La vie de Rossini, tome II
The Project Gutenberg eBook of La vie de Rossini, tome II
Title: La vie de Rossini, tome II
Author: Stendhal
Release date: January 15, 2010 [eBook #30978]
Language: French
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LE LIVRE DU DIVAN
STENDHAL
VIE
DE ROSSINI
II
ÉTABLISSEMENT DU TEXTE ET PRÉFACE PAR
HENRI MARTINEAU
PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37
MCMXXIX
STENDHAL
VIE
DE ROSSINILaissez aller votre pensée
comme cet insecte qu'on
lâche en l'air avec un fil à
la patte.Socrate. Nuées d'Aristophane.
VIE DE ROSSINI
CHAPITRE XX
LA CENERENTOLA
Jai entendu pour la première fois la Cenerentola à Trieste; elle était divinement chantée par madame Pasta, aussi piquante dans le rôle de Cendrillon qu'elle est tragique dans Roméo; par Zuchelli, dont le public de Paris a le tort de ne pas assez apprécier la voix magnifique et pure; et enfin par le délicieux bouffe Paccini.
Il est difficile de rencontrer un opéra mieux monté. Le public de Trieste fut de cet avis; car, au lieu de trente représentations de la Cenerentola que madame Pasta devait donner, il en exigea cent.
Malgré le talent des acteurs et l'enthousiasme du public, chose si nécessaire au plaisir musical, la Cenerentola ne me fit aucun plaisir. Le premier jour, je me crus malade; je fus obligé de m'avouer aux représentations suivantes, qui me laissaient froid et glacé au milieu d'un public ivre de joie, que mon malheur était un accident personnel. La musique de la Cenerentola me paraît manquer de beau idéal.
Il est des spectateurs peu attentifs au mérite de la difficulté vaincue, et auxquels la musique ne plaît que par les illusions romanesques et brillantes dont elle berce leur imagination. Si la musique est mauvaise, elle ne donne rien à l'imagination; si elle est sans idéal, elle fournit des images qui choquent comme basses, et l'imagination repoussée prend son vol ailleurs. En voyant la Cenerentola sur l'affiche, je dirais volontiers comme le marquis de Moncade: C'est ce soir que je m'encanaille. Cette musique fixe constamment mon imagination sur des malheurs ou des jouissances de vanité, sur le bonheur d'aller au bal avec de beaux habits ou d'être nommé maître d'hôtel par un prince. Or, né en France et l'ayant longtemps habitée, j'avoue que je suis las et de la vanité, et des désappointements de la vanité, et du caractère gascon, et des cinq ou six cents vaudevilles qu'il m'a fallu essuyer sur les mécomptes de la vanité. Depuis la mort des derniers hommes de génie, d'Églantine et Beaumarchais, tout notre théâtre ne roule que sur un seul mobile, la vanité; la société elle-même, du moins les dix-neuf vingtièmes de la société et tout ce qu'elle renferme de vulgaire, n'est mis en activité que par un seul mobile, la vanité. On peut, je crois, sans cesser d'aimer la France, être un peu las de cette passion qui, chez nous, remplace toutes les autres.
J'allais à Trieste pour chercher du nouveau; en voyant la Cenerentola, je me crus encore au Gymnase.
La musique est incapable de parler vite; elle peut peindre les nuances de passions les plus fugitives, des nuances qui échapperaient à la plume des plus grands écrivains; on peut même dire que son empire commence où finit celui de la parole; mais ce qu'elle peint, elle ne peut pas le montrer à moitié. Elle partage en ce sens les désavantages de la sculpture, mise en rivalité avec la peinture sa sœur: la plupart des objets qui nous frappent dans la vie réelle sont interdits à la sculpture, parce qu'elle a le malheur d'être hors d'état de peindre à demi. Un guerrier célèbre, couvert de son armure, est magnifique sous le pinceau de Paul Véronèse ou de Rubens; rien de plus ridicule et de plus lourd sous le ciseau du sculpteur. Voyez le Henri IV de la cour du Louvre[1].
Un sot fera un récit pompeux et faux d'un prétendu combat dans lequel il s'est couvert de gloire; le chant est de bonne foi et nous peint sa valeur, mais l'accompagnement se moque de lui. Cimarosa a fait vingt chefs-d'œuvre sur des données de cette espèce.
La mélodie ne peut pas fixer à demi notre imagination sur une nuance de passion, cet avantage est réservé à l'harmonie; mais remarquez que l'harmonie ne peut peindre que des nuances rapides et fugitives. Si elle usurpe trop longtemps l'attention, elle tue le chant, comme dans certains passages de Mozart; et, à son tour, l'harmonie devenant partie principale, ne peut pas peindre à demi. Je demande pardon pour ce petit écart métaphysique, que je pourrais rendre moins inintelligible au moyen d'un piano[2].
Je tentais d'expliquer comme quoi la musique est peu propre à rendre les bonheurs de vanité, et toutes les petites mystifications françaises qui, depuis dix ans, fournissent les théâtres de Paris de tant de pièces extrêmement piquantes[3], mais que l'on ne peut revoir trois fois.
Les bonheurs de vanité sont fondés sur une comparaison vive et rapide avec les autres. Il faut toujours les autres; cela seul suffit pour glacer l'imagination, dont l'aile puissante ne se développe que dans la solitude et l'entier oubli des autres. Un art qui n'agit que par l'imagination ne doit donc pas se piquer de peindre la vanité.
La Cenerentola est de 1817; Rossini l'écrivit à Rome pour le théâtre Valle et pour la saison du Carnaval (26 décembre 1816, jusque vers le milieu de février 1817). Il eut des chanteurs assez inconnus, mesdames Righetti et Rossi, le ténor Guglielmi, et le bouffe De Begnis.
L'introduction de la Cenerentola se compose du chant des trois sœurs: l'aînée essaie un pas devant sa psyché; la seconde ajuste une fleur dans ses cheveux; la pauvre Cendrillon, fidèle au rôle que nous lui connaissons depuis notre enfance, souffle le feu pour faire du café. Cette introduction est fort piquante; le chant de Cendrillon est touchant, mais touchant comme le drame, touchant par un malheur vulgaire: tout cela semble écrit sous la dictée du proverbe français: Glissons, n'appuyons pas. Cette musique est éminemment rossinienne. Jamais Paisiello, Cimarosa ou Guglielmi n'ont atteint à ce degré de légèreté.
Una volta, e due, e tre!
Le chant de ces mots me semble parfaitement trivial. A ce moment, la musique de la Cenerentola commence toujours à m'être déplaisante; et cette impression, qui ne disparaît jamais tout à fait, revient souvent avec une nouvelle force. A Trieste, pour me consoler d'être triste comme un Anglais au milieu d'un parterre tout joyeux, je conclus de ce que j'éprouvais que la musique a aussi son beau idéal: il faut que les situations auxquelles elle nous fait songer, il faut que les images qu'elle lance sur notre imagination n'aient point un degré de vulgarité trop marqué. Je ne puis me faire aux comédies de M. Picard, je méprise trop ses héros; je ne nie pas qu'il n'y ait beaucoup de Philibert et de Jacques Fauvel dans le monde, mais ce que je nie, c'est que je leur adresse jamais la parole.
En entendant ce chant,
Una volta, e due, e tre!
je me crois toujours dans une arrière-boutique de la rue Saint-Denis. Le Polonais ou l'habitant de Trieste ne peut avoir cette impression désagréable: quant à moi, je désire de tout mon cœur que l'on soit heureux dans toutes les arrière-boutiques de France, mais je ne puis faire ma société des gens qui les habitent; je déplairais encore plus qu'on ne me déplairait.
La cavatine de don Magnifico,
Miei rampolli feminini,
chantée par Galli ou Zuchelli, est une débauche de belle voix: ce morceau a beaucoup de succès, parce qu'il nous fait goûter vivement le charme attaché à de beaux sons de basse bien pleins et bien sonores; du reste, il est dans le style de Cimarosa, au génie près.
Le duetto de Ramire, le prince déguisé de la Cenerentola[4], me console un peu de la cavatine de don Magnifico; cette grâce est encore un peu celle des Nina de la rue Vivienne, mais tout plaît dans une jolie femme, et la beauté fait oublier le ton vulgaire. Il y a du charme dans
Una grazia, un certo incanto;
je trouve beaucoup d'esprit dans
Quel ch'è padre non è padre
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sta a vedere che m'imbroglio[5]
Nous voici dans la vraie force du talent de Rossini, dans sa partie triomphante. Quel dommage pour les personnes qui sentent d'une certaine façon qu'il n'ait pas mêlé un peu de noblesse à tout son esprit! Il faut se souvenir que cet opéra fut écrit pour les Italiens de Rome, des habitudes desquels trois siècles de Papauté et de la politique des Alexandre VI et de Ricci[6] ont banni toute noblesse et toute élévation[7].
La cavatine du valet de chambre Dandini habillé en prince,
Come il ape ne'giorni d'aprile,
est extrêmement piquante. Ici le style d'antichambre est à sa place; il y a juste dans la musique, comme dans le libretto, ce vernis léger de vulgarité nécessaire pour rappeler l'état de Dandini, mais il ne choque pas. Dans Cimarosa, nous voyons plutôt les passions des personnages subalternes que les habitudes sociales que leur a fait contracter leur position dans la société; seulement leurs passions sont contrariées par les circonstances d'une position inférieure.
Cette cavatine, qui sert de concerto à une belle voix de basse, est souvent chantée à Paris, d'une manière délicieuse, par l'excellent Pellegrini: il dit avec une grâce infinie et avec des fioriture tout à fait séduisantes:
Galoppando s'en va la ragione
E fra i colpi d'un doppio cannone
Spalancato è il mio core di gia,
(Ma al finir della nostra commedia...)
La rapidité du chant de ce dernier vers est entraînante. L'auteur italien (le signor Feretti, Romain) a eu le bon esprit, comme on voit, de ne pas copier l'esprit français de son original, il lui a fallu du courage. On sait assez que Cendrillon est l'un des plus jolis ouvrages de M. Etienne.
Après les idées, sinon basses, du moins extrêmement vulgaires que cet opéra nous a présentées jusqu'ici, et dont Rossini a plutôt forcé que modéré la couleur, l'âme est rafraîchie par le jeu de madame Pasta et sa passion enfantine lorsque, courant après son père, qu'elle retient par la basque de son habit brodé, elle lui chante:
Signor, una parola!
J'avoue que ce quintetto me fait un grand plaisir; j'ai besoin de quelque chose de noble en musique comme en peinture, et j'ai l'honneur d'être, pour les Téniers, de l'avis de Louis XIV.
Il fallait le jeu de madame Pasta pour que je puisse pardonner la trivialité du chant
La belle Venere
Vezzoza, pomposetta!
Ce coloris déplaisant disparaît tout à coup dans
(Ma vattene) Altezzissima!
La passion se montre chez don Magnifico et à l'instant je ne vois plus la trivialité de ses habitudes. La belle voix de Galli est ravissante à cet instant.
Il y a un chant fort agréable, quoique encore un peu vulgaire, sur les paroles:
Nel volto estatico
Di questo è quello.
La sortie de don Magnifico, dans la scène suivante, offrait encore à Galli une occasion de faire admirer sa superbe voix dans le vers
Tenete allegro il re: vado in cantina[8].
Jouant un peu sur le mot cantina (cave), sa voix magnifique descendait jusqu'au la d'en bas.
Le finale du premier acte, qui débute par un chœur des courtisans du prince, qui ramènent don Magnifico de la cave, à demi ivre, et qui continue par l'air de don Magnifico, est tout à fait dans l'ancien style bouffe de Cimarosa, à la passion près. Je n'ai déjà que trop répété, peut-être, que l'absence de la passion dans les personnages bas laisse paraître tout à coup ce que leur état peut avoir de dégoûtant, et j'avoue que je ne puis pas revoir deux fois Tiercelin dans le Coin de Rue ou dans l'Enfant de Paris.
Dans l'air de don Magnifico:
Noi don Magnifico,
la passion est remplacée, comme de coutume, par l'esprit, et l'esprit, en musique, n'empêche pas toujours d'être un peu plat. Il n'y a que de beaux sons dans cet air, je n'y trouve ni verve ni génie; or, il me semble que la farce n'admet pas la médiocrité. En revanche, le duetto qui suit est entraînant; on disait à Trieste que c'était le chef-d'œuvre de la pièce. Ramire demande à Dandini, son valet de chambre, déguisé en prince, ce qu'il lui semble du caractère des deux filles du baron:
Zitto, zitto; piano, piano.
La partie du ténor (Ramire) est d'une fraîcheur délicieuse et tout à fait d'accord avec les sentiments d'un jeune prince à qui l'enchanteur qui le protège a révélé qu'une des filles du baron est digne de tous ses vœux: l'enchanteur veut parler de Cendrillon. La rapidité et la vivacité de ce duetto sont inimitables: c'est un feu d'artifice. Jamais la musique n'a lancé avec cette rapidité et ce succès des sensations nouvelles et piquantes sur l'âme des spectateurs.
L'homme dans une situation ordinaire, qui assiste à ce duetto, ne peut pas s'empêcher d'être gai; il se sent venir à l'esprit les idées les plus bouffonnes, ou plutôt il se sent ravir par le bonheur que donnent ces idées quand on les goûte. Le quartetto qui se forme par l'arrivée des deux sœurs a des passages jolis et d'une grande vérité dramatique:
Con un anima plebea!
Con un aria dozzinale!
Il y a de la grâce et surtout beaucoup d'esprit dans l'air de la Cenerentola à son entrée dans le salon:
Sprezza quei don che avversa.
Le second acte s'ouvre par un air de don Magnifico, dans lequel il nous dit que, lorsqu'une de ses filles sera l'épouse du prince, les revenants-bons pleuvront chez lui:
Già mi par che questo e quello
Confinandomi a un cantone
E cavandosi il cappello
Incominci: Ser barone
Alla figlia sua reale
Porterebbe un memoriale?
Prendrà poi la cioccolata,
È una doppia ben coniata.
Faccia intanto scivolare
Io rispondo: Eh si vedremo;
Già è di peso[9]? parleremo...
L'air de Ramire, quand il est amoureux et qu'il jure de trouver sa belle.
Se fosse in grembo a Giove[10],
est agréable et fort piquant; c'est un morceau brillant pour une jolie voix de ténor, cela est admirable dans un concert: sur quoi j'observerai que les imitateurs de Rossini ont bien pris sa rapidité, chose facile à copier en musique, mais ils n'ont jamais pu imiter son esprit.
Le duetto qui suit,
Un segreto d'importanza,
est la perfection de l'art d'imiter. Très-probablement ce duetto n'existerait pas sans celui du second acte du Matrimonio segreto:
Se fiato in corpo avete.
Et cependant, même quand on sait par cœur le duetto du Mariage secret, on entend encore celui-ci avec un plaisir infini. Mon assertion peut se vérifier à Paris; ce duetto est supérieurement chanté par Zuchelli et Pellegrini. Les mots
Son Dandini, il cameriere!
font toujours rire, par l'extrême vérité dramatique et par le malheur subit de la grosse vanité du baron.
Que ne puis-je donner au lecteur l'esquisse la plus légère de l'effet que le délicieux bouffe Paccini, chargé du rôle de Dandini, produisait à Trieste! Il fallait le voir jouissant de la sottise du baron lorsqu'ils paraissaient ensemble pour le duetto, l'observant du coin de l'œil sans qu'il y parût, mais tellement attentif à l'observer, qu'en s'asseyant il était toujours sur le point de manquer sa chaise et de tomber à terre; il fallait le voir s'efforçant, mais en vain, de dissimuler le rire fou qui le saisit quand il s'aperçoit de l'importance que le baron attache à la confidence qu'il va lui faire; alors, détournant la tête pour cacher son rire, lequel mouvement désespérait le baron, comme signe de disgrâce de la part du prince, et ensuite, au premier moment de sérieux qu'il pouvait obtenir, se retournant d'un air grave vers le pauvre baron; la force de soutenir l'air grave venant à lui manquer, il élevait les sourcils d'une manière démesurée, nouvelle inquiétude mortelle du gentilhomme campagnard à la vue de cette mine réellement épouvantable de la part du prince. L'acteur chargé du rôle du baron n'avait nul besoin de faire des gestes; les spectateurs, étouffant de rire et s'essuyant les yeux, n'avaient aucune attention à lui donner; son ridicule était à jamais établi par les gestes de Paccini: ils étaient tellement ceux d'un homme qui jouit actuellement de la présence réelle d'un sot qu'il attrape, que le rôle du baron, eût-il été joué avec toute la noblesse possible par Fleury ou de'Marini, ces grands maîtres dans l'art du comique noble, ils eussent été ridicules, il n'y avait pas à s'en dédire. On voyait trop de vérité dans les gestes de Paccini pour qu'on pût admettre un instant qu'un homme, faisant ces mines, pût se tromper sur la présence réelle d'un sot.
Et ce spectacle étonnant changeait tous les jours; comment donner une idée de la foule infinie de mauvaises plaisanteries, de parodies des gestes de ses camarades, d'allusions à leurs petites aventures ou aux anecdotes de la journée dans Trieste, dont Paccini remplissait son jeu?
Quels rires inextinguibles, lorsqu'un jour, en disant au baron,
Io vado sempre a piedi,
il s'avisa d'ajouter: Per esempio verso la crociata! Je sens qu'on ne raconte pas le rire; car, pour le raconter, il faut le reproduire, et la moindre anecdote qui, à raconter, prend une demi-minute, juste le temps dont elle est digne, coûte à l'imprimer trois ou quatre pages, à la vue desquelles on est saisi de honte, et l'on efface.
Paccini est, comme Rabelais, un volcan de mauvaises plaisanteries; et, quelque effet qu'elles produisent dans la salle, il est sans doute celui qu'elles réjouissent le plus: il n'est aucun spectateur qui puisse en douter, tant il y a de verve et de vérité dans son geste. C'est, je pense, cette vérité, cette naïveté évidente, qui lui fait pardonner le nombre infini de choses burlesques et ridicules qu'on lui voit hasarder à chaque représentation, et qui, ailleurs, le feraient mettre en prison. Par exemple, à Trieste, le 12 février, on célèbre le jour de naissance du souverain; on chante une messe en musique à la cathédrale, et le Gloria in excelsis est, comme on sait, l'un des morceaux les plus importants de toute messe en musique: il y a sur ces paroles un mouvement de passion à exprimer. Tous les fidèles peuvent chanter à l'église, Paccini comme un autre: pourquoi pas? en Italie, les chanteurs ne sont nullement excommuniés. Paccini se rend donc à l'église, mais il y arrive avec les cheveux poudrés à blanc; il chante le Gloria in excelsis avec les fidèles, et même il chante bien et de tout le sérieux possible. Mais, à la vue de cette figure de Paccini chantant et sérieux, toute l'église éclate de rire, et les autorités constituées les premières.
J'ai choisi exprès, pour la rapporter, une des plus mauvaises plaisanteries de Paccini. Il est clair qu'à Paris elle ne créerait que de l'indignation ou du dégoût, au lieu du rire général dont nous fûmes témoins à Trieste: c'est précisément de cette indignation que je veux parler. Paccini, s'il jouait en France, non-seulement ferait naître de l'indignation par la plaisanterie condamnable ci-dessus rapportée, mais encore, je l'avance hardiment, par un grand nombre d'autres nullement répréhensibles.
Dans mon intime conviction, Paccini, engagé à l'Opéra-Italien de Londres, y aurait certainement le plus grand succès, comme à Louvois il serait effrayé et glacé, ou impitoyablement sifflé s'il osait être lui-même. On dirait que le rire est prohibé en France[11]; sur quoi je demande: ce malheur doit-il se rencontrer dans toutes les civilisations avancées? Un peuple doit-il nécessairement passer, en se civilisant par un tel excès de vanité? ou bien rencontrons-nous tout simplement ici un nouvel effet de l'influence de la cour de Louis XIV sur les goûts des Français et sur leur manière d'apprécier toutes choses? L'Amérique, république fédérative, en se débarrassant de la tristesse puritaine et de la cruauté biblique, d'ici à cent cinquante ans arrivera-t-elle à cette prohibition de rire[12]?
Si nous n'avons pas eu Paccini à Paris, s'il est même impossible que nous l'ayons jamais, nous avons entrevu Galli, dans le rôle de don Magnifico. Mais c'est à Milan, où il est aimé d'un public qui aime à rire, qu'il fallait voir son sérieux lorsqu'il visite le salon pour vérifier si personne n'écoute; à ce seul sérieux on reconnaît le sot qui va recevoir une grande confidence. Et quel feu, quelle admirable vivacité dans sa manière de retourner à son fauteuil pour écouter le prince! Il était tellement opprimé par le respect, et cependant si avide d'écouter, qu'il n'avait plus de forces, et que son corps prenait comme le mouvement ondulant d'un serpent, varié, à chaque parole du prince, par un mouvement convulsif; on ne pouvait pas douter d'avoir sous les yeux l'extrême d'une passion, et d'une passion ridicule. Galli n'a osé hasarder qu'une partie de ces gestes devant le public de Paris, qui effraie les pauvres chanteurs italiens. Ils savent que c'est à Paris que se font aujourd'hui les réputations européennes. Un article musical de la Pandore, qui n'est pour nous qu'une pauvreté bien écrite que nous sautons, est une chose importante pour un pauvre acteur étranger. Il a la bonhomie d'y voir la voix du public le plus respectable de l'Europe. Un Anglais, de son côté, y cherche l'indication des talents, à la vue desquels il doit s'écrier: wonderfull! quite amasing! Et plus l'article est frivole et ridicule, plus il semble respectable à cet esclave révolté contre le sérieux.
