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La vie des termites

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LA MORALE DE LA TERMITIÈRE

I

Si l’organisation sociale de la ruche semble déjà très dure, celle de la termitière est incomparablement plus âpre, plus implacable. Dans la ruche nous avons un sacrifice presque complet aux dieux de la cité, mais il reste à l’abeille quelque lueur d’indépendance. La majeure partie de sa vie se déroule au dehors, à l’éclat du soleil, s’épanouit librement aux belles heures des printemps, des étés et des automnes. Loin de toute surveillance elle peut flâner sur les fleurs. Dans la sombre république stercoraire, le sacrifice est absolu, l’emmurement total, le contrôle incessant. Tout est noir, opprimé, oppressé. Les années s’y succèdent en d’étroites ténèbres. Tous y sont esclaves et presque tous aveugles. Nul, hormis les victimes de la grande folie génitale, ne monte jamais à la surface du sol, ne respire l’horizon, n’entrevoit la lumière du jour. Tout s’accomplit, de bout en bout, dans une ombre éternelle. S’il faut aller, nous l’avons vu, chercher des vivres aux lieux où ils abondent, on s’y rend par de longs chemins souterrains ou tubulaires, on ne travaille jamais à découvert. S’il s’agit de ronger une solive, une poutre ou un arbre, on l’attaque par dedans, en respectant la peinture ou l’écorce. L’homme ne se doute de rien, n’aperçoit jamais un seul des milliers de fantômes qui hantent sa maison, qui grouillent secrètement dans les murs et ne se révèlent qu’au moment de la rupture et du désastre. Les dieux du communisme y deviennent d’insatiables Molochs. Plus on leur donne, plus ils demandent ; et ne cessent d’exiger que lorsque l’individu est anéanti et que son malheur n’a plus de fond. L’épouvantable tyrannie, dont on n’a pas encore d’exemple chez les hommes où toujours elle sévit à l’avantage de quelques-uns, ici ne profite à personne. Elle est anonyme, immanente, diffuse, collective, insaisissable. Le plus curieux et le plus inquiétant, c’est qu’elle n’est pas sortie telle quelle, et toute faite d’un caprice de la nature ; ses étapes, que nous retrouvons toutes, nous prouvent qu’elle s’est graduellement installée et que les espèces qui nous paraissent le plus civilisées nous semblent aussi le plus asservies et le plus pitoyables.

Tous s’épuisent donc, jour et nuit, sans relâche, à des tâches précises, diverses et compliquées. Seuls, vigilants, résignés et à peu près inutiles dans le trantran de la vie quotidienne, les soldats monstrueux attendent dans leurs noires casernes l’heure du danger et du sacrifice de leur vie. La discipline semble plus féroce que celle des carmélites ou des trappistes, et la soumission volontaire à des lois ou à des règlements qui viennent on ne sait d’où, est telle qu’aucune association humaine ne peut nous en donner d’exemple. Une forme nouvelle de la fatalité, et peut-être la plus cruelle, la fatalité sociale vers laquelle nous nous acheminons, s’est ajoutée à celles que nous connaissons et qui nous suffisaient. Nul repos que dans le sommeil final, la maladie même n’est pas permise et toute défaillance est un arrêt de mort. Le communisme est poussé jusqu’au cannibalisme, à la coprophagie, car on ne se nourrit pour ainsi dire que d’excréments. C’est l’enfer tel que pourraient l’imaginer les hôtes ailés d’un rucher. Il est en effet permis de supposer que l’abeille ne sent pas le malheur de sa courte et harassante destinée, qu’elle éprouve quelque joie à visiter les fleurs dans la rosée de l’aube, à rentrer, ivre de son butin, dans l’atmosphère accueillante, active et odorante de son palais de miel et de pollen. Mais le termite, pourquoi rampe-t-il dans son hypogée ? Quels sont les détentes, les salaires, les plaisirs, les sourires de sa basse et lugubre carrière ? Depuis des millions d’années, vit-il uniquement pour vivre ou plutôt pour ne pas mourir, pour multiplier indéfiniment son espèce sans joie, pour perpétuer sans espoir une forme d’existence entre toutes déshéritée, sinistre et misérable ?

Il est vrai que ce sont là des considérations assez naïvement anthropocentriques. Nous ne voyons que les faits extérieurs et grossièrement matériels et ignorons tout ce qui se passe réellement dans la ruche comme dans la termitière. Il est fort probable qu’elles cachent des mystères vitaux, éthériques, électriques ou psychiques dont nous n’avons aucune idée, car l’homme, chaque jour, s’aperçoit davantage qu’il est un des êtres les plus incomplets et les plus bornés de la création.

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