous donner toutes les autorisations, au moins de la part de M. votre père. Désirez-vous, puisque vous continuez à vous ennuyer, vous… amuser ?

J’eus, je ne sais pourquoi, envie de le frapper ; puis je le regardai bien en face, secoué d’une colère folle :

— C’est toi, m’écriai-je d’un ton véhément, me déchirant la gorge au passage parce que, moi, je n’étais pas un acteur, qui me propose ça, toi, le pur, toi le chaste, toi qui as failli perdre cette chasteté à laquelle je ne tiens pas du tout… C’est toi, le prêtre, l’ami, le frère et le maître, qui ose me proposer ça ? Alors, ôte ce froc, viens donc avec moi ! Je ne suis jamais allé dans les maisons dont tu parles, j’ai besoin d’un guide éclairé. Ah ! c’est trop fort, Armand, tu vas trop loin ! Je connais, j’en suis persuadé, tous les mauvais lieux par les frissons de ma cousine. Tu ne peux me vendre, toi, rien de mieux, mais tu pourrais épargner cette honte à notre belle amitié ? Armand, ce rôle de mauvais ange ne te va pas du tout !

Il marcha plus vite, m’entraînant, dans la nuit, vers notre hôtel.

Quand nous fûmes rentrés, je m’aperçus qu’il avait les joues baignées de larmes. Il voulut fermer la porte de communication entre nos deux chambres, je lui serrai le poignet qu’il me retira vivement.

— Fâché ? dis-je, un peu inquiet du résultat de ma scène.

Il cacha une seconde son visage dans ses très jolies mains longues et blanches qui avaient, jadis, touché l’hostie.

— Je te supplie de ne pas me tutoyer ! fit-il perdant la notion de notre si bizarre situation de précepteur à élève.

— Au contraire ! (Et je me mis à rire de bon cœur.) Qu’à partir de ce soir et pour nous seuls, Armand, nous abolissions entre nous la dernière des barrières de la sotte convention sociale. Nous nous dirons tu ! (et j’ajoutai, avec une effroyable malice) comme deux hommes qui furent des compagnons de plaisir. Tant pis pour toi, vil entremetteur !

Il prit mes deux mains et les appliqua sur son visage à la place des siennes.

— Henri, ce sera délicieux, seulement tu as tort. Je suis… responsable de toi, je dois compte de ta conduite, bonne ou mauvaise, à tes parents. N’oublie pas que mon ministère se double, en ce moment, de la mission spéciale dont on m’a chargé. C’est moi-même qui l’ai demandé comme une faveur. Je te voudrais un homme selon la morale courante, parce que tu as très mal débuté dans la vie des sens. Tu pourras dévier de plus en plus. Moi, mon expérience est moins grande que la tienne, Dieu merci, mais si j’allais t’aider par mes idées sur l’absolu à devenir un monstre, un anormal sous tous les rapports. Mes responsabilités m’épouvantent.

Je l’attirai chez moi et je le fis asseoir sur mon lit.

— Il me plaît, dis-je, en appuyant mes mains moi-même sur sa bouche, de te faire taire. Il me plaît d’aller voir en ta compagnie les belles choses de l’art antique dont tu m’as tant parlé, là-bas, dans le jardin de chez nous et dont je rêve comme d’un soudain transport au septième ciel de toutes les nobles voluptés. Tu as fait de moi, en ces deux ans de merveilleuse intimité, une espèce de monstre, en effet, ton semblable, moins le détail féminin, alors pourquoi renier ton œuvre et renverser ta statue ? Sans toi, je continuerais à m’ennuyer bêtement. Est-ce mon père, si rigidement sévère, est-ce ma mère, si mystérieusement lointaine, qui auraient pu me donner la clé du trésor intellectuel que tu m’as apportée ? Nous allons nous diriger vers l’Italie, mon cher Armand. Tu me proposes une course solitaire dans les bas-fonds de la capitale, moi je te propose un voyage de noces ! Oui, simplement, le voyage de noces de deux enfants épris de la seule beauté. Ce n’est pas de ma faute, hein ? si la beauté est d’essence féminine ! Et ne sommes-nous pas les héros de la plus splendide des amitiés humaines, Armand ? Est-ce que cela ne vaut pas tous les amours et toutes les passions ?

Il pleurait à sanglots, dans mes mains réunies, le front courbé, prostré tout entier devant moi, debout, qui le dominais, à présent, de toute la supériorité d’un récent enthousiasme pour la pureté des intentions. Dans cette banale chambre d’hôtel, nous les passagers de l’idéal, nous allions aussi haut que l’humanité peut aller dans l’amour-passion sans le vertige des sens et je ne me doutais même pas du précipice que je côtoyais… Mais, lui, qui pleurait, semblant s’anéantir dans une sorte de désespoir voluptueux, s’en doutait-il ?…

Ici, mon cher avocat, je veux m’arrêter un moment pour vous prévenir que je n’exagère pas, que je ne vous mens pas, que je ne peux pas vous mentir parce que ce début de ma vie d’amour est la préface de ce que vous appelez, ne la comprenant pas, ma passion maladive, celle qui m’a conduit où je suis, c’est-à-dire devant vous. Il faut que vous compreniez et admettiez la première si vous voulez comprendre et admettre la seconde. Il le faut… pour en pouvoir mesurer toute l’étendue déserte de sa réelle, affreuse et merveilleuse, pureté. Je n’ai aucune intention de vous leurrer parce que je joue ma tête contre votre conviction. J’ai assez discuté avec vous pour savoir que vous plaideriez mal une cause que vous ne croiriez pas bonne, si intéressante que vous puissiez la trouver. Je vous raconte les choses comme elles vinrent. Et je ne me leurre pas moi-même à leur souvenir. Peut-être ai-je été plus ou moins éloquent vis-à-vis de mon professeur d’énergie morale, mais en substance c’est bien cela que je lui ai dit et que je pensais. Que pensait-il, lui ? A vingt ans de distance, je l’ignore encore. Je ne peux pas le juger, car il était certainement plus averti que moi par la pression du devoir religieux qui le pliait à des lois que je ne connais pas. Une discipline de fer avait assoupli cet homme jeune à tous les tours de force du renoncement mais s’il s’était réfugié, par noblesse d’âme ou violence de tempérament, dans une volupté cérébrale constante qui le grisait assez pour l’empêcher de distinguer le rêve et la réalité, ce n’est pas à moi de le blâmer. Que cet homme m’aimât du même amour que ma cousine savait si bien avilir, je n’en doute pas, mais que ce splendide athlète de l’esprit pur sût l’élever jusqu’à l’art du martyre et à la vertu de l’apostolat, je n’en doute pas davantage !

Il faut rendre cette justice à la religion catholique c’est qu’elle a fait beaucoup plus que le paganisme pour augmenter la somme de volupté offerte à notre triste monde puisqu’elle a inventé le plus puissant des aphrodisiaques : la pudeur. J’étais, moi, d’une race de bourgeois, de ces grands bourgeois de France qui lui ont donné ses meilleurs magistrats, ses plus fameux stratèges, mais qui ne brillent pas, précisément, par la continence ou la réserve du mot, sinon du geste. Techniquement, que n’aurais-je pas pu démontrer à l’abbé de Sembleuse, cette fleur pâle de sa lignée très, trop noble ! Lui n’osait pas constater mais, moi, qu’est-ce qui m’aurait fait reculer ?… Or, il ne pouvait, justement, me réduire que par l’admiration que je gardais pour lui de sa résistance à mes faiblesses, à toutes les faiblesses. A certains sommets, tout se rejoint, les preuves de l’amitié comme celles de l’amour. Il m’aimait si profondément qu’il en souffrait à crier comme un brûlé dès que je l’effleurais de mon insolence de libertin. Or, il n’en profitait pas et ce soir-là il fut admirable de raisonnable sagesse.

— Soit. Que notre destinée s’accomplisse, Henri, balbutia-t-il en me regardant de nouveau bien en face. C’est souvent tenter Dieu que refuser la lutte contre le démon et j’accepte tout ce qui me viendra de toi, seulement, je te l’affirme, nous courons tous les deux un mystérieux danger et il est de ma loyauté de t’en avertir.

— Tu m’ennuies ! ripostai-je brutalement. Tu as l’air d’un de ces acteurs qui déclament faux. Ce que je te demande, à moi qui sors de la plus révoltante liaison, c’est du surhumain. Le reste, je n’ai pas besoin de toi pour le trouver.

Il tressaillit, détourna son regard du mien.

— Et si je devenais jaloux du reste ? Si j’exigeais le sacrifice de tous les plaisirs ? Si je te voulais toujours semblable à l’ami de ce soir ?