Le duetto
Un segreto d'importanza,
est bientôt suivi d'un morceau d'orchestre qui peint une tempête pendant laquelle le carrosse du prince est renversé. Ce n'est point du tout le style allemand; cette tempête n'est point comme celle de Haydn dans les Quatre-Saisons, ou comme la composition des balles fatales dans le Freyschütz de Maria Weber. Cet orage n'est pas pris au tragique: la nature y est cependant imitée avec vérité; il a son petit moment d'horreur fort bien rendu. Enfin, sans de grandes prétentions au tragique, ce morceau fait un charmant contraste dans un opéra buffa. On s'écrie vingt fois en l'entendant (mais non pas à Louvois, je parle d'un orchestre qui sent les nuances, celui de Dresde ou de Darmstadt, par exemple); on s'écrie, que d'esprit! J'ai eu souvent des discussions sur ce morceau, avec mes amis allemands; j'ai bien reconnu qu'à leurs yeux cette tempête n'est qu'une miniature effacée: qu'on juge de leur mépris, il leur faut pour les toucher des fresques à la Michel-Ange; ils aiment, par exemple, le tapage infernal de la fin du morceau de la formation des balles diaboliques du Freyschütz dont je parlais tout à l'heure. Nouvelle preuve que le beau idéal, en musique, varie comme les climats. A Rome, pays pour lequel Rossini a écrit cette tempête, des hommes d'une sensibilité vive et irritable à l'excès, heureux par leurs passions, malheureux par les affaires sérieuses de la vie, se nourrissent de café et de glaces: à Darmstadt, tout est bonhomie, imagination et musique[13]; avec de la prudence et force coups de chapeau au prince, on parvient à se faire un joli bien-être; d'ailleurs on vit de bière et de choucroute, et l'air est offusqué de brouillards six mois de l'année. A Rome, le 25 décembre, jour de Noël, en allant à la messe papale à Saint-Pierre, le soleil m'incommodait; c'était comme à Paris un jour chaud de la mi-septembre.
Après la tempête vient le charmant sestetto,
Quest'è un nodo inviluppato;
si frappant d'originalité: je l'admirais davantage autrefois; il me semble aujourd'hui avoir des longueurs vers la fin de la partie chantée sotto voce. Ce sestetto peut disputer la qualité de chef-d'œuvre de la pièce au charmant duetto du premier acte entre Ramire et Dandini,
Zitto, zitto; piano, piano;
et si le duetto l'emporte, c'est par l'admirable rapidité, c'est parce qu'il est une des choses les plus entraînantes que Rossini ait écrites dans le style vif et rapide, où il est supérieur à tous les grands maîtres, et qui forme le trait saillant de son génie.
Le grand air de la fin, chanté par la Cenerentola, est un peu plus qu'un air de bravoure ordinaire; on y trouve quelques lueurs de sentiment:
Perchè tremar, perchè?
. . . . . . . . . . . . .
Figlia, sorella, amica,
Padre, sposo, amiche! oh istante!
A la vérité, la mélodie de ces traits de sentiment est assez commune. C'est un des airs que j'ai entendus le mieux chanter par madame Pasta; elle y portait un accent digne de la situation (un bon cœur qui triomphe et pardonne après de longues années de misère), et éloignait ainsi l'idée importune d'un air de bravoure et fait pour les concerts. Au contraire, dans la bouche de mademoiselle Esther Mombelli, à Florence, en 1818, cet air n'était plus qu'un air de bravoure supérieurement chanté. Rien n'était plus net et plus perlé que le son de cette belle voix conduite avec toute la grâce naïve de la méthode antique. On croyait assister à un concert; personne ne songeait au sentiment qui aurait pu animer Cendrillon, et qui n'animait pas la musique. Quand madame Pasta chante Rossini, elle lui prête précisément les qualités qui lui manquent.
On peut remarquer que voilà trois de ses opéras que Rossini finit par un grand air de la prima donna: Sigillara, l'Italiana in Algeri et la Cenerentola.
Je dois répéter ici que je suis tout à fait juge incompétent pour la Cenerentola. Cette protestation est dans mon intérêt; l'on douterait de mon extrême sensibilité pour la musique, et je puis faire de la modestie sur tout, excepté sur l'extrême sensibilité. La Cenerentola est une des partitions qui a eu le plus de succès en France et je ne doute pas que si le caprice des directeurs avait engagé pour ce rôle mademoiselle Mombelli, mademoiselle Schiassetti, ou telle autre bonne chanteuse, cet opéra n'eût atteint le succès du Barbier. Il n'y a peut-être pas, dans toute la Cenerentola, dix mesures qui me rappellent les folies aimables ou plutôt dignes d'être aimées, qui accourent de toutes parts à mon imagination quand j'ai le bonheur de rencontrer Sigillara ou les Pretendenti delusi[14]. Il n'y a peut-être pas dans la Cenerentola dix mesures de suite qui ne rappellent l'arrière-boutique de la rue Saint-Denis, ou le gros financier ivre d'or et d'idées prosaïques, qui, dans le monde, me fait déserter un salon lorsqu'il y entre. Ces choses, qui me choquent comme grossières, auraient plu à Paris comme comiques, si elles eussent été bien chantées. On peut dire que le public de Paris ne les a pas vues; autrement ce public, qui encourage par son suffrage la Marchande de Goujons, l'Enfant de Paris et les Cuisinières, eût aussi donné un succès fou à la Cenerentola. Cet opéra eût eu en sa faveur, tout le mécanisme du double vote; il eût été applaudi et par les amateurs de la musique italienne, et par ceux de la grosse joie des Variétés.
CHAPITRE XXI
VELLUTI
Jai à faire une communication pénible à la partie la plus bienveillante du public que la présente biographie peut espérer. Il m'en coûte infiniment; je sens tout ce que je hasarde: plusieurs opinions singulières à Paris, qu'on voulait bien me passer jusqu'ici comme des écarts sans conséquence, vont se changer tout à coup en paradoxes intolérables, peut-être odieux, et surtout amenés sans à-propos. Mais enfin, l'auteur ayant fait le vœu singulier de dire, sur tout, ce qui lui semble la vérité, au risque de déplaire, et au seul public qui puisse le lire, et au grand artiste dont il écrit la vie, il faut bien continuer ainsi qu'on a commencé. Un homme du monde qui est allé deux cents fois en sa vie aux Bouffes, qui commence à ne plus aimer l'Académie royale de musique que pour les ballets, et qui néglige Feydeau, est assurément le lecteur le plus éclairé et le plus bienveillant que je puisse espérer. Cet homme du monde se souvient peut-être d'avoir vu jadis, quand la censure était indulgente, la brillante comédie du Mariage de Figaro. Figaro se vante de savoir le fond de la langue anglaise: il sait goddam. Eh bien! puisqu'il faut risquer de me perdre par un seul mot, voilà justement le point où en est un amateur de Paris, à l'égard d'une des parties principales du chant, les fioriture ou agréments. Il faudrait que cet amateur eût entendu pendant six mois Velluti ou Davide, pour avoir quelque idée de cette région de la musique, entièrement neuve pour des oreilles parisiennes. En arrivant dans un pays nouveau, après le premier coup d'œil, qui n'est pas sans agréments, on est bien vite choqué du grand nombre de choses étranges et insolites qui vous assiègent de toutes parts. Le voyageur le plus bienveillant et le moins sujet à l'humeur, a grande peine à se défendre de certains mouvements d'impatience. Tel serait l'effet que la délicieuse méthode de Velluti produirait d'abord sur l'amateur de Paris. Je propose à cet amateur d'entendre, le plus tôt qu'il pourra, la romance de l'Isolina chantée par Velluti[15].
Une femme jolie, et surtout remarquable par une taille superbe, qui se promène à la terrasse des Feuillants, enveloppée dans sa fourrure, par un beau soleil du mois de décembre, est un objet fort agréable aux yeux; mais si un instant après cette femme entre dans un joli salon garni de fleurs, et où des bouches de chaleur artistement ménagées font régner une température douce et égale, elle quitte sa fourrure et paraît dans toute la fraîcheur brillante d'une toilette de printemps. Faites venir d'Italie la romance de l'Isolina, entendez-la chanter par une jolie voix de ténor, vous verrez apparaître la jeune femme de la terrasse des Feuillants, mais vous ne pourrez guère juger que de l'élégance des mouvements et des formes; la fraîcheur et le fini des contours seront invisibles pour vous. Que ce soit au contraire la délicieuse voix de Velluti qui chante sa romance favorite, vos yeux seront déssillés, et bientôt ravis à la vue des contours délicats dont le charme voluptueux viendra les séduire.
Le ténor a chanté trois mesures; ce sont des prières adressées par un amant à sa maîtresse irritée. Ce petit morceau finit par un éclat de voix: l'amant, maltraité par ce qu'il aime, implore son pardon au nom du souvenir charmant des premiers temps de leur bonheur. Velluti remplit les deux premières mesures de fioriture, exprimant d'abord l'extrême timidité, et bientôt le profond découragement; il prodigue les gammes descendantes par demi-tons, les scale trillate, et part tout à coup à la troisième mesure par un éclat de voix simple, fort, soutenu, et, les jours où il jouit de tous ses moyens, abandonné. Il est impossible qu'une femme qui aime résiste à ce cri du cœur.
Ce style peut sembler trop efféminé, et ne pas plaire d'abord; mais tout amateur français de bonne foi conviendra que cette manière de chanter est pour lui une région inconnue, une terre étrangère, dont les chants de Paris ne lui avaient donné aucune idée. Nous avons bien ici des gens qui font des ornements et qui les exécutent avec justesse, mais les sons de cette voix ne sont pas agréables en eux-mêmes et indépendamment de la place qu'ils occupent. Ensuite cette voix est antimusicale, elle met sans cesse ensemble des choses qui ne vont pas à côté l'une de l'autre et qui se nuisent par leur voisinage. Sans se rendre compte du pourquoi, un homme né pour les arts, et qui a fait l'éducation de son oreille par deux cents représentations des Bouffes, sent confusément que les agréments qu'on lui étale manquent de charme; sa raison approuve tristement, mais son cœur reste froid. C'est la sensation contraire, accompagnée d'un plaisir croissant tous les jours, qu'il trouvera en entendant Velluti dans les soirées où cet excellent chanteur jouit de la plénitude de ses moyens. Un castrat, attaché à la chapelle de Sa Majesté le roi de Saxe, le célèbre Sassarini, donnait le même plaisir dans des chants d'église. Davide approche de ces sensations délicieuses autant que peut le faire une simple voix de ténor. Je ne nommerai pas ici quelques autres belles voix, qui rappelleraient les sensations angéliques que l'on doit à Velluti, si le hasard avait placé un cœur sensible dans le voisinage de ces gosiers flexibles. Ces belles voix, que le vulgaire admire et auxquelles rien ne manque à ses yeux, exécutent au hasard et souvent fort bien une foule d'agréments de significations, de couleurs, de natures opposées. Supposez Talma agité par un cauchemar pénible, et récitant de suite et pêle-mêle, mais toujours avec son rare talent, deux ou trois vers de ses plus beaux rôles. A quatre vers de fureur d'amour, appartenant à l'Oreste d'Andromaque, succèdent deux vers de raisonnements élevés et sublimes, pris dans le rôle de Sévère, de Polyeucte; ils sont immédiatement suivis de deux vers peignant un tyran qui contient à peine sa soif pour le sang, et l'on reconnaît Néron. Le vulgaire, qui n'a point d'âme et qui ne comprend rien à tout cela, trouve tous ces vers fort bien déclamés et applaudit. Voilà ce que font la plupart des grands chanteurs, M. Martin par exemple.
Velluti au contraire déclame bien une suite de vers qui appartiennent tous au même rôle.
CHAPITRE XXII
LA GAZZA LADRA
Ce vrai drame noir et plat a été arrangé pour Rossini par M. Gherardini de Milan, d'après le mélodrame du boulevard, qui a pour auteurs MM. Daubigny et Caigniez. Pour comble de disgrâce, il paraît que cette vilaine histoire est fondée sur la réalité: une pauvre servante fut dans le fait pendue jadis à Palaiseau, en mémoire de quoi l'on fonda une messe appelée la messe de la pie.
Les Allemands, pour qui ce monde est un problème non résolu, et qui aiment à employer les trente ou quarante ans pour lesquels le hasard les a placés dans cette triste cage, à en compter les barreaux; les Allemands, qui préfèrent le drame de Calas, provenant également de notre boulevard, au don Carlos ou au Guillaume Tell de Schiller, qui leur semblent trop classiques; les Allemands, qui, en 1823, croient aux revenants et aux miracles du prince de Hohenlohe, seraient ravis du degré de noirceur que la réalité ajoute au triste drame de la Pie voleuse.
Le Français, homme de goût, se dit: Ce monde est si vilain, que c'est porter de l'eau à la mer et se donner le plus triste des rôles, que d'examiner les s***** de celui qui l'a fait; fuyons la triste réalité. Et il demande aux arts du beau idéal qui lui fasse oublier bien vite, et pour le plus longtemps possible, ce monde de bassesses, où
Le grand Ajax est mort, et Thersite respire.
(La Harpe.)
L'Italien, dès qu'il peut être délivré du prêtre qui a tourmenté sa jeunesse, ne s'embarrasse pas de si longs raisonnements; il ne s'en tirerait jamais, et la police de son pays l'empêche, depuis des siècles, d'apprendre la logique; il a des passions, il s'y livre en aveugle. Rossini lui fait de belle musique sur un sujet abominable; il jouit de cette musique sans trop s'arrêter au sujet, et fuirait bien vite comme un seccatore le triste critique qui viendrait lui faire voir les défauts de son plaisir. L'Italien n'admet tout au plus qu'une sorte de discussion, celle qui tend à doubler ses plaisirs tout de suite et argent comptant.
La Gazza ladra est un des chefs-d'œuvre de Rossini. Il l'écrivit à Milan en 1817, pour la saison nommée primavera (le printemps)[16].
Quatorze ans du despotisme d'un homme de génie avaient fait de Milan, grande ville renommée autrefois pour sa gourmandise, la capitale intellectuelle de l'Italie; ce public comptait encore dans son sein, en 1817, quatre ou cinq cents hommes d'esprit supérieurs à leur siècle, reste de ceux que Napoléon avait recrutés de Bologne à Novare, et de la Ponteffa à Ancône, pour remplir les emplois de son royaume d'Italie. Ces anciens employés, que la crainte des persécutions et l'amour des capitales retenaient à Milan, n'étaient nullement disposés à reconnaître une supériorité quelconque dans le public de Naples. On arriva donc à la Scala, le soir de la première représentation de la Gazza ladra, avec la bonne intention de siffler l'auteur du Barbier, d'Elisabeth et d'Otello, pour peu que sa musique déplût. Rossini n'ignorait pas cette disposition défavorable, et il avait grand'peur.
Le succès fut tellement fou, la pièce fit une telle fureur, car j'ai besoin ici de toute l'énergie de la langue italienne, qu'à chaque instant le public, en masse, se levait debout pour couvrir Rossini d'acclamations. Cet homme aimable racontait le soir, au café de l'Académie, qu'indépendamment de la joie du succès, il était abîmé de fatigue pour les centaines de révérences qu'il avait été obligé de faire au public, qui, à tous moments, interrompait le spectacle par des bravo maestro! e viva Rossini!
Le succès fut donc immense, et l'on peut dire que jamais maestro n'a mieux rempli son objet. Les applaudissements étaient d'autant plus flatteurs que, comme je l'ai déjà dit, ce public, en 1817, était encore composé de l'élite des gens d'esprit de toute la Lombardie. Aussi est-ce à cette époque que Milan a été illustré par les chefs-d'œuvre de Viganò. Ce beau moment s'est terminé vers 1820, par les arrestations et le carbonarisme.
J'étais à la première représentation de la Gazza ladra. C'est un des succès les plus unanimes et les plus brillants que j'aie jamais vus, et il se soutint pendant près de trois mois au même degré d'enthousiasme. Rossini fut heureux en acteurs; Galli avait alors la plus belle voix de basse d'Italie, la voix la plus forte et la plus accentuée; il joua le rôle du soldat d'une manière digne de Kean ou de De'Marini. Madame Belloc chanta celui de la pauvre Ninetta avec sa voix magnifique et pure qui semble rajeunir tous les ans; elle jouait ce rôle facile avec infiniment d'esprit. Je me souviens qu'elle l'ennoblissait beaucoup; ce n'était pas tant une servante vulgaire que la fille d'un brave soldat que les malheurs de son père ont forcée à chercher de l'emploi. Monelli, ténor agréable, faisait le jeune soldat Giannetto qui revient à la maison paternelle; et Boticelli, le vieux paysan Fabrizio Vingradito, rôle si bien joué à Paris par Barilli. Ambrosi, avec sa voix superbe et son jeu tout d'une pièce, représentait fort bien le méchant Podestà; enfin, les grâces de mademoiselle Galianis, dans le rôle de Pippo, étaient inimitables et donnaient un effet charmant au duetto du second acte entre Pippo et Ninetta. Tous les acteurs cherchaient comme de concert à ennoblir la pièce. Madame Fodor, au contraire, l'a rendue bien vulgaire.
Que dire de l'ouverture de la Gazza ladra? A qui cette symphonie si pittoresque n'est-elle pas présente?
L'introduction du tambour comme partie principale lui donné une réalité, si j'ose m'exprimer ainsi, dont je n'ai trouvé la sensation dans aucune autre musique[17], il est comme impossible de ne pas faire attention à celle-ci. Il me le serait également de rendre les transports et la folie du parterre de Milan à l'apparition de ce chef-d'œuvre. Après avoir applaudi à outrance, crié et fait tout le tapage imaginable pendant cinq minutes, quand la force nécessaire pour crier n'exista plus, je remarquai que chacun parlait à son voisin, chose fort contraire à la méfiance italienne. Les gens les plus froids et les plus âgés s'écriaient dans les loges: O bello! o bello! et ce mot était répété vingt fois de suite: on ne l'adressait à personne, une telle répétition eût été ridicule; on avait perdu toute idée d'avoir des voisins, chacun se parlait à soi-même. Ces transports avaient toute la vivacité, tout le charme d'un raccommodement. La vanité du public se rappelait le Turco in Italia. Je ne sais si le lecteur se rappelle aussi que cet opéra avait été sifflé comme manquant de nouveauté. Rossini désira réparer cet échec, et ses amis furent flattés qu'il eût bien voulu faire quelque chose de si nouveau pour eux. Cette situation morale du maestro rend fort bien compte du tambour et du tapage un peu allemand de l'ouverture; Rossini avait besoin de frapper fort dès le début. On n'eut pas entendu vingt mesures de cette belle symphonie, que la réconciliation fut faite; on n'était pas à la fin du premier presto, que le public sembla fou de plaisir, tout le monde accompagnait l'orchestre. Dès lors l'opéra et le succès ne furent plus qu'une scène d'enthousiasme. A chaque morceau il fallait que Rossini se levât plusieurs fois de sa place au piano pour saluer le public; et il parut plus tôt las de saluer que le public d'applaudir.
Cette ouverture, qui commence par le retour du jeune soldat couvert de gloire dans sa famille champêtre, prend bientôt le caractère triste des événements qui vont suivre; mais c'est une tristesse pleine de vivacité et de feu, une tristesse de jeunes gens; les héros de la pièce sont jeunes en effet. L'introduction est brillante de verve et de feu; elle me rappelle les belles symphonies de Haydn et l'excès de force qui distingue ce compositeur. L'attention est appelée sur la Pie avec tout l'esprit possible:
Brutta gazza maladetta
Che ti colga la saetta!
Je trouve ici, dès la première mesure, une certaine énergie rustique, une teinte champêtre, et surtout une absence totale de la finesse des villes, qui, par exemple, donne à cette introduction une couleur tout à fait différente de celle du Barbier. Je me figure que la musique à Washington ou à Cincinnati, si elle était nationale et non copiée, offrirait cette absence complète de recherche et d'élégance[18].
Cette nuance d'énergie rustique s'étend sur tout le premier acte. L'humeur revêche de la fermière Lucie, ou plutôt les tristes effets que va produire ce défaut de caractère, sont annoncés par un morceau extrêmement imposant:
Marmotte, che fate?
On sent à l'instant la présence d'un grand talent. Il y a absence de détails, et développement parfait d'une grande idée. On voit que l'auteur a eu le courage de braver la peur d'ennuyer, et de négliger les petites phrases amusantes; de là le grandiose[19].
La réponse à Lucie qui demande où est son mari,
Tuo marito?
le petit air du bonhomme Fabrice qui arrive de la cave la bouteille à la main, tout cela est éminemment gai, rustique, plein de force, et rappelle de plus en plus le style de Haydn. C'est encore la pie qui est chargée d'annoncer au spectateur l'amour du jeune soldat; sa mère dit:
Egli dee sposar...
la pie l'interrompt par le cri
Ninetta! Ninetta!
Il y a un feu étonnant dans le tutti: Noi l'udremo narrar con diletto. J'observerai toutefois que la joie vive et le brio (l'entraînement) sont d'autant moins difficiles à produire, que l'on ne cherche pas à conserver l'air distingué et noble. Il y a ici deux jolis vers bien militaires:
Or d'orgoglio brillar lo vedremo,
Or di bella pietà sospirar.
