La vérité en marche: L'affaire Dreyfus
A Monsieur Zola, demeurant à Paris, rue Saint-Joseph, 10 bis.
«Monsieur,
«Vous aviez adressé à Sa Majesté, qui en a ordonné le renvoi à mon ministère, un mémoire sur le projet de fortifier Paris, dans lequel, critiquant les dispositions qu'on veut suivre, vous proposiez de substituer à ces dispositions, un système de tours qui, sous le rapport de la défense, de l'économie, du temps nécessaire à l'exécution, etc., etc., présenterait, disiez-vous, un avantage incontestable.
«J'ai chargé monsieur le président du comité des fortifications d'examiner attentivement votre mémoire, et j'ai reconnu, d'après le rapport détaillé qu'il m'a soumis à cet égard, que vos idées sur la manière de fortifier Paris n'étaient pas susceptibles d'être accueillies.
«Je me plais néanmoins à rendre justice aux louables intentions qui ont dicté votre démarche, et je ne puis que vous remercier de la communication que vous avez bien voulu faire au gouvernement de vos études sur cet objet.
«Recevez, monsieur, l'assurance de ma parfaite considération.
«Le ministre de la guerre,
Soult.»
Le maréchal Soult! Ce nom, au bas de cette lettre, m'a donné un éblouissement. Le ministère Thiers était en effet tombé le 29 octobre 1840, et un ministère Soult lui avait succédé, qui devait durer jusqu'à la fin de l'année 1847. Il y avait donc près d'un mois que le maréchal était au pouvoir, lorsqu'il eut à s'occuper du projet de mon père et qu'il signa la lettre qu'on vient de lire. Or la rencontre prodigieuse est que le maréchal Soult avait déjà été ministre de la guerre en 1832, et que c'était à lui qu'étaient arrivés le rapport Combe et la lettre Rovigo, et que c'était lui qui avait dû régler la question, si obscure aujourd'hui, de la démission de mon père. Le voyez-vous avoir affaire «au vil instrument de toutes les turpitudes humaines, à l'intrigant plein de mensonges, de déceptions et de vilenies», dont parle la prétendue lettre Combe, le voyez-vous se souvenant et écrivant avec cette courtoisie à mon père, que lui envoient le roi et le président du conseil? Comment m'expliquera-t-on cela, et n'est-il pas évident que mon père avait justifié sa conduite et qu'il ne restait rien de ce qu'on avait eu peut-être à lui reprocher?
Mais je veux que la démonstration soit plus éclatante encore. Et pour cela je n'ai qu'à reprendre la vie au grand jour, les travaux considérables de mon père, depuis le 24 janvier 1833, date de son arrivée d'Alger à Marseille, jusqu'au 27 mars 1847, date de sa mort, dans cette ville de Marseille, à laquelle il s'était dévoué et qu'il aima tant.
Depuis une semaine, je feuillette mes vieux papiers de famille, j'y fais à chaque instant des découvertes qui m'étreignent le cœur. Loin de se cacher, mon père, à son retour d'Alger, ouvre un cabinet d'ingénieur. Il habite la rue de l'Arbre de 1833 à 1835, il s'installe ensuite, de 1835 à 1838, au n° 22 de la Cannebière, où il occupait trois dessinateurs et deux élèves. Le document le plus ancien que j'aie retrouvé, est une lettre du maire Consolat, dont le souvenir est resté si vif, une sorte de circulaire, datée du 1er août 1833, qu'il adressait à mon père, pour le prévenir que les essais proposés par diverses personnes, pour améliorer l'éclairage des rues, commenceraient le 8 août, et pour le prier de se présenter à l'Hôtel de Ville, où on lui indiquerait les rues dans lesquelles les essais auraient lieu. Il n'était là que depuis cinq mois, et déjà le besoin de création le tourmentait, il se passionnait pour les travaux d'intérêt public.