— Eh bien ! dis-je un peu troublé, je te promets d’essayer. J’ai déjà pris ma cousine en grippe à cause de toi, je continuerai à répudier toutes les cousines d’occasion (j’ajoutais avec une fatuité niaise de gamin de dix-huit ans, toujours heureux de scandaliser le voisin) : d’ailleurs, je suis tellement fatigué que ce sera moins qu’un jeu ! J’ai besoin d’air pur. Cette odeur de chypre me poursuit à me faire rendre l’âme !

Il soupira, très tendrement :

— S’il en est un qui épouvante l’autre, ce n’est pas moi. Bonsoir, Henri, dors, tu es assez fatigué, en effet, pour qu’on te couche.

Et il sortit de ma chambre, fermant la porte un peu fort.

Le lendemain nous étions en route pour l’Italie. L’Italie au printemps !… Nous étions plongés comme en un bain d’eau tiède et nos mouvements avaient l’aisance et la nonchalance de ceux du nageur qui se laisse porter. Dans la pénombre des églises ou des musées, nous allions côte à côte, saisis des mêmes joies de la vue, de la même ivresse cérébrale. Nous eûmes, pour les effigies de femmes, depuis si longtemps mortes, les mêmes transports d’admiration ou les mêmes hantises. Il me disait sa ferveur pour telle sainte et je lui répondais par mes sarcasmes sur telle courtisane.

Rome, Florence, Milan, Naples ! Et les plaisirs vulgaires s’offraient aussi comme des jalons, des bornes kilométriques, indiquant le progrès que nous faisions chaque jour sur le chemin montant de ce singulier calvaire. Une étrangère traversa notre route de sa grâce un peu encombrante, une femme dont les prunelles vertes de chatte en folie daignèrent m’aguicher. Elle me donna un rendez-vous en me disant de me défier de la vigilance de mon précepteur et je le dis, très franchement, au précepteur en question. Il partit d’un éclat de rire qui ne sonnait pas faux et il supprima toute déclamation théâtrale en me tendant un billet, pareil au mien pour l’écriture malgré plus de prudence dans les phrases. Elle avait commencé par lui !

— Mais, dis-je très vexé, pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Ça date de trois jours.

— Ce n’eût pas été convenable à cause de ma robe, d’abord, et ensuite, je lui devais le secret… à cause de la sienne.

— Alors, la jouons-nous à pile ou face, Armand ?

— Non, mauvais sujet. Je te cède le jeu entièrement.

— Merci ! Je n’accepte les restes de personne. Mais quelle race que celle de la femme ! Encore une vicieuse, naturellement. C’est surtout le sacrilège qui lui plaisait.

— Oh ! fit-il doucement, ayons plus d’indulgence pour ces malheureuses. Au moins, elles ne savent pas ce qu’elles font.

J’étais irrité contre lui, contre moi et contre elle.

— Elles font de la honte et du désespoir pour tout le monde. Elles nous cueillent et nous fanent de si bonne heure que rien ne peut plus refleurir où elles ont passé.

— Calme-toi, Henri… car il y aura la jeune fille très innocente que tu épouseras en une belle cérémonie… où je prierai pour toi.

— Ma cousine ?

Il se mordit les lèvres, sachant, à n’en pas douter, qu’en effet mes parents désiraient ce mariage d’inconvenances à cause de la somptuosité de la dot. J’étais riche. Ne fallait-il pas le devenir bien davantage ? Qu’importait mon rêve !

— Armand, tu as des idées sur le mariage ? Je t’en prie, développe-les ! Que je sache une bonne fois ce que tu as l’intention de faire de ton… influence.

— Il faut tout de même songer au nid futur, au vœu de l’espèce : les enfants, avoua-t-il, très gêné par mon ironie.

— Eh bien, mon cher, il existe énormément d’enfants sans père, beaucoup de pauvres diables condamnés à la faim ou à la réclusion parce qu’ils ont mal tourné. Le premier vœu de l’espèce humaine serait, à mon humble avis, de secourir les êtres faits avant d’en fabriquer d’autres. Risquer de tarer des créatures de ses propres tares ?… Il me semble que ce serait mieux de protéger celles dont on connaît déjà les misères.

— Tu es plus juste que le bourgeois ordinaire, Henri, et tu me fais de plus en plus peur. J’ai grand’peine à te suivre, tu vas trop vite. Je n’aime pas à te voir vieillir ainsi.

Il essayait de se moquer, n’y réussissait pas car le souffle lui manquait pour me suivre sur ce terrain-là.

On ne reparla plus de la dame aux yeux verts. Nous ne songions qu’à nous, noyés, sombrés, dans un égoïsme à deux qui nous cachait toute la vérité de la vie. Il y avait, entre nous et le monde réel comme le cristal d’une vitrine, et, nous, les objets rares, nous regardions, de haut, ce qui se passait, persuadés que nous avions arrêté notre cœur à l’heure de notre bon plaisir personnel, un bon plaisir amer, cruel, qui nous exaltait sans parvenir à nous exténuer, ni à nous faire perdre la raison, car rien ne pouvait entamer la chasteté d’Armand de Sembleuse. Il était criminel sans faiblesse… j’avoue que, moi, je n’ai jamais compris cet amour qui ne désirait pas, mais j’en subissais le très noble ascendant comme, sans nul doute, j’aurais subi tout autre chose de sa part.

Vous le voyez, mon cher avocat, je ne me montre pas meilleur que je n’étais, seulement, j’ai compris, plus tard, beaucoup plus tard, que c’était lui qui aimait le mieux et qui se trouvait le plus heureux parce qu’il échappait à la loi commune. Or, l’unique assouvissement de l’orgueil, d’un orgueil immense, ne domine-t-il pas toutes les voluptés connues ?…

Un soir, le dernier soir de ce que j’avais appelé audacieusement notre voyage de noces, à Venise, comme nous contemplions la mort du soleil dans les flots d’une lagune et qu’un vol de pigeons rayait la nue enflammée pour se refléter dans l’eau, y tremper leur ventre presque rose, nous eûmes, peut-être ensemble, une de ces émotions affreuses qui précipitent les hommes aux pires abîmes. Nous étions tristes parce que le départ était fixé pour le lendemain. Nous pensions au retour comme on songe à la tombe et, cependant, nous devions continuer à vivre ensemble, côte à côte, partageant les mêmes joies, ou les mêmes ennuis, ce qui nous serait encore une joie. Le cœur serré, une angoisse nous liant les mains, nous regardions, de ce balcon de marbre, agoniser la lumière avec une étrange appréhension de ne jamais plus la revoir. Il n’y avait que de la beauté autour de nous et nous étions seuls, dans ce palais qui dissimulait sa banalité de grand restaurant sous sa très ancienne élégance princière. L’eau, le ciel et nous… quelques gondoles glissant comme de funèbres cercueils pour nous dire que tout passe et s’efface, en laissant à peine une ride à la surface de la nappe mouvante. Nos yeux, se détournant de la beauté des choses, se prirent et se brûlèrent de toutes les flammes du couchant.

— Si cela devait aussi finir, murmura Armand de Sembleuse, nous pourrions nous en aller ensemble… où sont allés ceux que la terre ne satisfaisait pas.

— Où donc ? Mais, fou que tu es, tu blasphèmes, toi, le très saint ?

— Là-haut ! Et il me désigna la nuée d’or fluide où se poursuivaient les pigeons devenus noirs, oiseaux de mauvais augure, malgré leurs ardeurs amoureuses qui nous scandalisaient.

— Je n’aime pas la mort, dis-je, dédaigneux de cette conception sentimentale. Je suis trop près de la vie par mon âge et surtout mon matérialisme. Tu m’as enseigné que tout renoncement de ce genre est un crime. Pourquoi voudrais-tu m’anéantir ? Ne suis-je pas devenu semblable à toi ? Que veux-tu t’embarrasser d’un Dieu à rejoindre quand je suis là ?

— Je ne veux pas te rendre à cette femme et je suis certain que ce qui me menace est… plus fort que ton affection.

— Tu as envie de m’insulter, ce soir, Armand ! Et j’ai envie moi-même de te dire des choses désagréables. Brisons là. Nous n’avons plus qu’une nuit à passer sous ce toit. Si nous faisions demander des liqueurs extraordinaires, ce serait plus simple.

— Voilà bien ton perpétuel besoin de sensualité, cette fatale gourmandise de ton imagination. Si je le permettais, tu serais capable de te griser pour oublier… que nous rentrons dans la vie demain.

— Eh bien ! Restons ici ! Ne rentrons pas. Tu as eu l’audace de m’enlever, prends l’audace de me garder… toujours.

— Je suis pauvre, Henri, et tu es ce qu’on appelle un fils de famille destiné à l’avenir le plus fortuné. Est-ce que je peux tromper la confiance de tes parents qui m’ont permis de t’enlever, de te guérir ?

— Ah ! que ton amour pour moi est donc étrangement compliqué, Armand. Tu parles de suicide et tu recules devant un abus de confiance ! Tiens ! Tu m’exaspères ! Tu ne sais pas ce que tu veux. Je t’assure qu’il conviendrait de demander des alcools !

