La vie et la mort du roi Richard III
The Project Gutenberg eBook of La vie et la mort du roi Richard III
Title: La vie et la mort du roi Richard III
Author: William Shakespeare
Translator: François Guizot
Release date: October 3, 2008 [eBook #26759]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
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Note du transcripteur. =============================================== Ce document est tiré de: OEUVRES COMPLÈTES DE SHAKSPEARE TRADUCTION DE M. GUIZOT NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES. Volume 8 La vie et la mort du roi Richard III Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus POEMES ET SONNETS: Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce La plainte d'une amante Le Pèlerin amoureux.--Sonnets. PARIS A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS 35, QUAI DES AUGUSTINS 1863 =================================================LA VIE ET LA MORT
DU ROI RICHARD III
TRAGÉDIE
NOTICE
SUR LA VIE ET LA MORT DE RICHARD IIIRichard III est l'un de ces hommes qui ont fait sur leur temps cette impression d'horreur et d'effroi toujours fondée sur quelque cause réelle, bien qu'ensuite elle porte à exagérer les réalités. Hollinshed le met au nombre de «ces personnes mauvaises qui ne vivront une heure exemptes de faire et exercer cruauté, méchef et outrageuse façon de vivre.» Sans doute, et la critique historique en a fourni la preuve, la vie de Richard a été chargée de plusieurs crimes qui ne lui ont pas appartenu; mais ces erreurs et ces exagérations, fruit naturel du sentiment populaire, expliquent, sans la justifier, la bizarre fantaisie qu'a eue Horace Walpole de réhabiliter la mémoire de Richard, en le déchargeant de la plupart des crimes dont on l'accuse. C'est là une de ces questions paradoxales sur lesquelles s'échauffe l'imagination du critique qui s'en est laissé saisir, et où la plus ingénieuse discussion ne sert ordinairement qu'à prouver jusqu'à quel point l'esprit peut s'employer à embarrasser la marche simple et ferme de la vérité. Sans doute il ne faut pas juger un personnage de ces temps de désordre d'après les habitudes douces et régulières de nos idées modernes, et beaucoup de choses doivent être mises sur le compte de l'entourage d'hommes et de faits au milieu desquels apparaissent les caractères historiques; mais lorsqu'à l'époque où a vécu Richard III, après les horreurs de la Rose rouge et de la Rose blanche, la haine publique va choisir un homme entre tous pour le présenter comme un modèle de cruauté et de perfidie, il faut assurément qu'il y ait eu dans ses crimes quelque chose d'extraordinaire, ne fût-ce que cet éclat que peut y ajouter la supériorité des talents et du caractère qui, lorsqu'elle s'emploie au crime, le rend à la fois plus dangereux et plus insultant.
L'opinion généralement établie sur Richard a pu contribuer au succès de la pièce qui porte son nom: aucun peut-être des ouvrages de Shakspeare n'est demeuré aussi populaire en Angleterre. Les critiques ne l'ont pas eu général traité aussi favorablement que le public; quelques-uns, entre autres Johnson, se sont étonnés de son prodigieux succès; on pourrait s'étonner de leur surprise si l'on ne savait, par expérience, que le critique, chargé de mettre de l'ordre dans les richesses dont le public a joui d'abord confusément, s'affectionne quelquefois tellement à cet ordre et surtout à la manière dont il l'a conçu, qu'il se laisse facilement induire à condamner les beautés auxquelles, dans son système, il ne sait pas trouver une place convenable.
Richard III présente, plus qu'aucun des grands ouvrages de Shakspeare, les défauts communs aux pièces historiques qui étaient avant lui en possession du théâtre; on y retrouve cet entassement de faits, cette accumulation de catastrophes, cette invraisemblance de la marche dramatique et de l'exécution théâtrale, résultats nécessaires de tout ce mouvement matériel que Shakspeare a réduit, autant qu'il l'a pu, dans les sujets dont il disposait plus librement, mais qui ne pouvait être évité dans des sujets nationaux d'une date si récente, et dont tous les détails étaient si présents à la mémoire des spectateurs. Peut-être en doit-on admirer davantage le génie qui a su se tracer sa route dans ce chaos, et diriger à travers ce labyrinthe un fil qui ne s'interrompt et ne se perd jamais. Une idée domine toute la pièce, c'est celle de la juste punition des crimes qui ont ensanglanté les querelles d'York et de Lancaster. Exemple et organe à la fois de la colère céleste, Marguerite, par les cris de sa douleur, appelle sans cesse la vengeance sur ceux qui ont commis tant de forfaits, sur ceux même qui en ont profité; c'est elle qui leur apparaît quand cette vengeance les a atteints; son nom se mêle à l'effroi de leurs derniers moments, c'est sous sa malédiction qu'ils croient succomber autant que sous les coups de Richard, sacrificateur du temple sanglant dont Marguerite est la sibylle, et qui lui-même tombera, dernière victime de l'holocauste, emportant avec lui tous les crimes qu'il a vengés et tous ceux qu'il a commis.
Cette fatalité qui, dans Macbeth, se révèle sous la figure des sorcières, et dans Richard III sous celle de Marguerite, n'est cependant en aucune façon la même dans les deux pièces. Macbeth, entraîné de la vertu dans le crime, offre à notre imagination l'image effrayante de la puissance de l'ennemi de l'homme, puissance soumise cependant au maître éternel et suprême qui, du même coup dont il décide la chute, prépare la punition. Richard, agent bien plus direct, bien plus volontaire de l'esprit du mal, semble plutôt jouter avec lui que lui obéir; et dans ce jeu terrible des pouvoirs infernaux, c'est comme en passant que s'exerce la justice du ciel jusqu'au moment où elle éclatera sans équivoque sur l'insolent coupable qui s'imaginait la braver en accomplissant ses desseins.
Cette différence dans la marche des idées se peint dans tous les détails du caractère et de la destinée des personnages. Macbeth, une fois tombé, ne se soutient que par l'ivresse du sang où il se plonge toujours davantage; et il arrive à la fin fatigué de ce mouvement étranger à sa nature, désabusé des biens qui lui ont coûté si cher, et ne puisant que dans l'élévation naturelle de son caractère la force de défendre ce qu'il n'a presque plus le désir de conserver. Richard, inférieur à Macbeth pour la profondeur des sentiments autant qu'il lui est supérieur par la force de l'esprit, a cherché, dans le crime même, le plaisir d'exercer des facultés comprimées, et de faire sentir aux autres une supériorité ignorée ou dédaignée. Il trompe à la fois pour réussir et pour tromper, pour s'assujettir les hommes et pour se donner le plaisir de les mépriser; il se moque de ses dupes et des moyens qu'il a employés pour les duper; et à la satisfaction qu'il ressent de les voir vaincus, s'allie celle d'avoir acquis la preuve de leur faiblesse. Cependant ce qu'il en découvre ne suffit pas encore à la tyrannie de ses volontés; la bassesse ne va jamais tout à fait aussi loin qu'il l'a conçu, et qu'il a eu besoin de le concevoir: obligé de sacrifier ensuite ce qu'il a d'abord corrompu, il faut que sans cesse il séduise de nouveaux agents pour abattre de nouvelles victimes. Mais arrive enfin le moment où ses moyens de séduction ne suffisent plus à surmonter les difficultés qu'il s'est créées, où l'appât qu'il peut présenter aux passions des hommes n'est plus de force à surmonter l'effroi qu'il leur a inspiré sur leurs intérêts les plus pressants; alors ceux qu'il avait divisés pour les faire succomber l'un par l'autre se réunissent contre lui. Il se sentait trop fort pour chacun d'eux, il est seul contre tous, et il a cessé d'espérer en lui-même; il se rend justice alors, mais sans s'abandonner, et, par un dernier effort, il se brise contre l'obstacle qu'il s'indigne de ne pouvoir plus vaincre.
La peinture d'un pareil personnage, et des passions qu'il sait mettre en jeu pour les faire servir à ses intérêts, offre un spectacle d'autant plus frappant qu'on voit clairement que l'hypocrisie de Richard n'agit que sur ceux qui ont intérêt à s'en laisser aveugler; le peuple demeure muet à ces lâches appels par lesquels on l'invite à s'unir aux hommes en pouvoir qui vont donner leur voix pour l'injustice; ou si quelques voix inférieures s'élèvent, c'est pour exprimer un sentiment général d'éloignement et d'inquiétude, et faire entrevoir, à côté d'une cour servile, une nation mécontente. L'attente qui en résulte, le pathétique de quelques scènes, la sombre énergie du caractère de Marguerite, l'inquiète curiosité qui s'attache à ces projets si menaçants et si vivement conduits, achèvent de répandre sur cet ouvrage un intérêt qui explique la constance de son succès.
Le style de Richard III est assez simple et, si l'on en excepte un ou deux dialogues, il offre peu de ces subtilités qui fatiguent quelquefois dans les plus belles pièces de Shakspeare. Dans le rôle de Richard, l'un des plus spirituels de la scène tragique, l'esprit est presque entièrement exempt de recherche.
Ce drame comprend un espace de quatorze ans, depuis 1471 jusqu'en 1485.
Il paraît avoir été représenté en 1597: on avait, avant cette époque, plusieurs pièces sur le même sujet.
LA VIE ET LA MORT
DU ROI RICHARD IIITRAGÉDIE
PERSONNAGES
ÉDOUARD IV, roi d'Angleterre. ÉDOUARD, prince } de Galles, ensuite } Édouard V. } fils d'Édouard IV. } RICHARD, duc } d'York. } GEORGE, duc de Clarence. } } frères du RICHARD, duc de Glocester,} roi. ensuite Richard III. } UN JEUNE FILS du duc de Clarence. HENRI, comte de Richmond, ensuite Henri VII. LE CARDINAL BOURCHIER, archevêque de Cantorbéry. THOMAS ROTHERAM, archevêque d'York. JOHN MORTON, évêque d'Ély. LE DUC DE BUCKINGHAM. LE DUC DE NORFOLK. LE COMTE DE SURREY, son fils. LE COMTE RIVERS, frère de la reine Élisabeth, femme d'Édouard. LE MARQUIS DE DORSET,} } fils de la LORD GREY. } reine. LE COMTE D'OXFORD. LORD HASTINGS. LORD STANLEY. LORD LOVEL. SIR THOMAS VAUGHAN. SIR RICHARD RATCLIFF. SIR WILLIAM CATESBY. SIR JAMES TYRREL. SIR JAMES BLUNT. SIR WALTER HERBERT. SIR ROBERT BRAKENBURY, lieutenant de la Tour de Londres. CHRISTOPHE URSWICK, prêtre. UN AUTRE PRETRE. LE LORD MAIRE DE LONDRES. LE SHERIF DE WILTSHIRE. LA REINE ÉLISABETH, femme d'Édouard IV. LA REINE MARGUERITE D'ANJOU, veuve de Henri VI. LA DUCHESSE D'YORK, mère d'Édouard IV, duc de Clarence, et du duc de Glocester. LADY ANNE, veuve d'Édouard, prince de Galles, fils de Henri VI, mariée ensuite au duc de Glocester. UNE FILLE du duc de Clarence. LORDS, et autres personnes de la suite. DEUX GENTILSHOMMES, UN POURSUIVANT, UN CLERC, CITOYENS, MEURTRIERS, MESSAGERS, SPECTRES, SOLDATS, ETC.La scène est en Angleterre.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
A Londres.--Une rue.
Entre LE DUC DE GLOCESTER.
GLOCESTER.--Enfin le soleil d'York a changé en un brillant été l'hiver de nos disgrâces, et les nuages qui s'étaient abaissés sur notre maison sont ensevelis dans le sein du profond Océan. Maintenant notre front est ceint des guirlandes de la victoire, et nos armes brisées sont suspendues pour lui servir de monument. Le funeste bruit des combats a fait place à de joyeuses réunions, nos marches guerrières à des danses agréables. La guerre au visage renfrogné a aplani son front chargé de rides, et maintenant, au lieu de monter des coursiers armés pour le combat, et de porter l'effroi dans l'âme des ennemis tremblants, elle danse d'un pied léger dans les appartements des femmes, charmée par les sons d'un luth voluptueux. Mais moi qui ne suis point formé pour ces jeux badins, ni tourné de façon à caresser de l'oeil une glace amoureuse; moi qui suis grossièrement bâti et qui n'ai point cette majesté de l'amour qui se pavane devant une nymphe folâtre et légère; moi en qui sont tronquées toutes les belles proportions, moi dont la perfide nature évita traîtreusement de tracer les traits lorsqu'elle m'envoya avant le temps dans ce monde des vivants, difforme, ébauché, à peine à moitié fini, et si irrégulier, si étrange à voir, que les chiens aboient contre moi quand je m'arrête auprès d'eux; moi qui, dans ces ébats efféminés de la paix, n'ai aucun plaisir auquel je puisse passer le temps, à moins que je ne le passe à observer mon ombre au soleil, et à deviser sur ma propre difformité;--si je ne puis être amant et contribuer aux plaisirs de ces beaux jours de galanterie, je suis décidé à me montrer un scélérat, et je hais les amusements de ces jours de frivolité. J'ai ourdi des plans, j'ai fait servir de radoteuses prophéties, des songes, des libelles à élever de dangereux soupçons, propres à animer l'un contre l'autre d'une haine mortelle mon frère Clarence et le roi; et pour peu que le roi Édouard soit aussi franc, aussi fidèle à sa parole, que je suis rusé, fourbe et traître, ce jour doit voir Clarence mis en cage d'après une prédiction qui annonce que G... donnera la mort aux héritiers d'Édouard. Pensées, replongez-vous dans le fond de mon âme. Voilà Clarence. (Entre Clarence avec des gardes et Brakenbury.) Bonjour, mon frère. Que signifie cette garde armée qui suit Votre Grâce?
CLARENCE.--C'est Sa Majesté qui, chérissant la sûreté de ma personne, me l'a donnée pour me conduire à la Tour.
GLOCESTER.--Et pour quelle cause?
CLARENCE.--Parce que mon nom est George.
GLOCESTER.--Hélas! milord, cette faute n'est pas la vôtre. Ce sont vos parrains qu'il devrait faire mettre en prison pour cela. Oh! selon toute apparence, Sa Majesté a le projet de vous faire baptiser de nouveau dans la Tour.--Mais au vrai, Clarence, quelle est la raison?--Puis-je le savoir?
CLARENCE.--Oui, Richard, quand je le saurai: car je proteste que, quant à présent, je l'ignore: mais autant que j'ai pu comprendre, il prête l'oreille à des prophéties, à des songes; il veut ôter de l'alphabet la lettre G, et il dit qu'un sorcier lui a annoncé que G... priverait ses enfants de sa succession: et parce que mon nom commence par un G, il en conclut dans sa tête que c'est moi qui suis désigné. Ce sont ces sottises-là et quelques autres du même genre qui, à ce que j'apprends, ont déterminé Sa Majesté à me faire emprisonner.
GLOCESTER.--Oui, voilà ce qui arrive lorsque les hommes sont gouvernés par les femmes.--Ce n'est pas le roi qui vous envoie à la Tour: c'est sa femme milady Grey: Clarence, c'est elle qui pousse à cette extrémité. N'est-ce pas elle, et cet honnête homme de bien Antoine Woodville son frère, qui ont fait envoyer lord Hastings à la Tour, dont il vient de sortir ce jour même? Nous ne sommes pas en sûreté, Clarence, nous ne sommes pas en sûreté.
CLARENCE.--Par le Ciel, je crois en effet que personne n'est en sûreté ici que les parents de la reine, et les messagers nocturnes qui se fatiguent à aller et venir entre le roi et sa maîtresse Jeanne Shore. N'avez-vous pas su quelles humbles supplications lui a faites le lord Hastings pour obtenir sa délivrance?