Il devait aussi plus tard, en 1838, lorsque le canal n'amenait pas encore les eaux de la Durance, rêver de soulager la ville, en attendant, par un moyen ingénieux. Et j'ai retrouvé la trace de ce projet, dans une brochure imprimée à Paris, chez Poussielgue, rue du Croissant. Le titre suffit à indiquer l'idée: «Lettre adressée à M. le maire et à MM. les membres du conseil-municipal de la ville de Marseille, accompagnant le traité et le projet pour la distribution dans la ville de Marseille et sa banlieue des eaux provenant des crues de l'Huveaune.» Je ne fais que citer, c'était une de ces nombreuses idées, qu'il risquait entre deux grands projets.
Car la grosse affaire, le grand projet qui demanda plusieurs années de sa vie, qui remplit tout son séjour à Marseille, fut son projet d'un dock maritime et d'une passe de sortie. Dès 1834, il paraît s'en être occupé. La ville de Marseille s'inquiétait de l'encombrement de son port, un des plus sûrs des côtes de France, mais bien étroit, et qui offrait un inconvénient grave, celui de la sortie impossible par les vents contraires. Aussi le conseil municipal avait-il mis la question au concours, et les projets affluèrent. Mon père en présenta successivement plusieurs, qu'il soumit au conseil, au fur et à mesure que la question s'élargissait. Pendant quatre années, il se dépensa avec une activité extraordinaire, il lutta vaillamment pour défendre ses idées. J'ai entre les mains un dossier énorme sur cette affaire, des brochures, des plans, des journaux de l'époque.
La première brochure est du 1er juillet 1835, et porte ce titre: «Projet pour la construction d'un dock et d'un canal maritime entre le port de Marseille et l'anse de la Fausse-Monnaie, à Endoume, pour faire sortir les bâtiments par les vents contraires.» Une autre brochure, de 1836, est intitulée: «Lettre adressée à MM. les membres du conseil municipal sur l'agrandissement du port sans recourir à un port auxiliaire.» Puis, c'est tout un volume, daté aussi de 1830: «Mémoire à consulter par MM. les membres du conseil général des ponts et chaussées, servant de réponse au Mémoire de M. Eugène Flachat.» Le projet de mon père avait été déclaré d'utilité publique par le conseil municipal de Marseille, par la commission nommée par le ministre de la marine et enfin par la commission d'enquête qui l'avait adopté après une combinaison de deux projets présentés séparément au concours. Il avait aussi reçu l'approbation de deux cent dix capitaines marins. Le projet n'en était pas moins violemment attaqué par les auteurs des autres projets, et mon père se débattait, faisait face à toutes les objections. Après son canal intérieur de 1835, il en avait imaginé un autre, latéral à la mer, en 1837. Au mois d'août de cette dernière année, le ministre des travaux publics avait fait étudier ces deux canaux de sortie par M. Toussaint, ingénieur attaché au port, qui, ayant estimé la dépense du premier à quinze millions, et celle du second a dix millions, s'était prononcé pour celui-ci. Mon père avait écrit une nouvelle brochure pour réfuter les devis de M. Toussaint, et l'avait adressée au ministre, le 14 septembre 1839, sous ce titre: «Lettre à M. Legrand, sous-secrétaire d'État au ministère des travaux publics.»
On sait que lé projet du port de la Joliette finit par l'emporter. La nouvelle génération voulut faire, grand. Mais bien des prévisions de mon père se réalisèrent, le port de la Joliette n'est pas sûr, la sûreté de l'ancien port a été compromise par la tranchée ouverte derrière le fort Saint-Jean; et, voici quelques années, on parlait de reprendre certaines idées de l'ingénieur François Zola. En tout cas, il avait lutté quatre ans, écrit quatorze mémoires ou lettres, dressé des plans sans nombre, dont deux grands atlas que je possède encore, mené une polémique de tous les instants dans le Sémaphore, fait quatre ou cinq voyages à Paris, dépensé plus de cent mille francs en frais de toutes sortes. Et cela dans un retentissement de publicité dont Marseille se souvient encore.