Je m’efforçais de plaisanter, selon ma détestable habitude quand je voulais fuir ma propre sentimentalité, mais je souffrais de le sentir aussi malheureux.

La nuit était tombée tout à fait. J’enroulai son bras autour de mes épaules et je murmurai :

— Il est écrit dans un autre évangile que le tien, cher maître, et j’ai lu des romans malgré ta défense, que si notre meilleur ami était une femme, il serait notre maîtresse… Voilà ce qui nous manque !… Ta sensualité à toi c’est la jalousie. Tu ne t’en aperçois pas parce que tu es un saint, mais dès que tu t’imagines que je vais livrer ma personne à ceux qui en abuseront, tu deviens fou. Est-ce vrai ?

Inconsciemment, il me pressait contre lui.

— Je suis jaloux de ton éternité, Henri. Plus tu t’abaisseras dans cette vie et moins j’aurai la chance de te retrouver où j’espère bien que cesse l’ignoble règne de la matière. (Et il ajouta, le plus naturellement du monde, sans cesser de m’illuminer de son splendide regard brûlant à ce moment où la nuit nous enveloppait de sa complicité caressante.) Si tu étais une femme tu ne serais pas ma maîtresse, surtout si je t’aimais comme je t’aime, c’est-à-dire du seul amour.

Un frisson me secoua. Je baissai les paupières, épouvanté, et ce fut à cette minute-là que j’eus, pour la première fois, le désir du meurtre : le jeter, le précipiter dans ce flot sombre qui léchait les assises de ce palais vénitien avec un râle très doux d’animal guettant une proie. Cela ne dura pas. Je réagis en allumant une cigarette, parce que je savais qu’il avait horreur de me voir faire ce geste-là et que je tenais à lui prouver que mon caprice passerait toujours avant son intervention.

Il se mit à rire et conclut d’une voix sourde :

— Le feu purifie tout ! je préfère t’entendre penser à autre chose, mon cher monstre !

Avait-il compris, lui, qui, en effet, m’entendait penser !…

Et il fallut revenir, cesser ces jeux enivrants d’une impossible volupté, abandonner la pleine liberté où deux enfants, privilégiés entre tous, avaient joué avec le fluide amour insaisissable qui laissait aux doigts énervés la seule sensation d’une fraîcheur d’aube ou d’une brûlure exquise n’entamant pas la chair. Comme nous étions forts contre la vie, contre la mort ! Et comme nous devions tomber de haut devant une abjection féminine !

Mes parents donnèrent une soirée de gala en l’honneur de mon retour au bercail. Somptueusement provinciale, cette fête leur représentait un beau moment de triomphe. Armand ramenait un jeune homme (au moins le croyaient-ils) après avoir enlevé un enfant et personne ne se doutait que ce jeune homme revenait tel qu’il était parti, mais miné par le plus effroyable mal : le doute, celui qui effondre toutes les croyances en la santé morale, qui ruine les meilleures intentions en vous forçant à creuser tous les problèmes. J’avais un siècle de plus. J’étais attaché à un maître dans toute l’acception du mot. Je l’avais rejoint sur un sommet inaccessible aux autres mortels et, avec l’enthousiasme fatal de la jeunesse qui demeure sincère, même quand elle raille, je me murais de plus en plus dans mon farouche secret. Or, où il n’y a rien, prétend un vieux dicton, le diable perd ses droits et ma cousine, Lucienne Morin, ne pourrait probablement plus m’entamer.

Elle fut, à ce bal, presque jolie. Tout en blanc, comme une fiancée, avec des roses blanches dans ses cheveux crépus, très relevés en chignon espagnol. Sa robe de tulle au corselet de satin uni révélait un buste d’heureuses proportions, mais ce fut ce soir-là que je découvris ma répulsion pour les seins de la femme, cette anomalie destinée à l’utile après l’agréable. Ne sachant pas bien danser, je refusai de valser avec elle, ce qui lui donna un mouvement de dépit.

Ma mère, très belle et toujours très distante, en satin gris de perle brodé d’argent, vint me morigéner affectueusement. Son regard lointain semblait de plus en plus absent, mais elle avait au coin de la bouche un pli que je ne lui connaissais pas encore.

— Je te voudrais plus homme ! m’avait-elle déclaré dès mon retour en caressant mes cheveux et en les rejetant en arrière. Tu te coiffes trop long ! Et puis on ne sait pas ce que tu penses. Tu es si fermé.

— Maman, je tiens de vous, lui répondis-je en souriant, et vous ne pouvez pas m’en blâmer puisque vous êtes parfaite.

Cela la fit rire un peu, car la femme qui est flattée par un mâle en est toujours touchée au point de ne pas distinguer un compliment d’une ironie, que ce mâle soit son fils ou son amant.

— Tu devrais faire danser ta cousine ? Qu’est-ce que vous avez à vous regarder en chiens de faïence ? Elle est charmante et sait danser mieux que toi… tu n’as qu’à te laisser conduire.

— Ce rôle ne me convient pas du tout, maman. Et je ne désire pas que ma cousine me dirige… au moins pour danser en public.

— Comme tu nous reviens volontaire, mon cher petit. Enfin, c’est dans l’ordre. J’espère pourtant que cette enfant ne te déplaît pas, au point de lui manifester ton antipathie… momentanée ?

— Rien de ce qui est chez vous ne peut me déplaire, chère maman. Cependant, si vous tenez absolument à ce que je danse, j’accepte de me laisser conduire par vous… qui en avez seule le droit.

Elle me frappa de son éventail sur l’épaule.

— Ah ! le petit roué, soupira-t-elle, vous êtes en train de vous tirer d’un mauvais pas en me faisant une révérence. Faut-il que j’aille chercher votre précepteur pour vous apprendre qu’on ne doit pas se moquer ainsi de sa vieille maman ?

— Ma cousine est aussi plus âgée que moi, il me semble.

— Quelle affaire… deux ans ?

On voyait bien que ma mère était ce soir-là dans le monde ; elle avait le temps de causer avec son fils !

Nous étions assis sur un canapé, derrière des plantes à parfums très violents, des tubéreuses et des lilas blancs sans aucune feuille, de ces branches nues, du bois sec et dur terminé par l’épanouissement d’une grappe immaculée forcée en serre.

— N’est-ce pas que ta cousine a changé, Henri ? Elle paraît plus sérieuse, plus femme. Je suis étonnée et vraiment charmée de sa réserve. Son pensionnat lui avait donné de si mauvaises manières.

— En effet, elle m’embrassait vraiment beaucoup. Vous vous en êtes aperçue, n’est-ce pas ?

— Je parie que, toi, tu ne t’en apercevais pas ? Seuls, les innocents ne savent pas voir.

— Maman, ripostai-je en me mordant les lèvres pour ne pas lui rire au nez, j’étais donc innocent parce que je me laissais embrasser, et maintenant, je suis coupable parce que je me refuse à la prendre dans mes bras devant tout le monde. Je vous en prie, chère maman, allez chercher mon professeur de maintien pour nous expliquer cela. Je suis curieux de connaître son avis !

— Henri, tu es insupportable quand tu poses des questions inconvenantes. Ça, par exemple, c’est une manie qui te reste. Je n’ai pas besoin d’un confesseur pour te confesser. Les enfants jouent à des jeux qui font quelquefois peur aux hommes.

Elle conservait son sourire aimable de dame qui reçoit.

— Si j’ose vous deviner, madame ma maman, je suis devenu un… monsieur sérieux parce que je redoute le contact de mon estimable cousine ?

— Tu me fais de la peine en plaisantant sans cesse sur les sujets les plus sacrés. Tiens… regarde ton père ? Le voici obligé de la faire danser pour réparer ta négligence… et ma foi, ils dansent fort bien tous les deux, elle ne perdra pas au change !

Je reçus comme un choc électrique et je regardai dans la direction indiquée.

Mon père, dont j’aurai à parler bientôt longuement, était, à cette époque, un homme de cinquante ans, un magistrat de salon, d’une rare correction d’allure, de très froid visage, à regard impérieux qui devait terroriser les coupables, à cheveux gris mais le coiffant jeune, à la dentition encore superbe, lui permettant un demi-sourire amusant par son énigmatique scepticisme. Il demeurait mince, portait des habits très soignés, tenait surtout à ne pas se faire remarquer en suivant la mode, mais on aurait pu supposer que la mode, qui n’est qu’une courtisane et n’a que les caprices qu’on lui impose, le suivait.

Il me parut, ce soir-là, comme ma mère, très loin de moi, très près de ses devoirs de maître de maison, cherchant à consoler une muette douleur.

— Cela forme ce qu’il est convenu d’appeler un beau couple, murmurai-je ironiquement, au moins dans votre monde, ma chère mère.

— Henri, tu n’as vraiment pas de mesure. Ton père, tu le sais, te la destine. Elle a six cent mille francs de dot, et en ce moment les meilleurs partis de la ville tournent autour d’elle.

