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La vérité en marche: L'affaire Dreyfus

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LETTRE AU SÉNAT

Ces pages ont paru dans l'Aurore, le 29 mai 1900.

Huit mois s'étaient de nouveau écoulés, entre le précédent article et celui-ci. L'Exposition universelle avait ouvert ses portes le 15 avril 1900, on se trouvait en pleine trêve. Et mon procès de Versailles était remis régulièrement de session en session. Tous les trois mois, on m'assignait, afin que la prescription ne fût pas acquise; et, le lendemain, je recevais un autre papier, me prévenant de n'avoir pas à me déranger. Il en était de même pour mon affaire des trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qu'on renvoyait de mois en mois, indéfiniment.—Il a fallu près de quinze mois, après la grâce d'Alfred Dreyfus, pour mûrir le monstre, la loi d'amnistie, la loi scélérate.


LETTRE AU SÉNAT

Messieurs les Sénateurs,

Le jour où, la mort dans l'âme, vous avez voté la loi dite de dessaisissement, vous avez commis une première faute. Vous, les gardiens de la loi, vous avez permis un attentat à la loi, en enlevant un accusé à ses juges naturels, soupçonnés d'être des juges intègres. Et c'était déjà sous la pression gouvernementale que vous cédiez, au nom du bien public, pour obtenir l'apaisement qu'on vous promettait, si vous consentiez à trahir la justice.

L'apaisement! Souvenez-vous qu'au lendemain de l'arrêt de la Cour de cassation, toutes Chambres réunies, l'agitation a repris plus violente, plus meurtrière. Vous vous étiez déshonorés en pure perte, du moment que votre loi de circonstance, dont on attendait l'injustice désirée, tournait au triomphe de l'innocent. Et souvenez-vous qu'il s'est trouvé un tribunal militaire pour consommer quand même la suprême iniquité, soufflet à notre plus haute magistrature, dont la conscience nationale aura à rougir, tant que l'outrage n'aura pas été réparé.

Aujourd'hui, on vous demande de commettre une seconde faute, la dernière, la plus maladroite et la plus dangereuse. Ce n'est plus d'une loi de dessaisissement qu'il s'agit, c'est d'une loi d'étranglement. Vous n'aviez fait que changer les juges, vous êtes sollicités cette fois de dire qu'il n'y a plus de juges. Après avoir accepté la vilaine besogne d'adultérer la justice, vous voilà chargés de déclarer la justice en faillite. Et, de nouveau, on vous met sur la gorge la nécessité politique, on vous arrache votre vote au nom du salut de la patrie, on vous affirme que, seule, votre mauvaise action peut nous donner l'apaisement.

L'apaisement! Il ne saurait être que dans la vérité et dans la justice. Vous ne l'obtiendrez pas plus en supprimant les juges que vous de l'avez obtenu en les changeant. Vous l'obtiendrez moins encore, car vous aggravez la décomposition sociale, vous jetez le pays à plus de mensonge et à plus de haine. Et, lorsque apparaîtra la misère de cet expédient d'une heure, lorsque tant d'ordures enterrées achèveront d'empoisonner et d'affoler la nation, c'est vous qui serez les responsables, les coupables, les mandataires dont l'histoire dira la criminelle faiblesse.


Il y a plus de deux mois déjà, messieurs les Sénateurs, lorsque j'ai demandé à être entendu par votre Commission, mon désir était surtout de protester devant elle contre le projet d'amnistie dont on nous menaçait. Cette protestation, je n'écris aujourd'hui cette lettre que pour la renouveler avec plus d'énergie encore, à la veille du jour où vous allez être appelés à discuter cette loi d'amnistie, que je considère à mon point de vue personnel comme un déni de justice, et au point de vue de notre honneur national comme une tache ineffaçable.

Ce que j'ai dit devant votre Commission, ai-je besoin de vous le répéter ici? On finit par éprouver quelque fatigue et quelque honte à redire sans cesse les mêmes choses. C'est une histoire que sait le monde entier, qu'il a jugée depuis longtemps, au sujet de laquelle des Français seuls peuvent continuer à se battre, dans le coup de démence des passions politiques et religieuses! J'ai dit qu'après m'avoir brutalement fermé la bouche à Paris, par l'impudent «La question ne sera pas posée», et qu'après avoir voulu, à Versailles «serrer la vis à Labori», il était vraiment monstrueux de me refuser le procès que j'ai voulu, les juges que j'ai payés à l'avance de tant d'outrages, de tant de tourments et de près d'une année d'exil, pour l'unique triomphe de la vérité. J'ai dit que jamais amnistie plus extravagante ni plus inquiétante n'aura bafoué le droit, car on n'a jamais amnistié à la fois que des délits et des crimes du même ordre, en faveur de condamnés subissant déjà leur peine, tandis qu'il s'agit ici d'amnistier le plus étrange mélange d'actes différents, commis dans des ordres divers, dont plusieurs n'ont pas même encore été soumis aux tribunaux. Et j'ai dit que l'amnistie était faite contre nous, contre les défenseurs du droit, pour sauver les véritables criminels, en nous fermant la bouche par une clémence hypocrite et injurieuse, en mettant dans le même sac les honnêtes gens et les coquins, suprême équivoque qui achèvera de pourrir la conscience nationale.

D'ailleurs, je n'ai pas été le seul à dire ces choses, ce jour-là. Le colonel Picquart et M. Joseph Reinach avaient voulu, comme moi, être entendus par votre Commission. Et cette dernière a donc eu l'édifiant spectacle de trois hommes dont les cas sont absolument différents, et dont on entend se débarrasser par le même moyen expéditif du déni de justice. Ils ne se connaissaient pas avant l'Affaire, ils sont venus de trois mondes opposés, ils se trouvent l'un sous la seule menace d'une action devant un conseil de guerre, l'autre avec un procès en cours devant les assises, le troisième condamné par défaut à trois mille francs d'amende et à un an de prison. N'importe, on confond leurs cas, on les jette à la même solution bâtarde, sans se soucier de la situation atroce où on les laisse, de leur vie brisée, des accusations dont ils ne pourront se laver, des preuves de leur bonne foi qu'ils ne pourront apporter. On achève de les salir en les renvoyant dos à dos avec des bandits, par une comédie infâme qui entend donner une couleur de magnanimité patriotique à une mesure d'iniquité et de lâcheté universelles. Et vous ne voulez pas que ces trois hommes protestent de toute leur douleur de citoyens lésés dans leurs intérêts et dans leur amour de la grande France, dont ils n'ont cru être que les dignes enfants! Certes, je proteste encore, et je sais bien que le colonel Picquart et M. Joseph Reinach protestent ici avec moi, comme ils l'ont fait le jour où nous avons déposé devant votre Commission.

Mais, ces choses, messieurs les Sénateurs, tout le monde les sait, vous les savez vous-mêmes mieux que personne, étant dans la coulisse politique où la monstrueuse aventure s'est cuisinée. Votre Commission les savait, ce qui explique l'angoisse juridique où elle s'est longtemps débattue, la répugnance qu'elle éprouvait à patronner un projet indigne, répugnance dont la pression gouvernementale, dans les circonstances que vous connaissez, a pu seule avoir raison. Vous-mêmes, j'en suis certain, vous convenez tout bas que jamais on ne vit pareil amas de turpitudes, de mensonges et de crimes, d'illégalités flagrantes et de dénis de justice. C'est même l'épouvantable entassement des attentats et des hontes qui vous terrifie. Comment nettoyer le pays de tout cela? Comment faire rendre la justice à chacun, sans que la France du passé en soit ruinée, jusque dans ses vieilles fondations, et sans être obligé de reconstruire enfin la jeune et glorieuse France de demain? Et les pensées lâches naissent dans les esprits les plus fermes, il y a trop de cadavres, on va creuser un trou pour les enfouir à la hâte, avec l'espoir qu'on n'en parlera plus quand on ne les verra plus, quitte à ce que leur décomposition perce la mince couche de terre qui les recouvre, et fasse bientôt crever de la peste le pays tout entier.

C'est bien cela, n'est-ce pas? et nous sommes d'accord sur ce point que le mal, monté des profondeurs cachées du corps social, révélé au plein jour, est effroyable. Et nous ne différons que sur la manière de tenter la guérison. Vous, hommes de gouvernement, vous enterrez, vous paraissez croire que ce qu'on ne voit plus n'existe plus; tandis que nous autres, simples citoyens, nous voudrions purifier tout de suite, brûler les éléments pourris, en finir avec les ferments de destruction, pour que le corps tout entier retrouve la santé et la force.

Et l'avenir dira qui avait raison.


L'histoire est fort simple, messieurs les Sénateurs, mais il n'est pas inutile de la résumer ici.

Au début, dans l'affaire Dreyfus, il n'y a eu qu'une question de justice, l'erreur judiciaire dont quelques citoyens, de cœur plus juste, plus tendre que les autres sans doute, ont voulu la réparation. Personnellement, je n'y ai pas vu d'abord autre chose. Et voilà que, bientôt, à mesure que la monstrueuse aventure se déroulait, que les responsabilités remontaient plus haut, gagnaient les chefs militaires, les fonctionnaires, les hommes au pouvoir, la question s'est emparée du corps politique tout entier, transformant la cause célèbre en une crise, terrible et générale, où le sort de la France elle-même semblait devoir se décider. C'est ainsi que, peu à peu, deux partis se sont trouvés aux prises: d'un côté, toute la réaction, tous les adversaires de la véritable République que nous devrions avoir, tous les esprits qui, sans qu'ils le sachent peut-être, sont pour l'autorité sous ses diverses formes, religieuse, militaire, politique; de l'autre, toute la libre action vers l'avenir, tous les cerveaux libérés par la science, tous ceux qui vont à la vérité, à la justice, qui croient au progrès continu, dont les conquêtes finiront par réaliser un jour le plus de bonheur possible. Et, dès lors, la bataille a été sans merci.

De judiciaire qu'elle était, qu'elle aurait dû rester, l'affaire Dreyfus est devenue politique. Tout le venin est là. Elle a été l'occasion qui a fait monter brusquement à la surface l'obscur travail d'empoisonnement et de décomposition dont les adversaires de la République minaient le régime depuis trente ans. Il apparaît aujourd'hui à tous les yeux que la France, la dernière des grandes nations catholiques restée debout et puissante, a été choisie par le catholicisme, je dirai mieux par le papisme, pour restaurer le pouvoir défaillant de Rome; et c'est ainsi qu'un envahissement sourd s'est fait, que les jésuites, sans parler des autres instruments religieux, se sont emparés de la jeunesse, avec une adresse incomparable; si bien qu'un beau matin, la France de Voltaire, la France qui n'est pourtant pas encore retournée avec les curés, s'est réveillée cléricale, aux mains d'une administration, d'une magistrature, d'une haute armée qui prend son mot d'ordre à Rome. Les apparences illusoires sont tombées d'un seul coup, on s'est aperçu que nous n'avions de la République que l'étiquette, on a senti que nous marchions sur un terrain miné de toutes parts, où cent années de conquêtes démocratiques allaient s'effondrer.

La France était sur le point d'appartenir à la réaction, voilà le cri, voilà la terreur. Cela explique toute la déchéance morale où la lâcheté des Chambres et du gouvernement nous laisse glisser peu à peu. Dès qu'une Chambre, dès qu'un gouvernement redoute d'agir, dans la crainte de n'être plus avec les maîtres de demain, la chute est prompte et fatale. Imaginez-vous les hommes au pouvoir s'apercevant qu'ils n'ont plus dans la main aucun des rouages nécessaires, ni des fonctionnaires obéissants, ni des militaires scrupuleux de la discipline, ni des magistrats intègres. Comment poursuivre le général Mercier, menteur et faussaire, quand tous les généraux se solidarisent avec lui? Comment déférer les vrais coupables aux tribunaux, lorsqu'on sait qu'il y a des magistrats pour les absoudre? Comment gouverner enfin avec honnêteté, lorsque pas un fonctionnaire n'exécutera honnêtement les ordres? Il faudrait au pouvoir, dans de telles circonstances, un héros, un grand homme d'État, résolu à sauver son pays, même par l'action révolutionnaire. Et, comme de tels hommes manquent pour l'instant, nous avons vu la débandade de nos ministres, impuissants et maladroits, quand ils n'étaient pas complices et canailles, culbutés les uns sur les autres, sous les coups des Chambres affolées, en proie aux factions, tombées à l'ignominie de l'égoïsme étroit et des questions personnelles.

Mais ce n'est pas tout, le plus grave et le plus douloureux est qu'on a laissé empoisonner le pays par une presse immonde, qui l'a gorgé avec impudence de mensonges, de calomnies, d'ordures et d'outrages, jusqu'à le rendre fou. L'antisémitisme n'a été que l'exploitation grossière de haines ancestrales, pour réveiller les passions religieuses chez un peuple d'incroyants qui n'allaient plus à l'église. Le nationalisme n'a été que l'exploitation tout aussi grossière du noble amour de la patrie, tactique d'abominable politique qui mènera droit le pays à la guerre civile, le jour où l'on aura convaincu une moitié des Français que l'autre moitié les trahit et les vend à l'étranger, du moment qu'elle pense autrement. Et c'est ainsi que des majorités ont pu se faire, qui ont professé que le vrai était le faux, que le juste était l'injuste, qui même n'ont rien voulu entendre, condamnant un homme parce qu'il était juif, poursuivant de cris de mort les prétendus traîtres dont l'unique passion était de sauver l'honneur de la France, dans le désastre de la raison nationale.

Dès ce moment, dès qu'on a pu croire que le pays lui-même passait à la réaction, dans son coup de folie morbide, c'en a été fait du peu de bravoure des Chambres et du gouvernement. Se mettre contre les majorités possibles, y pense-t-on! Le suffrage universel, qui paraît si juste, si logique, a cette tare affreuse que tout élu du peuple n'est plus que le candidat de demain, esclave du peuple, dans son âpre besoin d'être réélu; de sorte que, lorsque le peuple devient fou, en une de ces crises dont nous avons un, exemple, l'élu est à la merci de ce fou, il dit comme lui, s'il n'a pas le cœur de penser et d'agir en homme libre. Et voilà donc à quel douloureux spectacle nous assistons depuis trois ans: un Parlement qui ne sait comment user de son mandat, dans la crainte de le perdre, un gouvernement qui après avoir laissé tomber la France aux mains des réacteurs, des empoisonneurs publics, tremble à chaque heure d'être renversé, fait les pires concessions aux ennemis du régime qu'il représente, pour en être simplement le maître quelques jours de plus.


N'est-ce pas ces raisons, messieurs les Sénateurs, qui vont vous décider à cette concession nouvelle d'une amnistie dont le résultat sera de soustraire au châtiment les hauts coupables, que pas un ministère n'a osé poursuivre? Vous pensez vous sauver vous-mêmes, en disant qu'il faut bien sauver le gouvernement de l'embarras mortel où il s'est enlisé par ses continuelles faiblesses. Si un homme d'État, énergique, simplement honnête, avait mis la main au collet du général Mercier, dès son premier crime, tout serait depuis longtemps rentré dans l'ordre. Mais, à chaque recul nouveau de la justice, l'audace des criminels a naturellement grandi; et il est très vrai que le tas des abominations a grossi si démesurément, qu'il faudrait à cette heure un beau courage pour liquider l'Affaire, selon la justice, au mieux des intérêts de la France. Personne n'a ce courage, tous frissonnent à l'idée de s'exposer au flot d'injures des antisémites et des nationalistes, tous ménagent la folie où le poison a jeté certaines majorités d'électeurs, de sorte que vous voilà acculés à une lâcheté encore, à une faute suprême qui achèvera de livrer le pays à la réaction, de plus en plus triomphante et audacieuse.

Pourtant, n'avez-vous pas conscience que c'est une singulière opération que d'enterrer les questions gênantes, avec l'idée enfantine qu'on les supprime? Voici trois ans que j'entends répéter par les hommes politiques qu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus d'affaire Dreyfus, lorsqu'ils ont un intérêt à le croire. Et l'affaire Dreyfus n'en suit pas moins son développement logique, car il est certain qu'elle finira seulement lorsqu'elle sera finie. Aucune puissance humaine ne peut arrêter la vérité en marche. Aujourd'hui que souffle une nouvelle panique, vous voilà terrifiés, bien résolus de nouveau à décréter qu'il n'y a plus d'affaire Dreyfus, que jamais plus il n'y en aura. Vous espérez, en creusant davantage le trou dans lequel vous l'enfouissez, et en jetant la loi d'amnistie par-dessus, que désormais elle ne ressuscitera pas. Vains efforts, elle reviendra comme un spectre, comme une âme en peine, tant que justice ne sera pas faite. Il n'est de repos, pour un peuple, que dans la vérité et l'équité.

Et le pis est que vous êtes peut-être de bonne foi, lorsque vous vous imaginez que, grâce à cet étranglement de toute justice, vous allez faire de l'apaisement. C'est pour l'apaisement tant désiré que vous sacrifiez, sur l'autel de la patrie, vos consciences de législateurs honnêtes. Ah! pauvres naïfs, ou simples égoïstes maladroits, qui vont une fois de plus se déshonorer en pure perte! Il est beau, l'apaisement, depuis qu'on livre, membre à membre, la République à ses ennemis, pour obtenir leur silence. Ils crient plus fort, ils redoublent d'injures, à chaque satisfaction qu'on leur donne. Cette loi d'amnistie que vous faites pour eux, pour sauver leurs chefs du bagne, ils hurlent que c'est nous qui vous l'arrachons. Vous êtes des traîtres, les ministres sont des traîtres, le Président de la République est un traître. Et, lorsque vous aurez voté la loi, vous aurez fait œuvre de traîtres, pour sauver des traîtres. Ce sera l'apaisement, je vous attends à ce lendemain de l'amnistie, sous le flot de boue dont on vous couvrira, aux applaudissements des cannibales qui danseront la danse du massacre.

