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La souris japonaise : $b roman

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II

Nous allons, mon cher avocat, traverser une époque de ma vie qui vous scandalisera peut-être moins par la qualité de mes passions mais qui vous donnera l’exacte mesure de ce que je suis capable de fournir comme force mauvaise dans l’art de la volupté… car la volupté est un art. Entre un voluptueux et un sensuel il y a toute la belle différence, que l’on doit faire entre un gourmet et un gourmand. Il est indéniable que je suis, que j’étais à ce moment-là, un voluptueux préparé aux jouissances artistiques par une adolescence relativement chaste. Étant donné, en outre, le singulier mariage que l’on m’avait… permis, je devais fatalement me jeter dans le plaisir comme on se jette dans un bain chaud lorsqu’on a froid.

Je fus Don Juan. Je ne m’en vante pas. C’est vous qui me l’avez reproché ! Or Don Juan ne peut exister, de notre temps, que s’il porte en lui une mystérieuse puissance féminine. La femme ne cède qu’à elle-même et croyez bien que ce n’est pas du tout pour nous amuser qu’elle cède. Les plus imprenables, celles qu’on viole, choisissent toujours… au moins à l’âge de raison.

Mon cœur ne me gênait plus en battant trop vite. Mon cœur semblait s’être arrêté une fois pour toutes lorsque je vis disparaître, au tournant d’un chemin, l’ombre d’une robe noire… j’avais failli me tuer. Et ce qui me sauva fut de trouver, blottie à mes pieds, comme le chasseur blessé perdu au fond des bois retrouve, tout à coup, son chien qui lui lèche les mains pour attirer son attention, lui dire humblement : « Il y a mes caresses », une simple fille de chambre, Clara, la bonne de ma mère !

Malgré tous les orgueils et mon orgueil particulier qui n’est pas mince, en redevenant un homme ordinaire, mais plus franc que les autres, je suis obligé de… commencer, par le commencement. Soyez assuré que nous irons beaucoup plus loin ou plus haut ; ce ne sera peut-être pas meilleur ni plus moral.

Clara, cette petite donzelle, qui empestait les odeurs bon marché, était une paysanne délurée, pervertie si on peut admettre qu’avoir été violée à douze ans par un garçon d’écurie et laissée pour morte sur la paille, suffit à pervertir une fille de cet âge. Ma mère l’avait prise à son service en ignorant, naturellement, ce détail, et les dames patronnesses qui la lui procurèrent se gardèrent bien de le mentionner. Clara eut encore des aventures, chez nous, parce qu’elle les fuyait. On a toujours des aventures quand on dit : non. J’en sais quelque chose ! Clara était, à dix-huit ans, une créature effacée comme il convient « en maison bourgeoise ». Elle portait une robe de laine noire, un tablier blanc qui se distinguait de celui de la cuisinière par sa forme ronde et festonnée, un petit bonnet en ailes de papillon posé sur une jolie coiffure frisée, très brune. Elle avait des yeux gris à la pupille très dilatée, des yeux intelligents, une peau délicieuse sous laquelle on voyait courir le sang et une bouche, un peu grande mais relevée des deux coins en pagode chinoise. On ne la remarquait que quand elle s’animait. Or, elle ne s’animait qu’en des circonstances qui ne permettent guère de savoir à quoi s’en tenir avant de les bien connaître.

Clara aussi savait des choses, elle savait trop de choses. Elle avait deux ans de moins que moi mais son expérience dépassait celle de mon père car elle avait su, heureusement, le débouter de sa demande, en style de palais et elle s’en était débarrassée le mieux du monde malgré ma bonne volonté à m’incliner devant le chef de famille.

En la trouvant un jour à genoux, à mes pieds, dans ma chambre déserte, dans ce salon d’étude où jamais plus je n’entendrais la voix chère, je fus transporté d’une colère affreuse et je l’inondai d’un torrent d’invectives, la menaçant de la faire chasser de la maison parce qu’elle écoutait aux portes.

— Ça, c’est la pure vérité, monsieur Henri, c’est parce que je vous ai entendu pleurer que je suis entrée. Vous n’avez pas mis le verrou, n’est-ce pas ? Quand j’entends pleurer madame votre mère j’entre de même. C’est plus fort que moi.

Cette phrase me fit un effet bizarre. Elle me détendit les nerfs en redoublant mes sanglots.

— Voyons, monsieur Henri, faut vous faire une raison… quand le diable, ou le bon Dieu, n’existerait plus !

— Rien n’existe, Clara. Je suis maudit. Et je te défends de t’occuper de ça… qui ne regarde pas ton service.

Elle rampa jusqu’à la table, en face de moi, le bureau de l’abbé de Sembleuse et prit, toujours à genoux, le revolver qui brillait, très lisse, pesant sur un buvard.

— Qu’est-ce que tu fais, Clara ?

— Je vais serrer ce presse-papier, si monsieur veut que je range les livres et que je passe le plumeau tranquille. Moi j’ai toujours eu peur de ça. Des fois, ça éclate tout seul.

— Rends-moi ça et fiche-moi la paix. Je n’ai pas envie de me tuer puisque je vais me marier ! Vas-tu m’obéir ?

Elle s’était dressée prête à fuir avec l’objet lisse, le presse-papier suspect.

— Mais monsieur m’égratigne, monsieur me fait très mal.

J’eus peur de voir le revolver partir tout seul dans la lutte ridicule et je lâchai la fille et l’arme.

— Ah ! m’écriai-je en me tordant les bras, où sera donc la liberté ?… Quelle maison !

— A Paris, où monsieur va s’en aller bientôt avec la jeune madame. Il fera tout ce qu’il voudra. Maintenant, si monsieur veut me permettre de parler, je lui demanderai conseil.

— Encore ?

— Dame ! C’est sa maman qui ordonne et je ne sais pas si ça va convenir à monsieur.

Ce bavardage intempestif m’exaspérait mais il arrivait à la fin d’une telle crise que je n’avais même plus le courage de jeter cette fille dehors.

— Madame a idée de m’envoyer chez monsieur Henri pour être femme de chambre parce qu’elle n’aura plus jamais de vos nouvelles, qu’elle dit.

— Et elle veut me faire suivre par sa bonne. La séance continue !

— Elle sait qu’entre madame et vous, après le mariage, il y aura, naturellement… le bébé.

— Très bien, Clara. Vous désirez une place de nourrice.

— Monsieur plaisante. C’est bon signe !… Seulement si monsieur ne m’engage pas lui-même, y a rien de fait.

— De mieux en mieux ! Tu me parais en savoir beaucoup trop long. Quels gages exiges-tu ?

Elle me regardait, les pupilles extraordinairement dilatées, la bouche un peu tremblante, tenant ce revolver dans les plis de sa jupe, à la fois effrayée par l’arme dangereuse qui pouvait éclater toute seule, ce qu’elle supposait naïvement, et ce qu’elle était obligée de me demander.

— Pour ça, ce que monsieur décidera sera bien… si je suis à son service particulier. Pour ce qui est de la jeune madame, j’y tiens pas. Voilà tout ce que je voulais dire. Maintenant, si monsieur était raisonnable, il passerait dans son cabinet de toilette pour se laver les yeux parce que voilà l’heure du dîner qui s’avance.

Je me mis à rire en dépit de l’horreur de cette situation qui permettait à une servante l’audace de déclarer sa préférence.

— Si j’ai bien compris, tu désires entrer chez moi pour y faire l’amour à la troisième personne ?

J’avais prononcé cette phrase froidement, en la toisant de mon regard dur encore tout cuisant de larmes, de ces larmes dont le sel est un poison corrodant pour celui qui les verse et pour celui qui les essuie. Elle devint pourpre et je lui vis esquisser un geste machinal effrayant, car il dénotait chez elle une révolte intérieure dont elle ne mesurait plus l’étendue. Ce n’était pas la comédienne, c’était l’animal, le chien qui fuit la correction, qui essaye de se soustraire à l’envie de mordre le maître le cinglant. (Et elle venait de me sauver, car dans cette maison qui, en dehors de cette servante, avait deviné mon secret désespoir ?)

— Clara, lui dis-je plus doucement, pardonnez-moi de vous tutoyer. Je sais que vous n’aimez pas ça et qu’il m’a fallu un soir flanquer un homme par terre à cause, justement, de son vilain langage. Vous êtes charmante. Vous irez à Paris, c’est entendu, mais vous aurez l’air de vous mettre aux ordres de ma femme, ce sera plus… naturel.

D’un bond léger elle sauta sur la porte. Elle gardait le revolver, mais il n’était, maintenant, pas plus dangereux pour elle que pour moi.

L’orgueil, la volonté de tenir le rôle que j’avais choisi, me releva peu à peu et je songeai à vivre sans cœur, sans espoir, sans rien d’idéal, sans amour surhumain mais en exprimant, du fruit de mon amère expérience, tout ce qu’il pouvait contenir de miel. L’ourson que j’étais adorait certain miel, celui des caresses. Et s’il s’en était sevré volontairement, il allait probablement réparer le temps perdu.

Après l’implacable cérémonie, nous étions partis, ma femme et moi, pour toujours de la maison dite paternelle et nous nous étions installés à Paris dans une autre maison, plus petite quoique aussi ancienne, un hôtel un peu sombre avoisinant le Luxembourg, dont trois arbres et une corbeille d’hortensias formaient tout le jardin en isolant le perron de la rue.

Lucienne Morin, après deux ans d’apprentissage de la vie parisienne, devint une personne qu’on pouvait sortir : madame Henri Dormoy. Elle eut des couturières habiles, des modistes spirituelles, une manucure. Elle sut meubler un salon sous le rapport des tentures et des habitués. Ayant reçu des mains mêmes de ma mère une liste de gens à voir tant dans l’aristocratie que dans le barreau, elle fit des visites, et commanda son coupé pour cinq heures, au lieu de se promener sur le mail vers trois heures, selon l’habitude provinciale. Elle réalisa, je dois le déclarer loyalement, des tours de passe-passe ingénieux dans l’unique but de me plaire et elle me déplut moins. Mais, jamais, vous m’entendez bien, elle n’obtint de moi autre chose que la politesse extérieure de l’existence conjugale et toutes ses avances, audacieuses ou timides, furent absolument, courtoisement, repoussées. Moi, le devoir, ce n’est pas ma partie. Je ne pose pas à la vertu mitigée de circonstances atténuantes. Je ne l’aimais ni ne la haïssais, je la tolérais, comme du temps de ma maladive adolescence avec, cependant, des limites et la nuance d’une certaine estime parce que je l’avais crue sotte et qu’elle possédait, au contraire, une rare intelligence d’amour. Elle ne connaissait que son métier de femme capable de tout pour arriver à ses fins amoureuses, et quand elle devint la mienne, au moins par le nom, elle se haussa jusqu’à la perfection du genre.