GLOCESTER.--C'est par ses humbles prières à cette divinité que milord chambellan a obtenu sa liberté. Je vous le dis: si nous voulons nous conserver dans les bonnes grâces du roi, je pense que le meilleur moyen est de nous mettre au nombre de ses gens, de porter sa livrée. La vieille et jalouse veuve et celle-ci, depuis que notre frère en a fait des dames, sont de puissantes commères dans cette monarchie.
BRAKENBURY.--Je demande pardon à Vos Grâces: mais Sa Majesté m'a expressément enjoint de ne permettre à aucun homme, de quelque rang qu'il puisse être, un entretien particulier avec son frère.
GLOCESTER.--Oui? Eh bien, s'il plaît à Votre Seigneurie, Brakenbury, vous pouvez être en tiers dans tout ce que nous disons: il n'y a nul crime de trahison dans nos paroles, mon cher.--Nous disons que le roi est sage et vertueux, et que la noble reine est d'âge à plaire, belle et point jalouse.--Nous disons que la femme de Shore a le pied mignon, les lèvres vermeilles comme la cerise, un oeil charmant, le discours infiniment agréable; que les parents de la reine sont devenus de beaux gentilshommes: qu'en dites-vous, mon ami? Tout cela n'est-il pas vrai?
BRAKENBURY.--Milord, je n'ai rien à faire de tout cela.
GLOCESTER.--Rien à faire avec mistriss Shore? Je te dis, ami, que celui qui a quelque chose à faire avec elle, hors un seul, ferait bien de le faire en secret et quand ils seront seuls.
BRAKENBURY.--Hors un seul! lequel, milord?
GLOCESTER.--Eh! son mari, apparemment.--Voudrais-tu me trahir?
BRAKENBURY.--Je supplie Votre Grâce de me pardonner, et aussi de cesser cet entretien avec le noble duc.
CLARENCE.--Nous connaissons le devoir qui t'est imposé, Brakenbury, et nous allons obéir.
GLOCESTER.--Nous sommes les sujets méprisés 1 de la reine, et il nous faut obéir!--Adieu, mon frère. Je vais trouver le roi, et à quoi que ce soit qu'il vous plaise de m'employer, fût-ce d'appeler ma soeur la veuve que s'est donnée le roi Édouard, je ferai tout pour hâter votre délivrance.--En attendant, ce profond outrage fait à l'union fraternelle m'affecte plus profondément que vous ne pouvez l'imaginer.
Note 1: (retour) We are the queen abjects.Nous sommes les abjects de la reine. Il a fallu renoncer à rendre cette amère plaisanterie de Richard, qui ne pouvait conserver en français le sel qu'elle a en anglais, où abjects et subjects ayant la même terminaison, l'un peut être substitué à l'autre sans laisser aucune équivoque sur l'intention de l'interlocuteur.
CLARENCE.--Je sais qu'il ne plaît à aucun de nous.
GLOCESTER.--Allez, votre emprisonnement ne sera pas long: je vous en délivrerai, ou je prendrai votre place. En attendant, tâchez d'avoir patience.
CLARENCE.--Il le faut bien. Adieu.
(Clarence sort avec Brakenbury et les gardes.)
GLOCESTER.--Va, suis ton chemin, par lequel tu ne repasseras jamais, simple et crédule Clarence. Je t'aime tant, que dans peu j'enverrai ton âme dans le ciel, si le ciel veut en recevoir le présent de ma main. Mais qui s'approche? C'est Hastings, tout nouvellement élargi.
(Entre Hastings.)
HASTINGS.--Bonjour, mon gracieux lord.
GLOCESTER.--Bonjour, mon digne lord chambellan. Je me félicite de vous voir rendu au grand air. Comment Votre Seigneurie a-t-elle supporté son emprisonnement?
HASTINGS.--Avec patience, mon noble lord, comme il faut que fassent les prisonniers. Mais j'espère vivre, milord, pour remercier les auteurs de mon emprisonnement.
GLOCESTER.--Oh! sans doute, sans doute; et Clarence l'espère bien aussi: car ceux qui se sont montrés vos ennemis sont aussi les siens, et ils ont réussi contre lui, comme contre vous.
HASTINGS.--C'est pitié que l'aigle soit mis en cage, tandis que les vautours et les étourneaux pillent en liberté.
GLOCESTER.--Quelles nouvelles du dehors?
HASTINGS.--Il n'y a rien au dehors d'aussi fâcheux que ce qui se passe ici.--Le roi est en mauvais état, faible, mélancolique, et ses médecins en sont fort inquiets.
GLOCESTER.--Oui, par saint Paul; voilà une nouvelle bien fâcheuse en effet! oh! il a suivi longtemps un mauvais régime; et il a par trop épuisé sa royale personne: cela est triste à penser. Mais quoi, garde-t-il le lit?
HASTINGS.--Il est au lit.
GLOCESTER.--Allez-y le premier, et je vais vous suivre. (Hastings sort.) Il ne peut vivre; je l'espère: mais il ne faut pas qu'il meure avant que George ait été dépêché en poste pour le ciel.--Je vais entrer, pour irriter encore plus sa haine contre Clarence par des mensonges armés d'arguments qui aient du poids; et si je n'échoue pas dans mes profondes machinations, Clarence n'a pas un jour de plus à vivre. Cela fait, que Dieu dispose du roi Édouard dans sa miséricorde, et me laisse à mon tour la scène du monde pour m'y démener.--Alors j'épouserai la fille cadette de Warwick.... Quoi, après avoir tué son mari et son père?--Le moyen le plus court de donner satisfaction à cette pauvre créature, c'est de devenir son mari et son père; et c'est ce que je veux faire, non pas tant par amour que pour certaine autre vue secrète à laquelle je dois parvenir en l'épousant.--Mais me voilà toujours à courir au marché avant mon cheval. Clarence respire encore, Édouard vit et règne: c'est quand ils n'y seront plus que je pourrai faire le compte de mes bénéfices.
(Il sort.)
SCÈNE II
Toujours à Londres.--Une rue.
Entre le convoi du roi Henri VI; son corps est porté dans un cercueil découvert et entouré de troupes avec des hallebardes; LADY ANNE suivant le deuil.
ANNE.--Déposez, déposez ici votre honorable fardeau (si du moins l'honneur peut s'ensevelir dans un cercueil): laissez-moi un moment répandre les pleurs du deuil sur la mort prématurée du vertueux Lancastre.--Pauvre image glacée d'un saint roi! pâles cendres de la maison de Lancastre! restes privés de sang royal, qu'il me soit permis d'adresser à ton ombre la prière d'écouter les lamentations de la pauvre Anne, de la femme de ton Édouard, de ton fils massacré, percé de la même main qui t'a fait ces blessures! Vois; dans ces ouvertures par où ta vie s'est écoulée, je verse le baume inutile de mes pauvres yeux. Oh! maudite soit la main qui a ouvert ces larges plaies! maudit soit le coeur qui en eut le courage! maudit le sang qui fit couler ce sang! Que des calamités plus désastreuses que je n'en peux souhaiter aux serpents, aux aspics, aux crapauds, à tous les reptiles venimeux qui rampent en ce monde tombent sur l'odieux misérable qui, par ta mort, causa notre misère! Si jamais il a un fils, que ce fils, avorton monstrueux, amené avant terme à la lumière du jour, effraye de son aspect hideux et contre nature la mère qui l'attendait pleine d'espérance; et qu'il soit l'héritier du malheur qui accompagne son père! Si jamais il a une épouse, qu'elle devienne, par sa mort, plus misérable encore que je ne le suis par la perte de mon jeune seigneur et par la sienne!--Allons, marchez maintenant vers Chertsey, avec le saint fardeau que vous avez tiré de Saint-Paul, pour l'inhumer en ce lieu.--Et toutes les fois que vous serez fatigués de le porter, reposez-vous, tandis que je ferai entendre mes lamentations sur le corps du roi Henri.
(Les porteurs reprennent le corps et se remettent en marche.)
(Entre Glocester.)
GLOCESTER.--Arrêtez, vous qui portez ce corps; posez-le à terre.
ANNE.--Quel noir magicien évoque ici ce démon, pour venir mettre obstacle aux oeuvres pieuses de la charité?
GLOCESTER.--Misérables, posez ce corps, vous dis-je; ou, par saint Paul, je fais un corps mort du premier qui me désobéira.
ANNE.--Milord, rangez-vous, et laissez passer ce cercueil.
GLOCESTER.--Chien mal-appris! Arrête quand je te l'ordonne: relève ta hallebarde de dessous ma poitrine; ou, par saint Paul, je t'étends à terre d'un seul coup, et je te foule sous mes pieds, malotru, pour punir ton audace.
(Les porteurs déposent le corps.)
ANNE.--Quoi! vous tremblez? vous avez peur?--Hélas! je ne vous blâme point. Vous êtes des mortels, et les yeux des mortels ne peuvent soutenir la vue du démon... Eloigne-toi, effroyable ministre des enfers!--Tu n'avais de pouvoir que sur son corps mortel: tu ne peux en avoir sur son âme; ainsi, va-t'en.
GLOCESTER.--Douce sainte, au nom de la charité, point tant d'imprécations.
ANNE.--Horrible démon, au nom de Dieu, loin d'ici, et laisse-nous en paix. Tu as établi ton enfer sur cette heureuse terre que tu as remplie de cris de malédiction, et de profondes exclamations de douleur. Si tu te plais à contempler tes odieux forfaits, regarde cet échantillon de tes assassinats. Oh! voyez, voyez! les blessures de Henri mort rouvrent leurs bouches glacées, et saignent de nouveau. Rougis, rougis de honte, masse odieuse de difformités: car c'est ta présence qui fait sortir le sang de ces vides et froides veines qui ne contenaient plus de sang. C'est ton forfait inhumain et contre nature qui provoque ce déluge contre nature.--O Dieu, qui formas ce sang, venge sa mort! Terre qui bois ce sang, venge sa mort! Ciel, d'un trait de ta foudre frappe à mort le meurtrier; ou bien ouvre ton soin, ô terre, et dévore-le à l'instant comme tu engloutis le sang de ce bon roi, qu'a assassiné son bras conduit par l'enfer.
GLOCESTER.--Madame, vous ignorez les règles de la charité, qui rend le bien pour le mal, et bénit ceux qui nous maudissent.
ANNE.--Scélérat, tu ne connais aucune loi, ni divine ni humaine: il n'est point de bête si féroce qui ne sente quelque atteinte de pitié.
GLOCESTER.--Je n'en sens aucune, preuve que je ne suis point une de ces bêtes.
ANNE.--O prodige! entendre le diable dire la vérité!
GLOCESTER.--Il est encore plus prodigieux de voir un ange se mettre ainsi en colère.--Souffrez, divine perfection entre les femmes, que je puisse me justifier en détail de ces crimes supposés.
ANNE.--Souffre plutôt, monstre d'infection entre tous les hommes, que, pour ces crimes bien connus, je maudisse en détail ta personne maudite.
GLOCESTER.--Toi, qui es trop belle pour que des noms puissent exprimer ta beauté, accorde-moi avec patience quelques instants pour m'excuser.
ANNE.--Toi qui es plus odieux que le coeur ne peut le concevoir, il n'est pour toi d'autre excuse admissible que d'aller te pendre.
GLOCESTER.--Par un pareil désespoir je m'accuserais moi-même.
ANNE.--Et c'est par le désespoir que tu pourrais t'excuser, en faisant sur toi-même une juste vengeance de l'injuste carnage que tu fais des autres.
GLOCESTER.--Dites, si je ne les avais pas tués?
ANNE.--Eh bien, alors ils ne seraient pas morts! mais ils sont morts, et par toi, scélérat diabolique.
GLOCESTER.--Je n'ai point tué votre mari.
ANNE.--Il est donc vivant?
GLOCESTER.--Non, il est mort; il a été tué de la main d'Édouard.
ANNE.--Tu as menti par ton infâme gorge.--La reine Marguerite a vu ton épée meurtrière fumante de son sang, cette même épée que tu allais ensuite diriger contre elle-même, si tes frères n'en eussent écarté la pointe.
GLOCESTER.--Je fus provoqué par sa langue calomnieuse, qui chargeait de leur crime ma tête innocente.
ANNE.--Tu fus provoqué par ton âme sanguinaire, qui ne rêva jamais que sang et carnage.--N'as-tu pas tué ce roi?
GLOCESTER.--Je vous l'accorde.
ANNE.--Tu l'accordes, porc-épic? Eh bien, que Dieu m'accorde donc aussi que tu sois damné pour cette action maudite!--Oh! il était bon, doux, vertueux.
GLOCESTER.--Il n'en était que plus digne du Roi du ciel, qui le possède maintenant.
ANNE.--Il est dans le ciel, où tu n'entreras jamais.
GLOCESTER.--Qu'il me remercie donc de l'y avoir envoyé: il était plus fait pour ce séjour que pour la terre.
ANNE.--Et toi, tu n'es fait pour aucun autre séjour que l'enfer.
GLOCESTER.--Il y aurait encore une autre place, si vous me permettiez de la nommer.
ANNE.--Quelque cachot, sans doute.
GLOCESTER.--Votre chambre à coucher.
ANNE.--Que l'insomnie habite la chambre où tu reposes!
GLOCESTER.--Elle l'habitera, madame, jusqu'à ce que j'y repose entre vos bras 2.
ANNE.--Je l'espère ainsi.
GLOCESTER.--Et moi, j'en suis sûr.--Mais, aimable lady Anne, finissons cet assaut de mots piquants, et discutons d'une manière plus posée.--L'auteur de la mort prématurée de ces Plantagenet, Henri et Édouard, n'est-il pas aussi condamnable que celui qui en a été l'instrument?
ANNE.--Tu en as été la cause, et de toi est sorti cet effet maudit.
GLOCESTER.--C'est votre beauté qui a été la cause de cet effet. Oui, votre beauté qui m'obsédait pendant mon sommeil, et me ferait entreprendre de donner la mort au monde entier, si je pouvais à ce prix vivre seulement une heure sur votre sein charmant.
ANNE.--Si je pouvais le croire, je te déclare, homicide, que tu me verrais déchirer de mes ongles la beauté de mon visage.
GLOCESTER.--Jamais mes yeux ne supporteraient la destruction de cette beauté. Vous ne parviendrez pas à l'outrager, tant que je serai présent. C'est elle qui m'anime comme le soleil anime le monde: elle est ma lumière, ma vie.
ANNE.--Que la sombre nuit enveloppe ta lumière, que la mort éteigne ta vie!
GLOCESTER.--Ne prononce pas de malédictions contre toi-même, belle créature; tu es pour moi l'une et l'autre.
ANNE.--Je le voudrais bien, pour me venger de toi.
GLOCESTER.--C'est une haine bien contre nature, que de vouloir te venger de celui qui t'aime!
ANNE.--C'est une haine juste et raisonnable, que de vouloir être vengée de celui qui a tué mon mari.
GLOCESTER.--Celui qui t'a privée de ton mari ne l'a fait que pour t'en procurer un meilleur.
ANNE.--Il n'en existe point de meilleur que lui sur la terre.
GLOCESTER.--Il en est un qui vous aime plus qu'il ne vous aimait.
ANNE.--Nomme-le.
GLOCESTER.--Plantagenet.
ANNE.--Eh! c'était lui.
GLOCESTER.--C'en est un du même nom; mais d'une bien meilleure nature.
ANNE.--Où donc est-il?
GLOCESTER.--Le voilà. (Elle lui crache au visage.) Pourquoi me craches-tu au visage?
ANNE.--Je voudrais, à cause de toi, que ce fût un mortel poison.
GLOCESTER.--Jamais poison ne vint d'un si doux endroit.