La cavatine de Ninette
est, comme l'ouverture, une des plus belles inspirations de Rossini: qui ne la connaît pas? C'est bien la joie vive et franche d'une jeune paysanne. Jamais peut-être Rossini n'a été plus brillant et en même temps plus dramatique, plus vrai, plus fidèle aux paroles. Cet air est de la force de Cimarosa, et a une vivacité de début assez rare chez Cimarosa.
Peut-être pourrait-on blâmer la cantilène, comme un peu vulgaire et rustique. Remarquez que dès que Rossini veut être expressif, il est obligé d'en revenir au chant périodique. La phrase di piacere a huit mesures, chose rare chez ce maître[20]. Il y a une nuance touchante introduite avec un art infini; c'est dans
Dio d'amor, confido in te,
avant la reprise. On oublie la gaucherie des paroles Dieu d'amour dans la bouche d'une jeune paysanne. Apparemment que l'auteur est un classique. Madame Fodor a chanté cette cavatine à Paris, avec une voix au-dessus de tous les éloges, mais la sensibilité et l'accent répondaient peu à la beauté de la voix. A la manière de tous les artistes qui ne brillent pas par la sensibilité et le foyer intérieur, comme disent les peintres, madame Fodor ne pouvant pas faire cette cavatine belle, elle la faisait riche. Elle accablait de roulades et d'ornements supérieurement exécutés, les inspirations du maestro, et parvenait à les faire oublier. Voilà un joli triomphe! Rossini, s'il l'avait entendue, lui aurait répété ce qu'il dit au célèbre Velluti, lors de la première représentation de l'Aureliano in Palmira (Milan 1814): Non conosco più le mie arie. Je ne reconnais plus ma musique.
L'expression dramatique vive et franche, et pourtant parfaitement belle, est assez rare chez Rossini pour qu'on la respecte. La première phrase de
Di piacer mi balza il cor,
doit être donnée absolument sans ornements et sans roulades; il faut les réserver pour la fin de l'air, où Ninette semble réfléchir sur l'excès de son bonheur. Les fioriture gaies et brillantes sont fort bien placées sur
Ah! gia dimentico
I miei tormenti
paroles que la jolie petite Cinti dit d'une manière séduisante.
A Milan, cette nuance, comme toutes les autres, fut fort bien saisie par madame Belloc. Je craindrais de fatiguer le lecteur si je lui parlais encore des transports du public, à l'apparition de cet air si simple, si naturel, si facile à comprendre. C'est le sublime du génie champêtre. Il est fâcheux que la scène ne soit pas en Suisse; cet air conviendrait à Lisbeth[21]. Les spectateurs du parterre étaient montés sur les banquettes; ils firent répéter l'air de madame Belloc et l'écoutèrent debout; leurs cris redemandaient cette cavatine une troisième fois, lorsque Rossini dit de sa place au piano, aux spectateurs des premières files du parterre: «Le rôle de Ninette est fort chargé de musique; madame Belloc sera hors d'état d'arriver à la fin, si vous la traitez ainsi.» Cette raison, qui fut répétée et discutée au parterre, produisit enfin son effet après une interruption d'un quart d'heure. Tous mes voisins discutaient entre eux avec feu et franchise, comme d'anciennes connaissances. Je n'ai jamais revu une telle imprudence en Italie. Un espion peut prendre prétexte d'une telle conversation pour paraître lié avec vous et vous dénoncer ensuite avec succès.
Après cette cavatine, qui respire la joie et la fraîcheur des forêts nous sommes ramenés à ce que la civilisation a de plus ignoble, par l'air du juif; il me rappelle toujours les juifs de Pologne, la plus abominable race de l'univers[22]: cet air est pourtant fort bien. A force d'esprit, Rossini a fait supporter ce qu'il a de ressemblant à la réalité. Je trouve une richesse musicale incroyable, une abondance infinie, une luxuriancy de génie, comme diraient les Anglais, dans le chœur qui annonce le retour de Giannetto:
Bravo! bravo! ben tornato!
L'air de ce jeune soldat qui, après s'être couvert de gloire à l'armée, arrive dans son village, où le journal a donné de ses nouvelles, est faible et plat, et de plus déplacé. Le jeune soldat aborde sans façon sa maîtresse, et laisse seuls, dans le fond de la scène, son père, sa mère, et tout le village, qui le regardent parler d'amour: cette charmante passion a tout perdu si on lui ôte la pudeur.
Anco al nemico in faccia,
est assez bien, quoique fat. Il y a une joie douce et tendre, le contraire du feu et de la passion folle et française qui était nécessaire ici, dans
Ma quel piacer che adesso,
et surtout dans la ritournelle qui annonce ce vers. Ici Rossini aurait grand besoin de trouver, dans son chanteur, le feu, la passion et l'accent du cœur, qui manquent à sa partition. Il faudrait que madame Pasta pût se charger de ce rôle, et de tous les rôles passionnés de ce maître; elle leur rendrait le même service qu'à Tancrède.
Avec les paroles,
No, non m'inganno,
que Galli prononce en descendant la colline, la tragédie paraît, et la gaieté s'évanouit pour toujours.
Lorsque Rossini fit la Gazza ladra, il était brouillé avec Galli, son rival heureux auprès de la M***. Or, il faut savoir que Galli, au milieu d'une très-belle voix, a deux ou trois notes qu'il ne prend justes que lorsqu'il ne fait que passer, mais qu'il donne à faux lorsqu'il est obligé de s'y arrêter. Rossini ne manqua pas de lui faire un récitatif (celui dans lequel il raconte à sa fille sa dispute avec son capitaine) dans lequel il est forcé de s'arrêter précisément sur ces notes, qu'il ne peut donner justes. Il y a bien paru à Paris, lorsque Galli disait:
Sciagurato
Ei grida; e colla spada
Già, già, m'è sopra[23].
Galli, sûr partout ailleurs de sa magnifique voix, se piqua, et ne voulut pas changer ces notes à la représentation; rien n'était cependant plus simple. Cette obstination lui a fait manquer cette entrée à Rome, à Naples, à Paris; et le goût sévère et un peu froid de cette capitale s'accommodant mieux de l'absence de toute faute[24] que de la présence de beautés sublimes obscurcies par quelques imperfections, le succès de Galli n'a jamais été d'enthousiasme comme il aurait dû l'être.
Galli s'est raidi contre les chut du public, il n'a pas voulu changer dix notes; et la timidité faisant effet sur son organe, en dépit de ses efforts, ce début d'un si beau rôle a toujours été gâté par trois ou quatre sons hasardés. A Naples, ce récitatif était le triomphe de Nozzari, qui le détaillait d'une manière inimitable.
Galli est à la hauteur de la plus belle tragédie dès la fin de ce morceau:
Amico mio,
Ei disse, e dir non più poteva: Addio!
Il est absurde que Galli, qui fuit son régiment où il a été condamné à mort, paraisse avec son habit de soldat à peine caché sous un grand manteau; c'est un moyen certain de se faire arrêter comme déserteur par le premier maire de village. Ceci est une question de mise en scène, art qui tient à la peinture. Si Galli paraissait couvert de haillons, comme dit le libretto,
Il prode Ernesto
Di questi cenci mi coperse,
peut-être le rôle prendrait-il une teinte ignoble; il faut parler aux yeux à l'Opéra. Dans la nature, Galli, condamné à mort et retrouvant sa fille, lui eût adressé deux ou trois mille paroles; la musique en choisit une centaine, et leur fait exprimer le sentiment qui paraîtrait dans les trois mille. On sent bien qu'elle doit écarter d'abord toutes les paroles qui expriment des détails; donc il faut parler aux yeux.
Le duetto qui suit le récitatif chanté par Galli,
Come frenar il pianto?
est un chef-d'œuvre dans le style magnifique[25]. Le petit morceau d'orchestre qui vient après:
È certo il mio periglio;
Solo un eterno esiglio,
O Dio! mi può salvar[26].
produit un tremblement physique. Il y a un petit trait bien touchant après
Più barbaro dolor.
Vers la fin de la reprise du duetto,
Tremendo destino
est terrible. Il y a un peu de beau idéal, faisant repos par distraction du malheur, dans la ritournelle de la fin.
La cavatine du podestat,
Il mio piano è preparato,
est un morceau brillant pour une belle voix de basse. Ambrosi le chanta à Milan avec une énergie et une force qui avaient le défaut de tenir les yeux du spectateur fixés désagréablement sur le caractère atroce du podestat. Pellegrini, à Paris, sert beaucoup mieux les intérêts de la pièce, en déployant dans cette cavatine une grâce infinie et toute la légèreté de sa charmante voix. Ce morceau est d'ailleurs beaucoup trop long.
La lecture du signalement du déserteur, confiée à Ninetta par le podestat, qui a perdu ses lunettes, est une scène qui a tout l'intérêt pressant et cruel du drame; c'est du malheur nullement adouci par le beau idéal: voilà ce qu'on aime en Allemagne. Ce moment est vif, mais il tue la gaieté pour toujours.
Le terzetto qui suit:
Respiro—partite,
est sublime; c'est dès le début que se trouve l'admirable prière:
Oh! nume benefico!
Winter venait de donner à Milan, un Mahomet (c'est la tragédie de Voltaire) où se trouvait une prière magnifique formée par les voix réunies de Zopire, au fond du temple, qui prie, et de ses deux enfants, sur le devant de la scène, qui viennent lui donner la mort. Rossini ne manqua pas de demander une prière à l'auteur du libretto, et l'écrivit con impegno.
Le podestat ayant vu partir le soldat et se croyant seul, dit à Ninette:
Siamo soli. Amor seconda
Le mie fiamme, i voti mici.
Ah! se barbara non sei,
Fammi a parte nel tuo cor[27].
Voilà du superbe style tragique, en musique s'entend. Ce terzetto est au-dessus de tous les éloges: il établit à jamais la supériorité de Rossini sur tous les compositeurs ses contemporains.
La rentrée de Fernand a tout le feu possible:
Freme il nembo...
Uom maturo e magistrato,
Vi dovreste vergognar.
Il y a toujours beaucoup plus de force et d'énergie que d'élégance et de sensibilité noble, et l'orchestre est bien bruyant:
No so quel che farei,
Smanio, deliro e fremo,
est un volcan. Ici, la rapidité naturelle du style de Rossini semble encore augmenter son feu incroyable: ce terzetto est une des plus belles choses que ce maestro ait jamais écrites dans sa seconde manière (le style fort). Les groupes en sont disposés avec un art infini; il y a une qualité bien rare dans les plus beaux morceaux connus, c'est une progression étonnante. On se sent, en quelque sorte, plus avancé à la fin du terzetto qu'au commencement.
C'est après cette scène qu'on voit la pie voler à travers le théâtre; elle enlève la cuiller fatale. Le moment est bien choisi; le spectateur est trop ému pour prendre ce vol du côté plaisant, et, comme on ne s'y attend pas, personne n'a le temps d'examiner comment il s'opère. Après le grand morceau tragique, dont nous venons de donner une analyse si imparfaite, la musique reprend toute la légèreté, toute la gaieté possible, et même une élégance qu'elle n'a pas eue jusqu'ici; et tout cela pour le procès-verbal de l'interrogatoire de la pauvre Ninetta:
In casa di messere...
Ce morceau est délicieux; il me semble qu'aucun maestro vivant ne pourrait en faire un semblable. La cantilène la plus charmante que l'art puisse produire est justement appliquée à la parole la plus infâme de l'interrogatoire. Quand le jeune militaire fait observer, avec beaucoup de raison, que l'objet qu'on cherche a été
Rapito! no, smarrito
(Volé! non, égaré),
le podestat répond avec une grâce parfaite:
Vuol dir lo stesso.
(Qu'importe? ces mots n'ont-ils pas le même sens?)
Il est vrai que cette admirable légèreté, que ce badinage aimable et tout à fait monarchique, s'est rencontré plusieurs fois, en ces derniers temps, chez des juges, gens du monde, qui envoyaient à la mort les ennemis du pouvoir en se jouant, ou plutôt sans interrompre les jeux d'une vie aimable et insouciante. La musique de Rossini serait parfaitement à sa place dans une comédie intitulée Charles II[28] ou Henri III, et où le poëte aurait emprunté, pour représenter les moments prospères du règne de ces princes, le génie qui inspira Pinto à M. Lemercier. J'ai eu besoin de m'arrêter un instant pour faire sentir à un lecteur né dans des pays où la justice est digne de tous nos respects, comme chacun sait, que Rossini, né en Romagne et accoutumé aux juges nommés par des prêtres, a été peintre fidèle dans tout le rôle du podestat de la Gazza ladra. En plaçant tant de gaieté, d'insouciance et de légèreté dans l'interrogatoire de Ninetta, il a eu égard au caractère principal, qui est le juge, vieux scélérat goguenard et libertin, et au dénoûment de son opéra, qu'il savait bien devoir être di lieto fine comme ceux de Métastase. J'ai entendu Rossini repousser très gaiement les critiques qu'on faisait de son podestat, à Milan, lieu où Napoléon avait fait apparaître quelque décence dans la justice (1797 à 1814). «Le jeune militaire, quoique Français, est un nigaud, disait Rossini; à sa place, moi qui n'ai pas fait de campagnes ni enlevé de drapeau, je me serais écrié, voyant ma maîtresse accusée: C'est moi qui ai pris la fatale cuiller! Dans le libretto qu'on m'a donné, Ninetta, confondue par des apparences accablantes, ne sait que répondre; Giannetto est un sot: le personnage principal de mon finale est donc le juge, lequel est un coquin nullement triste, et qui, d'ailleurs, n'a aucune idée de perdre Ninetta; il ne songe, pendant tout le temps de l'interrogatoire, qu'à lui vendre sa grâce, et au prix qu'il en obtiendra[29].» Rossini n'ajoutait pas, car il est fort prudent et se souvient de la mort de Cimarosa: Allez voir dans mon pays, à Ferrare, à Rimini, les jugements que l'on y rend tous les jours. Avisez-vous d'avoir un procès et d'être accusé d'avoir mangé un poulet le vendredi, un an ou deux auparavant. Les Prêtres envoient dans les jardins des palazzi voir si l'on jette des os de poulet le vendredi. La femme de chambre de la maison n'a pas l'absolution à Pâques si elle ne dénonce les os des poulets mangés en cachette: or, une femme de chambre, à Imola ou à Pesaro, qui ne fait pas ses pâques est une fille perdue. Qu'on se figure, dans une ville de vingt mille âmes comme Ferrare, un préfet, sept à huit sous-préfets, une douzaine de commissaires de police, n'ayant autre chose à faire au monde que de savoir si monsieur un tel mange un poulet le vendredi! Le légat, ses secrétaires et ses agents secrets, dont j'ai ci-dessus traduit les titres en dénominations françaises, sont prêtres. Ils ont l'administration; mais ils sont contre carrés en tout et haïs à la mort par l'autorité ecclésiastique, l'archevêque, ses grands-vicaires, les chanoines, etc., ennemis jurés des autorités administratives, et les dénonçant sans cesse à Rome comme inclinant au relâchement. Ces dénonciations peuvent empêcher le légat de devenir cardinal à la première promotion. Or, tous ces grands intérêts, toutes ces rivalités, tous les conseils de la prudence, peuvent être satisfaits en dénonçant le pauvre diable de bourgeois de Ferrare qui a cédé à la tentation de manger un poulet le vendredi. Je pourrais ajouter vingt pages de détails, mon seul embarras serait d'affaiblir les couleurs, de diminuer la vérité; je ne veux pas tomber dans l'odieux, ce serait la pire des chutes pour un livre frivole[30]. Le résultat de toutes les anecdotes que je pourrais raconter sur la Romagne serait toujours que Rossini, en donnant tant de gaieté et de légèreté à son podestà libertin, n'a nullement songé à faire une épigramme abominable et à la Juvénal. En général, c'est très peu la coutume en Italie que de s'indigner par écrit des friponneries; cela rend triste, cela est de mauvais ton; d'ailleurs c'est un lieu commun.
Le caractère tranquille du pitoyable amant de Ninetta apparaît bien dans le chant:
Tu dunque sei rea!
(Ed io la credea
L'istessa onestà.)
Toute la niaiserie que le cœur sensible des habitants de la rue Saint-Denis passe à leur cher mélodrame éclate lorsque Ninetta se laisse confondre,
parce que le juif déclare qu'il y avait sur la pièce d'argenterie à lui vendue un F et un V, elle qui vient de dire que son père s'appelle Ferdinand Villabella, d'où le podestat a conclu naturellement que ce père était l'homme qui se trouvait avec elle et pour lequel elle a lu un faux signalement. Ninetta se garde bien de jouer au poëte le mauvais tour de dire tout simplement: Ce couvert m'a été remis par mon père, et les lettres F V forment son chiffre. La pauvre fille aime mieux mourir. Le malheur de ce libretto, c'est que tous les personnages y sont des êtres communs. Ce défaut ne se trouve jamais dans les opéras allemands: il y a toujours quelque chose pour l'imagination.
Ce finale est plein de mouvement, d'entrées et de sorties auxquelles le spectateur prend un vif intérêt. Il y a beaucoup d'a solo et de petits morceaux d'ensemble fort attachants. Il est impossible de mieux disposer les groupes d'un grand tableau. Les paroles ne sont pas mal: je voudrais que ce fût le contraire, que la situation fût belle et naturelle, et les paroles fort ridicules, car qui fait attention aux paroles? A Naples, on trouvait des longueurs dans ce finale; je l'ai vu admiré par le caractère plus tranquille des Milanais. Pour mon compte, je me range à l'avis des bons Milanais. L'expression est vive, forte, naturelle, mais toujours rustique, à l'exception de quelques mesures délicieuses au commencement de l'interrogatoire. Ce premier acte me rappelle à chaque instant le genre de gaieté que Haydn a mis dans le morceau de l'automne de ses Quatre Saisons, lorsqu'il veut peindre la gaieté des vendanges.
Mozart eût rendu ce finale atroce et tout à fait insupportable, en prenant les paroles au tragique; son âme tendre n'eût pas manqué de se ranger du parti de Ninetta et de l'humanité, au lieu de songer au podestat et à ses projets plus libertins que sanguinaires, lesquels sont clairement indiqués par ses derniers mots en quittant la scène:
Ah, la gioja mi brilla nel seno!
Più non perdo si dolce tesor[31].
CHAPITRE XXIII
SUITE DE LA GAZZA LADRA
SECOND ACTE
Toutes les figures que vous rencontrez dans la rue présentent, à Paris, l'image amusante de quelque petite nuance de passion, ordinairement l'égoïsme affairé chez les hommes de quarante ans, l'affectation de l'air militaire chez les jeunes gens; chez les femmes, le désir de plaire, ou au moins de vous indiquer à quelle classe de la société elles appartiennent. Jamais l'expression directe de l'ennui, ce serait un ridicule à Paris, l'ennui ne s'y voit que sur les figures d'étrangers ou de nouveaux débarqués, où il alterne avec la mauvaise humeur; enfin jamais, au grand jamais, les passions sombres. En Italie, souvent et trop souvent l'ennui par manque de sensations, quelquefois une joie tenant de la folie, assez fréquemment les passions sombres et profondes. Le Français de Paris apporte au spectacle une âme déjà usée, durant la journée, par mille nuances de passion; l'Italien de Parme ou de Ferrare, une âme vierge que rien n'a émue de toute la journée, et en outre une âme susceptible des sentiments les plus violents. L'Italien, dans la rue, méprise les passants ou ne les voit pas; le Français veut leur estime.
On ne peut pas dépenser son bien de deux manières. Le Parisien, dès l'instant qu'il sort le matin, trouve cent affaires et cent petites émotions. Depuis la chute de Napoléon, rien ne trouble la tranquillité de mort de la petite ville d'Italie; tout au plus, tous les six mois, quelque arrestation de carbonaro. Voilà, ce me semble, la raison philosophique des succès fous que l'on voit si souvent au delà des Alpes, et jamais en France. Non-seulement il y a plus de feu dans les âmes, mais encore ce feu y est accumulé par l'économie. En France, nous avons dix plaisirs d'espèces différentes pour amuser nos soirées; en Italie, un seul, la musique. Un succès fou au théâtre c'est chez le public de Paris la curiosité de porter un jugement sur une pièce dont on va parler pendant un mois; on y court pour la juger et non pour avoir des transports et des larmes[32].
Ce sont, au contraire, des larmes et des transports qu'il y avait chez les bons Milanais après le finale du premier acte de la Gazza. Ils pensaient beaucoup à leur plaisir et à leur émotion, et fort peu à la gloire qui en pourrait revenir à Rossini. Le commencement du second acte parut un peu pâle. Le rôle de Pippo était cependant joué par mademoiselle Gallianis, jeune actrice de la figure la plus noble et dont la jolie voix de contr'alto rendit fort bien le duetto
E ben, per mia memoria,
Lo serberai tu stesso,
que Pippo vient chanter dans la prison avec Ninetta.
Fin che mi batte il cor,...
Vedo in quegli occhi il pianto,
sont des passages touchants; mais on remarque avec peine certaines batteries fort déplacées, vers la fin du duetto; elles font souvenir du métier dans un moment où le spectateur ne voudrait que jouir de sa douleur. Ce duetto me rappelle toujours les gens peu sensibles, qui tombent dans l'air pleureur, quand absolument ils veulent être tristes, et que l'occasion le requiert.