— Vous me dites cela ce soir seulement et sans daigner vous informer de mes goûts personnels ? Dois-je même, ô ma jolie maman, me permettre d’avoir un goût… personnel.

Je parlais les dents serrées, mordant les mots et fouettant la robe de ma mère avec une branche de lilas que j’avais arrachée au buisson de fleurs derrière nous.

— Henri, je te parle un peu malgré moi, je suis entraînée par les circonstances. Tu reviens d’un de ces voyages qui, dit-on, forment la jeunesse. Je te pressens. Je ne t’ordonne rien. Je crois que tu tiens de moi encore plus que de ton père. J’ai essayé de t’élever le mieux possible et, justement, constatant la déplorable influence des pensions entières sur les élèves qu’on leur confie, j’ai voulu te garer des douteuses intimités. M’en veux-tu pour cela, Henri ?

— Non, ma chère maman, je ne vous en veux même pas de m’avoir pris pour une fille !

— Que signifie cette plaisanterie ?

— Cela signifie que l’on n’élève pas un garçon comme une Lucienne Morin, ni une Lucienne Morin comme un garçon, C. Q. F. D !… Et que je n’aurai jamais de moustaches.

— Enfin, voyons, Henri, sois donc raisonnable une minute ! Puisqu’il fallait vous éloigner l’un de l’autre durant votre enfance, époque où il est souvent dangereux de préparer l’habitude qui détruit le plaisir que l’on peut éprouver à se voir, je devais tout naturellement garder celui qui m’était le plus cher.

— Maman, m’écriai-je étourdiment, vous avez dû faire une grande amoureuse, car vous êtes une bien grande égoïste.

Elle se leva vivement, très choquée par l’audace de ma phrase que je corrigeai en me levant, à mon tour, et lui prenant la main, une main étroite onglée long, je la portai respectueusement à mes lèvres, murmurant :

— Veuillez m’excuser, madame ma maman, mais si votre fils en sait tellement long, c’est probablement grâce au genre d’éducation que vous lui avez donnée. Et cela ne m’empêchera pas de vous obéir… dans la limite de l’impossible, ce qui est la mienne.

Je regardai ma mère à la dérobée. Elle conservait un pli dur, accusant le coin de sa bouche, mais ce n’était peut-être pas à moi qu’elle en avait.

Et la soirée triomphale se termina. Je ne dansai ni avec ma cousine ni avec une autre ; je pus faire, à mon aise, la grasse matinée sans que personne vînt attenter à l’innocence de mon sommeil, ce qui me scandalisa un peu.

Ce fut vers cette époque que je fus en proie à des troubles cardiaques extrêmement graves qui me mirent à deux doigts de cette mort dont l’abbé de Sembleuse parlait comme d’une suprême délivrance des appétits de la chair. Il me fallut suivre un régime et connaître l’ennui des visites médicales. Quand le danger fut passé, on m’envoya au milieu des bois, dans un pavillon de chasse où l’air me conviendrait mieux que celui de la ville et ce fut encore à mon précepteur que l’on me confia. Armand était désolé. Il s’accusait de me faire physiquement du mal par sa morale intensive, ce qui était peut-être vrai, mais lorsqu’il déclara qu’il allait demander son congé, j’eus une telle crise de larmes qu’il me jura de ne plus me quitter. J’avais beau lui répéter que je ne souffrais pas, que je m’en allais, détaché de tout ce qui est la vulgarité et que cela, au contraire, aurait dû l’enchanter, puisqu’il m’avait, lui, condamné à rester son bien, sa chose, son Dieu ; il ne vivait plus du fait que je songeais sérieusement à cesser d’exister normalement.

Cette crise dura longtemps. Elle servit, d’ailleurs, à m’empêcher d’être pris par le service militaire, ce qui m’humilia sans trop me déplaire. Mes parents me déclarèrent que je pourrais choisir telle carrière qui me conviendrait mais qu’ils me conseillaient fort de me marier jeune car je ne devais pas, à cause de ma santé, mener une existence trop libre.

J’eus à cette occasion un entretien très curieux avec mon père et je ne veux pas en distraire un mot de votre attention. Je me le rappelle absolument comme une leçon apprise, la plus terrible leçon donnée par la famille à un jeune homme, relativement trop sage.

Mon précepteur vint me trouver au saut du lit, un matin, ce qu’il faisait souvent depuis que je me levais tard, et il me dit, en proie à une fièvre que je connaissais bien parce qu’il arrivait toujours à me la communiquer :

— Henri, te sens-tu de force à affronter les… conseils de ton père et pourras-tu soutenir une lutte que je redoute pour toi tout autant que pour moi ? Je crois qu’il s’agit de ton avenir. On me charge de t’envoyer à son cabinet d’affaires.

— Mon cher Armand, je me moque de tout, particulièrement des conseils de la famille. Je ne suis pas allé aussi haut pour condescendre à… épouser la demoiselle aux six cent mille francs de dot. J’aurai, paraît-il, vingt mille livres de rente à ma majorité, c’est-à-dire demain. Tu viens de m’éveiller d’un beau rêve… Nous retournions en Italie, tous les deux.

Pendant qu’il se rendait dans le salon d’étude, je m’habillais et je lui lançai, joyeusement, me dirigeant vers le bureau de mon père :

— Armand, nous touchons à la délivrance ! Je me porterai bien mieux quand je ne sentirai plus rôder cette fille autour de ma faiblesse… et tu ne seras plus inquiet.

Le cabinet de mon père était situé très loin de mes appartements, à l’extrémité de l’hôtel, donnant sur la rue, et on n’y relevait presque jamais les persiennes. C’était une pièce meublée austèrement, de façon à impressionner les visiteurs, toute en vert sombre comme le fond d’une forêt où l’on aurait détroussé les passants ; il y avait un bureau-ministre, des piles de cartons étiquetés contenant tous les dossiers célèbres de l’arrondissement et un divan à la Baudelaire, en velours mousse où je ne voulus pas m’asseoir pour bien accentuer ma tenue de fils encore souffrant mais respectueux.

— Henri, me dit mon père insistant sur ma convalescence, assieds-toi. J’ai à te parler longuement et tu es encore fatigué. Si tu n’allais pas avoir ton libre arbitre bientôt je n’aurais pas entamé le chapitre de tes devoirs de fils de famille… vis-à-vis de ses parents, mais, il le faut. J’y suis absolument obligé par les circonstances inattendues qui se présentent.

Il ne me regardait pas en face. Il regardait, plus bas, presque par terre, les yeux sur le divan vert mousse, éteignant toutes les manifestations d’un regard qui pourrait trahir de la colère ou de la honte.

Par extraordinaire, j’étais calme, prêt à défendre ma liberté par tous les moyens permis à un… fils de famille, puisqu’il décidait que j’en étais un… plus qu’aucun autre fils.

— Henri, je ne te reprocherai rien. Je ne te ferai aucun sermon et j’irai droit au but parce que c’est mon seul système vis-à-vis des grands coupables. Tu nieras même si cela te convient car, selon le proverbe, tout mauvais cas est niable. Henri… Mlle Lucienne Morin, notre nièce et ta cousine, celle que nous avons dû recueillir pour l’élever, la protéger contre les dangers que court une orpheline riche dans l’isolement malgré la fortune ou parce que la fortune, Mlle Morin est enceinte.

Si la grande bibliothèque, remplie de tous les bouquins lourds de la législation française, m’était tombée dessus, je n’aurais pas eu un plus furieux geste d’épouvante.

Je restai la bouche ouverte, sans un cri, sans une exclamation, et je finis par m’asseoir sur le fauteuil que m’avança mon père parce que j’allais m’évanouir.

— Tu l’ignorais ? ajouta-t-il d’un ton où je ne pus démêler aucune raillerie, car l’heure, vraiment, n’était plus à l’équivoque. J’en suis très triste pour toi car Lucienne doit se trouver tellement désemparée par ton inqualifiable conduite qu’elle n’a sans doute pas eu le courage de te prendre à témoin de son infortune. Voudras-tu, daigneras-tu seulement m’avouer que tu es son amant depuis au moins trois ans, paraît-il, même avant d’avoir eu l’âge de… devenir père ?

Un temps, qui me parut un siècle, je demeurai muet, le visage glacé comme par un vent violent traversant mon cerveau en rafale. Tout tournait autour de moi, surtout une jeune fille en blanc pur, en robe de tulle, semée de roses blanches, une vision à la fois décente et infernale… Mais j’entendais quelqu’un, ma conscience, sans doute, crier : Mlle Lucienne Morin est enceinte et tu es son amant depuis trois ans !… Alors, tout à coup, la véritable conscience de cette singulière situation me revint. Je me relevai en rejetant mes cheveux en arrière d’un mouvement de libération parce que je sortais d’un cauchemar, et je dis, les yeux fixes, les poings tendus :

— Mon père, Mlle Morin en a menti.

