La vie de Rossini, tome II
CHAPITRE XXXIV
QUALITÉ DE LA VOIX
Un cor de chasse s'entend dans les montagnes d'Écosse, bien au delà de la portée de la voix de l'homme. Voilà le seul rapport sous lequel l'art soit parvenu à surpasser la nature, la force du son. Sous le rapport bien autrement important de l'accentuation et de l'agrément, la voix de l'homme est encore supérieure à tous les instruments, et l'on peut même dire que les instruments ne plaisent qu'à proportion qu'ils parviennent à se rapprocher de la voix humaine.
Il me semble, que si dans un moment de tranquillité pensive et de douce mélancolie, nous voulons interroger notre âme avec soin, nous y lirons que le charme de la voix provient de deux causes:
1º La teinte de passion, qu'il est impossible qu'une voix ne porte pas dans ce qu'elle chante. La voix des cantatrices les plus froides, mesdames Camporesi, Fodor, Festa, etc., exprime toujours, à défaut d'autre sentiment, une certaine joie vague. Je ne cite pas madame Catalani; sa voix miraculeuse produit cette sorte d'impression qui remplit l'âme à l'aspect d'un prodige. Ce trouble de notre cœur nous empêche d'abord d'apercevoir la belle et noble impassibilité de cette cantatrice unique. On peut se figurer, par plaisir, la voix de madame Catalani réunie à l'âme passionnée et au talent dramatique de madame Pasta. En suivant un instant ce roman, on trouvera des regrets, mais en revanche on restera convaincu que la musique est le plus puissant des beaux-arts[91].
2º Le second avantage de la voix, c'est la parole; elle indique à l'imagination des auditeurs le genre d'images qu'ils doivent se figurer.
Si la voix humaine, comparée aux instruments, a moins de force, elle possède à un degré bien autrement parfait le pouvoir de graduer les sons.
La variété des inflexions, c'est-à-dire, l'impossibilité pour la voix, d'être sans passion, l'emporte de beaucoup à mes yeux sur l'avantage de prononcer des paroles.
Les mauvais vers qui forment un air italien, d'abord, par l'effet des répétitions de paroles, ne sont pas entendus comme vers; c'est de la prose qui arrive à l'oreille des spectateurs[92]: ensuite ce ne sont pas les mots les plus forts, tels que je vous hais à la mort, ou je vous aime à la folie, qui font la beauté d'un vers; ce sont les nuances, soit dans la position des mots, soit dans les paroles elles-mêmes, qui prouvent la vérité de la passion et qui réveillent notre sympathie: or, les nuances ne peuvent pas être admises, faute de place, dans les cinquante ou soixante mots qui forment un air italien; donc les paroles ne peuvent jamais être qu'un simple canevas; c'est la musique qui se charge de le couvrir de brillantes couleurs.
Exigez-vous une nouvelle preuve que les paroles ne sont dans la musique que pour y remplir des fonctions très secondaires, et pour n'y servir en quelque sorte que comme étiquettes du sentiment? Voyez un air chanté avec l'accent de la passion, par madame Belloc ou mademoiselle Pisaroni, et le même air chanté un instant après par quelque savante serinette du Nord. La chanteuse froide prononcera les mêmes paroles: io fremo, mio ben, morir mi sento; le tout sans dissiper la glace qui pèse sur nos cœurs.
Une fois que nous avons saisi deux ou trois mots qui nous apprennent que le héros est au désespoir, ou au comble du bonheur, fort peu importe que nous entendions bien distinctement les paroles du reste de l'air; l'essentiel, c'est qu'elles soient chantées avec l'accent de la passion. De là vient qu'on assiste avec un sensible plaisir à un opéra bien chanté, quoique les paroles soient dans une langue étrangère; il suffit qu'une personne de la loge vous donne le mot des principaux airs. C'est ainsi que l'on peut voir avec plaisir un excellent acteur tragique jouant dans une langue dont on comprend à peine quelques paroles. Je conclurai de ces observations que l'accent des paroles a beaucoup plus d'importance en musique que les paroles elles-mêmes.
L'expression est le premier mérite d'un chanteur.
Tous les succès que l'on peut obtenir dans l'art du chant, sans ce genre de mérite ou avec une faible part d'expression, sont de peu de durée, ou peuvent se rapporter à une partialité accidentelle de la part des spectateurs, et qui provient de quelque cause étrangère à l'art: la beauté d'une actrice, ses bons sentiments politiques, etc.
On cite en Italie des prophéties singulières, et dont l'accomplissement a été ponctuel. Un amateur de Naples parlant de deux cantatrices, l'une portée aux nues par le public, l'autre à peine tolérée, s'écria au milieu du parterre de San-Carlo, dans un de ces mouvements d'indignation passionnée et d'enthousiasme qui ne sont pas rares en ce pays: «Encore trois ans, et vous mépriserez ce que vous applaudissez; encore trois ans, et vous porterez aux nues ce que vous négligez.» A peine dix-huit mois s'étaient écoulés, que la prophétie était accomplie; la cantatrice qui chantait avec expression l'avait entièrement emporté sur celle qui avait reçu de la nature une beaucoup plus belle voix. C'est à peu près comme dans la société un très bel homme et un homme d'infiniment d'esprit. La même révolution dans le goût du public napolitain aurait eu lieu, quoique moins rapidement, si la cantatrice sans expression, au lieu d'une voix superbe (don gratuit du hasard) avait chanté di bravura (avec beaucoup d'acquis).
CHAPITRE XXXV
MADAME PASTA
Je cède à la tentation d'essayer un portrait musical de madame Pasta. On peut dire qu'il n'y eut jamais d'entreprise plus difficile; le langage musical est ingrat et insolite; à chaque instant les mots vont me manquer; et quand j'aurais le bonheur d'en trouver pour exprimer ma pensée, ils présenteraient un sens peu clair à l'esprit du lecteur. D'ailleurs il n'est peut-être pas un dilettante qui n'ait sa phrase toute faite sur madame Pasta, et qui ne soit mécontent de ne pas la retrouver ici; et dans la juste admiration que cette grande cantatrice inspire au public, le lecteur le plus bienveillant trouvera son portrait sans couleur, et mille fois au-dessous de ce qu'il attendait.
Rossini n'a jamais écrit pour madame Pasta. Le hasard lui fit rencontrer l'aimable et gracieuse Marcolini, et il fit la Pietra del paragone; la magnifique Colbrand, et il composa l'Elisabeth; le passionné et terrible Galli, et nous eûmes à admirer des personnages tels que le Fernando de la Gazza ladra, et le Mahomet du Maometto secondo.
Si le hasard offrait à Rossini une actrice jeune, belle, remplie d'âme et d'intelligence, ne s'écartant jamais dans ses gestes de la simplicité la plus vraie et la plus suave, et cependant toujours fidèle aux formes du beau idéal le plus pur; si, avec des talents aussi extraordinaires pour le théâtre, Rossini trouvait une voix qui à chaque instant reproduit parmi nous les ravissements que donnaient jadis les chanteurs de la bonne école, une voix qui sait rendre touchante la plus simple parole d'un récitatif, ou dont les accents puissants forcent les cœurs les plus rebelles à partager l'émotion qu'ils expriment dans un grand air; sans doute nous verrions Rossini oublier sa paresse comme par miracle, étudier de bonne foi la voix de madame Pasta, et chercher à écrire dans ses cordes. Inspiré par les talents sublimes de sa prima donna, Rossini retrouverait l'ardeur qui l'enflammait à son début dans la carrière, et les chants délicieux et simples qui commencèrent sa gloire. Quels chefs-d'œuvre ne viendraient pas alors illustrer le théâtre Louvois? et avec quelle rapidité Paris ne prendrait-il pas, dans l'opinion de l'Europe, le rang musical qu'occupent seuls aujourd'hui les publics de Naples et de Milan?
Après avoir entendu la prière de Roméo et Juliette, épreuve décisive pour le talent d'une cantatrice; après avoir reconnu comment madame Pasta sait chanter di portamento, comment elle nuance les ports de voix, comment elle sait accentuer, lier et soutenir avec égalité un long période vocal, je ne fais nul doute que Rossini ne consente à lui sacrifier une partie de son système, et à élaguer un peu la forêt de petites notes qui surchargent ses cantilènes.
Pleinement convaincu de la sagesse et du bon goût dont madame Pasta fait preuve dans les fioriture de son chant, et sachant combien l'effet des agréments est plus sûr quand ils naissent de l'émotion et de l'invention spontanée du chanteur, Rossini s'en remettrait sans doute pour les ornements à l'inspiration de cette grande cantatrice.
Les vrais dilettanti qui paraissent à Louvois, non pas parce que ce théâtre est à la mode, mais parce qu'ils y trouvent des émotions profondes, et que je suppose, je crois avec raison, sensibles à tous les genres de beauté comme à toutes les sortes de gloire, réfléchiront à ce qu'ils éprouveraient si, accoutumés dès longtemps à n'entendre à la tribune nationale que des discours écrits, il leur était donné tout à coup d'y voir paraître un Mirabeau ou un général Foy, improvisant avec tout l'abandon du génie. Eh bien! la différence est au moins aussi frappante entre une cantatrice chantant du mieux qu'elle peut une musique écrite pour une autre, et qui ne lui laisse aucune liberté, aucun moyen de donner jour à ses inspirations, et cette même cantatrice exécutant des cantilènes composées pour sa voix, c'est-à-dire non-seulement dans ses cordes, mais encore dans la couleur et la physionomie générale de son talent.
Parmi tous les opéras dans lesquels madame Pasta a eu des rôles depuis qu'elle est à Paris, je ne vois que les second et troisième actes de Roméo qui conviennent à peu près bien aux conditions de sa voix et de sa manière de la conduire. En cherchant dans tous les autres ouvrages qu'elle a chantés ici, j'aurais peine à nommer trois morceaux qui remplissent exactement ces conditions nécessaires; et cependant madame Pasta charme tous les cœurs avec cette musique qui, à chaque instant, contrarie sa voix et demande des tours de force[93]! Il ne s'est peut-être jamais rencontré de cantatrice qui ait acquis et mérité de la gloire sous de telles conditions. Figurez-vous maintenant, ô vous qui savez aimer les vrais charmes de la musique, Rossini composant avec conscience pour un tel talent!
C'est alors seulement que l'on pourra juger de tout ce que peut être madame Pasta. On voit combien son amour-propre gagnerait à parcourir les divers théâtres d'Italie, maintenant que Paris l'a fait connaître à l'Europe. Si quatre ou cinq fois par an elle chantait des opéras nouveaux, et composés exprès pour sa voix, je ne fais pas de doute qu'en deux ou trois ans son talent ne parût doubler. Avec la renommée dont elle jouit déjà, on peut juger si les maestri, pour mériter qu'elle adoptât leurs opéras et qu'elle fît leur gloire, seraient attentifs à lui plaire et à étudier, pour s'y conformer, la nature de sa voix et sa manière habituelle de la conduire[94].
Je demande maintenant au lecteur de redoubler de patience; je vais, de mon côté, redoubler d'efforts pour être lucide, et d'ailleurs je promets d'être court.
La voix de madame Pasta a une étendue considérable. Elle donne d'une manière sonore le la sous les lignes, et s'élève jusqu'à l'ut dièse et même jusqu'au ré aigu. Madame Pasta a le rare avantage de pouvoir chanter la musique de contralto comme celle de soprano[95]. J'oserai dire, malgré mon peu de science, qu'il me semble que la véritable position de sa voix est le mezzo-soprano. Le maestro qui écrirait pour elle devrait placer le tissu ordinaire de ses chants dans la voix de mezzo-soprano, et se servir ensuite en passant, et par occasion, de toutes les autres cordes de cette voix si riche. Beaucoup de ces cordes non seulement sont fort belles, mais produisent une certaine vibration sonore et magnétique qui, je crois, par un mélange d'effet physique non encore expliqué jusqu'ici, s'empare avec la rapidité de l'éclair de l'âme des spectateurs.
Nous arrivons à une particularité bien singulière de la voix de madame Pasta; elle n'est pas toute d'un seul metallo, comme on dirait en Italie (d'un même timbre), et cette différence dans les sons d'une même voix est un des plus puissants moyens d'expression dont sait se prévaloir l'habileté de cette grande cantatrice.
Les Italiens disent de cette sorte de voix qu'elle a plusieurs registres[96], c'est-à-dire des physionomies différentes, suivant les diverses parties de l'échelle musicale où elle vient se placer. Quand beaucoup d'art et surtout une exquise sensibilité ne servent pas de guides dans l'usage de ces divers registres, ils ne paraissent que comme des inégalités dans la voix, et forment un défaut choquant qui repousse par la dureté tout plaisir musical. La Todi, Pacchiarotti, et un grand nombre de chanteurs du premier ordre, ont montré jadis comment on pouvait changer en beautés des désavantages apparents, et en tirer des effets d'une originalité séduisante. L'histoire de l'art tendrait même à faire croire que ce n'est pas avec une voix également argentine et inaltérable dans toutes les notes de son extension que l'on obtient le chant vraiment passionné. Jamais une voix d'un timbre parfaitement inaltérable, ne pourra atteindre à ces sons voilés et en quelque sorte suffoqués qui peignent avec tant de force et de vérité certains moments d'agitation profonde et d'angoisse passionnée.
Des dilettanti fort instruits qui voulurent bien, à Trieste, m'admettre dans leur société, m'ont répété plusieurs fois que la Todi, l'une des dernières cantatrices du grand siècle[97], avait une voix et un talent tout à fait analogues à celui de madame Pasta.
La Todi eut à lutter avec un miracle de l'art et de la nature; la Mara ne possédait pas seulement une voix extrêmement belle et molta bravura (un art infini), mais elle était encore remarquable par une excellente école et beaucoup d'expression. Toutefois, par le suffrage des gens nés pour les arts, lesquels, après un an ou deux, ne manquent jamais de faire partager au public leur manière de voir, la Todi l'emporta sur sa rivale; son chant avait été plus souvent l'écho de leurs sentiments.
C'est avec une étonnante habileté que madame Pasta unit la voix de tête à la voix de poitrine; elle a l'art suprême de tirer une fort grande quantité d'effets agréables et piquants de l'union de ces deux voix. Pour aviver le coloris d'une phrase de mélodie ou pour en changer la nuance en un clin d'œil, elle emploie le falsetto jusque dans les cordes du milieu de son diapason, ou bien alterne les notes de falsetto avec celles de poitrine. Elle fait usage de cet artifice avec la même facilité de fusion, dans les tons du milieu comme dans les tons les plus aigus de sa voix de poitrine.
La voix de tête de madame Pasta a un caractère presque opposé à sa voix de poitrine; elle est brillante, rapide, pure, facile et d'une admirable légèreté. En descendant, la cantatrice peut avec cette voix smorzare il canto (diminuer le chant) jusqu'à rendre en quelque sorte douteuse l'existence des sons.
Il fallait des couleurs aussi touchantes à l'âme de madame Pasta et des moyens aussi puissants pour qu'elle pût atteindre à la force d'expression que nous lui connaissons, expression toujours vraie, et, quoique modérée par les règles du beau idéal[98], toujours pleine de cette énergie brûlante et de cette force extraordinaire qui électrisent tout un théâtre. Mais que d'art il a fallu à cette aimable cantatrice, que d'études lui ont été nécessaires pour retirer ces effets sublimes de deux voix tellement opposées!
Cet art se perfectionne sans cesse; les effets qu'il obtient sont tous les jours plus étonnants, et la puissance de ce grand talent sur les auditeurs ne peut désormais que s'accroître; car depuis longtemps la voix de madame Pasta a surmonté tous les obstacles physiques qui pouvaient s'opposer à l'apparition du plaisir musical; elle séduit aujourd'hui l'oreille de ses heureux auditeurs comme elle sait électriser leurs âmes. Ils lui doivent à chaque nouvel opéra des émotions plus vives, ou des nuances nouvelles du même plaisir. Elle possède l'art d'imprimer une couleur musicale nouvelle, non pas par l'accent des paroles et en sa qualité de grande tragédienne, mais comme cantatrice, à des rôles en apparence assez insignifiants, par exemple le rôle d'Elcia dans Mosè[99].
Comme toutes les voix humaines, la voix de madame Pasta rencontre, de temps à autre, certaines positions incommodes dont elle ne peut surmonter la difficulté, ou dans lesquelles tout au moins elle perd ce pouvoir, tellement habituel chez elle, de produire le plaisir musical, et, par le plaisir de l'oreille, l'entraînement des cœurs. Ces occasions fort rares font désirer encore plus vivement de l'entendre une fois au moins dans un opéra écrit pour sa voix.
Je regarderais comme presque impossible la tâche d'indiquer un ornement mis en usage par madame Pasta qui n'ait pas toutes les grâces de la bonne école et qui ne puisse servir de modèle. Fort modérée dans l'usage des fioriture, elle ne les emploie que pour augmenter la force de l'expression; et remarquez que ses fioriture ne durent jamais que juste le temps pendant lequel elles sont utiles. Je n'ai jamais rencontré dans son chant de ces longs agréments qui rappellent un peu les distractions des grands parleurs, et durant lesquels il semble que le chanteur s'oublie, ou que, chemin faisant, il change de pensée. Le public nommera pour moi des chanteurs à réputation, chez lesquels se reproduit fort souvent ce défaut assez plaisant à observer. Je ne veux pas troubler le plaisir des demi-connaisseurs par qui je vois applaudir ces agréments avec transports. Souvent un gorgheggio commence d'une manière légère et rapide et dans le style tout à fait bouffe, pour finir bientôt après par la tragédie, et par tout ce qu'il y a de plus sérieux et de plus emporté; ou bien, après avoir commencé avec toute la gravité et le sérieux possibles, ne sachant plus que faire à moitié chemin, on voit le chanteur se jeter dans la légèreté bouffe. Le même manque d'âme inspire ces fautes au chanteur, et empêche le spectateur de s'en apercevoir. C'est une des meilleures épreuves que je connaisse pour juger les amateurs à goût appris. Lorsque je vois applaudir ces gorgheggi dans la Gazza ladra ou dans Tancrède, je me rappelle l'anecdote d'un seigneur fort connu faisant son travail avec un grand roi, et pendant une heure lui lisant un long rapport sur les attributions de sa charge; le roi semblait prendre grand plaisir à cette lecture, en apparence assez peu amusante: c'est que le seigneur tenait le papier à l'envers, et dans le fait ne savait pas lire. Tel paraît, à mes yeux, un dilettante qui applaudit avec transport un agrément qui a deux sens opposés, et qui ne dit blanc au commencement que pour dire noir à la fin. La position du personnage est triste ou gaie, et dans les deux cas l'applaudissement est également absurde.
De quels termes pourrais-je me servir pour parler des inspirations célestes que madame Pasta révèle par son chant, et des aspects de passion sublimes ou singuliers qu'elle sait nous faire apercevoir! Secrets sublimes, bien au-dessus de la portée de la poésie, et de tout ce que le ciseau des Canova ou le pinceau des Corrège peut nous révéler des profondeurs du cœur humain. Peut-on se souvenir sans frémir, du moment où Médée attire à elle ses enfants en portant la main sur son poignard, puis les repousse comme agitée par un remords? Quelle nuance ineffable, et qui, ce me semble, mettrait au désespoir le plus grand écrivain!
Rappellerai-je la réconciliation d'Enrico avec son ami Vanoldo, dans le fameux duetto
È deserto il bosco intorno[100];
et la manière dont est amené le sentiment qui fait que Enrico pardonne:
Ah! chi può mirarla in volto
E non ardere d'amor!
J'aurais dix passages à noter dans chacun des rôles de madame Pasta. Les douze mesures qu'elle chante dans Tancrède, lorsqu'elle paraît sur le char, après la mort d'Orbassan, ne sont rien comme musique, et cependant quelle nuance admirable! comme ce chant est différent de tout autre! comme on y voit bien le calme triste qui suit une victoire qui ne donne pas le bonheur à Tancrède, ne prouvant pas l'innocence d'Aménaïde! comme on y discerne bien l'absence de cette vie, de cette animation qui soutenait le jeune guerrier avant le combat, lorsque la nécessité de vaincre pour sauver la vie d'Aménaïde l'enflammait, et lorsqu'un peu de doute de la victoire l'empêchait en quelque sorte de voir toute l'horreur de son sort!
Pour madame Pasta, la même note dans deux situations de l'âme différentes n'est pas, pour ainsi dire, le même son.
Voilà tout simplement le sublime de l'art du chant. J'ai vu trente représentations de Tancrède, et le chant de la cantatrice suit de si près les inspirations actuelles de son cœur, que je puis dire, par exemple, du tremar Tancredi, que madame Pasta l'a dit quelquefois avec la teinte d'une douce ironie; d'autres jours, avec l'inflexion de l'homme brave, qui assure qu'il n'y a rien à redouter et qui engage à rassurer la personne qui a des craintes: quelquefois c'est une désagréable surprise déjà accompagnée de ressentiment, mais Tancrède songe que c'est Aménaïde qui parle, et la nuance de colère fait place au sourire de la réconciliation.
Ne trouvant pas de langage pour rendre les nuances du chant, l'on voit que j'essaie de prouver leur existence par les nuances du jeu. Je supprime sept à huit longues pages qui m'étaient nécessaires pour faire remarquer trois nuances de chant différentes à chaque représentation de Tancrède. Les personnes qui auraient eu la patience de lire ces huit pages distingueront d'elles-mêmes ces nuances, et bien d'autres qui m'ont échappé. Cette brochure aura quelques exagérations de moins aux yeux de la partie prosaïque de la société. Ces nuances-là, qui, chez madame Pasta, changent à chaque représentation de Tancrède, sont l'infiniment petit qu'aucun maestro ne peut parvenir à noter. Et quand il essaierait de l'écrire comme l'a fait Rossini depuis son arrivée à Naples en 1815, il est évident que tel mordente, tel agrément fort bon en lui-même, ne convient pas à l'état où se trouvent la voix et l'âme de l'actrice le soir du 30 septembre. Dès lors, il est de toute impossibilité qu'elle excite les transports du public[101], en exécutant cet agrément à cette représentation du 30 septembre.
