La vie littéraire. Quatrième série
II
Sarah nous l'a montrée (et avec quel charme! avec quelle magie!) sous les traits d'une Égyptienne. Mais c'était une Grecque. Elle l'était de naissance et de génie. Élevée dans les moeurs et dans les arts helléniques, elle avait la grâce, le bien dire, l'élégante familiarité, l'audace ingénieuse de sa race. Ni les dieux de l'Égypte, ni les monstres de l'Afrique n'envahirent jamais son âme riante. Jamais elle ne s'endormit dans la morne majesté des reines orientales. Elle était Grecque encore par son goût exquis et par sa merveilleuse souplesse. Tout le temps qu'elle vécut à Rome, elle observa toutes les convenances, et quand, après sa mort, les amis d'Auguste outragèrent sa mémoire avec la brutalité latine, ils ne purent rien lui reprocher qui eût trait à son séjour dans la villa de César. Elle avait donc été parfaite sous les pins et les térébinthes des jardins du Tibre.
Elle était Grecque, mais elle était reine; reine et, par là, hors de la mesure et de l'harmonie, hors de cette fortune médiocre qui fut toujours dans les voeux des Grecs et qui n'entra dans ceux des poètes latins que littérairement et par servile imitation. Elle était reine et reine orientale, c'est-à-dire un monstre; elle en fut châtiée par cette Némésis des dieux que les Grecs mettaient au-dessus de Zeus lui-même, parce qu'elle est en effet le sentiment du réel et du possible, l'entente des nécessités de la vie humaine. Faite pour les arts secrets du désir et de l'amour, amante et reine, à la fois dans la nature et dans la monstruosité, c'était une Chloé qui n'était point bergère.
Que des mouvements d'une chair exquise, que du souffle d'une bouche charmante dépende le sort du monde, c'est cela qui n'est point grec, c'est cela que la Némésis des dieux ne permet point. La mort de la dernière Lagide expia le crime d'Alexandre le Macédonien, ce Grec à demi barbare, ce Grec démesuré qui, soldat ivre, ouvrit à l'hellénisme l'Orient lascif et cruel. Ce n'est point que cette délicate Cléopâtre manquât par elle-même du sentiment de la mesure et de l'harmonie. Elle garda même l'instinct du vrai, du beau, du possible autant que le lui permit sa toute-puissance, le crime héréditaire dans sa maison et l'ivresse du monde plongé autour d'elle dans cette orgie voluptueuse et scélérate où l'hellénisme coudoyait la barbarie. Son malheur singulier, sa gloire effroyable fut d'être charmante étant souveraine, d'être Lesbie, Délie ou Leuconoé et de ne pouvoir ouvrir ses bras adorables sans allumer des guerres.
La morale d'une Lagide était large, sans doute, et les doux antiquaires ont quelque peine à la mesurer sur les textes grecs et latins qu'ils étudient avec méthode. Pour ma part, je ne rechercherai pas ce que Cléopâtre jugeait permis ou défendu. Je pense qu'elle estimait que beaucoup de choses lui étaient permises. Mais j'imiterai, dans sa sagesse, M. Henry Houssaye, qui ne croit pas pouvoir donner la liste des amants de la reine. Aussi bien, pour dresser avec confiance des catalogues de cette nature, il faut être un bibliothécaire entêté comme l'antique Élien ou le bonhomme Peignot, qui croyaient plus que de raison à l'autorité des textes. Ce qui est certain, c'est que quand Antoine l'aima d'un amour orageux, elle opposa à la foudre les éclairs d'un regard qui n'était point terni et les ardeurs d'une chair que la débauche n'avait point fatiguée. Nous savons qu'elle aima le soldat de Pharsale et de Philippes; nous savons qu'elle l'aima jusqu'à la mort. Le reste est à jamais effacé comme les travaux obscurs de tant de milliards d'êtres qui naquirent, qui souffrirent et qui moururent sur cette planète, comme les troubles de tant d'amantes qui, dans le cours infini des âges, servirent ou trahirent l'amour sans laisser même, ainsi que la jeune fille de Pompéi, l'empreinte de leur sein dans la cendre.