Le magistrat solennel, qui ne regardait les coupables qu’à la dernière sommation, dirigea ses prunelles dures sur les miennes, qu’il découvrit peut-être aussi dures et gronda :

— Sous quel rapport ?

— Sous tous les rapports.

Mon père eut un geste de colère.

— Vous n’avez pas été l’amant de Lucienne, Henri ?

— Non.

Et je soutins le choc de son regard d’accusateur avec le courage d’un homme qui n’est plus en face que d’un autre homme.

— Voulez-vous que je la fasse venir, monsieur ?

— Épargnez-moi la confrontation, mon père. Je ne tiens pas à la voir pleurer ou rougir, mais mon précepteur, lui, m’a entendu en confession… il sait de quel côté on doit chercher le coupable. Je suis assez instruit, hélas, par la théorie sinon par la pratique, de ce qui peut s’appeler une séduction, or, je n’ai pas séduit Mlle Morin… parce que, justement, quand nos relations ont débuté je n’avais pas l’âge… de séduire.

— Vous admettez donc, Henri, que des relations existaient entre vous, et pourquoi pensez-vous que ces relations ne doivent pas impliquer le titre d’amant ? Je serais vraiment curieux de vous entendre m’expliquer cela. Je vous ferai remarquer que vous avez droit à toute ma patience, puisque vous êtes mon fils et surtout un convalescent, mais je ne vous lâcherai pas que vous n’ayez avoué ce qu’il faut avouer. Celui qui ne rendrait pas la justice dans sa famille ne serait pas digne de la rendre en public, avec ou sans huis clos. (Il ajouta, un peu lourdement.) Profitez donc du huis clos, puisque vous avez peur de la confrontation.

Une idée bizarre éclaira le chaos de mes idées. Ce que j’allais dire serait monstrueux sans pouvoir en offrir les preuves. Or, un seul être pouvait me soutenir dans une pareille alternative : ou tout avouer, dénoncer une femme, ou n’avouer que le possible et me perdre moi-même. Ce qui me donnait l’assurance de lui démontrer l’évidence c’est que depuis mon retour d’Italie, c’est-à-dire depuis près d’un an, aucune relation, légère ou sérieuse, ne s’était renouée entre elle et moi. Si elle m’avait réellement traqué, elle ne m’avait pas forcé. Quelqu’un veillait sur moi jour et nuit.

— Mon père, dis-je, très froidement, puisque vous me traitez déjà de coupable et que vous daignez employer vis-à-vis de votre fils les grands mots de votre… habituelle justice, souffrez donc que je me réclame aussi de ses lois. Je désire être assisté par mon avocat qui est également mon précepteur, celui que ma mère a choisi pour veiller sur ma conduite d’enfant et de jeune homme : l’abbé de Sembleuse.

— L’abbé Armand de Sembleuse, fit mon père avec une grimace de dédain, porte une robe qui n’est point celle d’un avocat, et je me demande ce qu’elle viendrait faire entre un gamin effronté, capable des pires audaces, et une jeune fille très malheureuse, enceinte de trois mois. Vous ne voulez pas que Mlle Morin puisse rougir devant vous, alors ne compliquons pas la séance.

— Je ne tiens pas à ce que Lucienne y assiste, ripostai-je, à moins que ce soit elle, pourtant, qui m’accuse directement.

— Et qui voulez-vous que ce puisse être, sinon votre victime ! répliqua mon père d’un ton rauque, le mot victime s’étranglant dans sa gorge.

— C’est Lucienne qui prétend que…

Alors, ce fut plus fort que moi. Je pouffai. Une irrésistible envie de rire me secoua des pieds à la tête, j’éclatai même de si bon cœur que j’en oubliais complètement ma terrible situation vis-à-vis de mon père.

— Malgré tout le respect que je vous dois, mon cher père, je suis obligé de vous dire que si vous tenez à ce qu’on répare, vis-à-vis de votre nièce, il faut chercher ailleurs le monsieur sérieux ! Ce qui arrive à ma cousine était même prévu depuis longtemps par le gamin effronté en question. Elle a dû s’adresser à un homme alors qu’elle ne connaissait que… des enfants, car elle a fait la cour (soyons poli) à mon pauvre précepteur encore plus innocent que moi étant donné, justement, la robe qu’il porte… comme un cilice. Lucienne est capable d’incendier un bloc de glace. Vous ne la connaissez guère en la traitant de victime… c’est une…

Je m’arrêtai court. Mon père s’était dressé, pâle comme un justicier de la bonne école. On voyait bien que la vérité le préoccupait beaucoup moins que la victime. Il lui fallait un coupable, c’est-à-dire un réparateur, mais il ne se souciait pas énormément d’élucider les faits.

— Je vous défends d’insulter cette jeune fille.

— Comment voulez-vous que je me défende, moi ?

— Vous n’avez qu’à m’obéir. Avez-vous été, oui ou non, son amant ?

Je lui envoyai en pleine face la plus étrange phrase qu’il eût jamais entendue dans toute sa carrière de magistrat et je la lui lançai avec tout l’aplomb d’un libertin consommé, ce qui ne prouvait rien en ma faveur, naturellement.

— Non, mon cher père. A peine son amie de pension comme elle prenait le soin de me le raconter entre chien et loup !

Cette fois, le grand magistrat, le père sévère, l’homme d’une autre époque fut médusé. Il contemplait son fils en se demandant de quel bois il l’avait fait.

— Devenez-vous fou et désirez-vous que je vous fasse interdire ? Un être maladif est aussi dangereux qu’un malfaiteur. Pensez-vous que le récit de pareilles turpitudes puisse un seul instant arrêter le légitime désir d’une femme qui a la sottise de vous aimer au point de m’avoir caché votre abominable conduite ? Elle est mère, c’est la seule vérité indéniable de cette triste aventure. Et comme elle n’a jamais aimé que vous…

— Je suis obligé d’endosser… les six cent mille francs ! Fichtre ! Si Lucienne était pauvre, ce serait très ennuyeux, mais comme elle est riche ça me paraît encore plus vilain qu’ennuyeux. Il va falloir tout simplement que l’abbé ou moi, nous la confessions. Comptez sur nous. Ça presse : elle parlera.

— Elle ne parlera plus. Elle est, depuis hier, dans une maison de retraite, d’où elle ne sortira que pour se rendre à la mairie avec vous. J’ai dit. Vous pouvez vous retirer, monsieur.

Il me montra la porte d’un geste où il ne manquait que l’ampleur de la toge.

Je m’inclinai et je sortis. Du moment que je ne pouvais pas interroger moi-même… la victime, ça devenait sinistre.

En quelques bonds je descendis nos escaliers, déclarés d’honneur, car il y avait ceux qui étaient qualifiés de dérobés, et je cherchai mon seul protecteur dans cette redoutable affaire.

Il était chez nous en train de préparer un bain chimique, pour je ne sais plus quelle opération.

— Armand, m’écriai-je en fermant la porte du salon d’étude à double tour, il faut me sauver, car je commence à avoir une peur bleue de cette sale bête.

— Quelle sale bête ? questionna l’abbé de Sembleuse relevant son beau front, et fronçant légèrement les sourcils en me voyant verrouiller les portes.

— Ma cousine !

— Voyons, Henri, de la tenue, pourquoi cette subite grossièreté ?

Je me jetai à son cou, le courbant jusqu’à moi, car il était le plus grand et je lui soufflai dans l’oreille :

— Lucienne a déclaré à mon père que je l’avais séduite.

Armand eut un frisson d’horreur.

— Ce n’est pas possible !

— Parfaitement. Elle est enceinte de trois mois. Et il faut, d’après monsieur mon père, que je l’épouse.

Armand de Sembleuse restait calme et patient tant qu’on ne touchait pas à sa mystérieuse passion. Je le vis rougir, blêmir ; il me saisit aux épaules et me plia sous le poids d’une rage d’autant plus effrayante qu’il ne criait pas, ne risquait aucun qualificatif mal sonnant.

— Répète un peu ?… alors, tu l’as reçue malgré toutes tes protestations, elle est arrivée jusqu’à toi malgré toutes mes précautions… tu m’as trompé au lieu de te confesser librement selon ton habitude. Henri, tu es un lâche. Voilà !

Mes larmes jaillirent en dépit de mon envie de lui rire au nez pour sa façon cavalière de me croire capable de tout, moi qui dormais si tranquille sous sa protection religieuse… et amoureuse.

— Armand, si c’était vrai, est-ce que je serais là pour te demander ton appui ?

Il mit son front dans ses mains.

— Mon Dieu, murmura-t-il, voici le temps de l’épreuve ! Alors pourquoi cette fille ment-elle… et à ton père, encore ? Est-ce que ta mère est instruite de cette abomination ?