Le vulgaire des amateurs veut l'agrément accoutumé à tel passage, et, de quelque manière qu'il soit exécuté, il applaudit. Je ne parle ni de ces gens-là ni à ces gens-là[102]. Je suis convaincu que même hors de l'Italie, et dans les pays où l'on chante faux à la messe, il y a des dilettanti pour qui un esprit délicat est, si j'ose parler ainsi, comme un microscope qui leur fait voir nettement les moindres nuances du chant.
A de telles personnes je n'ai point d'excuses à faire pour mon enthousiasme. J'aurais bien des pages à écrire si je voulais noter toutes les créations de madame Pasta. J'appelle créations de cette grande cantatrice certains moyens d'expression auxquels il est plus que probable que le maestro qui écrivit les notes de ses rôles n'avait jamais songé.
Je citerai pour premier exemple l'accent placé sur ce vers,
Avro contento il cor,
dans l'air ombra adorata aspetta de Roméo, et le mouvement plus rapide[103] imprimé à la cantilène. C'est aussi une belle création que l'inflexion donnée aux vers précédents qui appartiennent à la même scène:
Io ti sento, mi chiami
A seguirti fra l'ombre, etc.
Tous les dilettanti de Louvois se rappellent la soirée où madame Pasta employa, pour la première fois, ces nouveaux artifices de chant, et le saisissement, bien plus flatteur[104] que des applaudissements, qu'ils excitèrent dans le public; et pourtant, à chacune des vingt ou trente représentations du même opéra qui avaient précédé, les spectateurs auraient juré que cette charmante cantatrice avait atteint dans ce rôle le dernier degré de la perfection.
Ce même soir, au moment où madame Pasta employait avec le plus de bonheur l'artifice de l'opposition de ses deux voix, un aimable Napolitain, connu par son goût pour la musique et par ses succès, me dit, avec un feu que je donnerais tout au monde pour pouvoir reproduire ici: «Ces changements de sons dans cette voix sublime me rappellent une sensation de bonheur tendre que j'ai trouvée quelquefois durant les nuits si pures de notre malheureuse patrie, lorsque des étoiles scintillantes se détachent si bien sur un ciel d'un bleu foncé; c'était lorsque la lune éclaire ce paysage enchanteur que l'on aperçoit de cette rive de Mergelina que je ne verrai plus. L'île de Capri se détachait dans le lointain au milieu des flots d'argent d'une mer mollement agitée par la brise rafraîchissante de minuit. Insensiblement une nuée légère vient voiler l'astre des nuits, et sa lumière semble, durant quelques instants, plus suave et plus tendre; l'aspect de la nature en est plus touchant, l'âme est attentive. Bientôt l'astre se montre de nouveau plus pur et plus brillant que jamais, inondant nos rivages de sa lumière vive et pure; et le paysage reparaît aussi dans tout l'éclat de sa vive beauté. Eh bien! la voix de madame Pasta, dans ces changements de registres, me donne la sensation de cette lumière plus touchante et plus tendre qui se voile un instant pour reparaître bientôt mille fois plus brillante[105].
«Au coucher du soleil, lorsqu'il disparaît derrière le Pausilippe, notre cœur semble se laisser aller naturellement à une douce mélancolie; je ne sais quoi de sérieux s'empare de nous; notre âme semble se mettre en harmonie avec le soir et sa tranquille tristesse. Ce sentiment, je viens de l'éprouver, mais avec un mouvement plus rapide, quand madame Pasta a dit:
Ultimo pianto!
«C'est aussi le sentiment qui s'empare de moi, mais d'une manière plus durable, aux premières journées froides de septembre, suivies d'une brume légère sur les arbres qui annonce l'approche de l'hiver et la mort des beautés de la nature.»
En sortant d'une représentation dans laquelle madame Pasta nous a transportés, l'on ne peut se rappeler autre chose que l'extrême et profonde émotion dont elle nous a saisis. C'est en vain que l'on chercherait à se rendre un compte plus distinct d'une sensation si profonde et si extraordinaire. On ne sait où se prendre pour admirer. Cette voix n'a point un timbre (metallo) extraordinaire; elle ne doit point ses effets à une flexibilité surprenante; ce n'est point non plus une extension inaccoutumée; c'est uniquement et tout simplement le chant qui part du cœur,
Il canto che nell'anima si sente,
et qui séduit et entraîne en deux mesures tous les spectateurs qui ont pleuré en leur vie pour autre chose que de l'argent ou des croix.
Je pourrais faire une assez longue énumération de toutes les difficultés que la nature avait opposées à madame Pasta, et qu'elle a dû surmonter pour que son âme pût, au moyen du chant, électriser celle des spectateurs. Tous les jours nous la voyons remporter de nouveaux triomphes et se rapprocher de la perfection; chacun de ses pas est marqué par une de ces petites créations dont je parlais naguère. Je m'étais fait dicter par un musicien savant une énumération que je supprime parce qu'elle exigerait du savoir technique pour être comprise; ce n'est point en anatomiste, mais, si je puis, en peintre que je veux parler de la beauté, et, dans mon ignorance, ce ne sont point les savants que je prétends endoctriner.
On a demandé aux amis de madame Pasta quel avait été son maître comme actrice. Elle n'en eut jamais d'autre qu'un cœur propre à sentir vivement les moindres nuances de passion, et une admiration passionnée et allant jusqu'au ridicule pour le beau idéal. A Trieste, un pauvre enfant de trois ans qui s'approche d'elle, et qui demandait l'aumône pour sa mère aveugle, la fait fondre en larmes sur le port où elle se promenait avec quelques amis; elle lui donne tout ce qu'elle avait. Les amis qui étaient avec elle parlent de charité, se mettent à louer la bonté de son cœur, etc. Quand elle a essuyé ses larmes: «Je n'accepte point vos louanges, leur dit-elle. Cet enfant m'a demandé l'aumône d'une manière sublime. J'ai vu en un clin d'œil, tous les malheurs de sa mère, la misère de leur maison, le manque de vêtements, le froid qu'ils souffrent bien des fois. Je serais une grande actrice si, dans l'occasion, je pouvais trouver un geste exprimant le profond malheur avec cette vérité.»
Ce sont, je crois, des milliers d'observations de ce genre, dont madame Pasta avait la conscience dès l'âge de six ans, qu'elle se rappelle distinctement, et dont elle se sert à la scène dans le besoin, qui lui valurent son talent et lui ont servi de modèle. J'ai entendu dire à madame Pasta qu'elle a les plus grandes obligations à de'Marini, l'un des premiers acteurs d'Italie, et à la sublime Pallerini, l'actrice formée par Viganò pour jouer dans ses ballets les rôles de Myrrha, de Desdemona et de la Vestale.
Comme cantatrice, madame Pasta est trop jeune pour avoir pu voir à la scène la Todi, Pacchiarotti, Marchesi ou Crescentini; elle n'a même jamais eu, ce me semble, l'occasion de les entendre au piano; et pourtant les dilettanti qui ont entendu ces grands artistes s'accordent à dire qu'elle semble leur élève. Elle n'a d'obligation pour le chant qu'à madame Grassini, avec laquelle elle a chanté pendant une saison à Brescia[106].
CHAPITRE XXXVI
LA DONNA DEL LAGO
On peut dire qu'à Naples, après l'Élisabeth, les pièces de Rossini n'ont réussi qu'à force de génie. Son principal mérite était d'avoir un style différent de celui de Mayer et des autres compositeurs savants et sans idées qui l'avaient précédé. Dans le genre ennuyeux de l'opéra séria, il portait une vie inconnue avant lui. Peut-être, sans le mécontentement public contre Barbaja et tout ce qui tenait à son entreprise, Rossini se serait-il négligé. Je l'ai vu se trouver mal à cause des sifflets. C'est beaucoup pour un homme en apparence si indifférent, et d'ailleurs si sûr de son mérite. C'était à la première représentation de la Donna del Lago, opéra tiré d'un mauvais poëme de Walter Scott.
Ce jour-là, le premier sentiment fut de plaisir. La première décoration représentait un lac solitaire et sauvage du nord de l'Écosse sur lequel la Dame du Lac, fidèle à son nom, se promène seule dans une barque qu'elle dirige elle-même. Cette décoration était un chef-d'œuvre. Toutes les imaginations furent transportées en Écosse et prêtes à s'occuper d'aventures ossianiques. Mademoiselle Colbrand, tout en faisant voguer sa barque avec beaucoup de grâce, chanta son premier air, et fort bien. Le public mourait d'envie de siffler, mais il n'y avait pas moyen. Le duetto qui suit avec Davide fut chanté avec beaucoup d'art. Enfin Nozzari parut; il entrait par le fond de la scène, qui, ce soir-là, se trouvait à une distance vraiment prodigieuse de la rampe. Son rôle commençait par un port de voix. Il donna un éclat de voix magnifique, et d'une force à être entendu de la rue de Tolède; mais comme lui-même, du fond de la scène, n'entendait pas l'orchestre, ce port de voix se trouva à un quart de ton peut-être au-dessous de ce qu'il devait être. Je me rappelle encore le cri soudain du parterre et sa joie d'avoir un prétexte pour siffler. Une ménagerie de lions rugissants à qui l'on ouvre les barreaux de leur cage, Éole déchaînant les vents en furie, rien ne peut donner une idée, même imparfaite, de la fureur d'un public napolitain offensé par un son faux, et trouvant une juste raison pour satisfaire une vieille haine.
L'air de Nozzari était suivi de l'apparition d'une quantité de bardes, qui viennent animer à la guerre l'armée écossaise qui marche au combat. Rossini avait eu l'idée de lutter avec les trois orchestres du bal de Don Juan; il avait divisé son harmonie en deux parties, savoir, le chœur des bardes, et la marche militaire avec accompagnement de trompettes qui, après avoir paru séparément, sont entendues en même temps[107]. Ce jour (4 octobre 1819) était un jour de gala; le théâtre était illuminé, la cour n'y était pas; rien ne pouvait retenir l'extrême gaieté des jeunes officiers qui remplissent par privilège les cinq premières banquettes du parterre, et qui avaient bu à la santé du roi en sujets loyaux et fidèles. L'un de ces messieurs, au premier son des trompettes, se mit à imiter, avec sa canne, le bruit d'un cheval au galop. Le public saisit cette idée, et à l'instant le parterre est plein de quinze cents écoliers qui imitent de toutes leurs forces et en mesure le bruit d'un cheval au galop. Les oreilles du pauvre maître de musique ne purent tenir à un tel tapage, il se trouva mal.
La même nuit, pour tenir un engagement contracté quelque temps auparavant, il dut monter en voiture et courir en toute hâte à Milan. Quinze jours après, nous sûmes qu'en arrivant à Milan, et sur toute la route, il avait répandu la nouvelle que la Donna del Lago était allée aux nues. Il croyait mentir, et il doit, avoir tous les honneurs du mensonge; cependant il disait vrai. Le 5 octobre, le public si éclairé de Naples avait senti toute l'étendue de son injustice; il applaudit l'opéra comme il mérite de l'être, c'est-à-dire avec transport. On avait diminué de moitié le nombre des trompettes qui accompagnaient les bardes, et qui, le premier soir, étaient réellement assourdissantes.
Je me souviens que nous autres bonnes gens, nous disions le soir du 5 octobre, à la soirée de la princesse de Belmonte: «Au moins si ce pauvre Rossini pouvait savoir son succès en route, il serait consolé! quel triste voyage il va faire!» Nous avions oublié le gasconisme du personnage.
Si je n'étais pas honteux de la grosseur démesurée de la présente brochure, je hasarderais une analyse suivie de la Donna del Lago. C'est un ouvrage plutôt épique que dramatique. La musique a vraiment une couleur ossianique et une certaine énergie sauvage extrêmement piquante. Après la chute du premier jour, on ne se lassa pas d'applaudir la cavatine et duetto
O matutini albori,
chanté par Davide et mademoiselle Colbrand. Il y règne une fraîcheur et une bonne foi de sentiment d'un effet délicieux.
Le chœur de femmes
D'Inibaca donzella,
le petit duetto
Le mie barbare vicende,
de Davide et mademoiselle Colbrand, l'air
O quante lagrime!
de mademoiselle Pisaroni, sont des chefs-d'œuvre.
Le finale est extrêmement remarquable et vraiment original.
On admira dans le second acte le terzetto
Alla ragion deh'ceda!
et l'air
de mademoiselle Pisaroni, à qui cet opéra valut le rang de cantatrice du premier ordre.
Les passions sont moins vives dans cet opéra que dans Otello, mais les cantilènes me semblent plus belles. Le chant est en général plus spianato, plus simple; par exemple, l'air délicieux et si tendre:
Ma dov'è colei che accende?
Les dilettanti de Naples jugèrent que, dans la Donna del Lago, Rossini avait fait un pas pour revenir au style de sa première jeunesse, au système dans lequel sont écrits l'Inganno felice, et le Demetrio; sur quoi je ferai observer que Demetrio e Polibio et surtout Tancrède sont écrits dans le style qui, à mes yeux, est le plus beau, dans le mélange proportionnel de mélodie et d'harmonie le plus favorable pour l'effet; ce qui ne veut nullement dire que Tancrède présente les meilleures idées possibles, et que ce soit le meilleur opéra de Rossini. Il acquit depuis plus de profondeur et d'énergie, mais ses idées sont un peu déparées par les effets d'un faux système.
CHAPITRE XXXVII
DE HUIT OPÉRAS DE ROSSINI
Il y a plusieurs opéras de Rossini desquels je dirai fort peu de chose; je ne les ai jamais vus, ou bien ils sont inconnus à Paris.
Le chant
O crude stelle!
d'Adelaïde di Borgogna joué à Rome en 1818, est admirable comme faisant beaucoup de plaisir et comme peignant juste le désespoir dans un cœur de seize ans (le désespoir de miss Ashton de Walter Scott).—Quel sens peut avoir une telle phrase pour le lecteur, qui voit peut-être pour la première fois le nom d'Adelaïde di Borgogna?
L'Armida fut donnée à Naples pendant l'automne de 1817. Nozzari faisait Renaud, et mademoiselle Colbrand Armide. L'opéra eut un brillant succès; on y trouve un des plus beaux duetti de Rossini, peut-être le plus célèbre de tous:
L'extrême volupté qui, aux dépens du sentiment, fait souvent le fond des plus beaux airs de Rossini, est tellement frappante dans le duetto d'Armide, qu'un dimanche matin qu'il avait été exécuté d'une manière vraiment sublime au Casin de Bologne, je vis les femmes embarrassées de le louer. On dirait que ce duetto est d'un commençant; il y a des longueurs vers la fin de la première partie. Malgré son grand succès à Naples, il ne paraît pas que cet opéra ait été donné sur d'autres théâtres. L'auteur du libretto laisse languir l'intérêt, et il a gâté d'une manière pitoyable le beau récit du Tasse. Il y a de beaux chœurs.
Ricciardo e Zoraïde (automne 1818). Davide, Nozzari et mademoiselle Colbrand. Le libretto est du feu marquis Berio, l'un des hommes les plus aimables de Naples; c'est un morceau du poëme de Ricciardetto; les noms seuls sont changés. J'ai peu vu cet opéra, je me souviens seulement d'un fort grand succès. On applaudit beaucoup, au premier acte, le duetto de mesdemoiselles Colbrand et Pisaroni,
In van tu fingi, ingrata!
le terzetto entre les mêmes cantatrices, et Nozzari,
Cruda sorte,
la cavatine de Davide,
Frena, o ciel!
et dans le second acte, le duetto,
Ricciardo che vega?
Le style est magnifique, oriental, passionné; cet opéra n'a point d'ouverture[108]. Ce genre de travail contrarie Rossini, qui prouve par de beaux raisonnements qu'il ne faut pas d'ouvertures.
L'Ermione, 1819, n'eut qu'un succès partiel; on n'applaudit que certains morceaux. C'était un essai, Rossini avait voulu tenter le genre de l'opéra français.
Maometto secondo, 1820. Je n'ai pas vu cet opéra. On m'écrivit dans le temps qu'il avait du succès. Il y a des morceaux d'ensemble fort remarquables. Le libretto, est ce me semble, de M. le duc de Ventignagno qui passe à Naples pour le premier faiseur de tragédies du royaume. Galli fut superbe dans le rôle de Maometto.
Metilde di Shabran. Rome, 1821. Au théâtre d'Apollo, la jolie Liparini était prima donna. Libretto exécrable et jolie musique. Tel fut le jugement du public.
Zelmira, jouée à Naples en 1822, a fait fureur à Vienne comme à Naples. Rossini, dans cet opéra, s'est éloigné le plus possible du style de Tancrède et de l'Aureliano in Palmira; c'est ainsi que Mozart, dans la Clémence de Titus, s'est éloigné du style de Don Giovanni. Ces deux hommes de génie ont marché en sens inverse. Mozart aurait fini par s'italianiser tout à fait. Rossini finira peut-être par être plus allemand que Beethoven. J'ai entendu chanter Zelmire au piano; mais ne l'ayant pas vue au théâtre, je n'ose en juger.
Le degré de germanisme de Zelmire n'est rien en comparaison de la Semiramide que Rossini a donnée à Venise en 1823. Il me semble que Rossini a commis une erreur de géographie. Cet opéra, qui, à Venise n'a évité les sifflets qu'à cause du grand nom de Rossini, eût peut-être semblé sublime à Koenigsberg ou à Berlin; je me console facilement de ne l'avoir pas vu au théâtre; ce que j'en ai entendu chanter au piano ne m'a fait aucun plaisir[109].
La Donna del Lago, Ricciardo e Zoraïda, Zelmira, Semiramide et quelques autres opéras de Rossini ne peuvent pas se donner à Paris, à cause du manque d'une voix de contralto assez habile pour pouvoir chanter la musique écrite pour mademoiselle Pisaroni[110].
Je ne conseillerais pas d'essayer ces opéras à Louvois. Les plus beaux morceaux ont été intercalés dans d'autres pièces; par exemple, l'air de la Donna del Lago,
Oh! quante lagrime,
placé par madame Pasta dans Otello; peut-être aussi que la musique de ces opéras semblerait faible après Otello et Mosè.
Je me hâte d'ajouter que je n'entends nullement parler de la Donna del Lago, partition originale et superbe dans laquelle, pour la première fois de sa vie peut-être, Rossini a été inspiré par son libretto. Cet opéra triompherait de tous les obstacles, mais il faut des décorations faites par des peintres arrivant d'Italie. Les scene ridicules que nous venons de voir à la reprise des Horaces, amèneraient une chute complète pour la Donna del Lago, qui exige un peu l'illusion des yeux. Il faut d'ailleurs un grand théâtre à cause des évolutions militaires et des chœurs de bardes. Au génie près, cet opéra est comme les Bardes de M. Lesueur.
Nous eûmes à Naples, en 1819 je crois, une messe de Rossini, qui employa trois jours à donner l'apparence de chant d'église à ses plus beaux motifs. Ce fut un spectacle délicieux; nous vîmes passer successivement sous nos yeux, et avec une forme un peu différente qui donnait du piquant aux reconnaissances, tous les airs sublimes de ce grand compositeur. Un des prêtres s'écria au sérieux: «Rossini, si tu frappes à la porte du paradis avec cette messe, malgré tous tes péchés saint Pierre ne pourra pas s'empêcher de t'ouvrir.» Ce mot est délicieux en napolitain à cause de sa grotesque énergie.
CHAPITRE XXXVIII
BIANCA E FALIERO
Nous avons vu Rossini quitter Naples au bruit des sifflets, dans la nuit du 4 octobre 1819. Le 26 décembre de la même année, il fit représenter à Milan Bianca e Faliero. C'est à peu près le sujet du comte de Carmagnola, tragédie de M. Manzoni[111]. La scène est à Venise. Le conseil des Dix condamne à mort un jeune général dont il se défie parce qu'il est vainqueur; mais Faliero est aimé de Bianca, la fille du doge. Madame Camporesi chanta supérieurement le rôle de Bianca; celui de Faliero était rempli par madame Carolina Bassi, la seule cantatrice qui approche un peu de madame Pasta. La décoration représentant la salle du conseil des Dix fut d'une vérité parfaite. On se sentait frémir au milieu de la magnificence dans cette salle immense et sombre, tendue en velours violet, et éclairée seulement par quelques rares bougies dans des flambeaux d'or. On se voyait en présence du despotisme tout-puissant et inexorable. Notre insensibilité ou notre pauvreté a beau dire, de belles décorations sont le meilleur commentaire de la musique dramatique; elles décident l'imagination à faire les premiers pas dans le pays des illusions. Rien ne dispose mieux à être touché par la musique que ce léger frémissement de plaisir que l'on sent à la Scala au lever de la toile, à la première vue d'une décoration magnifique.