Ne voyez-vous pas, n'entendez-vous pas? Depuis qu'il est convenu qu'on se taira, qu'on ne parlera plus de l'Affaire pendant la trêve de l'Exposition, qui donc en parle toujours? Qui a violenté Paris, aux dernières élections municipales, en reprenant la campagne de mensonges et d'outrages? Qui mêle de nouveau l'armée à ces hontes, qui continue à colporter des dossiers secrets, pour tenter de renverser le ministère? L'affaire Dreyfus est devenue le spectre rouge des nationalistes et des antisémites. Ils ne peuvent régner sans elle, ils ont un continuel besoin d'elle pour dominer le pays par la terreur. Comme autrefois les ministres de l'Empire obtenaient tout du Corps législatif en agitant le spectre rouge, ils n'ont qu'à brandir l'Affaire, pour hébéter les pauvres gens dont ils ont détraqué la cervelle. Et, encore une fois, voilà l'apaisement: votre amnistie ne sera qu'une arme nouvelle aux mains de la faction qui a exploité l'Affaire pour que la France républicaine en crevât, et qui continuera à l'exploiter d'autant plus que votre amnistie va donner force de loi à l'équivoque, sans que la nation puisse désormais savoir de quel côté étaient la vérité et la justice.

Dans ce grave péril, il n'y avait qu'une chose à faire, accepter la lutte contre toutes les forces du passé coalisées, refaire l'administration, refaire la magistrature, refaire le haut commandement, puisque tout cela, apparaissait dans sa pourriture cléricale. Éclairer le pays par des actes, dire toute la vérité, rendre toute la justice. Profiter de la prodigieuse leçon de choses qui se déroulait, pour faire avancer le peuple, en trois ans, du pas gigantesque qu'il mettra cent ans peut-être à franchir. Accepter du moins la bataille, au nom de l'avenir, et en tirer pour notre grandeur future toute la victoire possible. Aujourd'hui encore, bien que tant de lâchetés aient rendu la besogne presque impossible, il n'y a toujours qu'une chose à faire, revenir à la vérité, revenir à la justice, dans la certitude qu'en dehors d'elles il n'y a pour un pays que déchéance et que mort prochaine.

Mon cher et grand Labori, qu'on a réduit au silence, en une de ces heures lâches dont j'ai parlé, a eu cependant l'occasion de le dire avec son éloquence superbe, dans une circonstance récente. Puisque le gouvernement, puisque les hommes politiques n'ont cessé d'intervenir dans l'Affaire, de la soustraire aux tribunaux qui seuls, devaient la résoudre, ce sont les hommes politiques, c'est vous, messieurs les Sénateurs, qui avez charge de la finir, pour la plus grande paix et le plus grand bien de la nation. Et je vous répète que, si vous comptez que votre misérable loi d'amnistie atteindra ce résultat, vous aggravez vos fautes anciennes d'une faute dernière, d'une erreur qui peut être mortelle et qui pèsera lourdement sur vos mémoires.


Un de mes étonnements, messieurs les Sénateurs, est qu'on nous accuse de vouloir recommencer l'affaire Dreyfus. Je ne comprends pas. Il y a eu une affaire Dreyfus, un innocent torturé par des bourreaux qui savaient son innocence, et cette affaire-là, grâce à nous, est finie, relativement à la victime elle-même, que les bourreaux ont dû rendre à sa famille. Le monde entier sait aujourd'hui la vérité, nos pires adversaires ne l'ignorent pas, la confessent, les portes closes. La réhabilitation ne sera guère qu'une formule juridique, lorsque l'heure viendra, de sorte que Dreyfus n'a plus même besoin de nous, puisqu'il est libre et qu'il a autour de lui, pour l'aider, l'admirable et vaillante famille qui n'a jamais douté de son honneur et de sa délivrance.

Alors, pourquoi recommencerions-nous l'affaire Dreyfus? Outre que cela n'aurait aucun sens, cela serait sans profit pour personne. Ce que nous voulons, c'est que l'affaire Dreyfus finisse par l'unique dénouement qui puisse rendre la force et le calme au pays, c'est que les coupables soient frappés, non pour nous réjouir de leur châtiment, mais pour que le peuple sache enfin et que la justice fasse l'apaisement, le seul véritable et solide. Nous croyons que le salut de la France est dans la victoire des forces de demain contre les forces d'hier, des hommes de vérité contre les hommes d'autorité. Et c'est pourquoi nous ne pouvons admettre que l'affaire Dreyfus n'ait pas comme conclusion la justice pour tous et qu'on n'en tire pas les leçons qui aideraient à fonder demain définitivement la République, si on réalisait toutes les réformes dont elles ont montré la nécessité impérieuse.

Encore un coup, ce n'est pas nous qui recommençons l'affaire Dreyfus, qui l'utilisons pour nos besoins électoraux, qui en rebattons les oreilles de la foule afin de l'étourdir. Nous ne réclamons que nos juges naturels, nous mettons dans la justice pour tous l'espoir qu'elle fera promptement la vérité et qu'elle pacifiera ainsi la nation. On dit que l'Affaire a fait beaucoup de mal à la France, c'est un lieu commun que des ministres eux-mêmes emploient, quand ils veulent enlever des votes. A quelle France l'Affaire a-t-elle fait tant de mal? Si c'est à la France d'hier, tant mieux! Et il est certain, en effet, que toutes les vieilles institutions en sont disloquées, qu'elle a fait apparaître l'irrémédiable pourriture du vieil édifice social, si bien qu'il ne reste guère qu'à le jeter bas. Mais pourquoi m'affligerais-je de ce mal qu'elle a fait au passé, si elle a servi l'avenir, si elle a travaillé à la propreté, à la santé de la France de demain? Jamais fièvre n'aura plus nettement fait monter à la peau la maladie qu'il faut guérir. Et ce n'est pas l'affaire Dreyfus que nous voulons reprendre, nous ne voulons plus que soigner et guérir la maladie dont elle a servi à nous montrer la virulence.

Mais il est encore un but plus grave, une pressante nécessité qui me hante. L'amnistie qui enterre, l'amnistie qui prétend tout finir dans le mensonge et l'équivoque, a pour terrible conséquence de nous laisser à la merci d'une divulgation publique de l'Allemagne. J'ai déjà fait plusieurs fois allusion à cette effroyable situation, qui devrait angoisser les véritables patriotes, troubler leurs nuits, leur faire exiger la liquidation complète et définitive de l'affaire Dreyfus, comme une mesure de salut public, dont l'honneur et la vie même de la France dépendent. Et, puisque aujourd'hui il faut enfin parler haut et clair, je parlerai.

Personne n'ignore que les nombreux documents fournis par Esterhazy à l'attaché militaire allemand, M. de Schwartzkoppen, sont au ministère de la guerre, à Berlin. Il y a là des pièces de toutes sortes, des notes; des lettres, entre autres, dit-on, toute une série de lettres dans lesquelles Esterhazy juge ses chefs, donne des détails sur leur vie privée, peu édifiants. D'autres bordereaux s'y trouvent, je veux dire d'autres énumérations de documents offerts et livrés, dont le moindre prouve sans discussion possible l'innocence de Dreyfus et la culpabilité de l'homme que deux de nos conseils de guerre ont innocenté, malgré l'évidence éclatante de son crime. Eh bien! j'admets qu'une guerre éclate demain entre la France et l'Allemagne, et nous voilà sous l'épouvantable menace! avant même qu'on ait tiré un coup de fusil, avant qu'une bataille soit livrée, l'Allemagne publie en une brochure le dossier Esterhazy; et je dis que la bataille est perdue, que nous sommes battus devant le monde entier, sans même avoir pu nous défendre. Notre armée est atteinte dans le respect et dans la foi qu'elle doit à ses chefs, trois de nos Conseils de guerre sont convaincus d'iniquité et de cruauté, toute la monstrueuse aventure crie notre déchéance sous le soleil, et la patrie croule, nous ne sommes plus qu'une nation de menteurs et de faussaires.

J'en ai eu souvent le mortel frisson. Comment un gouvernement qui sait peut-il accepter une minute de vivre sous une menace pareille? Comment peut-il parler de faire le silence, de rester dans le péril où nous sommes, sous le prétexte que le pays veut être apaisé? Cela passe l'entendement, et je dis même que c'est trahir la patrie que de ne pas immédiatement faire la lumière par tous les moyens possibles, sans attendre que cette lumière vienne de l'étranger, dans quelque coup de foudre. Le jour où l'innocent sera réhabilité, le jour où les vrais coupables seront frappés, ce jour-là seulement on aura brisé dans la main de l'Allemagne l'arme qu'elle a contre nous, car la France, d'elle-même, aura reconnu et réparé son erreur.

Et l'amnistie vient fermer ainsi une des dernières portes ouvertes à la vérité. Je n'ai cessé de le répéter, on n'a pas voulu entendre le seul témoin qui, d'un mot, peut faire la lumière, M. de Schwartzkoppen. Devant la cour d'assises de Versailles, ce serait mon témoin, celui dont je demanderais l'audition par commission rogatoire, celui qui ne pourrait se refuser à dire enfin la vérité entière et à l'appuyer sur les documents qu'il a eus entre les mains. La solution souveraine est là, elle n'est pas ailleurs. Elle viendra de là tôt ou tard, et c'est folie à nous de ne pas la provoquer, pour en avoir l'honneur, au lieu d'attendre qu'on nous la jette à la face, en quelque circonstance tragique.

Ma stupeur a été grande, le jour où je me suis présenté devant votre Commission, lorsque le président m'a demandé, de la part du président du conseil des ministres, si j'étais en possession d'un fait nouveau, pour le produire à Versailles. Cela voulait dire que, si je n'avais pas la vérité dans ma poche, comme j'y ai mon mouchoir, je n'avais qu'à me laisser amnistier, sans tant de protestations. Une telle question m'a étonné, de la part du président du conseil, qui sait très bien qu'on ne porte pas ainsi la vérité sur soi, et que les procès sont précisément faits pour la faire jaillir des interrogatoires, des témoignages et des plaidoiries. Mais, surtout, l'ironie d'une telle demande, adressée à moi, devenait extraordinaire, lorsqu'on se souvenait de tout ce qui a été fait pour me fermer la bouche, pour m'empêcher d'établir cette vérité dont on se préoccupait maintenant de constater la présence dans ma poche. J'ai répondu au président de votre Commission que j'étais en possession du fait nouveau, que si je n'avais pas la vérité sur moi, je savais parfaitement où la trouver, et que je priais simplement le président du conseil d'inviter le garde des sceaux à conseiller au président des assises, à Versailles, de ne pas arrêter en chemin ma commission rogatoire, lorsque je lui demanderais de faire interroger M. de Schwartzkoppen. Et l'affaire Dreyfus finirait, la France serait sauvée de la plus redoutable des catastrophes.

Votez donc la loi d'amnistie, messieurs les Sénateurs, achevez l'étranglement, dites avec le président Delegorgue que la question ne sera pas posée, serrez la vis à Labori avec le premier président Périvier; et, si la France un jour est déshonorée devant le monde entier, ce sera votre œuvre.


Je n'ai pas, messieurs les Sénateurs, la naïveté de croire que cette lettre vous ébranlera, même un instant, dans le parti formel où je vous soupçonne de voter la loi d'amnistie. Votre vote est facile à prévoir, car il sera fait de votre longue faiblesse et de votre longue impuissance. Vous vous imaginez que vous ne pouvez pas faire autrement, parce que vous n'avez pas le courage de faire autrement.

J'écris simplement, cette lettre pour le grand honneur de l'avoir écrite. Je fais mon devoir, et je doute que vous fassiez le vôtre. La loi de dessaisissement a été un crime juridique, la loi d'amnistie va être une trahison civique, l'abandon de la République aux mains de ses pires ennemis.

Votez-la, vous en serez punis avant peu, et elle sera plus tard votre honte.


LETTRE A M. LOUBET

Ces pages ont paru dans l'Aurore, le 22 décembre 1900.

Encore sept mois, entre l'article précédent et celui-ci. L'Exposition universelle avait fermé ses portes le 12 novembre, et il fallait en finir, achever d'étrangler la vérité et la justice. C'est ce qu'on a fait. Mon procès de Versailles ne viendra plus, on m'a privé du droit absolu que j'avais d'en appeler d'une condamnation par défaut. Brutalement, on a supprimé la vérité que j'aurais pu faire, la justice que je me serais fait rendre. De même, voilà les trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qui galopent, avec les trente mille francs dans leurs poches; et il faudra tout recommencer devant la justice civile. Je constate simplement, je ne me plains pas, car mon œuvre est quand même faite.—Pour mémoire, j'ajoute qu'aujourd'hui encore, en février 1901, je suis suspendu de mon grade d'officier, dans l'ordre de la Légion d'honneur.


LETTRE A M. LOUBET
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Monsieur le Président,

Il y aura bientôt trois ans, le 13 janvier 1898, j'adressai à votre prédécesseur, M. Félix Faure, une Lettre, dont il ne tint pas compte, malheureusement pour son bon renom. Maintenant qu'il est couché dans la mort, sa mémoire reste obscurcie par l'iniquité monstrueuse que je lui dénonçais, et dont il s'est rendu le complice, en employant à couvrir les coupables toute la puissance que lui donnait sa haute magistrature.

Et vous voici à sa place, et voici que l'Affaire abominable, après avoir sali tous les gouvernements complices ou lâches qui se sont succédé, s'achève pour une heure dans un suprême déni de justice, cette amnistie que viennent de voter les Chambres, sous le couteau, et qui portera dans l'Histoire le nom d'amnistie scélérate. Après les autres, votre gouvernement culbute à la faute commune, en acceptant la plus lourde des responsabilités. Et, soyez-en certain, c'est une page de votre vie qu'on est en train de salir, c'est votre magistrature qui court le risque de rejoindre la précédente, souillée elle aussi de la tache ineffaçable.

Permettez-moi donc, monsieur le Président, de vous dire toute mon angoisse. Au lendemain de l'amnistie, je conclurai par cette Lettre, puisqu'une première Lettre de moi a été une des causes de cette amnistie. On ne me reprochera pourtant pas d'être bavard. Le 18 juillet 1898, je partais pour l'Angleterre, d'où je ne suis revenu que le 5 juin 1899; et, pendant ces onze mois, je me suis tu. Je n'ai parlé de nouveau qu'après le procès de Rennes, en septembre 1899. Puis, je suis retombé dans le plus complet silence, je ne l'ai rompu qu'une fois, en mai dernier, pour protester contre l'amnistie devant le Sénat. Voici plus de dix-huit mois que j'attends la justice, assigné tous les trois mois et renvoyé tous les trois mois à la session prochaine. Et j'ai trouvé cela lamentable et comique. Aujourd'hui, au lieu de la justice, c'est cette amnistie scélérate et outrageante qui vient. J'estime donc que le bon citoyen que j'ai été, le silencieux qui n'a pas voulu être un embarras ni un sujet de trouble, dans la grande patience qu'il a mise à compter sur la justice si lente, a aujourd'hui le droit, le devoir de parler.

Je le répète, je dois conclure. Une première période de l'Affaire se termine en ce moment, ce que j'appellerai tout le crime. Et il faut bien que je dise où nous en sommes, quelle a été notre œuvre et quelle est notre certitude pour demain, avant de rentrer de nouveau dans le silence.


Je n'ai pas besoin de remonter aux premières abominations de l'Affaire, il me suffit de la reprendre au lendemain de l'effroyable arrêt de Rennes, cette provocation d'iniquité insolente dont le monde entier a frémi. Et c'est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre gouvernement, et par conséquent la vôtre.

Un jour, j'en suis sûr, on racontera, avec les documents à l'appui, ce qui s'est passé à Rennes, je veux dire la façon dont votre gouvernement s'est laissé tromper et a cru devoir nous trahir ensuite. Les ministres étaient convaincus de l'acquittement de Dreyfus. Comment en auraient-ils pu douter, lorsque la Cour de cassation croyait avoir enfermé le conseil de guerre dans les termes d'un arrêt si net, que l'innocence s'imposait sans débats? Comment se seraient-ils inquiétés le moins du monde, lorsque leurs subordonnés, intermédiaires, témoins, acteurs même dans le drame, leur promettaient la majorité, sinon l'unanimité? Et ils souriaient de nos craintes, ils laissaient tranquillement le tribunal en proie à la collusion, aux faux témoignages, aux manœuvres flagrantes de pression et d'intimidation, ils poussaient leur aveugle confiance jusqu'à vous compromettre, monsieur le Président, en ne pas vous avertissant, car je veux croire que le moindre doute vous aurait empêché de prendre, dans votre discours de Rambouillet, l'engagement de vous incliner devant l'arrêt, quel qu'il fût. Est-ce donc gouverner que de ne pas prévoir? Voilà un ministère nommé pour assurer le bon fonctionnement de la justice, pour veiller à l'exécution honnête d'un arrêt de la Cour de cassation. Il n'ignore pas quel danger court cet arrêt dans des mains passionnées, que toutes sortes de fièvres mauvaises ont rendues peu scrupuleuses. Et il ne fait rien, il se complaît dans son optimisme, il laisse le crime s'accomplir en plein jour! Je consens à ce que ces ministres-là aient alors voulu la justice, mais qu'auraient-ils donc fait, je le demande, s'ils ne l'avaient pas voulue?