Nous avions séparé la maison en deux. J’habitais le rez-de-chaussée, quelques pièces donnant sur la rue, de très libre accès avec toutes les possibilités d’entrée ou de sortie nocturnes. Lucienne gardait le second étage avec les mêmes facilités, quoique plus discrètes, et nous nous rencontrions au premier soit dans la salle à manger commune, sous les yeux de nos gens, soit dans les salons, les jours de réception.

Je savais, seulement, par Clara, qu’elle avait voulu sa chambre à coucher d’un superbe rouge indien, toujours ornée de fleurs fraîches et qu’elle ne craignait pas de dormir dans cette atmosphère de serre close, ce qui lui avait d’ailleurs permis d’obtenir un accident au septième mois de sa grossesse, durant la si pénible première année de notre toute particulière union.

Le petit monstre était mort.

Chose curieuse, j’éprouvai, moi, le cynique, un chagrin mystérieux de la destruction de cette petite créature, une fille, qui n’avait même pas existé. Elle tenait à mon sang par des liens encore plus sérieux que… ceux dénommés de la chair… car elle était ma sœur !

Elle tua notre enfant pour la même raison qu’elle l’avait conçu ! pour me reprendre tout entier, car elle croyait, sans doute, que sa double monstruosité l’éloignait doublement de moi. Or, mère dévouée elle m’aurait peut-être permis l’indulgence de certains procédés, sinon une affection charnelle possible : mère dénaturée elle me parut logique, mais encore moins respectable. La bête fougueuse de mon cœur me remonta jusqu’aux lèvres pour chercher à m’étrangler encore une fois, laisser fuser tout mon sang dans une révolte inouïe, me donnant l’appétit d’un tortionnaire, un goût d’encre dans la gorge.

Clara m’apporta, un matin, un berceau, un moïse de dentelles, un nid rose et blanc, quelque chose comme une boîte de bonbons, cercueil au fond duquel il y avait une poupée de cire.

— Madame se porte assez bien, dit la fille à voix basse, mais le pauvre petit vient de mourir. Les médecins m’ont chargé de dire à monsieur qu’il peut monter à présent. Il n’y a plus de danger… pour madame.

— Non, je n’irai pas.

Je dus subir les explications théâtrales d’un accoucheur très aimable, très dans le train, qui me parla de l’espoir qu’il voyait en la jeunesse du merveilleux couple que nous formions, ma femme et moi.

— Les nouveaux mariés font tellement d’imprudences ! ajouta-t-il, clignant de l’œil. Soyez plus raisonnables la prochaine fois.

Il avait découvert ça, cet imbécile !

Clara pleurait sans bruit en se cachant derrière le moïse qu’elle venait de poser sur une table, comme une corbeille de fleurs.

Quand les importuns furent partis, je regardai, avec une fièvreuse curiosité et une involontaire répulsion. C’était donc ça un enfant ! D’une merveilleuse délicatesse mais d’apparence déjà vieille, on aurait cru à une statuette du moyen âge, et la minuscule bouche, grande ouverte, ressemblait au centre d’une corolle très pâle exhalant un cri muet, l’essence même de l’effroi mortel qu’il pouvait avoir éprouvé en entrant dans notre vie.

Clara tout à coup jeta un voile de tulle sur la corbeille rose. Elle murmura :

— Monsieur, pardonnez à madame. Si vous saviez comme vous me faites peur.

— Non. Jamais.

Je me cramponnais au fauteuil en face du berceau si naïvement funèbre. Était-ce un objet ou un être ? Est-ce que je devenais fou ?

— Alors, il faut que monsieur rentre chez lui et tout de suite.

Elle ordonnait. Je lui obéis, je marchais lentement, les poings crispés. Ma chambre était sombre, tendue de bleu paon avec des divans arrondis drapés de coussins de toute la gamme connue des bleus-verts ou des bleus-ciel.

Clara me poussa au milieu de ce luxe de femme blonde qui allait à mon teint et me plaisait.

— O maman ! Ma chère maman ! hoquetai-je en me roulant dans une attaque de nerfs stupide.

Clara courut fermer la porte à clé, puis elle revint se mettre à genoux devant moi comme le jour du revolver. Elle pleurait dans mes deux mains qu’elle tenait unies sous ses lèvres et elle buvait ses propres larmes. Elle me léchait les paumes comme un jeune chien aimant qui ne sait pas encore bien ce qu’il doit tenter pour distraire son maître.

— Ne pensez plus à rien, monsieur Henri, ça me brûle de vous voir si mal que ça. Mon Dieu, si on avait besoin de moi là-haut… Monsieur Henri !

— Tais-toi ! Laissez-moi et surtout que je ne puisse plus rencontrer personne de toute cette affreuse comédie, dont je suis le complice. Tu m’entends ! Je te défends de raconter ce que tu vois. Je ne pleure pas, moi, je ne peux plus pleurer.

— Eh bien ! je pleurerai pour vous. C’est encore meilleur que de haïr quelqu’un comme vous le faites.

— Ah ! oui, l’amour à la troisième personne !

— Ah ! monsieur, vous n’allez pas m’étrangler, dites ?

J’étais ivre d’une colère sans nom. Alors, ce fut infernal, et je crois que cela lui rappela l’autre viol… en mieux.

Nous ne pouvions même pas comprendre ce qui s’était abattu sur nous… Elle se sauva, éperdue, rattachant ses jupes et ses cheveux. Un papillon blanc, aux ailes froissées, demeura seul sur un coussin, tout étonné de se voir dans du velours…

A quelque temps de là, Lucienne et moi nous déjeunions dans la salle à manger. Elle faisait un repas de convalescente : œufs à la coque, champagne léger et grappe de raisins.

Elle s’enveloppait d’une frileuse de satin grenat, ses doigts un peu amaigris ne retenaient plus ses bagues dont elle alourdissait bien inutilement la vulgarité de ses mains.

— Mon cher Henri, murmura-t-elle anxieusement, est-ce que vous permettez que je change de femme de chambre ? Votre mère m’a fait là un cadeau bien précieux ; seulement, dans l’état de nervosité où je me trouve, je ne peux plus sentir cette fille qui a la manie de se parfumer de parfums trop violents… jusqu’à se saturer du même tabac d’Espagne, dont vous usez pour vos cigarettes.

— Tiens ! dis-je en riant, vous avez remarqué ?… c’est curieux. Est-ce pour cela que vous ne la faites plus servir à table ? J’aime cependant et j’apprécie fort ses mouvements prestes, jolis, d’une adresse de chatte se promenant sur la cheminée. Elle ne casse jamais rien.

Lucienne leva ses yeux très agrandis de fard et me soumit à un examen attentif pour essayer de deviner si je plaisantais, selon l’usage que j’avais adopté dans les tête-à-tête dangereux. Avec une dose convenable d’ironie, on la forçait généralement à reculer.

— Vraiment, Henri, vous abusez de votre droit de mari… de pure fantaisie et nous sommes sous le même toit, gronda-t-elle.

— C’est exact, je le reconnais volontiers, puisque vous daignez m’en faire souvenir, chère amie.

Je frappai sur le timbre, en face d’elle.

Le valet de chambre parut, un vieux bonhomme très laid.

— Appelez-moi Mlle Clara s’il vous plaît.

Clara vint presque aussitôt. Elle rougit, ses prunelles se dilatant, toutes noires, dans le gris vert de ses yeux.

— Clara, lui dis-je d’un ton précis comme le maître de maison qui avertit un domestique sévèrement pour n’y plus revenir, vous portez sur vous un parfum violent qui déplaît à Madame. Il faut en choisir un autre. Dorénavant, au lieu d’acheter des odeurs fausses vous prendrez dans les jardinières de madame des fleurs, de vrais parfums, des roses, des violettes, des jasmins et vous les mettrez dans votre corsage. Il s’agit de dissimuler, de corriger le tabac d’Espagne ou… la peau d’Espagne, je ne sais plus bien.

— Si monsieur m’avait dit ça plus tôt, répondit la jeune fille chancelante mais tout de même intrépide, j’aurais supprimé tous les parfums. Quant à prendre les fleurs de madame, le respect que je lui dois m’en empêcherait.

— Vous dire ça plus tôt ? m’écriai-je avec une insolente étourderie, mais vous m’avouerez, ma pauvre Clara, que je n’en ai pas eu le temps ! Je crois que sans parfums du tout, vous sentiriez la fleur naturelle, c’est pour ça que je vous conseillais d’assortir…

Et je la regardais entre mes cils afin de lui adoucir un peu la dureté de mon regard. Ma femme fit un signe, Clara sortit.

— Mon cher Henri, déclara Lucienne railleuse, ça ne prend pas ! Vous êtes incapable de faire la cour à une fille de chambre. Vous n’y mettriez pas la manière. Vous me tendez le piège du divorce pour entretien de concubine sous le toit conjugal. Je ne veux pas y tomber.

Comme, un peu malgré moi et par un concours des plus étranges dispositions, j’y avais mis justement la manière, d’abord, je fus entraîné à lui faire la cour, ensuite. Je demeure persuadé que l’objet, en amour, n’existe pas. Nous le créons, nous l’inventons et il peut être aussi infime, aussi non valeur qu’il voudra, c’est nous qui l’élevons jusqu’à nous. J’ai de cette fille de chambre le souvenir le plus frais, le plus troublant et le plus sincèrement sensuel que j’aie conservé d’une maîtresse. Il faut bien avouer que la servante est l’idéal, en principe immortellement amoureux, et que le mâle reste toujours reconnaissant à celle qui l’aura servi sans l’asservir. Ce fut avec elle, vraiment, la volupté à la troisième personne. Jamais je ne parvins à lui arracher un tutoiement irrespectueux, même dans les moments d’intimité où elle me respectait le moins.

— … Enfin, me diras-tu pourquoi ?

— Monsieur Henri, si le chien de chasse pouvait parler il ne tutoierait jamais son maître… parce qu’il lui a vu tuer le gibier !

Cette phrase me hanta souvent, dans son énigme d’animalité souffrante. Je la trouve autrement belle que tout ce qu’on a écrit sur le sujet depuis que le monde est monde. Il y a, par-dessus tout, qu’elle n’explique rien et laisse, entre la femme qui l’a proférée et l’homme qui l’a inspirée, le mystère de son accent farouche… comme un parfum autrement puissant que celui des odeurs artificielles dont la jolie Clara aimait à s’enivrer.