Avant Antoine, il semble bien que cette femme intelligente, ambitieuse, vindicative et fière ait été plus reine qu'amante. Grand constructeur, comme les Pharaons et comme les Ptolémées, elle couvrait Alexandrie de monuments magnifiques[12]. Elle tint tête fermement aux intrigues des eunuques, aux séditions domestiques et populaires et rentra par une ruse audacieuse dans sa ville et dans son palais, dont elle avait été chassée. Elle réussit à tenir en suspens les droits de Rome sur son empire, et s'il est vrai qu'elle y employa sa beauté et son charme, il faut songer que cette beauté n'était point incomparable et que ce charme, dont César éprouva la puissance, n'eût pas suffi sans beaucoup d'intelligence et de politique. Ce charme habilement dirigé lui assura Antoine après César. Mais cette fois, elle se trouva l'associée d'un soldat condamné à posséder seul le monde ou à n'avoir plus une pierre où poser sa tête. La partie était grande et douteuse. Pour la bien jouer, il fallait du sang-froid. Marc-Antoine n'en n'avait jamais montré beaucoup. Elle lui ôta le peu qu'il en possédait; elle le rendit tout à fait fou, elle devint aussi folle que lui, et tous deux ils luttèrent pour l'empire et la vie dans les intervalles lucides que leur laissait cette démence que les Grecs ont bien connue, puisqu'ils l'ont décrite comme une maladie des sens et de l'âme, comparable au mal sacré par la violence des accès et par la profondeur de la mélancolie.
Le premier tort d'Antoine et de Cléopâtre fut de mépriser leur ennemi, cet adolescent malingre, bègue, poltron, cruel et plus froid, plus insensible, quand il rasait sa première barbe, que les plus graves politiques blanchis dans les affaires. Il fallut combattre. Ce fut la guerre du renard et du lion. Le lion avait la part du lion, toutes les provinces de l'Orient jusqu'à l'Illyrie, et le petit renard, l'enfant rusé, Octave, ne possédait que l'Italie ruinée et consternée, et l'Espagne, la Gaule, la Sicile, l'Afrique en armes contre lui. Tant de javelots tournés contre un lâche! Mais ce lâche était un ambitieux patient, c'est-à-dire la plus grande force du monde.
Marc-Antoine, dans la maturité de l'âge, était le premier soldat de l'empire, depuis la mort de César. Il avait, pour ses débuts, écrasé les juifs révoltés. Il avait secondé le grand Jules en Gaule, dans la Haute-Italie, en Illyrie. Il commandait l'aile droite des césariens à Pharsale. Battu à Modène, il avait remporté la victoire décisive de Philippes. Bien qu'il n'eût ni la prudence ni la vue claire de César, César l'estimait comme son meilleur lieutenant. Seul et livré à lui-même, Antoine péchait par la méthode. Un soir que nous lisions ensemble, dans Plutarque, le récit pittoresque de la guerre des Parthes, un officier d'artillerie du plus grand savoir, le capitaine Marin, commentant le texte ancien, nous montra sans peine les fautes d'Antoine, le décousu du plan et l'incurable légèreté d'un chef qui, ayant fait la guerre avec César, se laisse surprendre par l'ennemi. Antoine n'en possédait pas moins certaines belles parties de l'homme de guerre. Il avait la grande psychologie militaire, la connaissance de l'âme du soldat. Il se faisait aimer, il se faisait suivre. Il était impétueux, entraînant, irrésistible. La confiance qu'il avait en lui-même, il l'inspirait à ses hommes. Grandement joyeux, il leur communiquait cette gaieté qui fait oublier les souffrances, les dangers, et qui double les forces. Il buvait et mangeait avec eux; il disait des mots qui les faisaient rire. Les légionnaires l'adoraient. Il ne faut pas juger Antoine par les Philippiques que Cicéron prononça contre lui; Cicéron était avocat et, de plus, c'était en politique un modéré de l'espèce la plus violente. À cela près un honnête homme et un grand lettré. Antoine n'était pas le grossier soldat, le belluaire insolent, j'allais dire «la trogne à épée» que l'orateur nous montre. Il avait de l'esprit, précisément dans le sens où nous prenons le terme aujourd'hui, de l'esprit de mots, car, pour ce qui est de l'esprit de conduite, il en manqua toujours, et Cléopâtre ne lui en donna pas. Loin d'être un homme inculte, il avait étudié l'éloquence en Grèce. Sa parole n'avait pas l'élégante correction de celle de César: elle était imagée et disproportionnée. C'était ce que nous appellerions maintenant une éloquence romantique. Il aimait, dit Plutarque, ce style asiatique, alors fort recherché et qui répondait à sa vie; fastueuse, pleine d'ostentation, sujette à d'effroyables inégalités.