Ce fut à l'occasion de ce projet que mon père, pendant un de ses voyages à Paris, fut reçu par le roi Louis-Philippe et par le prince de Joinville. La trace de la première de ces audiences se trouve dans la lettre qu'il écrivit à l'aide de camp de service, en 1840, pour demander une nouvelle audience, à propos des fortifications de Paris, et qui commence ainsi: «En 1836, j'ai eu l'honneur d'être présenté à Sa Majesté par M. le général comte d'Houdetot, pour lui soumettre un grand atlas contenant tous les détails de mon projet de dock pour le port de Marseille, que Sa Majesté a permis d'appeler Dock Joinville.» Le général d'Houdetot, petit-fils de la célèbre madame d'Houdetot, était un familier du roi, dont il avait été déjà aide de camp en 1826, lorsque le roi n'était encore que le duc d'Orléans.
Mais il existe de l'audience accordée par le prince de Joinville un témoignage plus net et plus intéressant. Le prince avait alors dix-huit ans et venait d'être nommé lieutenant de vaisseau. Voici donc ce qu'on lit dans le Moniteur universel, du vendredi 27 mai 1836, première page, deuxième colonne:
«Dimanche dernier, 22 du courant, M. Zola, ingénieur-architecte-topographe, a eu l'honneur d'être présenté à S. A. R. Mgr le prince de Joinville, et de lui soumettre les plans de son beau travail, récemment adopté par la ville de Marseille, pour la création d'un bassin sous le nom de Docks Joinville, et d'un canal pour la sortie du port par les vents impétueux du nord-ouest. Son Altesse Royale s'est livrée avec un intérêt soutenu à l'examen de ces plans et à l'étude de moyens mécaniques très ingénieux inventés par M. Zola, pour rendre moins dispendieuse et plus rapide l'exécution de son projet. Elle a témoigné qu'elle serait flattée de voir l'industrie accomplir une œuvre d'une si haute importance pour la prospérité de Marseille et même pour la marine de l'État. M. A. Trognon, précepteur du prince, et MM. Hermoux (de Seine-et-Oise) et Cuoq, membres de la Chambre des députés, ont eu aussi l'avantage d'apprécier le mérite du beau travail de M. Zola.»
Maintenant, il faut se rappeler les événements de 1832, en Algérie, qui ne dataient que de quatre ans. Dans le dossier administratif de mon père, d'où l'on a sorti la prétendue lettre Combe, il y a une pièce qui établit que les bureaux de la guerre, en lutte avec le duc de Rovigo sur la démission du lieutenant Zola, ont décidé de porter la question devant le roi lui-même. Le roi est donc saisi du dossier, on lui explique l'affaire, on lui soumet sans doute les pièces. Et voilà le roi qui connaît le rapport Combe, qui connaît la lettre Rovigo, voilà le roi qui reçoit flatteusement mon père quatre ans plus tard, qui l'envoie à son fils, le prince de Joinville, qui accepte que le nom de ce fils soit donné à un travail de l'homme qu'il aurait lui-même chassé honteusement de l'armée! Voilà le Moniteur qui loue dans les termes qu'on vient de lire l'officier déchu, voilà toute une apothéose au grand soleil, dans cette ville de Marseille, qui est la voisine d'Alger! Encore une fois, comment m'expliquera-t-on cela, et n'est-il pas de plus en plus évident que mon père avait justifié sa conduite et qu'il ne restait rien de ce qu'on avait eu peut-être à lui reprocher?
Il y a mieux encore, et nous allons à présent voir mon père dans sa grande affaire du canal qui porte son nom, à Aix, qui l'occupa neuf années, et dont il est mort.
Mais, auparavant, je veux dire un mot d'une machine à transporter les terres, qu'il inventa. Cela montrera la fertilité de son esprit, l'homme d'activité qui ne se décourageait jamais, qui acceptait ses échecs avec une gaie bonhomie, toujours prêt à la besogne, même au service des autres. Lorsque les travaux de l'enceinte continue de Paris commencèrent, il voulut en être, bien qu'on eût repoussé son projet de forts détachés. Et il inventa donc une machine à terrasser, pour laquelle il prit un brevet le 10 juin 1841. J'ai retrouvé le brevet, avec un «Mémoire descriptif d'un atelier mécanique propre au transport des terres provenant des fouilles, avec plan relatif y annexé.» La machine fut construite dans un chantier qui portait alors le numéro 80 de la rue Miromesnil, pendant les premiers mois de 1842, et elle fonctionna ensuite, pour déblayer le fossé des fortifications qu'on creusait alors, du côté de Clignancourt.