ANNE.--Jamais poison ne tomba sur un plus odieux crapaud.--Ote-toi de mes yeux; ta vue finirait par me rendre malade.
GLOCESTER.--C'est de tes yeux, douce beauté, que les miens ont pris mon mal.
ANNE.--Que n'ont-ils le regard du basilic pour te donner la mort!
GLOCESTER.--Je le voudrais, afin de mourir tout d'un coup, au lieu qu'ils me font mourir sans m'ôter la vie. Tes yeux ont tiré des miens des larmes amères. Ils les ont fait honteusement rougir de pleurs puérils, ces yeux qui ne versèrent jamais une larme de pitié, ni quand mon père York et Édouard pleurèrent au douloureux gémissement que poussa Rutland dans l'instant où l'affreux Clifford le perça de son épée; ni lorsque ton belliqueux père, me faisant le funeste récit de la mort de mon père, s'interrompit vingt fois pour pleurer et sangloter comme un enfant, et que tous les assistants avaient les joues trempées de larmes, comme des arbres chargés des gouttes de la pluie; en ces tristes instants mes yeux virils ont dédaigné de s'humecter d'une seule larme; mais ce que n'ont pu faire toutes ces douleurs, ta beauté l'a fait, et mes yeux sont aveuglés de pleurs. Jamais je n'ai supplié ni ami ni ennemi; jamais ma langue ne put apprendre un doux mot capable d'adoucir la colère; mais aujourd'hui que ta beauté peut en être le prix, mon coeur superbe sait supplier, et pousse ma langue à parler. (Anne le regarde avec dédain.) Ah! n'enseigne pas à tes lèvres cette expression de mépris: elles ont été faites pour le baiser et non pour l'outrage. Si ton coeur vindicatif ne sait pas pardonner, tiens, je te prête cette épée acérée: si tel est ton désir, enfonce-la dans ce coeur sincère, et fais enfuir une âme qui t'adore: j'offre mon sein nu au coup mortel, et à tes genoux je te demande humblement la mort. (Il découvre son sein: Anne dirige l'épée contre lui.) Non, n'hésite pas: j'ai tué le roi Henri.--Mais ce fut ta beauté qui m'y entraîna. Allons, hâte-toi.--C'est moi qui ai poignardé le jeune Édouard. (Elle dirige de nouveau l'épée contre lui.) Mais ce fut ce visage céleste qui poussa mes coups. (Elle laisse tomber l'épée.) Relève cette épée ou relève-moi.
ANNE.--Lève-toi, fourbe: quoique je désire ta mort, je ne veux pas être ton bourreau.
GLOCESTER.--Eh bien, ordonne-moi de me tuer, et je t'obéirai.
ANNE.--Je te l'ai déjà dit.
GLOCESTER.--C'était dans ta colère.... Redis-le encore; et au moment où tu auras prononcé l'ordre, cette main qui, par amour pour toi, tua l'objet de ton amour, tuera encore, par amour pour toi, un amant bien plus sincère. Tu auras contribué à leur mort à tous deux.
ANNE.--Plût à Dieu que je pusse connaître ton coeur!
GLOCESTER.--Ma langue vous le représente.
ANNE.--Je crains bien qu'ils ne soient faux tous deux.
GLOCESTER.--Il n'y eut donc jamais d'homme sincère.
ANNE.--Bien, bien; reprenez votre épée.
GLOCESTER.--Dis donc que tu m'as pardonné.
ANNE.--Vous le saurez par la suite.
GLOCESTER.--Mais puis-je avoir de l'espérance?
ANNE.--Tous les hommes l'ont: espère.
GLOCESTER.--Daigne porter cet anneau.
ANNE met l'anneau à son doigt.--Recevoir n'est pas donner.
GLOCESTER.--Vois comme cet anneau entoure ton doigt: c'est ainsi que mon pauvre coeur est enfermé dans ton sein. Use de tous deux, car tous deux sont à toi; et si ton pauvre et dévoué serviteur peut encore solliciter de ta gracieuse beauté une seule faveur, tu assures son bonheur pour jamais.
ANNE.--Quelle est cette faveur?
GLOCESTER.--Qu'il vous plaise de laisser ce triste emploi à celui qui a plus que vous sujet de se couvrir de deuil; et d'aller d'ici vous reposer à Crosby où, dès que j'aurai solennellement fait inhumer ce noble roi dans le monastère de Chertsey, et arrosé son tombeau des larmes de mon repentir, j'irai vous retrouver encore avec un vertueux empressement. Pour plusieurs raisons que vous ignorez, je vous en conjure, accordez-moi cette grâce.
ANNE.--De tout mon coeur; et j'ai bien de la joie de vous voir si touché de repentir.--Tressel, et vous, Berkley, accompagnez-moi.
GLOCESTER.--Dites-moi donc adieu?
ANNE.--C'est plus que vous ne méritez: mais puisque vous m'instruisez à vous flatter, imaginez-vous que je vous ai dit adieu.
(Lady Anne sort avec Tressel et Berkley).
GLOCESTER.--Allons, vous autres, emportez ce corps.
UN DES OFFICIERS.--A Chertsey, noble lord?
GLOCESTER.--Non, à White-Friars.--Et attendez-moi là. (Le cortège sort avec le corps.) A-t-on jamais fait la cour à une femme de cette manière? a-t-on jamais fait de cette manière la conquête d'une femme? Je l'aurai, mais je ne compte pas la garder longtemps.--Quoi! moi qui ai tué son époux et son père, l'attaquer au plus fort de la haine qu'elle a pour moi dans le coeur, les malédictions à la bouche, les larmes dans les yeux, et en présence de l'objet sanglant qui excite sa vengeance! Dieu, sa conscience et ce cercueil sollicitaient contre moi; et moi, sans aucun ami pour appuyer mes sollicitations, que le diable en personne et mes regards dissimulés! Et en venir à bout! c'est du moins ce qu'on peut parier, le monde contre rien.--Ah! a-t-elle donc déjà oublié son époux, ce brave Édouard, que j'ai, il y a à peu près trois mois, poignardé à Tewksbury dans ma fureur? Le plus gracieux et le plus aimable gentilhomme que puisse jamais offrir l'univers entier, formé par la nature avec prodigalité; jeune, vaillant, sage, et l'on n'en peut douter, tout fait pour être roi? Et elle abaisse ses regards sur moi qui ai moissonné dans son riche printemps cet aimable prince, et qui ai fait de son lit le séjour d'un douloureux veuvage! sur moi, qui tout entier ne vaux pas la moitié de ce que valait Édouard! sur moi, boiteux et si horriblement contrefait! Mon duché contre un misérable denier, que je me suis mépris tout ce temps sur ma personne. Sur ma vie, elle trouve, quoique je n'en puisse faire autant, que je suis un homme singulièrement bien tourné. Allons, je veux faire emplette de miroirs, et entretenir à mes frais quelques douzaines de tailleurs, pour étudier les modes et en parer ma personne: puisque me voilà parvenu à gagner ses bonnes grâces, je ferai bien quelques frais pour me maintenir dans cette heureuse situation.--Mais commençons par faire loger le compagnon dans son tombeau, et ensuite je reviendrai soupirer aux genoux de ma belle.--Brillant soleil, luis en attendant que j'achète un miroir, afin qu'en marchant je puisse voir mon ombre.
(Il sort.)
SCÈNE III
Toujours à Londres.--Un appartement dans le palais.
Entrent LA REINE ELISABETH, LORD RIVERS ET LORD GREY.
RIVERS.--Madame, calmez-vous: il n'est pas douteux que Sa Majesté ne recouvre bientôt sa santé accoutumée.
GREY.--Vos inquiétudes ne font qu'aggraver son mal. Ainsi, au nom de Dieu, prenez meilleure espérance, et tâchez de réjouir Sa Majesté par des discours gais et animés.
ÉLISABETH.--S'il était mort, que deviendrais-je?
GREY.--Vous n'auriez d'autre malheur que la perte d'un tel époux.
ÉLISABETH.--La perte d'un tel époux renferme tous les malheurs.
GREY.--Le ciel vous a fait don d'un excellent fils pour être votre consolateur et votre appui quand le roi ne sera plus.
ÉLISABETH.--Ah! il est jeune, et sa minorité est confiée aux soins de Richard de Glocester, à un homme qui ne m'aime point, ni aucun de vous.
RIVERS.--Est-il décidé qu'il sera protecteur?
ÉLISABETH.--Cela est décidé. Cela n'est pas encore fait, mais cela sera nécessairement si le roi vient à manquer.
(Entrent Buckingham et Stanley).
GREY.--Voici les lords Buckingham et Stanley.
BUCKINGHAM.--Mes bons souhaits à Votre royale Majesté.
STANLEY.--Dieu veuille rendre à Votre Majesté le bonheur et la joie.
ÉLISABETH.--La comtesse de Richmond 3, mon cher lord Stanley, aurait bien de la peine à dire amen à cette bonne prière. Cependant, Stanley, quoiqu'elle soit votre femme et qu'elle ne m'aime pas, soyez bien sûr, mon bon lord, que son orgueilleuse arrogance ne vous attire point ma haine.
STANLEY.--Je vous supplie, ou de ne pas ajouter foi aux propos calomnieux de ses jaloux et perfides accusateurs, ou, quand l'accusation sera fondée, d'avoir de l'indulgence pour sa faiblesse, résultat de l'aigreur que donne la maladie, et non d'aucune mauvaise volonté réelle.
ÉLISABETH.--Avez-vous vu le roi aujourd'hui, milord?
STANLEY.--Nous sortons dans le moment, le duc de Buckingham et moi, de faire visite à Sa Majesté.
ÉLISABETH.--Voyez-vous, milords, quelque apparence que sa santé puisse s'améliorer?
BUCKINGHAM.--Madame, il y a tout lieu d'espérer. Sa Majesté parle avec gaieté.
ÉLISABETH.--Que Dieu lui accorde la santé! Avez-vous parlé d'affaires avec lui?
BUCKINGHAM.--Oui, madame. Il désire fort pacifier les différends du duc de Glocester avec vos frères, et ceux de vos frères avec milord chambellan: il vient de les mander tous devant lui.
ÉLISABETH.--Dieu veuille que tout s'arrange! mais cela ne sera jamais.--Je crains bien que notre bonheur ait atteint son dernier terme.
(Entrent Glocester, Hastings et Dorset.)
GLOCESTER.--Ils me calomnient, et je ne le souffrirai pas.--Qui sont-ils, ceux qui se plaignent au roi que je leur fais mauvaise mine, et que je ne les aime pas? Par saint Paul! ils aiment bien peu Sa Grâce, ceux qui remplissent ses oreilles de semblables tracasseries! Parce que je ne sais pas flatter, dire de belles paroles, sourire aux gens, cajoler, feindre, tromper, saluer d'un coup de tête à la française, et avec des singeries de politesse, il faudra qu'on m'accuse de rancune et d'inimitié! Un homme franc et qui ne pense point à mal ne saurait-il éviter que sa sincérité ne soit mal interprétée par de fourbes et insinuants faquins vêtus de soie?
GREY.--A qui, dans cette assemblée, Votre Grâce nous fait-elle l'honneur de s'adresser?
GLOCESTER.--A toi, qui n'as pas plus de probité que 4 d'honneur. Quand t'ai-je fait tort? ou à toi, ou à toi (en montrant les autres lords), à aucun de votre cabale? Dieu vous confonde tous! Sa Majesté..... (que Dieu veuille conserver plus longtemps que vous ne le souhaitez!) ne peut respirer un moment tranquille, que vous n'alliez la fatiguer de vos infâmes délations.
Note 4: (retour)To whom in all this presence speaks your grace?
--To thee that hast nor honesty nor grace.
Il a fallu, pour conserver quelque chose de la forme de cette réplique de Glocester, substituer le mot honneur au mot grâce, qui ne peut s'entendre en français dans le sens qu'il a ici en anglais.
ÉLISABETH.--Mon frère de Glocester, vous avez mal pris la chose. Le roi, de sa propre et royale volonté, et sans en avoir été sollicité par personne, ayant en vue, apparemment, la haine que vous nourrissez dans votre coeur, et qui éclate dans votre conduite, contre mes enfants, mes frères et moi-même, vous mande auprès de lui, afin de prendre connaissance des motifs de votre mauvaise volonté pour travailler à les écarter.
GLOCESTER.--Je ne saurais dire, mais le monde est devenu si pervers, que le roitelet vient picoter là où n'oserait percher l'aigle.--Depuis que tant de Gros-Jean sont devenus gentilshommes, bien des gentilshommes sont redevenus Gros-Jean.
ÉLISABETH.--Allons, allons, mon frère Glocester, nous devinons votre pensée. Vous êtes blessé de mon élévation et de l'avancement de mes amis: Dieu nous fasse la grâce de n'avoir jamais besoin de vous!
GLOCESTER.--En attendant, Dieu nous fait la grâce, madame, d'avoir besoin de vous: c'est par vos menées que mon frère est emprisonné, que je suis moi-même disgracié, et que la noblesse du royaume est tenue en mépris; tandis qu'on fait tous les jours de nombreuses promotions pour anoblir des personnages qui, deux jours auparavant, avaient à peine un noble.
ÉLISABETH.--Au nom de Celui qui, du sein de la destinée tranquille où je vivais satisfaite, m'a élevée à cette grandeur pleine d'inquiétudes, je jure que jamais je n'ai aigri Sa Majesté contre le duc de Clarence, et qu'au contraire j'ai plaidé sa cause avec chaleur. Milord, vous me faites une honteuse injure de jeter sur moi, contre toute vérité, ces soupçons déshonorants.
GLOCESTER.--Vous êtes capable de nier que vous avez été la cause de l'emprisonnement de milord Hastings?
RIVERS.--Elle le peut, milord; car...
GLOCESTER.--Elle le peut, lord Rivers? et qui ne le sait pas qu'elle le peut? Elle peut vraiment faire bien plus que le nier: elle peut encore vous faire obtenir nombre d'importantes faveurs et nier après que sa main vous ait secondé, et faire honneur de toutes ces dignités à votre rare mérite. Que ne peut-elle pas? Elle peut!... oui, par la messe 5, elle peut...
Note 5: (retour)Ay marry may she!
--What marry may she?
--What marry may she? marry with a king.
Il y a ici un jeu de mots entre le mot marry, espèce de serment, et marry, qui signifie marier, épouser. Il a fallu, pour conserver quelque sens à cette partie du dialogue, substituer à marry le serment par la messe, assez familier aux Anglais de cette époque.
RIVERS.--Eh bien! par la messe, que peut-elle?...
GLOCESTER.--Ce qu'elle peut, par la messe! épouser un roi, un beau jeune adolescent. Nous savons que votre grand'mère n'a pas trouvé un si bon parti.
ÉLISABETH.--Milord de Glocester, j'ai trop longtemps enduré vos insultes grossières, et vos brocards amers. Par le ciel! j'informerai Sa Majesté de ces odieux outrages que j'ai tant de fois soufferts avec patience. J'aimerais mieux être servante de ferme que d'être une grande reine à cette condition d'être ainsi tourmentée, insultée, et en butte à vos emportements. Je trouve bien peu de joie à être reine d'Angleterre!
(Entre la reine Marguerite, qui demeure en arrière).
MARGUERITE.--Et ce peu, puisse-t-il être encore diminué! Mon Dieu, je te le demande! Tes honneurs, ta grandeur, et le trône où tu t'assieds, sont à moi.
GLOCESTER, à Élisabeth.--Quoi! vous me menacez de vous plaindre au roi? Allez l'instruire, et ne m'épargnez pas: comptez que ce que je vous ai dit, je le soutiendrai en présence du roi: je brave le danger d'être envoyé à la Tour. Il est temps que je parle: on a tout à fait oublié mes travaux.