Plutarque dit bien: en tout, Antoine aimait à la folie le style asiatique et la pompe orientale. Son front bas et sa barbe épaisse, sa mâle et forte structure lui donnaient quelque ressemblance avec les images du fabuleux Hercule de qui il prétendait descendre, mais c'est surtout Bacchus, le Bacchus indien qu'il se plaisait à rappeler par ses riches cortèges et par ses chars attelés de lions. Il entra dans Éphèse précédé de femmes vêtues, en Bacchantes et d'adolescents; portant la nébride des Pans et des Satyres. On ne voyait dans toute la ville que thyrses couronnés de lierre, on n'entendait que le son des flûtes et des syrinx et les cris qui saluaient le nouveau Bacchus bienfaisant et plein de douceur.
Certes, la large humanité de César fut toujours étrangère au collègue d'Octave et de Lépide. Antoine eut sa part de l'atroce férocité commune aux Romains de ces temps scélérats. Mais il ne se montra jamais, comme Octave, froidement cruel. Il était libéral, magnifique et capable de sentiments délicats et généreux. En Grèce, ses ennemis l'avouent, il rendit la justice avec une grande douceur et il se montra jaloux d'être nommé l'ami des Grecs et plus encore des Athéniens. Après, la victoire de Philippes, il posa sa propre cuirasse sur le cadavre sanglant de Brutus, afin d'honorer en soldat les funérailles du vaincu. Quand, dans les jours sombres, Æhnobarbus, son vieux compagnon, l'abandonna la veille de la bataille, pour passer à Octave, il renvoya à celui qui avait été si longtemps son ami ses équipages et tout ce qui lui appartenait, et l'on dit qu'accablé par cette générosité Æhnobarbus mourut de douleur et de honte.
Cet homme était l'esclave des femmes. Son fastueux amour pour la courtisane Cytheris avait indigné les Romains. L'âcre et violente Fulvie faisait trembler cet Hercule, ce Bacchus indien. Plus tard, il se montra sensible à la chaste beauté d'Octavie. Il les aimait avec violence et il les aimait en même temps avec esprit, ce qui est infiniment plus rare. «Il avait, dit Plutarque, de la grâce et de la gaieté dans ses amours.» Voilà l'homme qui cita Cléopâtre devant son tribunal à Tarse. C'était lui l'Asiatique et l'Oriental. Sans être capable de grands projets longuement suivis, il rêvait vaguement l'empire d'Orient avec quelque immense ville barbare pour capitale. Il aimait tout de l'Orient, ses trésors, ses monstres, ses voluptés, ses splendeurs, ses parfums, sa poésie. Cléopâtre parut. Il la vit ou plutôt il la revit, car il l'avait connue sans doute à Rome, mais discrète, mais réservée, sévère, comme une dame romaine. Cette fois, c'était la reine d'Égypte qui paraissait devant lui dans la pompe hiératique d'une nouvelle Isis. Il adora la Grecque arrangée en idole.