J'arrive au canal Zola. Je crois bien que le projet de mon père dut se produire dans les derniers mois de l'année 1838. J'ai un numéro du Mémorial d'Aix, daté du 22 septembre 1838, où se trouve un article qui parle du projet, comme d'une nouveauté. Mais, naturellement, mon père devait s'en occuper depuis des mois; et j'imagine que la sécheresse dont souffrait si cruellement la ville devait l'avoir frappé, au cours de ses fréquents voyages, lorsque ses affaires l'y appelaient de Marseille, si voisine. Il avait eu l'idée, en parcourant les environs, de barrer certaines gorges, de façon à y retenir les crues des torrents pour y créer d'immenses réservoirs, dont un canal amènerait les eaux à la ville, après avoir arrosé les campagnes desséchées. Et, peu à peu, lorsque son système de fortification eut été rejeté, lorsque Marseille eut préféré le nouveau port de la Joliette à son dock et à sa passe de sortie, il fut pris tout entier par ce projet de canal, il s'y donna avec la passion d'activité qu'il mettait dans toutes choses, il finit par quitter Marseille pour venir s'installer définitivement à Aix. Je l'ai dit, il devait en mourir, exténué de travail, épuisé dans une lutte dont on ne saurait croire l'âpreté, au milieu d'obstacles sans cesse renaissants.
Il y eut trois traités avec la ville d'Aix, le premier du 10 décembre 1838, le second du 19 avril 1843, enfin le traité définitif du 1er juin 1845, qui fut signé après que le conseil municipal eut adopté les modifications réclamées par le conseil d'État et celles demandées par mon père. L'ordonnance royale, déclarant les travaux du canal d'utilité publique, ne fut signée par le roi que le 31 mai 1844. La lutte de mon père durait déjà depuis six ans, contre l'esprit rétrograde, contre le mauvais vouloir des indifférents, contre les colères intéressées de certains propriétaires. Il avait à se battre quotidiennement au milieu d'attaques, d'outrages, de procès, de difficultés d'argent inextricables. Lorsque je conterai cette histoire, je montrerai quelle force d'âme il faut à ces héros obscurs, qui, sur le terrain étroit d'un coin perdu de province, dépensent souvent une énergie surhumaine. Et s'imagine-t-on ce que c'est que l'inventeur, avec son projet, ayant à conquérir toute une ville d'abord, la municipalité, les autorités locales, le sous-préfet, l'ingénieur des ponts et chaussées, les inspecteurs de toutes sortes, puis la population elle-même, des souscripteurs et des abonnés? Et s'imagine-t-on ce qu'il faut de ténacité ensuite pour obtenir l'ordonnance royale, les mémoires à écrire, les formalités à remplir, tant d'obstacles à surmonter, que dès années sont le plus souvent nécessaires? Mon père y mit six ans des efforts les plus acharnés. Il fallut près de trois ans encore, pour que les dernières difficultés fussent aplanies, et les travaux enfin commençaient, dans les premiers mois de 1847, lorsque mon père mourut, le 27 mars.
Jamais, d'ailleurs, il n'aurait réussi, sans des amitiés puissantes qui le soutinrent. Au premier rang, il faut mettre le maire d'Aix d'alors, M. Aude, l'ami de M. Thiers, dont j'ai plus de cinquante lettres, qui disent son dévouement à l'idée de mon père. M. Thiers lui-même fut, dans les heures difficiles, le suprême recours. Puis, je nommerai M. Labot, avocat à la Cour de cassation, dont la volumineuse correspondance, que je viens de parcourir, me fournira les renseignements les plus précieux, le jour où je pourrai écrire le livre que je rêve. Toute cette longue lutte donna lieu à des polémiques sans fin, dont retentirent les journaux de l'époque. Sans cesse, des lettres, des mémoires furent adressées au roi, en son conseil d'État. J'en ai des ballots. Pour l'ordonnance royale, toutes sortes d'enquêtes furent faites. Jamais projet ne fut plus longuement, plus âprement étudié, examiné, traîné au grand jour. Jamais auteur ne fut plus épluché, plus discuté, plus forcé de répondre à des objections, à des accusations, à des injures parfois. Toujours mon père en est sorti victorieux. Sa mémoire elle-même a vaincu, car, après une destinée inouïe, qui a fait que les eaux du canal sont seulement arrivées à Aix le 15 août 1868, trente ans après les premières études, justice a été rendue au créateur par la ville, qui a donné le nom de François Zola à un de ses boulevards.