Puis, la condamnation éclate, cette monstruosité inconnue jusqu'alors d'un innocent condamné deux fois. A Rennes, après l'enquête de la Cour de cassation, l'innocence était éclatante, ne pouvait faire de doute pour personne. Et c'est la foudre, l'horreur a passé sur la France et sur tous les peuples. Que va faire le gouvernement, trahi, dupé, provoqué, dont l'incompréhensible abandon aboutissait à un tel désastre? Je veux bien encore que le coup qui a retenti si douloureusement chez tous les justes, ait alors bouleversé vos ministres, ceux qui s'étaient chargés d'assurer le triomphe du droit. Mais que vont-ils faire, quels vont être leurs actes, au lendemain de cet écroulement de leurs certitudes, lorsqu'ils ont vu qu'au lieu d'avoir été des artisans de vérité et d'équité, ils ont causé par leur maladresse ou leur insouciance une débâcle morale dont la France mettra longtemps à se relever? Et c'est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre gouvernement, et de vous-même, c'est ici que nous nous sommes séparés de vous, dans une divergence d'opinions et de sentiments qui n'a cessé de croître.

Pour nous, l'hésitation était impossible, il n'y avait qu'un moyen d'opérer la France du mal qui la rongeait, si l'on voulait la guérir, lui rendre la véritable paix; car il n'est d'apaisement que dans la tranquillité de la conscience, il n'y aura pas de santé pour nous, tant que nous sentirons en nous le poison de l'injustice commise. Il fallait trouver le moyen de saisir de nouveau, immédiatement, la Cour de cassation; et qu'on ne dise pas que cela était impossible, le gouvernement avait en main les faits nécessaires, même en dehors de la question d'abus de pouvoir. Il fallait liquider tous les procès en cours, laisser la justice faire son œuvre, Sans qu'un seul des coupables pût lui échapper. Il fallait nettoyer l'ulcère à fond, donner à notre peuple cette haute leçon de vérité et d'équité, rétablir dans son honneur la personne morale de la France devant le monde. Ce jour-là seulement, on aurait pu dire que la France était guérie et apaisée.

Et c'est alors que votre gouvernement a pris l'autre parti, la résolution d'étouffer une fois de plus la vérité, de l'enterrer, en pensant qu'il suffisait de la mettre en terre pour qu'elle ne fût plus. Dans l'effarement où l'avait jeté la seconde condamnation de l'innocent, il n'a imaginé que la double mesure de gracier d'abord ce dernier, puis de faire le silence sous le bâillon d'une loi d'amnistie. Les deux mesures se tiennent, se complètent, sont le replâtrage d'un ministère aux abois qui a manqué à sa mission et qui, pour se tirer d'affaire, ne trouve rien de mieux que de se réfugier dans la raison d'État. Il a voulu, monsieur le Président, vous couvrir, du moment qu'il avait eu le tort de vous laisser vous engager. Il a voulu se sauver lui-même, en croyant peut-être qu'il prenait le seul parti pratique pour sauver la République menacée.

La grande faute a donc été commise ce jour-là, lorsqu'une occasion dernière se présentait d'agir, de remettre la patrie en sa dignité et en sa force. Ensuite, je le veux bien, à mesure que les mois se sont écoulés, le salut est devenu de plus en plus difficile. Le gouvernement s'est laissé acculer dans une situation sans issue, et quand il est venu dire devant les Chambres qu'il ne pouvait plus gouverner, si on lui refusait l'amnistie, il avait sans doute raison; mais n'était-ce pas lui qui avait rendu l'amnistie nécessaire, en désarmant la justice, lorsqu'elle était possible encore? Choisi pour tout sauver, il n'a en somme abouti qu'à laisser tout crouler, dans la pire des catastrophes. Et, quand il s'est agi de trouver la réparation suprême, il n'a rien imaginé de mieux que de finir par où avaient commencé les gouvernements de M. Méline et de M. Dupuy, l'étranglement de la vérité, l'assassinat de la justice.

N'est-ce pas la honte de la France que pas un de ses hommes politiques ne se soit senti assez fort, assez intelligent, assez brave, pour être l'homme de la situation, celui qui lui aurait crié la vérité, et qu'elle aurait suivi? Depuis trois ans, les hommes se sont succédé au pouvoir, et nous les avons tous vus chanceler, puis s'abattre dans la même erreur. Je ne parle pas de M. Méline, l'homme néfaste qui a voulu tout le crime, ni de M. Dupuy, l'homme équivoque acquis d'avance au parti des plus forts. Mais voilà M. Brisson, qui a osé vouloir la révision: n'est-ce pas une grande douleur, la faute irréparable où il est tombé en permettant l'arrestation du colonel Picquart, au lendemain de la découverte du faux Henry? Et voilà M. Waldeck-Rousseau, dont le courageux discours contre la loi de dessaisissement avait retenti si noblement au fond de toutes les consciences: n'est-ce pas un désastre, l'obligation où il s'est cru d'attacher son nom à cette amnistie, qui dessaisit la justice, avec plus de brutalité encore? Nous nous demandons si un ennemi ne nous aurait pas mieux servis au ministère, puisque les amis de la vérité et de la justice, dès qu'ils sont au pouvoir, ne trouvent plus d'autres moyens que de sauver eux aussi le pays par le mensonge et par l'iniquité.


Car, monsieur le Président, si la loi d'amnistie a été votée par les Chambres, la mort dans l'âme, il est entendu que c'est pour assurer le salut du pays. Dans l'impasse où il s'est mis, votre gouvernement a dû choisir le terrain de la défense républicaine, dont il a senti la solidité. L'affaire Dreyfus a justement montré les périls que la République courait, sous le double complot du cléricalisme et du militarisme, agissant au nom de toutes les forces réactionnaires du passé. Et, dès lors, le plan politique du ministère est simple: se débarrasser de l'affaire Dreyfus en l'étouffant, faire entendre à la majorité que, si elle n'obéit pas docilement, elle n'aura pas les réformes promises. Cela serait très bien, si pour sauver le pays du poison clérical et militariste, il ne fallait pas commencer par le laisser dans cet autre poison du mensonge et de l'iniquité, où nous le voyons agoniser depuis trois ans.

Sans doute le terrain de l'affaire Dreyfus est un terrain politique détestable. Il l'est devenu, du moins, par l'abandon où l'on a laissé le peuple, aux mains des pires bandits, dans la pourriture de la presse immonde. Et j'accorde encore une fois qu'à l'heure actuelle l'action devient difficile, presque impossible. Mais ce n'en est pas moins une conception à bien courte vue, cette idée qu'on sauve un peuple d'un mal dont il est rongé, en décrétant que ce mal n'existe plus. L'amnistie est faite, les procès n'auront pas lieu, on ne peut plus poursuivre les coupables: cela n'empêche pas que Dreyfus innocent a été condamné deux fois, et que cette iniquité affreuse, tant qu'elle ne sera pas réparée, continuera à faire délirer la France dans d'horribles cauchemars. Vous avez beau enterrer la vérité, elle chemine sous terre, elle repoussera un jour de partout, elle éclatera en végétations vengeresses. Et ce qui est pis encore, c'est que vous aidez à la démoralisation des petits, en obscurcissant chez eux le sentiment du juste. Du moment qu'il n'y a pas de punis, il n'y a pas de coupables. Comment voulez-vous que les petits sachent, eux qui sont en proie aux mensonges corrupteurs dont on les a nourris? Il fallait une leçon au peuple, et vous enténébrez sa conscience, vous achevez de la pervertir.

Tout est là, le gouvernement affirme qu'il fait l'apaisement par sa loi d'amnistie, et nous prétendons, nous autres, qu'il court, au contraire, le risque de préparer des catastrophes nouvelles. Encore un coup, il n'est pas de paix dans l'iniquité. La politique vit au jour le jour, croit à une éternité, quand elle a gagné six mois de silence. Il est possible que le gouvernement goûte quelque repos, et j'accorde même qu'il les emploiera utilement. Mais la vérité se réveillera, clamera, déchaînera des orages. D'où viendront-ils? je l'ignore; mais ils viendront. Et de quelle impuissance se seront frappés les hommes qui n'ont pas voulu agir, de quel poids les écrasera cette amnistie scélérate, où ils ont mis à la pelle les honnêtes gens et les coquins! Quand le pays saura, quand le pays soulevé voudra rendre justice, sa colère ne tombera-t-elle pas d'abord sur ceux qui ne l'ont pas éclairé, lorsqu'ils pouvaient le faire?

Mon cher et grand ami Labori l'a dit avec sa superbe éloquence: la loi d'amnistie est une loi de faiblesse, d'impuissance. La lâcheté des gouvernements successifs s'y est comme accumulée, cette loi s'est faite de toutes les défaillances des hommes qui, mis en face d'une injustice exécrable, ne se sont senti la force ni de l'empêcher, ni de la réparer. Devant la nécessité de frapper haut, tous ont fléchi, tous ont reculé. Au dernier jour, après tant de crimes, ce n'est pas l'oubli, ce n'est pas le pardon qu'on nous apporte, c'est la peur, la débilité, l'impuissance où se sont trouvés les ministres de faire simplement appliquer les lois existantes. On nous dit qu'on veut nous apaiser par des concessions mutuelles: ce n'est pas vrai, la vérité est qu'on n'a pas eu le courage de porter la hache dans la vieille société pourrie; et pour cacher ce recul, on parle de clémence, on renvoie dos à dos un Esterhazy, le traître, et un Picquart, le héros auquel l'avenir élèvera des statues. C'est une mauvaise action qui sera certainement punie, car elle ne blesse pas seulement la conscience, elle corrompt la moralité nationale.

Est-ce là une bonne éducation pour une République? Quelles leçons donnez-vous à notre démocratie, lorsque vous lui enseignez qu'il est des heures où la vérité, où la justice ne sont plus, si l'intérêt de l'État exige. C'est la raison d'État remise en honneur, par des hommes libres qui l'ont condamnée dans la Monarchie et dans l'Église. Il faut vraiment que la politique soit une bien grande pervertisseuse d'âmes. Dire que plusieurs de nos amis, plusieurs de ceux qui ont si vaillamment combattu, dès le premier jour, ont cédé au sophisme, en se ralliant à la loi d'amnistie, comme à une mesure politique nécessaire! Cela me fend le cœur, lorsque je vois un Ranc, si droit, si brave, prendre la défense de Picquart contre Picquart lui-même, en se montrant heureux que l'amnistie, qui l'empêchera de défendre son honneur, le sauve de la haine certaine d'un conseil de guerre. Et Jaurès, le noble, le généreux Jaurès, qui s'est dépensé si magnifiquement, en sacrifiant son siège de député, ce qui est beau, par ces temps de gloutonnerie électorale! Le voilà, lui aussi, qui accepte de nous voir amnistiés, Picquart et Esterhazy, Reinach et du Paty de Clam, moi et le général Mercier, dans le même sac! L'absolue justice finit-elle donc où commence l'intérêt d'un parti? Ah! quelle douceur d'être un solitaire, de n'appartenir à aucune secte, de ne relever que de sa conscience, et quelle aisance à suivre tout droit son chemin, en n'aimant que la vérité, en la voulant, lors même qu'elle ébranlerait la terre et qu'elle ferait tomber le ciel!


Aux jours d'espoir de l'affaire Dreyfus, monsieur le Président, nous avions fait un beau rêve. Ne tenions-nous pas le cas unique, un crime où s'étaient engagées toutes les forces réactionnaires, toutes celles qui font obstacle au libre progrès de l'humanité? Jamais expérience plus décisive ne s'était présentée, jamais plus haute leçon de choses ne serait donnée au peuple. En quelques mois, nous éclairerions sa conscience, nous ferions plus; pour l'instruire et le mûrir, que n'avait fait un siècle de luttes politiques. Il suffisait de lui montrer à l'œuvre toutes les puissances néfastes, complices du plus exécrable des crimes, cet écrasement d'un innocent, dont les tortures sans nom arrachaient un cri de révolte à l'humanité entière.

Et, confiants dans la force de la vérité, nous attendions le triomphe. C'était une apothéose de la justice, le peuple éclairé se levant en masse, acclamant Dreyfus à sa rentrée en France, le pays retrouvant sa conscience, dressant un autel à l'équité, célébrant la fête du droit reconquis, glorieux et souverain. Et cela finissait par un baiser universel, tous les citoyens apaisés, unis dans cette communion de la solidarité humaine. Hélas! monsieur le Président, vous savez ce qu'il est advenu, la victoire douteuse, la confusion pour chaque parcelle de vérité arrachée, l'idée de la justice obscurcie davantage dans la conscience du malheureux peuple. Il paraît que notre conception de la victoire était trop immédiate et trop grossière. Le train humain ne comporte pas ces triomphes éclatants qui relèvent une nation, la sacrent en un jour forte et toute-puissante. De pareilles évolutions ne se réalisent pas d'un coup, elles ne s'accomplissent que dans l'effort et la douleur. Jamais la lutte n'est finie, chaque pas en avant s'achète au prix d'une souffrance, ce sont les fils seuls qui peuvent constater les succès remportés par les pères. Et si, dans mon ardent amour de notre peuple de France, je ne me consolerai jamais de n'avoir pu tirer, pour son éducation civique, l'admirable leçon de choses que comportait l'affaire Dreyfus, je suis depuis longtemps résigné à voir la vérité ne le pénétrer que peu à peu, jusqu'au jour où il sera mûr pour son destin de liberté et de fraternité.

Nous n'avons jamais songé qu'à lui, tout de suite l'affaire Dreyfus s'est élargie, est devenue une affaire sociale, humaine. L'innocent qui souffrait à l'île du Diable n'était que l'accident, tout le peuple souffrait avec lui, sous l'écrasement des puissances mauvaises, dans le mépris impudent de la vérité et de la justice, Et, en le sauvant, nous sauvions tous les opprimés, tous les sacrifiés. Mais surtout, depuis que Dreyfus est libre, rendu à l'amour des siens, quels sont donc les coquins ou les imbéciles qui nous accusaient de vouloir reprendre l'affaire Dreyfus? Ce sont ceux-là qui, dans leurs louches tripotages politiques, ont forcé le gouvernement à exiger l'amnistie, en continuant à pourrir le pays de mensonges. Que Dreyfus cherche par tous les moyens légaux à faire réviser le jugement de Rennes, certes il le doit, et nous l'y aiderons de tout notre pouvoir, le jour où l'occasion se présentera. J'imagine même que la Cour de cassation sera heureuse d'avoir le dernier mot, pour l'honneur de sa magistrature suprême. Seulement, il n'y aura là qu'une question judiciaire, aucun de nous n'a jamais eu la stupide pensée de reprendre ce qui a été l'affaire Dreyfus; et l'unique besogne désirable et possible est aujourd'hui de tirer de cette affaire les conséquences politiques et sociales, la moisson de réformes dont elle a montré l'urgence. Ce sera là notre défense, en réponse aux accusations abominables dont on nous accable, et ce sera mieux encore notre victoire définitive.

Une expression me fâche, monsieur le Président, chaque fois que je la rencontre, ce lieu commun qui consiste à dire que l'affaire Dreyfus a fait beaucoup de mal à la France. Je l'ai trouvée dans toutes les bouches, sous toutes les plumes, des amis à moi le disent couramment, et peut-être moi-même l'ai-je employée. Je ne sais pourtant pas d'expression plus fausse. Et je ne parle même pas de l'admirable spectacle que la France a donné au monde, cette lutte gigantesque pour une question de justice, ce conflit de toutes les forces actives au nom de l'idéal. Je ne parle pas non plus des résultats déjà obtenus, les bureaux de la guerre nettoyés, tous les acteurs équivoques du drame balayés, la justice ayant fait un peu de son œuvre, malgré tout. Mais l'immense bien que l'affaire Dreyfus a fait à la France, n'est-ce pas d'avoir été l'accident putride, le bouton qui apparaît à la peau et qui décèle la pourriture intérieure? Il faut revenir à l'époque où le péril clérical faisait hausser les épaules, où il était élégant de plaisanter M. Homais, voltairien attardé et ridicule. Toutes les forces réactionnaires avaient cheminé sous les pavés de notre grand Paris, minant la République, comptant bien s'emparer de la ville et de la France, le jour où les institutions actuelles crouleraient. Et voilà que l'affaire Dreyfus démasque tout, avant que l'étranglement soit prêt, voilà que les républicains finissent par s'apercevoir qu'on va leur confisquer leur République, s'ils n'y mettent bon ordre. Tout le mouvement de défense républicaine est né de là, et si la France est sauvée du long complot de la réaction, c'est à l'affaire Dreyfus qu'elle le devra.

Je souhaite que le gouvernement mène à bien cette tâche de défense républicaine qu'il vient d'invoquer, pour obtenir des Chambres le vote de sa loi d'amnistie. C'est le seul moyen dont il dispose pour être enfin brave et utile. Mais qu'il ne renie pas l'affaire Dreyfus, qu'il la reconnaisse comme le plus grand bien qui pouvait arriver à la France, et qu'il déclare avec nous que, sans l'affaire Dreyfus, la France serait sans doute aujourd'hui aux mains des réactionnaires.