— Je n’en sais rien. Toujours est-il que j’ai prié mon père de t’accepter en qualité de mon avocat. Veux-tu dire ce qu’elle t’a avoué ?

— Non ! fit-il désespéré. Je n’ai pas accepté ta confession, jadis, ne m’en sachant pas digne, mais elle… j’ai bien voulu lui… certifier l’impunité. Elle s’est déclarée coupable sous le sceau du sacrement. Et elle m’a déclaré des choses que je ne t’ai jamais dites, parce qu’elles ne te regardaient pas.

— Nous sommes donc incapables de nous défendre. Mais on ne peut pas épouser un garçon de force, voyons, Armand. Est-ce que tu veux que je l’épouse ?

— Où est-elle ? Je veux lui parler. Tout de suite !

— Elle est au diable, mise en lieu sûr par mon cher père. Et d’ailleurs, dans un état pareil, déclaré intéressant par les imbéciles… nous aurions vraiment mauvaise grâce en la malmenant. C’est très bien joué. Qu’en penses-tu ?

Des larmes coulaient le long de ses joues qu’il ne songeait même pas à essuyer. Il murmura :

— L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement.

Il n’en fallut pas plus pour déchaîner mon particulier démon.

— Assez ! hurlai-je hors de moi. Vous êtes tous des hypocrites, toi, mon père, ma mère et le monde entier ! Et pourquoi donc naissons-nous tous, moi, toi, mon père, ma mère et les autres avec des sens, des appétits très à côté de votre sacro-sainte institution du mariage ? Hein ! Peux-tu me l’apprendre ? Est-ce donc de ma faute, à moi, si, très beau, j’ai tenté cette ogresse flaireuse de chair fraîche et tendre ? Est-ce ta faute, à toi, si, dévié de ta véritable ligne de mâle, tu as, malgré toi, malgré ta religion, l’amour de ton propre sexe en ma personne que tu respectes… jusqu’au jour où il me plaira de te forcer au contraire ? Allons donc ? Est-ce que mon père s’est gêné, un jour, pour courtiser la femme de chambre, à telle enseigne, que par politesse, j’ai dû reculer devant lui ? Est-ce que maman, elle-même, n’est pas très sensible aux compliments que je lui fais… surtout depuis qu’elle s’imagine que je suis devenu un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui a la noce crapuleuse dans le sang ? Mais vous me rendez enragé avec vos pudeurs, vos sentences, votre justice aveugle et vos petites vertus à compartiments secrets ! Non ! Regardez-vous donc un peu au miroir et voyez si vous pouvez vous empêcher de rougir en arrangeant vos voiles du saint mystère de façon à ce que rien n’en dépasse jamais les lignes. Mais, sangdieu, c’est ma cousine qui a raison ! Elle va droit au but qui est son plaisir, et au moins on sait tout de suite qu’on est en présence de tous les vices. Elle m’aime et elle me veut et elle prend le seul chemin pour arriver au très saint sacrement du mariage où l’œuvre de chair ne sera même pas à désirer parce qu’elle sera désormais accomplie. Bravo ! Moi je commence à lui découvrir une allure, à cette gueuse ! Quel couple nous allons faire ! L’humanité n’a décidément pas fini de se martyriser, car je jure bien que si, pour je ne sais quelle raison que je ne devine pas encore, il faut que je me sacrifie, elle pourra faire son deuil de l’époux. Je jure par ta robe, que je préfère à la sienne, que je ne la toucherai jamais, même avec une cravache. Ah ! non ! Ce n’est qu’à présent, Armand, mon cher précepteur, que je vais devenir un monstre car vos natures pondérées me révoltent. Je serai la bête fauve qui, de ses griffes et de ses dents, saura bien vous réduire à la terreur, puisqu’au fond vous n’avez peur que des cyniques. Moi je n’ai peur de rien, pas même de la volupté, puisque j’ai consenti à en mourir ! Armand, je vais aller prier ma mère de venir à mon secours, puisque ta religion te le défend… si ma mère ne veut pas ou ne peut pas, tiens-toi prêt à un second enlèvement. Je me ferai rendre des comptes de tutelle, parce que j’ai dû hériter de mon grand-père, et nous irons au bout du monde… libres, tout à fait libres. Seulement je te préviens que je ne veux plus entendre parler de morale. Assez ! Assez ! Si tu as envie d’aller là-haut, moi, je t’entraînerai si bas que tu ne remonteras jamais. Mourir ensemble, soit, mais par les bons moyens. La religion et la morale justicières, c’est le fatras romantique par excellence. Je préfère le marquis de Sade et ses aphrodisiaques. Au moins ça ne trompe pas. Absolu pour absolu, moi j’entends fabriquer mes paradis à ma taille et en dehors de toute légalité.

L’abbé Armand de Sembleuse agenouillé sur son prie-dieu, la tête dans ses mains, se bouchait les oreilles.

Je haussai les épaules et je sortis pour aller à la recherche de ma mère.

Comme je tirais les verrous des portes, je l’entendis qui me suppliait :

— Henri ! Henri ! fais attention à ton cœur. Tu vas le briser contre eux !

On ne pénétrait pas facilement chez ma mère. Elle paraissait au repas de midi, toujours très soignée, d’une élégance sobre mais très étudiée, et ses quarante-deux ans ne semblaient pas lui causer énormément de souci. Cependant, elle était d’une coquetterie raffinée qui ne lui permettait pas l’intimité du petit jour et elle ne recevait ni son mari ni ses enfants dès le matin. Ma cousine disait même que rien ne pouvait lui être plus désagréable comme d’accorder une audience de bonne heure. Je rencontrai Clara, sa femme de chambre, dans la lingerie, qui portait sur le bras un peignoir de bain encore humide et elle m’assura que ma mère avait la migraine.

— Je veux la voir. Il est à peine dix heures, oui, je m’en rends compte, mais je veux la voir.

On avait pour moi les égards que l’on a pour un malade capable des pires violences, à l’occasion, et on connaissait, dans les offices, ma manière forte. J’avais, un soir, envoyé rouler au bas du fameux escalier dit d’honneur, un homme qui se prétendait du dernier bien avec une de nos bonnes. Je l’avais pris simplement pour un cambrioleur, mais mon intervention flatta infiniment la jeune personne qui en conclut que j’étais jaloux, ce qui ne me flatta pas du tout et m’exposa aux pires familiarités.

— Clara, je vous en supplie ? murmurai-je en la regardant de très près.

— Tout de suite, monsieur Henri. Si on me gronde, je m’en moque ! J’ai déjà failli me faire renvoyer pour vous plaire. Que ne ferait-on pas quand vous commandez comme ça !

Elle m’introduisit dans la chambre mystérieuse. Ma mère était couchée sur une chaise longue. On venait de la masser et de démêler ses cheveux blonds, plus clairs que les miens, qui lui retombaient sur les épaules. Roulée dans un peignoir de velours mauve, elle était encore très belle, mais semblait si lasse et si décolorée de teint qu’elle me fit peur.

— Maman, lui dis-je, en cherchant à ne rien remuer autour d’elle car on n’y voyait pas, je vous fais mes excuses pour avoir forcé la consigne ; seulement je suis très effrayé par une chose qui vient de m’arriver et que vous ignorez, sans doute. Maman, je n’ai plus confiance qu’en vous.

Elle releva ses cheveux par un joli geste de décence, les fixa sous une grande épingle diamantée puis soupira, très confuse :

— Tu aurais pu me prévenir hier soir. Je suis tellement fatiguée… mon pauvre Henri.

— Maman, pourquoi êtes-vous fatiguée ? Ce n’est pas d’être jolie, en tous les cas !

Et je lui baisai les deux mains avec une ferveur passionnée qui lui fit plaisir, car, certainement, cette femme devait avoir un chagrin profond de se sentir décliner, elle, dont on avait dit : la plus belle blonde des soirées de la préfecture.

— Henri, dites vite et sauvez-vous ! Qu’est-ce qui vous arrive ?

Je restais là devant elle, la contemplant de haut, dans ce demi-jour auquel je m’habituais peu à peu. Je me sentais tout à coup une immense pitié pour cet être qui ne parlait presque pas et qui avait l’aspect d’une énigme pour mon entendement fougueux de collégien averti des seules choses inutiles de l’amour. Ma mère avait-elle un lourd secret à porter, aussi lourd que le mien ? Quelle passion mystérieuse rendait ses yeux lointains comme un ciel trop pur, inaccessible ? Ou, n’y avait-il rien, au fond, qu’un égoïsme froid, despotique, un désir de règne éternel sur celui que je savais lui avoir échappé par les plus basses portes ?

— Maman, commençai-je d’un ton frissonnant de dégoût, ma cousine désire m’épouser… par tous les moyens mis à la disposition d’une jeune fille sans scrupules… Je suis désolé d’avoir à accuser, moi qu’on accuse, mais il faut, pourtant, que j’en appelle à vous puisque mon père me condamne sans vouloir m’entendre ou me comprendre. Maman, pardonnez-moi si je vous offense dans l’affection que vous avez pour elle : ma cousine est un monstre.