En entendant mademoiselle Stephens, à Londres, je pensais que Rossini aurait dû écrire ce morceau dans le genre de la musique vocale anglaise. Cette musique abjure presque tout à fait l'empire de la mesure; elle ressemble à des sons de cor entendus de fort loin pendant la nuit, et dont on perd souvent quelques notes intermédiaires: rien de plus touchant, et surtout rien de plus opposé à tout le reste de la musique de la Gazza ladra.
L'air du podestat et surtout le chœur qui le termine, auraient fait la réputation d'un compositeur moins riche que Rossini. Il n'en est pas de même du duetto de Gianetto:
Forse un di conoscerete.
On dirait, à la vulgarité qui paraît dans quelques cantilènes que Rossini a voulu tout à fait se transformer en compositeur allemand et écrire comme Weigl ou Winter. Aussi est-ce en Allemagne que la Gazza réussit le plus; ses défauts sont invisibles à Darmstadt et peut-être des qualités, tandis qu'on méprise Tancrède comme de petite musique. Il faut frapper fort ces bons Allemands. L'arrivée du soldat vient rendre à ce deuxième acte le feu sombre qui anime le premier. Galli joue toute cette fin du drame mieux que de'Marini ou Iffland. Nous n'avons aucun acteur en France qui approche de ce genre de talent; Talma lui-même est bien médiocre dans Falkland et dans le Meinau de Misanthropie et Repentir.
L'air de Galli,
Oh colpo impensato!
est assez commun. Rossini, voyant Galli avoir peu de succès à Naples, se réconcilia avec cet ancien rival, et lui fit cet air tout à fait écrit dans ses cordes.
Le commencement du récitatif:
Che vuol dire quel pianto?
est bien. Il y a du sentiment tragique et sombre dans
M'investe, m'assale.
Nous sommes attendris par un rayon de beau idéal sur
Per te, dolce figlia;
mais perche amica spemè? est détestable; c'est du mauvais Rossini, des agréments de concert au lieu de pathétique, et, pour comble de misère, des agréments qui ne sont que des réminiscences d'opéra buffa[33].
L'air finit par de beaux accents tragiques sur
Scoperto, avvilito,
Proscritto, inseguito.
Zuchelli chante cet air d'une manière admirable; c'est bien là le désespoir d'une âme tendre. Le public n'a pas encore été averti du mérite de ce chanteur.
A la manière dont Rossini a écrit, pour Galli, cet air de réconciliation, je croirais qu'il boudait encore. Les savants remarquent, comme une chose nouvelle, que vers la fin l'orchestre va beaucoup plus haut[34] que le chant et cependant ne le couvre pas; on sent à tous moments, en voyant célébrer comme des nouveautés des choses aussi simples, que la science de la musique est encore au berceau.
Le chœur des juges,
Tremate, o popoli,
est superbe. Voilà le triomphe du style magnifique, la terreur[35]. Ce chœur est tellement imposant, que je n'ai jamais vu rire à Louvois, à l'aspect de tout un tribunal de première instance, la toque en tête, qui se met à chanter. On dit que ce morceau ressemble un peu à un chœur de l'Orfeo de Gluck; je le croirais plutôt imité de Haydn, s'il est imité.
L'arrivée de Ninetta, la lecture de la sentence de mort, sont des moments terribles que je ne chercherai pas à rappeler au lecteur; heureux si je pouvais terminer ici l'analyse de la Gazza ladra, mais je serais trop injuste envers Rossini.
Gia d'intorno
Ulular la morte ascolto,
glace le sang, surtout le mot ulular; c'est à faire trouver mal les gens nerveux. L'entrée de Galli est sublime
O là! fermate.
A l'exception de mademoiselle Mars, la scène française ne nous a rien offert de comparable depuis Monvel. En Italie, j'ai vu à de'Marini, et surtout à la Pallerini, des moments au moins aussi beaux. Iffland, à Berlin, en 1807, avait une ou deux entrées comparables à celles de Galli.
Dans les situations extrêmes, il n'y a plus lieu à cantilène, le récitatif suffit. Les paroles suivantes de Galli sont une preuve de cette vérité singulière et si contraire aux théories vulgaires:
Son vostro prigioniero,
Il capo mio troncate[36].
Il me semble que les spectateurs sont émus au point de sentir distinctement quel est le véritable cri de la nature. Des spectateurs amenés à ce point d'émotion sont dangereux; ils repoussent avec horreur toute entreprise que l'art pourrait tenter pour embellir la nature[37].
La musique est à la hauteur des paroles dans ces deux vers terribles, chantés par les juges et le préteur avec l'accent imposant d'une nombreuse réunion de voix de basse:
L'uno in carcere,
E l'altro sul patibolo[38].
Galli était au-dessus de tous les éloges, et laissera un souvenir durable, même à Paris, dans
Un padre, una figlia
. . . . . . . . . . . . . .
A tante sciagure
Chi mai reggerà?
Cette scène magnifique, la plus forte de l'opéra italien moderne et de l'œuvre de Rossini, se termine dignement par
Ah! neppur l'estremo amplesso,
Questo è troppa crudeltà.
Je dois invoquer ici un principe en faveur de Rossini; c'est que le mouvement de valse rappelle la rapidité terrible et inévitable des coups du destin. La circonstance de la rapidité est ce qu'il y a de plus terrible dans les sensations actuelles d'un malheureux condamné à mort et qui doit être exécuté dans trois quarts d'heure.
Ce n'est pas la faute de la musique si nous avons pris l'habitude de danser des valses; cette mode sera peut-être passée dans trente ans, et sa manière de peindre la rapidité de l'heure qui s'avance est éternelle.
Cette raison suffit à mes yeux pour justifier plusieurs mouvements de valse, ou en approchant beaucoup, qui se trouvent dans le second acte de la Gazza ladra; mais rien au monde ne saurait justifier
Sino il pianto è negato al mio ciglio
Entro il seno s'arresta il sospir,
Dio possente, mercede, consiglio!
Tu m'aita il mio fato a soffrir;
et ce chant fort gai est répété deux fois à une certaine distance.
A la quatrième ou cinquième représentation de la Gazza ladra, un cri général s'éleva contre cette absurdité. Un des jeunes gens les plus aimables de cette aimable société de Milan, et dont les arts déplorent la perte aujourd'hui, était admirable en attaquant Rossini sur cet allegro. S'il vivait encore, son amitié ne m'aurait pas refusé quelques pages pour cette brochure, et je ne la croirais pas alors tout à fait indigne de l'attention du public.
Le parti de Rossini (car il y avait deux partis très prononcés) disait qu'il fallait lui savoir gré d'avoir déguisé l'atrocité du sujet par la légèreté de ses cantilènes. Si Mozart, disaient-ils, avait fait la musique de la Gazza ladra comme elle doit être écrite, c'est-à-dire dans le goût des parties sérieuses de Don Juan, cette pièce eût fait horreur et l'on n'en pourrait supporter la représentation.
Le fait est que, dans aucun de ses opéras, Rossini n'a fait autant de fautes de sens que dans la Gazza ladra. Il avait peur du public de Milan, qui lui gardait rancune depuis le Turco in Italia. Il voulut étourdir ce public, faire un grand nombre de morceaux nouveaux, et se donna moins que jamais le temps de relire. Ricordi, le premier marchand de musique d'Italie, et qui doit une grande fortune aux succès de Rossini racontait devant moi, à Florence, que Rossini avait composé un des plus beaux duetti de la Gazza ladra dans son arrière-boutique, au milieu des cris et du tapage affreux de douze ou quinze copistes de musique se dictant leurs copies ou les collationnant, et cela en moins d'une heure.
Le grand morceau qui commence par le chœur Tremate, o popoli, me semble beaucoup trop long.
Le chœur du peuple, quand Ninette passe devant nous, environnée de gendarmes, pour aller au supplice, est bien. En Italie, où la tyrannie soupçonneuse et sans pitié[39] (le contraire du gouvernement de Louis XV) n'a pas permis la naissance des sentiments délicats, le bourreau, en bonnet de police marche à côté de Ninette, et la relève après la prière que fait cette pauvre malheureuse en passant devant l'église de son village. A la Scala, la décoration de M. Perego était sublimé; cette église de village était touchante et sombre, et cependant avait assez de grandiose pour ôter un peu de son horreur au triste spectacle dont nous sommes témoins. A Louvois, la décoration est jolie et gaie; et pour digne complément, il y a des arbres au milieu des nuages qui ne tiennent à rien sur la terre. Le goût pittoresque du public de Louvois est trop peu formé pour qu'il tienne à ces bagatelles[40].
Jamais vaudeville ne fut mieux à sa place que celui de la fin:
Ecco cessato il vento,
Placato il mare infido
Galli le chantait avec beaucoup de verve et de bonheur; Zuchelli y met une grâce parfaite, et, dans sa bouche, ce vaudeville est réellement un morceau de chant très-remarquable. Je voudrais voir ce grand chanteur dans un rôle de bariton, D. Juan, par exemple.
Après la Gazza ladra, on sort de Louvois abîmé de fatigue et assourdi. La fatigue nerveuse tient à l'absence d'un ballet d'une heure entre les deux actes de l'opéra. A Milan, nous avions Myrrha, ou la Vengeance de Vénus, l'un des chefs-d'œuvre de Viganò. Les idées mythologiques étaient vraiment d'un effet délicieux, après les horreurs trop réelles du juge de Palaiseau et de ses gendarmes. Il n'a peut-être jamais existé d'orchestre plus savant, plus exact, plus impitoyable pour ce qu'il croit son devoir, que celui de Louvois, et jamais on n'a vu une telle absence de sentiment musical. Puisque sentir paraît impossible, espérons qu'avec le temps on enseignera dans la rue Bergère, qu'un crescendo doit se commencer doucement, et qu'il existe certaines nuances nommées piano. Où sont nos symphonistes malhabiles de Capoue ou de Foligno! quand ils font des fautes, c'est toujours par ignorance, c'est que leurs doigts n'ont pas l'habileté nécessaire pour faire telle note; mais quel feu! quelle délicatesse! que d'âme, quel sentiment musical! Il y a telle note trop forte, trop hardie, trop effrontée, qui prouve que celui qui en outrage l'oreille du spectateur, est à jamais indigne d'être admis dans un orchestre autre que celui du grand Opéra.
Pris individuellement, chacun des artistes de notre orchestre de Louvois est peut-être supérieur, les violons surtout, aux artistes du théâtre de Dresde, de Munich ou de Darmstadt. Quelle différence immense, cependant, dans l'effet! Ces messieurs ne sont supérieurs que dans certaines symphonies de Haydn, où tout est dur; dès qu'il y a une mesure gracieuse et tendre, ils la manquent. Voir les passages de ce caractère dans l'ouverture de la Gazza ladra, voir la manière dont on vient de traiter l'ouverture des Horaces de Cimarosa.
La première fois que j'entendis la Gazza ladra, à Louvois, je fus scandalisé. Le chef d'orchestre, homme d'ailleurs d'un grand talent, violon très-habile, et qui dirige fort bien l'orchestre, une fois le système français adopté, a changé la plupart des mouvements de Rossini. Si jamais ce maestro passe à Paris, et qu'il ne prenne pas le parti de donner des conseils à contre-sens (plaisanterie que je lui ai vu exécuter une fois avec une grâce infinie, tout le succès possible, et une duperie parfaite de la part des chanteurs qu'il conseillait à faux), il ne peut pas se dispenser d'avoir une explication avec M. le chef d'orchestre de Louvois. Pauvre Rossini! il sera battu complétement, car il n'est pas savant, lui.
Le mouvement fait tout pour l'expression. Enfant chéri des dames, cet air aimable que Deviène vola jadis à Mozart, chanté adagio, est à faire fondre en larmes. Parmi les morceaux singulièrement altérés par le chef d'orchestre de Louvois, je remarque le duetto de Ninette et de Pippo dans la prison:
Tantôt les piano deviennent des allegro; mais comme il faut être juste, et qu'il y a compensation à tout, un instant après, un joli allegro vivace est changé en andante languissant, et cela en dépit de la situation et du cri du libretto, si j'ose parler ainsi.
Guarda, guarda; avisa, avisa!
dans le moment où Pippo, au haut du clocher, retrouve le couvert d'argent dans la cachette de la pie, morceau allegro s'il en fut jamais, et ainsi exécuté à Milan sous les yeux de l'auteur, prend à Louvois un mouvement lent tout à fait convenable pour une parodie[41].
Dans huit ou dix ans, lorsque la révolution de la musique sera achevée, et que nos jolies petites filles de douze ans seront des maîtresses de maison, le public de Louvois, voulant avant tout de beaux chants, et non de la symphonie, fera du chef d'orchestre d'alors l'esclave soumis des chanteurs, quant au mouvement des morceaux. Quelque médiocre que soit le chanteur, quand il est en scène, tout doit lui obéir et le suivre, non pas assurément par déférence pour sa personne, mais par respect pour l'oreille du spectateur.
CHAPITRE XXIV
DE L'ADMIRATION EN FRANCE, OU DU GRAND OPERA
Je suis allé ce soir au Devin du Village (5 mars 1823); c'est une imitation assez gauche de la musique qu'on avait en Italie vers l'an 1730. Cette musique fit place, jadis, aux chefs-d'œuvre de Pergolèse et de Logrosino, qui furent remplacés par ceux des Sacchini et des Piccini, qui ont été effacés par ceux des Guglielmi et des Paisiello, qui à leur tour pâlissent devant Rossini et Mozart.
En France, nous n'allons pas si vite; rien de ce qui est généralement reçu ne peut passer peu à peu. Il faut bataille. Je veux admirer aujourd'hui ce que j'ai admiré hier; autrement, de quoi parlerai-je demain? Un chef-d'œuvre reconnu tel a beau m'ennuyer, il n'en est pas moins délicieux; c'est moi qui suis dans mon tort d'être ennuyé. Le valet de chambre de la maison paternelle nous dit dès l'âge de dix ans, en nous mettant des papillotes:
«Monsieur, il faut souffrir pour être beau.»
Tout change en Europe, tout a été bouleversé; le public de l'Opéra seul a la gloire d'être resté immobile. Il fit, dans le temps une fort belle résistance à Rousseau. Les violons voulurent bravement le tuer comme ennemi de l'honneur national[42]. Paris tout entier prit parti; on parla de lettre de cachet. C'est comme il y a un an à la Porte Saint-Martin; les journaux libéraux persuadèrent aux calicots qu'il fallait siffler Shakspeare, parce que c'est un aide de camp du duc de Wellington.
Notre bon sens littéraire n'a pas fait un pas depuis 1765; c'est toujours sur l'honneur national que notre vanité s'appuie. Nous sommes si vains, que nous prétendons à l'orgueil.
Voyez les changements qui ont eu lieu dans l'État depuis 1765: Louis XVI appelle la philosophie au conseil, elle y entre sous les traits de l'immortel Turgot; la légèreté puérile du vieux Maurepas succède; vient ensuite l'importance financière et la suffisance bourgeoise de l'honnête Necker; sous Mirabeau, la France veut la monarchie constitutionnelle; sous Danton elle passe à la terreur, et l'étranger n'entre pas. Une cinquantaine de voleurs s'emparent du timon de l'État. Les beaux jours de Frascati paraissent. Pendant ce temps, nos armées se donnaient le plaisir nerveux de gagner des batailles et de faire fuir des Autrichiens.
Nous étions aux concerts de la rue de Cléry, lorsqu'un jeune héros s'empare de la France et fait son bonheur pendant trois ans. Un homme aimable lui présente une lettre sur le revers de son chapeau à plumes; le grand homme perd la tête et s'écrie: Il n'y a que ces gens-là qui sachent servir! Cette lettre lui fait plus de plaisir que dix victoires. Il part de là pour ressusciter les oripeaux monarchiques à la Louis XIV. Toute la France court après les baronnies et les cordons. Lassée de l'insolence des comtes de l'Empire, elle reçoit Louis avec transports..... Que de changements! L'opinion publique a varié au moins vingt fois depuis 1765. Une seule classe est restée immobile comme pour consoler l'orgueil national; c'est le public de l'Opéra. Lui seul peut décliner avec dignité la girouette fatale que nous voyons voltiger sur tant de têtes. On y chantait faux ce soir comme il y a soixante ans.
Ce soir, en revenant du Devin du Village, j'ai ouvert machinalement un volume de l'emphatique Rousseau. C'étaient ses écrits sur la musique. J'ai été frappé; tout ce qu'il dit en 1765 est encore brillant de jeunesse et de vérité en 1823. L'orchestre français, qui se croit toujours le premier orchestre du monde, ne peut pas plus exécuter un crescendo de Rossini aujourd'hui qu'alors. Fidèle aux oreilles doublées de parchemin de nos braves aïeux, il meurt toujours de peur de commencer trop doucement, et méprise les nuances comme des preuves de manque de vigueur. Le physique du talent a changé: nul doute que nos violinistes, nos violoncelles, nos contre-basses n'exécutent aujourd'hui des choses impossibles en 1765; mais la partie morale du talent, si je puis m'exprimer ainsi, est toujours la même. C'est comme un homme sans fortune qui fait un héritage immense d'un parent mort dans les Indes; ses moyens d'action et d'influence ont changé, mais son caractère est resté le même; bien plus, enhardi par son opulence nouvelle, ce caractère n'éclatera que d'une manière plus effrontée. Nos symphonistes ont hérité, eux, du talent de la main. Rossini va passer à Paris pour aller à Londres; vous les verrez lui disputer le temps des morceaux qu'il a créés, et prétendre le savoir mieux que lui. Pris individuellement, ce sont des artistes, et peut-être les plus habiles de l'Europe; réunissez-les en corps, c'est toujours l'orchestre de 1765. La science musicale nous inonde de toutes parts, et le sentiment est à sec. Je suis poursuivi par de jeunes prodiges de dix ans et demi qui exécutent des concertos, et les grands violinistes réunis en orchestre ne peuvent pas exécuter l'accompagnement du duetto d'Armide.
Le mécanisme se perfectionne[43] et l'art tombe. On dirait que plus ces gens-ci deviennent savants, plus leurs cœurs se racornissent. Ce que Rousseau a écrit sur la politique et sur l'organisation des sociétés a vieilli d'un siècle; mais ce qu'il a écrit sur la musique, art plus difficile pour des Français, est encore brillant de fraîcheur et de vérité. Un vieux métromane déclare que Spontini et Nicolo sont les musiciens français par excellence, et il ne voit pas dans la forme même de leurs noms que Spontini est de Jesi, Nicolo de Malte, et qu'ils ne sont venus en France qu'après s'être essayés vingt fois en Italie. L'absurdité lutte de toutes parts avec la prétention; mais la prétention l'emporte.
Serait-ce que le peuple français est, dans le fait, l'un des moins légers de l'univers? Les philosophes, qui lui ont décerné si souvent ce titre de léger, ont-ils pénétré plus avant que la forme de son habit ou la coupe de ses cheveux?
Les Allemands, que nous appelons graves pour nous moquer, ont changé trois fois au moins de philosophie et de système dramatique depuis trente ans. Nous, nous sommes toujours pour la musique française de Spontini et pour l'honneur national; et nous le mettons bravement à défendre le Liégeois Grétry contre le Pesarese Rossini.
En 1765, Louis XV, tout homme d'esprit qu'il était, dit au duc d'Ayen, qui se moquait du Siége de Calais, tragédie de Du Belloy: Je vous croyais meilleur Français. On sait la réponse du duc. Napoléon lui-même, dans ses Mémoires, emporté par la bonne habitude de mentir, trouve digne de blâme le Français qui, en écrivant l'histoire, avoue des choses peu favorables à la France. (Notes sur l'ouvrage du général Rogniat.) Si son règne eût duré, il eût détruit tous les monuments de l'histoire militaire de son temps, de manière à être maître absolu de la vérité. Anecdote curieuse de la bataille de Marengo, du général Vallongue; le brave militaire qui me l'a contée ne parle pas, par délicatesse. Quant à moi, j'aime tendrement le héros; je méprise le despote donnant audience à son chef de police.
Dans les révolutions de l'État, il n'y a pas eu légèreté chez les Français; il y a eu constance à l'intérêt d'argent[44]; en littérature, il y a constance à l'intérêt de vanité. On est sûr de n'être pas sifflé en répétant une phrase de La Harpe; et l'on passe, même au Marais, pour un homme d'infiniment d'esprit si on peut la répéter avec une légère variante. Ce que j'ai admiré hier, je veux l'admirer aujourd'hui, mon admiration est mon bien; autrement il faudrait changer tous les jours le fond de ma conversation, et je m'exposerais à des objections non prévues, devant lesquelles je pourrais rester court; quel horrible danger!
En France, les classes inférieures admirent bonnement tout ce qu'admire Paris et jadis tout ce qu'admirait la cour. Les sociétés particulières, qui sentent qu'elles ne sont pas à la tête de la mode, se gardent bien d'admettre aucune véritable discussion sur ce qu'elles ont accepté comme étant de bon ton. Elles reçoivent leurs opinions de Paris, de ce Paris que la province abhorre en silence et avec respect. Remarquez que tout ce qui a un peu d'énergie à Paris, est né en province, et en débarque à dix-sept ans, avec le fanatisme des opinions littéraires à la mode en 1760.
On voit que dans les Arts, l'extrême vanité exclut la légèreté; il faut souffrir pour être beau. Personne n'ose en appeler à sa propre sensation; en province surtout, où ce crime est irrémissible.