Quant à la question qui m'est personnelle, monsieur le Président, je ne récrimine pas. Voici quarante ans bientôt que je fais mon œuvre d'écrivain, sans m'inquiéter des condamnations ni des acquittements prononcés sur mes livres, laissant à l'avenir le soin de rendre le jugement définitif. Un procès resté en l'air n'est donc pas fait pour m'émouvoir beaucoup. C'est une affaire de plus que demain jugera. Et, si je regrette l'éclat de vérité désirable qu'un nouveau procès aurait pu faire jaillir, je me console en pensant que la vérité trouvera sûrement une autre voie pour jaillir quand même.

Je vous avoue pourtant que j'aurais été curieux de savoir ce qu'un nouveau jury aurait pensé de ma première condamnation, obtenue sous la menace des généraux, armés comme d'une massue du terrible faux Henry. Ce n'est pas qu'en un procès purement politique, j'aie grande confiance dans le jury, si facile à égarer, à terroriser. Mais, tout de même, c'était une leçon intéressante, ces débats qui reprenaient, lorsque l'enquête de la Cour de cassation avait fait la preuve de toutes les accusations portées par moi. Voyez-vous cela? un homme condamné sur la production d'un faux, et qui revient devant ses juges, lorsque le faux est reconnu, avoué! un homme qui en a accusé d'autres, sur des faits dont une enquête de la Cour suprême a désormais prouvé l'absolue vérité! J'aurais passé là quelques heures agréables, car un acquittement m'aurait fait plaisir; et, s'il y avait eu condamnation encore, la bêtise lâche ou la passion aveugle ont une beauté spéciale qui m'a toujours intéressé.

Mais il faut préciser un peu, monsieur le Président. Je ne vous écris que pour terminer toute cette affaire, et il est bon que je reprenne devant vous les accusations que j'ai portées devant M. Félix Faure, pour bien établir définitivement qu'elles étaient justes, modérées, insuffisantes même, et que la loi de votre gouvernement n'amnistie en moi qu'un innocent.

J'ai accusé le lieutenant-colonel du Paty de Clam «d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables».—N'est-ce pas? c'est discret et courtois, pour qui a lu le rapport du terrible capitaine Cuignet, qui, lui, va jusqu'à l'accusation de faux.

J'ai accusé le général Mercier «de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle».—Ici, je fais amende honorable, je retire la faiblesse d'esprit. Mais, si le général Mercier n'a pas l'excuse d'une intelligence affaiblie, sa responsabilité est donc totale dans les actes à son compte que l'enquête de la Cour de cassation a établis, et que le Code qualifie de criminels.

J'ai accusé le général Billot «d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l'État-Major compromis».—Tous les documents connus aujourd'hui établissent que le général Billot a été forcément au courant des manœuvres criminelles de ses subordonnés; et j'ajoute que c'est sur son ordre que le dossier secret de mon père a été livré à un journal immonde.

J'ai accusé le général de Boisdeffre et le général Gonse «de s'être rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l'arche sainte, inattaquable».—Le général de Boisdeffre s'est jugé lui-même, le lendemain de la découverte du faux Henry, en donnant sa démission, en disparaissant de la scène du monde, chute tragique d'un homme élevé aux plus hauts grades, aux plus hautes fonctions, et qui tombe au néant. Et, quant au général Gonse, il est un de ceux que l'amnistie sauve des plus lourdes responsabilités, nettement établies.

J'ai accusé le général de Pellieux et le commandant Ravary «d'avoir fait une enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace».—Qu'on relise l'enquête de la Cour de cassation, et l'on y verra la collusion établie, prouvée, par les documents, par les témoignages les plus accablants. L'instruction de l'affaire Esterhazy ne fut qu'une impudente comédie judiciaire.

J'ai accusé les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard «d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et du jugement».—Je disais ceci devant l'extraordinaire affirmation de ces trois experts, qui prétendaient que le bordereau n'était pas de l'écriture d'Esterhazy, erreur que, selon moi, un enfant de dix ans n'aurait pas commise. On sait qu'Esterhazy lui-même reconnaît maintenant avoir écrit le bordereau. Et le président Ballot-Beaupré, dans son rapport, a déclaré solennellement que, pour lui, il n'y avait pas de doute possible.

J'ai accusé les bureaux de la guerre «d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans l'Eclair et dans l'Echo de Paris, une campagne abominable pour égarer l'opinion publique et pour couvrir leurs fautes».—Je n'insiste pas, je pense que la preuve est faite par tout ce qu'on a su depuis et par tout ce que les coupables ont dû confesser eux-mêmes.

Enfin, j'ai accusé le premier conseil de guerre «d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète», et j'ai accusé le second conseil de guerre «d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable».—Pour le premier conseil de guerre, la production de la pièce secrète a été nettement établie par l'enquête de la Cour de cassation, et même au procès de Rennes. Pour le second conseil de guerre, l'enquête est également là, prouvant la collusion, la continuelle intervention du général de Pellieux, l'évidente pression sous laquelle l'acquittement a été obtenu, selon le désir des chefs.

Vous le voyez, monsieur le Président, il n'est pas une de mes accusations que les fautes et les crimes découverts n'aient justifiée, et je répète que ces accusations semblent bien pâles, bien modestes aujourd'hui, devant l'effroyable amas des abominations commises. J'avoue que je n'aurais point osé en soupçonner moi-même un pareil entassement. Alors, je vous le demande, quel est le tribunal honnête, ou simplement raisonnable, qui se couvrirait d'opprobre en me condamnant encore, maintenant que la preuve de tout ce que j'ai avancé est faite au grand jour? Et ne trouvez-vous pas que la loi de votre gouvernement qui m'amnistie, moi innocent, dans le tas des coupables que j'ai dénoncés, est vraiment une loi scélérate?


C'est donc fini, monsieur le Président, du moins pour le moment, pour cette première période de l'Affaire que l'amnistie vient forcément de clore.

On nous a bien promis, en dédommagement, la justice de l'Histoire. C'est un peu comme le paradis catholique, qui sert à faire patienter sur cette terre les misérables dupes que la faim étrangle. Souffrez, mes amis, mangez votre pain sec, couchez sur la dure, pendant que les heureux de ce monde dorment dans la plume et vivent de friandises. De même, laissez les scélérats tenir le haut du pavé, tandis que vous, les justes, on vous pousse au ruisseau. Et l'on ajoute que, lorsque nous serons tous morts, c'est nous qui aurons les statues. Pour moi, je veux bien, et j'espère même que la revanche de l'Histoire sera plus sérieuse que les délices du paradis. Un peu de justice sur cette terre m'aurait pourtant fait plaisir.

Ce n'est pas que je nous plaigne, je suis convaincu que nous tenons le bon bout, comme on dit. Le mensonge a ceci contre lui qu'il ne peut pas durer toujours, tandis que la vérité, qui est une, a l'éternité pour elle. Ainsi, monsieur le Président, votre gouvernement déclare qu'il va faire la paix avec sa loi d'amnistie, et nous croyons, nous autres, qu'il prépare au contraire de nouvelles catastrophes. Un peu de patience, on verra bien qui a raison. Selon moi, je ne cesse de le répéter, l'Affaire ne peut pas finir, tant que la France ne saura pas et ne réparera pas l'injustice. J'ai dit que le quatrième acte avait été joué à Rennes, et qu'il y aurait forcément un cinquième acte. L'angoisse m'en reste au cœur, on oublie toujours que l'Empereur allemand a la vérité en main, et qu'il peut nous la jeter à la face, quand sonnera l'heure qu'il a peut-être choisie. Ce serait l'effroyable cinquième acte, celui que j'ai toujours redouté et dont un gouvernement français ne devrait pas accepter, pendant une heure, l'éventualité terrible.

On nous a promis l'Histoire, je vous y renvoie aussi, monsieur le Président. Elle dira ce que vous aurez fait, vous y aurez votre page. Songez à ce pauvre Félix Faure, à ce tanneur déifié, si populaire à ses débuts, qui m'avait touché moi-même par sa bonhomie démocratique: il n'est plus à jamais que l'homme injuste et faible qui a permis le martyre d'un innocent. Et voyez s'il ne vous plairait pas davantage d'être, sur le marbre, l'homme de la vérité et de la justice. Il est peut-être temps encore.

Moi, je ne suis qu'un poète, qu'un conteur solitaire qui fait dans un coin sa besogne, en s'y mettant tout entier. J'ai reconnu qu'un bon citoyen doit se contenter de donner à son pays le travail dont il s'acquitte le moins maladroitement; et c'est pourquoi je m'enferme dans mes livres. Je retourne donc simplement à eux, puisque la mission que je m'étais donnée est finie. J'ai rempli tout mon rôle, le plus honnêtement que j'ai pu, et je rentre définitivement dans le silence.

Seulement, je dois ajouter que mes oreilles et mes yeux vont rester grands ouverts. Je suis un peu comme sœur Anne, je m'inquiète jour et nuit de ce qui se passe à l'horizon, j'avoue même que j'ai la tenace espérance de voir bientôt beaucoup de vérité, beaucoup de justice, nous arriver des champs lointains où pousse l'avenir.

Et j'attends toujours.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond respect.


MON PÈRE

Je réunis ici les articles que j'ai écrits pour défendre la mémoire de mon père, à la suite des immondes attaques dont on a tenté de la salir. Ils appartiennent à l'affaire Dreyfus, car ce n'était ni mon père ni moi qu'on cherchait à déshonorer, c'était simplement en moi le justicier, le porteur de torche qui voulait la pleine lumière.

Ces articles sont bien insuffisants, je compte écrire tout un volume pour glorifier mon père. Depuis longtemps, j'en ai le projet. Mais, à mon âge, sous l'obsession des œuvres qui me hantent encore, parfois la crainte me vient de ne plus trouver le temps de réaliser mes rêves les plus chers. Et, tout au moins, ces articles seront là, ils diront l'indispensable, si la vie ne me permettait pas de les compléter.

Le premier article: «Mon père», a paru dans l'Aurore, le 28 mai 1898, au lendemain de l'ignoble attaque. Les trois autres, réunis sous le titre: «François Zola», ont paru dans l'Aurore également, le premier le 23 janvier 1900, le second le 24 janvier, et le troisième le 31. On y trouvera les faits et les dates permettant de suivre et de comprendre toute l'affaire judiciaire qui s'est déroulée. Et j'ajouterai simplement que, poursuivi pour dénonciation calomnieuse par l'insulteur de mon père, que j'avais accusé d'usage de faux, je fus acquitté le 31 janvier 1900, acquittement qui était comme la condamnation des artisans d'outrages et de mensonges.

E. Z.


MON PÈRE

Il s'est trouvé des âmes basses, d'immondes insulteurs, dans la guerre effroyable de guet-apens qui m'est faite, parce que j'ai simplement voulu la vérité et la justice, il s'est trouvé des violateurs de sépulture pour aller arracher mon père à la tombe honorée où il dormait depuis plus de cinquante ans.

On me hurle, parmi un flot de boue: «Votre père était un voleur.» Et l'on trouve un vieillard de quatre-vingts ans passés, qui cherche des injures et des outrages dans les tremblants souvenirs de sa treizième année, pour raconter que mon père était un parasite et qu'il avait commis toutes les fautes. Ce vieillard n'a qu'une excuse: il croit défendre le drapeau, il aide sa mémoire sénile pour terrasser en moi le traître. Ah! le pauvre homme! Ah! la mauvaise action dont on lui a fait salir sa vieillesse!

Ces choses se seraient passées vers 1830. Je les ignore. Mais comment veut-on que j'accepte pour vrais des faits apportés de la sorte par des gens qui, depuis des mois, combattent pour le mensonge, avec tant d'impudence?

Je veux répondre tout de suite, dire ce que je sais, mettre debout sous la pleine lumière le François Zola, le père adoré, noble et grand, tel que les miens et moi l'avons connu.

C'est en 1839 seulement que mon père épousa ma mère, à Paris: un mariage d'amour, une rencontre à la sortie d'une église, une jeune fille pauvre épousée pour sa beauté et pour son charme. Je naissais l'année suivante; et, à peine âgé de sept ans, je me revois derrière le corps de mon père, l'accompagnant au cimetière, au milieu du deuil respectueux de toute une ville. C'est à peine si j'ai d'autres souvenirs de lui, mon père passe comme une ombre dans les souvenirs de ma petite enfance. Et je n'ai eu, pour le respecter, pour l'aimer, que le culte que lui avait gardé ma mère, qui continuait à l'adorer comme un dieu de bonté et de délicatesse.

Aujourd'hui donc, on m'apprend ceci: «Votre père était un voleur.» Ma mère ne me l'a jamais dit, et il est heureux qu'elle soit morte pour qu'on ne lui donne pas cette nouvelle, à elle aussi. Elle ne connaissait du passé de l'homme tendrement aimé que des choses belles et dignes. Elle lisait les lettres qu'il recevait de sa nombreuse parenté en Italie, lettres aujourd'hui entre mes mains, et elle y trouvait seulement l'admiration et la tendresse que les siens gardaient pour lui. Elle savait la vraie histoire de sa vie, elle assistait à son effort de travail, à l'énergie qu'il déployait pour le bien de sa patrie d'adoption. Et jamais, je le répète, je n'ai entendu sortir de sa bouche que des paroles de fierté et d'amour.

C'est dans cette religion que j'ai été élevé. Et au François Zola de 1830, le prétendu coupable que personne des nôtres n'a connu, qu'on s'efforce de salir d'une façon infâme, uniquement pour me salir moi-même, je ne puis aujourd'hui qu'opposer le François Zola tel que notre famille, tel que toute la Provence l'a connu, dès 1833, époque à laquelle il est venu se fixer à Marseille.


François Zola, dont le père et le grand-père avaient servi la république de Venise comme capitaines, fut lui-même lieutenant, à l'âge de vingt-trois ans. Il était né en 1795, et j'ai sous les yeux un volume italien, portant la date de 1818, un Traité de nivellement topographique, qu'il publia à Padoue et qui est signé: «Dottore in matematica Francesco Zola, luogotenente»,

Il servit, je crois, sous les ordres du prince Eugène. Le malheur est que, dans l'affreuse bousculade où je suis, je cherche avec angoisse depuis deux jours, parmi mes papiers de famille, des documents, des journaux de l'époque, que je ne puis retrouver. Mais je les retrouverai, et les dates précises, et les faits précis, seront donnés. En attendant, ce n'est ici que ce que je sais de mémoire: l'obligation où fut mon père de quitter l'Italie, au milieu des bouleversements politiques; son séjour en Autriche, où il travailla à la première ligne ferrée qui fut construite en Europe, période de sa vie sur laquelle les documents les plus complets m'ont été récemment promis; les quelques années qu'il passa en Algérie, capitaine d'habillement dans la légion étrangère, à la solde de la France; enfin son installation à Marseille, comme ingénieur civil, en 1833.

C'est ici que je le reprends, hanté d'un grand projet. A cette époque, la ville de Marseille, dont le vieux port était insuffisant, songeait à un nouveau port, ce port vaste qui fut plus tard établi à la Joliette. Mon père avait proposé un autre projet, dont j'ai encore les plans, un atlas énorme; et il soutenait avec raison que son port intérieur, qu'il installait aux Catalans, offrait une sécurité beaucoup plus grande que celui de la Joliette, où les bateaux sont peu protégés par les jours de mistral. Pendant cinq années, il lutta, et l'on trouverait l'histoire de toute cette lutte dans les journaux du temps. Enfin, il fut battu, le port de la Joliette l'emporta, et il s'en consola dans une autre entreprise, qui, celle-ci, devait réussir.

Sans doute, pendant qu'il se débattait à Marseille, des affaires avaient dû l'appeler à Aix, la ville voisine. Et j'imagine que la vue de cette ville mourant de soif, au milieu de sa plaine desséchée, lui donna alors l'idée du canal qui devait porter son nom. Il voulait appliquer là un système de barrages qu'il avait remarqué en Autriche, des gorges de montagnes fermées par de vastes murailles, qui retenaient les torrents, emprisonnaient les eaux de pluie. Dès 1838, il fait des voyages, il étudie les environs de la ville, il dresse des plans. Bientôt, il donne sa vie à cette idée unique, trouve des partisans, combat des adversaires, lutte près de huit années avant de pouvoir mettre debout son entreprise, au milieu des obstacles de toutes sortes.

Il fut forcé plusieurs fois de se rendre à Paris et ce fut pendant un de ces voyages qu'il épousa ma mère. De forts appuis lui étaient venus, M. Thiers et M. Mignet avaient bien voulu s'intéresser à son projet et lui servir de parrains. D'autre part, il avait trouvé un avocat au Conseil d'État, M. Labot, qui se dévouait passionnément à sa cause. Enfin, le Conseil d'État accueillit la déclaration d'utilité publique, le roi Louis-Philippe accorda l'ordonnance nécessaire. Et les travaux commencèrent, les premiers coups de mine faisaient sauter les grands rocs du vallon des Infernets, lorsque mon père mourut brusquement à Marseille, le 27 mars 1847.

On ramena le corps à Aix sur un char drapé de noir. Le clergé sortit de la ville, alla recevoir le corps hors des murs, jusqu'à la place de la Rotonde. Et ce furent des obsèques glorieuses, auxquelles toute une population participa. M. Labot, l'avocat au Conseil d'État, accouru de Paris, fit un discours dans lequel il conta la belle vie de mon père, et je crois bien que le fondateur du Sémaphore, Barlatier, fit également un discours, vint dire adieu au nom de Marseille à l'ingénieur, au bon citoyen qu'il avait souvent soutenu. C'était un vaillant qui s'en allait, un travailleur que toute une cité remerciait de l'acharnement qu'il avait mis à vouloir lui être utile.