Ma mère se redressa, du milieu de ses coussins, et s’empara d’un flacon qu’elle porta à ses narines.

— Oui, je sais, fit-elle laconiquement.

Je me jetai à genoux devant la chaise longue. Je saisis un des plis du peignoir qui embaumait la lavande et je me cachai le visage, le cœur battant à rompre. Là, était mon salut. Elle savait.

— Maman, balbutiai-je retenant mes sanglots, je ne peux pas, je ne veux pas épouser ce monstre. Plaidez ma cause auprès de mon père, car elle l’a odieusement trompé en m’attribuant une paternité… de fantaisie. Je suis même persuadé qu’elle n’est pas enceinte et qu’elle abuse de la… naïveté de mon père. Il est toujours dans des histoires criminelles et il a tellement la coutume de voir les coupables… où ils ne sont pas.

— Non, votre père est absolument certain de la culpabilité de cette fille.

Ma mère disait : cette fille. Il me semblait, de plus en plus, que le ciel de ses yeux lointains s’ouvrait pour moi.

— Maman, ma chère maman, ma belle maman que j’aime ! Il faut que je vous dise tout parce que je suis un bien vilain petit garçon. Je ne veux pas surprendre votre estime, ce ne serait pas loyal. Cette fille et moi… Ah ! maman ne me regardez pas, nous avons joué à des jeux… des jeux inconvenants. Que voulez-vous, je n’aurais jamais osé vous salir l’imagination en vous avertissant de ces choses que vous ne pouviez pas deviner, vous, si bien élevée, si sage. Ma pauvre maman, c’est à ce piège-là que je suis pris… est-ce que vous me comprenez ?

— Oui, je crois. Et vous vous rencontrez deux en présence du même enfant sans savoir lequel des deux doit être le père.

— Si, maman. Je sais très bien. Ce n’est pas moi. C’est l’autre !

Ma mère eut un geste effrayé. Elle leva son bras blanc qui sortit tout entier de la manche large de son peignoir.

— Dieu seul peut connaître tous les secrets de la nature, Henri.

— Puisque vous ne me mettez pas à la porte, maman, il faut que vous ayez le courage de m’écouter encore…

En me redressant pour chercher ses yeux, je fus effaré de constater leur profondeur. C’était le néant, un ciel tout entier, vide ! Elle avait l’air à la fois si douloureusement meurtrie et si absolument en dehors de la question que je fus transporté d’une admiration qui confinait à l’horreur. Non seulement elle ne comprenait pas, mais j’avais la certitude qu’elle ne comprendrait jamais.

— Maman, murmurai-je, promenant machinalement mes lèvres brûlantes de fièvre sur ses ongles polis, dois-je continuer ?

— Non, Henri, parce que toutes les explications ne peuvent empêcher le fait brutal : Lucienne est enceinte et a le droit d’exiger qu’on lui rende l’honneur qu’elle a perdu.

— Pourquoi, alors, moi et pas l’autre ?

— Parce que l’autre est déjà marié.

— Alors, vous le connaissez, l’autre ?

— Oui.

Il y eut un silence de mort.

Cette fois nous nous regardions en communiant dans la même horreur, dans le même dégoût de toute l’humanité.

— Maman, je ne peux cependant pas accepter la responsabilité de ce qu’il m’est impossible d’avoir créé il y a trois mois, quand mes relations avec ma cousine ont cessé depuis un an. Est-ce que je vous mentirais, à vous que je vois si épouvantée de ce que je vous explique ? Sur votre honneur à vous, maman, et je n’ai rien de plus cher en ce moment même, je vous jure que je dis la vérité.

Ma mère était retombée sur ses coussins comme une morte. Elle était évanouie, pâle, si terriblement privée de toute apparence de la vie qu’elle m’affola et je bondis vers un timbre.

— Clara, dis-je à voix basse, ma mère vient de s’évanouir, je ne sais pas comment m’y prendre pour la soigner.

— Ah ! monsieur Henri, ce n’est pas gentil à vous de lui augmenter son chagrin. Madame est malheureuse depuis si longtemps !… Voilà que ça déborde.

Pendant que la bonne la frictionnait et lui jetait des gouttes d’eau sur le visage, moi, je mordais mon mouchoir pour ne pas pleurer. Je ne pensais même plus à Armand de Sembleuse. Je ne trouvais aucune issue à l’impasse dans laquelle nous nous rencontrions face à face, ma pauvre mère et moi. Or, une chose me permettait de respirer un peu : ce n’était pas moi, ni mes confidences, qui l’avais mise dans cet état, cela j’en demeurais certain. Alors, quoi ?

Clara se retira sur les pointes en me faisant signe qu’il ne serait pas nécessaire de mentionner son intervention.

— Henri ! soupira ma mère en ouvrant les yeux et en me tendant les mains, aide-moi à me lever. Je ne suis pas bien du tout. N’appelle personne. Je désire marcher un peu et… réfléchir à ce que tu viens de m’apprendre. Je te crois incapable de me mentir.

Elle s’appuya sur mon épaule et se fit pesante, s’abandonnant à ma seule force.

— Tu n’es déjà pas si bien portant, mon pauvre petit. Vois-tu, nous deux, nous ne sommes pas du tout faits pour ces sortes d’aventures. Nous ne comprendrons jamais rien à leurs passions. Enfin, c’est ainsi. Il faut sortir de là. Ta cousine nous menace d’un scandale qui me tuera si on le laisse éclater. Veux-tu lire sa dernière lettre ?

Elle fouilla dans un tiroir et me donna un papier. Je lus ceci :

« Ma chère tante,

« Tout ce qui s’est passé est de votre faute. Vous ne m’avez jamais aimée que pour ma fortune que vous désiriez donner à votre fils. S’il ne m’épouse pas, je dirai tout. Et on verra qui de moi ou de la famille respectable a raison.

Lucienne. »

— Ma chère maman, il faut vous moquer de cette atrocité-là, parce que le scandale dont elle vous menace ne peut atteindre qu’un garçon de vingt et un ans. Si Lucienne était pauvre, ce serait beaucoup plus délicat mais elle est riche, plus riche que nous… donc, elle n’est pas très à plaindre. Quant au monsieur marié faisant partie de nos relations, je m’en charge. Ce ne serait pas la peine de savoir tirer l’épée grâce à mon précepteur si je n’en venais pas à bout. Dites-moi le nom du personnage, on s’expliquera correctement. Je n’ai pas envie de crier sa paternité sur les toits, pas plus, je pense, que je n’ai envie de l’endosser. Et même si on me l’attribuait, tant pis ! Je serai le mauvais sujet, le séducteur tant qu’on voudra. Qu’est-ce que ça peut te faire ma petite maman jolie, puisque tu sais que je ne te mens pas ?

Je la serrai dans mes bras. Je constatai, malgré moi, que son corps était plus souple et plus léger que celui de ma cousine. Cette femme-là ne vivait plus que par l’effort constant d’une volonté de fer, une miraculeuse volonté d’orgueil. Je me sentais si proche d’elle, si sincèrement son fils que je lui dis en l’embrassant furieusement, ivre d’une soudaine colère passionnée :

— On est nous deux, maman, contre le monstre. Il a pu me salir. Il ne vous salira pas parce que je vous défendrai, entendez-vous ! Allons ! Dis-moi son nom… et je te jure bien que ce n’est pas la jalousie qui me pousse à te le demander. Quant à Lucienne, elle ne m’épousera pas… ce sera sa punition. Maman ? Maman ! Qu’avez-vous ? Ah ! vos yeux, vos yeux qui deviennent noirs.

Je glissai à genoux devant elle entourant ses jambes tremblantes de mes bras ; je la tenais ainsi comme une grande poupée qui va s’abattre parce qu’elle n’a plus aucun ressort pour lui donner l’allure mondaine de la belle dame en visite.

— Henri, souffla-t-elle, regardant le tapis comme on regarde le fond d’un trou, d’une crevasse où l’on va glisser, Henri, cet homme-là, c’est ton père.

J’eus la respiration coupée, puis j’éclatai d’un rire nerveux qui ne se calma que par un frisson d’agonie.

Nous nous taisions, moi couché à ses pieds, elle renversée sur sa chaise longue. Je me souviens que j’entendais mon cœur battre comme on entend le balancier d’une horloge. Je ne pensais plus. Ce fut elle qui revint à la vie normale en me disant :

— Il va falloir paraître au déjeuner où il y aura l’abbé de Sembleuse et peut-être le secrétaire du tribunal. Henri, je dois finir ma toilette. Va-t’en !

— Que m’ordonnez-vous, mère ?

— Je ne t’ordonne rien.

— Voulez-vous que j’aille étrangler Lucienne ?

— Un crime n’efface pas un crime.