Oui, je lui fis la cour. On montait chez elle, tous les matins, des fleurs coupées de chez un fleuriste en renom. Peu voyantes mais odorantes à souhait. Elle n’avait pas voulu voler ma femme et je l’approuvais de cette loyauté fort intelligente. Si elle m’avait obéi, je l’aurais trouvée tellement vulgaire ! Elle eut à changer ses jupes de laine, ses modestes confections toutes unies pour des robes de soie de même forme, aussi noires mais taillées sur mesure et je lui fis parvenir, par l’intermédiaire d’une première de la rue de la Paix, un tablier et un bonnet de dentelles qui valaient six fois une robe de bal. Ses lingeries étaient des dessous de femme chic, ses peignes en simili avaient été remplacés par des brillants, un peu plus discrets que les anciens strass et elle finissait par jouer admirablement le travesti de théâtre pour ma seule chambre à coucher. Naïve, elle savait ne pas être bête, mais elle était malheureusement jalouse sans oser l’avouer.

— Quand ça finira, monsieur aura la bonté de m’avertir ?

— Certainement, Clara, je t’enverrai une lettre de faire-part, ou je te ferai mettre à la porte par ma femme.

Quand je revenais, la nuit, d’une soirée avec Lucienne où il m’avait bien fallu conduire Mme Henri Dormoy parce que le monde est sans pitié, elle était là pour enlever le manteau de fourrure ou le pardessus. Active et adroite, elle accompagnait sa maîtresse jusqu’à la dernière extrémité. Celle-ci, décidée à tout supporter, croyant tantôt à une mise en scène, tantôt à une vengeance des plus atroces car je ne lui donnais même pas une rivale digne d’elle, endurait le supplice jusqu’au bout, et quand il devait lui arriver d’aller, elle aussi, écouter aux portes, l’épaisseur des draperies retombant sur le verrou tiré l’empêchait de percer le secret des ténèbres. Là-haut, dans la chambre des bonnes, la petite mansarde, tout était également clos et ténébreux. Je pense que Lucienne devait admettre, sinon une mystification, au moins un changement radical dans mes habitudes… de collégien émancipé. Je finissais par oublier complètement mon état d’homme non marié.

Pendant trois ans, je fus très sage. Je n’avais plus de nerfs et je ne me souvenais plus de… mon cœur. Je menais la vie d’un oisif, ne m’occupant ni de gérer, ni d’augmenter ma fortune, je me laissais bercer ; au fond, j’étais toujours le même enfant terrible. J’aiguisais mes ongles et mes dents sur cette faible proie absolument comme je perfectionnais mon tir dans les salles d’armes. J’usais des forces latentes, inemployées ou jadis versées dans la chaudière cérébrale, pour étudier cet éternel féminin que j’avais tant dédaigné, mal connu, mal choisi, afin de me dresser un jour, dompteur sûr du triomphe, en face de proies dangereuses à capturer. Pas un instant je n’eus l’idée d’amour, mais je voulais dominer un être, le lier à moi pour le seul plaisir de la possession au sens orgueilleux du mot. En somme, le véritable plaisir ne pouvait se séparer, dans mon imagination, de la volonté d’en demeurer le seul créateur. Les natures comme la mienne partagent à la condition de conserver la part du lion. Et il arriva ce qu’il était impossible d’éviter, je devins féroce parce que l’adoration servile vous grise jusqu’à la démence.

Un soir, je recevais chez moi, en garçon, des amis qui n’étaient que des inconnus, des passants mais qui me recevaient chez eux, de la même façon sans cérémonie, des camarades du cercle, des gens qu’on rencontre dans des salons, des théâtres, qui allaient au jour de ma femme et qui me rencontraient au jour de la leur. L’été on se retrouvait sur les plages en vogue, l’hiver on se saluait dans certain promenoir. A Paris, le monde est toujours une quantité sans qualité très décisive et on ignore le nom de son meilleur ami.

Mon fumoir était assez loin des appartements de ma femme pour qu’on ne pût entendre le bruit de ce qu’on dirait. Quand je recevais ainsi elle s’abstenait de paraître mais elle blâmait indirectement cette manière de se servir de ma liberté. Elle aurait bien préféré, en ce temps-là, me voir sortir parce que je ne sortais pas Clara, d’où son infériorité vis-à-vis de la maîtresse de la maison !

Les conversations, assez vives, dans le mauvais sens du mot, roulaient surtout sur les scandales et les potins de boudoirs. Il y avait un journaliste qui essayait le poison de ses nouvelles à la main en commençant toujours ainsi : « Je disais, hier, au duc de Dino », lequel me semblait le comble du grotesque. J’ai fort peu connu de gens de lettres. N’étant pas de leur milieu je suis mal placé pour les juger ; cependant, ils m’ont fait l’effet, généralement, de personnages qui ne mangent pas leur potage comme les autres et insistent un peu trop sur le décor de la vaisselle.

Le plus jeune de tous ces hommes, je leur plaisais par ma gaîté factice, une gaîté prête à toutes les ripostes, qui se levait cyniquement toute nue du milieu de leurs phrases entortillées, compliquées, et exécutait des bonds désordonnés les forçant à cligner des yeux en vieux messieurs devant le soleil cru du matin. Et puis, enfin, je ne portais pas de moustaches…

— Il n’y a pas de femmes qui résistent à la fortune, déclara lourdement un gros commerçant, et, en amour, le nerf de la guerre, c’est l’argent, pour la grue, pour la femme du monde et aussi pour la plus aimante des maîtresses. Je fais le pari, tout laid, tout chauve que je suis, de l’emporter sur un adonis rien qu’en y mettant le temps et le prix. C’est une question de patience.

Je me mis à rire, malgré la vulgarité de ce marchand.

— Je tiens le pari, cher monsieur. J’ai, justement, dans une cage un oiseau rare et je voudrais bien en connaître la valeur. Très jeune, trop jeune, je n’ai pas d’expérience sur la fidélité des femmes. Ayant faim, je me suis trouvé en présence du plus appétissant des morceaux et je ne lui ai rien offert que moi-même, pour lui demander la permission de le dévorer. Je n’ai pas encore touché à vos fruits, enveloppés d’ouate, des étalages parisiens… mais je prétends que ma pêche de plein vent est inestimable, c’est-à-dire qu’on ne l’achètera pas, au moins sans mon consentement.

Il y eut un silence stupéfait. On me savait marié à une provinciale assez peu séduisante, plus âgée que moi, de réputation prude (!) et on se demandait pourquoi je risquais une scène de ménage si, par hasard, ces singuliers propos lui étaient rapportés.

— Fichtre ! murmura le journaliste… vous avez l’aplomb du… viol à l’étalage, si vous n’êtes pas cambrioleur de profession !

— Je ne vole pas, je me restitue à moi-même, tout m’appartient quand j’ai pris, répliquai-je en serrant un peu les mots.

— Ça ne se discute pas quand on a des amis dans les gens d’armes, fit en riant un charmant garçon, M. de la Feuillangère, qui n’aimait pas voir s’envenimer les discussions de ce genre.

— Dormoy, déclara le gros commerçant, pas plus bête qu’un autre, ne vous amusez pas à faire siffler tous les merles de votre imagination et montrez-nous votre grive, si vous l’avez.

Je fis venir le valet de chambre, le très laid bonhomme qui nous passait les rafraîchissements dans ces sortes de circonstances et je lui dis, très naturellement :

— Demandez à Mlle Clara de venir pour m’apporter la boîte des havanes du dernier envoi. Elle est seule à savoir où ils sont.

François me regarda, allongeant un peu sa lèvre supérieure en bec de lièvre comme chaque fois que je le scandalisais, puis il tourna les talons.

Un quart d’heure s’écoula. J’étais bien sûr que mon oiseau se lissait les plumes, prêt à venir, sans aucune hésitation, à tire-d’ailes, puisque je l’appelais.

Un silence religieux planait. Tous les hommes tendaient leur masque, un peu crispé, vers les plis de la portière du fumoir. Une atmosphère opaque ternissait les lumières, et, des cendriers épars au milieu des plateaux supportant liqueurs variées et petits fours montaient, droits, des filets minces, odorants comme l’encens de la chapelle laïque ! Ce numéro de soirée, sans cérémonie, obtenait tout à coup un succès de curiosité d’une saveur très spéciale.

On commençait à s’amuser tout bas.

… Elle entra, portant un coffret, comme Pandore. Son buste se détachait, plus élégant sous le tablier blanc de ce qu’il semblait caressé par les tentacules arachnéennes de la dentelle précieuse et, de la jupe courte et bouffante, le galbe pur de la jambe ressortait sous un bas de soie immaculé, tendant le pied, bien fait, dans le soulier de velours bouclé d’argent. Elle avait, dans le papillon léger qui ornait ses cheveux frisés courts, deux antennes de diamants, deux gouttes d’eau sur une tige. Son visage, pâli et amenuisé par la passion, resplendissait de l’unique beauté de sa carnation pure, ni fard ni poudre ne le tachait, et ses yeux luisants, aux prunelles dilatées, le vernis naturel de sa bouche, aux coins retroussés en pagode chinoise, la rendaient vraiment extraordinaire. Malgré moi, je pensais : « S’ils voyaient le reste ! » roi Candaule assez dépourvu du préjugé bourgeois.

Sans aucune émotion, en pénétrant parmi ces hommes qu’elle ne connaissait pas, elle vint à moi pour me donner le coffret :

— J’avais pourtant prévenu monsieur que je les avais serrés dans la petite armoire Louis XV, murmura-t-elle inquiète de ce qu’on pût la croire coupable de négligence.

Puis comme je lui souriais, les yeux attachés sur les siens, elle me sourit aussi, retroussant davantage sa bouche aux coins de pagode chinoise, et on vit briller ses menues dents irrégulières et cruellement blanches comme celles de la martre, le plus joli des petits carnassiers.

Le silence continuait, mais on ne s’amusait plus. Le même mouvement d’admiration qui avait agité ces hommes se changea en mouvement de haine involontaire contre moi.

Le gros marchand, M. Despaux-Larrier, me souffla très brusquement :

— J’espère, monsieur Dormoy, que vous ne tenez plus le pari… ou vous seriez fou ! Ça vaut toutes les fortunes.

— Au contraire. La possession d’un objet, du plus charmant des objets, n’implique pas son internement dans une vitrine, cher monsieur.

— Voyons, fit la Feuillangère très anxieux, quand on collectionne de pareils bibelots, on y tient. Dormoy, n’exagérez pas.

— Eh bien ! déclara le journaliste, je prédis à Mademoiselle un succès étourdissant le jour où elle jouera les commères de revue (il fredonna sur un air à la mode) : « Prends-moi, je me donne, prends-moi, je me donne ! C’est moi la petite bon… ne. »

Étourdie par l’atmosphère qu’elle devina saturée d’électricité, Clara baissa les yeux, éteignit son sourire naïf, mais elle attendit un ordre pour se retirer.

— Clara, lui dis-je affectueusement, voulez-vous présenter ces cigares à monsieur, c’est pour lui que je vous les ai demandés. Choisissez-en un vous-même. Vous vous y connaissez. Allumez-le et essayez-le avant de l’offrir. Tenez, voici du feu.