MARGUERITE, toujours derrière.--Odieux démon! Je ne m'en souviens que trop. Tu as tué, dans la Tour, mon époux Henri, et mon pauvre fils Édouard à Tewksbury.
GLOCESTER, à Élisabeth.--Avant que vous fussiez reine, ou votre époux roi, j'étais le cheval de peine dans toutes ses affaires, l'exterminateur de ses fiers ennemis, le rémunérateur prodigue de ses amis; pour couronner son sang, j'ai versé le mien.
MARGUERITE.--Oui, et un sang bien meilleur que le sien ou le tien.
GLOCESTER, à Élisabeth.--Et pendant tout ce temps, vous et votre mari Grey, combattiez pour la maison de Lancastre; et vous aussi, Rivers.--Votre mari n'a-t-il pas été tué dans le parti de Marguerite, à la bataille de Saint-Albans? Laissez-moi vous remettre en mémoire, si vous l'oubliez, ce que vous étiez alors, et ce que vous êtes aujourd'hui; et en même temps ce que j'étais moi, et ce que je suis.
MARGUERITE.--Un infâme meurtrier, et tu l'es encore.
GLOCESTER.--Le pauvre Clarence abandonna son père Warwick, et se rendit parjure. Que Jésus le lui pardonne!....
MARGUERITE.--Que Dieu l'en punisse!
GLOCESTER.--Pour combattre en faveur des droits d'Édouard à la couronne, et pour son salaire, ce pauvre lord est dans les fers! Plût à Dieu que j'eusse comme Édouard un coeur de roche, ou que celui d'Édouard fût tendre et compatissant comme le mien! Je suis, pour le monde où nous vivons, d'une sensibilité vraiment trop puérile.
MARGUERITE.--Fuis donc aux enfers, de par l'honneur, et quitte ce monde, démon infernal; c'est là qu'est ton royaume.
RIVERS.--Milord de Glocester, dans ces temps difficiles, où vous nous reprochez d'avoir été les ennemis de votre maison, nous avons suivi notre maître, notre légitime souverain; nous en ferions de même pour vous si vous deveniez notre roi.
GLOCESTER.--Si je le devenais? J'aimerais mieux être porte-balle: loin de mon coeur une pareille pensée!
ÉLISABETH.--Milord, quand vous vous figurez qu'il y ait si peu de joie à être roi d'Angleterre, vous pouvez vous figurer aussi que je n'ai pas plus de joie à en être reine.
MARGUERITE.--La reine d'Angleterre goûte, en effet, très peu de joie, car c'est moi qui le suis, et je n'en ai plus aucune.--Je ne peux me contenir plus longtemps. (Elle s'avance.) Écoutez-moi, pirates querelleurs, qui vous disputez le partage des dépouilles que vous m'avez enlevées: qui de vous peut me regarder sans trembler? Si vous ne vous inclinez pas comme des sujets soumis, devant moi votre reine, c'est comme des rebelles que vous frissonnez devant moi que vous avez déposée. (A Glocester.) Ah! brigand de noble race, ne te détourne pas.
GLOCESTER.--Abominable sorcière ridée, que viens-tu offrir à ma vue?
MARGUERITE.--L'image de ce que tu as détruit; c'est là ce que je veux faire, avant de te laisser partir.
GLOCESTER.--N'as-tu pas été bannie sous peine de mort?
MARGUERITE.--Oui, je l'ai été: mais je trouve l'exil plus cruel que ne serait la mort pour être restée en ces lieux.--Tu me dois un époux et un fils!--(à la reine Élisabeth) et toi, un royaume; (à l'assemblée) et vous tous l'obéissance: mes douleurs vous appartiennent de droit, et tous les biens que vous usurpez sont à moi.
GLOCESTER.--La malédiction qu'appela sur toi mon noble père, lorsque tu ceignis son front belliqueux d'une couronne de papier, et que par tes outrages tu fis couler de ses yeux des torrents de larmes, et qu'ensuite, pour les essuyer, tu lui présentas un mouchoir trempé dans le sang innocent du charmant Rutland; ces malédictions que, dans l'amertume de son coeur, il invoqua contre toi, sont tombées sur sa tête: c'est Dieu, et non pas nous, qui a puni ton action sanguinaire.
ÉLISABETH.--Dieu montre sa justice en faisant droit à l'innocent!
HASTINGS.--Oh! ce fut l'action la plus odieuse, d'égorger cet enfant; le trait le plus impitoyable dont on ait jamais entendu parler!
RIVERS.--Les tyrans mêmes pleurèrent, quand on leur en fit le récit.
DORSET.--Il n'est personne qui n'en ait prédit la vengeance.
BUCKINGHAM.--Northumberland qui y était présent en pleura.
MARGUERITE.--Quoi! vous étiez à vous quereller et tout prêts à vous prendre à la gorge avant que j'arrivasse, et maintenant vous tournez toutes vos haines contre moi! Les malédictions d'York ont-elles donc eu tant de pouvoir sur le ciel, que la mort de Henri, la mort de mon aimable Édouard, la perte de leur couronne, et mon déplorable bannissement aient seulement servi de satisfaction pour la mort de ce méchant petit morveux? Les malédictions peuvent-elles percer les nuages et pénétrer dans les cieux? S'il en est ainsi, nuages épais, donnez passage à mes rapides imprécations.--Qu'au défaut de la guerre, votre roi périsse par la débauche, comme le nôtre a péri par le meurtre, pour le faire roi! (A la reine.) Qu'Édouard ton fils, aujourd'hui prince de Galles, pour me payer Édouard, mon fils, avant lui prince de Galles, périsse dans sa jeunesse, par une fin violente! Et toi, qui es reine, pour ma vengeance à moi qui étais reine, puisses-tu survivre à tes grandeurs, comme moi, malheureuse que je suis! Puisses-tu vivre longtemps pour pleurer longtemps la perte de tes enfants, et en voir une autre parée de tes dépouilles, comme je te vois aujourd'hui à ma place! Que tes jours de bonheur expirent longtemps avant ta mort, et après de longues heures de peine; meurs après avoir cessé d'être mère, d'être épouse, d'être reine d'Angleterre! Rivers, et toi, vous étiez présents, et tu l'étais aussi, lord Hastings, lorsque mon fils fut percé de leurs poignards sanglants. Que Dieu, je l'en conjure, ne laisse vivre aucun de vous, jusqu'au terme naturel de sa vie, mais qu'un accident imprévu tranche vos jours!
GLOCESTER.--Mégère, as-tu fini ta conjuration, vieille et détestable sorcière que tu es?
MARGUERITE.--Et je t'oublierais, toi! Arrête, chien: il faut que tu m'entendes. Si le Ciel tient en réserve quelques châtiments douloureux, plus cruels que ceux que je peux te souhaiter, oh! qu'il les retienne encore jusqu'à ce que la mesure de tes forfaits soit comblée, et qu'alors il précipite sur toi leur indignation, perturbateur du repos de ce triste univers! Que le ver de la conscience ronge ton âme sans relâche! que, tant que tu vivras, tes amis te soient suspects comme traîtres, et que les traîtres les plus perfides soient pris par toi pour tes meilleurs amis! Que jamais le sommeil ne ferme ton oeil de mort, si ce n'est pour qu'un songe terrible t'épouvante d'une troupe infernale de hideux démons; avorton dévoué par les fées, pourceau dévastateur 6, marqué à ta naissance pour être le rebut de la nature, et le fils de l'enfer! toi, l'opprobre du ventre pesant de ta mère, fruit abhorré des reins de ton père, lambeau déshonoré! détestable....
GLOCESTER.--Marguerite!
MARGUERITE.--Richard!
GLOCESTER.--Quoi?
MARGUERITE.--Je ne t'appelle point.
GLOCESTER.--En ce cas, pardonne; j'avais cru que tous ces noms odieux s'adressaient à moi.
MARGUERITE.--Oui, c'était à toi; mais je n'attendais pas de réponse.--Oh! laisse-moi finir mon imprécation.
GLOCESTER.--Je l'ai finie, moi; elle se termine par ce nom: Marguerite.
ÉLISABETH.--Ainsi, toutes vos imprécations retombent sur vous-même.
MARGUERITE.--Pauvre reine en peinture! Vain fantôme de mes grandeurs! pourquoi répandre le sucre devant cette araignée au large ventre 7 dont la toile funeste t'enveloppe de toutes parts? Insensée, insensée! tu aiguises le couteau qui doit t'égorger! Un jour viendra où tu imploreras mon secours pour t'aider à maudire ce venimeux crapaud de bossu.
HASTINGS.--Fausse prophétesse, finis tes frénétiques imprécations, ou crains, pour ton malheur, de lasser notre patience.
MARGUERITE.--Opprobre sur vous tous: vous avez tous lassé la mienne.
RIVERS.--Si l'on vous faisait justice, on vous apprendrait votre devoir.
MARGUERITE.--Pour me faire justice, vous devriez tous me rendre vos devoirs, m'enseigner à être votre reine, et apprendre, vous, à être mes sujets: oh! faites-moi justice, et apprenez vous-mêmes à observer ce devoir.
DORSET.--Ne disputez point avec elle; c'est une lunatique.
MARGUERITE.--Silence, maître marquis; point tant d'insolence. Vos dignités, tout nouvellement frappées, commencent à peine à avoir cours. Oh! si votre noblesse toute jeune encore pouvait juger ce que c'est que de perdre son rang, et de tomber dans la misère! Ceux qui se trouvent placés sur les hauteurs sont exposés à un bien plus grand nombre de coups de vents, et s'ils tombent, ils se brisent en mille morceaux.
GLOCESTER.--Le conseil est bon, vraiment! retenez-le, retenez-le, marquis.
DORSET.--Il vous regarde, milord, autant que moi.
GLOCESTER.--Sans doute, et beaucoup plus. Mais je suis né à une telle élévation que notre nid, bâti sur la cime du cèdre, se joue dans les vents et brave le soleil.
MARGUERITE.--Et le plonge dans les ténèbres.--Hélas, hélas! témoin mon fils, qui maintenant est plongé dans les ombres de la mort, lui, dont ta rage ténébreuse a enveloppé les purs et brillants rayons dans une nuit éternelle. Votre aire a été bâtie dans notre nid aérien 8. O Dieu qui le vois, ne le souffre pas! Il a été conquis par le sang; qu'il soit perdu de même.
BUCKINGHAM.--Cessez, cessez, par pudeur, si ce n'est par charité.
MARGUERITE.--Ne me parlez ni de charité ni de pudeur. Vous en avez agi avec moi sans charité, et vous avez sans pudeur moissonné cruellement toutes mes espérances. Ma charité, c'est l'outrage; si je rougis, c'est de vivre; et puisse ma honte entretenir à jamais la rage de ma douleur!
BUCKINGHAM.--Finissez, finissez.
MARGUERITE.--Oh! noble Buckingham! je baise ta main en signe d'union et d'amitié avec toi. Que le bonheur te suive, toi et ton illustre maison! Tes vêtements ne sont pas teints de notre sang, et tu n'es pas compris dans mes malédictions.
BUCKINGHAM.--Non, ni personne de ceux qui sont ici: les malédictions expirent en sortant de la bouche qui les exhale dans l'air.
MARGUERITE.--Moi, je ne puis m'empêcher de croire qu'elles s'élèvent au ciel, et qu'elles y interrompent le doux sommeil de la miséricorde de Dieu. O Buckingham! prends garde à ce chien; sois sûr que quand il flatte c'est pour mordre, et que quand il mord, le venin de sa dent s'aigrit jusqu'à causer la mort. N'aie rien à démêler avec lui; prends garde à lui: le péché, le crime et l'enfer l'ont marqué de leur sceau, et tous leurs ministres l'environnent.
GLOCESTER.--Que dit-elle, milord Buckingham?
BUCKINGHAM.--Rien qui arrête mon attention, mon gracieux lord.
MARGUERITE.--Quoi! tu payes de mépris mes conseils bienveillants, et tu flattes le démon que je t'avertis d'éviter! Oh! ne manque pas de te le rappeler un jour, lorsqu'il brisera ton coeur d'amertume; et dis alors: l'infortunée Marguerite l'avait prédit. Vivez tous pour être les objets de sa haine, lui de la vôtre, et tous, tant que vous êtes, de celle de Dieu.
(Elle sort.)
BUCKINGHAM.--Mes cheveux se dressent d'entendre ses imprécations.
RIVERS.--Et les miens aussi: je m'étonne de ce qu'on la laisse en liberté.
GLOCESTER.--Je ne puis la blâmer. Par la sainte mère de Dieu, elle a essuyé de trop cruels outrages, et je me repens, en mon particulier, du mal que je lui ai fait.
ÉLISABETH.--Je ne me rappelle pas, moi, lui avoir jamais fait aucun tort.
GLOCESTER.--Et cependant vous recueillez tout le profit de ses pertes. Moi, j'ai été trop ardent à servir les intérêts de quelqu'un qui est trop froid pour s'en souvenir encore. C'est comme Clarence: vraiment, il en est bien récompensé! Voilà, pour sa peine, qu'on l'a mis à engraisser sous le toit à porcs. Dieu veuille pardonner à ceux qui en sont la cause!
RIVERS.--C'est finir vertueusement et chrétiennement, que de prier pour ceux qui nous ont fait du mal.
GLOCESTER.--C'est toujours ma coutume, et je la crois sage (à part), car si j'avais maudit en ce moment, je me serais maudit moi-même.
(Entre Catesby.)
CATESBY.--Madame, Sa Majesté vous demande, (à Richard) ainsi que Votre Grâce; et vous aussi, mes nobles lords.
ÉLISABETH.--Catesby, je vous suis.--Lords, voulez-vous venir avec moi?
RIVERS.--Madame, nous allons accompagner Votre Majesté.
(Ils sortent tous, excepté Glocester.)
GLOCESTER.--Je fais le mal, et je crie le premier. Toutes les méchancetés que j'ourdis en secret, je les fais peser sur le compte des autres. Clarence, que moi seul j'ai fait mettre à l'ombre, je le pleure devant quantité de pauvres oisons comme Stanley, Hastings, Buckingham; et je leur dis que c'est la reine et sa famille qui aigrissent le roi contre le duc mon frère: les en voilà tous persuadés; et ils m'excitent à me venger de Rivers, de Vaughan et de Grey; mais je leur réponds, avec un soupir accompagné d'un lambeau de l'Écriture, que Dieu nous ordonne de rendre le bien pour le mal: c'est ainsi que je couvre la nudité de ma scélératesse de quelque vain bout de phrase volé aux livres sacrés, et je parais un saint, précisément lorsque je joue le mieux le rôle du diable!--Mais, silence; voilà mes exécuteurs. (Entrent deux assassins.) Eh bien, mes braves, mes robustes et résolus compagnons, êtes-vous prêts à finir cette affaire?
PREMIER ASSASSIN.--Tout prêts, milord; et nous venons chercher un ordre qui nous autorise à pénétrer jusqu'aux lieux où il est.
GLOCESTER.--J'y ai bien pensé: je l'ai ici sur moi. (Il leur donne l'ordre.) Dès que vous aurez fini, réfugiez-vous à Crosby. Mais, messieurs, de la promptitude dans l'exécution, et soyez inexorables. Ne vous arrêtez point à l'entendre plaider; car Clarence parle bien, et peut-être finirait-il par exciter vos coeurs à la pitié, si vous écoutiez ses discours.
SECOND ASSASSIN.--Allez, allez, milord, nous ne nous amuserons pas à babiller: les grands parleurs ne sont pas bons pour l'action. Soyez certain que nous allons agir du bras, et non pas de la langue.
GLOCESTER.--Oui, vos yeux pleurent des meules de moulin, quand les imbéciles versent des larmes. Vous me plaisez tout à fait, mes enfants. Sur-le-champ à l'ouvrage... Allez, allez, dépêchez.