Ces pensées malsonnantes et téméraires m'assiégeaient ce soir à l'Opéra, en voyant quelques spectateurs gens de goût, ennuyés mortellement par le Devin, n'avoir pas assez de courage moral pour être sincères avec eux-mêmes[45]: tant c'est une terrible chose en France que d'être seul de son opinion.
J'entrai un soir de l'été dernier chez Tortoni. Je trouvai les amateurs de glaces les uns sur les autres. Contrarié de me voir sans petite table, je dis à Tortoni, avec qui j'étais en liaison d'italien: «Vous êtes bien singulier de ne pas louer les maisons voisines de la vôtre; au moins l'on pourrait s'asseoir chez vous.—Non son cosi mallo! Ho! je connais les Français, ils n'aiment à se trouver que là où l'on s'étouffe; voyez à ma porte la promenade du boulevard de Gand.»
Non corrigé par cette réponse judicieuse de l'Italien, je disais dernièrement à l'un des directeurs de l'Opéra-Buffa: «Votre théâtre se meurt de monotonie; engagez trois chanteurs de plus à trente mille francs, et jouez une fois par semaine au grand Opéra.—Nous n'aurions pas un chat; nos banquettes resteraient désertes, personne ne voudrait de nos loges, ce serait étouffer de nos propres mains la mode qui nous permet de dépenser, pour notre cher Opéra français, tout ce que notre pauvre budget de la maison accorde pour l'Opéra-Buffa[46].»
Je pense qu'il est difficile de trouver deux observations de mœurs plus futiles que les précédentes. On court chez Tortoni, où l'on étouffe, comme l'on va aux Français, où l'on bâille; c'est le même principe. Le même homme est mû par le même penchant à deux heures différentes de la journée; quant à sept heures il passe près des Français, il se dit: Allons revoir cette admirable Iphigénie. Il prend son billet en répétant à mi-voix:
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,
En a fait, sous son nom, verser la Champmêlé.
Boileau, Épître à Racine.
Comment, après un suffrage aussi illustre, oser trouver ridicule une rame inutile qui fatigue vainement une mer immobile? Notre homme n'est jamais allé en bateau à vapeur.
Un Parisien de la vieille roche ne va pas prendre une glace chez Tortoni parce qu'il fait chaud, quel motif vulgaire! mais pour faire une action qui est de bon ton, pour être vu dans un lieu fréquenté par la haute société, pour voir aussi un peu cette haute société, et enfin, mais bien enfin, parce qu'il y a un petit plaisir à prendre une glace quand le thermomètre est à 25 degrés.
Supposez que l'on trouve encore quelques places à huit heures à la salle Louvois; ce n'est donc plus un lieu où la bonne compagnie s'étouffe, ce n'est plus qu'un théâtre commode: je n'y vais pas.
En Espagne et en Italie, chacun méprise le voisin, et a l'orgueil sauvage d'être de sa propre opinion. C'est ce qui fait qu'on n'y sait pas vivre.
Tout ce qui précède donne l'histoire de la réception qu'on a faite en France à Rossini; depuis le jour où un directeur adroit défigura l'Italiana in Algeri, jusqu'au jour où, pour le Barbier de Séville, on l'opposa habilement à Paisiello, on espérait dégoûter de Rossini. Le coup était habile et bien calculé d'après les habitudes littéraires de la nation. Les gens de lettres, qui regardent comme une annexe de leur titre le privilège de juger des tableaux et de la musique, ne manquèrent pas, fidèles au métier, de faire des articles furibonds en faveur du compositeur d'il y a trente ans, contre le compositeur d'aujourd'hui. Il leur semblait encore parler de Racine et de Boileau, opposés à Schiller et à Byron. Ils ne tarirent pas sur l'audacieuse témérité d'un jeune homme qui osait remettre en question la gloire d'un ancien[47]. Heureusement pour Rossini les temps de Geoffroy étaient passés; aucun journal n'avait la vogue, et les pauvres littérateurs estimables, privés de l'avantage de parler tout seuls, furent tout étonnés de voir que le public se moquait d'eux.
Le Barbier de Séville a fait connaître Rossini à Paris, neuf petites années après que ce compositeur faisait les délices de l'Italie et d'une grande partie de l'Allemagne. Le Tancrède avait paru à Vienne immédiatement après le congrès. Trois ans plus tard, la Gazza ladra avait un succès fou à Berlin, et l'on y imprimait des volumes pour ou contre l'ouverture de cet opéra.
La moitié du mérite de Rossini apparut aux Parisiens, au grand désespoir de certaines personnes, à l'époque où madame Fodor prit le rôle de madame de Begnis dans le Barbier; la seconde moitié, quand madame Pasta a chanté dans Otello et Tancrède.
CHAPITRE XXV
LES DEUX AMATEURS
On m'a présenté, il y a quelque temps, à un vieux commis expéditionnaire du bureau de la guerre, doué d'une justesse d'oreille tellement parfaite, que si, passant devant un atelier de tailleurs de pierre, établi dans le voisinage de quelque bâtisse considérable, on lui demande l'indication exacte des sons rendus par deux pierres frappées par le marteau de deux ouvriers voisins, il indique à l'instant ces sons avec une justesse qui n'est jamais en défaut, et leur assigne, sans la moindre hésitation, le nom musical qu'ils doivent porter. Si cet homme vient à entendre un orgue de Barbarie qui joue faux, selon la coutume, il énonce à mesure les notes que fait entendre l'instrument fatal. Il apprécie avec le même bonheur les cris d'une poulie mal arrangée au haut d'une grue qui élève péniblement un poids considérable, ou les gémissements de la roue mal graissée d'un tombereau de campagne. Il est inutile d'ajouter que mon nouvel ami indique à l'instant la plus petite faute commise dans un orchestre considérable; il nomme la fausse note exécutée et l'instrument coupable. La personne qui me présentait m'engagea à chanter un air; soit effet du hasard, soit fait exprès, cet air présenta plusieurs sons douteux, qu'un musicien qui se trouvait présent reconnut avec étonnement dans l'air noté que le vieil expéditionnaire présenta deux minutes après au chanteur malheureux. Cet homme singulier écrit un air qu'on vient de chanter, comme un enfant écrit une fable de La Fontaine, si quelque ami de la famille vient à la lui demander pour éprouver son savoir. Si l'air que vous chantez est long, l'expéditionnaire, qui craint d'oublier, prie que l'on s'arrête jusqu'à ce qu'il ait eu le temps d'écrire ce qu'il a déjà entendu. Je supprime d'autres épreuves, desquelles mon ami sort également à son avantage. Tous les sons de la nature ne sont pour lui qu'un langage fort clair (quant au son), qu'il écrit sans difficulté, mais aussi sans y rien comprendre. Il est, je crois, difficile de rencontrer une oreille meilleure appréciatrice des sons, et en même temps plus insensible au charme qu'ils peuvent avoir.
Ce pauvre expéditionnaire, qui, comme le M. Bellemain de l'Intérieur d'un Bureau, a une bonne physionomie tranquille et heureuse, et compte trente ou quarante ans d'assiduité, est le plus sec et le moins sensible des hommes. Les sons ne sont pour lui que du bruit; la musique est un langage qu'il entend fort bien, mais qui n'a aucun sens. Il préfère, je crois, à toutes les symphonies, le bruit des pierres de taille frappées par le marteau des maçons. On a fait l'expérience de lui envoyer, le même jour, des billets pour Louvois et pour l'Odéon, pour le grand Opéra et pour la Porte Saint-Martin; toujours il a préféré le théâtre où l'on ne chantait pas. Il me semble que la musique ne lui fait aucun plaisir, autre que celui de donner exercice à son talent pour l'appréciation des sons; cet art ne dit absolument rien à son âme; et d'ailleurs il n'a point d'âme. Dès qu'on entreprend une conversation un peu élevée avec lui, et que l'on cite quelque trait un peu au-dessus du niveau le plus ordinaire, il répète avec simplicité et plusieurs fois de suite: romanesque! romanesque! C'est l'homme prosaïque par excellence.
Par opposition, tout le monde a connu à la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie, M. le comte C***, jeune Vénitien de la plus héroïque bravoure, et qui, à force de belles actions, était devenu officier d'ordonnance du prince. Non-seulement cet aimable jeune homme était hors d'état d'apprécier les sons, mais il ne pouvait dire quatre notes de suite sans chanter faux d'une manière épouvantable. Ce qui frappait d'étonnement, c'est que, chantant aussi faux, il aimait la musique avec une passion remarquable même en Italie. Au milieu de tous les genres de succès, on voyait que la musique faisait une partie nécessaire et considérable de son bonheur. On m'assure que M. le comte de Gallenberg, qui, pendant que Rossini triomphait à San-Carlo par la musique de ses opéras, y composait la musique des ballets joués entre les deux actes des opéras de Rossini, et avait des succès presque comparables à ceux du jeune maestro, a la plus grande peine du monde à distinguer un son faux d'un son juste.
Ces cas extrêmes sont rares, mais ils forment avec les nuances intermédiaires toutes les classes d'amateurs. Les uns, et ce sont les pédants de la musique, pédants aussi furieux qu'un savant en us avec son âme dévouée à la vanité, à l'argent et au travail, les uns ont une aptitude étonnante pour percevoir les sons et leurs modes différents; mais ces sons ne représentent pour eux aucun mouvement de l'âme, ne leur rappellent aucune passion ou nuance de passion. Ces gens sont, en musique, les connaisseurs les plus savants et les plus imperturbables; n'étant jamais trahis par aucun moment d'entraînement, ce qu'ils ont une fois appris, ils n'en sont jamais distraits, et surtout ils n'ont jamais à rougir de certaines exagérations qui, hasardées devant des gens qui ne sont pas faits pour les entendre, font ensuite tant de honte aux amateurs véritables.
Ceux-ci, auprès des autres, ont l'air d'ignorants, et ils ont parfois des moments bien ridicules; c'est lorsqu'ils font des efforts étonnants de pédantisme et de mensonge pour avoir l'air de se connaître un peu en notes et en classification des sons. En France, ils n'ouvrent guère la bouche pour parler de l'art divin auquel ils doivent les plaisirs les plus vifs, sans prêter le flanc à la plaisanterie par quelque balourdise savante; c'est d'ordinaire quelque idée qu'ils ont prise dans Reicha, et qu'ils n'ont retenue qu'à moitié. A Louvois, je reconnais ces deux classes d'amateurs d'un côté de la salle à l'autre, il y a toujours, par exemple, quelque désordre dans la toilette du vrai dilettante, tandis que celle de l'amateur pédant est un chef-d'œuvre d'esprit d'ordre et de soins, même un jour de première représentation, où c'est une affaire que d'avoir une place passable. Le pauvre amateur sensible a ordinairement l'imprudence d'entreprendre de parler dans ses moments d'émotion, et c'est alors qu'il s'expose aux plaisanteries triomphantes des gens froids; sa colère redouble leur bonheur; les noms, les dates, tout lui manque, tandis que le pédant sec brille à ses côtés et à ses dépens, eh récitant, avec moins de disgrâce que de coutume, l'historique de la science, tous les détails du chant des actrices qui ont paru depuis vingt ans au théâtre italien, toutes les dates des débuts ou des mises en scène, etc., etc. Le pauvre amateur sensible s'expose au ridicule, parce qu'il y a encore en lui un peu du caractère français. Pourquoi parler? pourquoi se mettre en communication avec cet éteignoir de tout enthousiasme et de toute sensibilité? Les autres. Voyez l'amateur de San-Carlo et de la Scala; tout entier à l'émotion qu'il éprouve, ne songeant pas à juger et encore moins à faire une jolie phrase sur ce qu'il entend, il ne s'inquiète nullement de son voisin, et ne songe guère à faire effet sur lui; il ne sait pas même s'il a un voisin. Plongé dans une extase contemplative, il n'a que de la colère et de l'impatience à donner aux autres qui viendraient l'empêcher de jouir de son âme. Parfois il laisse échapper une exclamation, et puis retombe dans son morne et profond silence. S'il marque la mesure, s'il fait un mouvement, c'est que dans de certains passages le mouvement augmente le plaisir. Sa bouche est à demi ouverte, tous les traits de sa figure portent l'empreinte de la fatigue, ou, pour mieux dire, de l'absence d'animation; il n'y a d'âme que dans ses yeux, et encore si on l'a averti de cette vérité, dans sa haine pour les autres, il se cache les yeux, de la main.
Beaucoup de chanteurs célèbres appartiennent à la classe d'amateurs dont j'ai présenté le prototype dans le commis appréciateur juré des sons rendus par les pierres de taille. Ce sont des gens communs chez qui le hasard a mis de l'oreille, une voix superbe et une forte poitrine.
Si, avec le temps, ils acquièrent quelque esprit, ils jouent le sentiment, l'enthousiasme; ils parlent souvent de génie, et placent sur leur bureau d'acajou un buste de Mozart. A Paris, ils n'ont pas même besoin d'esprit pour arriver à cet extérieur; leurs phrases leur sont données par le journal, et le buste est l'affaire du marchand de meubles.
Tel amateur, au contraire, ne connaît rien aux notes; et cependant la plupart de leurs combinaisons, même les plus simples, représentent à ses yeux, avec force et clarté, une nuance de sentiment. Rien n'égale, pour lui, l'évidence de ce langage; et comme il n'est pas gâté par le rappel à volonté, ce pauvre dilettante est hors d'état de résister à sa force entraînante. Mozart est le maître souverain de son âme; avec vingt mesures, il va le plonger dans la rêverie, et lui faire prendre du côté tendre et touchant les plus simples accidents de ce monde; un chien écrasé par un fiacre dans la rue de Richelieu.
CHAPITRE XXVI
MOSÉ
A Naples, j'allais quelquefois après l'opéra, vers minuit ou une heure, dans une société de vieux amateurs qui se réunissait sur une terrasse du quai de Chiaja, au haut d'un palais. On avait hissé d'assez grands orangers sur cette petite esplanade; nous dominions la mer et toutes les maisons de Naples; nous avions en face de nous le mont Vésuve, qui, chaque soir, amusait les regards par quelque accident nouveau. Placés sur cette terrasse extrêmement élevée, nous attendions la brise délicieuse qui ne manque guère de s'élever aussitôt après minuit. Le bruit des ondes de la mer qui venaient briser à vingt pas de la porte du palais, ajoutait encore, sous ce climat brûlant, au sentiment de bien-être. Notre âme était admirablement disposée à parler musique et à reproduire ses miracles, soit par cette discussion vive et partant du cœur, qui fait renaître pour ainsi dire les sensations, soit par le moyen plus direct d'un piano qui était caché dans un des coins de la terrasse, entre trois caisses d'orangers. Cimarosa avait été l'ami de la plupart de mes vieux amateurs; ils parlaient souvent des méchancetés que Paisiello lui faisait quand ces deux grands artistes se partageaient l'admiration de Naples et de l'Italie; car Paisiello, ce génie si gracieux, a été un vilain homme, et Cimarosa n'a jamais connu le bonheur de Rossini qui règne comme un dieu sur l'Italie et sur le monde musical. Mes amis admiraient cette vogue étonnante; ils cherchaient à l'expliquer. J'entendais mettre Rossini bien au-dessous des grands maîtres de la fin du dernier siècle: Anfossi, Piccini, Galuppi, Guglielmi, Portogallo, Zingarelli, Sacchini, etc., etc. On n'accordait presque à Rossini que du style, l'art d'écrire d'une manière actuellement amusante; mais pour les idées, pour le fond des choses, on mettait l'infini entre lui et la plupart de ces grands maîtres. Je ne connais point leurs opéras; où trouver aujourd'hui des voix qui pussent les chanter[48]? Je n'ai entendu que quelques-uns de leurs airs les plus célèbres. J'avouerai que pour la plupart de ces grands artistes, je suis un peu comme pour Garrick et Le Kain. Tous les jours j'entends porter aux nues ces acteurs par des hommes pour les lumières et l'esprit desquels j'ai un respect infini; mais je suis entraîné malgré moi, dans les arts, par une mauvaise habitude que j'ai rapportée de la politique: c'est de parler de beaucoup de choses comme on veut, mais de ne croire que ce que j'ai vu. Par exemple, avant de passer en Angleterre, je croyais Talma le premier acteur tragique de notre temps; mais j'ai vu Kean.
Nous étions, à Naples, dans le plus fort de nos discussions sur le mérite relatif de Rossini et des anciens compositeurs qui eurent plus de mérite et moins de bonheur, lorsqu'on nous annonça à San-Carlo, Mosè, sujet sacré (1818). J'avoue que je m'acheminai vers San-Carlo avec de grands préjugés contre les plaies d'Égypte. Les sujets pris des Écritures saintes peuvent être agréables dans un pays biblique tel que l'Angleterre[49], ou bien en Italie, où ils sont sanctifiés par tout ce qu'il y a de plus ravissant dans les beaux-arts, par le souvenir des chefs-d'œuvre de Raphaël, de Michel-Ange et du Corrège. Pour moi, littérairement et humainement parlant, j'estime les livres saints comme une espèce de c*** d* M*** très-curieux à cause de leur assez grande antiquité, à cause de la naïveté des mœurs, et surtout à cause du grandiose du style. Politiquement, je les considère beaucoup comme les soutiens de l'aristocratie et des belles livrées de tant de pairs d'Angleterre; mais c'est toujours mon esprit qui estime. Au souvenir des plaies d'Égypte, du roi Pharaon et du massacre des premiers-nés des Égyptiens, opéré pendant la nuit par l'ange du Seigneur, mon âme lie inévitablement le souvenir des douze ou quinze prêtres au milieu desquels j'ai passé ma jeunesse dans le temps de la terreur.
J'arrivai donc à San-Carlo, on ne peut pas plus mal disposé, et comme un homme que l'on prétendrait égayer par le spectacle des bûchers de l'inquisition, pourvus de victimes par les tours d'adresse de M. Comte.
La pièce commence par ce qu'on appelle la plaie des ténèbres, plaie un peu trop facile à exécuter à la scène, et par là assez ridicule; il suffit de baisser la rampe et de voiler le lustre. Je riais au lever de la toile; les pauvres Égyptiens formés en groupes sur un théâtre immense, et affligés de la plaie de l'éteignoir, sont en prière. Je n'eus pas entendu vingt mesures de cette admirable introduction, que je ne vis plus qu'un grand peuple plongé dans la douleur; par exemple, Marseille en prière à l'annonce de la peste de 1720. Le roi Pharaon, vaincu par les gémissements de ses peuples, s'écrie:
Venga Mosè!
Benedetti, chargé du rôle de Moïse, parut avec un costume simple et sublime, qu'il avait imité de la statue de Michel-Ange à San Pietro in Vincoli, à Rome, il n'eut pas adressé vingt paroles à l'Éternel, que les lumières de mon esprit s'éclipsèrent; je ne vis plus un charlatan changeant sa canne en serpent, et se jouant d'une dupe, mais un grand homme ministre du Tout-Puissant, et faisant trembler un vil tyran sur son trône. Je me souviens encore de l'effet de ces paroles:
Eterno, immenso, incomprensibil Dio
Cette entrée de Moïse rappelle tout ce qu'il y a de plus sublime dans Haydn, et peut-être le rappelle trop. A cette époque, Rossini n'avait rien fait d'aussi savant que cette introduction, qui s'étend jusqu'à la moitié du premier acte, et dans laquelle il ose répéter vingt-six de suite fois la même forme de chant. Ce trait de hardiesse et de patience dut coûter infiniment à un génie aussi vif. Dans ce morceau, Rossini déploie toute la science de Winter ou de Weigl réunie à une abondance d'idées[50] qui effraierait ces bons Allemands; ils se croiraient devenus fous. Le génie de Rossini semble plutôt avoir deviné la science que l'avoir apprise, tant il la domine avec hardiesse. Le succès de cet opéra à Naples fut immense, et de plus éminemment français. Tout bon Parisien, en couvrant d'applaudissements une scène de Racine ou de Voltaire, jouit intérieurement, et s'applaudit encore plus lui-même de ses connaissances en littérature et de la sûreté de son goût. A chaque vers de Racine, il passe en revue toutes les bonnes raisons que lui ont données les rhéteurs français, MM. de La Harpe, Geoffroy, Dussault, etc., etc., pour le trouver admirable. On n'est guère savant à Naples, qu'en musique; c'est pourquoi, ce soir-là, sur l'annonce d'un opéra fort savant, l'amour-propre des Napolitains trouva une vive jouissance à applaudir de la science. Je voyais autour de moi, sous vingt formes différentes, la vanité ravie de pouvoir faire preuve de savoir. L'un se récriait sur un accord des violoncelles, un autre sur une note de cor donnée à propos; quelques-uns, déjà envieux de Rossini, tout en élevant aux nues son introduction, applaudissaient d'un air malin, et comme pour donner à entendre qu'il pouvait bien l'avoir dérobée à quelque maître allemand. La fin du premier acte se passa sans encombre; c'est la plaie de feu, représentée par un petit feu d'artifice. Le second acte, qui roule sur je ne sais quelle plaie, fut bien accueilli; on porta aux nues un duetto magnifique; les bravo maestro, evviva Rossini! partaient de tous les points de la salle. Le prince royal, fils du pharaon d'Égypte, aime en secret une jeune juive; Moïse, faisant partir tout son peuple, la jeune juive vient dire à son amant un éternel adieu. C'est un des grands sujets de duetto dont la nature ait doté la musique. Si Rossini ne s'est pas élevé à la hauteur de la situation dans
Principessa avventurata,
son essai du moins la rappelle vivement à l'âme du spectateur. Mademoiselle Colbrand et Nozzari chantèrent avec beaucoup de talent et d'adresse; comme le maestro, ils manquèrent un peu d'entraînement et de pathétique.