Cette galère de Cléopâtre sur le Cydnus est restée dans le monde l'image de la volupté splendide.
Hier nous l'avons, vue dans l'illusion du théâtre[13]. Nous avons vu couchée, sous les voiles de pourpre, l'actrice charmante qui fait revivre en elle la couleuvre du Nil. Ce n'est pourtant point de ce jour que date ma vision éblouie. Ce n'est pas non plus du jour où j'ai entendu M. José Maria de Heredia réciter son suave et brillant sonnet du Cydnus:
     Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie,
     La trirème d'argent blanchit le fleuve noir,
     Et son sillage y laisse un parfum d'encensoir,
     Avec des chants de flûte et des frissons de soie.
     À la proue éclatante où l'épervier s'éploie,
     Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
     Cléopâtre, debout dans la splendeur du soir,
     Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie.
     Voici Tarse où l'attend le guerrier désarmé;
     Et la brune Lagide ouvre dans l'air charmé
     Ses bras d'ambre où la pourpre a mis ses reflets roses;
     Et ses yeux n'ont pas vu, présages de son sort,
     Auprès d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses,
     Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.
Mon trouble vient de plus loin. Il remonte à ces années d'adolescence et de prime jeunesse dont je suis trop enclin, je le sens, à rappeler le souvenir. C'était au collège, l'année de ma rhétorique, l'hiver, un vendredi pendant le repas de onze heures. Jamais je n'avais senti plus péniblement les vulgarités et les inélégances de la vie: une écoeurante odeur de friture tiède emplissait le réfectoire; un courant d'air froid saisissait les pieds à travers les chaussures humides; les murs suintaient et l'on voyait, derrière le grillage des fenêtres, une pluie fine tomber du ciel gris. Les élèves, assis devant les tables d'un marbre noir et gras, faisaient avec leurs fourchettes un bruit agaçant, tandis qu'un de nos camarades, assis dans une haute chaire, au milieu de la grande salle, lisait, selon la coutume, un passage de l'histoire ancienne de Rollin. Je regardais, sans manger, mon assiette mal essuyée, ma timbale au fond de laquelle l'abondance avait déposé quelque chose comme du bois pourri, et puis je suivais de l'oeil les domestiques, qui nous présentaient des grands plats de pruneaux cuits, dont le jus leur lavait les pouces. Tout m'était à dégoût. Dans le tintement de la vaisselle la voix du lecteur, par intervalles, m'arrivait aux oreilles. Tout à coup j'entendis le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de phrases charmantes: Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de l'esprit… Sa personne plus puissante que toutes les parures… Elle entra dans le Cydnus… La poupe de son vaisseau était tout éclatante d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent. Puis les noms caressants des flûtes, de parfums, de Néréides et d'Amours. Alors une vision délicieuse emplit mes yeux. Le sang me battit aux tempes ces grands coups qui annoncent la présence de la gloire ou de la beauté. Je tombai dans une extase profonde. Le préfet des études, qui était un homme injurieux et laid, m'en tira brusquement en me donnant un pensum pour ne m'être pas levé au signal. Mais, en dépit du cuistre, j'avais vu Cléopâtre!
Le bon Plutarque n'a pas dû se tromper: Marc-Antoine avait de l'agrément et de la gaieté dans ses amours. C'est lui qui imagina les folies de la vie inimitable, les déguisements de nuit, les parties de pêche sur le Nil, les fêtes prodigieuses. Oui, certes, c'était lui l'Oriental, c'était lui l'Égyptien. Elle ne voulait que ce qu'il voulait, l'incomparable amante! Et, craignant seulement de le perdre, elle prenait les goûts et les habitudes d'un soldat pour être toujours à son côté. «Elle buvait avec lui, elle chassait avec lui, elle assistait avec lui aux manoeuvres[14].» Plutarque nous dit: «Ils avaient formé une association sous le nom d'Amimétobies; et ils se traitaient mutuellement tous les jours.» Huit sangliers étaient toujours à la broche et, à toute heure, il s'en trouvait un cuit à point. La vie inimitable fut interrompue par la guerre de Pérouse et le mariage d'Antoine et d'Octavie. Elle reprit plus ardente et plus frénétique après trois ans d'absence.