Et je lui tendis le mien, après en avoir secoué la cendre.

Elle eut un peu de rose à la naissance du col et cela lui monta en aurore jusqu’aux joues. Elle puisa dans le coffret, attentive à faire craquer chaque cigare sous ses doigts habiles, très soignés, sans une bague, et elle soupira :

— Monsieur veut me montrer sotte. Je ne saurais pas.

C’était un langage si neuf pour les blasés de l’assistance qu’il y eut un murmure d’indignation.

— Mon enfant, dit le gros Despaux-Larrier, vous avez un maître vraiment féroce. Je vous remercie pour… l’intention et voici pour le cigare :

Il lui tendit un billet de cinq cents francs. On haletait.

— Monsieur est bien bon, mais les cigares sont à monsieur Henri, et je n’ai pas le droit de les vendre.

Le malheureux avala de travers une coupe emplie d’un liquide chaud qui lui fut versé par mon valet de chambre complètement désemparé et qui essayait d’une diversion.

— Je vous permets d’accepter, Clara. Je ne vous donne jamais rien de ce genre, mais ce n’est pas une raison pour vous en priver.

La Feuillangère me donna, lui, un coup de coude en grondant d’une voix frémissante d’agacement :

— Dormoy, vous allez si loin que j’ai envie de vous rappeler à l’ordre. Voyez-vous votre femme tombant au milieu de cette… parade !

— Mon cher ami, ça l’étonnerait moins… que le pari. Clara, continuai-je imperturbablement et comme si je m’adressais à un joli chien savant pour le préparer à un nouvel exercice, j’ai dit à ces messieurs que vous aimiez follement les parfums… naturels et que vous ne tolériez que ceux-là dans votre corsage. Quelle est l’odeur de cette nuit ? Voulez-vous me l’apprendre, puisque je l’ignore ?…

La riposte partit comme un jet de vaporisateur et me chatouilla le visage en dépit de mon air flegmatique :

— Monsieur est donc si pressé !

Et elle soutint l’insolence de tous les regards avec un sourire terrible qui mordait le mien.

Clara ne redoutait autour de moi que les femmes. Sa jalousie, soigneusement cachée, lui aurait fait commettre des crimes pour afficher son humble amour. Depuis longtemps elle cherchait l’occasion de crier à n’importe qui : je lui appartiens. Je savais cette manie presque maladive et qu’elle n’aurait jamais osé satisfaire sans mon autorisation. Hélas, j’en abusais parce que je me détachais d’elle, justement. Ce n’était qu’une servante, après tout, le type idéal de la femme d’amour, l’animale par excellence mais… ma fringale s’apaisait. Je rêvais l’aventure.

— Alors… dis-je froidement après deux minutes d’angoisse où l’on vit passer le joli visage par toutes les nuances de la plus poignante anxiété, il me semble que vous me faites attendre ?

Elle se dressa sur les pointes, les prunelles extraordinairement dilatées, regardant son maître comme on regarderait la mort en face, et d’un geste merveilleusement chaste elle abattit la bavette de son tablier de dentelles, ouvrit son corsage d’où s’échappa toute une jonchée de narcisses. Ce fut à peine si on put entrevoir la merveille de ses seins tenant ferme et boutonnés de corail à sa poitrine comme une cuirasse de velours blanc.

Elle ne portait point de corset.

— Pourquoi m’avez-vous obéi, Clara ? lui dis-je d’un ton sévère et que voulez-vous que pensent ces messieurs d’une créature aussi peu maîtresse d’elle ?

— Que je suis la vôtre, monsieur Henri, ce qui vous fera peut-être honte… mais, moi, du moment que monsieur le permet…

Et elle se retira dans une ondulation des hanches d’une insolence véritablement superbe.

Personne ne parlait, personne ne buvait et l’on ne songeait plus qu’au vestiaire… où on pourrait peut-être la retrouver en reprenant son pardessus.

Ce fut notre dernière nuit d’adultère sous le toit conjugal, et si Despaux-Larrier perdit son pari, plus tard, il offrit sa fortune, me dit-on. Quant à ce charmant Paul de la Feuillangère, il me gratifia d’un coup d’épée dans le bras, en séton, pour m’apprendre la courtoisie que nous devons aux filles qui nous servent avec fidélité, une race de domestiques de plus en plus rare. Au fond, je ne l’avais certainement pas volé… à l’étalage de mes très vilains sentiments. Cela ne fit qu’augmenter notre mutuelle sympathie et mon désir de perfectionner mon tir.

— Vous êtes un monstre ! déclara-t-il en riant lorsque cette affaire fut terminée à notre entière satisfaction.

— Oh ! vous n’êtes pas le premier à vous en apercevoir.

— Ni la dernière ! ajouta-t-il sans aucune équivoque, car c’était bien le garçon le plus sain de tout notre milieu.

Au lendemain de cette histoire il y eut un entrefilet dans un quelconque journal amusant. On m’accusait d’avoir montré des marionnettes, genre Karagueuz, dans le boudoir d’une princesse turque. On fumait de l’opium et des nègres, seulement vêtus d’un pagne, servaient des sorbets à la rose.

Reproduit vingt fois, l’écho finit par se rapprocher de la réalité : on m’accusait, dans la dernière coupure, d’avoir fait se déshabiller une actrice de café-concert, en costume de soubrette, dans ma garçonnière. Les allusions devenaient transparentes comme des cartes.

— Ah ! non, criai-je en jetant le journal sur la table du salon où Lucienne, de son côté, feuilletait des revues. Je ne vais pas tolérer ce mot-là. Ils rectifieront, voilà tout.

— Quel mot ? interrogea ma femme, tressaillant parce que j’étais vraiment en colère.

— Imaginez, ma chère amie, qu’un idiot de journaliste prétend que j’ai une garçonnière, moi, un homme marié…

— … Eh bien, fit-elle raillant et tremblant de tous ses membres, cela me semble indiqué pour un homme marié qui veut coucher ailleurs que chez lui ?

— Mais, pas du tout. Vous ne comprenez pas. On prétend que cette garçonnière est ici, à mon domicile légal… c’est une infraction à la loi de la plus élémentaire politesse. On n’installe pas une garçonnière dans la maison qu’on habite avec sa femme. Je ne leur passerai pas un pareil manque d’usage. Donnez-moi tout de suite de quoi leur écrire.

Et quand j’eus terminé ce billet un peu stupéfiant, elle se mit à le lire par-dessus mon épaule :

« Monsieur le rédacteur de l’Écho mondain :

« Votre renseignement est complètement inexact : ma garçonnière ne peut en aucune façon être située telle rue, tel numéro, puisque madame Lucienne Dormoy, ma femme légitime, habite, avec moi, telle rue, tel numéro. Je n’ai aucune garçonnière et je vous prie de le publier. Quant au reste de l’article, il me paraît aussi stupide que vraisemblable. »

— Henri ? soupira Lucienne, je vous remercie malgré le mot de la fin.

— Ne me remerciez pas, Lucienne, il est tout naturel que je fasse respecter votre nom puisque c’est le mien.

— Henri ! Henri ! Prenez garde ! Le désespoir d’un amour méconnu peut me conduire… jusqu’à la vengeance amoureuse la plus facile : vous tromper… en dépit du nom que je porte.

— Facile ? dis-je en la regardant de travers. Mais c’était trop odieux et je ne fis que l’effleurer de cette injure : la trouver toujours aussi laide, car ce n’était point tout à fait exact.

— Non, chère amie, ajoutai-je, vous ne ferez pas cela parce que vous m’aimez toujours, d’abord, et qu’ensuite vous avez la province dans le sang. Il est fort compliqué de devenir aussi parisienne. Nous avons à peine cinq ans de mariage. Attendez la trentaine. Reposez-vous de vos couches qui furent, paraît-il, douloureuses au point de vous abîmer… sensuellement parlant, et quand vous aurez retrouvé tous… vos moyens, alors… nous divorcerons.

— Jamais, Henri, jamais ! J’ai commis des crimes pour vous obtenir. Je vous garderai, malgré vous, malgré moi… dussé-je en arriver à l’amour platonique ! Qu’est-ce qui vous a dit que mes couches ?…

— C’est votre femme de chambre.

— Oh ! cette fille… je finirai par la tuer.

— L’amour platonique… mais vous avez eu le cri du cœur, ma pauvre Lucienne ?

— Comme vous, n’ai-je pas été à l’école de l’abbé Armand de Sembleuse ?

Un instant, j’envoyai au plafond ma fumée dans un affreux silence. Des roses, sur une console, pleuraient mollement leurs pétales, une douceur régnait autour de nous, une douceur faite de toutes les morts consenties, de tous les renoncements, de toutes les tortures de tous nos sens. Roulé dans le divan bas où je fumais, enseveli dans la tombe de mon luxe de femme à jamais prostituée par une autre femme, l’amie de pension, je songeais à mon cœur écrasé pour lui fournir le parfum préféré de sa couche conjugale. Elle dormait avec mes mouchoirs, avec mes vêtements de nuit et c’était Clara qui les dérobait à mon cabinet de toilette ou dans ma salle de bain. Je savais. Je tolérais. On me racontait.

— Lucienne ! soufflai-je en m’étirant les bras, les mains tordues. Pourquoi diable ne vous décidez-vous pas à m’assassiner ? Vous me rendriez tellement service.

Elle était à genoux, près de moi, derrière le coussin qui me soutenait la tête et je voyais, dans un miroir de Venise, devant moi, qu’elle embrassait mes cheveux si discrètement, que je n’aurais jamais pu le croire si je ne l’avais constaté.

— Non, Henri, je vous aimerai jusqu’à la fin de votre mère, heure où je sais que vous aurez alors la force de me répudier, car vous n’aurez plus peur de moi… pour elle.

— Qui donc vous a dévoilé cela, Lucienne ? grondai-je avec un douloureux frisson.

— Votre femme de chambre, Henri ! La fameuse soubrette de l’Écho mondain qu’on déshabille devant tous les camarades de la garçonnière.

— Ah ! criai-je furieusement dressé dans mes coussins, énervé par les contacts voluptueux des soieries, de ses lèvres empourprées que je devinais sans les sentir, faites-la venir que je la punisse devant vous pour son odieuse conduite de chienne qui rapporte. Sonnez, dites, et vous allez voir.

— Henri, vous m’effrayez.

— Voulez-vous m’obéir, oui ou non ?