Je l'ai dit, je cherche depuis deux jours avec une fièvre douloureuse les preuves de ces choses. J'aurais surtout voulu retrouver le numéro du Mémorial d'Aix, où est le compte rendu des obsèques de mon père. Il m'aurait suffi de le reproduire, de donner surtout le texte des discours, pour que le véritable François Zola fût connu. Le malheur est qu'il n'est pas commode de remettre la main sur des journaux datant de plus de cinquante ans. Je viens d'écrire à Aix et j'espère pouvoir faire au moins copier le compte rendu à la Bibliothèque.

Mais, si je n'ai point retrouvé dans mes papiers le numéro en question, en voici pourtant quelques autres, qui seront des preuves suffisantes.

C'est d'abord un numéro du Sémaphore, en date du samedi 11 mai 1844, dans lequel se trouve une correspondance d'Aix, datée du 9 mai: «Nous sommes heureux de pouvoir annoncer à nos concitoyens que, le 2 de ce mois, le Conseil d'État, sections réunies, a déclaré définitivement l'utilité publique du canal Zola, et a adopté en entier le traité du 19 avril 1843, consenti entre la ville et cet ingénieur. Cette question, d'une si grande importance pour notre ville, est donc complètement résolue, malgré les innombrables difficultés qu'on lui opposait, et que M. Zola a surmontées avec une grande, énergie et une persévérance à toute épreuve.»

C'est ensuite un numéro de la Provence, publiée à Aix, dans lequel se trouve le texte complet de l'ordonnance royale autorisant M. Zola, ingénieur, à construire le canal Zola. L'acte est donné au palais de Neuilly, le 31 mai 1844, signé Louis-Philippe, et contresigné par le ministre de l'intérieur, L. Duchâtel.

C'est un autre numéro de la Provence, en date du 29 juillet 1847, quatre mois après la mort de mon père, dans lequel est racontée une visite que M. Thiers, alors en voyage, fit aux chantiers du canal Zola: «Hier, 28 juillet, M. Thiers, ainsi que MM. Aude, maire d'Aix; Borely, procureur général; Goyrand, adjoint; Leydet, juge de paix, et plusieurs autres notabilités de la ville, sont allés inopinément visiter les travaux du canal Zola, à la colline des Infernets. Ils ont été reçus au milieu des bruyantes détonations des coups de mine, que les ouvriers, prévenus à la hâte, avaient préparés à cette intention... M. Pérémé, le gérant, a profité de la circonstance pour présenter à M. Thiers le jeune fils de M. Zola. L'illustre orateur a fait le plus gracieux accueil à l'enfant ainsi qu'à la veuve d'un homme dont le nom vivra parmi ceux des bienfaiteurs du pays.»

Enfin, comme je ne veux pas emplir ce journal, je me contenterai de donner encore la lettre suivante, qui était adressée à M. Émile Zola, homme de lettres, 23, rue Truffaut, Batignolles-Paris:

«Aix, le 25 janvier 1869.

«Monsieur,

«J'ai l'honneur de vous adresser une ampliation de la délibération du Conseil municipal d'Aix, du 6 novembre 1868, et du décret du 19 décembre suivant, qui décident de donner au boulevard du Chemin-Neuf la dénomination de boulevard François-Zola, en reconnaissance des services rendus à la cité par M. Zola, votre père.

«J'ai donné des ordres pour que la délibération du Conseil municipal, sanctionnée par l'Empereur, reçoive immédiatement son exécution.

«Agréez, monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée.

«Le maire d'Aix,
«P. Roux.»


Et c'est cet ingénieur dont le projet de nouveau port a occupé Marseille pendant des années, qui serait un individu, un parasite vivant de la desserte d'une famille! Et c'est cet homme énergique, dont la lutte au grand jour pour doter la ville d'Aix d'un canal est restée légendaire, qui serait un simple aventurier qu'on aurait chassé de partout! Et c'est ce bon citoyen, bienfaiteur d'un pays, ami de Thiers et de Mignet, auquel le roi Louis-Philippe accorde des ordonnances royales, qui serait un voleur, sorti honteusement de l'armée italienne et de l'armée française! Et c'est ce héros de l'énergie et du travail, dont le nom est donné à un boulevard par une ville reconnaissante, qui serait un homme abominable, le crime et la honte de son fils!

Allons donc! à quels sots, à quels sectaires même, espérez-vous faire croire cela? Expliquez donc comment Louis-Philippe, s'il avait eu affaire à un soldat déshonoré, aurait signé l'ordonnance d'utilité publique? comment le Conseil d'État aurait accueilli le projet avec une faveur marquée? comment d'illustres amitiés seraient venues à mon père, comment il n'y aurait plus eu autour de lui qu'un concert d'admiration et de gratitude?

Un homme m'attend au coin d'une rue, et, par derrière, m'assène un coup de bâton: «Votre père est un voleur». Dans l'étourdissement de cette attaque lâche et ignominieuse, que faire? La faute commise, dont j'entends parler pour la première fois, remonterait à soixante-six ans. Je le répète, aucun moyen de contrôle, de discussion surtout. Et alors me voilà à la merci de l'outrage, sans autre défense possible que de crier tout ce que je sais de bon et de grand sur mon père, toute la Provence qui l'a connu et aimé, le canal Zola qui clame son nom et le mien, son nom encore qui est sur la plaque d'un boulevard et dans tous les cœurs des vieillards qui se souviennent.

Mais les misérables insulteurs ne sentent donc pas une chose, c'est que, même s'ils disaient vrai, si mon père jadis avait commis une faute—ce que je nierai de toute la force de mon âme, tant que je n'aurai pas moi-même fait l'enquête—oui! si même les insulteurs disaient la vérité, ils commettraient là une action plus odieuse et plus répugnante encore! Aller salir la mémoire d'un homme qui s'est illustré par son travail et son intelligence, et cela pour frapper son fils, par simple passion politique, je ne sais rien de plus vil, de plus bas, de plus flétrissant pour une époque et pour une nation!

Car nous en sommes arrivés là, à des monstruosités qui semblent ne plus soulever le cœur de personne. Notre grande France en est là, dans cette ignominie, depuis qu'on nourrit le peuple de calomnies et de mensonges. Notre âme est si profondément empoisonnée, si honteusement écrasée sous la peur, que même les honnêtes gens n'osent plus crier leur révolte. C'est de cette maladie immonde que nous allons bientôt mourir, si ceux qui nous gouvernent, ceux qui savent, ne finissent pas par nous prendre en pitié, en rendant à la nation la vérité et la justice, qui sont la santé nécessaire des peuples. Un peuple n'est sain et vigoureux que lorsqu'il est juste. Par grâce, hommes qui gouvernez, vous qui êtes les maîtres, agissez, agissez vite! ne nous laissez pas tomber plus bas dans le dégoût universel!

Moi, je me charge de ma querelle, et je compte y suffire.

Puisque j'ai la plume, puisque quarante années de travail m'ont donné le pouvoir de parler au monde et d'en être entendu, puisque l'avenir est à moi, va! père, dors en paix dans la tombe, où ma mère est allée te rejoindre. Dormez en paix côte à côte. Votre fils veille, et il se charge de vos mémoires. Vous serez honorés, parce qu'il aura dit vos actes et vos cœurs.

Lorsque la vérité et la justice auront triomphé, lorsque les tortures morales sous lesquelles on s'efforce de me broyer l'âme seront finies, c'est ta noble histoire, père, que je veux conter. Depuis longtemps j'en avais le projet, les injures me décident. Et sois tranquille, tu sortiras rayonnant de cette boue dont on cherche à te salir, uniquement parce que ton fils s'est levé au nom de l'humanité outragée. Ils t'ont mis de mon calvaire, ils t'ont grandi. Et, si même je découvrais une faute dans ta jeunesse aventureuse, sois tranquille encore, je t'en laverai, en disant combien ta vie fut bonne, généreuse et grande.


FRANÇOIS ZOLA

I

Le 23 mai 1898, le matin même du jour où je devais comparaître devant le jury de Versailles, M. Judet publia, dans le Petit Journal, une biographie mensongère et diffamatoire de mon père, l'ingénieur François Zola, dans laquelle il insistait particulièrement sur des faits qui se seraient passés à Alger, en 1832, lorsque mon père y était lieutenant, à la légion étrangère.

Le 25 mai, deux jours après, M. Judet publiait un nouvel article, où il donnait, pour appuyer les prétendus faits révélés par lui, une conversation que le général de Loverdo aurait eue avec un reporter du Petit Journal, conversation que le général devait rétracter en partie, dans un entretien qu'il eut plus tard avec un autre journaliste.

Le 28 mai, je répondis, dans l'Aurore, par un article intitulé «Mon Père», utilisant les quelques documents que j'avais sous la main, ne pouvant puiser dans un dossier qu'on me disait enfermé sous des triples serrures au ministère de la guerre, racontant tout ce que je savais de mon père, quel homme de travail, de loyauté, de bonté il avait toujours été, et quelle mémoire il avait laissée, vénérée de tous, après des travaux considérables et des bienfaits sans nombre. Puis, immédiatement, j'assignai M. Judet devant le tribunal correctionnel pour diffamation.

Dans les premiers jours de juin, avant le 15, date de la chute du ministère Méline, dont il faisait partie, j'écrivis au général Billot, ministre de la guerre, pour lui demander la communication du dossier de mon père, en me basant sur la divulgation criminelle qui venait d'en être faite. Et, dès que M. Cavaignac lui eut succédé, au commencement de juillet, j'écrivis au nouveau ministre, pour lui faire la même demande. Tous les deux refusèrent, en alléguant cette raison formelle que «les dossiers des officiers sont des dossiers secrets, constitués uniquement en vue des besoins administratifs».

Le 18 juillet, le matin même du jour où, pour la deuxième fois, je devais comparaître devant le jury de Versailles, M. Judet publia, dans le Petit Journal, les deux lettres prétendues du colonel Combe, comme preuve décisive des malversations commises par mon père, qu'il avait divulguées le 23 mai, environ deux mois auparavant. Il prétendait avoir reçu ces deux lettres d'un anonyme, accompagnées d'un commentaire.

Le 3 août, M. Judet fut condamné, pour ses articles diffamatoires du 23 et du 25 mai, à cinq mille francs de dommages-intérêts; et ce fut ce même jour que mon avocat, Me Labori, déposa en mon nom, contre lui, une accusation en usage de faux. Le 18 juillet, le jour où je quittai la France, au sortir de l'audience de Versailles, je n'avais pas lu le Petit Journal. Je ne le lis jamais. Et je n'avais connu les prétendues lettres du colonel Combe qu'en Angleterre, lorsqu'un ami était venu me les faire lire. Notre conviction fut absolue, nous soupçonnions par quelles mains suspectes elles avaient passé, elles ne pouvaient être que des faux.

Le 29 août, M. Cavaignac écrivit au garde des sceaux qu'il m'avait bien refusé la communication du dossier de mon père, parce que j'étais un simple particulier, mais qu'il ne croyait pas pouvoir la refuser à M. Flory, le juge d'instruction chargé d'instruire le cas de M. Judet, accusé par moi d'usage de faux. Et, le 9 septembre, le général Zurlinden autorisa M. Flory à prendre possession de la deuxième lettre Combe qui se trouvait seule au dossier, car on n'y avait pas trouvé la première. Et, le 15 septembre, M. Flory la recevait des mains de M. Raveret, chef du bureau des archives. Et, le 4 octobre, mon avoué, Me Collet, ayant demandé la communication des huit pièces, mentionnées dans la deuxième lettre Combe, M. Flory dut retourner au ministère, où M. Raveret lui déclara qu'il n'existait au dossier, en dehors de cette lettre, que la demande de démission de mon père et une lettre de transmission du général Trézel, chef d'état-major du duc de Rovigo, commandant en chef du corps d'occupation, en Algérie. El les deux pièces furent remises à M. Flory, ainsi que la deuxième lettre Combe.

Le 11 janvier 1899, M. Flory ayant rendu une ordonnance de non-lieu, en déclarant que les pièces lui paraissaient authentiques, et M. Judet m'ayant en conséquence attaqué pour dénonciation calomnieuse, je fus condamné par défaut à cinq cents francs de dommages-intérêts. J'étais absent de France, je ne devais y rentrer que le 5 juin. Et c'est ce procès qui, en revenant, après mon opposition, m'a permis de reprendre mon enquête et d'adresser une troisième demande au nouveau ministre de la guerre, le général de Galliffet, pour que le dossier de mon père me fût communiqué. Le procès qui, après plusieurs remises, revenait le 27 décembre dernier, a été renvoyé au 24 janvier prochain, pour me permettre de mener à bien mes recherches.

Le 9 décembre 1899, j'avais donc demandé la communication du dossier au général de Galliffet, qui refusa, le 14, dans les mêmes termes que le général Billot et M. Cavaignac: les dossiers des officiers étaient des dossiers secrets, constitués uniquement en vue des besoins administratifs. Mais, dans une seconde lettre, le 16, il voulait bien me transmettre les résultats de l'enquête que je lui avais demandé d'ouvrir, pour arriver à savoir comment et par qui M. Judet avait eu communication du dossier de mon père. Le sous-chef du bureau des Archives, M. Hennet, se souvenait très nettement qu'il avait remis ce dossier à un officier, aujourd'hui décédé. Et cet officier n'était autre que le colonel Henry.

Le 16 décembre, le même jour, j'écrivis à M. Waldeck-Rousseau, président du conseil des ministres, afin de porter les faits à sa connaissance, et en le priant de soumettre le cas au conseil. Il était impossible qu'on ne communiquât point au fils de l'homme injurié, diffamé, un dossier qui avait passé par des mains suspectes et qu'on avait promené dans les journaux, pour la plus abominable des publicités. Et, le 20 décembre, M. Waldeck-Rousseau voulut bien me répondre que le conseil des ministres, d'accord avec le ministre de la guerre, avait décidé que le dossier de mon père serait mis à ma disposition. Enfin!

On voit qu'il m'a fallu de l'entêtement et de la patience. Jamais d'ailleurs je n'aurais abouti, sans des circonstances heureuses. C'est pourquoi, avant de rendre un compte exact de mon enquête, je tiens à remercier ici M. Waldeck-Rousseau, le général de Galliffet et les hauts employés du ministère de la guerre, de leur bienveillant accueil et de l'empressement qu'ils ont mis à faciliter mes recherches.


Dans une visite de courtoisie que je fis au général de Galliffet, il fut décidé que le dossier de mon père me serait communiqué le mercredi 3 janvier; et j'avais obtenu d'amener avec moi Me Labori, mon avocat, et mon confrère et ami Jacques Dhur, qui a fait sur mon père un livre des plus remarquables. Nous avons été reçus tous les trois, au bureau des Archives administratives, par M. Raveret, chef de ce bureau, et par M. Hennet, sous-chef. Et je vais tâcher de résumer très clairement le résultat de notre premier examen.

D'abord, la communication du dossier de mon père au colonel Henry. Le ministre avait bien voulu autoriser MM. Raveret et Hennet à répondre aux quelques questions indispensables que j'étais forcé de leur poser pour comprendre. Ainsi M. Hennet prétendait que la communication avait eu lieu en 1897, ce qui était impossible. Il a dû revenir sur cette date, en se souvenant que cette communication s'était produite quelque temps après ma condamnation du 23 février, ce qui la met dans la première quinzaine de mars 1898. Si sa mémoire hésite, s'il ne peut donner une date précise, c'est que, malheureusement, la communication n'a laissé aucune trace écrite; et cela vaut la peine d'être raconté.

Le colonel Henry aurait simplement envoyé un employé de son bureau, un subalterne, avec un ordre écrit, pour qu'on lui livrât le dossier de mon père. Et M. Hennet, après avoir cherché et trouvé le dossier, se serait contenté de le remettre au subalterne, sur un simple récépissé. Puis, à quelques jours de là, en rendant le dossier, le subalterne aurait tout bonnement repris le récépissé. De sorte qu'il ne reste de la communication que les souvenirs naturellement très vagues de M. Hennet; Nous ne saurons jamais le jour exact de la livraison du dossier, ni le jour où il a été rendu, ni par conséquent le temps qu'il a pu rester entre les mains du colonel Henry. Et, comme je m'étonnais de cette extraordinaire façon d'agir dans une grande administration, M. Raveret a bien voulu me répondre que toutes les communications ne se font heureusement pas ainsi. Elles sont d'ordinaire notées sur un registre avec les dates, ainsi qu'avec les conditions dans lesquelles elles sont faites. Seulement, il paraît que «les communications confidentielles» ne doivent laisser aucune trace. Et il est vraiment très fâcheux que la communication du dossier de mon père au colonel Henry ait été «confidentielle».