Celle de la salle du Conseil des Dix, dans Bianca e Faliero, était un chef-d'œuvre de M. Sanquirico. Quant à la partition de Rossini, tout était réminiscence; il ne fut pas applaudi, il fut presque sifflé. Le public se montra sévère; un air fort difficile et chanté avec une perfection froide par madame Camporesi, ne le désarma pas. Cet air fut appelé l'air de guirlande, parce que Bianca le chante en tenant une guirlande à la main. Il n'y eut qu'un morceau neuf dans Bianca e Faliero, le quartetto; mais ce morceau et le trait de clarinette surtout, sont au nombre des plus belles inspirations qu'aucun maître ait jamais eues. Je le dis hardiment, et si ce n'est avec vérité, du moins avec une pleine conviction, il n'y a rien dans Otello ou dans la Gazza ladra de comparable à ce quartetto; c'est un moment de génie qui dure dix minutes. Cela est aussi tendre que Mozart, sans être aussi profondément triste. Je mets hautement ce quartetto au niveau des plus belles choses de Tancrède ou de Sigillara.
A peine ce morceau avait-il paru, qu'on le plaça dans la musique d'un ballet joué au même théâtre. Le même public l'entendit ainsi pendant six mois de suite, tous les soirs, sans en être jamais rassasié; toujours à ce moment l'on faisait silence.
Lorsque je redoute d'avoir placé quelques exagérations dans le présent livre sur la musique, je n'ai qu'à me chanter la cantilène de ce quartetto, et aussitôt je me sens plein de courage; une voix intérieure me dit: Tant pis pour ceux qui ne sentent pas ainsi. Pourquoi prennent-ils un livre qui n'est pas fait pour eux?
CHAPITRE XXXIX
ODOARDO E CRISTINA
L'année qui précéda Bianca e Faliero, Rossini avait joué un bien mauvais tour à un impresario de Venise; le public de Milan ne l'ignorait pas, et la crainte d'applaudir de la vieille musique fut pour beaucoup dans le froid accueil fait à Bianca. Au printemps de 1819, l'impresario du théâtre de San Benedetto à Venise, avait engagé Rossini moyennant quatre ou cinq cents sequins; prix énorme en Italie. Le libretto que l'impresario envoya à Naples était intitulé: Odoardo e Cristina.
Rossini, amoureux fou alors de mademoiselle Chomel, ne se détermina à quitter Naples que quinze jours avant celui où le théâtre de Venise devait ouvrir. Pour faire prendre patience à l'impresario, il lui avait expédié de temps à autre quantité de beaux morceaux de musique. A la vérité les paroles étaient un peu différentes de celles qu'on avait envoyées de Venise; mais qui fait attention aux paroles d'un opéra seria? C'est toujours felicita, felice ognora, crude stelle, etc., et à Venise personne ne lit un libretto serio, pas même, je crois, l'impresario qui le paie. Rossini parut enfin, neuf jours seulement avant la première représentation. L'opéra commence, il est applaudi avec transport; mais par malheur il y avait au parterre un négociant napolitain qui chantait le motif de tous les morceaux avant les acteurs. Grand étonnement des voisins. On lui demande où il a entendu la musique nouvelle. «Hé! ce qu'on vous joue, leur dit-il, c'est Ricciardo e Zoraïda et Ermione que nous avons applaudis à Naples il y a six mois; je me demande seulement pourquoi vous avez changé le titre. De la plus belle phrase du duetto de Ricciardo,
Ah! nati in ver noi siamo,
Rossini en a fait la cavatine de votre opéra nouveau; il n'a pas même changé les paroles.»
Dans l'entr'acte et pendant le ballet, cette nouvelle fatale se répand bien vite au café, où les premiers dilettanti du pays étaient occupés à motiver leur admiration. A Milan, la vanité nationale eût été furibonde; à Venise on se mit à rire. Le charmant Ancillo (poëte célèbre) fit sur-le-champ un sonetto sur le malheur de Venise et le bonheur de mademoiselle Chomel. Cependant l'impresario, furieux, et que ce bruit fatal allait ruiner, cherche Rossini; il le trouve: «Que t'ai-je promis? lui répond celui-ci d'un grand sang-froid, de te faire de la musique qui fût applaudie. Celle-ci a réussi, e tanto basta. Au reste, si tu avais le sens commun, ne te serais-tu pas aperçu, aux bords des cahiers de musique tout roussis par le temps, que c'était de vieille musique que je t'envoyais de Naples? Va, pour un impresario qui doit être fripon et demi, tu n'es qu'un sot.»
De la part de tout autre, cette réponse eût mérité un coup de stylet; mais l'impresario aimait la musique. Ravi de celle qu'il venait d'entendre pour la première fois, il pardonna les faiblesses de l'amour à un homme de génie[112].
Cette idée expéditive qui vint à Rossini pour Venise n'était que le parti extrême de sa manière de faire. L'essentiel pour lui, depuis quelques années, c'est de donner ses opéras en des lieux différents; il y ajoute alors un ou deux morceaux réellement nouveaux; tout le reste n'offre qu'une forme nouvelle donnée à d'anciennes idées. C'est ainsi que le sentiment de la nouveauté, si essentiel au beau musical, manque souvent au dilettante instruit en entendant cette musique d'ailleurs si piquante et si vive.
De là l'extrême difficulté de répondre à cette question: Quel est le plus bel opéra de Rossini?
Je laisse à part la question de la préférence que l'on peut accorder à la simplicité du style de Tancrède sur le luxe et les roulades changées en motifs du style de Ricciardo e Zoraïde.
Dans l'ouverture du Barbier, il y a un petit passage fort agréable. Hé bien! ce motif est déjà dans Tancrède, et Rossini l'a repris plus tard dans Élisabeth. A cette dernière fois, il en a fait un duetto, et c'est celle des trois tentatives où il a le mieux réussi. C'est donc sous la forme de duetto qu'il faut avoir le bonheur de rencontrer cette charmante idée pour la première fois; mais il faut implorer le hasard. Si vous l'avez déjà vue dans le Barbier ou dans Tancrède, il se peut très bien que le duetto vous impatiente. Si j'avais un piano et quelqu'un pour en bien jouer, je vous citerais trente exemples de ces transformations de Rossini.
Il y aurait un travail curieux à faire; ce serait la liste de tous les morceaux de musique réellement différents des opéras de Rossini, et ensuite la liste des morceaux bâtis sur la même idée, avec l'indication du duetto ou de l'air où elle est présentée avec le plus de bonheur.
J'ai vu à Naples, dans le cercle de mes connaissances, vingt jeunes gens en état de faire ce travail en deux jours, et avec autant de facilité qu'on écrirait à Londres un morceau de critique sur le onzième chant de Don Juan; ou à Paris, un grand article profond sur le crédit public, ou une diatribe plaisante sur les tours de page joués par le ministre à tel président du conseil. Il y a, à Naples, cent jeunes gens courant la société qui, au besoin, écriraient un opéra-comique comme Ser Marc Antonio ou le Baron de Dolsheim, et cela en six semaines. La différence, c'est que ces opéras ne coûteraient que quinze jours aux maestri qui ont reçu une éducation régulière dans les conservatoires.
Mes amis de Naples disaient qu'il n'y a rien au monde de si facile que de ressusciter cinquante chefs-d'œuvre de Paisiello ou de Cimarosa. Il faut d'abord attendre qu'ils soient complètement oubliés; ce sera une affaire faite en 1825. On ne joue plus à Naples, de tous les opéras de Paisiello, que la Scuffiara: alors, quelque manœuvre élégant et spirituel, quelque maestro qui se repose et qui ne peut travailler pour cause de santé, M. Pavesi, par exemple, prendra le Pirro de Paisiello, supprimera les récitatifs, renforcera l'accompagnement, et ajoutera des finale. Le travail le plus important sera de transformer dans chaque acte, le morceau le plus original en finale. Peut-être que, chemin faisant, on retombera sur les airs les plus connus de nos grands maîtres actuels. Quel dommage pour moi si l'on allait déterrer le beau quartetto de Bianca e Faliero!
Au point où il en est, Rossini a le plus pressant besoin de quelques chutes bien piquantes et bien humiliantes. Malheureusement je ne vois guère que Naples ou Milan qui soient dignes de le siffler; partout ailleurs ce sera de la haine, mais non pas un jugement. Il a passé l'année 1822 à Vienne; ce sera Londres qui le possédera, dit-on, en 1824. A Londres, Rossini, loin du théâtre ordinaire de sa gloire, n'en aura que plus de facilité à donner de la vieille musique pour nouvelle; son défaut naturel va se renforcer.
Pour le piquer d'honneur, l'impresario de Londres devrait lui proposer de mettre en musique les libretti de Don Juan ou du Mariage secret.
CHAPITRE XL
DU STYLE DE ROSSINI
Avant de finir, il faudrait dire un mot des particularités du style de Rossini; c'est là une des nécessités de mon sujet. Parler peinture dans un livre et louer des tableaux est déjà d'une difficulté épouvantable; mais les tableaux laissent au moins des souvenirs distincts, même aux sots. Que sera-ce de parler musique! A quelles phrases singulières et ridicules ne sera-t-on pas conduit?—Le lecteur pense qu'il n'ira pas chercher les exemples bien loin.
La bonne musique n'est que notre émotion. Il semble que la musique nous fasse du plaisir en mettant notre imagination dans la nécessité de se nourrir momentanément d'illusions d'un certain genre. Ces illusions ne sont pas calmes et sublimes comme celles de la sculpture, ou tendres et rêveuses comme celles des tableaux du Corrège.
Le premier caractère de la musique de Rossini est une rapidité qui éloigne de l'âme toutes les émotions sombres si puissamment évoquées des profondeurs de notre âme par les notes lentes de Mozart. J'y vois ensuite une fraîcheur qui, à chaque mesure, fait sourire de plaisir. Aussi toutes les partitions semblent-elles lourdes et ennuyeuses auprès de celle de Rossini. Si Mozart débutait aujourd'hui, tel serait le jugement que nous porterions de sa musique. Pour qu'il pût nous plaire, il faudrait l'entendre quinze jours de suite; mais on le sifflerait dès le premier. Si Mozart résiste à Rossini, si nous le préférons souvent, c'est qu'il est fort de notre antique admiration et du souvenir des plaisirs qu'il nous a donnés.
Ce sont en général les caractères les plus insensibles à la crainte du ridicule qui préfèrent hautement Mozart. Les amateurs vulgaires en parlent comme les littérateurs vulgaires de Fénelon. Ils le louent, et seraient au désespoir d'écrire comme lui.
Si la musique de Rossini n'est jamais pesante, elle lasse bien vite. Les amateurs les plus distingués d'Italie qui l'entendent depuis douze ans, commencent depuis quelque temps à demander du nouveau. Que sera-ce dans vingt années d'ici, quand le Barbier de Séville sera aussi vieux que le Matrimonio segreto ou le Don Juan?
Rossini est rarement triste, et qu'est-ce que la musique sans une nuance de tristesse pensive?
I am never merry when I hear sweet music[113] (Merchant of Venice), a dit celui des poëtes modernes qui a le mieux connu le secret des passions humaines, l'auteur de Cymbeline et d'Othello.
Dans ce siècle expéditif, Rossini a un avantage; il se passe d'attention.
Dans un drame où la musique cherche à exprimer la nuance ou le degré de sentiment indiqué par les paroles, il faut prêter quelque attention pour être ému, c'est-à-dire pour avoir du plaisir. Il y a même quelque chose de plus rigoureux, il faut avoir de l'âme pour être ému. Dans une partition de Rossini, au contraire, où chaque air ou duetto n'est trop souvent qu'un brillant morceau de concert[114], il ne faut que le plus léger degré d'attention possible pour avoir du plaisir; et, chose bien avantageuse, la plupart du temps il n'est pas nécessaire d'avoir ce que les gens romanesques appellent de l'âme.
Je sens bien que j'ai besoin de justifier une assertion aussi hardie. Voulez-vous ouvrir le piano et vous rappeler, dans le Matrimonio segreto[115], Carolina se trouvant heureuse avec son amant à la première scène du premier acte? Elle fait une réflexion tendre sur le bonheur dont ils pourraient jouir:
Se amor si gode in pace.
Ces paroles si simples ont produit une des plus belles phrases musicales qui existent au monde. Rosine, dans le Barbier de Séville, trouve son amant fidèle après l'avoir cru, dans toute la force du terme, un monstre d'ingratitude comme de bassesse, un homme qui la vendait au comte Almaviva; Rosine, dans ce moment de bonheur, l'un des plus ravissants qu'il soit donné à l'âme humaine de connaître, l'ingrate Rosine ne trouve à nous chanter que des fioriture, apparemment celles que madame Giorgi, la première Rosine, exécutait avec grâce. Ces fioriture, dignes d'un joli concert, ne sont sublimes pour personne, mais Rossini a voulu les faire amusantes pour tout le monde, et il y a réussi. Il n'a pas d'excuse; le bonheur dont je parle est trop grand pour n'être que de la joie. Tel est le principal défaut de sa seconde manière; il compose ses partitions en écrivant les agréments que les chanteurs étaient dans l'habitude d'ajouter ad libitum aux chants des autres maîtres. Ce qui n'était qu'un accessoire plus ou moins agréable, il en fait souvent le principal. Voyez les battements si fréquents dans les rôles de Galli (Italiana in Algeri, Sigillara, Turco in Italia, Gazza ladra, Maometto, etc.). Il faut convenir que ces agréments ont une rare élégance, beaucoup de rapidité, souvent une fraîcheur séduisante, et changent avec succès un terzetto ou un air qui devrait avoir la couleur de tel sentiment, en un très joli et très brillant morceau de concert. Est on curieux d'arriver à la même vérité par une autre route? Rossini, comme tous les autres maîtres, a écrit ses opéras dans la confiance que les deux actes seraient séparés par une heure et demie de ballet ou d'entr'acte. En France, où le naturel n'est pas ce qui brille le plus dans la recherche des plaisirs, on croirait n'avoir pas assez de passion pour Rossini, si l'on n'écoutait pas de suite et sans désemparer, trois heures de sa musique. Cet excès musical, présenté avec tant d'esprit au public de l'Europe qui a le moins de patience et les meilleurs danseurs, est insupportable lorsqu'on représente Don Juan ou tel autre ouvrage passionné. Il n'est personne qui n'ait mal à la tête et qui ne soit mortellement fatigué à la fin des quatre actes des Nozze di Figaro; on croit être lassé de la musique pour huit jours: on est au contraire à mille lieues de ces mauvaises dispositions, quand on vient d'entendre de suite les deux actes de Tancrède ou de l'Élisabeth. La musique de Rossini, qui à chaque instant s'abaisse à n'être que de la musique de concert, s'accommode fort bien du bel arrangement du théâtre de Paris et sort brillante de cette épreuve. Dans tous les sens possibles, c'est de la musique faite exprès pour la France, mais elle travaille tous les jours à nous rendre dignes d'accents plus passionnés.
CHAPITRE XLI
OPINIONS DE ROSSINI SUR QUELQUES GRANDS MAÎTRES SES CONTEMPORAINS.—CARACTÈRE DE ROSSINI
Rossini adore Cimarosa, il en parle les larmes aux yeux.
L'homme qu'il respecte le plus comme compositeur savant, c'est M. Chérubini de Paris. Que n'eût pas fait ce grand maître, si, en devenant sensible à l'harmonie allemande, son âme n'eût pas perdu tout amour ou plutôt toute sensibilité pour la mélodie de sa patrie!
Si Mayer écrivait encore, Rossini en aurait peur; Mayer, en revanche de cette preuve d'estime, aime tendrement son jeune rival et avec toute la bonne foi d'un cœur bavarois.
Rossini a une très haute opinion de M. Pavesi, qui a écrit des morceaux de la première force; il déplore le sort de cet artiste qui, jeune encore, est forcé à l'inaction par une santé languissante. J'ai ouï dire à l'auteur du Barbier qu'il n'y a rien à faire après Fioraventi, dans cette sorte de style bouffe qui s'appelle nota e parola. Il ajoutait qu'il ne concevait rien de plus absurde au monde que la prétention de vouloir essayer de la musique bouffe, après le point de perfection absolue où Paisiello, Cimarosa et Guglielmi ont porté ce genre.
Il est évident d'après cet aveu, qu'il ne voit pas l'existence d'une nouvelle sorte de beau idéal. Les hommes ont trop peu changé depuis Guglielmi, continue Rossini, pour qu'il soit possible de leur présenter une nouvelle sorte de beau idéal; attendons que dans cinquante ans un nouveau public proclame de nouvelles exigences, alors nous le servirons chacun suivant notre génie. J'abrège un peu le raisonnement de Rossini, mais je n'en altère pas le sens général. Je le vis un jour soutenir à ce sujet une thèse furibonde contre un pédant de Berlin, qui opposait des phrases de Kant aux sentiments d'un homme de génie. Je voudrais bien à ce sujet que le nord rentrât un peu en lui-même et se jugeât, lui, sa gaieté et sa capacité pour la musique. Il trouve trop bouffonnes certaines parties de la musique de Rossini (le Miroir, décembre 1821, parlant du finale: cra cra de l'Italiana in Algeri, dont le style n'est pourtant que de mezzo carattere). Quels signes de détresse n'auraient pas donnés ces pauvres littérateurs du Nord, s'ils se fussent rencontrés face à face avec la vraie musique bouffe, avec l'air Signor si, lo genio è bello[116]! du pédant dans la Scuffiara de Paisiello, ou l'air Amicone del mio core de Cimarosa, etc., etc.! Quand on est insensible à ce point aux prodiges d'un air, ne serait-il pas prudent et philosophique de se taire?
Que le Nord s'occupe de sociétés bibliques et d'idées d'utilité, et d'argent; qu'un pair d'Angleterre, riche de plusieurs millions, passe une journée à discuter gravement avec son homme d'affaires, une réduction de vingt-cinq pour cent à faire à ses nombreux fermiers; le pauvre Italien qui voit ses chaînes rivées et les tyrannies qu'il endure redoublées par l'influence de ces gens si humains et si pieux, sait ce qu'il doit penser de tant de vertu[117]. Il jouit des arts, il sait goûter le beau sous toutes les formes dont la nature se plaît à l'environner, et regarde l'homme triste du Nord avec plus de pitié que de haine. Que voulez-vous? ces gens tristes et pieux commandent à huit cent mille barbares qui aiment mieux notre climat que leurs neiges, me disait en baissant la tête le plus aimable des pauvres habitants de Venise; notre seule vengeance, c'est qu'ils crèvent d'ennui.
Que l'homme puissant, du haut de son noble orgueil et du milieu de son luxe, abaisse un regard de pitié sur le pauvre Rossini qui, en treize ans de travaux sans relâche, et en ne se permettant jamais aucune dépense inutile, n'a pu arriver à mettre de côté soixante ou quatre-vingt mille francs pour ses vieux jours. Je répondrai: pauvreté n'est pas malheur pour ce grand homme; un piano ou un sot suffit à son amusement. Quelque part qu'il se présente en Italie, dans la plus chétive auberge comme dans le salon d'un prince, le nom de Rossini suffit pour attirer tous les yeux; on lui cède toujours la première place, ou celle qu'il occupe devient la première; il se voit l'objet de transports et d'égards venant du cœur, que le plus grand seigneur n'obtient plus aujourd'hui en Italie qu'autant qu'il dépense gaiement cent mille francs par an. Rossini, jouissant par la gloire de tous les avantages de la grande opulence, ne voit sa pauvreté que lorsqu'il pense au nombre de pièces d'or qu'il possède. C'est à cause du rang unique qu'il occupe en Italie, qu'il était si gauche de lui conseiller de venir à Paris, où, après avoir été la chose curieuse pendant six semaines, il serait bien vite retombé à la suite de cinq cents conseillers d'État, ambassadeurs, généraux, etc., tous personnages plus importants que lui. En Italie, toutes les places ne sont que des mascarades aux yeux de la société, qui n'estime exactement que l'argent qu'elles rapportent.
Avant son mariage avec Mlle Colbrand (1821), qui lui a apporté vingt mille livres de rentes, Rossini n'achetait que deux habits par an; du reste, il avait le bonheur de ne jamais songer à la prudence: or, qu'est la prudence autre chose pour un homme peu riche que la peur de manquer? Que les gens qui se proclament raisonnables fassent donc leur plaisir le plus doux de ce sentiment agréable: la peur. Rossini, sûr de son génie, vivait au jour le jour et sans songer au lendemain. Il peut être à la mode dans le Nord, mais jamais il ne plaira bien intimement à des gens si différents de lui. Ce qui peut arriver, c'est qu'il se forme une nouvelle génération moins affectée, moins prosternée devant la noblesse du style et qui ne s'épouvante pas tant du cra cra du finale de l'Italiana in Algeri. Alors on comprendra en France, 1º le bonheur, 2º le génie italiens.
Rossini et tous les Italiens estiment Mozart, mais pas autant que nous, mais plutôt comme symphoniste incomparable, qu'en sa qualité de compositeur d'opéras. Ils n'en parlent jamais que comme d'un des plus grands hommes qui aient jamais existé; mais même dans Don Juan, ils trouvent les défauts de l'école allemande, c'est-à-dire pas de chant pour les voix; du chant pour la clarinette, du chant pour le basson, mais rien ou presque rien pour cet instrument admirable lorsqu'il ne crie pas: la voix humaine.
J'ai entendu Rossini parler avec un accent sérieux, ce qui n'est pas peu dire pour lui, du seul talent qui eût pu balancer sa réputation et s'en faire une égale, Orgitano; cet aimable jeune homme annonçait au monde un successeur de Cimarosa, lorsqu'il fut enlevé dans la fleur de la jeunesse (1803), nouvel exemple des dangers du génie. Il faut une organisation toute particulière, toute la folie et le feu des passions fortes, et cependant que ces passions ne vous dévorent pas dès l'entrée dans la vie. J'ai honte de cette phrase qui, en italien, serait toute simple.