PREMIER ASSASSIN.--Nous y allons, mon noble lord.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
A Londres.--Une chambre dans la Tour.
Entrent CLARENCE ET BRAKENBURY.
BRAKENBURY.--D'où vous vient aujourd'hui, milord, cet air si abattu?
CLARENCE.--Oh! j'ai passé une nuit déplorable, une nuit si pleine de songes effrayants et de fantômes hideux, qu'en vérité, comme je suis un fidèle chrétien, je ne voudrais pas en passer une autre semblable, dussé-je acheter à ce prix une éternité d'heureux jours! tant j'ai été pendant toute la soirée assiégé d'affreuses terreurs!
BRAKENBURY.--Quel était votre songe, milord? Je vous prie, racontez-le-moi.
CLARENCE.--Je me croyais échappé de la Tour et embarqué pour me rendre en Bourgogne, ayant mon frère de Glocester avec moi. Il est venu me chercher dans mon cabinet, pour nous promener sur le tillac du vaisseau, d'où nous jetions nos regards sur l'Angleterre, et nous nous rappelions l'un l'autre mille mauvais moments que nous avons eus à passer pendant les guerres d'York et de Lancastre. Tandis que nous arpentions le sol tremblant du tillac, j'ai cru voir Glocester faire un faux pas; comme je voulais le retenir, il m'a poussé par-dessus le bord, dans les vagues amoncelées de l'Océan. O Dieu! qu'il m'a semblé que c'était une mort douloureuse que de se noyer! Quel vacarme effrayant des eaux dans mes oreilles! Sous combien de formes hideuses la mort s'offrit à mes yeux! Je m'imaginai voir les effroyables débris de mille naufrages, des milliers d'hommes que rongeaient les poissons, des lingots d'or, des ancres énormes, des monceaux de perles, des pierres inestimables, des joyaux sans prix semés au fond de la mer; quelques-uns dans des têtes de morts; et là, dans les ouvertures qu'avaient occupées les yeux, s'étaient introduites à leur place, comme par dérision, des pierres brillantes qui semblaient contempler avec ardeur le fond fangeux de l'abîme, et se rire des os des morts répandus de tous côtés.
BRAKENBURY.--Mais pouviez-vous ainsi, en mourant, contempler les secrets de l'abîme?
CLARENCE.--Il me semblait le pouvoir. Et plusieurs fois je m'efforçai de rendre l'âme: mais toujours les flots jaloux laissaient vivre mon âme malgré moi, et ne voulaient point lui permettre d'aller au dehors errer dans les vastes et vides espaces de l'air; mais ils la retenaient dans mon sein haletant, prêt à se briser pour l'exhaler dans les ondes.
BRAKENBURY.--Et vous ne vous êtes pas éveillé dans cette cruelle agonie?
CLARENCE.--Oh! non: mon songe s'est prolongé au delà de ma vie; et c'est alors qu'ont commencé les orages de mon âme. Il me sembla que, conduit par le sombre nocher dont nous parlent les poëtes, je passais le fleuve mélancolique, et j'entrais dans le royaume de l'éternelle nuit. La première ombre qui salua mon âme à son arrivée fut celle de mon illustre beau-père, le renommé Warwick, qui s'écria d'une voix forte: Quel supplice propre au parjure ce sombre royaume pourra-t-il fournir pour le perfide Clarence? Et elle s'évanouit. Ensuite je vis s'approcher, errant çà et là, une ombre semblable à un ange; sa brillante chevelure était trempée de sang, et elle cria fortement: Clarence est arrivé!--Le traître, l'inconstant, le parjure Clarence, qui m'a poignardé dans les champs de Tewksbury! Saisissez-le, furies, livrez-le à vos tourments.--A ces mots, il m'a semblé qu'une légion de démons hideux m'environnait, hurlant à mes oreilles des cris si affreux qu'à ce bruit je me suis éveillé tremblant, et longtemps après je ne pouvais me persuader que je ne fusse pas en enfer, tant ce songe m'avait laissé une impression terrible!
BRAKENBURY.--Je ne m'étonne pas, milord, qu'il vous ait épouvanté: il me semble que je le suis moi-même de vous l'avoir entendu raconter.
CLARENCE.--O Brakenbury, toutes ces choses qui maintenant déposent contre mon âme, je les ai faites pour l'amour d'Édouard; et tu vois comme il m'en récompense! O Dieu, si mes prières élevées du fond du coeur ne te peuvent apaiser, et que tu veuilles être vengé de mes offenses, n'exécute que sur moi l'oeuvre de ta colère. Oh! épargne mon innocente femme et mes pauvres enfants!--Je te prie, cher gardien, demeure auprès de moi. Mon âme est appesantie, et je voudrais dormir.
BRAKENBURY.--Je resterai, milord; que Dieu accorde à Votre Grâce un sommeil paisible! (Clarence s'endort sur une chaise.) Le chagrin intervertit les temps et les heures du repos. Il fait de la nuit le matin, et du midi la nuit. La gloire des princes se réduit à leurs titres; des honneurs extérieurs pour des peines intérieures, et pour des rêveries imaginaires, ils sentent souvent un monde de soucis inquiets; en sorte qu'entre leurs titres et un nom obscur, il n'y a d'autre différence que la renommée extérieure.
(Entrent les deux assassins.)
PREMIER ASSASSIN.--Holà! y a-t-il quelqu'un ici?
BRAKENBURY.--Que veux-tu, mon ami? Et comment es-tu arrivé jusqu'ici?
SECOND ASSASSIN.--Je voulais parler à Clarence.--Et je suis arrivé sur mes jambes.
BRAKENBURY.--Quoi! le ton si bref?
PREMIER ASSASSIN.--Oh! ma foi, il vaut mieux être bref qu'ennuyeux. (A son camarade.) Montre-lui notre commission, et trêve de discours.
(On remet un papier à Brakenbury qui le lit.)
BRAKENBURY.--Cet ordre m'enjoint de remettre le noble duc de Clarence entre vos mains.--Je ne ferai point de réflexions sur les intentions qui l'ont dicté, je veux les ignorer pour en être innocent. Voilà les clefs,--et voici le duc endormi. Je vais trouver le roi, et lui rendre compte de la manière dont je vous ai remis mes fonctions.
PREMIER ASSASSIN.--Vous le pouvez, mon cher, et c'est un acte de prudence. Adieu.
(Brakenbury sort.)
SECOND ASSASSIN.--Eh quoi, le tuerons-nous endormi?
PREMIER ASSASSIN.--Non, il dirait à son réveil que nous l'avons tué en lâches.
SECOND ASSASSIN.--A son réveil! imbécile. Il ne se réveillera jamais qu'au grand jour du jugement.
PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, il dirait alors que nous l'avons tué pendant qu'il dormait.
SECOND ASSASSIN.--Ce mot de jugement, que je viens de prononcer, a fait naître en moi une espèce de remords.
PREMIER ASSASSIN.--Quoi! as-tu peur?
SECOND ASSASSIN.--Non pas de le tuer, puisque nous avons notre ordre pour garantie, mais d'être damné pour l'avoir tué: ce dont aucun ordre ne pourrait me sauver.
PREMIER ASSASSIN.--Je t'aurais cru plus résolu.
SECOND ASSASSIN.--Je suis résolu de le laisser vivre.
PREMIER ASSASSIN.--Je vais retourner trouver le duc de Glocester, et lui conter cela.
SECOND ASSASSIN.--Non, je te prie: arrête un moment. J'espère que cet accès de dévotion me passera; il n'a pas coutume de me tenir plus de temps qu'un homme n'en mettrait à compter vingt.
PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, comment te sens-tu maintenant?
SECOND ASSASSIN.--Ma foi, je sens encore en moi quelque résidu de conscience.
PREMIER ASSASSIN.--Songe à notre récompense quand l'action sera faite.
SECOND ASSASSIN.--Allons, il va mourir: j'avais oublié la récompense.
PREMIER ASSASSIN.--Où est ta conscience à présent?
SECOND ASSASSIN.--Dans la bourse du duc de Glocester.
PREMIER ASSASSIN.--Ainsi dès que sa bourse s'ouvrira pour nous donner notre salaire, voilà ta conscience partie.
SECOND ASSASSIN.--Cela m'est bien égal.--Qu'elle s'en aille; elle ne trouvera pas beaucoup de gens, ou même pas du tout, qui veuillent l'héberger.
PREMIER ASSASSIN.--Mais si elle allait te revenir?
SECOND ASSASSIN.--Je n'irai pas me commettre avec elle: c'est une dangereuse espèce. Elle vous fait d'un homme un poltron: on ne peut pas voler qu'elle ne vous accuse; on ne peut pas jurer qu'elle ne vous gourmande; on ne peut pas coucher avec la femme du voisin qu'elle ne vous trahisse: c'est un lutin au visage timide et toujours prêt à rougir, qui est sans cesse à se mutiner dans le sein d'un homme; elle vous remplit partout d'obstacles; elle m'a fait restituer une fois une bourse d'or que j'avais trouvée par hasard; elle réduit à la mendicité quiconque la garde chez soi; aussi est-elle bannie de toutes les villes et cités comme une chose dangereuse; et tout homme qui veut vivre à son aise doit s'arranger pour ne s'en rapporter qu'à soi et se passer d'elle.
PREMIER ASSASSIN.--Corbleu! la voilà précisément à mon oreille qui veut me persuader de ne pas tuer le duc.
SECOND ASSASSIN.--Renferme ce diable-là dans ton esprit, et ne l'écoute pas; il ne veut s'insinuer auprès de toi que pour te coûter ensuite des soupirs.
PREMIER ASSASSIN.--Je suis robuste de ma nature: elle n'aura pas le dessus.
SECOND ASSASSIN.--C'est parler en brave compagnon jaloux de sa réputation. Allons, nous mettrons-nous à l'ouvrage?
PREMIER ASSASSIN.--Attrape-le-moi par le haut de la tête avec la poignée de ton épée, et ensuite jetons-le dans cette tonne de malvoisie qui est dans la chambre voisine.
SECOND ASSASSIN.--O l'excellente idée! Nous en ferons une soupe.
PREMIER ASSASSIN.--Doucement. Il s'éveille....
SECOND ASSASSIN.--Frappe.
PREMIER ASSASSIN.--Non; raisonnons un peu avec lui.
CLARENCE.--Où es-tu, gardien? Donne-moi un verre de vin.
PREMIER ASSASSIN.--Vous allez tout à l'heure, milord, avoir du vin tant que vous en voudrez.
CLARENCE.--Au nom de Dieu, qui es-tu?
PREMIER ASSASSIN.--Un homme, comme vous en êtes un.
CLARENCE.--Mais non pas, comme moi, du sang royal.
PREMIER ASSASSIN.--Et vous n'êtes pas, comme nous, un homme loyal.
CLARENCE.--Ta voix est un tonnerre: mais ton regard est humble!
PREMIER ASSASSIN.--Ma voix est celle du roi: mes regards sont de moi.
CLARENCE.--Que tes réponses sont obscures, mais qu'elles sont sinistres! vos yeux me menacent: pourquoi êtes-vous si pâles? Qui vous a envoyés ici? Pourquoi venez-vous?
LES DEUX ASSASSINS.--Pour... pour... pour...
CLARENCE.--Pour m'assassiner?
LES DEUX ASSASSINS.--Oui. Oui.
CLARENCE.--A peine avez-vous le coeur de me le dire; vous n'aurez donc pas le coeur de le faire. En quoi, mes amis, vous ai-je offensés?
PREMIER ASSASSIN.--Nous? vous ne nous avez pas offensés: mais c'est le roi.
CLARENCE.--Je suis sûr d'être bientôt réconcilié avec lui.
PREMIER ASSASSIN.--Jamais, milord. Ainsi, préparez-vous à mourir.
CLARENCE.--Êtes-vous donc choisis entre tous les hommes pour égorger l'innocent? Quel est mon crime? où sont les preuves qui m'accusent? quel jury légal a donné son verdict à mon juge? qui a prononcé l'amère sentence de mort du pauvre Clarence? Avant que je sois convaincu d'un crime par la loi, me menacer de la mort est un acte illégal. Je vous enjoins, sur vos espérances de rédemption, et par le précieux sang du Christ versé pour nos graves péchés, de sortir d'ici, et de ne me pas toucher. L'action que vous voulez faire est une action damnable.
PREMIER ASSASSIN.--Ce que nous voulons faire, nous le faisons par ordre.
SECOND ASSASSIN.--Et celui qui l'a donné est notre roi.
CLARENCE.--Sujet insensé! Le grand Roi des rois a dit dans les tables de sa loi: «Tu ne commettras pas de meurtre.»--Veux-tu donc mépriser son ordre pour obéir à celui d'un homme? Prends garde; il tient dans sa main la vengeance, pour la précipiter sur la tête de ceux qui violent sa loi.
SECOND ASSASSIN.--Et c'est cette vengeance qu'il précipite sur toi, comme sur un traître parjure et sur un meurtrier: tu avais fait le serment sacré de combattre pour la cause de la maison de Lancastre.
PREMIER ASSASSIN.--Et, traître au nom de Dieu, tu as violé ton serment, et avec ton épée perfide tu as percé les entrailles du fils de ton souverain.
SECOND ASSASSIN.--Que tu avais juré de soutenir et de défendre.
PREMIER ASSASSIN.--Comment peux-tu nous opposer la loi redoutable de Dieu, après l'avoir violée à tel point?
CLARENCE.--Hélas! pour l'amour de qui ai-je commis cette mauvaise action? Pour Édouard, pour mon frère, pour lui seul: et ce n'est pas pour cela qu'il vous envoie m'assassiner: car il est dans ce péché tout aussi avant que moi. Si Dieu veut en tirer vengeance, sachez qu'il se venge publiquement; n'ôtez pas à son bras puissant le soin de sa querelle; il n'a pas besoin de moyens indirects et illégaux pour retrancher du monde ceux qui l'ont offensé.
PREMIER ASSASSIN.--Qui donc t'a chargé de te faire son ministre sanglant, en frappant à mort le brave Plantagenet, ce noble adolescent, qui s'élevait avec tant de vigueur?
CLARENCE.--Mon amour pour mon frère, le diable et ma rage.
PREMIER ASSASSIN.--C'est notre amour pour ton frère, notre obéissance et ton crime, qui nous amènent ici pour t'égorger.
CLARENCE.--Si vous aimez mon frère, ne me haïssez pas. Je suis son frère, et je l'aime beaucoup. Si vous êtes payés pour cette action, allez-vous-en, et je vous enverrai de ma part à mon frère Glocester, qui vous récompensera bien mieux pour m'avoir laissé vivre qu'Édouard ne vous payera la nouvelle de ma mort.
SECOND ASSASSIN.--Vous êtes dans l'erreur: votre frère Glocester vous hait.
CLARENCE.--Oh! cela n'est pas. Il m'aime, et je lui suis cher: allez le trouver de ma part.
LES DEUX ASSASSINS.--Oui, nous irons.
CLARENCE.--Dites-lui que lorsque notre illustre père York bénit ses trois fils de sa main victorieuse, et nous recommanda du fond de son coeur de nous aimer mutuellement, il ne prévoyait guère cette discorde dans notre amitié: dites à Glocester de se souvenir de cela, et il pleurera.
PREMIER ASSASSIN.--Oui, des meules de moulin: voilà les pleurs qu'il nous a enseignés à verser.
CLARENCE.--Oh! ne le calomniez pas; il est bon.
PREMIER ASSASSIN.--Précisément, comme la neige sur la récolte.--Tenez, vous vous trompez; c'est lui qui nous envoie ici pour vous tuer.