Au troisième acte, je ne me rappelle plus comment le poète Totola avait amené le passage de la mer Rouge, sans réfléchir que ce passage n'était pas d'aussi facile exécution que la plaie des ténèbres. Par l'effet de la place qu'occupe le parterre, il ne peut, dans aucun théâtre, apercevoir la mer que dans le lointain; ici il la fallait de toute nécessité sur le second plan, puisqu'il s'agit de la passer. Le machiniste de San-Carlo, voulant résoudre un problème insoluble, avait fait des choses incroyables de ridicule. Le parterre voyait la mer élevée de cinq à six pieds au-dessus de ses rivages; les loges, plongeant sur les vagues, apercevaient à plein les petits lazzaroni qui les faisaient s'ouvrir à la voix de Moïse. A Paris, rien de plus simple[51]; mais à Naples, comme les décorations sont souvent magnifiques, l'âme éveillée à ce genre de beauté, refuse de se soumettre aux absurdités trop grossières, et se trouve fort sensible au ridicule. On rit beaucoup; la joie était si franche, qu'on ne put se fâcher et siffler. On n'entendit guère la fin de la pièce; tout le monde revenait à parler de l'admirable introduction.
Le lendemain il fut avéré qu'elle était de je ne sais plus quel maître allemand. Pour moi, je me souviens fort bien que j'y trouvais trop d'esprit et des tours d'orchestre écrits trop à la sans-souci, si l'on veut me passer ce mot si bien à sa place en parlant de Rossini, pour la croire germanique. Cependant, comme en fait de plagiat l'on peut tout attendre de la paresse de Rossini la veille d'une première représentation, je doutais comme les autres, lorsque six semaines après arriva la réponse du pauvre diable de compositeur allemand dont j'ai oublié le nom, lequel protestait, avec toute la bonne foi de son pays, que de sa vie ni de ses jours il n'avait eu le bonheur de faire l'admirable introduction qu'on lui avait envoyée. Alors le succès de Moïse prit un vol immense, et les Napolitains furent de plus en plus charmés d'applaudir de la science et de l'harmonie.
La saison suivante on reprit Mosè, et, m'a-t-on dit, avec le même enthousiasme pour le premier acte, et les mêmes éclats de rire au passage de la mer Rouge. J'étais absent. Je me trouvai à Naples lorsqu'il fut question de la troisième reprise. La veille du jour où l'on devait donner Moïse, un de mes amis se rencontra, sur les midi, chez Rossini, qui paressait dans son lit, comme à l'ordinaire, donnant audience à une vingtaine d'amis, lorsque, pour la plus grande joie de la société, parut le poëte Totola, lequel, sans saluer personne, s'écria: Maestro! Maestro! ho salvato l'atto terzo.—E che hai fatto? etc. «Maître! maître! j'ai sauvé le troisième acte.—Eh! que diable as-tu pu faire, mon pauvre ami? répondit Rossini en imitant la manière moitié burlesque, moitié pédante de l'homme de lettres; on nous rira au nez comme à l'ordinaire.—Maestro, j'ai fait une prière pour les Hébreux avant le passage de la mer Rouge.» Là-dessus le pauvre poëte crotté tire de sa poche un grand pli de papiers arrangés comme des papiers de procès; il les remet à Rossini qui se met à lire quelques griffonnages écrits à mi-marge sur le papier principal. Le pauvre poëte saluait en souriant pendant cette lecture: maestro, è lavoro d'un ora, répétait-il à voix basse à tous moments. Rossini le regarde: È lavoro d'un ora, he! Le pauvre poëte, tout tremblant et craignant plus que jamais quelque mauvaise plaisanterie, se faisait petit; et le regardant avec un rire forcé: Si signor, si signor maestro! «Hé bien, si tu as mis une heure pour écrire cette prière, moi je vais en faire la musique en un quart d'heure.» A ces mots Rossini saute de son lit, s'assied à une table tout en chemise, et compose la musique de la prière de Moïse en huit ou dix minutes au plus, sans piano, et la conversation continuant entre les amis, et à très haute voix, comme c'est l'usage du pays. «Tiens, voilà ta musique», dit-il au poète, qui disparaît, et il saute dans son lit en riant avec nous de l'air effaré du Totola. Le lendemain, je ne manquai pas de me rendre à San-Carlo. Mêmes transports au premier acte; au troisième, quand arriva le fameux passage de la mer Rouge, mêmes plaisanteries et même envie de rire. Les rires commençaient déjà à s'établir au parterre, lorsque l'on vit Moïse commencer un air nouveau:
Dal tuo stellato soglio.
C'était une prière que tout le peuple répète en chœur après Moïse. Surpris de cette nouveauté, le parterre écouta et les rires cessèrent tout à fait. Ce chœur, fort beau, était en mineur; Aaron continue, le peuple chante après lui. Enfin, Elcia adresse au ciel les mêmes vœux, le peuple répond; à cet instant tous se jettent à genoux et répètent la même prière avec enthousiasme: le prodige est opéré, la mer s'ouvre pour laisser un chemin au peuple protégé du Seigneur. Cette dernière partie est en majeur[52]. On ne peut se figurer le coup de tonnerre qui retentit dans toute la salle; on eût dit qu'elle croulait. Les spectateurs des loges, debout et le corps penché en dehors pour applaudir, criaient à tue-tête: bello! bello! o che bello! Jamais je n'ai vu une telle fureur, ni un tel succès, d'autant plus grand qu'on s'apprêtait à rire et à se moquer. Le succès de la Gazza ladra à Milan, quoique immense, fut bien plus tranquille à cause du climat. Heureux peuple! ce n'était plus un applaudissement à la française et de vanité satisfaite, comme au premier acte: c'étaient des cœurs inondés de plaisir, qui remercient le dieu qui vient de leur verser le bonheur à pleines mains. Qu'on nie, après une telle soirée, que la musique ait un effet direct et physique sur les nerfs! J'ai presque les larmes aux yeux en pensant à cette prière.
Les Allemands trouvent que Moïse est le chef-d'œuvre de Rossini; rien de plus sincère que cette louange; le maître italien a daigné parler leur langue; il a été savant, il a sacrifié à l'harmonie.
Quant à moi, Moïse me paraît souvent ennuyeux. Je ne nie pas que je n'aie eu beaucoup de plaisir aux dix premières représentations, et qu'une fois par mois, étant bien disposé, cet opéra chanté supérieurement ne me fît passer une agréable soirée; mais il me semble peu dramatique. Les passions n'y sont pas représentées avec une certaine suite, et je ne sais à qui m'intéresser[53]. Les bons ouvrages de Rossini, même médiocrement chantés, me font un plaisir vif trente fois de suite.
Il me semble que, malgré l'école allemande, qui a une succursale au Conservatoire de Paris, et malgré les noms tudesques qui remplissent les orchestres et les salons, cet opéra n'a dû son demi-succès qu'à madame Pasta, qui a un peu relevé le rôle de la jeune Juive Elcia. Son turban y a eu un grand succès; elle a chanté supérieurement le duetto
Ah! se puoi cosi lasciarmi[54]!
L'introduction a réussi, grâce au chant délicieux de Zuchelli et à la belle voix de Levasseur, chargé du rôle de Moïse. La prière a enlevé tous les cœurs; les jours où l'on est bien disposé, l'on ne peut s'empêcher de chanter cette prière à mi-voix toute la soirée.
Moïse fut le premier opéra de Rossini qui lui fut payé d'une manière convenable, il lui valut 4.200 francs; Tancrède n'avait été payé que 600 francs, et Otello cent louis. L'usage en Italie est qu'une partition reste pendant deux ans la propriété de l'imprésario qui a fait travailler le compositeur, après quoi elle tombe dans le domaine public. C'est en vertu de cette législation ridicule que le marchand de musique Ricordi, de Milan, s'est enrichi par les opéras de Rossini, qui ont laissé leur auteur dans une assez grande pauvreté. Loin de retirer un bénéfice annuel de ses opéras, comme cela aurait lieu en France, Rossini est obligé d'avoir recours à la complaisance des impresari[55], si, durant les deux premières années, il veut faire donner ses ouvrages sur un autre théâtre que celui pour lequel ils ont été faits et d'ailleurs cette reprise ne lui rapporte rien.
Il n'y a pas de doute qu'en trois jours Rossini ne fît un opéra de Feydeau, et encore fort chargé de musique (8 à 9 morceaux). On lui a souvent conseillé de venir en France, refaire la musique de tous les opéras comiques de Sedaine, d'Hèle, Marmontel et autres bons écrivains qui ont mis des situations dans leurs drames. En six mois, Rossini se serait établi une fortune de deux cents louis de rente, somme fort importante pour lui avant son mariage avec mademoiselle Colbrand. Du reste, le conseil de venir à Paris était détestable. Si Rossini eût vécu six ans parmi nous, il ne serait plus qu'un homme vulgaire; il aurait trois croix de plus, beaucoup moins de gaieté et nul génie; son âme aurait perdu de son ressort. Voyez, non pas nos grands artistes, je ne veux pas faire de satire, mais par exemple, la vie de Goëthe écrite par lui-même, et particulièrement l'Histoire de l'expédition de Champagne; voilà ce que gagnent les hommes de génie à se rapprocher des cours. Canova refusa de vivre à celle de Napoléon: Rossini à Paris eût eu des relations continuelles avec la cour; il n'a eu des rapports qu'avec des impresari et des chanteurs, et Rossini, pauvre artiste italien, a cent fois plus de dignité dans sa manière de penser et de juste fierté, que Goëthe, philosophe célèbre. Un prince n'est pour lui qu'un homme revêtu d'une magistrature plus ou moins élevée, et dont il s'acquitte plus ou moins bien.
Il faudrait en France que Rossini fût un homme à reparties, un homme aimable avec les femmes, que sais-je? un politique. En Italie, la société lui a permis de n'être qu'une chose: un musicien. Un gilet noir, un habit bleu et une cravate tous les matins, voilà, par exemple, un costume qu'on ne lui ferait pas abandonner pour le présenter à la plus grande princesse du monde. Une telle barbarie ne l'a pas empêché d'être assez bien venu des femmes; en France, on eût dit: C'est un ours. Aussi avons-nous des artistes charmants, qui sont tout au monde, excepté faiseurs de chefs-d'œuvre.
CHAPITRE XXVII
DE LA RÉVOLUTION OPÉRÉE DANS LE CHANT PAR ROSSINI
Les Gabrielli, les Todi, les de'Amicis, les Banti, ont passé[56], et il ne reste de ces talents enchanteurs que le retentissement, tous les jours plus faible, des louanges passionnées de leurs contemporains; ces noms illustres, cités tous les jours, mais tous les jours rappelant un moins grand nombre d'idées et des idées moins nettes, finiront par faire place à des célébrités moins anciennes. Tel est le sort qui attend également les Le Kain, les Garrick, les Viganò, les Babini, les Giani, les Sestini, les Pacchiarotti. Il en est de même des conquérants; que reste-t-il d'eux? Un nom, un bruit, quelque ville brûlée, bien peu de chose de plus que d'un acteur célèbre. Je compte pour peu, comme on voit, l'enthousiasme des âmes communes, adoratrices nées des broderies et du pouvoir[57], et qui vénèrent un roi parce qu'il fut roi, même quand trois mille ans pèsent sur sa tombe. Ces gens-là ôtent leur chapeau en entrant au tombeau égyptien du roi Psami. Pour en revenir aux hommes dignes de gloire, en savons-nous beaucoup plus sur Marcellus, l'épée de Rome, que sur Roscius? et dans cinquante ans, M. le Maréchal Lovendhal sera-t-il aussi célèbre que Le Kain? Encore dans cette gloire des grands capitaines, faut-il faire la part de l'occasion et des facilités, ce qui gâte la gloire. Si Desaix eût été premier magistrat de la France, n'eût-il pas été plus simple, plus noble, plus sublime que Napoléon? Ne peut-on pas dire: La moitié de la gloire militaire de Napoléon, le dévouement de sa garde, par exemple, et les marches rapides qu'il en exigea en 1809, il le doit à sa qualité de souverain qui lui permettait de faire en trois mois un général de division d'un colonel qui lui plaisait.
Après ce petit mot adressé aux gens solides qui, en caressant leurs croix, se donnent les airs de mépriser les artistes, je reviens à ces âmes sublimes qui surent mépriser l'antichambre, qui sentirent avec force les passion les plus nobles du cœur humain, et qui, par elles, firent le charme de leurs contemporains.
Nous avons vu naître, sous nos yeux, plusieurs sciences et quelques arts; par exemple, le goût du pittoresque dans les paysages et dans les jardins d'agrément, était encore inconnu du temps de Voltaire, et nos tristes châteaux bâtis sous Louis XV, avec leurs cours pavées et leurs avenues d'arbres ébranchés, en portent un triste témoignage. Il est assez naturel que les arts les plus délicats, ceux qui cherchent à plaire aux âmes les plus distinguées, soient les derniers à naître.
Peut-être trouvera-t-on de nos jours l'art de décrire avec exactitude le talent de mademoiselle Mars ou celui de madame Pasta, et dans cent ans d'ici ces talents sublimes auront, dans la mémoire des hommes, une physionomie distincte.
Si l'on parvenait à faire un portrait exact et ressemblant du talent des grandes cantatrices, ce n'est pas seulement leur gloire particulière qui y gagnerait, c'est l'art lui-même qui ferait aussitôt des progrès immenses. De grands philosophes ont pensé que ce qui différencie du génie de l'homme l'instinct admirable de certains animaux, c'est la faculté dont jouit tout individu de l'espèce humaine de transmettre à ses successeurs les progrès, si peu considérables qu'ils soient, qu'il a fait faire à l'art, à l'industrie, au métier dont il s'est occupé toute sa vie. Cette transmission existe d'une manière complète pour les Euclide et les Lagrange; elle ne se retrouve déjà plus qu'à un certain point pour l'art des Raphaël, des Canova et des Morghen; pourra-t-on l'établir un jour pour l'art des Davide[58], des Velluti et des Fodor? Pour faire quelques pas, il faut oser parler nettement et sans emphase de l'art du chant. C'est ce que je vais essayer dans quelques pages d'ici.
Avant tout, dans les beaux-arts, pour être susceptible de plaisir il faut sentir fortement. Je ferai remarquer en passant que les gens renommés pour leur sagesse, dans une nation comme dans une société particulière, ne sont jamais choisis parmi les êtres qui ont reçu du ciel le don de sentir avec force. Un très petit nombre de ces êtres favorisés, tel qu'Aristote chez les anciens, aura reçu l'étonnante faculté d'analyser aujourd'hui avec une exactitude parfaite, la sensation puissante qui, hier, leur donnait les transports du plaisir le plus vif. Quant au vulgaire des philosophes, doués d'une logique admirable, et qui sur tous les autres objets du savoir ou des recherches de l'homme, leur fait éviter l'erreur, s'ils viennent à s'occuper des beaux-arts, où d'abord il faut avant tout avoir senti avec force, ils ne peuvent éviter le ridicule. Tel a été parmi nous le sort de d'Alembert et de tant d'autres qui valent moins que lui.
Ce qui distingue les nations sous le rapport de la peinture, de la musique, de l'architecture, etc., c'est le plus ou moins grand nombre de sensations pures et spontanées que les individus même vulgaires de ces nations reçoivent de ces arts[59]. Des gens qui aimeraient passionnément une mauvaise musique, seraient plus près du bon goût que des hommes sages qui aiment avec bon sens, raison et modération, la musique la plus parfaite qui fut jamais. C'est ainsi qu'un prêtre aimera mieux un sectateur fanatique, superstitieux et furieux du dieu Fo, du dieu Apis, ou de telle autre divinité ridicule, qu'un philosophe parfaitement raisonnable, ami avant tout du bonheur des hommes, quel que soit le moyen qui le procure, et qui par les lumières de son esprit sera arrivé à la connaissance d'un dieu unique, rémunérateur et vengeur.
Canova racontait une petite anecdote qu'il tenait d'un de ses admirateurs d'Amérique. Il s'agit d'un sauvage qui, il y a quelques années, se trouva vis-à-vis d'une tête à perruque, à Cincinnati. Canova montrait un petit écrit de huit lignes; c'était la traduction des expressions d'étonnement et d'enthousiasme qui échappèrent au sauvage à la vue de cette tête de bois, la première imitation de la figure humaine qu'il eût jamais rencontrée. Ce que la modestie de Canova, le plus doux et le plus simple des hommes, l'empêchait d'ajouter, nous le disions pour lui. Un homme de goût, en voyant son groupe sublime de Vénus et Adonis chez M. le marquis Berio à Naples, où le grand sculpteur nous montre la déesse agitée d'un pressentiment funeste en disant le dernier adieu à son amant qui part pour la chasse où il doit périr; un homme du goût le plus délicat, en voyant ce chef-d'œuvre admirable de la grâce la plus divine et du sentiment le plus fin[60], exprime son admiration précisément dans les mêmes termes que le sauvage. C'est que dans le fait, l'admiration extrême de ces deux hommes, l'effet produit sur leur âme est absolument le même; il n'y a d'exception que dans le cas trop commun où l'admirateur de Canova se trouve être un pédant, qui veut d'abord se faire admirer. Toute la différence est dans l'objet extérieur qui excite le même degré d'admiration et de ravissement chez des êtres d'ailleurs si différents. Il est trop évident que les paroles d'admiration dans les arts ne prouvent jamais que le degré de ravissement de l'homme qui admire et nullement le degré de mérite de la chose admirée.
Lorsqu'un homme vous dit qu'il admire une grande cantatrice, madame Belloc ou mademoiselle Mariani (cette dernière est pour moi le plus beau contralto existant), la première chose dont il faut s'enquérir, c'est si cet homme est né dans une religion où l'on chante bien à l'église. Supposons l'homme le plus susceptible d'être ravi par les sons; s'il est né à Nevers, comment voulez-vous qu'il admire Davide? Il aimera mieux Dérivis ou Nourrit. C'est tout simple, les trois quarts des fioriture que fait Davide lui sont invisibles. L'habitant de Nevers, fort estimable d'ailleurs, qui dans sa ville n'a pas l'occasion d'entendre bien chanter quatre fois par an, sera pour Davide comme nous étions à Berlin pour un peintre qui, dans un morceau d'ivoire grand comme une pièce de vingt francs, avait représenté la bataille de Torgau, l'une des victoires du grand Frédéric. Avec nos yeux non armés du secours d'une loupe, nous n'y pouvions rien distinguer. La loupe qui manque à l'habitant de Nevers, c'est le plaisir d'avoir applaudi à cinquante représentations du Barbier de Séville, chanté par la voix superbe de madame Fodor. Le jeune Allemand de la petite ville de Sagan, en Silésie, entend chanter deux fois la semaine à l'église et dans les rues de sa ville, de la musique écrite sans génie, si l'on veut, mais exécutée avec netteté et précision, qualités qui suffisent pour l'éducation de l'oreille. Voilà ce qui manque entièrement à l'habitant de Nevers, ville d'ailleurs bien plus grande et bien plus importante que Sagan.
CHAPITRE XXVIII
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES: HISTOIRE DE ROSSINI PAR RAPPORT AU CHANT
La musique pourra se glorifier d'avoir fait en France un pas immense, le jour où la majorité des spectateurs répondra tout simplement pour justifier ses applaudissements: Ce morceau me plaît[61]. Telle aurait été sans doute la réponse des Athéniens, si quelque étranger était venu leur demander compte des transports qu'excitaient parmi eux les tragédies d'Eschyle; les traités d'Aristote n'avaient pas encore ouvert la bouche aux gens qui n'ont rien à dire. Chez nous, au contraire, tout le monde aspire à donner le pourquoi de son enthousiasme, et l'on n'aurait que du mépris dans les loges de Louvois pour le spectateur qui répondrait avec simplicité: Je sens ainsi. Mais ce n'est pas tout, nos malheurs vont plus loin: ces spectateurs, jugeant malgré l'absence du sentiment, ont créé des foules d'artistes: poëtes en vertu de La Harpe, ou musiciens par l'effet du Conservatoire. La société de Paris est remplie de ces pauvres gens qui ne peuvent offrir aux arts dans leur jeunesse, que les inspirations d'une âme sèche; et plus tard, que les soupirs d'un cœur irrité et rendu méchant par le souffle brûlant d'une vanité malheureuse, et le triste effet de cinq ou six chutes honteuses. Quelques-uns de ces pauvres artistes, découragés par le bruit constant des sifflets, et que je tiens réellement pour les plus malheureux des hommes, se font juges; ils impriment, et nous lisons dans le Miroir cette phrase amusante: la voix sépulcrale de madame Pasta: en fait de musique, c'est nier la lumière.