Pour Paisiello, Rossini en parle comme du plus inimitable des hommes. Ce fut le génie du genre simple et de la grâce naïve, et il a rendu sa manière désormais impossible. Paisiello a obtenu les effets les plus étonnants avec la plus grande simplicité possible de mélodie, d'harmonie et d'accompagnements. Il n'y a plus de mélodie simple à entreprendre, dit Rossini; dès qu'on y songe un quart d'heure il se trouve qu'on retombe dans Paisiello et qu'on le copie avant de le connaître. Rossini peut parler savamment des ouvrages de tous les maîtres; il lui suffit d'avoir joué une seule fois sur le piano une partition quelconque pour la savoir par cœur et ne plus l'oublier. Aussi, sait-il tout ce qui a été écrit avant lui; et cependant on ne voit jamais d'autre papier de musique dans sa chambre que du papier blanc rayé.
Quel que soit le mot que la postérité dise sur Rossini, elle ne pourra s'empêcher de convenir qu'il est, pour la facilité du travail, ce que fut Paisiello pour la simplicité des mélodies.
CHAPITRE XLII
ANECDOTES
Si j'étais assuré que mes lecteurs voudront bien se rappeler que cet ouvrage-ci est une simple biographie, et que ce genre permet de descendre aux détails les plus simples, je raconterais un trait de paresse de Rossini. Dans une journée très froide de l'hiver de 1813, il se trouvait campé dans une mauvaise chambre d'auberge à Venise, et composait au lit pour ne pas faire de feu. Son duetto terminé (il faisait alors la partition de il Figlio per azzardo), la feuille de papier lui échappe des mains, et descend en louvoyant sur le plancher; Rossini la cherche en vain des yeux, la feuille était allée tomber sous le lit. Il étend le bras hors du lit, et se penche pour tâcher de la saisir; enfin, prenant du froid, il se renveloppe dans sa couverture et se dit: Je vais récrire ce duetto, rien de plus facile; je m'en souviendrai bien. Mais aucune idée ne lui revient; il est plus d'un quart d'heure à s'impatienter; il ne peut se rappeler une note. Enfin il s'écrie en riant: «Je suis bien dupe; je vais refaire le duetto. Que les compositeurs riches aient du feu dans leurs chambres, moi je ne me donne pas la peine de ramasser les duetti qui tombent; d'ailleurs, c'est de mauvais augure.»
Comme il achevait le second duetto, arrive un de ses amis à qui il dit: Pourriez-vous m'avoir un duetto qui doit être sous mon lit? L'ami atteint le duetto avec sa canne, et le donne à Rossini. «Maintenant, dit Rossini, je vais vous chanter les deux duetti, dites-moi celui qui vous plaît le plus». L'ami du jeune compositeur donna la préférence au premier; le second était trop rapide et trop vif pour la situation. Rossini en fit, sans perdre de temps, un terzetto pour le même opéra. La personne de qui je tiens l'histoire, m'assure qu'il n'y avait pas le moindre trait de ressemblance entre les deux duetti. Le terzetto fini, Rossini s'habille à la hâte, en jurant contre le froid, sort avec son ami pour aller se chauffer au Casin, et prendre une tasse de café; et il envoie le domestique du Casin porter le duetto et le terzetto au copiste du théâtre de San Mosè, pour lequel il travaillait alors.
Pour l'Italie, rien n'est aimable comme la conversation de Rossini, et rien ne peut lui être comparé; c'est un esprit tout de feu, volant sur tous les sujets, et y prenant une idée agréable, vraie et grotesque. A peine avez-vous saisi cette idée, qu'une autre lui succède. Une telle facilité serait plus étonnante qu'agréable, si le volcan de ces idées nouvelles n'était entrecoupé de récits charmants qui reposent. Ses courses éternelles, pendant douze années, composées d'arrivées et de départs, comme il le dit lui-même en parlant de sa vie, ses relations avec les artistes, les plus fous des hommes, et avec la partie gaie et heureuse de la haute société, l'ont abondamment fourni des anecdotes les plus bizarres sur la pauvre espèce humaine. «Je serais un grand sot d'inventer et de mentir, dit Rossini[118], quand quelque homme atrabilaire ou envieux gâte les plaisirs de la société en lui contestant la vérité de ses récits. Par état, j'ai toujours eu affaire à des chanteurs et à des cantatrices; on connaît leurs caprices, et plus j'étais célèbre, plus j'ai eu à subir des caprices étranges. A Padoue, l'on m'a obligé à venir faire le chat dans la rue, tous les jours à trois heures du matin, pour être reçu dans une maison où je désirais fort entrer; et comme j'étais un maître de musique orgueilleux de mes belles notes, on exigeait que mon miaulement fût faux. J'ai vu dans ma chambre, et j'aurais vu dans mon antichambre (si j'en avais eu), la plupart des amateurs riches d'Italie qui finissent toujours par se faire entrepreneurs de spectacle par amour pour quelque prima donna. Enfin, l'on dit que je n'ai pas été sans quelques succès auprès des femmes, et je vous prie de croire que ce ne sont pas les sottes que j'ai choisies. J'ai eu à souffrir d'étranges rivalités; j'ai changé de ville et d'amis trois fois par an pendant toute ma vie; et, grâce à mon nom, presque partout j'ai été présenté et intime avec tout ce qui en valait la peine, deux fois vingt-quatre heures après mon arrivée quelque part, etc., etc.»
Rossini a le grand malheur de ne rien respecter que le génie; il ne ménage rien, il ne se refuse rien dans ses plaisanteries; tant pis pour qui est ridicule: mais il n'est point méchant; il rit le premier comme un fou de ses plaisanteries et puis les oublie. On l'invite à chanter à Rome, chez un cardinal, un caudataire s'approche pour le prier de ne chanter que le moins possible des chants d'amour; Rossini chante des polissonneries en bolonais que personne ne comprend; il rit et pense à autre chose. Sans cette fertilité et cette rapidité dans l'esprit, il n'aurait pu suffire à ses ouvrages. Songez qu'il s'est toujours beaucoup amusé; qu'étant pauvre, il ne peut se faire aider dans la moindre chose pour ses partitions, et que cependant, avant l'âge de trente-deux ans, il a donné quarante-cinq opéras ou cantates.
Rossini a un talent incroyable pour contrefaire les gens qui l'approchent. Il trouve de quoi faire rire aux éclats, dans le geste et la tournure de ceux de ses amis qui semblent les plus remarquables par la simplicité de leurs manières. Vestris, le premier acteur comique de l'Italie et peut-être du monde[119], lui disait qu'il aurait eu un talent décidé pour le métier d'acteur. Rossini parodie d'une manière étonnante De'Marini, comédien emphatique et quelquefois sublime qui passe pour le premier talent d'Italie. Quand Rossini se met à faire De'Marini, on commence par rire de la ressemblance, et l'on finit par être ému. Je parle des gens sensibles à la déclamation française et chantante. Comme Alfieri a suivi strictement Racine et Voltaire tout en injuriant la France, de même les acteurs italiens chantent les vers comme les chantaient les acteurs français que Mlle Raucourt mena en Italie par privilège impérial, vers l'an 1808. Comme les acteurs français aussi, ils ne sont bons que dans le comique, où la rapidité du débit empêche le chant jusqu'à un certain point. Vestris seul est exempt d'affectation, et mérite certainement une réputation européenne. Je n'ai mis ici ces deux ou trois idées que parce qu'elles ont été souvent un sujet de débat entre Rossini et l'un de ses admirateurs; Rossini, en Italien patriote, soutient que tout est parfait en Italie (excepté certains personnages), et que nous ne sommes que des jaloux de mauvaise foi lorsque nous n'en convenons pas. Cela vaut bien le Constitutionnel et le Miroir parlant musique et honneur national. Animé par les discussions du parti romantique, qui, en Italie, prétend qu'il ne faut pas chanter les vers, Rossini s'avisa en 1820 de prendre un rôle dans une comédie bourgeoise de Naples, où jouaient des jeunes gens de la première distinction. De'Marini était au nombre des spectateurs, et convint, ainsi que nous tous, que Rossini était étonnant. «Il lui manque, disait De' Marini, l'usage des planches, du reste il est impossible d'être plus vrai, et il n'y a pas deux acteurs en Italie capables de le faire oublier dans un rôle qu'il aurait adopté.»
Rossini fait des vers tant qu'on veut pour ses opéras, et souvent corrige un peu l'emphase des libretti seri qu'on lui présente. Il est le premier à s'en moquer; quand il a fini un air, il déclame devant les amis qui se trouvent autour de son piano, et en en faisant ressortir tout le ridicule, les étranges paroles dont il vient de faire la fortune par sa musique. Quand il a fini de rire: E però, in due anni questo si canterá da Barcelona a Pietroburgo (et pourtant dans deux ans cela se chantera de Barcelone à Pétersbourg): gran trionfo della musica! Par un goût naturel, bien rare en son pays, Rossini est ennemi né de l'emphase. Il faut savoir qu'en Italie l'emphase est pour les beaux-arts ce que sont ici la recherche, l'affectation, le bel esprit et la froideur maniérée. Tout indique que la nature avait donné à la musique dans Rossini un beau génie pour le genre de mezzo carattere. Le malheur a voulu qu'il ait trouvé à Naples mademoiselle Colbrand reine du théâtre; un malheur plus grand a été qu'il ait pris de l'amour pour elle; s'il eût rencontré à sa place une actrice bouffe, la Marcolini, par exemple, ou la Gafforini dans la fleur de la jeunesse, au lieu de nous donner des plaies d'Égypte, il eût continué à faire des Pietra del Paragone et des Italiana in Algeri. Mais nous, pour n'être pas indignes des grands hommes, songeons à apprendre à aimer un grand génie malgré les nécessités que ses passions, sa position, ou le mauvais goût de ses contemporains ont imposées à son talent. En aimerons-nous moins le Corrège, parce que le goût plus ou moins baroque des chanoines de son temps l'a obligé à peindre des coupoles, et à présenter de grandes figures dans d'étonnants raccourcis, di sotto in sù?
DERNIER MOT
Vif, léger, piquant, jamais ennuyeux, rarement sublime, Rossini semble fait exprès pour donner des extases aux gens médiocres. Cependant, surpassé de bien loin par Mozart dans le genre tendre et mélancolique, et par Cimarosa dans le style comique et passionné, il est le premier pour la vivacité, la rapidité, le piquant et tous les effets qui en dérivent. Aucun opéra buffa n'est écrit comme la Pietra del paragone. Aucun opéra seria n'est écrit comme Otello ou la Donna del Lago. Otello ne ressemble pas plus aux Horaces qu'à Don Juan; c'est une œuvre à part. Rossini a peint cent fois les plaisirs de l'amour heureux, et, dans le duetto d'Armide, d'une manière inouïe jusqu'ici; quelquefois il a été absurde, mais jamais il n'a manqué d'esprit, pas même dans l'air gai de la fin de la Gazza ladra. Enfin, également hors d'état jusqu'ici d'écrire sans fautes de sens, ou sans déceler au bout de vingt mesures la présence du génie, depuis la mort de Canova, Rossini se voit le premier des artistes vivants. Quel rang lui donnera la postérité? C'est ce que j'ignore.
Si vous vouliez me promettre le secret, je dirais que le style de Rossini est un peu comme le Français de Paris, vain et vif plutôt que gai; jamais passionné, toujours spirituel, rarement ennuyeux, plus rarement sublime.
LISTE CHRONOLOGIQUE[120]
DES ŒUVRES DE GIOACCHINO ROSSINI
né à Pesaro le 20 février 1792
Au mois d'août 1808, Rossini composa au lycée de Bologne une symphonie et une cantate intitulée Il pianto d'Armonia.
1. Demetrio e Polibio; c'est le premier ouvrage de Rossini; il l'écrivit dit-on au printemps de 1809, mais cet opéra n'a été exécuté qu'en 1812, à Rome, au théâtre Valle. Il fut chanté par le tenor Mombelli, ses deux filles, Marianne et Esther, et le basso Olivieri. Rien ne prouve que par coquetterie Rossini n'ait pas un peu retouché cette musique en 1812. M. Mombelli est son parent. Le libretto fut écrit par madame Viganò Mombelli, mère de Marianne Mombelli aujourd'hui madame Lambertini, et de mademoiselle Esther Mombelli, qui chante encore et fort bien. (1817.)
2. La Cambiale di matrimonio, 1810 farsa (farsa veut dire opéra en un acte) écrit à Venise pour la stagione dell'autunno[121]. Cet opéra a été le premier ouvrage de Rossini exécuté sur la scène: il fut chanté à San-Mosè par Rosa Morandi, Luigi Raffanelli, Nicola de Grecis, Tommaso Ricci.
3. L'Equivoco stravagante, 1811, autunno. Écrit à Bologne pour le théâtre del Corso. Chanteurs, Marietta Marcolini, Domenico Vaccani, Paolo Rosich.
4. L'Inganno felice, 1812. Carnaval, Venise, théâtre San-Mosè. Chanteurs, Teresa Belloc, Rafaele Monelli, Luigi Raffanelli, Filippo Galli.
Galli eut le plus grand succès dans le rôle du paysan Tarobotto, chef des mineurs. C'est le premier des ouvrages de Rossini qui soit resté au théâtre. Il y a un terzetto célèbre écrit pour madame Belloc[122], Galli et le tenor Monelli.
5. Ciro in Babilonia, oratorio, 1812. Écrit à Ferrare, pour le carême. Cet oratorio fut exécuté au teatro communale par Mta Marcolini, Elisabetta Manfredini, Eliodoro Bianchi.
6. La Scala di seta, farsa, 1812. Venise, primavera. Exécuté au théâtre San-Mosè par Maria Cantarelli, Rafaele Monelli tenor, Tacci et de Grecis excellent buffo cantante, qui est encore au théâtre en 1823.
7. La Pietra del Paragone, 1812, Milan, autunno. Chanté à la Scala par Mta Marcolini prima donna, Claudio Bonoldi tenor, Filippo Galli.
8. L'Occasione fa il ladro, farsa, 1812, Venise, autunno. Chanté au théâtre San-Mosè par la jolie Graciata Canonici, qui depuis a fait les beaux jours du théâtre dei Fiorentini à Naples, où Pellegrini lui donna des leçons; par l'excellent bouffe Luigi Pacini, et par Tommaso Berti.
9. Il Figlio per azzardo, farsa, 1813, Venise, carnaval, au théâtre San-Mosè. Exécuté par Teodolinda Pontiggia, Tommaso Berti, Luigi Raffanelli et de Grecis. Ces deux derniers bouffes sont du premier mérite.
10. Tancredi, 1813, Venise, carnaval, au grand théâtre della Fenice. Opéra séria, le premier de ce genre écrit par Rossini (à l'exception de Demetrio e Polibio qui n'a été joué qu'en 1812), chanté par mesdames Malanotti, Elisabeth Manfredini et par Pietro Todran.
11. L'Italiana in Algeri, 1813, Venise, estate, chanté au théâtre de San-Benedetto par Mta Marcolini, le tenor Sarafino Gentili et Filippo Galli, si plaisant dans la belle scène du serment au deuxième acte, que l'envie étayée par la pruderie a fait supprimer à Paris.
12. Aureliano in Palmira, 1814, Milan, carnaval. Chanté au théâtre de la Scala par Velluti, Lorenza Corea, le tenor Luigi Mari, Giuseppe Fabris, Eliodoro Bianchi, Filippo Galli. Le premier acte est écrit beaucoup plus haut que le second: c'est qu'il fut composé pour Davide qui prit la rougeole, et ne put pas chanter; le second acte fut écrit pour Luigi Mari, qui chanta le rôle du tenor d'abord destiné à Davide. Cette troupe est une des plus remarquables qui aient existé depuis vingt ans. Velluti a du succès, l'opéra tombe, Rossini vivement piqué songe à changer son style.
13. Il Turco in Italia, 1814, Milan, autunno, théâtre de la Scala, demi-succès. Chanté par madame Festa Maffei, Davide, Galli et Luigi Paccini.
14. Sigismondo, 1814, Venise, théâtre della Fenice. Quelques soins que je me sois donnés, je n'ai pu avoir aucun détail sur cet opéra séria. La liste que je présente ici m'a coûté l'ennui d'écrire plus de cent lettres. L'on m'a envoyé comme étant du Sigismondo, des morceaux de musique dignes de M. Puccita (compositeur attaché à madame Catalani).
15. Elisabetta, 1815, Naples, autunno. Chanté à San-Carlo, par mademoiselle Colbrand, mademoiselle Dardanelli, Nozzari et Garcia. Début de Rossini à Naples.
16. Torvaldo e Dorlisca, 1816, Rome, carnaval. Chanté au théâtre Valle par Adélaïde Sala, le tenor Donzelli, et les deux excellentes voix de basse Galli et Rainiero Remorini. L'Italie possède en 1823 quatre voix de basse excellentes: La Blache, Galli, Zuchelli et Remorini, et en seconde ligne Ambrosi.
17. Il Barbiere di Siviglia, 1816, Rome, carnaval. Chanté au théâtre d'Argentina par madame Giorgi Righetti, et par Garzia, B. Botticelli et l'excellent bouffe Luigi Zamboni, qui établit le rôle de Figaro.
18. La Gazzetta, 1816, Naples, estate, demi-succès. Chanté au théâtre dei Fiorentini par deux bouffes du premier mérite: Felice Pellegrini et Carlo Casaccia le Brunet de Naples, et la jolie Margherita Chabran, l'élève de Pellegrini.
19. L'Otello, 1816, Naples, inverno. Chanté au théâtre del Fondo (joli théâtre rond qui sert de succursale à San-Carlo) par mademoiselle Colbrand, Nozzari, Davide et la basse Benedetti.
20. La Cenerentola, 1817, Rome, carnaval. Chanté au théâtre Valle par Gertrude Righetti, Catterina Rossi, Giuseppe de'Begnis et Giacomo Guglielmi.
21. La Gazza Ladra, 1817, Milan, primavera. Chanté à la Scala par Teresa Belloc, Savino Monelli, V. Botticelli, Filippo Galli, Antonio Ambrosi et mademoiselle Galianis.
22. Armida, 1817, Naples, autunno. Chanté au théâtre de San-Carlo par mademoiselle Colbrand, Nozzari et Benedetti. Duetto célèbre.
23. Adelaïde di Borgogna, 1818, Rome, carnaval. Chanté au théâtre Argentina par Elisabeth Pinotti, Elisabeth Manfredini, Savino Monelli, tenor et Gioacchino Sciarpelletti.
24. Adina o sia il Califfo di Bagdad. Rossini envoya cet opéra à Lisbonne, où il fut joué en 1818 au théâtre San-Carlo.
25. Mosè in Egitto, Naples, 1818. Chanté au théâtre San-Carlo pendant le carême, par mademoiselle Colbrand, Nozzari et Matteo Porto dont la voix superbe eut un grand succès dans le rôle de Pharaon. Nous avons grand tort de ne pas engager Porto au théâtre Louvois.
26. Ricciardo e Zoraide, 1818, Naples, autunno, San-Carlo. Chanté par mademoiselle Colbrand, Nozzari, Davide, Benedetti.
27. Ermione, 1819, Naples. Chanté pendant le carême au théâtre San-Carlo par mademoiselle Colbrand, mademoiselle Rosmunda, Pisaroni, Nozzari et Davide. Le libretto est une imitation d'Andromaque. Rossini s'était rapproché du genre de Gluck; les personnages n'avaient guère d'autre sentiment à exprimer que la colère; demi-chute.
28. Edoardo e Cristina, 1819, Venise, primavera. Chanté au théâtre San-Benedetto par Rosa Morandi, Carolina Cortesi, l'une des plus jolies actrices qui aient paru sur la scène en ces derniers temps, et par Eliodoro Bianchi et Luciano Bianchi.
29. La Donna del Lago, 4 octobre 1819, Naples. Chanté au théâtre San-Carlo par mademoiselle Pisaroni, l'une des moins jolies figures qu'on puisse rencontrer, et par mademoiselle Colbrand, Nozzari, Davide et Benedetti.
30. Bianca e Faliero, 1820, Milan, carnaval. Chanté à la Scala par Caroline Bassi, la seule cantatrice qui se rapproche un peu du grand talent de madame Pasta, Violante Camporesi, Claudio Bonoldi, Alessandro de'Angelis.
31. Maometto secondo, 1820, Naples, carnaval, au théâtre San-Carlo. Je n'ai pu me procurer les noms de tous les chanteurs. On m'écrit que Galli joua le rôle de Mahomet aussi bien que le Fernando de la Gazza ladra.
32. Metilde di Shabran, 1821, Rome, carnaval, au théâtre d'Apollo, le seul théâtre passable de cette grande ville, bâti sous les Français. Cet opéra fut chanté par la jolie Catterina Liparini, Anetta Parlamagni, Giuseppe Fusconi, Giuseppe Fioravanti, Carlo Moncada, Antonio Ambrosi, Antonio Parlamagni.
33. Zelmira, 1822, Naples, inverno, chanté à San-Carlo par mademoiselle Colbrand, Nozzari, Davide, Ambrosi, Benedetti, et mademoiselle Cecconi.
34. Semiramide, 1823, Venise, carnaval, au grand théâtre della Fenice, opéra dans le style allemand, chanté par madame Colbrand-Rossini, Rosa Mariani, excellente voix de contralto, Sinclair, tenor anglais, Filippo Galli et Lucio Mariani.
Rossini a composé plusieurs cantates; je connais les neuf suivantes:
1. Il pianto d'Armonia, 1808, exécutée au Lycée de Bologne. C'est le début de Rossini, le style est comme les parties faibles de l'Inganno felice.