Elle toucha un timbre. Nous attendîmes, immobiles, dans une effrayante tranquillité. J’étais assis, tenant mon genou à mains croisées, les lèvres mordues par une telle intensité de rage que je goûtais ma propre chair. Elle, debout, appuyée au divan, me respirait, littéralement ivre d’une volupté de fauve qui la rendait presque belle. Coiffée bas, ses cheveux bruns en frange ombraient son front trop bombé et adoucissaient son regard perçant. Sa robe de mousseline de soie rose l’enveloppait comme d’un reflet de soleil à l’agonie et elle avait tellement de bagues et de bijoux que dans la pénombre du miroir (c’est tout ce que je pouvais voir d’elle) on aurait juré une flamme qui me léchait… à distance convenable. J’allumai un autre cigare pour tromper l’attente infernale. Je pensais que si je ne me levais pas, si je n’essayais pas de rompre le mauvais sortilège… Enfin, Clara pénétra dans le salon, toujours discrète et humble, jolie cent fois plus que la maîtresse de la maison. Chose étrange, son humilité mit le comble à ma colère. Que lui dire ? Par où entamer cette diatribe ? Comment lui reprocher des cruautés qui n’avaient pas de nom en aucune langue et qu’elle envenimait en les trempant dans le flux et le reflux de notre haine ?

— Clara, dis-je d’une voix basse qui me déchirait, vous avez montré votre poitrine à un homme qui vous a offert de l’argent. Les journaux le proclament et madame le sait.

Je riais. Elle me regardait tristement. La femme légitime dominait dans ce salon et la maîtresse n’avait plus de droit de se défendre.

— Je n’ai pas accepté le billet de banque de cet homme malgré la permission de monsieur. Je peux le jurer à madame.

— Oui, mais il a vu ta poitrine, et qui m’assure, maintenant, que tu n’étais pas très contente de la lui montrer ?

Elle eut un sourire involontaire. Cela lui paraissait encore très bon d’être tutoyée devant l’autre, mais elle ne voulut pas me suivre sur ce terrain-là. J’ignore pourquoi, en jetant un regard de coin à ce miroir de Venise, celui-là même que j’avais rapporté d’un certain voyage au pays des chimères, j’entendis la voix lointaine qui s’était tue, chanter dans ma mémoire : « Le feu purifie tout ! »

— Ouvre ton corsage, lui ordonnai-je brutalement.

— Oh ! monsieur veut connaître le parfum de cette nuit ?… Ce sont des roses rouges, aussi rouges que la chambre de madame.

Elle ouvrit son corsage avec une belle impudeur, tout en fermant les yeux.

Alors, ayant fait tirer mon cigare, je l’appuyai de toutes mes forces entre les deux seins de velours blanc.

Ce fut ma femme qui s’évanouit… probablement de la joie diabolique d’avoir entendu grésiller la chair.

— Fais revenir madame à elle, Clara, et surtout ne pleure pas. Elle serait trop contente !

… Oh ! l’aventure, la bonne aventure, la belle aventure. S’en aller, libre, jeune, bien portant, vers la femme qu’on ne connaît pas, qui sera toujours la même femme (car elles ne diffèrent pas beaucoup) mais qu’on ne sera peut-être pas justement à cause de ça obligé de revoir… L’aventure, toujours la même aventure, mais l’autre pays, sinon le même ciel !

… J’ai renvoyé la voiture et je vais en flânant jusqu’à cette rue tranquille où demeure la marquise de Vailly. Elle a un hôtel entre cour et jardin. Elle m’a prié de passer par la petite porte d’entrée (déjà les petites entrées, madame ?) parce que ses gens sont partis pour lui préparer sa villégiature. On est en juillet, Paris brûle la plante des pieds de ceux qui s’y promènent encore. On croise des filles que l’on sent toutes nues sous des peignoirs de linon et des concierges graves qui, installés sur le devant de leur loge, barrent le trottoir de toute leur importance bavarde.

Je vais droit devant moi comme quelqu’un qui sait où il va, mais ce que je trouve délicieux c’est que je ne le sais pas du tout ! Je suis à la fois si jeune et si vieux, que je suis tenté, comme un gamin par le fruit entrevu dans les branches et que je réfléchis, très méthodiquement, à la manière de le faire tomber. Je ne puis pas être amoureux parce que l’état d’amour empêche de voir et de comprendre. J’ai remplacé la formule un peu banale du : je vous aime par celle-ci : je veux que je change en : voulez-vous ? par pure politesse quand la dame en vaut la peine.

Voici trois ou quatre fois que ça me réussit. Aimer une personne, c’est l’attendre. Quel métier de dupe ! D’ailleurs, je suis d’une politesse qui s’exagère selon les circonstances et je ne leur manque jamais de respect. Ce qui me sauve du ridicule de la fatuité, c’est que je me livre à l’aventure par plaisir de risquer de me casser les reins de toutes les façons. Je n’admets pas la peur des entourages ou la crainte de déplaire. Seulement, je ne daigne pas m’occuper des femmes connues, courues, ou tarifées, parce que ce n’est pas l’aventure et on n’y peut pas espérer trouver ce que je cherche : un impossible, quelque chose qui puisse me valoir.

Je suis un très beau garçon, je le sais, on le sait. Il n’a pas fallu plus de trois ou quatre liaisons élégantes et d’un duel un peu scandaleux pour défrayer la chronique mondaine, me poser en héros mystérieux qui est le prisonnier volontaire d’un mariage riche, vit comme un célibataire, reçoit très bien, se bat volontiers, n’a pas d’autre raison de vivre que faire l’amour, ce qui est certainement, à notre époque positive, une originale conception de l’existence. Je ne tiens pas à réagir contre mes mauvaises réputations. Rien ne me touche, rien ne m’émeut en dehors de ma chasse. Je suis sur la piste de mon gibier comme les autres sont sur la piste d’une affaire. Pourvu que mes revenus suffisent à lutter de… générosité avec Lucienne, tout me semble indifférent pour le reste de mon train de maison. Il faut avouer que Lucienne est surtout effrayante par ses cadeaux. C’est elle qui a meublé mon appartement où elle n’entre jamais et elle y a dépensé des sommes folles de sa bourse particulière. Heureusement que notre fille de chambre, par ses aveux coutumiers, m’a permis de régler mes… différences. Lucienne aime les bijoux, elle en a et en aura. Je me fais l’effet, souvent, d’écraser Tarpéia ! Bagues, colliers, bracelets, tout lui pleut sur les épaules et je saisis l’occasion de tous les anniversaires pour la combler. Elle ne me remercie qu’en public, et pour cause, mais elle a souvent le geste furieux qui refuse pendant qu’elle s’efforce de sourire gracieusement. Ce raffinement de cruauté l’exaspère car elle ne peut pas me reprocher de l’oublier.

Oh ! non, je ne l’oublie pas ! Et quand maman sera morte…

Maman, la marquise de Vailly vous a connue quand elle était une petite fille, elle me l’a dit et elle m’a longuement parlé, lors de son dernier thé du printemps, de la couleur inouïe de vos yeux, de vos yeux sans fond comme le ciel, de vos yeux vides ! Je me propose d’être d’une courtoisie exemplaire… La marquise de Vailly est une dévote parisienne, un très curieux échantillon de l’espèce féminine dit : honnête femme. La Feuillangère, mon meilleur camarade, lui a fait la cour assidument. Il m’a déclaré, très nature, que ça l’embêtait parce qu’il ne voyait plus que le viol en perspective. Alors, il se retirait pour ne pas s’exposer à cette fâcheuse extrémité.

— Moi, vous savez, je n’ai pas du tout votre tempérament de séducteur. J’ai horreur des manifestations brutales.

Où ce nigaud a-t-il vu que je suis un séducteur, mon Dieu, moi qu’on a toujours séduit ? Enfin, je vais essayer de corriger le défaut des chiens.

— Vous avez un système, vous ? a demandé le naïf.

— Aucun système, à moins que ne pas aimer autre chose que l’aventure en soit un.

J’ai vu la marquise de Vailly plusieurs fois. Elle est venue à la dernière soirée de ma femme et je l’ai attentivement étudiée. C’est au physique une jolie personne de trente ans, à peine plus âgée que moi de quelques années. Elle est brune, avec une peau de blonde, saine, des yeux marrons, très soyeux de cils et de sourcils, des yeux comme en fourrure qui sont mi-clos parce qu’elle est myope, je crois. Elle s’habille bien, simplement, en tailleur sombre, le jour, le soir, en décolletés hardis qui demeurent chastes parce qu’elle les porte avec une aisance indifférente. C’est une fausse maigre, élancée, très faite, mais je la soupçonne facticement coquette, comme on le serait dans un costume brillant juste le temps de débiter un rôle. Elle est mariée à un monsieur fort distant qui possède une écurie de courses et la maîtresse en ville de rigueur. Cela forme un couple très uni. Ceux-là ne se font pas de cadeaux et madame a attendu, dit-on, un enfant de son mari, seul présent qu’elle en espérait et qu’elle n’en a pas obtenu, le personnage étant un peu rassis, je crois, sous le rapport du pain de ménage.

Nous avons un flirt qui n’avance pas. Elle me parle de ses bonnes œuvres et je lui parle de mes mauvaises actions, mais nous n’y mettons pas la moindre flamme. Ce qui m’amuserait ce serait de baiser ses yeux marrons, sans plus. Seulement, pour y arriver, il me faudra passer par son lit ! Jamais elle ne consentirait à la jolie volupté d’un baiser… amusant sans la gravité de l’acte complet. C’est une femme sérieuse, qui ne détaille pas.

J’ai eu la bonne fortune d’une réception particulière à cause d’un lit d’hospitalité (qui n’est pas du tout le sien) à fonder dans une crèche. La Feuillangère y participe sans un enthousiasme délirant, moi j’ai eu l’air d’être intéressé par cette fondation. Si l’enfant Jésus qu’on mettra là-dedans est mon premier amour normal pour une femme, j’en serai vraiment ravi.

Il faut signer des paperasses, assister à un comité d’initiative qui ne décidera rien et dépenser… un peu moins que pour acheter un tablier de bonne à tout faire ou des fleurs.

Je suis arrivé à la petite grille du jardin. Un domestique sans livrée vient m’ouvrir. Il me fait passer par une allée bordée de buis, cela me rappelle un sinistre jardin de province et aussi des tombes proprement entretenues. Excellente disposition pour fonder un lit d’hôpital ! Malgré la chaleur lourde, j’ai froid au cerveau. Je me regarde un instant dans la haute porte de glace qui conduit au dernier salon encore ouvert où je dois l’attendre.