Mais il y a beaucoup mieux. Grâce aux quelques questions que j'ai eu l'autorisation de poser, et auxquelles MM. Raveret et Hennet ont bien voulu répondre, j'ai pu me faire une idée assez exacte de l'état dans lequel dorment, par centaines de mille, les dossiers de nos officiers, aux archives administratives. Je parle de ceux qui datent de quarante, de cinquante, de soixante ans, et davantage. Le dossier de mon père était là depuis soixante-six ans, c'est un bel âge. On s'imagine donc aisément cette nécropole, cet amas considérable endormi sous la poussière, au fond de casiers vénérables. On ne les fouille naturellement plus pour «les besoins administratifs», comme dit M. Cavaignac. Ils sommeillent dans le respect de l'oubli, ils sont retournés aux limbes des choses effacées, inexistantes. Je crois savoir que les recherches utiles n'y peuvent être faites que grâce à un système de fiches, dont la collection est sous clef, au fond d'une armoire. Mais ils n'en sont pas moins là, à la merci des générations nouvelles, sous l'unique protection de l'insignifiance et de l'indifférence où ils reposent. Et la chose terrible est que les anciens, c'est-à-dire les plus nombreux, n'ont pas de bordereau, et que les pièces qu'ils contiennent ne sont pas même cotées. Ils n'ont par conséquent pas d'existence régulière, le premier venu peut y ajouter ou en enlever des pièces, y substituer des pièces à d'autres pièces. Qui le saurait, qui pourrait le prouver? Cela fait trembler, lorsqu'on songe que là dort l'honneur de l'armée, tout le secret redoutable des fautes cachées et pardonnées, les dossiers de tous les chefs, que personne ne doit connaître, et qu'un employé criminel ou simplement sectaire peut adultérer impunément, en y introduisant dès documents nouveaux, ou en retranchant ceux qui le gênent.

C'est donc dans cet état que se trouvait le dossier de mon père, lorsqu'il a été communiqué au colonel Henry. Il était enfermé dans une chemise du temps, qui ne porte ni le nombre ni la nature des pièces. Ces pièces n'étaient pas cotées, et il n'existait pas de bordereau. Ces faits ont été reconnus par MM. Raveret et Hennet. Je crois qu'ils m'ont même dit que les pièces ne portaient pas, à ce moment, le timbre des Archives; car, si toutes les pièces de tous les dossiers n'ont pas été timbrées à l'entrée, comment veut-on qu'on puisse les timbrer aujourd'hui, maintenant qu'elles sont entassées par millions? Et ce n'est donc qu'en revenant des mains du colonel Henry que le dossier de mon père a pris tout à coup une importance, est devenu une chose grave, considérable et vivante. Il était sorti des limbes, de la nécropole où sommeillent dans la poussière les centaines de mille de dossiers vagues, retombés à jamais au néant. Il s'agissait à présent de ne pas l'y replonger, de le classer ailleurs, dans la série des dossiers qui comptent. Comme il rentrait dans la vie pour «les besoins administratifs», M. Hennet a reçu l'ordre de lui faire une toilette; et il l'a pourvu d'abord d'une belle chemise neuve, avec toutes sortes de lettres et de chiffres, correspondant à des classifications; puis, il a coté soigneusement les pièces au crayon bleu, et il a dressé de ces pièces un bordereau très exact. Enfin, le dossier de mon père avait une existence régulière. Il était temps.

Tel est, dans sa forme nouvelle, le dossier qui m'a été mis sous les yeux. Si je dois ignorer toujours le nombre et la nature des pièces qu'il contenait, lorsqu'il a été confié à la loyauté du colonel Henry, vers la première quinzaine de mars 1898, j'ai pu constater qu'il se compose aujourd'hui de trente pièces, inscrites sous vingt et une cotes. Le bordereau est, je crois, de l'écriture de M. Hennet, et il est ainsi signé: «Clos le présent bordereau à trente pièces, contenues sous vingt et une cotes, le 8 juin 1898. Le chef du bureau: Raveret.» Je me permets de trouver ce mot «clos» tout à fait fâcheux, car il éveille je ne sais quel dossier ouvert à toutes les pièces que le vent apportait, et qu'on s'est décidé à clore, lorsqu'il a été plein. Mais ce n'est là qu'une impression, et je me contente de poser ici les faits, me réservant de les éclairer et de les discuter plus loin. Que l'on veuille bien retenir seulement la date du 8 juin 1898.


J'en arrive au contenu du dossier actuel, aux trente pièces sous les vingt et une cotes. Mon vif désir serait de donner le bordereau tout entier, dont j'ai pris copie, ainsi que des pièces importantes, aidé de mon confrère et ami Jacques Dhur. Mais je prévois que toutes ces explications vont être bien longues, et je ne voudrais pas fatiguer l'attention. Je me bornerai donc à des indications générales.

D'abord, des deux prétendues lettres du colonel Combe, publiées le 18 juillet 1898 par le Petit Journal, la première n'est pas là, ainsi que le général de Galliffet me l'écrivait, dans sa lettre du 16 décembre 1899. Elle a disparu, elle n'a jamais existé, nous verrons cela tout à l'heure. Ensuite, de la cote 1 que porte l'ancienne chemise, celle qui habillait le dossier dans la nécropole, à la cote 14 que porte la deuxième lettre Combe, il y a vingt-trois pièces, et l'on peut dire que ces pièces ont été en grande partie fournies par mon père, pour appuyer sa demande d'être réintégré dans la Légion étrangère, avec son grade de capitaine, qu'il avait obtenu autrefois dans l'armée franco-italienne du prince Eugène Napoléon. C'était un droit, on lui demandait donc de produire ses états de service, et il envoyait tout un dossier qui se retrouve là, ses brevets, ses diplômes, les attestations de ses chefs. M. Judet, qui a demandé et obtenu, lui aussi, la communication du dossier, s'empressera certainement, sur la lecture de ces pièces, de rectifier la biographie mensongère et diffamatoire qu'il a publiée de mon père, en le représentant comme un aventurier chassé de partout, de l'armée italienne et de l'armée autrichienne.

Mon père était né en 1795. Il y a là une pièce qui le montre élève du roi Napoléon à l'École militaire de Pavie, du 13 octobre 1810 au 10 avril 1812, caporal le 8 mars 1811, fourrier le 12 mai 1811. Il y a une pièce, son brevet d'officier, qui le montre sous-lieutenant au quatrième léger, le 10 avril 1812, et lieutenant dans l'artillerie royale, le 15 juillet 1812. Il avait alors dix-sept ans. Il y a une pièce qui, après la dislocation de l'armée italienne, le montre comme lieutenant dans la première batterie légère austro-italienne. Il y a sa démission, lorsqu'il crut devoir quitter la nouvelle armée. Il y a une lettre de lui où il explique que de 1812 à 1814 il a servi sous le prince Eugène Napoléon, que de 1814 à 1820 il a servi dans un régiment italien qui passa au service de l'Autriche, qu'il n'a donné sa démission qu'à la suite de «la loi barbare du gouvernement autrichien, au moyen de laquelle et par bonté souveraine (expression de la loi) on introduisait, à la fin de 1819, la bastonnade dans les régiments italiens dont je faisais partie». Il y a encore un brevet d'associé correspondant de l'Académie des sciences, des lettres et des arts de Padoue. Il y a enfin des pièces relatives au projet d'un système nouveau de fortification, que mon père avait déposé au ministère de la guerre, et sur lesquelles je reviendrai plus loin. Tel est le gros du dossier, tout un ensemble admirable qui explique comment mon père, dans une heure difficile, où tout lui manquait, loin des siens, voulut rentrer au service de la France, qu'il avait déjà servie, et obtint, en juillet 1831, d'être réintégré comme lieutenant dans la Légion étrangère.

Ensuite, avec la demande de démission du 3 juillet 1832, et la lettre que le général Trézel écrivit pour la transmettre, arrive la lettre Combe, sous la cote 14. Et ces trois pièces ne sont plus suivies que de six autres, des lettres de bureau à bureau sur les difficultés que souleva la démission, définitivement acceptée par le roi, le 30 octobre 1832, et une note enfin établissant que mon père rentra en France et fut débarqué à Marseille, le 24 janvier 1833.

On voit la coupure que fait la lettre Combe. Et quel extraordinaire dossier! Il semble qu'une tempête ait soufflé dedans, avant que le bordereau et les cotes de M. Hennet lui aient donné une figure décente. La lettre Combe annonce huit pièces: elles n'y sont pas, elles ont disparu, on ne peut savoir où elles se sont envolées. Des trous sont partout. On trouve bien la pièce qui accuse mon père, on ne trouve pas celles qui devraient m'expliquer son cas, sa défense, ce qu'il a répondu. Si mon père a été emprisonné, il a subi un interrogatoire; et s'il a fait des aveux, où sont-ils? Un choix semble avoir été fait, pour qu'il n'y ait plus ainsi, au dossier, que l'accusation. Et l'accusation, cette lettre Combe, car elle seule accuse, combien elle nous est apparue singulière, à Me Labori, à Jacques Dhur et à moi! Le papier est du temps, un peu trop vieilli peut-être. L'encre aussi paraît ancienne. Mais la pièce ne porte ni en-tête, ni cachet, si ce n'est le cachet des Archives, apposé par M Hennet en 1898, je crois. Une ligne, d'une main plus pesante, a été sûrement ajoutée à la fin. La dernière lettre de la signature, l'e muet, a été reprise et surchargée, comme pour recouvrir une autre lettre, ce qui fait que Combe est écrit là sans s, malgré l'acharnement qu'on a mis partout à écrire Combes, avec une s. D'ailleurs, ce n'étaient là que quelques remarques matérielles, faites dans un premier examen. Je réserve, pour les discuter tout à l'heure, les caractères moraux.

Et l'on comprend donc que, lorsque je suis sorti de cette première visite aux Archives, j'ai décidé, avec Me Labori, d'écrire de nouveau au ministre de la guerre, pour lui en faire connaître les résultats et pour lui adresser trois nouvelles demandes. D'abord, je le priai de bien vouloir ordonner des recherches, car il me semblait impossible qu'un dossier judiciaire n'existât pas, qui expliquerait le désordre et les trous du dossier administratif. Ensuite, je lui demandai de faire faire également des recherches au comité du génie, pour y découvrir le dossier du projet de fortification, avec plans à l'appui, que mon père avait soumis au ministre de la guerre en 1831. Enfin, je lui demandai de permettre qu'une expertise contradictoire fût faite sur la lettre Combe: il aurait désigné un expert, j'en aurais choisi un autre, et l'expertise aurait eu lieu, sur les pièces de comparaison que le bureau des Archives se serait chargé de fournir.

J'avais écrit cette nouvelle lettre au général de Galliffet le 4 janvier dernier. Et, le 9 janvier, je recevais de son chef de cabinet, le général Davignon, une réponse qui a fait entrer mon enquête dans une nouvelle phase.


Le général Davignon m'écrivait: «Le ministre de la guerre me charge de vous informer que l'examen auquel ont donné lieu les diverses demandes que vous lui avez adressées, après avoir pris une première communication du dossier de M. François Zola, et les recherches qui en ont été la conséquence, ont permis de retrouver dans les bureaux de la direction du contentieux et de la justice militaire, un autre dossier se rapportant à l'affaire concernant M. François Zola.» Et le général Davignon terminait en me disant que le ministre m'attendrait à son cabinet le samedi 13 janvier, pour régler dans quelles conditions le nouveau dossier me serait soumis.

Le 13 janvier, je trouvai, dans le cabinet du général de Galliffet, le directeur du contentieux et de la justice militaire, M. le contrôleur général Cretin, un conseiller d'État, détaché au ministère de la guerre, depuis quelques mois seulement. Je veux tout de suite dire la haute impartialité et la grande obligeance que j'ai trouvées en lui. Il avait rédigé sur mes trois demandes un court rapport, dont le ministre voulut bien me donner lecture. L'expertise contradictoire n'était pas acceptée, pour des raisons que j'aurai à dire plus loin. Des recherches allaient être faites au comité du génie. Enfin, il était entendu que M. le contrôleur général allait me donner connaissance du nouveau dossier découvert.

J'ai remercié vivement le général de Galliffet, et j'ai suivi M. Cretin dans son bureau, où il a mis le dossier à ma disposition. Encore un dossier dans une véritable chemise du temps, mais toujours un dossier sans bordereau ni cotes. C'est désolant, ces vieux dossiers du ministère de la guerre sont vraiment trop à la merci du vent qui souffle. D'ailleurs, je n'ai trouvé là qu'une pièce intéressante, une lettre du duc de Rovigo, que les autres pièces, sept ou huit, des lettres de bureau à bureau, ne font qu'appuyer. Et, avant de me retirer, j'ai pu prendre immédiatement copie de cette lettre, qui a pour moi une importance considérable.

Je donne donc cette lettre en entier. Il faut remarquer que le duc de Rovigo était alors le commandant en chef de notre corps d'occupation, à Alger, que le général Trézel était son chef d'état-major, et que le colonel Combe, commandant la Légion étrangère, se trouvait naturellement sous ses ordres.

«Alger, le 17 septembre 1832.

«Monsieur le Maréchal,

«Par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 27 août dernier, vous désapprouvez que le sieur Zola, lieutenant à la légion étrangère, ait été mis en liberté en attendant que Votre Excellence ait prononcé sur la démission de cet officier. Je regrette que, dans la lettre que le chef de l'état-major vous a écrite, le 15 juillet, sur cette affaire, il n'en ait pas donné tous les détails; mais le rapport du colonel de la légion devait y suppléer. Voici les faits:

«Dans les premiers jours de mai, le lieutenant Zola disparut de son régiment, et l'on trouva sur le rivage, près d'Alger, des vêtements qui furent reconnus lui avoir appartenu. La première idée qu'eurent ses chefs fut qu'il s'était noyé volontairement ou par accident; mais ses liaisons connues avec la femme d'un ex-sous-officier réformé, nommé Fischer, qui venait de s'embarquer pour la France, firent soupçonner qu'il pouvait être avec eux. La vérification des magasins d'habillement et des comptes du sieur Zola constatait un déficit. C'était un nouveau motif pour rechercher cet officier. On visita donc le bâtiment sur lequel étaient Fischer et sa femme, il ne s'y trouva pas; mais on découvrit une somme de 4000 francs, dans une de leurs malles. Ils prétendirent d'abord qu'elle leur appartenait, puis avouèrent que 1500 francs y avaient été déposés par Zola. Ils furent débarqués et conduits en prison. Alors, celui-ci écrivit au général en chef que, s'il voulait lui donner sa parole d'honneur qu'on ne le mettrait pas en jugement, il se présenterait lui-même, ferait régler ses comptes et payerait le déficit qui serait reconnu. Le conseil d'administration de la légion étrangère craignait que ce déficit ne fût considérable et ne retombât sur lui, si l'on ne retrouvait pas M. Zola. La somme trouvée dans la malle de Fischer n'offrait que 1500 francs qui pussent être saisis, puisque le sous-officier prouvait par actes authentiques qu'il avait reçu d'Allemagne 2500 francs peu de temps auparavant. M. Zola n'était encore soupçonné que de mauvaise administration. Il n'y avait pas de plainte juridique contre lui. On devait donc saisir cette ouverture, et je n'hésitai point. Cet officier serait même resté libre si je n'eusse craint que, pendant le règlement de ses comptes, il ne disparût de nouveau. Tout le reste de cette affaire est connu de Votre Excellence. Elle n'y verra certainement pas de mesures illégales et contraires aux principes de la justice. Je n'ai point exercé les pouvoirs d'une chambre de conseil des tribunaux ordinaires, puisqu'il n'y avait pas de plainte juridique.

«Quant à ce qui concerne les droits du conseil d'administration de la légion étrangère, ils ont été pleinement satisfaits, et il a donné quittance. Comment pourrait-il maintenant dresser une plainte et à quel titre pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d'informer contre un homme qui a rempli tous les engagements qu'il avait pris?

«Il m'est donc impossible de revenir sur cette affaire entièrement consommée et je n'ai plus qu'à attendre la décision de Votre Excellence sur la démission demandée par M. Zola.

«Le colonel de la légion étrangère n'avait pas joint à son rapport l'acte par lequel le sieur Zola renonce à son rang et à ses droits dans l'armée française, parce qu'il craignait que cette pièce ne s'égarât. Je lui en ai fait faire une copie certifiée par le chef de l'état-major général, et il vient de m'envoyer l'original que je joins à la présente.

«Je saisis cette occasion pour vous renouveler, monsieur le maréchal, l'assurance de mon profond respect.

«Le général commandant en chef le corps d'occupation d'Afrique,
«Le duc de Rovigo.»


Cette lettre n'est pas encore toute la vérité sur le cas de mon père, que ma piété filiale espère bien expliquer un jour. Mais elle est le trait de lumière qui me guidera, une note enfin sage et juste, que je puis accepter, en attendant d'en savoir davantage.

Demain, je comparerai la lettre du duc de Rovigo à la prétendue lettre du colonel Combe, je discuterai les diverses parties de mon enquête, et je pourrai conclure.

II

Il y a d'abord, lorsqu'on compare la lettre du duc de Rovigo à la prétendue lettre Combe, des contradictions matérielles sur des points de détail. Ainsi, chez le premier, la somme trouvée dans la malle des Fischer est de quatre mille francs, dont quinze cents francs appartenaient à mon père, tandis que, chez le second, il s'agit de quatre mille quatre-vingt-dix francs sur lesquels mon père en a déposé deux mille. Chez le premier encore, les Fischer se rendaient en France, tandis que, chez le second, ils partaient pour Naples.

Mais il y a une contradiction matérielle plus grave. La lettre Combe se termine par ces mots: «Ci-joint la démission du lieutenant Zola, accompagnée d'une déclaration dans laquelle il renonce à ses droits et rang dans l'armée française». Et je lis avec stupéfaction la fin de la lettre du duc de Rovigo, où il explique que, le colonel Combe n'ayant pas envoyé cette pièce, de peur qu'elle ne s'égarât, il finit par l'envoyer, lui, après en avoir fait faire une copie certifiée. Comment concilier cela? comment le colonel Combe peut-il dire qu'il envoie la pièce, puisque le duc de Rovigo raconte que ce colonel a eu peur qu'elle ne fût perdue, et l'a gardée?