Et j'arrive à la conclusion que je veux tirer de tout ceci. Vainement, dans ce dossier considérable, au cours de cette affaire si retentissante, j'ai cherché un ressouvenir des événements de 1832, en Algérie, la moindre allusion à une aventure que les adversaires de mon père auraient été si heureux de lui jeter à la face. Mon espoir, je l'avoue, était de trouver l'accusation, car mon père aurait certainement répondu, et j'aurais enfin son explication, sa défense, qui n'est plus dans les dossiers du ministère de la guerre. Mais rien, c'est le néant. Ainsi voilà un homme qui a été reçu deux fois par le roi, qui a été reçu par le prince de Joinville, qui sans cesse s'est adressé au roi, aux ministres, aux députés, aux hauts fonctionnaires, pour ses multiples projets! Voilà un homme qui vit au plein jour de la publicité, qui traîne à sa suite une meute de contradicteurs et d'ennemis, qui a besoin de la considération publique pour mener à bien les projets qu'il enfante coup sur coup! Voilà un homme qui a continuellement affaire au gouvernement, à ce ministère que préside le maréchal Soult, dont le long pouvoir dura de la fin de 1840 à la fin de 1847. Et le roi aurait connu l'indignité de cet homme, et le maréchal Soult serait l'ancien ministre qui voulait exiger du duc de Rovigo que cet homme fût jugé par un conseil de guerre et condamné? Et M. Thiers, M. Aude, M. Labot, tant d'autres, n'auraient été que les victimes de cet homme? Et les journaux, qui s'entretenaient constamment de cet homme, de ses travaux, de ses publications, n'auraient rien soupçonné, rien dit? Et les adversaires de cet homme qui avaient tant d'intérêt à le supprimer, ne seraient pas parvenus à savoir sa prétendue faute? Et tout serait enfin menteur chez cet homme, ses grands travaux qui sont de notoriété publique, l'admirable vie de labeur qu'il a menée de 1833 à 1847, la mémoire vénérée qu'il a laissée en Provence, la gratitude de toute une ville, inscrite encore sur les murs?
Tel qu'un refrain, je ne puis que répéter ce que j'ai déjà dit. Comment m'expliquera-t-on cela, et n'est-il pas de toute évidence que mon père avait justifié sa conduite et qu'il ne restait rien de ce qu'on avait eu peut-être à lui reprocher?
En terminant, j'utiliserai un dernier document qui prouve, sans contestation possible, que la manœuvre pour salir la mémoire de mon père n'a pas été l'idée ni l'acte spontané, passionné d'un seul, mais le long complot, le crime abominable, mûrement réfléchi de plusieurs.
J'ai déjà démontré que la communication du dossier de mon père au colonel Henry n'avait pu avoir lieu sans un ordre du général Gonse. Derrière celui-ci, étaient sûrement le général de Boisdeffre et le général Billot, le ministre de la guerre en personne. Dans cette affaire, comme dans beaucoup d'autres, les chefs ont connu les agissements d'Henry, l'ont laissé faire, s'ils ne l'ont pas poussé à faire. En voici la preuve.
Le 29 avril 1898, la Patrie reproduisait un article envoyé de Paris au Patriote, de Bruxelles, dans lequel se trouvait ce passage:
«On se demande ce qu'attend le général de Boisdeffre pour écraser d'un seul coup ses adversaires qui sont en même temps les ennemis de l'armée et de la France. Il lui suffirait pour cela de sortir dès aujourd'hui une des nombreuses preuves que l'état-major possède de la culpabilité de Dreyfus, ou même de publier quelques-uns des nombreux dossiers qui existent, soit au service des renseignements, soit aux archives de la guerre, sur plusieurs des plus notoires apologistes du traître ou sur leur parenté.»