CLARENCE.--Cela ne peut pas être, car il a gémi de ma disgrâce, et, me serrant dans ses bras, il m'a juré, avec des sanglots, qu'il travaillerait à ma délivrance.
PREMIER ASSASSIN.--C'est ce qu'il fait aussi lorsqu'il veut vous délivrer de l'esclavage de ce monde, pour vous envoyer aux joies du ciel.
SECOND ASSASSIN.--Faites votre paix avec Dieu; car il vous faut mourir, milord.
CLARENCE.--Comment, ayant dans l'âme cette sainte pensée de m'engager à faire ma prière avec Dieu, peux-tu être toi-même assez aveugle sur les intérêts de ton âme pour faire la guerre à Dieu en m'assassinant? O mes amis, réfléchissez, et songez bien que celui qui vous a envoyés pour commettre ce forfait vous haïra pour l'avoir commis.
SECOND ASSASSIN.--Que devons-nous faire?
CLARENCE.--Vous laisser toucher et sauver vos âmes.
PREMIER ASSASSIN.--Nous laisser toucher! ce serait une lâcheté, une faiblesse de femme.
CLARENCE.--Ne se point laisser toucher est d'un être brutal, sauvage, diabolique.--Qui de vous deux, s'il était fils d'un roi, privé de sa liberté comme je le suis à présent, voyant venir à lui deux assassins tels que vous, ne plaiderait pas pour sa vie? Mon ami, j'entrevois quelque pitié dans tes regards. Oh! si ton oeil n'est pas hypocrite, range-toi de mon côté, et demande grâce pour moi comme tu la demanderais si tu étais dans la même détresse.--Quel homme, réduit à mendier sa vie, n'aurait pas pitié d'un prince réduit à prier pour la sienne 9!
SECOND ASSASSIN.--Détournez la tête, milord.
PREMIER ASSASSIN, le poignardant.--Tiens, tiens encore; et si tout cela ne suffit pas, je vais vous noyer dans ce tonneau de malvoisie qui est ici à côté.
(Il sort avec le corps.)
SECOND ASSASSIN.--O action sanguinaire, et bien imprudemment précipitée! Que je voudrais, comme Pilate, pouvoir me laver les mains de cet odieux et coupable meurtre 10!
Note 10: (retour) Clarence ne périt point de cette manière ni par le fait seul du duc de Glocester, mais de concert avec le roi qui, aigri par Richard et par la reine, et d'ailleurs toujours disposé à se méfier de Clarence, le fit condamner à mort par la chambre des pairs, instrument servile, à cette époque, des actes de tyrannie les plus odieux envers les particuliers, en même temps qu'elle était presque intraitable sur les subsides. Clarence fut condamné pour de simples propos qu'on avait eu soin de provoquer.(Rentre le premier assassin.)
PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, à quoi penses-tu donc de ne pas m'aider? Par le ciel! le duc saura comme tu as été lâche.
SECOND ASSASSIN.--Je voudrais qu'il pût savoir que j'ai sauvé son frère.--Va recevoir seul la récompense, et rends-lui ce que je dis là; car je me repens de la mort du duc.
(Il sort.)
PREMIER ASSASSIN.--Et moi, non.--Va, poltron que tu es.--Allons, je vais cacher ce cadavre dans quelque trou, jusqu'à ce que le duc donne des ordres pour sa sépulture. Et lorsque j'aurai reçu mon salaire je disparaîtrai; car ceci va éclater, et alors il ne serait pas bon que je restasse ici.
(Il sort.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Toujours à Londres.--Un appartement dans le palais.
Entrent LE ROI ÉDOUARD, malade et soutenu; LA REINE ÉLISABETH, DORSET, RIVERS, HASTINGS, BUCKINGHAM, GREY et autres lords.
LE ROI ÉDOUARD.--Allons, je suis satisfait; j'ai fait un bon emploi de ma journée.--Conservez, nobles pairs, cette étroite union. J'attends de jour en jour un message de mon Rédempteur, pour m'élargir de ce monde: mon âme le quittera avec plus de paix pour aller au ciel, puisque j'ai rétabli la paix entre mes amis sur la terre. Rivers, et vous, Hastings, prenez-vous la main. Ne gardez plus de haine dissimulée: jurez-vous une amitié mutuelle.
RIVERS.--Le ciel m'est témoin que mon âme est purgée de tout secret venin de haine, et de ma main je scelle la sincère amitié de mon coeur.
HASTINGS.--Puissé-je prospérer comme je fais avec sincérité le même serment!
LE ROI ÉDOUARD.--Gardez-vous de vous jouer de votre roi, de peur que Celui qui est le suprême Roi des rois ne confonde votre fausseté cachée, et ne vous condamne à périr l'un par l'autre.
HASTINGS.--Puissé-je ne prospérer qu'autant que je jure avec sincérité une affection parfaite!
RIVERS.--Et moi, comme il est vrai que j'aime Hastings du fond de mon coeur.
LE ROI ÉDOUARD.--Madame, vous n'êtes pas non plus étrangère à ceci... ni votre fils Dorset... ni vous, Buckingham. Vous avez tous agi les uns contre les autres. Ma femme, aimez lord Hastings; donnez-lui votre main à baiser, et ce que vous faites, faites-le sincèrement.
ÉLISABETH.--Voilà ma main, Hastings.--Jamais je ne me souviendrai de nos anciennes haines: j'en jure par mon bonheur et celui des miens.
LE ROI ÉDOUARD.--Dorset, embrassez-le.--Hastings, soyez l'ami du marquis Dorset.
DORSET.--Je proteste ici que de ma part ce traité d'amitié sera inviolable.
HASTINGS.--Et je fais le même serment.
(Il embrasse Dorset.)
LE ROI ÉDOUARD.--Maintenant c'est à toi, illustre Buckingham, à mettre le sceau à cette union, en embrassant les parents de mon épouse, et en me donnant le bonheur de vous voir amis.
BUCKINGHAM, à la reine.--Si jamais Buckingham tourne son ressentiment contre Votre Majesté, s'il ne vous rend pas à vous et aux vôtres tous les soins et les devoirs de l'attachement, que Dieu m'en punisse par la haine de ceux de qui j'attends le plus d'amitié. Que dans l'instant où j'aurai le plus besoin d'employer un ami, où je compterai le plus sur son zèle, je le trouve faux, perfide, traître et plein d'artifices envers moi! Voilà ce que je demande au ciel aussitôt que je me montrerai froid dans mes affections pour vous et les vôtres.
(Il embrasse Rivers.)
LE ROI ÉDOUARD.--Noble Buckingham, ce voeu que tu viens de faire est un doux cordial pour mon âme malade. Il ne manque plus ici que notre frère Glocester, pour achever de couronner l'ouvrage de cette heureuse paix.
BUCKINGHAM.--Voici le noble duc qui arrive tout à propos.
(Entre Glocester.)
GLOCESTER.--Bonjour, mes souverains roi et reine, et vous, illustres pairs; que cette heure du jour vous soit heureuse!
LE ROI ÉDOUARD.--Elle est heureuse par l'emploi que nous avons fait de ce jour. Mon frère, nous avons accompli des oeuvres de charité. Nous avons, entre ces pairs irrités de ressentiments toujours croissants, fait succéder la paix aux inimitiés, l'amitié à la haine.
GLOCESTER.--C'est une oeuvre de bénédiction, mon souverain seigneur. Si dans cette assemblée princière, il est quelqu'un qui, trompé par de faux rapports ou par d'injustes soupçons, m'ait tenu pour son ennemi; si j'ai fait à mon insu ou dans un moment de colère quelque action qui ait offensé aucun de ceux qui sont ici présents, je désire sincèrement me remettre avec lui en paix et amitié. C'est la mort pour moi que d'être en inimitié avec quelqu'un; je déteste cela, et je désire l'amitié de tous les gens de bien.--Je commence par vous, madame, et je vous demande une paix sincère, que j'aurai soin d'entretenir par un respectueux dévouement.--Je vous la demande aussi à vous, mon noble cousin Buckingham, si jamais il a existé entre nous quelque secret mécontentement.--A vous, lord Rivers, et lord Grey, qui m'avez toujours, sans que je l'aie mérité, regardé d'un oeil malveillant.--En un mot à vous tous, ducs, comtes, lords, gentilshommes. Je ne connais pas un seul Anglais vivant contre qui mon âme renferme, sur quelque point que ce soit, plus d'aigreur que n'en a l'enfant qui naquit cette nuit; et je remercie Dieu de m'avoir donné ces sentiments d'humilité.
ÉLISABETH.--Ce jour sera consacré pour être désormais un jour de fête. Plût à Dieu que toutes les querelles fussent accommodées!--Mon souverain seigneur, je conjure Votre Majesté de recevoir en grâce notre frère Clarence.
GLOCESTER.--Quoi, madame, suis-je donc venu vous offrir ici mon amitié pour me voir ainsi bafoué en présence du roi? Qui ne sait que cet aimable duc est mort? (Tous tressaillent.) C'est l'outrager que d'insulter ainsi à son cadavre.
LE ROI ÉDOUARD.--Qui ne sait qu'il est mort? Eh! qui sait qu'il le soit?
ÉLISABETH.--O ciel qui vois tout, quel monde est celui-ci!
BUCKINGHAM.--Lord Dorset, suis-je aussi pâle que les autres?
DORSET.--Oui, mon bon lord; et il n'est personne dans cette assemblée dont les joues n'aient perdu leur couleur.
LE ROI ÉDOUARD.--Est-il vrai que Clarence soit mort?--L'ordre avait été révoqué.
GLOCESTER.--Mais le pauvre malheureux a été mis à mort sur le premier ordre, il avait été porté sur les ailes de Mercure; le second ordre est arrivé lentement par quelque messager boiteux survenu trop tard, et seulement pour le voir ensevelir.--Dieu veuille que quelqu'un, moins noble et moins fidèle que Clarence, moins proche du roi par le sang, mais d'un coeur plus sanguinaire, et cependant encore exempt de soupçons, n'ait pas mérité bien pis que le malheureux Clarence!
(Entre Stanley.)
STANLEY.--Une grâce, mon souverain, pour tous mes services.
LE ROI ÉDOUARD.--Je t'en prie, laisse-moi: mon âme est pleine de douleur.
STANLEY.--Je ne me relève point que Votre Majesté ne m'ait entendu.
LE ROI ÉDOUARD.--Dis donc en peu de mots ce que tu demandes.
STANLEY.--La grâce, mon souverain, d'un de mes serviteurs qui a tué aujourd'hui un gentilhomme querelleur, depuis peu attaché au duc de Norfolk.
LE ROI ÉDOUARD.--Ma langue aura prononcé l'arrêt de mort de mon frère, et l'on veut que cette même langue prononce le pardon d'un valet? Mon frère n'avait tué personne: son crime ne fut qu'une pensée; et cependant il a été puni par une mort cruelle. Qui de vous m'a sollicité pour lui? Qui, dans ma colère, s'est jeté à mes pieds, et m'a engagé à réfléchir? Qui m'a parlé des liens fraternels? Qui m'a parlé de notre affection? Qui m'a rappelé comment le pauvre malheureux avait abandonné le puissant Warwick, et avait combattu pour moi? Qui m'a rappelé que dans les champs de Tewksbury, lorsque Oxford m'avait terrassé, il me sauva la vie, en disant: Cher frère, vivez, et soyez roi? Qui m'a rappelé comment, lorsque couchés tous deux sur la terre, nous étions presque morts de froid, il m'enveloppa de ses propres vêtements, et s'exposa nu et sans force au froid pénétrant de la nuit? Hélas! ma brutale colère avait criminellement arraché tout cela de mon souvenir, et pas un de vous n'a eu la charité de me le remettre.... Mais lorsqu'un de vos palefreniers ou de vos valets de pied a commis un meurtre dans l'ivresse, et défiguré la précieuse image de notre bien-aimé Rédempteur, vous voilà aussitôt à mes genoux demandant pardon, pardon; et il faut qu'injuste autant que vous, je vous l'accorde!--Mais pour mon frère, personne n'a élevé la voix, ni moi non plus, ingrat! je ne me suis rien dit en faveur de ce pauvre malheureux!--Les plus fiers d'entre vous ont été ses obligés pendant sa vie, et pas un de vous n'aurait parlé pour le défendre.--O Dieu! je crains bien que ta justice ne venge ce crime sur moi, sur vous, sur les miens et les vôtres!--Venez, Hastings; aidez-moi à regagner mon cabinet.--O pauvre Clarence!....
(Sortent le roi et la reine, Hastings, Rivers, Dorset et Grey.)
GLOCESTER.--Voilà les fruits d'une aveugle colère!--N'avez-vous pas remarqué comme tous ces coupables parents de la reine ont pâli à la nouvelle de la mort de Clarence! Oh! ils n'ont cessé de la solliciter auprès du roi. Dieu en tirera vengeance.--Allons, milord, voulez-vous venir avec moi tenir compagnie à Édouard, pour soulager sa douleur?
BUCKINGHAM.--Nous suivons Votre Grâce.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Toujours à Londres.
Entre LA DUCHESSE D'YORK, avec LE FILS ET LA FILLE DE CLARENCE.
LE FILS.--Bonne grand'maman, dites-nous si notre père est mort.
LA DUCHESSE.--Non, mon enfant.
LA FILLE.--Pourquoi donc pleurez-vous si souvent, et frappez-vous votre poitrine, en criant: O Clarence! ô mon malheureux fils!
LE FILS.--Pourquoi nous regardez-vous en secouant la tête, et nous appelez-vous orphelins, infortunés dans l'abandon, si notre père est encore en vie?
LA DUCHESSE.--Mes chers enfants, vous vous méprenez tous deux: je pleure la maladie du roi que je crains de perdre, et non la mort de votre père: ce seraient des larmes perdues que de pleurer un homme mort.
LE FILS.--Ainsi donc, grand'maman, vous convenez enfin qu'il est mort.--Le roi mon oncle est bien condamnable pour cette action: Dieu la vengera, et je l'importunerai de pressantes prières, et toutes pour qu'il la venge.
LA FILLE.--Et j'en ferai autant.
LA DUCHESSE.--Paix, mes enfants, paix! Le roi vous aime bien tous deux. Pauvres innocents, simples et sans expérience, vous ne pouvez guère deviner qui a causé la mort de votre père.
LE FILS.--Nous le pouvons très-bien, grand'maman; car mon bon oncle Glocester m'a dit que le roi, poussé à cela par la reine, avait inventé des prétextes pour l'emprisonner; et quand mon oncle me dit cela, il pleurait et me plaignait, et il me baisait tendrement la joue; et il me disait de compter sur lui comme sur mon père, et qu'il m'aimerait aussi tendrement que si j'étais son fils.
LA DUCHESSE.--Ah! est-il possible que la perfidie emprunte des formes si douces, et cache la profondeur de ses vices sous le masque de la vertu? Il est mon fils... et ma honte; mais ce n'est pas dans mon sein qu'il puisa cet art de feindre.
LE FILS.--Croyez-vous, grand'mère, que mon oncle ne fût pas sincère?
LA DUCHESSE.--Oui, mon fils, je le crois.
LE FILS.--Moi, je ne le puis croire.--Écoutez... Quel est ce bruit?
(Entrent la reine Élisabeth dans le désespoir. Rivers et Dorset la suivent.)
ÉLISABETH.--Ah! qui pourra m'empêcher de gémir et de pleurer, de m'irriter contre mon sort, et de me désespérer? Oui, je veux seconder le noir désespoir qui attaque mon âme, et devenir ennemie de moi-même.
LA DUCHESSE.--A quoi tendent ces furieux transports?