2. Didone abbandonata, écrite pour mademoiselle Esther Mombelli, en 1811.
3. Egle e Irene, 1814, écrite à Milan pour madame la princesse Belgiojoso, l'une des plus aimables protectrices de Rossini.
4. Teti e Peleo, 1816, écrite pour les noces de S. A. R. madame la duchesse de Berri, chantée au théâtre del Fondo à Naples, par mesdemoiselles Colbrand, Girolama Dardanelli, Margherita Chabran, Nozzari et David.
5. Igea, 1819, Cantate à une seule voix[123], écrite en l'honneur de S. M. le roi de Naples, et chantée par mademoiselle Colbrand le 20 février 1819 au théâtre San-Carlo.
6. Partenope, Cantate exécutée devant S. M. François 1er, empereur d'Autriche, le 9 mai 1819, lorsque ce prince parut pour la première fois au théâtre San-Carlo. Cette cantate fut chantée par mademoiselle Colbrand, Davide et Gio.-Bta Rubini.
7. La Riconoscenza, 1821, pastorale à quatre voix, exécutée à San-Carlo le 27 décembre 1821, pour le bénéfice de Rossini. Cette cantate fut chantée par mesdemoiselles Dardanelli et Comelli (Chomel), et par Rubini et Benedetti. Rossini quitta Naples le lendemain et vint à Bologne, où il épousa mademoiselle Colbrand.
8. Il vero omaggio, 1823, cantate exécutée à Vérone durant le congrès, et en l'honneur de S. M. l'empereur d'Autriche. Cette cantate fut chantée au théâtre des Filarmonici par mademoiselle Tosi, jeune et belle cantatrice, fille d'un avocat célèbre de Milan, et par Velluti, Crivelli, Galli et Campitelli.
9. Un hymne patriotique, à Naples en 1820.
Autre hymne du même genre, à Bologne en 1815. Le même péché fit jadis jeter en prison Cimarosa.
Si le présent livre a une seconde édition, je supprimerai la plus grande partie des analyses d'Otello, de la Gazza ladra, d'Elisabeth, etc., et je placerai ici une esquisse rapide du talent de tous les compositeurs vivants, chanteurs et cantatrices, qui jouissent de quelque renom en Italie.
Ce volume offrira alors une esquisse complète de l'état actuel de la musique en Italie. Je donnerai des notices développées sur Saverio Mercadante, auteur d'Elisa e Claudio et de l'Apothèose d'Hercule; sur M. Caraffa, auteur de Gabriella de Vergy; sur Pacini, qui a fait un duetto sublime dans le Baron de Dolsheim; sur MM. Meyerbeer, Pavesi, Morlacchi, auteurs de l'Isolina et du Coradino, etc., etc. Malheureusement jusqu'ici ces messieurs imitent tous Rossini.
CHAPITRE XLIII[124]
UTOPIE DU THÉATRE ITALIEN
Probablement un des jeunes gens de vingt-six ans qui lisent ce chapitre, sera ministre de la maison du roi, ou administrateur des opéras, d'ici à quinze ans.
Un ministre songe au cours de la rente et à conserver sa place. Il est donc fort inutile d'adresser des observations à Son Excellence; mais un jeune homme, en rentrant le soir de sept à huit salons bien lourds, où il est allé préparer sa grandeur future, peut ouvrir une brochure par désœuvrement; et heureuse entre toutes les autres, la brochure ouverte en cet instant, il faut qu'elle soit bien vide pour ne pas gagner au contraste.
Supposons donc qu'un homme de sens soit ministre de la maison du roi; voici les faits et les raisonnements que je voudrais que cet homme de sens eût connus dans sa jeunesse.
L'administration actuelle de l'Opéra-Buffa fait un secret d'État du montant de ses recettes. On sait seulement qu'elle a droit à une subvention de 120,000 francs sur la liste civile. Que devient cette somme? Dans la poche de qui va-t-elle se perdre? Questions indiscrètes. Je n'ai aucun rapport avec l'administration de l'Opéra-Buffa; je ne puis donc établir qu'à l'aide du raisonnement et des probabilités tous les chiffres que je vais citer. Si l'administration nie mes calculs, elle pensera sans doute que la seule manière irréfutable de les réfuter, c'est de publier la vérité des faits.
Les recettes ordinaires faites à la porte du théâtre varient de 1800 à 900 francs.
| Je les estime à 1200 francs par jour de représentation. Il y en a trois par semaine; cela fait par an | 122,800 | fr. |
| La location des loges (toutes à l'année depuis deux ans) produit environ 2400 francs par jour de représentation, ce qui fait pour l'année | 345,600 | |
| Total de la recette présumée | 468,400 | fr. |
CALCUL APPROXIMATIF DES DÉPENSES DE L'OPÉRA-BUFFA[125].
Appointements.
En supposant ce calcul exact, et il doit approcher de la vérité, il existe un bénéfice de 20,000 francs. Que devient ce bénéfice[126]? Que devient la subvention de 120,000 francs que S. M. veut bien accorder pour le Théâtre Italien, qui fut avant la révolution le Théâtre de Monsieur? Voilà deux questions auxquelles je défie de faire une réponse satisfaisante.
Ce qu'il y a de plus urgent, c'est de tirer l'Opéra-Italien des griffes de ses plus mortels ennemis, une administration composée de musiciens français.
Il faut donner à l'enchère l'entreprise de l'Opéra-Italien.
Il faut faire un cahier des charges, arrangé d'après le cahier des charges du théâtre de la Scala à Milan, qui, sous Napoléon, de 1805 à 1814 est allé parfaitement bien.
L'entrepreneur devrait se soumettre au cahier des charges. M. le chevalier Petrachi, ancien chef de bureau au ministère des finances du royaume d'Italie, et sous le nom duquel a été pendant plusieurs années l'entreprise du théâtre de la Scala à Milan, à été en 1822 l'un des chefs du Théâtre-Italien de Londres. Il entend fort bien ce genre d'administration et pourrait être consulté pour donner les bonnes traditions. Il accepterait probablement un emploi au théâtre Louvois. M. Benelli pourrait être fort utile.
Le premier article du cahier des charges devrait être la condition de donner dix opéras nouveaux pour Paris, chaque année, dont huit d'auteurs vivants, et, parmi les huit, deux composés expressément pour le théâtre de Paris.
Remarquez que nous n'avons pas eu encore à Louvois un opéra écrit expressément pour la voix de madame Pasta.
Le seconde condition serait de donner quarante décorations nouvelles chaque année, lesquelles devraient être faites par un peintre ayant travaillé au moins deux ans pour les théâtres de la Scala, de San-Carlo, de Turin ou de la Fenice à Venise. Dix-huit mois au plus après le jour où l'on s'en serait servi pour la première fois, une décoration serait nécessairement vendue ou détruite (à la Scala, une décoration peinte par Sanquirico ou Tranquillo coûte 400 francs. La même faite à Paris coûte 3000 francs)[127].
La somme que Sa Majesté daigne accorder aux plaisirs des dilettanti de sa capitale et de l'Europe[128], serait payée de mois en mois et par douzièmes à l'entrepreneur du Théâtre-Italien. Mais voici comment elle lui serait payée; ce serait sur le bon à payer d'une commission formée d'abord de neuf amateurs nommés par les personnes ayant actuellement des loges louées au Théâtre-Italien[129].
Cette commission serait portée à douze, au moyen de deux membres de l'Institut et d'un avocat désignés par le ministre. Toute la commission serait renouvelée chaque année avec faculté au ministre de désigner les mêmes personnes que l'année précédente. Les personnes louant les loges pourraient aussi nommer les mêmes délégués[130].
Il y aurait une assemblée le 20 décembre de chaque année (au commencement de la saison), dans laquelle les délégués rendraient compte à toutes les personnes louant les loges, de l'état de l'administration.
L'entrepreneur pourrait employer des chanteurs français; mais il lui serait défendu d'en faire chanter plus d'un dans chaque opéra. Il ne faut pas nous exposer à des représentations comme celle des Nozze de Figaro, du 13 septembre 1823, et dans laquelle nous avons eu le plaisir d'entendre chanter à la fois quatre chanteuses françaises, mesdemoiselles Demeri, Cinti, Buffardin, et....., et un chanteur français, M. Levasseur, qui a une fort belle voix, mais trop de timidité pour le rôle du comte Almaviva. Autre condition: l'entrepreneur pourrait employer des voix françaises, mais il ne pourrait les payer plus de six mille francs par an[131].
Le 24 de chaque mois, la commission de censure se réunirait et ne donnerait un bon à payer à l'entrepreneur qu'autant qu'il justifierait avoir rempli ses engagements de bonne foi et avec zèle pendant le mois écoulé. L'état des recettes de chaque représentation serait mis sous les yeux de la commission de censure, qui aurait droit en outre à un rapport particulier sur la voix et le zèle de chaque chanteur. L'entrepreneur serait tenu de fournir à la commission de censure tous les renseignements demandés par elle.
La perfection de l'établissement serait que deux fois par mois il y eût une représentation italienne à la salle du grand Opéra. Les acteurs qui chanteraient dans ces représentations auraient sous le nom de feux une gratification particulière[132].
Le grand inconvénient de l'arrangement dont je viens de donner une esquisse légère, c'est que vingt ans après qu'il régirait le Théâtre-Italien, on en viendrait à laisser tomber l'Opéra-Français, et à donner à la salle de la rue Le Peletier deux actes d'opéra italien séparés par un ballet, comme à Naples.
Quand un ministre fait des règlements, c'est ordinairement dans un accès d'amour-propre: on voudrait les faire bons et justes; et si ce n'était l'extrême ignorance, on y parviendrait. Le mal des administrations despotiques est dans les détails. Toutes les décisions particulières relatives aux théâtres chantants sont signées par la légèreté, et obtenues par l'intrigue la plus adroite et la plus suivie. Si la maîtresse d'un administrateur chante faux, si elle est même sifflée quelquefois, il n'en faut pas davantage pour que cet administrateur cherche à faire tomber le théâtre rival où l'on chante mieux qu'il ne voudrait.
Dans le système de l'entreprise, l'administration, au lieu d'avoir intérêt à commettre des abus, a intérêt à empêcher les abus. La raison de ce beau changement, c'est que la douce récompense des abus serait tout entière pour l'entrepreneur; l'office sévère de l'administration se réduit alors à y mettre obstacle. Il est clair qu'un comité de censure choisi parmi les personnes qui louent des loges fera intervenir l'opinion publique dans l'administration de l'Opéra-Buffa. Le choix d'un acteur, la mise en scène d'un opéra, auront-ils été approuvés par la commission; je vois dans ses membres douze avocats chargés de justifier aux yeux du public les mesures adoptées. On dira qu'il y a de la république au fond de ma proposition. Je réponds qu'il y a longtemps que ce système est à peu près suivi dans un pays assurément bien assez despotique, mais où règne un goût passionné pour la musique: Vienne en Autriche[133][134].
CHAPITRE XLIV
DU MATERIEL DES THEATRES EN ITALIE
Il y a en Italie deux grands théâtres: la Scala à Milan et San-Carlo à Naples. Ils sont à peu près de même taille, la Scala n'a que quelques pieds de moins que San-Carlo; l'un et l'autre sont en fer-à-cheval. Comme la première condition pour avoir du plaisir en entendant de la musique, est de ne pas songer au rôle que l'on joue et à la figure que l'on fait, comme la seconde condition est d'être parfaitement à son aise, c'est un trait de génie que d'avoir divisé les théâtres d'Italie en loges séparées et absolument indépendantes. Les voyageurs hypocrites, tels qu'Eustace et consorts, n'ont pas manqué de dire qu'il y avait des motifs particuliers pour cet usage général d'être caché au spectacle. Ces âmes sèches n'étaient pas faites pour comprendre qu'il faut du recueillement pour sentir le charme de la musique. Une femme en Italie est toujours dans sa loge avec cinq ou six personnes; c'est un salon dans lequel elle reçoit, et où ses amis se présentent dès qu'ils la voient arriver avec son amant.
Le théâtre de la Scala peut contenir trois mille cinq cents spectateurs placés fort à leur aise; il a, autant que je puis m'en souvenir, deux cent vingt loges[135], où l'on peut être trois sur le devant; mais, excepté les jours de première représentation, l'on n'y voit jamais que deux personnes, le cavalier servente et la dame qu'il conduit; le reste de la loge ou petit salon peut contenir neuf à dix personnes, qui se renouvellent toute la soirée. On fait silence aux premières représentations; et aux suivantes, seulement quand on arrive aux beaux morceaux. Les gens qui veulent entendre tout l'opéra vont chercher place au parterre, qui est immense, garni d'excellentes banquettes à dossier et où l'on est fort à son aise, et tellement à son aise, que les voyageurs anglais y comptent avec indignation vingt ou trente dormeurs penchés sur deux banquettes. L'usage est de s'abonner. Il en coûte environ 50 centimes par soirée pour entrer dans la salle et se placer au parterre. Les loges sont des propriétés particulières et se louent à part. Aujourd'hui une loge commode à la Scala coûte 60 louis par an; elles coûtaient 200 louis dans les temps prospères du royaume d'Italie. La propriété d'une loge se vend de 18 à 25,000 francs, suivant le rang où elle se trouve. Celles du second rang sont les plus commodes et les plus chères.
Le théâtre de Saint-Charles à Naples, a été renouvelé avec magnificence en 1817 par M. Barbaja. Les loges ont quatre places sur le devant et pas de rideaux; elles passent pour moins commodes que celles de la Scala; l'absence des rideaux oblige les femmes à beaucoup de toilette. Sous le rapport de la société, San-Carlo, n'ouvrant que trois fois par semaine, ne peut pas servir de rendez-vous général de tous les soirs pour tous les gens d'affaires, comme la Scala[136]; mais en revanche, on y écoute mieux la musique.
Ces deux théâtres passent pour être éminemment di cartello (mot à mot, d'affiche), c'est-à-dire qu'y avoir paru donne rang à un chanteur.
Le public de Rome a une grande opinion de ses lumières et beaucoup de fatuité, ce qui n'empêche pas les théâtres d'être petits, vilains, incommodes et la plupart bâtis en bois: un seul est passable; c'est qu'il a été construit du temps des Français[137]. Depuis la restauration du pape, les chanteurs à Rome sont presque toujours très faibles. Le cardinal Consalvi, homme d'esprit, et l'un des premiers dilettanti d'Italie[138], a eu besoin d'une adresse infinie pour faire consentir le feu pape à l'ouverture des théâtres. Pie VII disait avec larmes: C'est le seul objet sur lequel le cardinal soit dans l'erreur. Les théâtres d'Argentina, d'Alberti et de Tordinona ne sont plus considérés comme de cartello que pendant la saison du carnaval; mais ces noms d'Alberti et d'Argentina sont célèbres parce que, dans le siècle de la gaieté (1760), quand les princes n'ayant pas peur de perdre leurs places ne songeaient qu'aux plaisirs, c'est pour ces théâtres qu'ont été faits les chefs-d'œuvre des Pergolèse, des Cimarosa[139] et des Paisiello.
Avant Rome, les chanteurs placent pour la réputation et pour le cartello le théâtre della Fenice (du Phénix) à Venise. Ce théâtre, qui est à peu près de la grandeur de l'Odéon, a une façade tout à fait originale et qui donne sur un grand canal; on y arrive et l'on en sort en gondole, et toutes les gondoles étant de la même couleur, c'est un lieu fatal pour les jaloux. Ce théâtre a été magnifique du temps du gouvernement Saint-Marc, comme disent les Vénitiens. Napoléon lui donna encore quelques beaux jours; maintenant il tombe et se dégrade comme le reste de Venise. Cette ville singulière et la plus gaie de l'Europe, ne sera plus qu'un village malsain dans trente ans d'ici, à moins que l'Italie ne se réveille et ne se donne un seul roi, auquel cas je donne ma voix à Venise, ville imprenable, pour être capitale.
Les Vénitiens, les plus insouciants et les plus gais des hommes, et, à ce qu'il me semble, les plus philosophes, se vengent de leurs maîtres et de leurs malheurs par d'excellentes épigrammes. J'ai connu des moralistes qui s'indignent de leur gaieté; je répondrais à ces gens moroses comme le valet bouffon de la Camilla: Signor, la vita è corta! Depuis que l'Italie a tout perdu par la chute de l'homme qui en aurait fait un seul État despotique, les Vénitiens soutiennent la gloire de leur théâtre della Fenice à force d'esprit et de gaieté. C'est là, ce me semble, qu'est née en 1819 la réputation de madame Fodor, qui chantait dans l'Elisabetta de M. Caraffa. Les Vénitiens lui firent une médaille. En 1821, ils ont ressuscité la réputation de Crivelli dans l'Arminio de Pavesi[140]. Il me semble que dans tous ces enthousiasmes, il y a d'abord le désir de prouver que l'on vit encore. A Paris, c'est la politique qui fait la nouvelle du jour; à Venise, c'est la dernière satire de M. Buratti, le seul grand poëte satirique que l'Italie ait eu depuis bien des années. Je vous conseille de lire l'Omo, la Streffeide, l'Elefanteide; le triomphe du poëte est la peinture du physique grotesque de ses héros. Dans un pays où l'on ne voit que deux ou trois mauvais journaux censurés, où les lire avec trop d'attention passe pour signe de carbonarisme[141], et où l'on se meurt de langueur, cela fait nouveauté. Vous sentez qu'une bien plus grande nouveauté encore c'est l'arrivée de la première chanteuse qui doit paraître alla Fenice, et du maestro qui vient pour écrire l'opéra. Voilà pourquoi le suffrage de Venise vaut mieux en musique que celui de Paris. A Paris, nous avons tous les plaisirs; il n'y en a qu'un en Italie, l'amour d'abord et les Beaux-Arts qui sont une autre manière de parler d'amour. Après la Fenice de Venise, vient le théâtre de la cour à Turin. Il tient au palais du roi et donne sur la superbe place Castello, l'une des plus singulières de l'Europe. On arrive au théâtre par des portiques; mais comme il est dans le palais du roi, il est contre le respect d'y paraître l'hiver en manteau, il est contre le respect d'y rire, il est contre le respect d'y applaudir avant que la reine ait applaudi. La présence de madame Pasta obligea, en 1821, le chambellan de service à faire afficher trois ou quatre fois ce beau règlement. Ce théâtre assez grand, mais où les soldats vous vexent continuellement par leurs avertissements pour le manque de respect, passe pour le quatrième d'Italie et est toujours de cartello. On y joue le carnaval et quelquefois pendant le carême[142].
Florence, Bologne, Gênes, Sienne, ont aussi d'assez vilains petits théâtres, qui sont de cartello dans certaines saisons. Tantôt c'est la saison du carnaval qui est la bonne, tantôt c'est celle de l'automne. Le magnifique théâtre de Bergame est de cartello durant la foire. Il en est de même du théâtre de Reggio pendant la foire du pays, et du beau théâtre neuf de Livourne pendant l'été. Tout cela était très vrai il y a dix ans, mais change peu à peu. La plupart de ces théâtres étaient protégés et soutenus par les souverains, quand ceux-ci avaient le loisir de s'amuser. Aujourd'hui qu'à la tête des prêtres et de quelques nobles ils entreprennent de faire marcher la majorité de leurs sujets dans un sens qui n'est pas à la mode, au lieu d'être aimés ils ont peur[143], et il n'y a plus d'argent pour la musique; au lieu de beaux opéras, l'on donne des pendaisons. A Milan, à Turin, une grande partie de la noblesse, prévoyant de mauvais jours, économise beaucoup. En 1796, à Crémone, petite ville de Lombardie connue par un vers de Regnard,
Savez-vous bien, monsieur, que j'étais dans Crémone!
la famille qui se croyait la plus noble envoyait deux cents louis à la prima donna le soir de son bénéfice.
Les princes donnent bien encore quelque argent aux théâtres, parce que c'est l'usage, et qu'il faut faire tout ce qu'on faisait autrefois; mais ils le donnent en rechignant et de mauvaise grâce. L'empereur d'Autriche accorde deux cent mille francs à la Scala; le roi de Naples, trois cent cinquante mille francs environ à San-Carlo; le roi de Sardaigne fait administrer économiquement son théâtre par l'un de ses chambellans. Le seul souverain, je crois, qui donne volontiers de l'argent à son théâtre italien, c'est S. M. le roi de Bavière. Si le respect le permettait, je dirais que c'est un homme gai et heureux. Aussi, quoiqu'il puisse faire bien peu de dépenses, a-t-il toujours d'excellents chanteurs; c'est qu'il est poli et aimable avec eux. On trouvait l'année dernière à Munich la charmante Schiassetti, Zuchelli dont la voix de basse va à l'âme, et le délicieux Ronconi, unique et précieux reste du beau siècle de la musique vocale, et, je ne crains pas de le dire, homme de génie parmi les chanteurs.
Les jeux publics ont fait la splendeur des théâtres de la Scala et de San-Carlo. Dans des salles immenses attenant au théâtre, il y avait des tables de pharaon ou de trente et quarante. L'Italien étant naturellement joueur, les banquiers faisaient fort bien leurs affaires, et versaient de grandes sommes à la caisse du théâtre[144]. Les jeux étaient surtout nécessaires à la Scala, qui, dans un climat humide l'hiver, est devenu le rendez-vous général de la société. Un lieu bien échauffé et bien éclairé, où l'on est sûr de trouver tout le monde tous les soirs, est un établissement fort commode. Le gouvernement autrichien a supprimé les jeux à la Scala; la révolution éphémère de Naples a fermé les jeux, et le roi Ferdinand ne les a pas rouverts. Ces deux théâtres vont tomber, et avec eux l'art musical. Ce fut à cause des jeux que Viganò put donner à Milan (1805-1821) ses ballets admirables; c'était un art nouveau qui est mort avec ce grand homme[145].