Je crois que je suis désigné clairement et que la menace de divulguer le dossier de mon père se trouve là publique, éclatante. Or on n'était alors qu'au 20 avril. Ce fut quatre semaines plus tard, le 23 et le 25 mai, que le Petit Journal commença la campagne, et il ne donna les prétendues lettres Combe que le 18 juillet. Ainsi donc, il y avait plus de deux mois et demi que les journaux amis du général de Boisdeffre étaient prévenus et qu'ils le sommaient d'utiliser les petits papiers qu'ils savaient entre ses mains.
Les chefs, et non pas Henry seulement, tenaient prêtes les prétendues lettres Combe, et s'ils ne commettaient pas tout de suite l'ignominie de les publier, ce n'était point qu'ils eussent des scrupules, c'était qu'ils attendaient le moment où la publication serait la plus meurtrière possible. Dans un établissement religieux du quartier de l'Europe, un ancien élève qui, vers ce temps, rendit visite à un Père, son professeur autrefois, reçut de sa bouche cette bonne nouvelle: «Oh! Zola, il n'est plus à craindre, il est fini, nous avons de quoi le tuer!»
Les pauvres gens! Ils ne savaient même pas, en allant réveiller mon père dans sa tombe, quel homme d'intelligence et de travail, d'activité et de bonté ils allaient en faire sortir. Ils ne lui en voulaient point, à lui, ils n'avaient que l'idée de m'assassiner, moi. Ce n'était qu'un mort, on pouvait l'outrager, il ne répondrait pas. Leur noire ignorance ne s'était pas même inquiétée de savoir quel mort ils choisissaient, si ce n'était pas un mort difficile, dont la mémoire évoquée pourrait les confondre. Non! ils culbutaient en pleine boue, s'en éclaboussaient eux-mêmes, en voulant en couvrir les autres, tandis qu'ils se débattaient, éperdus, dans leur terreur du châtiment. Et voilà que le mort, réveillé, s'est fait leur accusateur.
Dans l'affaire Dreyfus, pour maintenir l'innocent à l'île du Diable et pour sauver du bagne les bourreaux et les faussaires, ils se sont rendus coupables de bien des infamies, mais celle qu'ils ont commise dans le but de me déshonorer en déshonorant la mémoire de mon père, a été assurément la plus bête, la plus sale et la plus lâche.
FIN
Ce volume était paru depuis quelques semaines, lorsque j'ai écrit la lettre suivante à mon avocat, Me Labori. Et je crois devoir la joindre aux nouvelles éditions, comme une note dernière.
Paris, 7 mars 1901.
Mon cher et grand ami,
Voici venir le moment où va expirer le délai de prescription, pour l'affaire Judet et pour l'affaire des experts. Et il nous faut prendre une décision.
Vous savez quels ont été jusqu'ici mon trouble et ma répugnance. Cette loi d'amnistie, que j'ai tant combattue, cette loi scélérate que j'ai dénoncée comme un aveu de faiblesse et de honte, vais-je donc la reconnaître et l'accepter dans ses conséquences? On a brisé pour nous la loi, on nous a changé nos juges, vais-je m'incliner, sanctionner ce monstrueux déni de justice, en obéissant, en consentant à passer par la petite porte qu'on a bien voulu laisser entre-bâillée encore, sous le prétexte dérisoire de respecter l'action civile? Ce serait, il me semble, profiter de l'amnistie, ne plus l'ignorer, ne plus la rejeter dans son abomination totale»
Et, d'autre part, allons-nous accepter cette diminution de nous-mêmes et de nos actes, qu'on nous offre comme une aumône? Nous nous battions pour la Vérité, pour la Justice, nous défendions une cause sainte, dont la grandeur soutenait nos courages, nous faisions une œuvre magnifique et désintéressée d'équité, d'humanité. Et voilà qu'on la salit, qu'on l'anéantit entre nos mains, et puis on veut bien nous dire, en forme de consolation, qu'on nous permet de plaider au civil, si nous nous croyons lésés dans nos intérêts matériels. Maintenant que notre œuvre d'idéal est dans la boue, nous pouvons tenter de passer à la caisse, et l'on s'est arrangé pour étrangler le peu de vérité que nous tâcherions encore de faire. Je ne sais rien de plus insolent ni de plus humiliant.