ÉLISABETH.--A quelque acte de violence tragique... Édouard, mon seigneur, ton fils, notre roi, est mort.--Pourquoi les rameaux croissent-ils encore quand le tronc est abattu? Pourquoi les fleurs ne périssent-elles pas quand la sève est tarie? Si vous voulez vivre, pleurez: si vous voulez mourir, hâtez-vous; et que nos âmes dans leur vol rapide puissent encore atteindre celle du roi, ou le suivre, en sujets fidèles, dans son nouveau royaume de l'éternel repos.
LA DUCHESSE.--Ah! j'ai autant de part dans ta douleur que j'avais de droits sur ton noble mari. J'ai pleuré la mort d'un époux vertueux, et je ne conservais la vie qu'en contemplant encore ses images: mais maintenant la mort ennemie a brisé en pièces deux des miroirs où se retraçaient ses traits augustes; et il ne me reste pour toute consolation qu'une glace infidèle qui m'afflige de la vue de mon opprobre. Tu es veuve, mais tu es mère, et tes enfants te restent pour consolation. Mais moi, la mort a enlevé de mes bras mon époux, et arraché de mes faibles mains les deux appuis qui me soutenaient, Clarence et Édouard. Oh! puisque ta perte n'est que la moitié de la mienne, qu'il est donc juste que mes plaintes surmontent les tiennes, et étouffent tes cris!
LE FILS.--Ah! ma tante, vous n'avez pas pleuré la mort de notre père! Comment pouvons-nous vous aider de nos larmes?
LA FILLE.--On a vu sans gémir nos pleurs d'orphelins; votre douleur de veuve demeurera de même sans larmes.
ÉLISABETH.--Ne m'aidez point à me plaindre; je ne serai pas stérile de lamentations. Puisse le cours de tous les ruisseaux venir aboutir à mes yeux! et puissé-je, ainsi gouvernée par l'humide influence de la lune, verser des larmes assez abondantes pour submerger le monde! Ah! mon mari! Ah! mon cher seigneur Édouard!
LES DEUX ENFANTS.--Ah! notre tendre père! Notre cher seigneur Clarence!
LA DUCHESSE.--Hélas! je pleure sur tous deux: tous deux étaient à moi. Mon Édouard! mon Clarence!
ÉLISABETH.--Quel appui avais-je qu'Édouard? Et il m'a quittée!
LES ENFANTS.--Quel appui avions-nous que Clarence? et il nous a quittés!
LA DUCHESSE.--Quels appuis avais-je qu'eux deux? Et ils m'ont quittée!
ÉLISABETH.--Jamais veuve n'a tant perdu.
LES ENFANTS.--Jamais orphelins n'ont tant perdu.
LA DUCHESSE.--Jamais mère n'a tant perdu. Hélas! Je suis la mère de toutes ces douleurs. Leurs pertes sont partagées entre eux: la mienne les embrasse toutes. Elle pleure un Édouard, et moi aussi: je pleure un Clarence, et elle n'a point de Clarence à pleurer. Ces enfants pleurent Clarence, et moi aussi: mais je pleure un Édouard, et ces enfants n'ont point d'Édouard à pleurer. Hélas! c'est sur moi, trois fois malheureuse! que vous faites tomber toutes vos larmes; c'est moi qui suis chargée de vos douleurs, et je les nourrirai par mes lamentations.
DORSET.--Prenez courage, ma bonne mère. Dieu s'offense de vous voir vous révolter avec tant d'ingratitude contre sa volonté. Dans le monde, les hommes taxent d'ingratitude celui qui se refuse de mauvaise grâce à rendre la dette qu'une main libérale lui a généreusement prêtée: c'en est une plus grande que de disputer ainsi contre le Ciel, parce qu'il vous redemande ce prêt royal qu'il vous a fait.
RIVERS.--Madame, songez, comme le doit une tendre mère, au jeune prince votre fils: envoyez-le chercher sans délai, pour le faire couronner roi: c'est en lui que réside votre consolation. Ensevelissez cette douleur désespérée dans le tombeau d'Édouard mort, et replacez votre bonheur sur le trône d'Édouard vivant.
(Entrent Glocester, Buckingham, Stanley, Hastings, Ratcliff et autres.)
GLOCESTER.--Consolez-vous, ma soeur; tous tant que nous sommes, nous avons tous sujet de déplorer l'obscurcissement de l'étoile qui brillait sur nous. Mais nul ne peut guérir ses maux avec des larmes. Madame ma mère, je vous demande pardon: je n'avais pas aperçu Votre Grâce.--Je demande humblement à vos genoux votre bénédiction.
LA DUCHESSE.--Dieu te bénisse et mette dans ton coeur la bonté, la bienveillance, la charité, l'obéissance et la fidélité à ton devoir.
GLOCESTER, à part.--Amen, et qu'il me fasse la grâce de mourir vieux et bon homme; c'est à cela que tend la bénédiction d'une mère: je suis étonné que Sa Grâce l'ait oublié.
BUCKINGHAM.--O vous, princes en deuil, pairs au coeur rempli de tristesse, qui tous partagez le poids de la douleur commune, cherchez maintenant votre consolation dans une amitié réciproque. Nous perdons, il est vrai, la récolte que nous offrait ce roi: mais il nous reste l'espérance de celle que nous promet son fils. Il faut maintenant conserver et maintenir soigneusement l'union et le lien si récemment formés entre vos coeurs naguère gonflés de ressentiments qui viennent d'être apaisés.--Je crois qu'il conviendrait d'envoyer chercher dès à présent le jeune prince qui est à Ludlow, et de l'amener à Londres avec peu de suite pour le faire couronner roi.
RIVERS.--Et pourquoi avec peu de suite, milord de Buckingham?
BUCKINGHAM.--De peur, milord, que dans une foule considérable les blessures de la haine, trop nouvellement fermées, ne trouvassent occasion de se rouvrir, ce qui serait d'autant plus dangereux que le royaume est dans un état d'enfance, et encore sans maître. Quand chacun des chevaux dispose du frein qui le contient, et peut diriger sa course comme il lui plaît, on doit, à mon avis, prévenir avec autant de soin la crainte du mal que le mal lui-même.
GLOCESTER.--Je me flatte que le roi nous a tous réconciliés; et quant à moi, la réconciliation est solide et sincère de ma part.
RIVERS.--J'en peux dire autant de moi, et, je crois, de nous tous. Mais puisque le lien de notre amitié est si frais encore, il ne faut pas l'exposer à la plus légère occasion de rupture; danger qui serait peut-être plus à craindre si le cortége était nombreux: ainsi, je pense, comme le noble Buckingham, qu'il est prudent de n'envoyer que peu de monde pour chercher le jeune prince.
HASTINGS.--C'est aussi mon avis.
GLOCESTER.--Eh bien, soit; allons délibérer sur le choix de ceux que nous enverrons à l'heure même à Ludlow.--(A la reine.) Madame, et vous, ma mère, voulez-vous venir donner vos avis sur cette affaire importante?
(Tous sortent, excepté Buckingham et Glocester.)
BUCKINGHAM.--Milord, quels que soient ceux qui seront envoyés vers le prince, au nom de Dieu, songez bien qu'il ne faut pas que nous restions ici ni l'un ni l'autre. Je veux, chemin faisant, pour prélude du projet dont nous avons parlé, trouver l'occasion d'écarter du jeune prince l'ambitieuse parente de la reine.
GLOCESTER.--Oh! mon second moi-même, mon conseil tout entier, mon oracle, mon prophète, mon cher cousin, je suivrai tes avis avec la docilité d'un enfant. Rendons-nous donc à Ludlow, car il ne faut pas rester en arrière.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Toujours à Londres.--Une rue.
Entrent DEUX CITOYENS se rencontrant.
PREMIER CITOYEN.--Bonjour, voisin. Où allez-vous si vite?
SECOND CITOYEN.--Je vous jure que je ne le sais pas trop moi-même. Savez-vous les nouvelles?
PREMIER CITOYEN.--Oui, le roi est mort.
SECOND CITOYEN.--Funeste nouvelle, par Notre-Dame! Rarement le successeur est meilleur. Je crains, je crains bien que le monde n'aille de travers.
(Entre un troisième citoyen.)
TROISIÈME CITOYEN.--Voisins, Dieu vous garde!
PREMIER CITOYEN.--Je vous donne le bonjour, mon cher.
TROISIÈME CITOYEN.--La nouvelle de la mort du bon roi Édouard se confirme-t-elle?
SECOND CITOYEN.--Oui; elle n'est que trop vraie. Dieu veuille nous assister!
TROISIÈME CITOYEN.--En ce cas, messieurs, attendez-vous à voir du trouble dans le royaume.
PREMIER CITOYEN.--Non, non, s'il plaît à Dieu, son fils régnera.
TROISIÈME CITOYEN.--Malheur au pays qui est gouverné par un enfant!
SECOND CITOYEN.--Il peut nous donner l'espérance d'être bien gouvernés: d'abord par un conseil sous son nom, pendant sa minorité; et ensuite par lui-même, quand l'âge l'aura mûri. N'en doutez pas, il gouvernera bien.
PREMIER CITOYEN.--Telle était la situation de l'État, lorsque Henri VI fut couronné à Paris, à l'âge de neuf mois.
TROISIÈME CITOYEN.--Telle était la situation de l'État, dites-vous? Non, mes bons amis, Dieu le sait; car alors ce pays-ci était singulièrement bien fourni de sages politiques, et le roi avait des oncles vertueux pour le soutenir.
PREMIER CITOYEN.--Celui-ci en a aussi, tant du côté paternel que du côté maternel.
TROISIÈME CITOYEN.--Il vaudrait bien mieux ou qu'il n'en eût que du côté paternel, ou qu'il n'eût aucun parent de ce côté; car la rivalité des prétentions, à qui sera le plus près du roi, nous causera bien des maux si Dieu n'y met la main. Oh! le duc de Glocester est un homme bien dangereux, et les fils et frères de la reine sont superbes et hautains. Si, au lieu de gouverner, ils étaient tous contenus dans l'obéissance, ce pays languissant pourrait encore avoir de bons moments comme par le passé.
PREMIER CITOYEN.--Allons, allons; nous voyons au pis. Tout ira bien.
TROISIÈME CITOYEN.--Quand on voit paraître des nuages, les hommes sages prennent leur manteau. Quand les grandes feuilles commencent à tomber, l'hiver n'est pas loin. Quand le soleil se couche, qui ne s'attend à la nuit? Les orages hors de saison menacent d'une disette. Tout peut aller bien: mais si Dieu nous fait cette grâce, c'est plus que nous ne méritons, et que je n'espère.
SECOND CITOYEN.--Au fait, tous les coeurs sont agités de crainte. Vous ne pouvez vous entretenir avec personne qui ne vous paraisse triste et rempli de frayeur.
TROISIÈME CITOYEN.--C'est ce qui arrive toujours à la veille des jours de révolution. L'esprit de l'homme, par un instinct divin, pressent le danger qui s'avance, comme nous voyons l'eau s'enfler à l'approche d'une violente tempête. Mais laissons tout entre les mains de Dieu. Où allez-vous?
SECOND CITOYEN.--Eh! vraiment, nous sommes mandés par les juges.
TROISIÈME CITOYEN.--Et moi aussi. Je vous tiendrai compagnie.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Toujours à Londres.--Un appartement du palais.
Entrent L'ARCHEVÊQUE D'YORK, LE JEUNE DUC D'YORK, LA REINE, LA DUCHESSE D'YORK.
L'ARCHEVÊQUE.--On m'a dit qu'ils avaient couché la nuit dernière à Stony-Stratford et qu'ils devaient coucher ce soir à Northampton 11. Demain, ou après-demain, ils seront ici.
Note 11: (retour) Stony-Stratford est plus près de Londres que Northampton; mais le duc de Glocester ayant fait arrêter Rivers, Grey, etc., à Stony-Stratford, où ils avaient passé la nuit avec le jeune roi, ramena celui-ci à Northampton où lui-même avait couché la veille, et ce fut de là qu'ils se rendirent à Londres. Au reste, on fait observer que l'archevêque ne pouvait encore être instruit de cette marche, puisqu'il ne sait pas l'arrestation des lords, ou bien, s'il en est instruit sans en connaître la cause, il devrait, ainsi que les autres personnages, en témoigner quelque étonnement.LA DUCHESSE.--Je brûle d'impatience de voir le prince. J'espère qu'il aura beaucoup grandi depuis la dernière fois que je l'ai vu.
ÉLISABETH.--Mais j'ai ouï dire que non. On assure même que mon fils York l'a presque regagné pour la taille.
YORK.--On le dit, ma mère; mais j'aurais voulu que cela fût autrement.
LA DUCHESSE.--Eh! pourquoi donc, mon enfant? Il est bon de grandir.
YORK.--Grand'maman, un soir que nous étions à souper, mon oncle Rivers disait que je grandissais beaucoup plus vite que mon frère: «Ah! dit mon oncle Glocester, ce sont les petites plantes qui sont bonnes à quelque chose, et les mauvaises herbes croissent rapidement;» et depuis ce temps il me semble que j'aimerais mieux ne pas grandir si vite, puisque les belles fleurs viennent lentement, et que les mauvaises herbes se dépêchent.
LA DUCHESSE.--Vraiment, vraiment, celui qui t'a dit cela est lui-même une exception au proverbe: c'était dans son enfance l'être le plus chétif, le plus lent à croître et le moins avancé; si sa règle était vraie, il devrait être rempli de qualités.
L'ARCHEVÊQUE.--Et il n'est pas douteux qu'il ne le soit, ma gracieuse dame.
LA DUCHESSE.--Je veux bien l'espérer, mais permettez l'inquiétude aux mères.
YORK.--Oh! si je m'en étais souvenu, j'aurais pu lancer à Sa Grâce, mon oncle, sur sa croissance, une épigramme bien meilleure que celle qu'il m'a dite sur la mienne.
LA DUCHESSE.--Et comment, mon petit York? Dis-le-moi, je t'en prie.
YORK.--Vraiment, l'on dit que mon oncle grandissait si vite, que deux heures après sa naissance il pouvait ronger une croûte, tandis que moi, à deux ans, je n'avais pas encore fait seulement une dent. N'est-ce pas grand'maman, ç'aurait été une bonne plaisanterie pour le faire enrager?
LA DUCHESSE.--Eh! je t'en prie, mon cher petit York, qui est-ce qui t'a raconté cela?
YORK.--Sa nourrice, grand'maman.
LA DUCHESSE.--Sa nourrice? Eh bon!... elle était morte avant que tu fusses né.
YORK.--Si ce n'est pas elle, je ne me rappelle pas qui me l'a dit.
ÉLISABETH.--Petit raisonneur!--Allons, pas tant de malice, je vous prie.
L'ARCHEVÊQUE.--Ma bonne madame, ne le grondez pas.
ÉLISABETH.--Les murs 12 ont des oreilles.
(Entre un messager.)
L'ARCHEVÊQUE.--Voici un messager.--Quelles nouvelles?
LE MESSAGER.--De telles nouvelles qu'il m'est pénible, milord, de vous les annoncer.
ÉLISABETH.--Comment se porte le prince?
LE MESSAGER.--Bien, madame, il est en bonne santé.
LA DUCHESSE.--Quelles sont donc tes nouvelles?
LE MESSAGER.--Lord Rivers et lord Grey ont été conduits en prison à Pomfret, et avec eux sir Thomas Vaughan.
LA DUCHESSE.--Et par quel ordre?
LE MESSAGER.--Par ordre des puissants ducs de Glocester et de Buckingham.
ÉLISABETH.--Et pour quel crime?
LE MESSAGER.--Je vous ai dit tout ce que j'en sais. Par quel motif ou dans quelle intention ces nobles ducs ont été emprisonnés, c'est, ma gracieuse dame, ce que j'ignore absolument.