Tous les théâtres d'Italie font leur ouverture solennelle le 26 décembre de chaque année. C'est le commencement de la saison du carnaval, d'ordinaire la plus brillante. Depuis que la religion est rentrée dans tous ses droits, on ne chante plus durant l'Avent (temps saint avant Noël, qui commence vers le 1er décembre), de sorte que la privation du premier besoin de la vie se joignant à l'attente de la nouveauté, le 26 décembre, la nouvelle de la résurrection de Napoléon n'empêcherait pas, je crois, de s'occuper uniquement de musique. Les femmes vont ce jour-là au spectacle en grandissime toilette; et si le spectacle réussit, le lendemain les loges qui n'ont pas encore été louées à l'année doublent de prix. C'est en vain que j'entreprendrais de donner une idée de la folie de cette première soirée.
En Italie, l'on joue de suite une trentaine de fois l'opéra qui a réussi; c'est à peu près le nombre de fois que l'on peut entendre avec plaisir un bon opéra[146]. On joue tous les jours excepté le vendredi, jour de la mort du Sauveur, et excepté aussi, dans les pays soumis à l'Autriche, dix-sept anniversaires de jours de mort et de naissance des trois derniers empereurs ou impératrices. Il est de règle que le maestro qui a écrit l'opéra dirige l'exécution de sa musique au piano, durant les trois premières représentations; jugez de la corvée lorsque l'opéra tombe! Il faut qu'un opéra soit détestable pour qu'il ne se donne pas au moins trois fois; c'est le droit du maestro. Je voudrais que cet usage s'établît en France; il est raisonnable. J'ai vu plusieurs opéras ressusciter à la troisième représentation. La cabale, sachant que ses efforts sont inutiles, est beaucoup moins active à la première représentation.
Pour chaque saison, composée d'environ quatre-vingts à cent représentations, on donne communément trois opéras, dont deux nouveaux, et écrits a posta (exprès) pour le théâtre; et quatre ballets, savoir: deux grands ballets tragiques, et deux ballets bouffes.
Chaque ville en Italie a un théâtre, et la plupart des théâtres des grandes villes telles que Turin, Gênes, Venise, Bologne, Milan, Naples, Rome, Florence, Livourne, etc., ont pour constitution qu'à de certaines époques déterminées on y donne des opéras nouveaux et composés exprès pour ces théâtres. C'est uniquement à cause de cet usage que la musique est encore un art vivant en Italie. Si le hasard ne l'avait pas établi, les pédants, à force de louer les grands maîtres anciens, auraient empêché les nouveaux de paraître. Sans cet usage, la musique serait en Italie aussi morte que la peinture. Le peintre à talent y est obligé de prier à genoux pour qu'on l'emploie, tandis que pour le musicien les rôles sont changés; c'est le gros financier payant qui prie l'artiste célèbre de travailler pour le théâtre dont il a l'entreprise. Avoir de la musique nouvelle est devenu un objet de vanité municipale en Italie, et des villes comme Saint-Cloud se font faire de la musique nouvelle deux ou trois fois par an. Si Colbert avait fait établir par Louis XIV que tous les ans, le 26 décembre, le 20 février et le 25 août on donnerait une tragédie nouvelle aux Français, l'art de la tragédie vivrait encore en France. Forcés d'être, les poètes auraient été forcés de voir qu'ils ne peuvent être avec succès qu'en suivant les progrès des lumières dans la nation.
Si l'on veut en France, non pas former des compositeurs, ce n'est pas commencer par le commencement, comme disait Diderot[147], mais former d'abord un public, il faut établir que tous les ans, et à époques fixes et immuables, l'on donnera trois opéras nouveaux à Louvois, composés exprès pour ce théâtre. Le public aura le plaisir de juger. Rossini, dit-on, va passer à Paris en décembre 1823, pour aller écrire un opéra nouveau à Londres; il serait beau de l'arrêter au passage[148].
Je donnerai un exemple des spectacles d'Italie. Je le prendrai dans un voyageur connu. Le 1er février 1818, le spectacle de la Scala commençait à sept heures, en été il commence à neuf heures moins un quart. Le 1er février 1818, il était composé du premier acte de la Gazza ladra, qui dura de sept heures à huit heures un quart; du ballet de la Vestale, de Viganò, où jouaient Mlle Pallerini et Molinari, qui dura de huit heures et demie à dix heures; du second acte de la Gazza ladra, de dix heures un quart à onze heures et un quart; et enfin, de la Calzolaja (la cordonnière), petit ballet bouffe de Viganò, que le public avait sifflé le premier jour par dignité, mais qu'il revoyait cependant avec délices, parce qu'il y avait du nouveau. (Le neuf, dans le genre comique, est toujours sifflé le premier jour par un public qui se respecte.) Ce petit ballet terminait le spectacle, qui finit entre minuit et une heure. Tous les huit jours on plaçait un pas nouveau dans le petit ballet.
Pour chaque scène de l'opéra, pour chaque scène du ballet, il y a à la Scala une décoration nouvelle, et le nombre des scènes est toujours fort considérable; car l'auteur compte pour le succès sur le plaisir que les spectateurs auront à voir des décorations nouvelles et brillantes. Jamais une décoration (scena) ne sert pour deux pièces: si l'opéra ou le ballet tombe, la décoration, qui souvent est admirable et que l'on n'a vue qu'une seule fois, n'en est pas moins impitoyablement barbouillée le lendemain; car l'on se sert longtemps des mêmes toiles. Ces décorations sont peintes à la colle. Elles sont faites dans un système absolument différent des décorations que l'on exécute à Paris en 1823. A Paris, tout papillote, tout est plein de petits détails spirituels et soigneusement travaillés. A Milan, au contraire, tout est sacrifié à la masse et à l'effet. C'est le génie de David appliqué aux décorations. Il arrive de là que même les aspects les plus gais prennent quelque chose d'imposant qui frappe et produit la sensation du beau. Qu'on se figure la magnificence des palais, des intérieurs d'églises, des scènes de montagnes, etc. Mais rien de semblable n'existant hors d'Italie, il est impossible de décrire ces décorations (scène) par des paroles. Tout au plus pourrais-je dire que les vues des cathédrales de Cantorbéry et de Chartres au Diorama, ou, à Londres, les panoramas sublimes de Berne et de Lausanne, par M. Baker, m'ont rappelé la perfection des décorations de la Scala par MM. Perego, Sanquirico et Tranquillo, avec cette différence toutefois que les panoramas et dioramas ne prétendent qu'au mérite de portraits fidèles, tandis que les décorations sont des portraits de lieux célèbres, ennoblis par les traits les plus hardis du beau idéal. Les voyageurs qui ont admiré ces chefs-d'œuvre de l'art, je pourrais dire qui en ont senti le pouvoir, car ces scène doublent l'efficacité de la musique et des ballets, ces voyageurs, dis-je, auront peine à croire qu'on ne les paie que quatre cents francs pièce aux grands peintres Perego, Sanquirico et Tranquillo[149]. Il est vrai que l'administration de la Scala fait faire cent vingt ou cent quarante décorations nouvelles chaque année. Que dire de ces chefs-d'œuvre à qui les a vus? et, ce qui est bien autrement difficile, comment en parler à qui ne les a pas vus, sans s'exposer au reproche d'exagération? Ces décorations sont, comme les ballets de Viganò, l'éternel écueil de qui raconte des voyages en Italie. Il y a cette différence que, pour les décorations de la Scala, Perego étant mort, Sanquirick l'a dignement remplacé, et Tranquillo, élève de Sanquirick[150], égale son maître, tandis que Viganò a emporté son secret dans la tombe.
CHAPITRE XLV
DE SAN-CARLO ET DE L'ÉTAT MORAL DE NAPLES,
PATRIE DE LA MUSIQUE
Les personnes qui ont voyagé en Italie, et dont l'âme, s'élevant au-dessus de l'utile et du commode, peut goûter le beau, me demandent compte de ma préférence continue pour la Scala, que je cite avant San-Carlo; rien de plus injuste en apparence; Naples est le lieu natal des beaux chants. Milan est déjà gâté par le voisinage des idées prétendues raisonnables du Nord[151]. Les trente premiers compositeurs du monde sont nés dans le voisinage du Vésuve, tandis que pas un seul peut-être n'a paru en Lombardie. L'orchestre de San-Carlo est fort supérieur à celui de la Scala qui suit en musique exactement le même principe qui donne un si brillant coloris aux tableaux de l'école française actuelle. A force d'avoir peur du ridicule, cet orchestre finit par ne rien marquer; c'est comme nos médecins qui laissent mourir leurs malades sans secours, de peur de paraître des Sangrado.
De peur de n'être pas doux et harmonieux, c'est-à-dire, dans le fond, par la crainte du ridicule qui, chez les peuples ultra-civilisés, s'attache facilement à toute énergie et à toute originalité, les coloristes français ont fini par peindre tout en gris, même la plus belle verdure. De même, à la Scala, l'orchestre se croirait perdu s'il sortait du piano. C'est absolument le défaut contraire à celui de l'orchestre de Louvois, qui met son orgueil à être toujours fort et à se moquer des chanteurs: l'orchestre de la Scala est leur très humble serviteur.
Jusqu'ici, tout est en faveur de Naples; mais la monarchie absolue de la maison d'Autriche est une monarchie oligarchique, c'est-à-dire raisonnable, économique, calculante. Les grands seigneurs autrichiens aiment la musique et s'y connaissent. Les princes autrichiens ont de la bonté et de la science dans le caractère; ils se gardent de rien faire sans consulter longuement un conseil de vieillards, à la vérité sans génie, mais fort prudents. Le despotisme de Naples à l'égard de San-Carlo et de M. Barbaja, a été au contraire le favoritisme le plus plaisant, accompagné de toutes ses absurdités. A Naples, sous M. Barbaja, il est arrivé que San-Carlo est resté quelquefois une semaine sans ouvrir. Au lieu d'un grand ballet et d'un opéra en deux actes, le Barbaja en est venu, pour ne pas fatiguer la voix chanceuse de Mlle Colbrand, à ne plus donner qu'un acte d'opéra et un ballet. Des étrangers sont arrivés à Naples, y ont fait un séjour de trois mois et n'ont jamais pu voir le second acte de la Medea ou de la Cora. Je m'en serais facilement consolé, mais ces étrangers étaient Allemands et tenaient à la musique de Mayer. D'ailleurs la Médée et la Cora étaient à la mode. Pendant deux mois l'on donnait toujours le premier acte de la Medea; pendant deux autres mois, toujours le second; suivant le degré de décadence de Mlle Colbrand.
Naples en est venu (chose horrible à dire!) à avoir des journées sans spectacle musical. Cela n'eût rien été en 1785, avant la déclaration de guerre du tiers-état contre l'aristocratie; cinquante salons aimables vous eussent été ouverts; mais voici le petit changement qui est arrivé: les haines sont tellement envenimées depuis les massacres de la reine Caroline et de l'amiral Nelson, que les premières conventions qu'on fait à Naples entre amants, c'est de ne pas parler politique; lorsqu'un des deux s'avise: d'ouvrir la bouche sur ce qui, entre hommes et lorsqu'il n'y a pas de figure suspecte, fait la seule conversation intéressante au monde, c'est un signe évident qu'il veut rompre. Ayant connu en Russie le jeune R..., j'étais reçu avec bonté dans la charmante famille du marquis N....., qui se compose de deux fils et d'une fille. Le fils aîné est carbonaro, l'autre dévoué au gouvernement actuel; le père est de l'ancien parti du roi Murat et des innovations françaises; la mère est du parti dévot, et la fille est passionnée pour les carbonari modérés qui veulent la constitution de France avec les Chambres; je suppose qu'un homme qu'elle aime est exilé à Londres. Il arrive de là que dans cette famille très bien élevée, et très unie d'ailleurs, un silence de mort règne presque toujours à table, ou bien l'on en est réduit à parler de la pluie et du beau temps, de la dernière éruption du Vésuve ou de la neuvaine de saint Janvier. Remarquez que le théâtre même et Rossini sont devenus des affaires de parti, sur lesquelles il faut observer le silence pour ne pas se mettre en colère; et la violence qu'on se fait à Naples est mille fois plus pénible que dans nos climats raisonnables. Bel opéra que le Mosè! dit le fils cadet, partisan du roi.—Oui, ajoute l'aîné, et joliment chanté! hier soir la Colbrand ne chantait faux (non calava) que d'un demi-ton seulement. Là-dessus silence complet. Mal parler de la Colbrand, c'est mal parler du roi, et les deux frères sont convenus de ne pas se brouiller. «Tout a été supprimé par la révolution, me disait le fils aîné, carbonaro, jusqu'au plaisir de faire l'amour. Ces maudits Français nous ont apporté leur vanité et leurs mœurs réglées; toutes nos jeunes femmes font bon ménage. Après cela étonnez-vous que nous autres malheureux jeunes gens, nous voulions, pour nous distraire, avoir au moins une Chambre des communes et des discussions orageuses, surtout ayant d'aussi bons acteurs que Poerio, Dragonetti, etc.[152]. Une reste absolument à Naples que les ballets, les premiers du monde après Paris et la rive de Mergelina.» Je rapporte avec conscience les paroles de mon ami napolitain. Il n'y a rien de commun entre les ballets de Naples, dignes de M. Gardel, et les ballets de Viganò, invention nouvelle et romantique qui a été sifflée à San-Carlo. Les décorations ou le plaisir des yeux sont vingt fois mieux à Naples qu'à Paris; mais comme le malheur veut qu'on passe à Milan pour arriver à Naples, les décorations de San-Carlo semblent communes et souvent choquantes.
J'espère encore quelque chose pour la musique, des Calabres, des provinces de l'Est, de Tarente et en général de tout ce qui est au delà de Naples. Ma raison est assez difficile à dire, car elle choque à la fois le sens commun et la décence[153]. Essayons toutefois. Les arts chez un peuple sont le résultat de son état physique et de sa civilisation tout entière, c'est-à-dire de plusieurs centaines d'habitudes. Or, depuis un siècle, la musique vivait et s'élevait jusqu'au ciel dans la belle Parthénope, lorsque les Français sont venus tracasser la ville de Naples, y apporter des mœurs, des livres, des idées libérales, et surtout opprimer les amours; mais les mœurs, des contrées fort étendues situées au delà de Naples, n'ont point changé. Toujours, dans les familles, le frère aîné se fait prêtre, marie l'un des cadets pour continuer la maison, et vit fort bien avec sa belle-sœur. Les uniques plaisirs de la famille, qui vit fort unie, sont de faire de la musique. Mais savez-vous quelle est leur crainte au milieu de cette douce petite vie? c'est que quelque méchant voisin ne les regarde de mauvais œil.
La jettatura (prononcez i-é-tatoura) est le croquemitaine du royaume de Naples. Si vous avez une jettatura, tout dépérit chez vous. Pour prévenir la jettatura, chacun des membres de la famille porte une douzaine de reliques et d'agnus Dei, et tous les hommes ont une corne de corail à leur chaîne de montre; plusieurs portent pendue au cou, comme le portrait d'une maîtresse, une corne de huit à dix pouces de longueur, que l'on cache plus ou moins bien dans les plis du gilet. Lorsque je revins de Palerme à Naples, comme les grandes cornes sont à fort bon marché à Palerme, l'on me chargea de douze ou quinze cornes de bœuf, de trois pieds de long, que j'apportai à Naples, où on les fit curieusement monter en or, et où je les vis bientôt après figurer dans les chambres à coucher et dans les salons. En revenant de Palerme à Naples, notre speronara eut un fort gros temps. Pour ne pas penser au mal de mer, je chantais; les patrons se mirent à jurer, à dire que je tentais Dieu, et à murmurer entre eux que je pourrais bien être une jetattura[154]. Je leur fis observer le grand nombre de cornes que j'avais avec moi, et ils se calmèrent; pour cimenter la réconciliation, je me rapprochai d'une petite sainte Rosalie, devant laquelle brûlait un cierge, et je priai sainte Rosalie d'envoyer l'enseignement mutuel en Sicile; elle me répondit qu'elle y songerait dans trois siècles.
C'est dans les Calabres et au milieu de toute cette manière d'être qu'ont paru les Paisiello, les Pergolèse, les Cimarosa et cent autres. Certainement, des matelots américains ne m'auraient pas pris pour une jettatura; mais qu'a produit en fait d'arts la raisonnable Amérique? Un écrivain moderne, l'aimable Vauvenargues, ce me semble, a dit: «Le sublime est le son d'une grande âme.» On peut dire avec plus de vérité: Les arts sont le produit de toute la civilisation d'un peuple et de toutes ses habitudes, même les plus baroques ou les plus ridicules. Ainsi, la doctrine du purgatoire préoccupant toutes les têtes en Italie, vers l'an 1300, tout le monde voulut bâtir une chapelle, tout le monde voulut y placer le tableau de son saint patron, pour en être protégé en cas d'entrée au purgatoire; et c'est incontestablement à une idée aussi baroque que nous devons Raphaël et le Corrège.
De même, la tyrannie et l'espionnage de Come le Grand à Florence, des Farnèse à Parme, etc., empêchant le plaisir de la conversation en Italie, la solitude a été créée; et la solitude ne peut exister longtemps sous ce beau climat sans amour. L'amour y est sombre, jaloux, passionné; en un mot le véritable amour[155]. Cet amour-là trouvant la musique à l'église vers l'an 1500 (les prêtres s'emparent de tous les sens en ce pays-là, pour effrayer l'âme des pécheurs et les porter à faire des largesses à l'église)[156], y vit le moyen, et le moyen unique, le seul qui existe au monde, d'exprimer toutes les nuances fugitives de son bonheur ou de son désespoir.
L'antique miserere du Vatican, composé par Allegri vers l'an 1400, a également produit, je n'en fais aucun doute, le duetto si mondain:
Io ti lascio perchè uniti,
du premier acte du Matrimonio segreto, et l'air sublime de Romeo:
Ombra adorata, aspetta.
Voici une anecdote vraie, et que l'on peut lire contée fort au long dans de vieux manuscrits poudreux, conservés à Bologne, et qu'il n'est pas facile d'approcher[157]. En 1273, Bonifazio Jeremei, qui tenait à une famille guelfe jusqu'à la fureur, se prit de passion pour Isnelda, fille du célèbre Orlando Lambertazzi, l'un des chefs du parti gibelin; les plaisanteries que faisaient les jeunes gens du parti guelfe sur la beauté célèbre d'Isnelda, avaient sans doute contribué à la faire aimer de Jeremei. Ils se virent dans un couvent, malgré la haine de parti qui divisait leurs familles; obligés de ne pas même se regarder, lorsque dans les fêtes de la religion, ils se rencontraient à l'église, leur passion n'en devint que plus vive. Enfin, Isnelda consentit à recevoir son amant dans sa chambre. Un des espions placés tous les soirs par ses frères autour de leur palais, vint les avertir qu'un homme jeune, et apparemment bien armé, venait d'y entrer. Les Lambertazzi pénètrent de force dans la chambre de leur sœur; et, tandis qu'elle se sauve, l'un d'eux frappe Bonifazio dans la poitrine, avec un de ces poignards empoisonnés dont les Sarrasins avaient introduit l'usage en Italie. Précisément à la même époque, le Vieux de la Montagne, si redouté des princes d'Occident, armait avec ces sortes de poignards les jeunes fanatiques, depuis si célèbres sous le nom d'assassins. Bonifazio tombe sur le coup; les Lambertazzi le transportent dans une cour déserte de leur palais, et le cachent sous des décombres. Ils se retiraient à peine, qu'Isnelda, suivant les traces de sang à travers les divers degrés et les passages secrets du palais de son père, arrive enfin à la cour déserte et remplie de hautes herbes où l'on avait caché le corps de son amant; un reste de vie semblait l'animer encore. Une tradition populaire assurait que s'il se trouvait quelqu'un d'assez dévoué pour faire le sacrifice de sa propre vie, on pouvait, en suçant une plaie faite par les poignards empoisonnés de l'Orient, sauver le blessé. Isnelda connaissait les poignards de ses frères, elle se jette sur la poitrine de son amant, elle y puise un sang empoisonné; mais elle y trouve la mort sans parvenir à le rappeler à la vie. Au bout de quelques heures, lorsque ses femmes inquiètes de son absence arrivèrent auprès d'elle, elles la trouvèrent étendue sans vie auprès du cadavre de celui qu'elle avait aimé.
Voilà l'amour qui est digne d'inspirer les beaux-arts.
Naples, comparée à Milan et indépendamment du climat, n'a pour soi que l'admirable Casaciello[158], et sa manière de jouer un ancien opéra de Paisiello, le seul avec la Nina, je crois, qui vive encore aujourd'hui. Si vous n'avez jamais ri de votre vie, dirais-je à ce gros squire anglais qui se perd en raisonnements sur l'utilité des Sociétés bibliques ou sur l'immoralité des Français, allez à Naples voir Casacia dans la Scuffiara o sia la Modista raggiratrice.
Plusieurs causes contribuent à augmenter la disposition naturelle de l'Italien pour la musique. Comment lire, dans un pays où la police intercepte les trois quarts des livres, et note ensuite sur un livre rouge, les imprudents qui lisent l'autre quart? On ne lit donc pas en Italie; toute véritable discussion est prohibée; et un livre, à force de déshabitude, est devenu pour les jeunes gens une corvée dont la seule apparition fait frémir. Or, un livre, le plus mauvais pamphlet, distrait l'homme de ses pensées, et essuie, pour ainsi dire, goutte à goutte la sensibilité à mesure qu'elle est produite par les événements de la vie, et avant qu'elle forme le torrent des passions. La sensibilité détruite par les distractions n'a le temps de s'exagérer le prix de rien.