Je suis en été clair, un gris beige un peu hardi, d’un drap flou, très ample, presque flanelle de plage. Mon veston s’ouvre sur du linge bleu, une cravate d’un bleu aussi pâle que le linge, une perle qui est sortie pour moi d’une collection bien lancée et des souliers gris, un peu bas sur des chaussettes bleues, d’une soie tramée de blanc d’argent. Rien ne me gêne et si j’ai pris un pardessus-cape plus foncé, la doublure de ce pardessus est tellement molle, tellement tissu de soirée que je le porte pour me donner un reflet féminin absolument inutile. Je suis ou je parais grand, large de poitrine. Depuis que je n’ai plus de cœur c’est étonnant comme mon thorax s’est élargi. Mon visage est toujours étrange à cause de mes yeux très durs sous la perpétuelle caresse de mes cils noirs. Je suis toujours un blond foncé, cuivré, un peu, aux cheveux libres, mais dégageant la nuque, rasés en pointe nettement. Mes cheveux sont très intelligents. Ils sont à la fois très épais et très fins. On en fait tout ce qu’on veut. Mon teint est resté celui d’un gamin sans moustache, pourtant j’ai gagné, à des lèvres savantes, une bouche féroce, fine et sinueuse qui sait mordre à tout sans y toucher. Seulement quand elle rit elle désarme le voisin et attendrit la voisine.

— Il est insupportable ! dit-on de moi.

C’était, hélas ! le mot de ma mère.

Au fond, est-ce qu’être beau, originalement beau, ne peut pas consoler ? Je vais le savoir… encore une fois. Et puis ?…

Ce petit salon est obscur. Il y a de quoi écrire au milieu et, dans un coin, sur un dressoir-crédence, tout un étalage de petits gâteaux, de rafraîchissements bons à incendier l’estomac. Je jette mon feutre, gris-souris, n’importe où, je me recoiffe devant un miroir ancien qui me retourne mon teint en vert-pomme et, de mauvaise humeur, je me mets à piller les assiettes.

Elle est entrée sans que je l’entende.

— Bon appétit, monsieur Dormoy, fait-elle avec un rire franc qui dénote une conscience calme. Au moins, vous aimez les gâteaux, vous, qui prétendez ne pas aimer grand’chose.

Je me retourne, un peu confus :

— J’avoue, je suis gourmand.

— Un enfant gâté ?

Pourquoi a-t-elle dit cela ? Ce fut le mot d’Armand de Sembleuse… la première fois.

Je prends sa main que j’effleure respectueusement et je la regarde entre mes cils.

Elle est en robe blanche, un voile de soie tout uni, ouverte avec deux pans de fichu noués derrière la taille en longue ceinture. Un fil de perles au cou, ses cheveux serrés sous un ruban blanc très pensionnaire. Mais, elle est aussi de mauvaise humeur. Je suis arrivé le premier. Il doit y avoir Despaux-Larrier, le fidèle la Feuillangère et un autre, un industriel qui s’est inscrit pour le billet de mille de la courtoisie traditionnelle.

— Vous savez que je ne compte pas beaucoup sur nos… actionnaires.

— Tant mieux ! Quand ces messieurs m’expliquent le fonctionnement de leur hospice je n’y comprends rien du tout. Vous allez sans doute me raconter ça plus clairement. (Je me recule un peu et je la contemple :) Comme le blanc vous va bien, le jour, alors qu’il est si difficile à porter.

— Je vous en prie, ne recommencez pas. L’autre soir vous avez failli me donner terriblement sur les nerfs, chez ce notaire.

— Dame, chère présidente, nous avions tellement l’air de signer un contrat de mariage… je m’imaginais la fiancée ayant trois fiancés de sorte qu’aujourd’hui comme je suis tout seul, je vais me faire l’effet… du mari, ce qui sera encore plus drôle.

— Vous ne serez jamais un moment sérieux.

Le domestique entre avec un télégramme sur un plateau.

— Bon ! Despaux-Larrier est parti hier pour Trouville et comme La Feuillangère a écrit ce matin pour s’excuser… (Elle en aurait presque les larmes aux yeux.)

— Voyons, chère madame, tout est en bonne voie. Le lit est fondé. Nous n’allons pas le… défaire, je pense ? A la rentrée nous l’installerons définitivement. Ce n’est pas en été que les petits nouveau-nés sont malades ? Hein ?

— Ah ! taisez-vous, dit-elle d’une voix sourde, ne parlez pas comme cela des enfants puisque vous ne savez pas ce que c’est. Moi c’est ma vocation d’y penser, de prévoir leurs misères et aussi de travailler pour eux ! Mme Dormoy n’a pas d’enfant et elle doit bien en souffrir. Suis-je indiscrète en vous demandant si c’est par principe…

Elle dispose devant moi un goûter qui devait être servi pour quatre.

— Aucune indiscrétion. Ma femme et moi nous ne voulons pas risquer un second malheur. (Je prends un ton de circonstance.) Il y a déjà longtemps, au début de notre union, un nouveau-né qui n’a même pas été malade parce qu’il n’a pas vécu…

Ce que je raconte là sent le sacrilège, mais je cache mon émotion de circonstance en mangeant des tas de petites choses sucrées, poivrées, parfumées et en buvant de l’Asti que j’adore. Je me grise un peu. Mme de Vailly devient rêveuse.

— Qu’est-ce que vous pensez de la Feuillangère, monsieur Dormoy ? Croyez-vous qu’il continuera ses dons annuels. C’est un garçon, lui. Les enfants, ça lui est bien égal.

— La Feuillangère s’est inscrit parce qu’il est amoureux de vous !

— Naturellement. Vous ne serez jamais sérieux. Il vous l’a dit ?

— M. Despaux-Larrier s’est inscrit parce qu’il vous désire…

— Ah ! assez, et, vous allez, bien entendu, vous inscrire… sur la même liste ?

— Non !

J’ai levé la tête, secoué mes cheveux et je la regarde en face. Assise près de moi, sur le même canapé bas, elle reçoit ça dans la figure, et comme c’est au fond, une très grande dame, son orgueil se cabre parce que l’hommage mondain lui est dû, sous n’importe quelle forme qu’il puisse se présenter. L’amour, de ses aïeules à elle, n’a jamais été qu’un baise-main, quant au devoir… Je revois vaguement… le pain rassis qu’on a dû lui faire manger dans son ménage ! Elle tient au baise-main, pourtant.

— Décidément, vous serez impertinent jusqu’à la correction, vous ?

Je me rapproche. J’ai mon plan. Il est effarant sous le rapport de la stratégie de salon, mais ce la Feuillangère fut un idiot. Je me charge même de le lui prouver tout de suite.

— Voulez-vous m’écouter, jolie madame aux yeux en fourrures ? Je suis, en effet, un impertinent correct, quand le sujet en vaut la peine. Être amoureux, vous désirer ? Perdre son temps… et votre estime. Vous êtes une très honnête femme. Ça se voit, ça se respire et votre merveilleuse beauté saine est comme le parfum violent de votre vertu. Vous n’avez pas eu d’amant et vous n’en aurez jamais… à moins…

Elle me regarde, rejetée en arrière, contre des coussins orange et ses cheveux noirs y font, dans l’ombre du petit salon, une tache d’encre presque violette. Elle a rougi, pâli, ses yeux papillotent comme sous un coup de magnésium.

Il est clair qu’elle est en train de se tâter pour savoir si elle appellera le maître d’hôtel !

— … A moins que quelqu’un, plus fort que votre volonté et plus adapté à votre genre de tempérament, vous dise loyalement : voilà ce que je veux en vous souhaitant. Voulez-vous ?

J’ai songé que le veux-tu n’était pas en situation.

— Oh ! Henri Dormoy, vous êtes un monstre, le plus redoutable des monstres, murmure-t-elle en regardant la porte.

Je vais à cette porte et je l’ouvre toute grande, sur un vestibule, d’ailleurs, désert.

— Maintenant, madame la marquise de Vailly, voulez-vous ?

J’ai mis un genou en terre et je tiens ses mains jointes dans les miennes. Je la regarde de bas en haut sans lui permettre de se dérober à la fascination parce que je glisse mes yeux par la fente de ses paupières mi-closes. Ah ! les beaux yeux ! Si elle voulait, seulement, me laisser baiser cela, rien que cela ? Comme ce serait exquis… et pas chaste du tout.

— Laissez-moi, Henri, je vous prie de me laisser. On peut entrer. Vous êtes complètement fou.

— Alors ? Dois-je refermer la porte ?

— Oui, et vous taire.

Je referme la porte à clé. Double tour. Le domestique viendra dans une heure pour enlever la collation et encore… si on le sonne. Quant aux actionnaires, rien à craindre. Je commence à m’amuser prodigieusement. Je me tais puisqu’elle me l’a ordonné. Je la force à boire dans ma coupe et à manger des gâteaux que je lui mets sur la bouche avec mes dents. Je ne dis pas un mot et je ne lui accorde pas une protestation. Elle rit, elle pleure, elle étouffe, elle ne sait plus du tout si elle est à une réunion d’actionnaires ou dans le lit d’une nouvelle épousée…

Quand elle est plus calme, je l’entends qui murmure ceci, textuellement :

— Ah ! Henri, mon bien-aimé, je vais demander à Dieu qu’il vous ressemble… seulement promettez-moi de ne jamais revenir ou je ne réponds pas de ma vertu !

Ça m’ennuie toujours qu’on me pose des conditions, mais puisqu’il s’agit d’une honnête femme…

… Oh ! L’aventure ! La bonne aventure, la belle aventure !… Je suis sorti, ce soir, pour me rendre à un concert. C’est un soir d’hiver morose, pluie fine, pavé gras. J’ai horreur de la musique parce que c’est une briseuse d’énergie et puis parce que les femmes l’aiment. Où elles sont il ne peut y avoir que moi. Je suis obligé à cette corvée parce que j’ai promis à l’une de mes belles amies d’aller l’entendre chanter. Elle chante mal, d’une manière prétentieuse, mais elle a d’assez beaux bras. Il doit y avoir aussi un numéro de danse, une débutante. Enfin, je vais m’ennuyer copieusement. J’arrive pour le numéro de mon amie et je dois subir ses roulades. C’est très curieux cette impression glaciale qu’elle me verse. La salle est peu garnie, surtout mal, billets de faveur prodigués à des filles de concierges qui sont toutes musiciennes, naturellement. Je songe que je dois reconduire cette dame, la voiture est commandée pour minuit. Je bâille sous mon gant et je ronge la petite pomme de jade qui termine ma canne. Entamer du jade ? Exercice dangereux ! Cette grande salle stupide avec ses tuyaux d’orgues dans le fond, ses murs blancs de maison de santé, son estrade où poussent des arbres-pupitres et son décor, en chaises de bois courbe, qui ressemble à la terrasse d’un café où on ne boirait pas, me tourne le cœur… et, en outre, je suis en habit, alors que tout le monde est n’importe comment ! Les amies ont ceci de terrible, c’est qu’elles pensent toujours que votre… caresse doit s’extérioriser en des gestes non appropriés. Cette femme qui chante par accident n’a pas besoin que je l’accompagne… au moins au piano ? Je suis très poli. Je lui ai dit : je ne suis pas musicien. J’aime le bruit du grand vent dans les feuilles et je n’entends rien à son imitation, signée ou pas signée de noms connus, anciens ou modernes, alors, il ne faut pas risquer de m’exaspérer. Seulement, elle m’a répondu qu’elle ne chanterait pas bien si je n’y étais pas. Je suis venu et je ne peux pas m’empêcher de songer à ce que ce pourrait être en mon absence !