ÉLISABETH.--Hélas! je prévois la ruine de ma maison. Le tigre a saisi la brebis sans défense. L'insolente tyrannie commence à s'élever sur le trône qu'un innocent enfant ne peut faire respecter. Arrivez donc, destruction, carnage, massacre. Je vois tracée, comme sur une carte, la fin de tout ceci.
LA DUCHESSE.--Exécrables jours de troubles et de discorde, combien de fois mes yeux vous ont vus renaître! Mon époux a perdu la vie pour gagner la couronne; et mes fils ont été, haut et bas, battus de la fortune, me donnant tantôt à jouir de leurs succès, tantôt à pleurer leurs malheurs. Établis enfin lorsque toutes les querelles domestiques sont entièrement dissipées, voilà que, devenus les maîtres, ils se font la guerre les uns aux autres, frère contre frère, sang contre sang, chacun contre soi-même!--Oh! frénétiques insultes à la nature, cessez vos fureurs maudites, ou laissez-moi mourir; que je n'aie plus la mort devant les yeux!
ÉLISABETH.--Viens, viens, mon enfant; allons nous renfermer dans le sanctuaire.--Adieu, madame.
LA DUCHESSE.--Attendez, je veux vous suivre.
ÉLISABETH.--Vous n'avez rien à craindre.
L'ARCHEVÊQUE, à la reine.--Venez, ma gracieuse dame, et apportez vos trésors et tout ce que vous possédez. Pour moi, je veux remettre entre vos mains les sceaux qui m'étaient confiés; et puisse-t-il m'advenir selon que je me conduirai envers vous et les vôtres! Venez, je vais vous conduire au sanctuaire.
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Toujours à Londres.--Une rue.
On entend les trompettes. Entrent LE PRINCE DE GALLES, GLOCESTER, BUCKINGHAM, LE CARDINAL BOUCHIER (le même que L'ARCHEVÊQUE), et autres.
BUCKINGHAM.--Soyez le bienvenu, aimable prince, dans votre ville de Londres, votre demeure 13.
GLOCESTER.--Soyez le bienvenu, cher cousin, souverain de mes pensées. Il paraît que la fatigue de la route vous a rendu mélancolique.
LE PRINCE.--Non, mon oncle. Mais les douloureux incidents de notre voyage me l'ont rendu ennuyeux, pénible et fatigant. Je voudrais voir ici plus d'oncles pour me recevoir.
GLOCESTER.--Cher prince, l'innocente pureté de votre âge n'a pas encore pénétré les mensonges du monde. Vous ne pouvez discerner dans un homme que ce que son extérieur offre à vos yeux; et les dehors, Dieu le sait, s'accordent rarement, pour ne pas dire jamais, avec le coeur. Ces oncles, que vous auriez voulu voir ici, étaient des hommes dangereux. Votre Grâce ne sentait que le miel de leurs paroles, et n'apercevait pas le poison de leurs coeurs. Dieu vous préserve d'eux, et d'amis aussi perfides!
LE PRINCE.--Dieu me préserve d'amis perfides! Mais ils ne l'étaient pas.
GLOCESTER.--Milord, voici le maire de Londres qui vient vous rendre son hommage.
(Entre le lord maire et son cortége.)
LE MAIRE.--Que le Ciel accorde à Votre Grâce la santé et des jours prospères!
LE PRINCE.--Je vous remercie tous. (Sortent le maire, etc.)--Je croyais que ma mère et mon frère York seraient venus, il y a longtemps, nous joindre en chemin.--Quel indigne paresseux que ce Hastings, qui ne vient pas nous dire s'ils arrivent ou non!
(Entre Hastings.)
BUCKINGHAM.--Le voici fort à propos, et tout en nage.
LE PRINCE.--Soyez le bienvenu, milord. Eh bien, notre mère vient-elle?
HASTINGS.--La reine votre mère, et votre frère York, ont été, à propos de quoi, Dieu le sait et non pas moi, se réfugier dans le sanctuaire.--Le jeune prince aurait bien souhaité venir avec moi au-devant de Votre Grâce, mais sa mère l'a retenu malgré lui.
BUCKINGHAM.--Fi donc! quelle conduite déplacée et maussade! (A l'archevêque.) Lord cardinal, Votre Grâce veut-elle aller déterminer la reine à envoyer sur-le-champ le duc d'York à son auguste frère? Si elle s'y oppose, milord Hastings, allez avec le cardinal, et alors arrachez-le par force de ses bras jaloux.
L'ARCHEVÊQUE.--Milord Buckingham, si ma faible éloquence peut obtenir de sa mère le jeune duc d'York, attendez-vous à le voir ici dans un moment: mais, si elle s'obstine à résister à des instances amicales, que le Dieu du ciel ne permette pas que nous violions jamais le saint privilége du bienheureux sanctuaire! Pour le royaume entier, je ne voudrais pas me rendre coupable d'un si noir péché.
BUCKINGHAM.--Vous vous entêtez ici contre toute raison, milord, pour de pures formes et de vieilles traditions. Considérez la chose même conformément aux idées grossières de ce siècle, vous trouverez que vous ne violez point les droits du sanctuaire en forçant le prince d'en sortir. Le bénéfice de l'asile n'est accordé qu'à ceux à qui leurs actions l'ont rendu nécessaire, et qui ont assez de jugement pour le réclamer. Mais le prince ne peut ni le réclamer ni en avoir besoin. Il n'est donc pas, à mon avis, en droit de l'obtenir; ainsi, en le faisant sortir de là où il ne peut être, vous ne violez aucun privilège, aucune charte. J'ai souvent ouï parler d'hommes réfugiés dans le sanctuaire; mais d'enfants, jamais jusqu'à présent.
L'ARCHEVÊQUE.--Milord, pour cette fois votre opinion l'emporte sur la mienne 14.--Allons, milord Hastings, voulez-vous venir avec moi?
HASTINGS.--Je vous suis, milord.
LE PRINCE.--Chers lords, faites, je vous prie, toute la diligence qui vous sera possible. (Sortent le cardinal et Hastings.) Dites, mon oncle Glocester, si notre frère vient, où logerons-nous jusqu'au jour de notre couronnement?
GLOCESTER.--Dans le lieu qui plaira le plus à Votre Altesse. Si vous voulez suivre mon conseil, vous vous reposerez un ou deux jours à la Tour, et ensuite dans le lieu qui vous plaira, et qui sera jugé le plus favorable à votre santé et à vos amusements.
LE PRINCE.--La Tour est l'endroit du monde qui me plaît le moins.--Est-il vrai, mon oncle, que ce soit Jules César qui l'ait bâtie?
GLOCESTER.--C'est lui, mon gracieux seigneur, qui l'a bâtie d'abord; puis dans la suite des siècles elle a été rebâtie plusieurs fois.
LE PRINCE.--Ce fait est-il constaté par des actes, ou bien a-t-on seulement raconté d'âge en âge que c'est lui qui l'avait bâtie?
BUCKINGHAM.--Par des actes, milord.
LE PRINCE.--Mais supposez, milord, que cela n'eût pas été consigné dans les archives, il me semble que la vérité devrait vivre d'âge en âge, comme un héritage transmis à la postérité, jusqu'au jour de la fin universelle.
GLOCESTER, à part.--Des enfants si précoces et si sages, dit-on, ne vivent pas longtemps.
LE PRINCE.--Que dites-vous, mon oncle?
GLOCESTER.--Je disais que, sans le secours des caractères, la renommée vit longtemps 15. (A part.) Ainsi, comme l'Iniquité personnifiée sur nos théâtres, je moralise avec des mots à double sens.
LE PRINCE.--Ce Jules César était un homme bien fameux! Sa valeur a illustré son génie, et son génie a déposé dans ses écrits de quoi faire vivre sa valeur. La mort n'a pu faire de ce conquérant sa conquête, car il est encore vivant par la gloire, bien qu'il ait perdu la vie.--Je veux vous dire une chose, mon cousin Buckingham.
BUCKINGHAM.--Quoi, mon gracieux seigneur?
LE PRINCE.--Si j'atteins l'âge d'homme, je veux ou reconquérir nos anciens droits sur la France, ou mourir en soldat, comme j'aurai vécu en roi.
GLOCESTER.--Les courts étés ont eu ordinairement un printemps très-précoce.
(Entre York, Hastings et le cardinal.)
BUCKINGHAM.--Ah! voici le duc d'York qui vient comme nous l'avions désiré.
LE PRINCE.--Richard d'York, comment se porte notre cher frère?
YORK.--Bien, mon redouté seigneur; car c'est ainsi que je dois vous nommer désormais.
LE PRINCE.--Oui, mon frère, à notre grande douleur ainsi qu'à la vôtre: il est trop vrai qu'il vient de mourir celui qui eût dû plus longtemps conserver ce titre, auquel sa mort a ôté beaucoup de majesté.
GLOCESTER.--Comment se porte notre cousin le noble duc d'York?
YORK.--Je vous remercie, cher oncle. O milord! c'est vous qui avez dit que mauvaise herbe croît bien vite: le prince, mon frère, a grandi beaucoup plus que moi.
GLOCESTER.--Il est vrai, milord.
YORK.--Il est donc mauvais?
GLOCESTER.--O mon beau cousin! je ne dis pas cela du tout.
YORK.--En ce cas, il vous a plus d'obligation que moi.
GLOCESTER.--Il peut me commander, lui, à titre de mon souverain; et vous, vous avez sur moi le pouvoir d'un parent.
YORK.--Je vous prie, mon oncle, donnez-moi ce poignard.
GLOCESTER.--Mon poignard, petit cousin? De tout mon coeur.
LE PRINCE.--Mendie-t-on comme cela, mon frère?
YORK.--Ce n'est qu'à mon cher oncle, qui, je le sais bien, me le donnera volontiers: ce n'est qu'une bagatelle qu'il ne peut pas avoir de peine à me donner.
GLOCESTER.--Je veux faire à mon cousin un plus beau présent.
YORK.--Un plus beau présent! Oh! vous voulez donc y joindre l'épée?
GLOCESTER.--Oui, mon beau cousin, si elle était assez légère.
YORK.--Oh! je vois bien que vous n'aimez à me faire que des dons légers; et, dans des demandes d'un plus grand poids, vous refuseriez au mendiant.
GLOCESTER.--Mais elle est, pour vous, trop pesante à porter.
YORK.--Fût-elle plus pesante, je la manierais très-facilement.
GLOCESTER.--Quoi! vous voudriez avoir mon épée, petit lord?
YORK.--Oui, je le voudrais, pour vous remercier de l'épithète que vous me donnez.
GLOCESTER.--Quelle épithète?
YORK.--Petit.
LE PRINCE.--Milord d'York sera toujours contrariant dans ses discours: mais, mon oncle, Votre Grâce sait comment le supporter.
YORK.--Vous voulez dire me porter, et non pas me supporter.--Mon oncle, mon frère se moque de vous et de moi. Parce que je suis aussi petit qu'un singe, il croit que vous pourriez me porter sur votre épaule.
BUCKINGHAM, à part.--Avec quelle finesse et quelle promptitude d'esprit il raisonne! Pour adoucir le sarcasme qu'il lance à son oncle, il se raille lui-même avec toute sorte de grâce et d'adresse. Tant de malice à cet âge est une chose étonnante!
GLOCESTER.--Mon gracieux seigneur, voulez-vous continuer votre route? Mon bon cousin Buckingham et moi, nous allons nous rendre auprès de votre mère pour la presser de venir vous trouver à la Tour et vous féliciter sur votre arrivée.
YORK.--Quoi! vous voulez aller à la Tour, mon prince?
LE PRINCE.--Milord protecteur dit qu'il le faut.
YORK.--Je ne dormirai pas tranquillement dans la Tour.
GLOCESTER.--Et pourquoi, mon ami? Qu'y voyez-vous à craindre?
YORK.--Vraiment, l'âme irritée de mon oncle Clarence. Ma grand'mère m'a dit qu'il y avait été assassiné.
LE PRINCE.--Je ne crains pas les oncles morts.
GLOCESTER.--Ni les vivants non plus, je m'en flatte.
LE PRINCE.--Oui, s'ils vivent, je n'ai, je l'espère, rien à craindre.--Mais marchons, milord: et, le coeur plein de tristesse, je vais, en songeant à eux, me rendre à la Tour.
(Sortent le prince, York, Hastings et le cardinal.)
BUCKINGHAM.--Pensez-vous, milord, que ce petit babillard d'York n'ait pas été excité par son artificieuse mère à vous poursuivre de ses sarcasmes insultants?
GLOCESTER.--Il n'y a pas de doute, il n'y a pas de doute. C'est un petit raisonneur, hardi, vif, spirituel, prompt et capable. C'est tout le portrait de sa mère, de la tête aux pieds.
BUCKINGHAM.--Laissons-les pour ce qu'ils sont.--Approche, cher Catesby. Tu t'es engagé aussi fortement à exécuter les intentions que nous t'avons communiquées, qu'à garder soigneusement le secret de la confidence que nous t'avons faite. Tu as entendu nos raisons pendant la route?--Qu'en penses-tu? Serait-il si difficile de faire entrer le lord Hastings dans le projet que nous avons d'installer cet illustre duc sur le trône royal de cette île fameuse?
CATESBY.--Il aime si tendrement le jeune prince, à cause de son père, qu'il ne sera pas possible de l'engager à rien de contraire à ses intérêts.
BUCKINGHAM.--Et Stanley, qu'en penses-tu? S'y refusera-t-il?
CATESBY.--Stanley fera tout ce que fera Hastings.
BUCKINGHAM.--En ce cas, il faut s'en tenir à ceci. Va, cher Catesby, sonde de loin lord Hastings pour savoir de quel oeil il verrait notre projet; et invite-le à se rendre demain à la Tour, pour assister au couronnement. Si tu trouves qu'on puisse le disposer pour nous, alors encourage-le, et dis-lui toutes nos raisons. S'il est de plomb, de glace, froid, et mal disposé, sois de même, romps aussitôt l'entretien, et viens nous instruire de ses dispositions.--Demain nous tenons deux conseils séparés où tu joueras un grand rôle.
GLOCESTER.--Assure lord William de mon attachement, et dis-lui, Catesby, que l'ancienne ligue de ses dangereux ennemis va verser son sang demain au château de Pomfret; et recommande de ma part à mon ami de donner, en signe de joie de cette bonne nouvelle, un doux baiser de plus à mistriss Shore 16.
Note 16: (retour) Jeanne Shore avait été maîtresse d'Edouard, et à ce qu'il paraît de lord Hastings. Elle fut comprise dans l'accusation intentée contre lui après sa mort, et subit une pénitence publique. Elle mourut dans la misère, abandonnée de tous ceux auxquels elle avait rendu des services pendant sa faveur.BUCKINGHAM.--Va, cher Catesby: exécute habilement ta commission.
CATESBY.--Mes bons lords, je vous promets à tous deux d'y donner tous les soins dont je suis capable.
GLOCESTER.--Catesby, aurons-nous de vos nouvelles, avant de nous mettre au lit?
CATESBY.--Vous en aurez, milord.
GLOCESTER.--A Crosby: tu nous trouveras là tous deux.
(Catesby sort.)
BUCKINGHAM.--Que ferons-nous, milord, si nous voyons que Hastings ne se prête pas à nos projets?
GLOCESTER.--Nous ferons tomber sa tête, mon cher.--Nous viendrons à bout de quelque chose.--Et souviens-toi, lorsque je serai roi, de me demander le comté d'Hereford, dont le roi mon frère était en possession, avec toutes ses dépendances.
BUCKINGHAM.--Je réclamerai de Votre Grâce l'effet de cette promesse.
GLOCESTER.--Et compte qu'elle te sera accordée en toute affection.--Allons, il faut souper de bonne heure afin d'avoir ensuite le temps de digérer nos projets et de leur donner une certaine forme.
(Ils sortent.)