Puis ce fut la guerre: Actium et cette fuite soudaine de Cléopâtre au milieu de la bataille, cette fuite, inexpliquée encore, que l'amiral Jurien de la Gravière considère comme une manoeuvre habile et que M. Victorien Sardou nous rend si dramatique quand il nous montre, au contraire, la reine amoureuse consommant par sa fuite la défaite et la honte de son amant pour le garder tout à elle. Ainsi l'amiral veut que Cléopâtre soit un bon marin et le dramaturge veut qu'elle soit très pathétique: ils l'aiment tous deux, surtout le marin. Je l'aime aussi depuis le collège. Mais je croirais plutôt qu'elle s'est sauvée, saisie d'une peur folle.
Antoine voit fuir la galère aux voiles de pourpre, l'Antoniade, qui porte Cléopâtre; il la poursuit, abandonnant le combat par une étonnante lâcheté qui, chez un tel soldat, devient héroïque; il accoste l'Antoniade, il y monte et va s'asseoir seul à la proue, la tête dans ses mains. À Alexandrie, Antoine, déshonoré et perdu, montre encore un esprit d'une fantaisie extraordinaire. Il se bâtit, sur une jetée, dans la mer, une cabane qu'il nomme son Timonium et où il veut vivre seul, à l'exemple de Timon d'Athènes. Il se dit misanthrope et c'est un misanthrope pittoresque et romantique, le misanthrope de la passion. Puis sa cabane et la solitude l'ennuient. Il revoit la reine et forme avec elle une société plus mélancolique, mais non pas moins fastueuse que celle des Inimitables: la compagnie de ceux qui veulent mourir ensemble, les Synapothanumènes. C'est un grand artiste, cet Antoine!
Que la reine l'ait aimé jusqu'à la mort et par delà la mort, cela n'est point douteux. Qu'elle ait cependant essayé de séduire Octave, cela non plus ne fait pas de doute; et cela prouve seulement que Cléopâtre n'était pas sûre. Nous en avions, en vérité, quelque soupçon. Si elle ne parvint point à se faire aimer du froid Octave, du moins elle sut tromper cet homme défiant. Elle lui fit croire qu'elle voulait vivre encore; mais elle était résolue à se donner la mort. Elle mourut royalement. Quand les soldats d'Octave entrèrent dans sa chambre, ils la trouveront revêtue de ses habits de reine et de déesse et couchée sans vie sur un lit d'or. Iras, l'une de ses femmes, était morte à ses pieds. L'autre, Charmion, se soutenant à peine, lui arrangeait d'une main défaillante, le diadème autour de la tête. Un des soldats d'Octave lui cria avec fureur:
—Voilà qui est beau, Charmion!
—Très beau, en effet, répondit-elle, et digne de la fille de tant de rois!
Et elle tomba morte au pied du lit.
Cette scène est si noblement tragique qu'on ne peut se la représenter sans un frémissement d'admiration. Il faut savoir gré à celle qui en prépara le spectacle et qui en légua la mémoire aux artistes et aux poètes. On aimait Cléopâtre dans Alexandrie et ses statues ne furent point renversées après sa mort. C'est donc qu'elle était moins méchante que n'ont dit ses ennemis. Et puis il ne faut pas oublier que la beauté est une des vertus de ce monde.
JUDITH GAUTIER[15]
I
C'est la fille du poète. Dans cette petite maison de la rue de Longchamp où, comme il est dit des princesses dans les contes de fées, elle grandissait chaque jour en sagesse et en beauté, Judith apprit dès l'enfance à comprendre et à goûter les formes d'art les plus exquises, les plus rares, les plus étranges. Son père, en parlant comme en écrivant, était un incomparable assembleur de merveilles. Au milieu de ses causeries familières, il faisait, sans y songer, des évocations magiques. Cette maisonnette, baignée l'hiver des brumes de la Seine et des vapeurs du Bois, s'emplissait, à la voix du maître, de toutes les poésies de l'Orient rêvé.