Ce qui peut détruire les arts chez une nation ou les empêcher de naître, c'est la quantité de ces juges dont l'âme manque de sensibilité et de folie romanesque, mais qui du reste ont étudié avec l'exactitude mathématique et la persévérance d'un caractère froid tout ce qui a été dit ou écrit sur l'art malheureux qu'ils affligent de leur culte. Nous trouvons ici dans la nature, la réalité d'une image qui est devenue un lieu commun dans nos théories poétiques; l'excès de la civilisation arrêtant les progrès des beaux-arts[62]. Je me refuse les applications odieuses de ces considérations générales, et j'arrive brusquement à l'histoire de Rossini. Lorsque ce grand compositeur entra dans la carrière (1810), de tous les beaux-arts, le chant était peut-être celui qui avait le plus ressenti les effets funestes d'une époque de guerres sublimes et de réactions cruelles. Dans la haute Italie, à Milan, à Brescia, à Bergame, à Venise, depuis 1797[63], on songeait à toute autre chose qu'à la musique et au chant. Le Conservatoire de Milan n'avait encore produit, en 1810, aucun sujet distingué.
A Naples, il n'existait plus un seul de ces Conservatoires célèbres qui depuis si longtemps fournissaient à l'Europe les maestri et les chanteurs en possession de faire naître ses transports et de lui révéler le pouvoir de la musique. Le chant ne s'enseignait plus que dans quelques églises obscures; et les deux derniers hommes de génie que Naples eût produits, les compositeurs Orgitano et Manfrocci, avaient été enlevés au commencement de leur carrière. Rien ne se présentait pour leur succéder, et l'on ne trouvait plus aux rives du Sebeto que le silence de la nullité ou les essais décolorés de la plus incurable médiocrité.
Babini, ce grand chanteur qui est resté sans rival, avait vu Rossini; mais sa voix affaiblie par l'âge, n'avait pu que lui raconter les miracles qu'elle produisait autrefois. Crescentini brillait à Saint-Cloud, où il faisait commettre à Napoléon[64] la seule étourderie que ce grand homme ait à se reprocher dans son gouvernement civil; mais, quoique chevalier de la couronne de fer, il était perdu pour l'Italie.
Marchesi n'était plus au théâtre.
Le sublime Pacchiarotti voyait avec larmes la décadence d'un art qui avait fait le charme et la gloire de sa vie. De quel mépris ne devait pas être inondée l'âme de ce véritable artiste, lui qui jamais ne s'était permis un son ou un mouvement sans le calculer sur les besoins actuels de l'âme du spectateur, le but unique de tous ses efforts, lorsqu'il voyait un chanteur n'avoir pour toute ambition que le mérite mécanique de devenir le rival heureux d'un violon[65] dans une variation à trente-deux biscromes[66] par mesure! L'art le plus touchant autrefois se change tranquillement sous nos yeux en un simple métier. Après les Babini, les Pacchiarotti, les Marchesi et les Crescentini, l'art du chant est tombé à ce point de misère qu'il n'est plus aujourd'hui que l'exécution fidèle et inanimée de la note. Voilà en 1823 quel est le point extrême de l'habileté d'un chanteur. Mais l'ottavino[67], le gros tambour, le serpenteau des églises, ont la même ambition, et y arrivent à peu près avec le même succès. L'on a banni l'invention du moment, d'un art où les plus beaux effets s'obtiennent souvent par l'improvisation du chanteur; et c'est Rossini que j'accuse de ce grand changement.
CHAPITRE XXIX
RÉVOLUTION
Je ne réponds pas que les chapitres suivants ne soient au nombre des plus ennuyeux de tout l'ouvrage. J'ai réuni exprès ici tout ce que j'étais obligé de dire sur l'art du chant, afin qu'on pût le sauter plus facilement. Je dois prévenir que les discussions suivantes n'offrent absolument aucun intérêt aux personnes qui ne vont pas très souvent au théâtre Louvois.
Nous avons vu que, par l'effet des circonstances politiques de l'Italie, Rossini, à son entrée dans la carrière, ne trouva qu'un très-petit nombre de bons chanteurs, et encore étaient-ils sur le point de quitter le théâtre. Malgré cet état de pauvreté et de décadence si différents de l'abondance et de la richesse au milieu desquelles avaient écrit les anciens compositeurs, Rossini suivit tout à fait dans ses premiers ouvrages le style de ses prédécesseurs; il respectait les voix et ne cherchait qu'à amener le triomphe du chant. Tel est le système dans lequel sont composés Demetrio e Polibio, l'Inganno felice, la Pietra del Paragone, Tancredi[68], etc. Rossini avait trouvé la Marcolini, la Malanotte, la Manfredini, la famille Mombelli; pourquoi n'aurait-il pas cherché à faire triompher le chant, lui qui est si bon chanteur, lui qui, lorsqu'il se met au piano pour dire un de ses airs, semble transformer à nos yeux en génie de chanteur tout celui que nous lui connaissons pour l'invention des cantilènes? Il arriva un petit événement qui changea tout à coup la manière de voir du jeune compositeur, et qui donna à son génie des qualités dont l'exagération fait le tourment de ses admirateurs les plus sincères.
Rossini arrive à Milan en 1814[69], pour écrire l'Aureliano in Palmira; il y trouve Velluti qui devait chanter dans son opéra; Velluti, alors dans la fleur de la jeunesse et du talent, et l'un des plus jolis hommes de son siècle, abusait à plaisir de ses moyens prodigieux. Rossini n'avait jamais entendu ce grand chanteur, il écrit pour lui la cavatine de son rôle.
A la première répétition avec l'orchestre, Velluti chante, et Rossini est frappé d'admiration; à la seconde répétition, Velluti commence à broder (fiorire), Rossini trouve des effets justes et admirables, il approuve; à la troisième répétition, la richesse de la broderie ne laisse presque plus apercevoir le fond de la cantilène. Arrive enfin le grand jour de la première représentation: la cavatine et tout le rôle de Velluti font fureur; mais à peine si Rossini peut reconnaître ce que chante Velluti, il n'entend plus la musique qu'il a composée; toutefois, le chant de Velluti est rempli de beautés et réussit merveilleusement auprès du public[70], qui, après tout, n'a pas tort d'applaudir ce qui lui fait tant de plaisir.
L'amour-propre du jeune compositeur fut profondément blessé; son opéra tombait et le soprano seul avait du succès. L'esprit vif de Rossini aperçut en un instant toutes les considérations qu'un tel événement pouvait lui suggérer.
«C'est par un hasard heureux, se dit-il à lui-même, que Velluti se trouve avoir de l'esprit et du goût; mais qui m'assure que dans le premier théâtre pour lequel je composerai, je ne rencontrerai pas un autre chanteur qui, avec un gosier flexible et une égale manie pour les fioriture, ne me gâtera pas ma musique de manière à la rendre non-seulement méconnaissable pour moi, mais encore ennuyeuse pour le public, ou tout au plus remarquable par quelques détails de l'exécution? Le danger de ma pauvre musique est d'autant plus imminent qu'il n'y a plus d'écoles de chant en Italie. Les théâtres se remplissent de gens qui ont appris la musique de quelque mauvais maître de campagne. Cette manière de chanter des concerto de violon, des variations sans fin, va détruire non-seulement le talent du chanteur, mais encore vicier le goût du public. Tous les chanteurs vont imiter Velluti, chacun suivant la portée de sa voix. Nous ne verrons plus de cantilènes simples; elles sembleraient pauvres et froides. Tout va changer, jusqu'à la nature des voix; accoutumées une fois à broder et à toujours charger une cantilène de grands ornements fort travaillés et étouffant l'œuvre du compositeur, elles se trouveront bientôt avoir perdu l'habitude d'arrêter la voix et de filer des sons, et hors d'état par conséquent d'exécuter le chant spianato et sostenuto; il faut donc me hâter de changer le système que j'ai suivi jusqu'ici.
«Je sais chanter; tout le monde m'accorde ce talent; mes fioriture seront de bon goût; d'ailleurs je découvrirai sur-le-champ le fort et le faible de mes chanteurs, et je n'écrirai pour eux que ce qu'ils pourront exécuter. Le parti en est pris, je ne veux pas leur laisser de place pour ajouter la moindre appoggiatura[71]. Les fioriture, les agréments feront partie intégrante du chant, et seront tous écrits dans la partition.
«Et quant à MM. les impresari qui prétendent me payer en me promettant pour seize à dix-huit morceaux, tous destinés aux premiers rôles, ce qu'on donnait jadis à mes prédécesseurs pour quatre ou six morceaux tout au plus, je trouve un moyen parfait de répondre à leur mauvaise plaisanterie; dans chaque opéra trois ou quatre grands morceaux n'auront de nouveau que les variazioni que j'écrirai moi-même. Au lieu d'être inventées par un mauvais chanteur, sans esprit, elles seront écrites avec goût et science; l'avantage sera encore tout entier pour ces coquins d'impresari.»
On sent bien qu'en ma qualité d'historien, je viens d'imiter Tite-Live. J'ai mis dans la bouche de mon héros un discours dont assurément il ne m'a jamais fait la confidence; mais il est impossible qu'à une époque quelconque des premières années de sa carrière, Rossini n'ait pas eu ce monologue avec lui-même; ses partitions le prouvent.
Plus tard, à Naples, mademoiselle Colbrand n'ayant plus qu'une voix fatiguée à offrir à tous ses chefs-d'œuvre[72], il fut obligé de fuir encore davantage le chant spianato, et de se jeter avec encore plus de fureur dans les gorgheggi, seule partie du chant dont mademoiselle Colbrand pût se tirer avec honneur. Un examen attentif des partitions écrites à Naples par Rossini prouve jusqu'où allait sa passion pour la prima donna; on n'y trouve plus un seul cantabile spianato, ni pour elle, ni à plus forte raison pour les autres rôles qui avant tout ne devaient pas éclipser le sien. Rossini ne pensait guère à la gloire; il est peut-être de tous les artistes celui qui y a jamais le moins songé. Une conséquence fatale de ses complaisances pour mademoiselle Colbrand, c'est que ces neuf opéras, composés à Naples, perdent infiniment à être chantés ailleurs. De tout temps d'ailleurs, Rossini avait eu l'habitude de résumer ses pensées, et d'en faire des cabalette.
Si mademoiselle Colbrand ne s'était trouvé qu'une portée de voix extraordinaire, on aurait eu la ressource, dans les théâtres où elle n'était pas, de transposer les rôles (puntare), et l'on aurait fait disparaître, par ce procédé simple, quelques notes appartenant au diapason singulier pour lequel le maestro aurait écrit. Au moyen de la transposition, deux bonnes cantatrices, quoique avec des voix différentes, peuvent souvent produire un grand effet dans le même rôle[73].
Malheureusement il n'en est pas ainsi de la musique que Rossini a écrite à Naples. On n'a pas seulement à lutter avec l'étendue de la voix, mais encore avec la qualité et la nature des ornements, et cet obstacle est terrible et presque toujours insurmontable. J'en appelle à tout amateur qui aura lu un rôle (una parte) de Davide ou de la Colbrand.
Ainsi Velluti à Milan, dans l'Aureliano in Palmira, fit naître chez Rossini l'idée de la révolution qu'il devait exécuter plus tard, et mademoiselle Colbrand à Naples le força à donner à cette révolution une extension que je crois fatale à sa gloire. Tous les opéras écrits à Naples forment la seconde manière de Rossini.
CHAPITRE XXX
TALENT SURANNÉ EN 1840
J'écris le présent chapitre par un sentiment de tendre pitié pour plusieurs jeunes demoiselles de douze à quinze ans que je vois avec peine chercher à atteindre le beau idéal en musique au moyen du piano. C'est en vain qu'on a conseillé à quelques-unes d'entre elles qui avaient un peu de voix, d'apprendre à chanter; elles ont repoussé cet avis. Il suit de là que dans douze ou quinze ans elles auront en musique un talent aussi suranné que le peut être aujourd'hui celui de leurs grand'mères qui, il y a vingt ans, jouaient fort proprement sur l'épinette de petits airs sautillants. Se trouvant aujourd'hui des pianistes assez distinguées, les jeunes personnes dont je parle ont sans doute de belles jouissances d'orgueil; mais rien ne diffère plus au monde du doux plaisir que la musique doit inspirer. Les jeunes personnes qui ne savent que bien jouer du piano et lire la musique aussi rapidement qu'une page de français, ne comprennent rien à toutes les nuances du chant; la partie touchante de la musique reste pour elles une terre inconnue; et, à la rapidité de la révolution qui s'opère sous nos yeux, dans quinze ans cette terre inconnue d'aujourd'hui sera la seule à la mode. On se récrie déjà sur le nombre ennuyeux des bons pianistes.
Les jeunes personnes qui savent un peu de musique comprendront facilement que les nuances en partie improvisées d'après les exigences actuelles des spectateurs[74], ne peuvent exister que dans le chant, et que ce sont ces nuances qui produisent les miracles de la musique, miracles que l'on prête ensuite aux instruments dans le discours ordinaire, mais qu'ils sont incapables de faire naître. Est-ce que jamais de la vie on a fait recommencer une sonate? Les instruments ne touchent guère; ils font rarement couler des larmes; en revanche, ils produisent le froid plaisir de l'admiration pour la difficulté vaincue, et par conséquent tout le monde peut applaudir un concerto. Le cœur le plus froid, doublé de la tête la plus méthodique et d'une patience allemande, réussira cent fois mieux au piano que l'âme de Pergolèse. Je ne crains pas de le dire, on est plus musicien dans le vrai sens du mot, en chantant bien la romance de Blondel, de Richard Cœur de Lion, qu'en exécutant, à la première vue, une grande fantaisie de Hertz ou de Moschelès. Si l'on chante parfaitement cette romance, on comprendra tous les opéras de Rossini; on sera sensible aux moindres inflexions de voix de mesdames Fodor et Pasta. Par le piano, poussé à quelque degré d'habileté que l'on veuille le supposer, on sera sensible à l'orchestre de Rossini et aux concertos de violon.
CHAPITRE XXXI
ROSSINI SE RÉPÈTE-T-IL PLUS QU'UN AUTRE? DÉTAILS DE CHANT
Le système des variations, variazioni, a souvent porté Rossini à se copier soi-même; comme tous les voleurs, il espérait cacher ses larcins.
Après tout, pourquoi ne serait-il pas permis à un pauvre maestro qui doit composer un opéra en six semaines, malade ou non, bien ou mal disposé, d'user de cet expédient dans les moments où l'inspiration se tait? Mayer, par exemple, ou tout autre que je ne veux pas nommer, ne se copie pas, il est vrai, mais il nous plonge dans un sentiment d'apathie, suivi bientôt de l'oubli de tous les maux. Rossini, au contraire, ne nous donne jamais ni paix ni trêve; on peut s'impatienter à ses opéras; mais certes l'on n'y dort pas: que l'impression soit tout à fait nouvelle, ou seulement un souvenir agréable, c'est toujours du plaisir qui succède à du plaisir; jamais de vide comme dans le premier acte de la Rosa bianca, par exemple.
Tout le monde convient de la fécondité d'imagination de Rossini, et cependant quatre ou cinq journaux obscurs redisent tous les matins aux demi-savants que Rossini se répète, qu'il se copie, qu'il manque d'invention, etc., etc.; sur quoi je prends la liberté de faire les questions suivantes:
1º Combien les grands maîtres d'autrefois plaçaient-ils de morceaux capitaux dans chacun de leurs ouvrages?
2º A combien de ces morceaux le public faisait-il attention?
3º Parmi ces morceaux, combien réussissaient?
Paisiello vit peut-être applaudir quatre-vingts morceaux principaux dans ses cent cinquante opéras. Rossini en compterait facilement une centaine réellement différents dans ses trente-quatre opéras. Un sot qui voit des esclaves nègres pour la première fois, s'imagine que tous se ressemblent; les jolis airs de Rossini sont des nègres pour les sots.
Le plus grand défaut du public de Louvois, le dernier voile qui doit s'abaisser devant ses yeux pour qu'il arrive à la sûreté de goût du public de San-Carlo ou de la Scala, c'est qu'il veut tout entendre; il veut pour ainsi dire profiter de son argent, il ne veut rien perdre; il faut que tout soit de la même force; il faut qu'une tragédie soit composée en entier de mots aussi frappants que le qu'il mourût! des Horaces ou le moi! de Médée.
Cette prétention est tout simplement contre la nature du cœur humain. Aucun homme sensible aux arts ne pourrait trouver du plaisir à trois morceaux sublimes qui se suivraient immédiatement.
Il faut être juste; le grand obstacle au bon goût du public de Louvois vient:
1º De la petitesse de la salle;
2º Du trop grand degré de lumière;
3º De l'absence des loges séparées.
L'enthousiasme, dans une salle petite, conduit bientôt à un état nerveux et pénible[75].
J'en suis fâché, parce que cela choque nos idées de convenances; mais l'âme humaine à besoin de quatre minutes de conversation à mi-voix pour se délasser d'un duetto sublime, et être capable de trouver du plaisir à l'air qui va suivre.
Ce n'est jamais impunément, dans les arts comme en politique, que l'on choque la nature des choses. La vanité peut faire tenir encore pendant dix ans aux usages que j'attaque, et persuader aux gens que parler à l'opéra, c'est se déclarer soi-même un amateur peu passionné. Qu'arrivera-t-il du silence scrupuleux et de l'attention continue? Que moins de gens s'amuseront à Louvois. Les spectateurs exclus par le malaise physique, seront justement ceux qui sont le plus faits pour goûter la volupté d'un beau chant et toutes les finesses de la musique. A Louvois, un opéra qui n'a que six morceaux, tous très beaux, va aux nues; si ces six morceaux sublimes sont entourés de sept ou huit morceaux inférieurs, lesquels, si les pédants n'existaient pas, nous délasseraient et augmenteraient nos plaisirs, l'opéra n'a pas de succès. Le public ne veut pas prendre sur lui de ne s'intéresser qu'à ce qui est intéressant; car alors il faudrait, à la première représentation, qu'il jugeât tout seul comme un grand garçon.
Les premières fois que l'on ouvre les partitions de Rossini, l'on dirait que les difficultés que présente l'exécution du chant condamnent ces partitions à n'avoir qu'un petit nombre d'interprètes; mais l'on aperçoit bientôt que cette musique offre la réunion de tant de moyens de plaire[76] que, même exécutée avec la moitié seulement des ornements que Rossini y a placés, ou avec les mêmes fioriture arrangées d'une manière différente, elle plaît encore. Un chanteur médiocre, pourvu qu'il ait de l'agilité, pourra toujours exécuter avec succès pour Rossini, un morceau de ce maître. L'agrément séduisant de la cantilène qui n'est jamais dure ni violente par excès de force; la vivacité; le rhythme suave des accompagnements produisent par eux-mêmes un tel sentiment de plaisir, que quelques modifications que le chanteur soit obligé, par l'impuissance de sa voix, de faire subir aux agréments des chants de Rossini, sa musique, quoique ainsi mutilée, produit toujours un effet piquant et fort agréable. Il n'en allait pas ainsi autrefois du temps des Aprile et des Gabrielli[77], lorsque le maestro donnait dans ses airs tout l'espace possible au chanteur, et lui fournissait à chaque instant l'occasion de faire valoir son talent. Si le chanteur était médiocre et n'avait que de l'agilité, qualité qui est loin de suffire pour atteindre à la perfection du chant, l'air et le chanteur faisaient fiasco.
On pourra dire: Si Rossini avait trouvé en 1814 un grand nombre de bons chanteurs, eût-il pensé à la révolution qu'il a faite, eût-il introduit le système de tout écrire?
Son amour-propre y eût peut-être songé, mais celui des chanteurs s'y fût vivement opposé; voyez de nos jours Velluti qui ne veut pas chanter sa musique.
On ira plus loin, on dira: Lequel des deux systèmes est préférable? Je réponds: L'ancien système un peu modernisé. Il ne faudrait pas, ce me semble, écrire tous les agréments, mais il faudrait restreindre la liberté du chanteur. Il n'est pas bien que Velluti chante la cavatine de l'Aureliano de manière à ce qu'elle soit à grand'peine reconnue de l'auteur lui-même; c'est alors Velluti qui est l'auteur véritable des airs qu'il chante, et il vaut mieux conserver séparés deux arts si différents.
CHAPITRE XXXII
DÉTAILS DE LA RÉVOLUTION OPÉRÉE PAR ROSSINI
Le beau chant commença en 1680 avec Pistocchi; Bernacchi, son élève, lui fit faire d'immenses progrès (1720). La perfection de cet art a été en 1778 sous Pacchiarotti. Depuis l'on n'a plus fait de soprani et il est tombé.
Millico, Aprile, Farinelli, Pacchiarotti, Ansani, Babini, Marchesi, durent leur gloire à ce système des anciens compositeurs, qui dans certaines parties de l'opéra ne leur donnaient presque qu'un canevas[78]; et il n'est pas un, peut-être, de ces grands chanteurs à qui ses contemporains n'aient été redevables du talent de deux ou trois cantatrices excellentes. L'histoire des Gabrielli, de De'Amicis, des Banti, des Todi, nous donne les noms des soprani célèbres qui leur montrèrent le grand art de conduire la voix.
Plusieurs des premières cantatrices de l'époque actuelle, doivent leur talent à Velluti (mademoiselle Colbrand, par exemple).