Si l'on passe aux contradictions morales, elles apparaissent plus extraordinaires encore. A Paris, dans les bureaux de la guerre, on ignorait les faits, on pouvait s'étonner que mon père ne fût pas poursuivi; et, d'après la lettre du duc de Rovigo, la situation est nettement celle-ci: Paris pour les poursuites, le haut commandement d'Alger contre les poursuites. Alors, tandis que le duc de Rovigo et son chef d'état-major, le général Trézel, couvrent en quelque sorte la personne de mon père, nous avons la surprise de voir leur subordonné, le colonel Combe, l'attaquer avec une violence inouïe. Il est le seul, là-bas, qui tienne un langage si outrageant. Comparez le ton de sa prétendue lettre avec le ton des lettres de ses chefs, c'est un homme que la colère emporte, à côté d'hommes froids et sages. Et le stupéfiant est que, par son grade de colonel, il présidait le conseil d'administration du régiment, que la lettre du duc de Rovigo nous montre si inquiet, sentant sa responsabilité engagée, craignant d'avoir à payer le déficit, ayant donc le vil désir d'accepter l'offre que faisait mon père de mettre ses comptes en règle, pour en obtenir quittance. Dès lors, comment s'expliquer l'attitude de cet étrange colonel qui va contre l'intérêt du conseil d'administration qu'il préside, et qui fait tout ce qu'il faut pour en aggraver la responsabilité?

A cela, il est vrai, on peut répondre que le colonel Combe n'avait pris le commandement de la Légion étrangère que depuis une quinzaine de jours, car il n'était débarqué à Alger que le 24 juin, comme je le prouverai tout à l'heure, pour une autre démonstration. Il n'avait donc pas de responsabilité personnelle, dans une affaire qui durait depuis cinq grandes semaines, et qui était finie à son arrivée. Mais alors, outre qu'il est singulier de voir un colonel bousculer ainsi, au débotté, un conseil d'administration qu'il allait présider désormais, comment pouvait-il parler avec cet emportement d'une affaire qu'il ne connaissait pas, qui s'était passée avant son débarquement, dont il ne tenait les détails que de seconde main? Et, quand même, il devait savoir qu'il allait contre le désir de ses chefs, qu'il les contrecarrait. Le duc de Rovigo lui avait fait évidemment demander par le général Trézel un rapport, pour en finir, et le rapport authentique serait ce rapport exaspéré qui tendait à ce que tout recommençât! Et ils auraient accepté cet acte de révolte, et ils auraient envoyé ce rapport! N'y a-t-il pas là des étrangetés, des obscurités qui déconcertent, qui permettent toutes les suspicions?

Ces suspicions, je les dirai nettement, bien qu'il ne puisse s'agir que d'hypothèses. Je suis retourné au bureau des Archives, en compagnie de Jacques Dhur; et, pendant que je copiais les pièces importantes du dossier, les étudiant dans tous les sens, les examinant à la loupe, une conviction s'est faite en moi. Elle m'est évidemment personnelle, et elle ne repose que sur le raisonnement. D'abord, il y a eu disparition de pièces, car, même après la communication du dossier judiciaire, je continue à m'étonner de l'absence totale de toute pièce prouvant les accusations du colonel Combe, expliquant la conduite de mon père. Pourquoi la lettre de ce dernier, dont parle le duc de Rovigo, lettre si importante, dans laquelle il prenait l'engagement de mettre sa comptabilité en règle, n'est-elle pas au dossier? Elle en valait la peine, rien ne m'ôtera de l'idée que mon père s'y justifiait, disait dans quelle erreur il était tombé; et c'est sans doute pour cela qu'elle a disparu. Elle est allée rejoindre les huit pièces qu'on cherche inutilement, ainsi que les pièces qui ont laissé des trous et qui constituaient sans doute la défense. Ensuite, il a pu y avoir substitution de pièce, je veux dire qu'on a pu remplacer le rapport véritable du colonel Combe par l'étrange rapport qui se trouve aujourd'hui au dossier. Que le colonel Combe ait fait un rapport, cela est hors de doute. Mais que ce rapport soit celui qu'on m'a présenté, je sens en moi toute une révolte de la raison et de la logique qui ne peut accepter cela.

J'avais demandé une expertise contradictoire, et le petit rapport de M. le contrôleur général Cretin, que le ministre de la guerre a bien voulu me lire, expose les raisons qui n'ont pas permis qu'on me l'accordât. En premier lieu, on a pensé que les experts en écriture étaient tellement discrédités en ce moment, qu'une nouvelle expertise ne ferait la conviction de personne: on dirait une fois de plus que les experts sont des ignorants, ou bien qu'on les a achetés. En second lieu, on se trouvait de nouveau devant «la chose jugée», puisqu'il existe une ordonnance de non-lieu du juge d'instruction Flory, disant que la lettre Combe lui a paru authentique; et un ministre ne pouvait faire procéder à un examen, qui aurait peut-être détruit cette affirmation. Cependant, on m'autorisait à faire examiner la pièce par qui je voudrais, pour ma satisfaction personnelle. Et c'est ce que je me suis décidé, après réflexion, à ne pas faire en ce moment, pour des raisons multiples. Une d'elles est que cet examen serait sans aucune sanction possible et ne ferait que compromettre le brave homme qui s'y livrerait. Et une autre raison, la raison décisive, est que les pièces de comparaison manquent, car les Archives ne me livreraient pas les pièces confidentielles qu'elles ont sans doute du colonel Combe, et je ne pourrais d'ailleurs accepter en toute confiance que des pièces venues d'une autre source, attendu que, s'il y a faux, le doute me resterait toujours que la pièce de comparaison qu'on me soumettrait serait peut-être justement celle qui aurait servi à faite ce faux.

J'attends, j'ai assez conquis de vérité déjà pour espérer qu'une circonstance me permettra de faire toute la lumière un jour.


Cette idée de suppression et de substitution de pièces s'ancre en moi davantage encore, lorsque je discute avec les faits et que je tâche de les rétablir dans l'ordre où ils ont dû s'enchaîner.

Je ne crois pas que les indiscrétions sur le dossier viennent du bureau des Archives. Il dormait là de l'éternel sommeil, tous l'ignoraient. L'indication est partie du dehors, et c'est sans doute une parole du général de Loverdo qui a donné l'éveil. Il revoyait mon père dans ses souvenirs d'enfance, il se rappelait une histoire survenue en Afrique, en 1832, comme il avait treize ans. Un reporter du Petit Journal, dans l'oreille duquel cette parole est peut-être tombée, a dû l'aller voir; et l'on sait quelle virulente interview en est résultée, que d'ailleurs une autre interview a démentie en partie. A ce propos, je fais remarquer que j'ai vainement cherché, dans les deux dossiers, l'administratif et le judiciaire, une trace des efforts que le père du général de Loverdo, selon ce dernier, aurait faits pour sauver le mien d'un procès. Le nom de Loverdo n'est pas prononcé, c'est le néant. De même, il apparaît nettement, par les diverses pièces, que si mon père avait à régler ses comptes, l'argent dont il pouvait disposer lui a permis de les régler, sans s'adresser au dehors, ni en France, ni en Italie. D'ailleurs, je laisse le général de Loverdo à ses souvenirs hésitants, et je dis simplement qu'il a été sans doute la cause initiale et involontaire, je veux le croire, de l'ignominie qui allait être commise.

Voilà donc le Petit Journal en possession de ce renseignement, une affaire fâcheuse que mon père, lieutenant à la Légion étrangère, aurait eue à Alger, en 1832. Il se peut, du reste, que le renseignement ne soit pas allé directement du général de Loverdo au Petit Journal, qu'il ait passé d'abord par certain bureau du ministère de la guerre. Mais le résultat est le même, que ce soit le journal qui ait prévenu le colonel Henry, ou que ce soit le colonel Henry qui ait porté l'affaire au journal. Donc le colonel, averti, a dès lors l'idée qu'un dossier de mon père doit exister aux Archives administratives, et il n'y a qu'un pas à cette autre idée de le demander, pour savoir ce qu'il contient. Seulement, ici, je me permets de ne pas accepter strictement la version qui m'a été donnée. Henry n'était pas encore, je crois, titulaire du bureau de la statistique, il le dirigeait simplement sous les ordres, du général Gonse; et comment accepter que le bureau des Archives ait ainsi remis un dossier secret, sur une demande de sa part au subalterne qu'il envoyait, et dans lequel il me semble deviner l'archiviste Gribelin? Il est bien fâcheux qu'on ait détruit l'ordre, car j'imagine qu'on y aurait trouvé le nom du général Gonse. Pour moi, il est impossible que les grands chefs ne soient pas intervenus et n'aient pas eu connaissance de l'existence et de la demande du dossier, sinon de l'usage qu'on a fait de la lettre Combe.

Mais il y a mieux, et c'est ici le ministre lui-même, le général Billot en personne, qui entre en scène. L'histoire est assez intéressante. Sur le bordereau, dressé par M. Hennet et clos le 8 juin 1898 par M. Raveret, j'avais remarqué qu'à la cote 14, la mention de la lettre Combe était suivie de cette remarque entre parenthèses: «Huit pièces sont annoncées jointes à cette lettre; elles ne s'y trouvent pas et sont sans doute restées au bureau de la justice militaire.» Et, à la suite encore, il y a deux petites lignes, écrites d'une autre main, au crayon: «Il n'existe pas de dossier au bureau de la justice militaire. On s'en est assuré.» Lorsque je sus, par la lettre du général Davignon, que ce dossier existait et qu'on l'avait trouvé, je fus très surpris, l'annotation au crayon me revint à la mémoire. Et, comme, ce jour-là, je vis M. Raveret aux Archives, je me permis de lui demander, en lui montrant le bordereau:

—Il y a là, monsieur, une annotation au crayon qui ne ne paraît pas être de la main de M. Hennet. Qui donc a écrit cela?

—C'est moi, monsieur.

—Ah!... Et vous êtes bien sûr, monsieur, qu'il n'existe pas un dossier au bureau de la justice militaire?

—Oh! absolument sûr, monsieur. J'en ai reçu l'assurance.

—Mais qui vous a renseigné?

—Le général Billot lui-même.

Le général Billot! J'avoue que ce nom, tombé là en coup de foudre, me stupéfia. Comment le général Billot pouvait-il savoir qu'il n'y avait pas de dossier judiciaire? Il s'en était donc assuré, et les recherches avaient donc été bien mal faites, pour qu'on n'eût pas trouvé ce dossier, qui existait? Mais alors le général Billot devait s'être occupé de toute l'histoire, il devait être au courant, il n'avait ignoré ni la demande du dossier, ni la communication. Remarquez que la chute du ministère Méline, dont le général faisait partie, est du 15 juin 1898, et que le général est resté chargé de l'expédition des affaires jusqu'au 29 juin, date de l'arrivée de M. Cavaignac au pouvoir. Or la lettre Combe n'a été publiée par le Petit Journal que le 18 juillet, et le général Billot ne pouvait rien savoir par le dehors de la communication du dossier, c'était donc qu'il y avait une question du dossier au ministère. Tout cela donne lieu aux suppositions les plus inquiétantes.

J'ai voulu savoir s'il avait fallu des prodiges d'intelligence pour retrouver le dossier judiciaire, et j'ai demandé à M. le contrôleur général Cretin si les recherches avaient donné beaucoup de peine.

—Oh! mon Dieu, non! m'a-t-il répondu, le temps matériel de faire les fouilles nécessaires.

Je n'ose risquer des hypothèses. Celle qui s'est invinciblement emparée de mon esprit est que, si l'on a eu connaissance de la lettre du duc de Rovigo, et si l'on a préféré la replonger dans l'oubli poudreux des documents qu'on ne trouve plus, c'était donc qu'on préférait ne pas affaiblir, en la produisant, les virulences du colonel Combe. Elle mettait sur la voie de la vérité, elle gênait, elle devait dormir.

Puis, je me suis dit tout d'un coup que M. Hennet, lorsque le colonel Henry lui avait renvoyé le dossier, ne devait pas avoir donné à ce dossier une belle chemise neuve, ni l'avoir pourvu de cotes et d'un bordereau, pour le plaisir de cette besogne singulière, et de sa propre autorité. Il obéissait sûrement à un ordre supérieur, en ne pas replaçant le dossier dans la nécropole commune, en le classant parmi les documents sérieux et utiles. Mais alors, dès ce moment, le ministre s'occupait donc de ce pauvre dossier? Rapprochons les dates. M. Hennet dit l'avoir communiqué dans la première quinzaine de mars au colonel Henry, qui ne l'aurait pas gardé longtemps. J'ai fait remarquer le vague de ces indications. La seule date certaine est celle du 8 juin 1898, à laquelle M. Raveret a «clos» le bordereau. C'est le 23 et le 25 mai que M. Judet avait commencé sa campagne, et il n'a donné les lettres du colonel Combe que le 18 juillet, près de deux mois plus tard. Or, comme le général Billot n'a quitté le ministère que le 29 juin, il semble bien que le dossier de mon père a été organisé sous ses ordres, de même que le dossier Dreyfus allait être organisé sous les ordres de M. Cavaignac, dès son arrivée au pouvoir.

Je ne cite que des faits, et je ne veux que justifier mes doutes et mes soupçons, en établissant par quelles mains la mémoire de mon père est passée, et dans quel foyer de basses intrigues elle est tombée, comme une proie de scandale et d'ignoble vengeance.


Avant de conclure, je veux parler d'un dossier encore, d'un troisième dossier qui doit exister au ministère de la guerre, que l'on y cherche en ce moment, mais dont je n'ai pu jusqu'ici prendre connaissance. D'ailleurs, j'ai déjà en main assez de documents pour en parler avec quelque utilité.

Il s'agit du projet que mon père avait présenté au ministre de la guerre d'un nouveau système de fortification, avec plans à l'appui. Dans le dossier administratif où se trouve la lettre Combe, dans ce dossier qui devait être si écrasant pour la mémoire de mon père, j'ai découvert des pièces qui me seront très précieuses, car elles me permettront de documenter un livre que je veux écrire, une Vie de François Zola. Ainsi, je donne ici une de ces pièces:

«Paris, 14 avril 1831.

MINISTÈRE
DE LA GUERRE

BUREAU DU GÉNIE

SECTION DU MATÉRIEL

Invitation de faire parvenir la description du nouveau système de fortification dont il est l'inventeur.

«J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous m'avez écrite le premier du mois courant, et par laquelle vous demandez à me soumettre un nouveau système de fortifications dont vous êtes inventeur.

«Mes nombreuses occupations ne me permettent pas de satisfaire le désir que vous paraissez manifester de m'exposer votre plan de vive voix. Mais, dans le cas où vous voudriez me faire parvenir la description du nouveau système dont vous parlez, en y joignant tous les dessins et tous les détails que vous jugerez utiles, pour en indiquer les avantages avec toute l'étendue convenable, je pourrai le faire examiner, et j'aurai soin de vous faire ensuite connaître le résultat de l'examen qui aura lieu.

«Recevez l'assurance, de ma considération.

«Le ministre secrétaire d'État de la guerre.

«Pour le Ministre:
«Le lieutenant-général directeur,
«Saint-Cyr Nugues.»

Et j'ai trouvé également dans le dossier la note suivante, qui confirme la lettre qu'on vient de lire:

«Monsieur le lieutenant d'artillerie Zola a présenté au ministre de la guerre une notice, avec plans à l'appui, sur une espèce de fortification applicable à Paris. Cet ouvrage a été envoyé au comité du génie pour être examiné, et M. le lieutenant-général Nugues m'a chargé de cet examen.

«Je n'ai pu encore que jeter un coup d'œil superficiel sur cet ouvrage; mais il m'a paru annoncer dans son auteur un esprit d'observation et de calcul qui pourrait s'appliquer avec succès à toute autre chose; ses dessins sont corrects et bien présentés; et je ne doute pas que M. Zola ne pût remplir avec distinction la place de capitaine qu'il sollicite, en ce moment, dans la Légion étrangère.

«A Paris, le 4 mai 1831.

«Le maréchal de camp,
«Prévost de Vernois.»

Mon père, nommé lieutenant dans la Légion étrangère, partit pour l'Afrique, et son projet de fortification dut dormir dans quelque casier du ministère. Après l'obscure aventure où il se trouva compromis, il revint à Marseille, ouvrit un cabinet d'ingénieur, s'occupa du nouveau port qu'il était question de construire, sollicita et obtint du prince de Joinville une audience pour être autorisé à donner le nom de «Docks Joinville» à tout un système nouveau de magasins qu'il avait imaginé, puis revint enfin à son projet de fortification, lorsque les discussions s'ouvrirent sur la façon de fortifier Paris. Le 20 septembre 1840, il écrivit une longue lettre à M. Thiers, alors président du conseil. Ensuite, il voulut voir le roi Louis-Philippe lui-même, il s'adressa à l'aide de camp de service pour demander une audience au roi; et sa lettre commence ainsi:

«En 1836, j'ai eu l'honneur d'être présenté à Sa Majesté par le général comte d'Houdetot. Aujourd'hui, une question plus grave m'impose le devoir de solliciter de Sa Majesté une nouvelle audience...»

Voici la double réponse qu'il reçut:

«Palais de Saint-Cloud, 9 octobre 1840.

AIDE DE CAMP
DE SERVICE
PRÈS DU ROI

«L'aide de camp de service a l'honneur d'informer M. Zola que sa demande d'audience a été mise sous les yeux de Sa Majesté et qu'il s'empressera de lui transmettre les ordres du Roi aussitôt qu'il les aura reçus.