Les gens s’en vont. Je regarde ma montre : 11 heures : j’appelle une ouvreuse, et je la charge, moyennant finance, d’aller prévenir Mme X… qu’une voiture l’attend à la sortie. Moi, je ne peux plus y tenir ! Qu’il pleuve ou qu’il neige… Tiens ! la danseuse ! Je l’aperçois parce que, un projecteur la suit et ce rayon lunaire, dans cette immense salle d’opérations de chirurgie musicale, me fait l’effet d’éclairer une agonie. Elle est toute petite : un rat, peut-être seize ans. Elle danse de tout son cœur, elle danse pour elle car elle n’a pas encore la prétention des étoiles qui sabotent le travail quand le public ne donne pas. Je prends une lorgnette et je regarde. On n’a tout de même rien inventé de mieux que la danseuse pour réjouir les yeux d’un homme. La musique, ici, n’ajoute même rien à la beauté du geste si harmonieux qu’il en est sonore et fait vibrer la chair du spectateur comme s’il frappait sur un autre gong, à l’unisson.

Elle danse sur une estrade, sans autre décor que (je les ai comptées) quarante-six chaises vides, en bois courbe, rangées face au spectateur, les sièges de l’orchestre qui joue les grands morceaux aux matinées d’abonnements. Pour ce petit morceau de femme il y a un violon et un piano, en sourdine. Le projecteur s’éteint. Je file aux coulisses, à contre-courant du flot des spectateurs qui sont moins serrés que les chaises vides, mais au moins tout aussi aveugles. J’arrive à sa loge avec la certitude du chasseur assuré de trouver l’oiseau encore au nid. Quant à la chanteuse, elle doit rouler dans mon coupé en réfléchissant aux étranges dispositions de mon esprit pour la musique vocale.

— Mademoiselle ?

Je salue respectueusement et je demeure un brin embarrassé. Il y a une mère !… La loge est étroite, sale, enfumée par un horrible petit poêle à pétrole. La glace est striée de noms et de paraphes. Une chaise, de la famille des quarante-six, en bois courbe, supporte un très vilain manteau garni de fourrure fausse. On y voit crument le dénuement de ces deux femmes à cause de ce papillon de gaz qui les incendie. La mère est quelconque, très effacée de visage, elle doit être malade, ses yeux clignent douloureusement. La fille paraît encore plus jeune que sur la scène ; elle est restée en jupe de tulle, maillot et corselet. C’est jaune et noir et cela ressemble à la robe d’une guêpe dont la petite a la taille. Elle est très jolie mais d’expression tellement désenchantée ! Au compliment banal que je lui offre comme on offre une fleur… à quelqu’un qui a faim, la mère me répond :

— Si c’est pas malheureux ! Ils n’ont même pas rappelé, même pas applaudi. Et nous venions pour un directeur d’agence qui était dans la salle. On ne l’a même pas laissé entrer ici, ou il s’est sauvé quand il a vu toutes ces pannes.

— Mon Dieu, madame, c’est moi et vous voyez que j’arrive à temps !

Je souris. La petite, ébahie, se met à rougir comme un coquelicot. Je suis certain qu’elle devine que je mens.

— Oh ! monsieur… (et elle se dresse sur ses pointes). Est-ce que je vous plais ? C’est mon début depuis l’école ! Je vous en prie ?… engagez-moi. Maman deviendra folle, si ça doit continuer. Je peux faire tous les numéros de music-hall, vous savez, et je n’ai que seize ans. Je ne suis jamais fatiguée.

Je suis inquiet parce que, justement, je suis en train de jouer au détournement de mineure. Comme elle est blonde ! On dirait du miel.

— Si nous allions d’abord souper, on causerait ensuite.

La mère s’emporte.

— Ah ! ça, non et non ! Je connais l’antienne ! Vous allez d’abord faire la cour à ma fille et puis vous vous conduirez comme l’autre, vous la planterez là sans aucun engagement… parce qu’elle ne voudra pas faire ce que vous voudrez. Tiens, Clémentine, allons-nous-en. Nous allons manquer notre omnibus !

La petite Clémentine est pourpre. Elle va pleurer.

— Madame, dis-je très froidement, je suis vraiment en situation de protéger votre fille, mais si vous voulez qu’on ne lui fasse jamais la cour, ne la montrez pas en maillot sur une scène parce que le procédé n’a pas toute la pureté d’intention désirable. Dois-je me retirer ?

— Maman ?

Elles se consultent. La mère se révolte.

— Écoute, maman, tu vas prendre mon manteau parce que moi j’irai en voiture, certainement, je n’aurai pas froid et puis… à la grâce de Dieu ! Monsieur a l’air si comme il faut. Je n’ai pas peur de lui.

— Je vous remercie, mademoiselle, de la bonne opinion que vous avez de moi, aussi je vais faire mon possible pour la mériter. Priez donc madame votre mère de venir avec nous ?

Je ne sais pas pourquoi je dis ça, mais je suis emporté par une secrète émotion intraduisible. Ces deux femmes ont également faim.

La mère est ridicule. Elle me rendra ridicule. Tant pis ! La petite me serre les doigts à m’en griffer. On a l’impression de sauver un chaton qui se noie. C’est atrocement délicat et excitant. Pour comble de malentendus, comme la dame chanteuse n’a pas pu découvrir ma voiture ou, dépitée de ne pas me voir dedans, a fui en un fiacre vulgaire, voici que le garçon de salle, chargé d’éteindre, entre en demandant si le monsieur en habit (il n’y en avait donc qu’un ?) est bien Henri Dormoy, parce que son cocher le réclame à tous les échos.

Mon cocher a horreur, lui, de la pluie. Les deux femmes sont terrifiées, ça tourne au drame de l’Ambigu. L’enlèvement de Mlle Clémentine par le Fils de la Nuit.

— Un peu de courage, mademoiselle, lui dis-je à l’oreille. Il n’y a que le premier pas qui coûte… et puisque vous allez le faire en présence de madame votre mère !

Je l’enveloppe de mon pardessus qui est une pelisse de loutre sans manches et je la drape de mon mieux, parce que son costume rutilant va faire loucher M. Pierre, un cocher prude.

— Monsieur, moi, je m’oppose. Je ne vous connais pas et vous allez compromettre ma fille, déclare cette mère aussi prude que mon cocher, mais qui m’impatiente bien davantage.

— Alors, madame ?…

— Alors ? Voilà. Je vous demande, pour la peine, de lui obtenir un engagement et de la lancer chez les journalistes.

— Vous ne venez pas souper avec nous.

— Non, monsieur. Ce n’est pas la place d’une mère.

Elle profère cette phrase avec un réel sentiment de dignité.

— On ferme ! ajoute sentencieusement le garçon de salle qui écoute ce colloque sentimental et me servirait de témoin en justice tellement il est scandalisé.

Je prends la mère par l’épaule, dans l’obscurité des coulisses.

— Mettez ceci dans votre sac à main. Moi je veux que vous soupiez. C’est à cette seule condition que j’enlève votre fille. Allez donc l’attendre chez vous, car elle y rentrera au jour, je vous en donne ma parole. Adieu, madame, et ne me remerciez pas. Il n’y a vraiment pas de quoi.

Elle se sauve. J’ignore si sa joie est aussi grande que sa honte. Toutes les lumières sont éteintes.

Dans la voiture, le chaton s’étire parce qu’il a chaud et ronronne :

— C’est bon d’avoir des fourrures. C’est de la loutre, la pelisse ? Et la couverture, de l’ours noir, n’est-ce pas, monsieur ? Vous avez donné de l’argent à maman, je l’ai entendu.

— De quoi vous mêlez-vous, sacrée gamine !

— Vous êtes bien gentil. La première fois ça n’a pas marché parce que c’était à moi que le monsieur voulait donner des sous.

— Et vous n’en vouliez pas ?

— Bien sûr que non. Ce n’est pas moi qui fais la cuisine, chez nous ! (Elle rit.) Moi, je ne sais que danser (elle se penche, me regarde à la lueur de la petite lampe de voiture, avec de vrais yeux d’étoile). Et puis, pas besoin que vous m’en donniez, vous m’avez plu, là, tout de suite. De quelle agence êtes-vous ? Mentez pas.

— Eros et Cie. Celle qui procure au monde entier toutes les jolies filles de votre espèce.

… Elle est restée huit jours chez moi, servie comme une petite reine par Clara qui lui souriait tristement et empêchait ma femme de deviner sa présence.

Mon cher avocat, voici, entre plusieurs autres aventures, la dernière, celle qui terminera la liste parce que je ne veux pas vous fatiguer mais vous offrir, de la gerbe, les fleurs vénéneuses pour que vous en puissiez faire des analyses, que vous en distilliez le parfum à telle destination psychologique ou médicale qu’il vous plaira de les fournir. Ce que je cherche, en vous racontant ces histoires un peu lestes, c’est à vous donner un aperçu de la morale dont je suis capable de me servir pour mon usage particulier. Je ne suis pas un malhonnête homme mais un cynique. Je n’ai pas du tout la réserve du bourgeois ordinaire, qui agirait probablement de la même façon, s’il pouvait, mais qui s’arrangerait pour ne pas risquer la cour d’assises. Moi, je suis mon désir, je vais jusqu’au bout et je paie la note. C’est à vous de voir si je dois payer de ma tête mes folies, dont quelques-unes sont des actes de haute sagesse pour un homme de ma trempe. Oui, je sais bien. Il y a la loi commune ! Avez-vous le droit de juger un crime dit passionnel selon la loi commune ?

Ce soir-là, par hasard, j’étais resté au salon avec Lucienne et je lui tenais compagnie en discourant sur ce qu’elle appelait mes aventures dangereuses.

— Vous vous ferez tuer par un mari ou un amant, grondait-elle maternellement en présentant ses mules au feu flambant de la cheminée.

— Vous parlez comme Clara, ma chère amie, qui met ça, naturellement, à la troisième personne : monsieur court à sa perte, soupire-t-elle quand elle m’habille pour ces sortes de fêtes qui lui font, chaque fois, l’effet de son propre enterrement.