C'était surtout dans l'exécution du largo et du cantabile spianato que brillaient les talents des soprani et de leurs élèves. Nous avons un bel exemple de ce genre de chant dans la prière de Romeo. Or voilà précisément l'espèce de cantilènes que Rossini a soigneusement bannie de ses opéras, depuis son arrivée à Naples, et depuis qu'il a adopté ce qu'on appelle en Italie, sa seconde manière. Un chanteur travaillait jadis six ou huit ans pour parvenir à chanter le largo, et la patience de Bernacchi est célèbre dans l'histoire de l'art. Arrivé une fois à ce point de perfection, de pureté et de douceur de son nécessaire en 1750 pour bien chanter, il n'avait plus qu'à recueillir, sa réputation et sa fortune étaient faites. Depuis Rossini, personne ne songe à chanter bien ou mal un largo, et si l'on présentait un de ces morceaux au public, je vois d'ici certain mot relatif au diable et à son enterrement qui se trouverait sur toutes les lèvres; le public croirait mourir d'ennui: c'est tout simplement qu'on lui parle une langue étrangère qu'il croit savoir, mais que dans le fait il a besoin d'apprendre.
Le chant ancien touchait l'âme, mais quelquefois pouvait paraître languissant. Le chant de Rossini plaît à l'esprit et jamais n'ennuie. Il est cent fois moins difficile d'acquérir le talent de bien chanter un grand rondo de Rossini, celui de la Donna del Lago par exemple, que celui qu'il faut pour bien chanter un grand air de Sacchini.
Les nuances pour les tenues de voix, le chant de portamento[79], l'art de modérer la voix pour la faire monter également sur toutes les notes dans le chant legato, l'art de reprendre la respiration d'une manière insensible et sans rompre le long période vocal des airs de l'ancienne école, composaient autrefois la partie la plus difficile et la plus nécessaire de l'exécution. L'agilité plus ou moins brillante de l'organe ne servait que pour les gorgheggi, c'est-à-dire, n'était employée que pour le luxe, que pour l'apparat, en un mot que pour ce qui brillait, et jamais pour ce qui faisait les délices du cœur. Il y avait à la fin de chaque air, à la cadenza, vingt mesures destinées uniquement à faire briller le gosier du chanteur, à faire des gorgheggi.
Les amis les plus sincères de Rossini reprochent avec raison, à la révolution qu'il a opérée en musique, d'avoir resserré les limites du chant, d'avoir diminué les qualités touchantes de ce bel art; d'avoir rendu inutiles aux chanteurs certains exercices, desquels dérivaient ensuite ces transports de folie et de bonheur si fréquents dans l'histoire de Pacchiarotti et de la musique ancienne, et si rares aujourd'hui. Ces miracles provenaient du pouvoir de la voix.
La révolution rossinienne a tué l'originalité des chanteurs. A quoi bon pour ceux-ci se donner des peines infinies pour parvenir à rendre sensibles au public, 1º les qualités individuelles et natives de leurs voix; 2e l'expression particulière que leur manière de sentir peut lui donner? Ils sont condamnés à ne jamais trouver dans les opéras de Rossini ou de ses imitateurs, une seule occasion de montrer au public, ces qualités dont l'acquisition leur coûtera des années entières de travaux assidus. D'ailleurs, l'habitude de trouver tout inventé, tout écrit, dans la musique qu'ils doivent chanter, leur ôte tout esprit d'invention et les rend paresseux. Les compositeurs ne leur demandent plus avec leurs partitions actuelles qu'une exécution pour ainsi dire matérielle et instrumentale. Le lasciatemi fare (je me charge de tout) de Rossini avec ses chanteurs, en est venu à ce point que ceux-ci n'ont plus même la faculté de composer le point d'orgue; presque toujours ils trouvent que Rossini l'a brodé à sa manière.
Autrefois les Babini, les Marchesi, les Pacchiarotti, inventaient les ornements compliqués, surtout ils appliquaient, suivant l'inspiration de leur talent et de leur âme, les ornements les plus simples, tels que les appoggiature, le grupetti, les mordenti, etc.; toute la parure du chant (i vezzi melodici del canto), comme disait Pacchiarotti (Padoue, 1816), appartenait de droit au chanteur. Crescentini donnait à sa voix et à ses inflexions une teinte vague et générale de contentement dans l'air: ombra adorata, aspetta; il lui semblait au moment où il chantait que tel devait être le sentiment d'un amant passionné qui va rejoindre ce qu'il aime. Velluti, qui comprend la situation d'une manière différente, y met de la mélancolie et une réflexion triste sur le sort commun des deux amants. Jamais un maestro quelque habile que vous veuillez le supposer, n'arriverait à noter exactement l'infiniment petit, qui forme la perfection du chant dans cet air de Crescentini, infiniment petit qui change d'ailleurs suivant l'état de la voix du chanteur, et le degré d'enthousiasme et d'illusion dont il est animé. Un jour, il est disposé à exécuter des ornements remplis de mollesse et de morbidezza; un autre jour, ce sont des gorgheggi pleins de force et d'énergie qui lui viennent en entrant en scène. Pour atteindre à la perfection du chant, il faut qu'il cède aux inspirations du moment. Un grand chanteur est un être essentiellement nerveux. C'est le tempérament contraire qu'il faut pour bien jouer du violon[80]; enfin le maestro ne doit pas écrire tous les agréments, car il faut une connaissance intime et parfaite de la voix à employer, qui ne se rencontre guère que chez l'artiste qui la possède et qui a passé vingt ans de sa vie à l'étudier et à l'assouplir[81]. Un agrément, je ne dirai pas mal exécuté, mais exécuté mollement, sans brio, détruit le charme en un clin d'œil. Vous étiez au ciel, vous retombez dans une loge d'opéra, et quelquefois dans une classe de chant.
CHAPITRE XXXIII
EXCUSES.—ORIGINALITÉ DES VOIX, EFFACÉE PAR ROSSINI
Rien n'étant si futile que la musique, je sens bien qu'il est fort possible que le lecteur se scandalise de me voir faire gravement un nombre infini de petites remarques, ou raconter quelques anecdotes sans chute piquante, et d'ailleurs surchargées de ces grands mots de beau idéal, de bonheur, de sublime, de sensibilité, que je prodigue trop.
Ce manque d'intérêt sérieux me plaît dans la musique; je suis las des intérêts sérieux, et je regrette le temps où les colonels faisaient de la tapisserie, et où l'on jouait au bilboquet dans les salons. J'ai vu mon siècle, il est avant tout menteur[82]; d'après cette idée, si j'ai eu un soin constant, c'est de ne rien exagérer par le style, et d'éviter avant tout d'obtenir quelque effet par une suite de considérations et d'images d'une chaleur un peu forcée, et qui font dire à la fin de la période: Voilà une belle page. D'abord, entré fort tard dans le champ de la littérature, le ciel m'a tout à fait refusé le talent de parer une idée et d'exagérer avec grâce; ensuite, à mes yeux, il n'y a rien de pis que l'exagération dans les intérêts tendres de la vie. On obtient un effet d'un moment qui, un quart d'heure après, crée un sentiment de répugnance; et le lendemain on ne reprend pas le livre; on se dirait presque: Je n'ai pas assez de vivacité dans le cœur aujourd'hui (high spirits) pour me plaire à être trompé avec esprit. Ce n'est pas, ce me semble, pour donner des jouissances dans les moments où l'âme est pleine de feu et de bonheur que sont faits les beaux-arts; alors on n'a que faire de leur secours, et il n'y a qu'un sot qui ouvre un livre quand il est heureux. La tâche des beaux-arts est de bien plus longue durée, et bien mieux calculée sur les chances ordinaires de la vie. Les beaux-arts sont faits pour consoler. C'est quand l'âme a des regrets, c'est durant les premières tristesses des jours d'automne de la vie, c'est quand on voit la méfiance s'élever comme un fantôme funeste derrière chaque haie de la campagne, qu'il est bon d'avoir recours à la musique.
Or, ce que l'on abhorre le plus dans cette situation de l'âme, c'est l'exagération. Partout où j'ai rencontré une idée susceptible de donner une période à chute brillante, j'ai diminué ce qui me semble la vérité, pour que le petit plaisir du moment ne causât pas méfiance et dégoût un quart d'heure après. Une femme d'un esprit délicat qui venait de perdre un ami intime, osait dire, avec toute la liberté du discours familier, à un ami qui lui restait: L'esprit de monsieur un tel était pour moi, lorsque j'avais du chagrin, comme ces bons sophas de velours, bien élastiques, où dans les moments de fatigue l'on a tant de plaisir à se placer bien à son aise. Voilà un peu le genre de plaisir et de consolation que j'ai trouvé dans la musique. Cet art donne des regrets tendres en procurant la vue du bonheur; et faire voir le bonheur, quoique en songe, c'est presque donner de l'espérance. J'ai vingt fois quitté les livres d'un des hommes rares que la France ait produits, je me disais: Ce n'est qu'un rhéteur. N'ayant pas la plus petite étincelle de sa rare éloquence, j'ai surtout cherché à éviter le défaut qui me rend Rousseau illisible[83]. Mais revenons à cet art charmant pour lequel il a écrit des pages brûlantes.
Les dilettanti passionnés, nés du temps de Rossini, et pour ainsi dire fils de la révolution qu'il a faite, me permettront de leur raconter les avantages qui dérivaient pour l'expression, c'est-à-dire, en d'autres termes, pour le plaisir du spectateur, du respect pour les droits des chanteurs dignes de ce nom.
Les voix humaines n'ont pas moins de diversités entre elles que les physionomies. Ces diversités, que nous trouvons dans les voix parlées, deviennent cent fois plus frappantes encore dans les voix qui chantent.
Le lecteur a-t-il jamais fait attention au son de voix de mademoiselle Mars? Où trouver une voix chantante qui tienne la centième partie des miracles que promet cette voix lorsqu'elle nous dit un mot tendre de Marivaux?
L'attendrissement, l'étonnement, la terreur, etc., vont produire des changements différents dans les voix de ces trois femmes avec lesquelles nous parlons musique; et l'attendrissement, par exemple, dans une de ces voix, qui en parlant n'a rien de fort remarquable, va produire une espèce de son délicieux, et qui, en un clin d'œil, par un effet électrique et nerveux disposera tout un auditoire à la mélancolie. Avec le système de Rossini, cette variété, cette nuance particulière des voix ne paraîtra jamais. Toutes les voix chantent plus ou moins bien la même musique; voilà tout: donc l'art est appauvri[84].
Toutes les voix ont dans leur son naturel (dans leur metallo) une correspondance plus ou moins manifeste avec l'expression de tel ou tel sentiment. J'entends par metallo le timbre d'une voix, sa qualité native, laquelle est tout à fait indépendante du talent que le chanteur qui emploie cette voix peut avoir ou ne pas avoir.
Une voix pure ou voilée, faible ou forte, pleine ou sottile, criarde ou à sourdines[85], possède en soi des éléments naturels d'expressions diverses, et par elles-mêmes plus ou moins agréables.
Pourvu qu'une voix soit juste et puisse soutenir le son d'une manière ferme, on peut avancer qu'on trouvera tôt ou tard le moyen de la rendre agréable, au moins pour quelques instants. Il suffit que le compositeur veuille bien se donner la peine de trouver une cantilène dans les intervalles expressifs de cette voix. Il faut d'abord que la situation donnée par le poëte ne soit pas contraire à la qualité native de cette voix. Est-elle douce, tendre, touchante; si la situation est impérieuse et forte comme celles du rôle de l'Elisabeth de Rossini, il est évident que la voix dont nous parlons, ne trouvera jamais l'occasion de briller et de faire plaisir. Tout le talent possible, toute la sensibilité que peut avoir un chanteur, ne font rien au metallo de sa voix. On n'arrive aux miracles dans cet art qu'autant qu'une voix assouplie par de longues études trouve une situation qui requiert précisément le metallo (la nuance d'expression native, le timbre) qu'elle possède. C'est parce que toutes ces circonstances, si difficiles à réunir qu'on ne peut en quelque sorte jamais les prévoir, se rencontraient pour son bonheur, que le public de la Scala faisait répéter cinq fois de suite le même air à Pacchiarotti[86].
Une fois l'originalité des voix admise, on voit paraître pour les compositeurs le devoir de tirer parti des qualités natives de chaque voix, et par conséquent d'éviter ses inconvénients. Quel maestro serait assez peu adroit pour confier à madame Fodor un récitatif passionné, ou à madame Pasta un air surchargé de petits ornements rapides et brillants? De là vient l'usage si commun en Italie pour les chanteurs du second ordre[87] de voyager avec des airs appelés di baule (de bagage, qu'on porte avec soi comme un vêtement). Quelque musique qu'un maestro compose et donne à chanter à ces artistes du second ordre, ils trouvent toujours le secret d'y placer, en tout ou en partie, leurs airs de baule, ce qui fait un sujet éternel de plaisanterie dans les théâtres d'Italie.
Toutefois, par cette pratique, ces chanteurs peu habiles atteignent le grand but de tous les arts: ils font plaisir. Voyez-vous la distance immense où nous sommes de notre orchestre de Louvois, et du système actuel de la musique dans cette salle?
Par l'effet d'un simple changement dans le mouvement, la phrase principale d'un air peut présenter un sens presque entièrement différent. Telle phrase qui peignait la fureur n'exprimera plus que le dédain, et cependant, malgré ce changement dans l'expression, la voix du pauvre chanteur, accoutumé à cette phrase, la chantera encore fort bien, et de manière à faire grand plaisir. C'est que cette phrase principale s'accorde mieux que toute autre: 1º avec les qualités natives de la voix du chanteur; 2º avec le genre de sensibilité qu'il tient de la nature; 3º enfin, avec le degré d'habileté qu'il a pu acquérir dans les Conservatoires. Par ce système, l'on n'a jamais de chant stentato (forcé); c'est le grand défaut du chant de Feydeau, qui toutefois est de quarante ans moins barbare que celui du grand Opéra.
On voit que l'on peut être chanteur du premier ordre et ne pas savoir lire la musique. Le talent de lire est un talent tout à fait différent[88], et qui ne requiert que de la patience et un caractère méthodique et froid.
Un seul opéra, quelquefois un seul air, fait, en Italie, la fortune d'un chanteur médiocre; celle d'un artiste du premier ordre tenait, avant Rossini, à dix ou douze airs tout au plus. L'art du chant est si délicat, le plaisir tient à si peu de chose, qu'un chanteur n'aura jamais de succès véritable qu'autant qu'il réunira dans un air toutes les convenances que nous avons indiquées plusieurs fois. Rien n'est donc mieux calculé pour le plaisir des spectateurs que les airs di baule. On peut suivre de l'œil la vérité de ce principe jusque dans l'art théâtral; avec combien de rôles mademoiselle Mars et Talma ont-ils fait leur réputation? Le système des airs di baule est fort bien inventé, non-seulement par rapport à la médiocrité naturelle des talents dans un art si difficile, mais aussi par rapport à l'extrême médiocrité des ressources de beaucoup de petites villes d'Italie qui, malgré la pauvreté de leur budget, ne laissent pas d'avoir chaque année deux ou trois opéras très passables au moyen des airs di baule, et de la réunion de deux ou trois chanteurs médiocres qui chantent fort bien un air ou deux chacun[89].
Dès que le maestro oublie d'avoir égard au metallo des voix de ses chanteurs (aux qualités natives de leurs voix), au genre de sensibilité qu'ils portent dans leurs rôles, au degré de talent qu'ils ont acquis comme chanteurs (à la bravura), il court le risque presque certain d'arriver, après tous ses efforts, à un opéra chanté correctement, mais qui ne fera de plaisir à personne.
Supposons un chanteur qui ne puisse exécuter que d'une manière forcée (stentata) les volate, les arpeggi, les salti descendants; si le compositeur n'évite pas avec le plus grand soin ces moyens de mélodie, ses chants dans l'exécution peuvent arriver à ce point de ridicule, d'exprimer tout le contraire de ce qu'il aura voulu dire. Si l'on veut me passer un peu de simplicité dans l'expression et même dans les idées, je vais expliquer fort clairement ma pensée. Pour représenter aux yeux de l'âme la chute rapide et non interrompue des eaux du ciel, ou l'ordre qu'un despote de l'Orient donne à l'un de ses esclaves de disparaître à l'instant de sa présence, le maestro aura orné sa cantilène d'une volata discendente; rien de mieux dans la partition. Arrive le grand jour de la première représentation et le chanteur malhabile, au lieu de nous présenter l'idée d'un roi tout puissant qui donne un ordre respecté, fera penser toute une salle à la fois à la colère risible d'un vieux procureur bègue, se mettant en fureur au fond de son étude. S'il ne tombe pas jusqu'à ce degré de ridicule, du moins sa volata étant mal exécutée, l'idée de rapidité ne s'offrira pas à l'auditeur, et l'ordre terrible du despote qui veut que l'on disparaisse à l'instant de sa présence, ne sera plus qu'une invitation fort modérée de quitter la cour quand cela sera commode au personnage exilé. Je prie de remarquer qu'il n'est pas un seul des ornements exécutés par la voix de Velluti, sur lequel on ne puisse établir un raisonnement analogue. A chaque instant, loin de l'Italie, je vois dire à la musique de Rossini presque le contraire de ce qu'il a voulu exprimer; c'est que sa partition a forcé le chanteur à faire tel ou tel ornement auquel souvent sa voix ne peut pas atteindre. Alors je n'entends qu'à demi ou aux trois quarts telle cantilène de Rossini que j'ai dans l'oreille. On sent que le système de la musique ancienne ne créait pas la possibilité d'un tel inconvénient. Après l'obstacle facile à éviter de quelques sons extrêmement élevés (obstacle provenant de la voix extraordinaire de l'artiste pour qui le compositeur avait écrit), les chanteurs se trouvaient tout à fait les maîtres de faire usage des seuls ornements de l'effet desquels ils étaient sûrs; et rien ne les empêchait de présenter à l'admiration du spectateur les beautés individuelles de leur voix et de leur talent.
Quelque dilettante instruit et qui se sera donné le plaisir d'étudier les voix des chanteurs qui ont paru dans les neuf opéras écrits à Naples par Rossini, m'objectera que souvent ce maître n'a pas tiré parti de tous les avantages que présentait le genre de voix particulier à chacun d'eux. Je n'ai rien à répondre, si ce n'est qu'apparemment le compositeur était amoureux de sa prima donna, et ne voulait pas qu'elle fût éclipsée.
A cette exception près, le chant de Rossini dans ses opéras de Naples est la biographie non-seulement de la voix de mademoiselle Colbrand, mais encore de celles de Nozzari, de Davide, de madame Pisaroni, etc. On voit dans ces partitions que tous les ornements que les chanteurs pouvaient autrefois appliquer ad libitum, sont devenus parties constitutives, nécessaires et indispensables des chants de Rossini: or, comment parvenir à rendre ces chants, lorsque le chanteur n'a pas dans la voix le même genre de facilité que Nozzari ou Davide?
Les opéras de la seconde manière de Rossini ne sont jamais ennuyeux comme un opéra vide de Mayer, par exemple; mais ils ne produisent l'effet enchanteur qu'ils obtinrent à Naples que quand, par hasard, ils rencontrent un chanteur qui a précisément dans la voix le même genre d'agréments et de facilité que l'artiste pour lequel le rôle a été écrit.
On voit comment tel opéra qui a eu un succès fou à Naples peut sembler fort ennuyeux à Louvois. Les deux publics ont raison; et il n'est point nécessaire d'aller chercher bien loin des causes métaphysiques pour cet effet tout simple. Le tort est tout entier aux directeurs. Quoi de plus impertinent, par exemple, que la dernière reprise, des Horaces? En Italie, on eût demandé les directeurs du théâtre, et ils auraient paru sur la scène pour être sifflés en leur nom[90].
Quel que soit le système adopté par Rossini, à force de génie, d'imagination et de rapidité, il n'est jamais ennuyeux; mais figurez-vous le singulier effet de la musique de ses imitateurs lorsqu'elle vient à être jouée dans un autre théâtre que celui pour lequel ils ont travaillé. Ainsi que la musique de Rossini, elle est presque entièrement tissue avec les agréments qu'exécutent bien les chanteurs pour lesquels ils ont écrit, agréments desquels ils ont fait des motifs. Ces motifs étant mal exécutés par des chanteurs dont la voix s'y refuse, on arrive à ce degré de médiocrité intolérable dans les beaux-arts et dans la musique plus que partout ailleurs.
Il va sans dire que toutes ces critiques du système de Rossini ne s'appliquent nullement aux temps heureux où il écrivait:
Ecco pietosa!...
Di tanti palpiti,...
Pien di contento il seno;...
Non è ver mio ben, ch'io mora...
Se tu m'ami, o mia regina, etc.
Ce qu'il y a d'affreux, c'est que s'il eût continué à marcher dans la même route, probablement il eût fait encore mieux que ces airs sublimes. Il est un peu revenu vers le temps de sa jeunesse dans quelques airs de la Donna del Lago; il a été vraiment ossianique. Mais cet opéra est beaucoup plus épique que dramatique.
Ai-je besoin de répéter que Velluti, le prince des chanteurs actuels, tout en exécutant les difficultés les plus étonnantes, abuse souvent de ses moyens au point d'opprimer les chants du maestro, et de les rendre fort difficiles à reconnaître? Jamais Velluti ne donne le plaisir d'entendre un chant simple. Il ne chante presque jamais la musique de Rossini. Velluti veut avant tout voir des transports d'admiration dans la salle; il y est accoutumé. Or, il ne peut pas, par exemple, exécuter les scale in giù (les gammes en montant), ornement si facile à mademoiselle Colbrand et si prodigué pour elle. Il suit de là que toute la musique écrite pour mademoiselle Colbrand ou ne peut être exécutée par Velluti, ou ne produirait qu'un effet médiocre, et n'aurait pour tout résultat qu'un succès d'estime.