— Est-ce vous, ou mon père, qui désirez me voir l’épouser, c’est-à-dire effacer toute possibilité de scandale ?

— Quand j’ai su, quand elle m’a dit que vous étiez tous les deux coupables, j’ai inspiré à ton père l’idée d’une union qui ne peut guère être heureuse mais qui, en effet, effacerait tout. Elle avait prévu, d’ailleurs, ton refus, puisqu’elle aurait alors exigé que ton père divorçât. Le pauvre homme a été entraîné par une fille experte, dépravée toute jeune et qui ne recule devant aucun moyen. C’est un peu ton œuvre, Henri, ce monstre-là.

— Mon père vous a-t-il avoué…

— Oui, je l’ai vu pleurer de honte à la place même où tu pleures. Ce sont les plus forts qui sont souvent les plus faibles, qui résistent le moins.

Je me relevai lentement.

— Je ne pleure pas, maman, je ne pleurerai plus jamais, quoique je ne tienne pas à passer pour le plus fort. Je m’incline devant votre affreux chagrin, car vous aimez toujours mon père.

Je pris sa main glacée et je la baisai froidement. Il ne pouvait plus y avoir entre nous aucun contact nous vivifiant. Nous avions vécu la seule minute de passion filiale ou maternelle que nous devions vivre et elle suffisait pour une éternité de douleurs.

— Puis-je obtenir l’adresse nouvelle de ma cousine, maman ? Mon père me l’a refusée.

— Que prétends-tu faire ? Une scène ? C’est si dangereux… et dans son état tout est à craindre, Henri ! Voici cette adresse.

— J’irai, accompagné par Armand de Sembleuse qui a été, une fois, son confesseur et j’obéirai à mon père, je demanderai, aussi correctement qu’il me sera possible de le faire, la main du monstre. Seulement je quitterai cette maison pour toujours dès le soir de mes noces. Adieu, maman, ne paraissez pas à ce déjeuner, vous avez les yeux très rouges.

J’eus le courage de sortir sans même entendre ses remerciements éperdus. J’éprouvais, pour elle, comme le vertige d’une chute.

… Armand de Sembleuse m’attendait, au fond du jardin, devant une haute muraille tapissée de lierre noir.

— Tu comprends, lui disais-je allant et venant comme un animal en cage qui cherche une issue, je suis en face de ce mur et il faut que je passe… ou que je me brise. Tu vas venir avec moi pour m’empêcher de la tuer. Est-ce que tu te doutais de cela, toi, l’autre monstre ? Toi qui t’accuses de me pervertir ?

Il me buvait des yeux, les bras croisés. Il eut une pensée grotesque :

— Et si je disais que l’enfant est du cocher de la maison, que je l’ai vu, car, ça aussi, c’est le possible.

— Nous serions simplement trois et ça n’empêcherait rien, répliquai-je avec un rire sec. C’est très drôle, cette histoire et la famille est, décidément, une bien belle invention ! Je suis dans le piège et il me faut y rester, sinon ma mère en mourra.

— Je t’accompagnerai, soit, Henri. Je crois que je deviens fou.

Le déjeuner eut lieu très naturellement. Mon père avait l’air préoccupé et moi j’exagérais ma gaieté, une gaieté infernale, m’étourdissant à relancer Armand sur le terrain d’une controverse religieuse qui ne nous intéressait pas. Maman écoutait, impassible, poudrée, fardée légèrement, souriante et prenant soin du secrétaire du tribunal qui, gras et sot, tonnait contre un article d’une feuille locale, que personne, du reste, n’avait lu.

Vers trois heures, l’heure des visites en province, je commandai le coupé. Je cherchai des gants assortis à mon costume gris, le dernier. Armand, dans ma chambre, me tendait des gants blancs qu’il avait gardés d’une soirée parisienne.

— Non, pas ceux-là ! des gris perle, je ne veux pas de ceux-là ! criai-je comme quelqu’un qu’on égorge.

— Henri, supplia-t-il, laisse-moi monter ce calvaire, je ferai ce qu’il faudra, mais tu ne peux pas te mettre à la merci de cette femme ? Réfléchis ? C’est épouvantable.

— C’est digne de moi ! râlai-je. N’est-ce pas moi qui l’ai dépravée… Ah ! qui donc m’achèvera ? Armand, souviens-toi de la nuit de Venise. Pourquoi sommes-nous revenus ?

Dans le coupé, je me mis à lui parler très bas, le brûlant de mon souffle.

— Tu prieras pour moi le jour de la cérémonie, hein ? J’épouse la jeune fille innocente et je suis même sûr d’avoir des enfants. De toute la liberté de ma jeunesse il me restera le souvenir de notre voyage. A peine quelques mois de pleine beauté. Ensuite, lié pour toute une existence à cette créature qui ne divorcera pas et ne me trompera pas ! J’aurai beau ne pas la toucher, elle sera ma femme. On le saura, je le saurai… et qu’inventera-t-elle de plus pour me river à ma chaîne, dis ? Armand, ta mission auprès de moi se termine à ce mariage. Où nous retrouverons-nous ? Est-ce que mon cœur ne va pas enfin se briser dans ce dernier combat avec mon orgueil ? Il fallait briser ma mère… Je suis un lâche, je n’ai pas pu…

— Henri, mon Henri bien-aimé, tu as fait très noblement ton devoir. Je t’admire et je te supplie de ne pas t’exaspérer. Il est encore temps. Veux-tu que je m’efforce de la fléchir, de lui inspirer le renoncement ? Je vais donner l’ordre de retourner. Tu m’attendras. Mon Dieu !…

Je me mordais les poings et il fut obligé de m’arracher les lambeaux de mes gants que je mangeais.

Le coupé s’arrêta devant une petite maison basse du bout de la ville. Il y avait une grille et un jardin derrière, tout ruché de buis. Une religieuse arriva, pleine de déférence pour ce prêtre mondain qu’on appelait M. l’abbé de Sembleuse en y mettant le ton du respect, malgré sa jeunesse : « Il est si beau, prétendaient les vieilles dévotes, qu’il n’a pas l’air en vrai ! »

Puis, la religieuse rougit jusqu’à la coiffe en apprenant qu’elle recevait un fils de famille qui venait demander une riche héritière en mariage. Aucune substitution de démarches ne restait possible. Nous devenions des gens très bien. Quant au père noble…

— Mon père n’est pas venu lui-même, Lucienne, parce qu’il a pensé que nous suffirions tous les trois pour fixer des dates.

La porte se referma et la scène changea. Je cessai de sourire.

Ma cousine était vêtue, de nouveau, en pensionnaire, robe sombre et coiffure chaste. Elle avait les traits tirés, la taille un peu alourdie, les cernures de ses yeux très accusées.

— Vous consentez ? fit-elle, debout, très maîtresse d’elle-même, sans daigner jeter un regard à mon précepteur.

— Madame, lui répondis-je tranquillement, je consens à vous offrir mon nom et ma liberté en échange de la vie de ma mère, voilà tout. Maintenant, écoutez-moi bien et ne revenons jamais là-dessus. Nous quitterons la maison de mes parents dès le mariage célébré. En outre, je ne serai jamais ni votre amant ni votre mari. Je suis un anormal, incapable d’aimer une femme et vous savez pourquoi. Vous êtes même la seule à l’avoir deviné. A ces conditions, nous nous entendrons le mieux du monde. On peut, je crois, vivre en bonne intelligence quand on est deux monstres de pareille envergure. J’appartiens à qui vous savez et je fais le serment devant lui de me conduire vis-à-vis de vous comme tout homme doit le faire avec la… femme de son père. Moi je n’ai pas encore le goût de l’inceste ! Notre notaire vous signifiera mes volontés au sujet de votre fortune. Je désire me marier sous le régime de la séparation de corps et de biens. Maintenant j’espère que votre enfant sera beau. Ne l’ayant pas fait, je serai peut-être capable de l’élever mieux que je ne l’ai été moi-même, surtout s’il me ressemble, ce à quoi je m’attends. (Puis je me tournai vers Armand qui avait fermé les yeux comme frappé au visage par mes paroles.) Viens-tu, Armand, la messe est dite !

Ce tutoiement qu’elle n’avait encore jamais surpris entre nous, lui fit l’effet d’une gifle. Elle poussa un cri sourd, voulut se précipiter sur ce prêtre immobile et muet, le mauvais ange, mais il ouvrit les yeux… elle recula.

Il n’avait pas proféré une syllabe.

Nous sortîmes. Il me tenait par un bras, redoutant de me voir tomber.

— Je t’ai un peu compromis, mon pauvre Armand, murmurai-je une fois dans le coupé. Me le pardonnes-tu ?

— Ne t’ai-je pas tout pardonné… depuis la nuit de Venise, dit-il en me regardant comme s’il était encore là-bas, au balcon de ce vieux palais, devant la mort du soleil, de notre soleil !

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