Eh bien! mon ami, j'ai réfléchi et je préfère tout abandonner. Je ne veux pas être complice, en acceptant quoi que ce soit de leur amnistie. Je ne veux pas que notre affaire si noble et si pure d'intérêt égoïste finisse lamentablement dans de basses questions d'argent. Cela me gâterait tout notre effort d'abnégation et de bravoure.
Dans l'affaire Judet, j'ai obtenu contre l'insulteur de mon père, en police correctionnelle, une condamnation à cinq mille francs de dommages-intérêts, appuyée sur des considérants qui me contentent. Jamais je n'ai fait de procès à personne, jamais je n'en ferai, à moins de nécessité absolue. Si j'ai assigné M. Judet, c'est sous le coup de circonstances dont je n'ai pas été le maître. Je n'ai dans notre justice sociale aucune confiance, et ce n'est pas à elle en tout cas que j'aurai jamais l'idée de confier mon honneur et celui de mon père. Ma défense et celle des miens, dans des questions de conscience, est une besogne qui me regarde et à laquelle je suffis.
Dans l'affaire des experts, c'est mieux encore, je suis partagé entre le dégoût et l'envie de rire. Voilà trois hommes, les sieurs Belhomme, Couard et Varinard, qui, non contents d'avoir commis la stupéfiante et inquiétante erreur de ne pas reconnaître dans le bordereau l'écriture et la main d'Esterhazy, ont eu la triomphante idée d'aggraver leur cas, en me faisant condamner à trente mille francs de dommages-intérêts, parce que je les avais accusés «d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et du jugement». Et, dans leur hâte à toucher le bon argent, si noblement gagné, dans la crainte de ne le toucher jamais, s'ils attendaient que la vérité éclatât, ils ont fait saisir et vendre mes meubles, pendant mon absence. Leurs trois noms sont à jamais gravés sur un monument impérissable. Pourquoi ne pas les laisser galoper, les poches pleines? Qu'ils gardent l'argent! L'âcre ironie de l'aventure en sera plus forte, et il y aura dans l'Affaire un peu plus de bassesse.
Et ce n'est pas tout, cette laide question d'argent s'aggrave à mon égard, d'une façon assez malpropre, pour les hommes qui ont rédigé et voté la loi d'amnistie. Pendant mon exil en Angleterre, un ami avait dû verser la somme de sept mille cinq cent cinquante-cinq francs, en payement temporaire des amendes et des frais du procès de Versailles. Puisque leur amnistie, selon eux, effaçait tout, il me semblait bien qu'on rendrait cet argent, qui n'était point acquis, du moment que j'avais frappé l'arrêt d'une opposition et que le procès devait être jugé à nouveau. Point du tout! on m'a fait répondre que le paragraphe 8 de l'article 2 porte que «les sommes recouvrées, à quelque titre que ce soit, avant la promulgation de la loi, ne seront pas restituées». Ce paragraphe ne s'applique évidemment qu'à certaines contraventions amnistiées. N'importe, on y fait rentrer les sept mille cinq cent cinquante-cinq francs, on torture le texte de la loi, et l'État lui aussi garde l'argent. Si le parquet s'entête à cette interprétation, ce sera une monstruosité encore, dans l'indigne façon dont on m'a refusé toute justice.
Voilà donc, mon ami, ma décision, que j'avais à vous faire connaître. Après vous avoir tant admiré, tant aimé, aux jours héroïques, dans vos plaidoiries si belles d'éloquence et de courage, je ne vous vois pas disputailler en mon nom, devant une chambre civile, pour encaisser les cinq mille francs de M. Judet ou pour rattraper les trente mille francs des experts. On nous a, je le répète, brisé et souillé l'œuvre de justice, l'œuvre d'humanité que nous accomplissions, au nom de l'idéal, et nous n'irons pas la traîner, l'achever, en d'étroits procès d'intérêt personnel, qui ne seraient plus à la cause que d'une longue et douloureuse inutilité. La vérité ne pourrait venir de là, et elle viendra.
Bien affectueusement à vous, mon cher et grand ami.
Émile ZOLA.