Par l'absence forcée de toute lecture, dans un pays écrasé sous la double tyrannie des prêtres et des gouvernements, et pavé d'espions, le pauvre jeune homme n'a pour distraction que sa voix et son mauvais clavecin; il est forcé de penser beaucoup aux impressions de son âme; c'est la seule nouveauté qui soit à sa disposition.
Ce jeune Italien, à force de regarder ses sentiments dans tous les sens, observe et surtout sent des nuances qui lui auraient échappé si, comme l'Anglais, il eût trouvé sur sa table pour se distraire une page de Quentin Durward, ou un article du Morning-Chronicle; car il s'en faut bien qu'il soit toujours agréable au premier abord de songer aux sentiments qui nous agitent. On centuple ses peines en les analysant et l'on diminue son bonheur. Mais à Naples, je ne vois exactement qu'une distraction non prohibée aux passions que le climat met dans les cœurs; c'est la musique, et encore cette distraction n'est-elle qu'une autre expression de ces mêmes passions, et tend-elle à augmenter leur poignante énergie.
CHAPITRE XLVI
DES GENS DU NORD, PAR RAPPORT A LA MUSIQUE
La prudence tue la musique; plus il y aura de passion chez un peuple, moins il y aura de réflexion et de raison habituelles, plus on y aimera la musique.
Le Français est léger et vif, mais il est fort occupé; toutes les carrières sont ouvertes à son ambition; d'ailleurs l'homme le plus riche joue à la rente. Le Français a la gloire des armes comme celle des lettres; le nom de Marengo est aussi célèbre en Europe que celui de Voltaire; dans le monde, c'est-à-dire dès qu'on est trois personnes, il songe à sa vanité, soit pour lui préparer des triomphes, soit pour lui éviter des malheurs. Il passe son temps le plus sérieusement du monde à songer au succès probable d'un calembour, et la réflexion et la prudence ne l'abandonnent jamais. Même dans sa gaieté la plus folle, jamais il ne se livre entièrement et tête baissée aux entraînements du moment et au risque de tout ce qui en peut arriver. Il est fort aimable dans la société, mais la société est devenue pour lui la première des affaires[159]. C'est le peuple le plus spirituel, le plus agréable et jusqu'ici le moins musical de l'univers.
L'Italien, plein de passions, l'Allemand toujours entraîné par son imagination vagabonde et qui se passionne à force d'imaginer, sont au contraire des peuples fabriqués exprès pour les illusions que fait naître un duetto de Rossini ou un air charmant de Paisiello. Il y a cette différence dans leur musique, que le froid ayant donné des organes plus grossiers à l'Allemand, sa musique sera plus bruyante. Le même froid qui glace les forêts de la Germanie et l'absence du vin l'ayant privé de voix, et son gouvernement paternellement féodal lui ayant fait contracter l'habitude d'une patience sans bornes, c'est aux instruments qu'il demande des émotions[160]. L'Italien croit en Dieu quand il a peur, et il songe toujours à tromper parce qu'il se trouve opprimé toute sa vie par les tyrannies les plus minutieuses et les plus implacables. L'Allemand, au contraire, ne trompe jamais et croit tout; et plus il raisonne, plus il croit. M. de G**n, le premier jurisconsulte de l'Allemagne, a vu des revenants dans son château. L'Allemand a hérité des Germains de Tacite une bonne foi incroyable; ainsi tout Allemand, avant d'épouser sa femme, lui fait la cour trois ou quatre ans de suite d'une manière publique. En France, il n'y aurait jamais de mariages; il est rare qu'ils manquent en Allemagne. Une fille des hautes classes boude son amant et le gronde sérieusement si elle le surprend à ne pas croire aux Balles magiques du Freyschütz[161], M. le comte de W***, jeune diplomate fort distingué et très bel homme, racontait devant moi que lui et ses frères, à l'âge de dix-sept ans, ne manquaient pas tous les ans, de jeûner la nuit du 9 novembre, et d'aller le lendemain dans une certaine vallée du Hartz pour y fondre des balles magiques, la tête couronnée de lierre, et avec les cérémonies voulues par la tradition. Ils étaient ensuite tout étonnés quand, tirant à six cents pas de distance, sur un sanglier dans la forêt de Nordheim, ils manquaient leur coup. Et cependant, ajoutait en riant l'aimable comte de W***, je ne suis pas plus sot qu'un autre.
L'Anglais est attristé par sa bible; ses évêques et ses lords lui défendent, depuis Locke, de s'occuper de logique. Dès qu'on lui parle de quelque découverte intéressante, de quelque théorie sublime, il vous répond: A quoi cela me servira-t-il aujourd'hui? Il lui faut une utilité pratique et dans la journée. Comprimés par la nécessité de travailler incessamment pour ne pas mourir de faim et manquer d'habits, les gens de la classe où l'on a de l'esprit n'ont pas une minute à donner aux arts; voilà de grands désavantages. Les jeunes gens d'Italie et d'Allemagne, au contraire, passent toute leur jeunesse à faire l'amour, et même ceux qui travaillent le plus sont peu gênés, si l'on compare leurs légères occupations qui ne s'étendent jamais au delà de l'avant-dîner, au dur et barbare labeur qui, grâce à l'aristocratie et à M. Pitt, pèse sur les pauvres Anglais pendant douze heures de la journée[162]. Mais l'Anglais est souverainement timide; c'est de cette triste qualité, fille de l'aristocratie et du puritanisme, que je vois naître en grande partie son amour pour la musique. La crainte de s'exposer au ridicule (to expose oneself) fait qu'un jeune Anglais ne parle jamais de ses émotions. Cette discrétion, commandée par un amour-propre bien entendu, tourne au profit de la musique; il la prend pour confidente et souvent pour expression de ses sentiments les plus intimes.
Il suffit de voir le Beggars opéra ou d'entendre chanter miss Stephens ou le célèbre Thomas Moore, pour reconnaître que l'Anglais a en soi une veine très considérable de sensibilité et d'amour pour la musique. Cette disposition est, ce me semble, plus marquée en Écosse; c'est que l'Écossais a bien plus d'imagination; c'est qu'il y a dans ce pays la longue inaction des soirées d'hiver.
Nous voici de retour au loisir forcé de la pauvre Italie; toujours pour la musique il faut loisir forcé, occupé par l'imagination. En arrivant en Écosse pour la première fois, je débarquai à Inverness; le hasard mit à l'instant sous mes yeux les cérémonies funèbres du peuple des Highlands, et les gémissements des vieilles femmes réunies alentour
«De ce peu de terre que le souffle céleste
Vient de cesser d'animer[163].»
Je me dis: ce peuple-ci doit être musicien. Le lendemain, en parcourant les villages, j'entendis la musique sourdre de toutes parts; ce n'était pas, certes, de la musique italienne, c'était bien mieux en Écosse; c'était une musique née dans le pays et originale. Je ne doute pas que si l'Écosse, au lieu d'être pauvre, se fût trouvée un pays riche; que si le hasard eût fait d'Édimbourg, comme de Pétersbourg, la résidence d'un roi puissant et le lieu de réunion d'une noblesse désœuvrée et opulente, la source naturelle de musique qui se fait jour entre les rochers mousseux de la vieille Calédonie, n'eût été recueillie, purifiée, portée jusqu'à l'idéal, et que l'on n'eût dit un jour la musique écossaise comme l'on dit aujourd'hui la musique allemande. Le pays qui a produit les sombres et attachantes images d'Ossian, et des Tales of my Landlord, le pays qui s'enorgueillit de Robert Burns, peut incontestablement donner à l'Europe un Haydn ou un Mozart. Burns était plus d'à moitié musicien. Mais suivez un instant l'histoire de la jeunesse de Haydn, et voyez Burns mourir de misère et de l'eau-de-vie qu'il prenait pour oublier sa misère. Si Haydn n'eût pas rencontré dès son enfance trois ou quatre protecteurs riches et une institution puissante (la pension des enfants de chœur de la cathédrale de Saint-Étienne), le plus grand harmoniste de l'Allemagne eût été un médiocre charron à Rohran en Hongrie. Le prince Esterhazy entend Haydn et le prend dans son orchestre; c'est qu'un prince hongrois est un bien autre homme qu'un gros pair raisonnable des environs de Londres. Suivez les rapports du prince Esterhazy avec Haydn[164], et rien ne vous étonnera plus dans la différence des destinées de Haydn et de Burns, pas même la fastueuse statue que l'on vient d'élever à Burns.
Voici déjà vingt ans qu'un vernis de la plus sale hypocrisie s'étend comme une sorte de lèpre sur les mœurs des deux peuples les plus civilisés du monde. Parmi nous, depuis le sous-préfet jusqu'au ministre, chacun, tout en se croyant obligé à jouer la comédie pour les subalternes, se moque des jongleries de ses supérieurs[165]. Un homme qui a une pension de mille écus, n'admire la lithographie du coin qu'autant que l'auteur pense bien. Ainsi, s'il ne donne pas un faux vote dans le plus futile des beaux-arts, à la première épuration, l'ami de la maison, qui fait de petits rapports sans orthographe sur l'esprit public, lui fera supprimer sa pension. Voilà une convenance de plus, celle de l'hypocrisie qui vient contribuer à chasser de France le naturel et la gaieté. Quant à l'Angleterre, je vais transcrire une phrase de son plus grand poëte:
The cant which is the crying sin of this double-dealing
and false-speaking time of selfish spoilers[166].
L'hypocrisie française a déjà tué la peinture; pourra-t-elle enlacer la musique dans ses replis tortueux?
Il n'y a rien de volontaire dans l'hypocrisie de l'Italien. Le péril est si voisin que l'hypocrisie, n'étant plus que de la prudence, n'est presque pas avilissante.
Je demande au lecteur la permission de lui présenter ici comme excuse et correctif des exagérations dont je me suis rendu coupable dans cet ouvrage, une lettre de mademoiselle de Lespinasse qui ne se trouve pas dans la correspondance de cette femme célèbre, imprimée il y a quelques années:
APOLOGIE
DE CE QUE MES AMIS APPELLENT MES EXAGÉRATIONS, MES ENTHOUSIASMES, MES CONTRADICTIONS, MES DISPARATES, MES ETC., ETC., ETC.
Mardi 31 janvier 1775.
«Hé bien! voilà donc encore un piège que vous me tendez! Vous me dites hier avec bonté: Vous allez demain à la Fausse-Magie; j'exige de votre amitié de me mander ce que vous en aurez pensé. Mais vous savez bien, répondis-je, que je ne pense pas et que je ne juge jamais. N'importe, dites-vous; j'aime vos impressions, d'abord parce qu'elles sont vraies, et puis parce qu'elles sont outrées, et que j'ai du plaisir à les combattre. Cette observation que vous croyez si bien fondée devrait donc m'arrêter; je devrais après cela me faire un avis bien modéré, bien raisonnable: il manquerait sans doute de goût et de la connaissance des choses dont je parlerais; mais au moins, je ne révolterais pas les gens d'esprit, parce qu'ils sont indulgents, et les sots m'estimeraient parce qu'ils aiment les gobe-mouches. Cela les laisse à leur place, au lieu que les impressions vives, les mouvements de l'âme, les blessent, les inquiètent sans les éclairer ni les échauffer jamais. Je vais donc me laisser aller: je n'aurai égard ni aux sots, ni aux gens d'esprit; je ne craindrai pas même votre jugement, je m'y livre. Je serai sotte où absurde, tout ce qu'il vous plaira; je serai moi.
«J'ai eu du plaisir, oui, beaucoup de plaisir à cette répétition, et je défie tous les connaisseurs de me prouver que j'ai eu tort. J'ai admiré le talent de Grétry; j'ai dit vingt fois avec transport: Jamais on n'a eu plus d'esprit, jamais on n'a mis tant de délicatesse, de finesse et de goût dans la musique; elle a le piquant, la grâce de la conversation d'un homme d'esprit, qui attacherait toujours sans fatiguer jamais, qui ne mettrait que le degré de chaleur et de force convenable au sujet qu'il traite, et qui paraîtrait d'autant plus riche, qu'il ne sortirait jamais de la mesure que lui prescrirait le goût. Enfin, disais-je, si l'auteur de cette musique m'était inconnu, je ferais l'impossible pour faire connaissance avec lui dès aujourd'hui. J'ai été toujours animée, toujours soutenue par le plaisir; l'orchestre me semblait parler, et je m'écriais sans cesse: Oh! que cela est ravissant! Oui, je le répète, il est ravissant de passer deux heures avec des sensations douces, vraies et toujours variées. Le poëme m'a paru charmant; il me semble que le poëte n'a été occupé, d'un bout à l'autre, qu'à faire valoir le musicien. Les airs sont distribués avec beaucoup d'intelligence et de goût; il a trouvé le moyen de rendre les vieillards aussi comiques, aussi piquants que ceux de Molière. Grétry a fait de cette scène un duo qui en rend le comique et la gaieté d'une manière aussi animée qu'originale. Enfin, que vous dirai-je? J'ai été ravie, charmée, et je ne sais qu'aimer et louer, et point critiquer ce qui m'a autant fait de plaisir.
«Je vous vois, je vous entends, et vous espérez que je vais mettre Grétry au-dessus de Gluck, parce que l'impression du moment, fût-elle plus faible, doit effacer celle qui est éloignée. Hé bien! il n'en sera rien, et je vous ferai remarquer que si je suis exagérée, je ne suis point exclusive; et savez-vous pourquoi? c'est que c'est mon âme qui loue, c'est que je hais le dénigrement, et que d'ailleurs je suis assez heureuse pour aimer à la folie les choses qui paraissent le plus opposées; si bien donc que j'aime, que je chéris le talent de M. Grétry, et j'estime et admire celui de M. Gluck. Mais comme je n'ai ni les lumières, ni les connaissances, ni la sottise nécessaires pour assigner des places et des rangs aux talents, je ne m'avise pas de prononcer lequel vaut le mieux, ni même de comparer ce qui ne paraît pas devoir se rapprocher. Je ne sais à quelle distance la nature les a mis l'un de l'autre; mais je sais qu'à talent égal, ils auront dû en faire un emploi différent, puisque le genre de l'opéra-comique n'est pas celui de la tragédie. L'impression que j'ai reçue de la musique d'Orphée, ne ressemble en rien à ce que j'ai éprouvé ce matin. Elle a été si profonde, si déchirante, qu'il m'était absolument impossible de parler de ce que je sentais: j'éprouvais le trouble d'une passion, j'avais besoin de me recueillir; et ceux qui n'auraient pas partagé ce que je sentais auraient pu croire que j'étais stupide. Cette musique était tellement analogue à mon âme, à ma disposition, que vingt fois je suis venue me renfermer chez moi pour jouir encore de l'impression que j'avais reçue; en un mot, cette musique, ces accents attachaient du charme à la douleur, et je me sentais poursuivie par ces sons déchirants et sensibles, j'ai perdu mon Eurydice. Et comment voudriez-vous après cela que je pusse y comparer la Fausse Magie? Comment pouvoir comparer ce qui ne fait que plaire et attacher, à ce qui remplit l'âme, à ce qui la pénètre, à ce qui la bouleverse? comment comparer l'esprit à la passion? Comment comparer un plaisir vif et animé à cette mélancolie douce, qui fait presque de la douleur une jouissance? Oh! non, je ne compare rien, et je jouis de tout. Et vous appelez cela des contradictions dans mes goûts, des disparates dans mes opinions. Eh bien! soit; je ne serai pas conséquente comme la raison; mais j'aurai tout le plaisir de la sensibilité, et de tous les genres de sensibilité. Analysons moins et jouissons davantage; ne portons pas l'esprit de critique aux choses d'agrément et de pur amusement; soyons au moins indulgents pour ce qui vient de nous faire plaisir, et notre goût n'en sera ni moins bon ni moins juste.
«J'aimerai donc ce qui me paraît le plus distant, le plus contraire même; j'aimerai le paisible, le doux Gessner, il portera le calme dans mon âme; et j'aimerai, j'admirerai, je serai à genoux devant Clarisse, que je regarde comme une des plus belles, des plus grandes et des plus fortes productions de l'esprit humain; je serai ravie, exaltée par tous les genres de beauté dont cet ouvrage est plein. La vérité, la simplicité de ce roman me font assez d'illusion pour me persuader que j'ai vécu avec tous les Harlowes. Ils animeront toutes les passions dont mon âme est susceptible; et, en admirant Clarisse, je ne dédaignerai point Marianne; j'y trouverai, sinon la vérité des passions, du moins celle de l'amour-propre, celle des différents états de la société. J'aimerai à voir toutes les nuances de la vanité rendues et mises en action avec finesse et esprit. J'admirerai dans Clarisse la noble simplicité de Richardson; et dans Marivaux j'irai jusqu'à aimer sa manière et même son affectation, qui est souvent originale et piquante, et qui est toujours spirituelle. Oui, dans tous les genres, j'aimerai ce qui paraît opposé, mais qui n'est peut-être opposé que pour les gens qui veulent toujours juger, et qui ont le malheur de ne point sentir.
«La nature, il est vrai, les a bien dédommagés; ils sont toujours contents de leur raison, de leur modération, et de la conséquence qu'il y a dans tous leurs goûts; leur esprit est roide, ils le croient juste; leur âme est de plomb, ils la croient calme; enfin, ils ont la satisfaction de la suffisance, et moi j'ai l'égarement de la passion. Il est vrai que ces gens si raisonnables se sentent à peine exister, et moi, je souffre ou je jouis sans cesse; ils sont ennuyés, je suis enivrée; mais pour rendre justice à eux et à moi je dois avouer que s'ils sont quelquefois ennuyeux, je suis souvent fatigante. Les gens froids peuvent être exagérés; mais les gens animés ne sont et ne peuvent être que hors de mesure et outrés: tous les deux vont par-delà le but; mais les uns s'y sont montés, tandis que les autres y ont été jetés, entraînés. Les uns ont fait le chemin pas à pas, les autres ont sauté les bornes sans les apercevoir. Enfin, je trouve qu'il y a cette différence entre les gens exagérés, et ceux qui sont outrés, qu'on évite les premiers et qu'on quitte les derniers, mais c'est à condition d'y revenir le lendemain; car, ce qu'on aime par-dessus tout, c'est à être aimé, et voilà l'avantage qu'on éprouve avec les gens passionnés: ils révoltent sans doute, souvent ils choquent, ils fatiguent: mais en les critiquant, en les condamnant, même en les haïssant, ils attirent, et on les recherche. Vous me direz que je n'y vais pas de main morte, et que je me loue de manière à révolter le goût et la délicatesse de tous mes juges. Mais c'est à vous que je parle, et vous êtes mon ami avant d'être mon juge; d'ailleurs, pour excuser cet orgueil de Lucifer, que je viens d'étaler, je dois vous faire observer que je me défends, et alors il est permis de parler de soi comme on parlerait d'un autre: il n'est donc pas question d'être modeste, il s'agit d'être vrai.
«Je reviens encore à mes preuves, et j'ajoute que j'aime Racine avec passion, et qu'il y a dans Shakspeare des morceaux qui m'ont transportée; et ces deux hommes-là sont absolument opposés. On est attiré, entraîné par le goût de Racine, par l'élégance, la sensibilité et le charme de sa diction; et Shakspeare rebute par la barbarie de son goût; mais aussi, on est surpris, frappé de sa vigueur, de son originalité et de son élévation dans certains endroits. O permettez-moi donc d'aimer l'un et l'autre! J'aime la naïveté, la simplicité de La Fontaine, et j'aime aussi le fin, l'ingénieux, le spirituel Lamotte. Enfin, je ne finirais pas, si je parcourais tous les genres; car je dirais que je raffole du bon Plutarque et que j'estime le sévère La Rochefoucauld; que j'aime le décousu de Montaigne, et que j'aime aussi l'ordre et la raison de Fénelon.