Lucienne ne sourcilla pas. Elle s’habituait à tout et par une incompréhensible lâcheté finissait par tout accepter. Elle n’avait jamais eu de sens moral mais je crois bien qu’elle ne possédait même plus de sens tout court. Cette femme, si voluptueusement passionnée, après le redoutable accident de ses couches était devenue sage ou indifférente peu à peu à ce qui lui était si cher, autrefois. Elle ne vivait que par le souvenir ou le tourment cérébral de ma présence, poison qui l’enivrait.

— Pourquoi continuez-vous à vous servir de cette fille, Henri ? Un valet de chambre bien stylé…

— Horreur des hommes dans l’intimité ! Et puis ils sont maladroits.

Lucienne eut un sourire équivoque, elle passa vivement à un autre sujet :

— Vous savez que M. de la Feuillangère me fait la cour ? Est-ce que ça aussi, c’est dans vos projets de… vengeance ?

— Moi, je ne veux pas me venger. J’attends… que vous vous décidiez vous-même à choisir un autre époux, sinon un autre amant. Le divorce est votre salut. Puisque vous ne voulez pas ? Je m’incline.

— Prendre un amant ? Non… Ça ne me plaît pas. Peut-être un mari qui serait très doux.

— Oh ! alors, choisissez La Feuillangère. Il ne viole personne, lui. Il est bien élevé et de plus il a un nom, comme l’abbé Armand de Sembleuse, à coucher dans un rez-de-chaussée du Petit Journal. Les femmes ont un faible pour l’armorial. C’est même une faute de goût de leur part… au moins en amour où le moindre palefrenier ferait bien mieux leur affaire.

— Enfin, Henri, qu’est-ce que vous aimez ?

— L’impossible ! L’absolu !… Je cherche la passion qui vous jette à genoux pour toute la vie, une passion qui les contienne toutes et dont on ne puisse pas rougir en face de son miroir.

— Et vous avez trente ans ! Rien ne pourra donc vous assagir.

— Si vous n’aviez pas tué votre enfant, dis-je d’une voix plus sourde en me rapprochant d’elle, j’aurais eu cette sagesse-là, c’est-à-dire un but à m’offrir. Créer un cœur dans une chair m’appartenant et le garer, par l’éducation, de tout ce que j’ai enduré trop jeune…

Elle détourna les yeux, laissa pendre son bras blanc où les bijoux traçaient leurs signes de feu, reflétant les flammes de la cheminée.

J’étais debout, tout près d’elle. Je la sentais souffrir à crier, j’eus un mouvement de pitié et je me penchai sur ce bras abandonné comme celui d’une morte, je lui pris le poignet et l’élevai jusqu’à mes lèvres, au-dessus de sa tête, je mis des baisers lents à l’endroit de la saignée, où le sang formait comme une fleur encore plus mauve que rose à cause du réseau des veines. Elle ne bougeait pas, sachant très bien qu’elle n’avait pas autre chose à espérer qu’une cruauté inédite.

— Imaginez, ma chère, que M. de la Feuillangère vous fait la cour.

Elle me souffleta, ma foi, assez vigoureusement, mise debout par l’affront que je faisais à sa réelle fidélité.

— Merci ! Je n’attendais pas moins de madame Lucienne Dormoy ! avouai-je en riant de bon cœur.

Comme elle se tordait les mains silencieusement, Clara entra et dit d’un accent très ému :

— Un chasseur de cercle est là qui demande à parler à monsieur personnellement.

— Ah ! de quel cercle ? Il est dix heures. Je ne dois pas sortir. Alors, quoi, faites-le entrer si c’est de la part de M. de la Feuillangère. Quand on parle du loup… soufflai-je.

On vit pénétrer, leste et sournois, un petit garçon en uniforme vert sombre, liseré de jaune, sa casquette à la main où l’on déchiffrait le nom d’un grand palace. A cette époque il n’y en avait vraiment qu’un à la mode et c’était celui-là.

— Monsieur Henri Dormoy ?

— Que me voulez-vous ?

Il regardait ma femme avec une sorte d’effroi religieux.

— Allons, donnez-moi cette lettre.

Je lus. C’était un court billet en anglais, d’une grande écriture large, impersonnelle, mais qui ne laissait aucun doute sur ce que l’on me voulait.

Je savais un peu d’anglais pour le parler, pas pour le lire. Je tendis le billet à ma femme.

— Voulez-vous me traduire ça, vous qui connaissez mieux cette langue que moi ?

Elle lut à voix basse :

« Quelqu’un qui vous a vu et à qui vous plaisez, voudrait causer avec vous en prenant le thé sans cérémonie. Ne lui refusez pas ce petit morceau de joie. »

On ne pouvait pas autrement traduire la phrase enfantine de la fin.

— Henri, supplia ma femme, n’y allez pas. Ce n’est pas même signé.

— Oui, mais, justement, c’est l’aventure anonyme et elle manque à ma collection. A demain, Lucienne, si c’est aussi convenable que le billet, je vous raconterai.

— Il y a une voiture de l’hôtel à la porte de monsieur, annonça le petit groom en disparaissant comme une muscade.

Je le suivis.

Clara, passivement, prépara ma toilette de soirée, sans cérémonie. Elle aimait encore mieux ça que me voir en tête à tête conjugal.

Le petit chasseur ne disait rien. Moi je fumais en m’assurant que mon revolver avait passé de la poche de mon pardessus dans celle de mon pantalon. J’étais un peu gêné de me trouver dans une voiture ne m’appartenant pas, mais après tout, elle n’appartenait pas non plus à la dame.

— Est-ce qu’elle est jolie ? demandai-je laconiquement au jeune monstre vert crapaud.

— Monsieur m’excusera, mais je ne l’ai pas vue. Chez nous, c’est plein de noms étrangers, et il y a tous les genres de princesses.

Arrivé, le petit personnage me mit respectueusement dans un ascenseur fleuri d’orchidées, pressa un bouton, puis m’abandonna à mon heureux ou malheureux sort. Une idée folle me traversa l’esprit. Je pensais au mari de madame de Vailly qui, ayant peut-être obtenu un aveu tardif au sujet de sa descendance, maintenant âgée de quelques années, concevait peut-être le fatal projet de me brancher, haut et court, à son arbre généalogique.

Un très correct valet de pied me conduisit à l’appartement de l’étrangère, banalement somptueux comme tous ces appartements-là, et s’effaça sous des portières lourdement retombantes.

Je restai immobile, le cœur étrangement battant, devant une grande jeune femme, anglaise ou américaine, couchée sur un divan, sa table à thé, l’inévitable Chine ou Ceylan, servi à côté d’elle, selon le sans cérémonie annoncé. Cette femme me sembla très jeune ; pourtant l’assurance de son regard, bleu sombre, le dédain de sa lèvre couleur de cuivre rouge, ses cheveux blonds, coupés à la Stuart et la longue ligne droite de son corps moulé dans une dalmatique de velours de Gênes rose et argent, la faisaient particulièrement hardie, plus vieille.

— Voilà, pensai-je, une dame qui ne doit pas être tendre et savoir furieusement ce qu’elle veut. C’est un animal d’une fort belle race, mais qui me fait peur.

Dans un jargon très doux, mélangé d’anglais et de français, semé d’expressions d’argot qui le rendait tout à fait drôle, elle m’expliqua qu’elle m’avait vu à la fête javanaise donnée par l’ambassade en l’honneur du roi du Cambodge, et qu’elle avait formé le vœu innocent de me recevoir dans l’intimité, parce que :

— Vous n’auriez pas voulu me donner ce petit morceau de plaisir autrement. Je ne connais pas chez vous et vous êtes marié à votre vraie femme.

— Mon Dieu, chère madame, vous êtes trop modeste, au moins en ce qui concerne ledit morceau. A votre place je prendrais le plaisir tout entier. En France nous ne comprenons pas les demi-mesures, avec ou sans cérémonie.

Elle frappa dans ses mains puérilement, éclata de rire en se renversant en arrière d’un mouvement effarant de lascivité et elle me murmura :

— Oh ! ces Français, ce qu’ils sont amusants, et comme ils se moquent en amour ! Je n’ose pas vous demander si je vous plais. Me trouvez-vous assez belle pour jouer, dites ? J’ai la crainte d’être, comment vous dites, vierge, froide, enfin, pas gentille, quoi. J’ai dix-huit ans.

J’étais de plus en plus inquiet. J’avais, malgré mon naturel sang-froid en pareille circonstance, la terreur du chasseur qui pense que, s’il rate la bête, celle-ci ne le ratera pas et qu’il aura les reins cassés. On y voyait mal, l’électricité des ampoules trop fleuries de corolles de soie, et, sous la dalmatique rose-argent, le corps de cette créature fondait, dérobait ses lignes à mon regard essayant de demeurer calme. S’il s’agissait d’une vierge de Chicago, ou d’une lady de Londres, je ne voulais, en aucune façon, pousser la plaisanterie française trop loin. Il faut de la tenue devant l’étranger. Quant à la demi-mesure…

— Voulez-vous me permettre de vous offrir votre thé, chère miss ?… Miss comment ? Même en échangeant ses fantaisies, ma jolie fille, il convient d’avoir le courage d’échanger ses noms… ou des injures, choisissez !

Alors elle me toisa de son regard glacialement cynique et me dit, se soulevant vers la tasse que je lui présentais :

— Que j’aime que vous soyez un homme ainsi. Vous seriez capable de me battre, si cela ne vous convenait pas. Oui, vous avez raison. Il faut dire tout, noblement. J’aurais tant aimé causer longtemps et vous lier à moi par la poésie de la parole ! Que vous êtes bien, Henri Dormoy. Vous me donnerez votre portrait ? Je veux le montrer à mes amis de Londres, à ceux qui osent me dire que je suis le plus beau des garçons. Je m’appelle lord D… Pardonnez-moi si je vous contrarie.

La tasse s’échappa de mes mains et inonda le col blanc de cet éphèbe à jamais célèbre pour avoir scandalisé toute une génération.

Je pensai à chercher mon revolver et à lui casser réellement les reins, mais je le vis déjà si affolé par le contact du liquide bouillant (Ceylan ou Chine !) que je n’eus plus qu’à le fuir, ce qui, en pareille circonstance, est encore le meilleur moyen de conserver les distances.

Quand je rentrai chez moi, une heure après en être parti, je me mis à pleurer de rage. J’étais seul, bien seul, et personne, heureusement, ne me questionnerait.

Or, je pleurais de rage, non pour l’injure de cette invitation suspecte, mais parce que ce garçon qui me trouvait bien, qui me ressemblait un peu, avait réformé l’ancien couple par une phrase rappelant de très loin certains mots d’Armand de Sembleuse. Il se déguisait en fille ? Est-ce que, moralement, je ne me déguisais pas en homme, jadis ?

O Armand, où es-tu ? Dans quelle misère te débats-tu, toi si fort, toi qui voulais être assuré de me retrouver là-haut et qui fus jaloux de mon éternité au point de me sacrifier à moi-même !

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