«Le Roi a ordonné que la pièce qui accompagnait la lettre de M. Zola fût renvoyée à M. le ministre de la guerre, et ce renvoi a été immédiatement effectué.»

MINISTÈRE
DE LA GUERRE
CABINET DU MINISTRE

«Le ministre de la guerre désirerait s'entretenir avec M. Zola de l'objet d'une lettre qu'il a écrite au Roi avant-hier, et il lui serait obligé de vouloir bien passer à son cabinet, ce soir vers six heures, en apportant les documents qu'il se proposait de soumettre à Sa Majesté.

«Samedi, 10 octobre 1840.

«Le chef de cabinet,
«Bourjade.»

Ce sont ces diverses pièces qui m'ont fait penser qu'un dossier devait exister au comité du génie. Et l'on comprend aisément que ce dossier-là m'intéresse autant que les deux autres. N'est-ce pas extraordinaire, ces trois dossiers, à des angles si différents, l'un d'où l'on sort la lettre Combe, l'autre où je découvre la lettre Rovigo, le troisième qui doit dire les grands travaux de mon père?

Ainsi un pont est jeté par-dessus les événements de 1832. Mon père a déposé son projet dès 1831; et voilà, quatre années après que l'histoire de sa démission a été portée jusqu'au roi, voilà le roi qui le reçoit en 1836, sur la présentation du général comte d'Houdetot; et, après quatre années encore, en 1840, voilà qu'il est reçu par le ministre de la guerre, auquel il expose son système nouveau de fortification. Le roi ne se souvenait donc pas? on avait donc perdu la mémoire, au ministère de la guerre? Comment veut-on que j'admette une tache ineffaçable, lorsque je vois ainsi mon père rentrer partout le front haut? La vérité n'est-elle pas aveuglante, et ne comprend-on pas qu'il avait expliqué sa conduite et que rien ne restait de son erreur possible d'un moment?

Avant le mois de mai 1832, le dossier administratif dit lui-même quel homme remarquable était mon père: il parlait et écrivait trois langues, l'italien, le français, l'allemand; il pouvait produire les meilleurs états de service, lieutenant dès l'âge de dix-sept ans; il avait aidé, en Allemagne, à l'exécution des plus remarquables travaux. Après le mois de janvier 1833, d'autres documents le montrent d'une activité extraordinaire, se dévouant à la France, s'occupant du port de Marseille, des fortifications de Paris, du canal, qui devait porter son nom, à Aix. Et partout où il passe, il est respecté, il est aimé. Et, lorsqu'il meurt, en 1847, il laisse la mémoire d'une grande intelligence et d'un bienfaiteur.

Comment veut-on que je croie à la parole de ceux qui le couvrent d'outrages et que je ne mette pas en doute l'authenticité des documents qui font de lui le dernier des misérables?


En concluant, je ne reculerai pas devant la douloureuse nécessité où l'on croit m'acculer, de dire mon sentiment personnel sur l'histoire obscure de 1832. On pense bien qu'elle me hante, j'ai passé des nuits à la discuter, à tâcher de la comprendre. Et elle reste si étrange, elle prête à des hypothèses d'une psychologie si singulière, qu'en l'absence de tout document certain, je n'ose me prononcer.

Une femme est certainement au fond de l'aventure. Seulement, quel a été son rôle exact? Cet argent qu'elle emportait, mon père le lui avait-il donné ou l'avait-elle pris? Quand un officier comptable glisse à des malversations, c'est d'ordinaire par petites sommes, aussitôt dépensées, au jeu ou ailleurs. Mais voit-on jamais une somme amassée, emportée ainsi qu'un butin? Comment mon père, homme d'intelligence et d'avenir, qui avait si ardemment demandé à être réintégré dans son grade, aurait-il pu risquer si sottement sa situation? Et puis, quelle complication dramatique, un faux suicide, la femme arrêtée, mon père accourant alors pour la sauver. Si je n'avais pas le cœur si meurtri, je dirais qu'il y a là le sujet d'un mélodrame, où toutes les bonnes gens iraient pleurer. C'est bien dur à accepter, une pareille histoire, et en admettant qu'elle soit exacte, ce qu'aucun document ne n'a encore prouvé, que veut-on que j'en dise de raisonnable, sinon que, si mon père a réellement fait ces choses, c'est que mon père a eu son heure de folie comme bien d'autres? Une femme avait passé, et il était fou, jamais un homme tel que lui n'aurait commis une série d'actes si extravagants, sans avoir sur sa nuque ce vent de démence que la passion souffle parfois. Car enfin pourquoi fuyait-il, puisqu'il est revenu régler ses comptes et payer? Pourquoi toute cette crise d'agitation et de volontés contraires, puisque cela s'est dénoué dans le calme, dans la lucidité parfaite d'un homme qui remet tout en ordre et à qui l'on donne quittance?

J'ai admis la femme. Mais il y a encore d'autres hypothèses. Les temps étaient terribles en Algérie, en 1832. Un petit lieutenant chargé de l'habillement, dont les comptes ne sont pas en ordre, voilà une belle affaire, lorsque le meurtre et le pillage étaient partout. L'or ruisselait dans les poches, sans qu'on pût dire toujours d'où il venait. Et qui sait si mon père était le seul compromis, s'il n'y avait pas, derrière lui, d'autres têtes plus hautes qu'on désirait sauver? Je ne veux pas citer des histoires que je connais, mais j'en suis à me demander sérieusement si, lorsque le roi Louis-Philippe a accepté la démission de mon père en 1832, et lorsque le général comte d'Houdetot le lui a présenté en 1836, il n'avait pas reçu les explications indispensables, qui innocentaient l'officier démissionnaire. Ces hypothèses sont légitimes, car, sans elles, je défie bien qu'on puisse comprendre le rôle public et honoré que mon père a joué ensuite jusqu'à sa mort.

Et, alors, voilà donc ce qu'on a fait, lorsqu'on a porté au Petit Journal les prétendues lettres Combe. D'abord, on s'est cru tout permis, les pièces supprimées, les pièces altérées, les pièces inventées, on s'est dit: «Ça ne se saura pas», du moment qu'on travaillait à pleines mains dans des dossiers secrets, à jamais cachés aux yeux des mortels. Comment prévoir que je les feuilletterais un jour? Et, certain de l'impunité, on a ouvert ensuite la grande écluse des outrages, pour me noyer sous la boue, parce que, sans haine et sans peur, j'avais simplement voulu la vérité et la justice. Il s'agissait de me tuer, on a déshonoré la mémoire de mon père, afin de m'ouvrir le cœur en quatre et d'en faire couler tout mon sang. Il suffisait de lire les dossiers pour voir s'en dresser la figure d'un vaillant et d'un laborieux, et on ne les a lus que pour en extraire la pièce empoisonnée et menteuse. L'homme dormait depuis plus d'un demi-siècle dans sa tombe vénérée, on l'en a réveillé, on lui a craché à la face. Et même s'il y a eu, dans l'existence de cet homme, une heure de folie, et que cette heure fût ignorée de tous, rachetée par une vie d'éclatant travail, est-ce que ce n'est pas abominable d'avoir jeté cela en pâture aux basses passions politiques, d'avoir abusé du secret dont on avait la garde, en falsifiant, en mentant, en faisant un crime monstrueux d'une faute obscure, inexplicable, qui n'est pas même prouvée?

Telles qu'elles ont paru dans le Petit Journal, j'ai dénoncé comme fausses les deux lettres Combe, et je suis prêt à les dénoncer encore. Dès leur apparition, je me doutais par quelles mains suspectes elles avaient passé, je sentais en elles le produit de la fraude et de la haine. Aujourd'hui, j'ai l'aveu officiel que le faussaire Henry a travaillé à l'aise dans le dossier, lorsqu'il n'y avait encore ni bordereau ni cotes. Elles sont fausses ou falsifiées.

La première est un faux avéré, avoué. Elle n'existe pas, elle ne peut pas exister, je défie qu'on m'en montre l'original. Et la preuve est facile à faire, car il est établi officiellement que le colonel Combe n'est débarqué à Alger que le 24 juin 1832. Voici la note qui a été copiée au ministère, dans l'historique sommaire de la Légion étrangère: «Le 24 juin 1832, M. le colonel Combe débarque à Alger venant prendre le commandement du régiment en remplacement du colonel Stoffel. Il apporte avec lui le drapeau que, par ordonnance du 9 novembre 1831, le roi donne à la Légion.» Donc il n'était là que depuis dix-huit jours, lorsque, le 12 juillet, il écrivit sa seconde lettre. Et, comme la première est une réponse à une réponse qu'un général faisait à une autre lettre écrite par lui, il est matériellement impossible que toute cette correspondance ait tenu dans l'espace de dix-huit jours. Aussi a-t-il fallu retirer la lettre, on n'en parle plus. C'est un faux.

Et, pour la seconde lettre, en admettant même que la pièce qui existe au dossier soit authentique, le texte en a été falsifié, tronqué, car ce n'est pas le texte qui a paru dans le Petit Journal. M. Cavaignac, dans sa lettre au garde des sceaux du 29 août 1898, ose dire: «La comparaison du texte, imprimé dans le Petit Journal, avec celui du rapport écrit de la main du colonel Combe, ne fait ressortir que des différences peu nombreuses qui ne dénaturent pas le texte original.» Nous allons bien voir. Je ne parle pas des mots changés, des mots supprimés. Mais deux passages de l'importance la plus décisive ont été omis, et cela volontairement, dans un but coupable, qu'il est facile de saisir. Voici le premier: «Cet homme (Fischer) était marié, et il avait existé longtemps entre lui, sa femme et Zola, des relations toutes particulières d'intimité, de ménage et de cohabitation, qu'on pouvait diversement interpréter. On n'avait fait cesser que les deux dernières, en envoyant Fischer à la Maison Carrée, la femme alla habiter Alger.» L'intention est ici manifeste, on supprime la femme Fischer, pour ne pas même laisser à mon père l'excuse passionnelle. Une femme dans l'affaire, comme je l'ai dit, c'était l'explication indulgente de bien des choses. Mais la suppression du second passage est encore plus grave. Voici ce passage: «Le sieur Fischer s'est offert à acquitter pour Zola le montant des dettes au payement desquelles les 2000 francs saisis dans la malle ne suffiraient pas. Cette offre acceptée, tous les créanciers ont pu être payés, et le conseil d'administration couvert du déficit existant en magasin.» Mon père paye, le conseil d'administration lui donne quittance, et c'est justement cela qu'on supprime. Après les accusations féroces, qu'on imprime, on omet volontairement les lignes où il est dit qu'il a réglé ses comptes, qu'il n'a donc pas laissé de malversations derrière lui. On s'était dit le fameux: «Ça ne se saura pas». Et cela ne serait pas une pièce falsifiée, cela ne serait pas un faux! C'est un faux.

Je ne connais pas M. Judet, je ne l'ai jamais vu, je ne me suis jamais occupé de lui. Parce que nous ne pensions pas de même sur une question de justice, il a écrit contre mon père et contre moi une page immonde. Je ne sais s'il a conscience de sa faute, qui pèsera lourdement sur sa mémoire. Moi, je l'ignorerai demain comme je l'ignorais hier, et je n'aurai plus qu'un peu d'amère pitié.


Et, pour finir, j'en appelle de la lettre Combe à la lettre Rovigo, du colonel arrivé seulement depuis quelques jours, au général qui, depuis des mois, commandait en chef le corps d'occupation.

Le duc de Rovigo a écrit ceci: «M. Zola n'était encore soupçonné que de mauvaise administration.» Et encore ceci: «Je n'ai point exercé les pouvoirs d'une chambre de conseil des tribunaux ordinaires, parce qu'il n'y avait pas de plainte juridique.» Et enfin ceci: «A quel titre pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d'informer contre un homme qui a rempli tous les engagements qu'il avait pris?»

Cela me suffit, en attendant que je tâche de faire toute la vérité.

III

Un dossier encore, concernant l'ingénieur François Zola, vient d'être trouvé au ministère de la guerre. C'est le troisième, et il dormait aux archives du génie, où j'avais soupçonné son existence, sur les indications des documents que j'ai déjà entre les mains. Cette fois, il s'agit d'un dossier relatif au nouveau système de fortification, inventé par mon père et soumis par lui aux autorités compétentes. Mais l'examen de ce dossier me ramènera à la prétendue lettre Combe, et je crois bien que j'en tirerai une démonstration intéressante.

J'ai donc reçu de M. le contrôleur général Cretin, le 26 janvier, une lettre où il était dit: «J'ai l'honneur de vous faire connaître que, sur votre demande, M. le ministre a fait rechercher, dans les archives du comité du génie, s'il existait trace d'un projet de fortification de Paris, présenté par M. François Zola, en 1840. Le dossier relatif à cette affaire vient de me parvenir, et M. le ministre m'autorise à vous en donner communication dans mon cabinet.»

Je me suis par conséquent rendu le lendemain dans le bureau de M. le contrôleur général, que je tiens à remercier de son obligeance inépuisable. Et j'ai pris connaissance du dossier.


Mais, avant de dire ce que j'y ai trouvé, il est nécessaire que j'éclaire un peu la question. Je rappelle donc que, dès 1830, mon père avait soumis son nouveau système au roi Louis-Philippe. En 1831, il avait demandé une audience au général Saint-Cyr Nugues, président du comité du génie, pour lui en montrer les plans; et, dans sa réponse du 14 avril, ce général lui avait conseillé de déposer ses plans, pour qu'il pût les faire examiner par un rapporteur. Cette lettre est au dossier administratif, ainsi qu'une note du rapporteur choisi, M. le maréchal de camp Prévost de Vernois, qui dit sa bonne impression après un rapide coup d'œil. J'insiste sur cette première présentation faite par mon père de son projet, en 1831, que les pièces ci-dessus mettent hors de doute, mais dont la trace n'a pas encore été retrouvée au comité du génie. Les recherches continuent.

J'ajoute que l'idée de fortifier Paris était très impopulaire en 1831. Le projet de mon père n'avait aucune chance d'être accueilli, quelle que fût sa valeur, et il est certain qu'il le présentait surtout en inventeur désireux de faire connaître son mérite et de prendre date. D'ailleurs, il fut nommé, en juin, lieutenant dans la Légion étrangère, il partit pour l'Afrique, et le projet se trouva naturellement enterré. Mais, en 1840, lorsque la fortification de Paris fut décidée, malgré l'opposition toujours vive, mon père naturellement reprit son projet, le présenta de nouveau au roi, le déposa une seconde fois au ministère de la guerre. Et remarquez qu'il était contre l'enceinte continue, qu'il soutenait le système des forts détachés, ce qui était alors considéré comme une idée baroque de novateur, indigne même d'un examen sérieux.

J'ai déjà dit, dans un autre article, comment le projet, présenté au roi, fut renvoyé au ministre de la guerre, qui convoqua mon père le 10 octobre 1840, pour en causer avec lui. Et j'en arrive enfin au dossier qu'on vient de retrouver et où se prouve le dénouement de l'affaire.

Ce dossier ne se compose que de trois pièces: 1° un rapport du 3 novembre 1840, du lieutenant-général Dode, directeur supérieur des travaux de fortifications de Paris, sur le mémoire de François Zola; 2° une lettre transmissive (du même jour) dudit rapport au ministre de la guerre; 3° la minute de la lettre adressée le 26 novembre 1840 à François Zola par le ministre de la guerre.

Le rapport du lieutenant-général Dode n'est pas tendre. Imaginez un classique du temps, auquel un romantique aurait soumis des vers à césure brisée. En dévot fidèle des principes de Vauban, il bouscula fort ce novateur qui lui apportait l'avenir. Son rapport, de neuf grandes pages, est d'ailleurs très consciencieux, très bien fait, et je n'en citerai rien, car il y aurait cruauté à insister, après la terrible expérience de 1870, qui est venue donner si tragiquement raison à mon père. Voici simplement le début de la lettre dont il accompagna son rapport. Il écrivait au ministre: «Vous m'avez adressé, avec votre lettre en date du 29 octobre, un mémoire de M. Zola, ancien officier d'artillerie et actuellement ingénieur civil, qui a été présenté au roi et au président du conseil des ministres, puis renvoyé au ministère.» Et il termine en faisant remarquer qu'il ne s'agit plus de discuter des projets, mais d'exécuter immédiatement «le dispositif formellement arrêté au conseil des ministres et qui n'a été adopté qu'après avoir été longuement débattu par la commission de défense de 1836». C'était en effet la raison sans réplique, et la naïveté de mon père, seul et incompris, venant se mettre entre les mains de ce redoutable adversaire me fait sourire.

Nous verrons mon père incorrigible. Il avait écrit deux lettres à M. Thiers, il en avait écrit une autre au roi, et il s'était même avisé de réunir tous ces documents en une brochure, sous ce titre: Lignes stratégiques pour la défense de la capitale du royaume, du territoire français et de l'Algérie, brochure qu'il avait ensuite fait distribuer à tous les membres du Parlement. A côté de données qui ont vieilli, il s'y trouve des parties surprenantes, prophétiques. C'est ainsi que, pour l'emplacement de ses tours détachées, il indiquait presque la ligne qu'on devait adopter pour les nouveaux forts, après 1870. Mais il y a là toute une étude trop longue, d'un singulier intérêt, que je ferai plus tard, dans le livre que je me propose d'écrire.

Et j'en finirai avec le dossier retrouvé aux archives du génie, en donnant en entier la lettre écrite par le ministre à mon père. Je dirai ensuite pourquoi.

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