«Je vous entends vous récrier: Mais il ne fallait pas m'assommer de ce détail de vos goûts: que ne disiez-vous tout d'un coup, j'aime tout ce qui est bon? Mais souvenez-vous donc que je vous l'ai dit cent fois, et que sans doute je ne vous ai point persuadé; car vous ne vous lassez point de me dire que je loue trop, que je suis exagérée, outrée, hors de mesure; il fallait donc vous prouver que j'étais fondée à aimer, à admirer; et ce n'est point avec de l'esprit qu'on jouit autant, c'est avec de l'âme. Souffrez que je dise, que je répète que je ne juge rien, mais que je sens tout; et c'est ce qui fait que vous ne m'entendez jamais dire: cela est bon, cela est mauvais; mais je dis mille fois car jour: J'aime. Oui, j'aime, et j'aimerai à aimer tant que je respirerai, et je dirai de tout ce que disait une femme d'esprit en parlant de ses neveux: J'aime mon neveu l'aîné parce qu'il a de l'esprit, j'aime mon neveu le cadet parce qu'il est bête. Oui, elle avait raison, et je dirai comme elle: j'aime la moutarde parce qu'elle est forte, et j'aime le blanc-manger parce qu'il est doux. Mais avec cette voracité d'affections et de goûts, vous croiriez qu'il n'y a rien ni dans les choses ni dans les hommes, qui puisse me déplaire, me repousser. Oh mon Dieu! je ne finirais pas si j'entrais dans tous les détails; mais je me contenterai seulement de vous indiquer ce qui m'est antipathique: d'abord les vers qui n'ont que le mérité d'être bien faits, et qui sont vides de pensées et de sentiments, comme ceux de M. De.....; les comédies qui sont vides d'intérêt et d'esprit, et qui sont écrites d'un ton trivial, comme celles de M.....; ou celles qui ont une espèce de jargon qui ne peut être intelligible que pour la coterie de l'auteur, comme celles de M.....; les tragédies dont le sujet est passionné, fort et terrible, et dont le style est faible et plat, ou quelquefois barbare, comme celles de M..... Enfin, je vous dirai, car il faut finir, que le maniéré, et même le fin, et surtout le fade, est pour moi comme la manne ou la tisane, d'un dégoût mortel, avec cette différence pourtant que la manne et la tisane pourraient cesser de m'être antipathiques en me devenant nécessaires, et que le reste m'est et me sera également odieux dans tous les temps. A l'égard de mon attrait et de mon éloignement pour les personnes, il est absolument analogue à mes goûts ou à mon aversion pour les choses. J'aime mieux une bête qu'un sot; j'aime mieux un homme sensible qu'un homme spirituel; j'aime mieux une femme tendre qu'une femme raisonnable; je préfère la rusticité à l'affectation; j'aime mieux la dureté que la flatterie; je préfère, j'aime avant tout, par-dessus tout, la simplicité et la bonté, mais surtout la bonté. Voilà la vertu qui devrait animer tout ce qui a la puissance ou la richesse. C'est aussi la vertu qui convient aux faibles et aux malheureux; enfin, c'est la bonté qui supplée à tout; et dût-on en abuser, et dussé-je en souffrir, je n'hésiterais pas, si on me donnait le choix d'avoir ou la bonté de madame Geoffrin ou la beauté de madame de Brionne: je dirais: Donnez-moi la bonté, et je serai aimée; voilà le premier, et si je me laissais aller, je dirais l'unique bien dont je veuille. Si je ne me trompe, il y en a un plus grand encore, c'est d'aimer; mais la bonté est déjà une affection de l'âme, et avec cette vertu on aime tout ce qui souffre, tout ce qui est malheureux. Ah! l'on aime donc longtemps! ah! l'on doit aimer toujours! et avec ce degré de bonté que je loue, que j'envie, on pourrait se passer du plaisir des passions. L'âme serait sans cesse en activité, et n'est-ce pas là le plus grand charme de la vie?
«Mais dites-moi si ce n'est pas à vous que je dois souhaiter cette passion jusqu'à l'excès. Que de bonté ne vous faudra-t-il pas pour lire cette longue, froide et fatigante apologie! Ah! vous voilà revenu à jamais de m'accuser; mon exagération est encore moins insupportable que ma justification: mais aussi j'y ai été poussée; tous mes chers amis m'accablent; j'ai voulu leur prouver une fois par des raisons, que ce qu'ils appellent ma folie et mes disparates, n'est autre chose que la raison ou le sentiment, ou la passion. Quelle est donc la conséquence de tout ceci? quel en est le résultat? Voulez-vous que je vous le dise à l'oreille?... Mais non, vous ne me croiriez pas, et cependant je vous aurais découvert le secret de mon âme. Adieu; condamnez-moi, critiquez-moi, mais aimez-moi; je me louerai de votre bonté, et je ne sentirai qu'elle[167].»
FIN
NOTE DES ÉDITEURS[168]
POUR SERVIR DE COMPLÉMENT A LA VIE DE ROSSINI
Si jamais il est nécessaire de recommander aux lecteurs d'un livre de se reporter à l'époque où ce livre fut écrit, c'est assurément lorsqu'il s'agit, comme dans l'ouvrage qui précède, de la biographie d'un homme de génie, composée et publiée à un moment où cet homme, à peine âgé de trente et un ans, n'était pas encore arrivé à l'apogée de sa gloire. C'est pour cela surtout que nous avons cru devoir compléter la Vie de Rossini, par un simple et rapide résumé des faits les plus importants qui ont signalé la carrière de cet homme vraiment extraordinaire, depuis 1823 jusqu'à nos jours.
On a vu (chap. XXXIX) que Rossini devait aller à Londres en 1824, et l'on se rappelle sans doute aussi les prédictions que Stendhal fait un peu plus loin au héros de son livre, pour le cas où celui-ci viendrait résider à Paris. Le voyage à Londres, en projet lors de la publication de l'ouvrage, et le séjour à Paris, eurent lieu en effet, et voici, suivant des renseignements devenus aujourd'hui historiques, ce qu'il advint de cette émigration du maestro de Pésare.
C'est peu de temps après la représentation de Semiramide, donnée à Venise pendant le carnaval de 1823, et blessé, dit-on, du peu de succès de ce chef-d'œuvre, que Rossini se rendit à Londres, en passant par Paris, où il ne demeura que peu de jours, parce qu'un engagement l'appelait immédiatement en Angleterre. Son succès fut grand pendant les cinq mois qu'il passa à Londres, au moins, si l'on en juge par la somme énorme que lui rapporta son séjour dans cette capitale, où l'on sait que l'admiration se manifeste surtout par des couronnes de bank-notes. Le produit de ses concerts et de ses leçons ne s'éleva pas à moins de deux cent mille francs, somme à laquelle il faut ajouter celle de deux mille livres sterling (cinquante mille francs) qui lui fut offerte par une réunion de membres du parlement.
Au mois d'octobre de la même année, Rossini arriva à Paris, pour y prendre, aux termes des conventions passées entre lui et le ministre de la maison du roi, la direction de la musique du Théâtre-Italien. Ses engagements lui imposaient l'obligation d'écrire non-seulement pour le Théâtre-Italien, mais encore pour l'Opéra français, et le nombre d'ouvrages stipulés devait faire espérer à nos deux théâtres lyriques une imposante série de chefs-d'œuvre. Mais déjà le maître, on l'a vu dans le livre même de son enthousiaste biographe, avait commencé à adopter le système des pastiches, c'est-à-dire des marqueteries musicales composées de morceaux empruntés à ses anciens ouvrages, et mêlés à quelques morceaux entièrement neufs; on n'a pas oublié cette phrase de Stendhal: «A Londres, Rossini, loin du théâtre de sa gloire, n'en aura que plus de facilité à donner de la vieille musique pour nouvelle; son défaut naturel va se renforcer.» Confessons cependant qu'à cet égard l'auteur de Semiramide en usa chez nous avec la plus grande franchise, soit par parti pris de loyauté, soit par conscience de la difficulté de tromper complètement les érudits du dilettantisme parisien.
Son premier ouvrage fut écrit en italien; c'est un opéra de circonstance, représenté en 1825, à propos du sacre de Charles X; il est intitulé: il Viaggio a Reims. Cet opéra eut surtout le singulier mérite d'être exécuté de la façon la plus merveilleuse par mesdames Pasta, Mombelli, Cinti (depuis madame Damoreau), et MM. Zuchelli, Donzelli, Bordogni, Pellegrini et Levasseur. Une direction transitoire, qui a eu, en 1848, la malencontreuse idée de le reprendre, a mis la génération actuelle à même d'apprécier la faiblesse de ce léger essai, essai qui a fourni pourtant au compositeur un des plus beaux morceaux du Comte Ory.
Heureusement Rossini n'en resta pas là. L'année suivante, en 1826, il arrangea pour l'Opéra français son Maometto Secondo; le nouvel ouvrage fut intitulé: le Siège de Corinthe, et obtint un grand succès. La partition italienne avait été complètement remaniée; plusieurs morceaux disparurent et furent remplacés par des morceaux entièrement neufs; on peut citer entre autres le grand air chanté par madame Damoreau, et l'admirable scène de la bénédiction des drapeaux au troisième acte. Ainsi que nous l'avons dit, tout le monde sut, dès l'abord, à quoi s'en tenir sur la part à faire à la musique ancienne et à la musique nouvelle dans cette œuvre, en somme fort remarquable.
Il en fut, de même, en 1827, de l'arrangement du Mosè italien qui nous valut le Moïse en quatre actes, accueilli avec un si grand enthousiasme au grand Opéra. Ici toutefois, il faut le dire, la part de la musique écrite spécialement pour l'œuvre nouvelle fut beaucoup plus considérable. Ainsi, le premier acte presque tout entier, les délicieux airs de danse et le colossal finale du troisième acte, enfin l'admirable air de soprano avec chœurs du quatrième acte sont tout à fait étrangers à la partition italienne, et suffiraient à eux seuls pour constituer un véritable et grand chef-d'œuvre. Du reste, quel qu'ait été le succès obtenu par Moïse lors des premières représentations, on peut affirmer que jamais cet immortel opéra ne fut aussi vivement apprécié, aussi unanimement compris et applaudi qu'il l'est aujourd'hui. Il était peut-être nécessaire, pour que la grande musique de Rossini, pour que des œuvres telles que Semiramide, Otello, Moïse et Guillaume Tell devinssent accessibles à la masse du public français, il fallait peut-être, disons-nous, que ce public apprît à étudier et à comprendre les œuvres de haute portée, à se familiariser avec les morceaux de grand développement, comme il a dû forcément le faire depuis vingt ans à l'école des grandes compositions modernes.
Le Comte Ory, qui fut représenté en 1828, contient, ainsi que nous venons de le dire, des fragments de l'opéra italien il Viaggio a Reims; on y trouve en outre quelques morceaux empruntés à d'autres partitions de Rossini, entre autres un air de Metilde di Shabran; mais la majeure partie de l'ouvrage est entièrement nouvelle, et l'ensemble forme un tout si parfaitement homogène, si merveilleusement en harmonie avec le genre et les situations du livret qu'on croirait véritablement que la musique de cet opéra a été écrite d'un bout à l'autre d'un seul jet et sous l'inspiration même du sujet. Nous n'hésitons pas à proclamer cette partition digne de figurer à côté des ouvrages les plus célèbres du maestro; c'est depuis l'introduction jusqu'au trio final un ravissant chef-d'œuvre de grâce, d'esprit, d'ironie, un véritable type de ce que devrait toujours être la musique française. Pourtant, le Comte Ory n'a jamais obtenu un grand succès sur notre première scène lyrique; fort goûté dans les théâtres de province et dans les salons, il est resté trop souvent éloigné du répertoire du grand Opéra, probablement en raison des difficultés que présente l'exécution rarement complète et satisfaisante, et aussi des habitudes du public, séduit par les splendeurs de mise en scène des grands ouvrages en cinq actes.
Enfin, en 1829, vint Guillaume Tell, la plus admirable, sans contredit, des compositions de Rossini, chef-d'œuvre entre les chefs-d'œuvre, celui de tous dans lequel éclate à chaque phrase dans toute sa magnificence le puissant génie de l'immortel maître. Là, en effet, brillent toutes les hautes qualités qui sont l'apanage des grands artistes. La passion, le sentiment héroïque, la tendresse dans ce qu'elle a de plus poétique et de plus élevé, l'amour filial et le désespoir dans ce qu'ils ont de plus poignant, puis aussi la grâce, l'élégance et un incomparable sentiment de la nature, exprimé par les mélodies les plus exquises, les plus poétiquement inspirées. Les chœurs de Guillaume Tell sont des poëmes divins, de même que le grand trio du second acte est à lui seul tout un drame. Nous ne voulons point entreprendre une analyse détaillée de cette partition, comme l'a fait Stendhal pour Cenerentola et la Gazza ladra, mais nous estimons que si l'auteur de la Vie de Rossini eût étudié le dernier chef-d'œuvre de son héros comme il avait étudié les premiers, il lui eût consacré un volume tout entier.
Guillaume Tell joue un rôle très important dans la vie du maestro; c'est au tiède accueil fait à cet ouvrage par le public parisien qu'est due en quelque sorte l'abdication de l'auteur. Il sentait, il avait conscience qu'il avait produit un chef-d'œuvre; l'indifférence du public le blessa profondément; il brisa sa plume, et, à peine âgé de trente-sept ans, renonça à tout jamais à écrire pour le théâtre. En vain l'immense succès de la reprise du chef-d'œuvre, à l'époque des débuts de M. Duprez, vint-il venger l'auteur des injustes froideurs des premiers juges; en vain les propositions les plus magnifiques allèrent-elles trouver Rossini dans sa retraite, sa résolution fut irrévocable. Voici, du reste, suivant un biographe, en quels termes il l'avait lui-même formulée:
«Un succès de plus n'ajouterait rien à ma renommée; une chute pourrait y porter atteinte; je n'ai pas besoin de l'un, et je ne veux pas m'exposer à l'autre.»
Des gens qui prétendent connaître à fond le caractère de l'illustre compositeur, assurent que sa paresse fut de moitié avec son amour-propre pour le rendre inébranlable dans ses projets de silence. Pourtant, ce silence fut rompu à diverses reprises, mais seulement pour la composition d'un Stabat mater, magnifique essai de musique religieuse, dans lequel on admire particulièrement le pro peccatis et l'inflammatus est, et pour l'improvisation de quelques chœurs et de quelques mélodies détachées, dont on trouvera les titres dans le catalogue général de ses œuvres, placé à la fin de cette note. Quant à l'arrangement du Robert Bruce, représenté à l'Opéra en 1846, on assure, et il y a quelque lieu d'ajouter foi à cette affirmation, qu'il n'en a pas écrit une seule note; il se serait borné, dit-on, à approuver les emprunts faits à ses divers ouvrages, la Donna del Lago, Bianca e Faliero, Torvaldo e Dorlisca, Ermione, Armide, etc., pour la composition de ce pastiche, ainsi que les récitatifs et les quelques rentrées d'orchestre ajoutés par un compositeur français. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage, composé de morceaux très remarquables, était de nature à obtenir un grand succès, et serait encore aujourd'hui vivement applaudi, s'il était soutenu par une exécution digne de sa valeur. Quand Rossini se décida à ne plus écrire pour le théâtre, et plus tard à quitter la France, qui avait accueilli son génie avec tant d'enthousiasme et sa personne avec tant de sympathie, il est vraisemblable qu'il n'obéit point seulement à un mouvement d'amour-propre; un autre motif assez délicat le brouilla, dit-on, avec cette ville de Paris, où il se plaisait infiniment et dont il avait fait sa seconde patrie, sa patrie d'adoption. Voici ce que raconte à ce sujet M. Fétis[169].
«La place de directeur du Théâtre-Italien qu'on avait donnée à Rossini, lorsqu'il arriva à Paris, ne convenait point à sa paresse. Jamais administration dramatique ne se montra moins active, moins habile que la sienne. La situation de ce théâtre était prospère lorsqu'il y entra: deux mois lui suffirent pour la conduire à deux doigts de sa perte; car la plupart des bons acteurs s'étaient éloignés, et le répertoire était usé, sans que le directeur se fût occupé de remplacer les uns et de renouveler l'autre. Malgré ses préventions aveugles pour Rossini, M. de La Rochefoucault finit par comprendre qu'un homme de ce caractère était le moins capable de conduire une administration, et, de concert avec lui, il le nomma intendant général de la musique du roi et inspecteur général du chant en France, sinécures grotesques qui ne lui imposaient d'autre obligation que celle de recevoir un traitement annuel de vingt mille francs, et d'être pensionné si, par des circonstances imprévues, ses fonctions venaient à cesser. Ces arrangements, si favorables au compositeur, avaient pour but de l'obliger à écrire pour l'Opéra[170], mais ils lui laissaient la propriété de ses ouvrages et ne diminuaient nullement le produit qu'il devait en tirer. Si les choses fussent demeurées en cet état, Rossini aurait fait succéder à Guillaume Tell cinq ou six opéras; mais la révolution, qui précipita du trône Charles X et sa dynastie, au mois de juillet 1830, rompit les liens qui attachaient l'artiste au monarque, et le rendit à sa paresse, en le privant de son traitement. Dès lors, une discussion s'éleva pour la pension de six mille francs réclamée par Rossini. La révolution de juillet, disait-il, était certainement le moins prévu des événements qui devaient faire cesser ses fonctions; il demandait donc le dédommagement stipulé pour ce cas. De leur côté, les commissaires de la liquidation de la liste civile prétendaient assimiler son sort à celui des autres serviteurs de l'ancien roi, qui, privés de leurs emplois, avaient aussi perdu tous leurs droits; mais le malin artiste avait obtenu, comme un titre d'honneur, que l'acte de ses engagements avec la cour fût signé par le roi lui-même, et par là avait rendu personnelles les obligations de Charles X envers lui; cette habile manœuvre lui valut le gain de son procès.
«Pendant les cinq ou six années que durèrent les contestations à ce sujet, Rossini avait continué à résider à Paris. Par son influence, deux de ses amis avaient obtenu le privilège de l'Opéra italien; ils l'avaient admis au partage des bénéfices considérables de cette entreprise, sous la seule condition de donner quelques soins au choix des opéras et des chanteurs, et d'assister aux dernières répétitions des ouvrages nouveaux. Depuis cette association, où tout était profit pour lui, Rossini s'était retiré dans un misérable logement situé dans les combles du Théâtre-Italien[171]. C'était là qu'allaient le trouver les premiers personnages du pays, et qu'il les faisait souvent attendre longtemps dans une antichambre; c'était pour aller le visiter dans ce chenil que l'ex-empereur du Brésil don Pedro, montait les degrés d'une sorte d'échelle placée dans une profonde obscurité. Rossini s'excusait d'une situation si peu faite pour un artiste tel que lui, sous le prétexte de la perte de ses revenus, et de la nécessité de vivre avec économie. Personne n'était dupe de cette comédie, car tout le monde savait que la riche dot de sa femme, les sommes considérables qu'il avait rapportées d'Angleterre, le produit des représentations de ses ouvrages à l'Opéra, la vente de ses partitions et les affaires excellentes où ses amis MM. Rothschild et Aguado l'avaient admis, lui avaient constitué une fortune opulente. Il vivait dans un grenier à Paris, mais à Bologne il avait un palais où étaient rassemblés des objets d'art, de belles porcelaines et la somptueuse argenterie de l'ancien ambassadeur Mareschalchi. En 1836, il retourna en Italie, dans le dessein d'y faire un voyage seulement, et de visiter ses propriétés; mais son séjour s'y prolongea, et l'incendie du Théâtre-Italien, où périt un de ses associés[172], le décida à s'y fixer.»
Depuis lors, Rossini vit dans les délices de ce dolce farniente, qu'il adore, voyageant de temps à autre dans l'intérieur de la péninsule, allant de Bologne à Milan, à Venise, à Florence, à Rome, à Naples; il n'a fait qu'un seul voyage en France, il y a une douzaine d'années, et les témoignages d'admiration et de respect dont il a été entouré n'ont réussi ni à lui faire rompre le silence en faveur d'un de nos théâtres, ni à le ramener dans le pays où il serait le mieux à même de jouir de sa gloire. Car, chose remarquable, l'Italie, avide de musique nouvelle, quelle qu'elle soit, néglige fort les œuvres du puissant génie qui domine de si haut l'art lyrique contemporain; l'Allemagne le goûte fort, il est vrai, aujourd'hui, mais le représente rarement. Paris est de toutes les capitales du monde celle où le nom et la musique de Rossini excitent toujours le plus d'enthousiasme, celle aussi où ses opéras sont relativement exécutés avec le plus d'éclat et de pompe, sinon avec la plus complète perfection.
On a dit que Rossini était devenu indifférent à sa gloire musicale; il y a tout lieu de croire qu'on s'est trompé; on aura pris pour de l'indifférence quelque saillie ironique du spirituel auteur d'il Barbiere. Voici, dans ce genre, une anecdote qui nous paraît assez bien caractériser l'esprit volontiers mystificateur du grand maestro.
Un de nos amis se trouvait un jour, il y a une dizaine d'années, dans le bureau du secrétaire de la légation française à Rome, attendant un renseignement; il vit entrer un assez gros homme qu'à sa tournure, à sa mise et à son parapluie sous le bras, on aurait aisément pris pour un bon bourgeois romain, mais en qui il reconnut aussitôt l'auteur de Guillaume Tell. Retiré dans un angle de la salle, notre ami se prit à examiner le grand compositeur et à rechercher sur ce visage charnu, sur cette physionomie sensuelle, les lignes et les caractères du génie musical. Pendant ce temps-là, Rossini s'était approché du secrétaire, pour faire viser le passe-port d'une dame française qui se rendait à Naples. Le visa et le cachet apposés sur la feuille, on la rendit au gros homme, qui remercia, la mit dans sa poche et se dirigea vers la porte. Tout à coup, et comme ayant l'air de se raviser, il se retourna du côté du secrétaire, qui, jusque-là, n'avait paru faire aucune attention à lui:
—A propos, monsieur, lui dit-il en français, auriez-vous quelques commissions pour Naples; j'y accompagne madame N..., je m'en chargerais avec plaisir.
Le secrétaire regarda avec étonnement cet étrange monsieur qui, sans être connu de lui, venait ainsi à brûle-pourpoint lui faire de pareilles offres de services.
—Mais non, monsieur, lui répondit-il, d'un ton qui voulait dire en même temps: Voilà un plaisant original!
—Oh! vous pourriez m'en charger sans crainte, reprit le gros homme, en mettant la main sur le bouton de la porte, vous avez peut-être entendu parler de moi en France; je suis monsieur Rossini... un ancien compositeur de musique.
Le secrétaire se leva pour le saluer et s'excuser; mais Rossini avait déjà fermé la porte sur lui, et il se sauvait en riant.
Espérons que tout ancien compositeur de musique qu'il se dit, Rossini n'aura pas consacré exclusivement ses loisirs à la pêche et aux bons mots, et qu'un jour viendra où il y aura encore une page glorieuse à ajouter à cette biographie.