Il me souvient d'avoir vu là, un soir, sur une des tablettes de la bibliothèque, le masque d'or d'une momie égyptienne qui brillait dans l'ombre, et je n'oublierai jamais l'impression d'harmonie que me donna cette figure sacrée, aux longs yeux ouverts, dans le cabinet de travail du poète qui composa le Roman de la momie et son incomparable prologue. C'est là qu'enfant Judith Gautier se nourrit de poésie et apprit à aimer la beauté exotique. Pour que son éducation d'artiste fût complète, il ne lui manqua rien, sinon peut-être le commun et l'ordinaire.
Et la fille du poète était si merveilleusement douée qu'elle écrivit, n'ayant pas vingt ans, un livre parfaitement beau dont le style resplendit d'une pure lumière. Les connaisseurs savent que je veux parler du Livre de Jade, recueil de poèmes en prose, inspirés, si l'on en croit l'auteur, des lyriques de la Chine. Judith Gautier avait appris le chinois à l'âge où les petites demoiselles n'étudient ordinairement que le piano, le crochet et l'histoire sainte. Je doute pourtant qu'elle ait trouvé dans Thou-Fou, Tché-Tsi ou Li-Taï-Pé tous les détails des fins tableaux contenus dans le Livre de Jade; je doute que les poètes du pays de la porcelaine aient connu avant elle cette grâce, cette fleur qui vous charmera dans tel de ces morceaux achevés, qu'on peut mettre à côté des poèmes en prose d'Aloysius Bertrand et de Charles Baudelaire, dans le petit tableau de l'Empereur, par exemple:
L'EMPEREUR
Sur un trône d'or neuf, le Fils du Ciel, éblouissant de pierreries, est assis au milieu des mandarins; il semble un soleil environné d'étoiles.
     Les mandarins parlent gravement de graves choses; mais la pensée de
     l'empereur s'est enfuie par la fenêtre ouverte.
     Dans son pavillon de porcelaine, comme une fleur éclatante entourée
     de feuillage, l'impératrice est assise au milieu de ses femmes.
     Elle songe que son bien-aimé demeure trop longtemps au conseil et,
     avec ennui, elle agite son éventail.
Une bouffée de parfums caresse le visage de l'empereur.
«Ma bien-aimée, d'un coup de son éventail m'envoie le parfum de sa bouche.» Et l'empereur, tout rayonnant de pierreries, marche vers le pavillon de porcelaine, laissant se regarder en silence les mandarins étonnés.
Dès lors, Judith Gautier avait trouvé sa forme; elle avait un style à elle, un style tranquille et sûr, riche et placide, comme celui de Théophile Gautier, moins robuste, moins nourri, mais bien autrement fluide et léger.
Elle avait son style, parce qu'elle avait son monde d'idées et de rêves. Ce monde, c'était l'Extrême Orient, non point tel que nous le décrivent les voyageurs, même quand ils sont, comme Loti, des poètes, mais tel qu'il s'était créé dans l'âme de la jeune fille, une âme silencieuse, une sorte de mine profonde où le diamant se forme dans les ténèbres. Elle n'eut jamais pleine conscience d'elle-même, cette divine enfant. Gautier, qui l'admirait de toute son âme, disait plaisamment: «Elle a son cerveau dans une assiette.» Judith Gautier a inventé un Orient immense pour y loger ses rêves. Et c'est bien du génie, cela!
Sans être grand critique de soi-même, elle a quelque soupçon de ce qu'elle a fait, s'il est vrai, comme on le dit, qu'elle ait toujours montré la plus grande répugnance à voyager en Orient. Elle n'a pas vu la Chine et le Japon; elle a fait mieux: elle les a rêvés et elle les a peuplés des enfants charmants de sa pensée et de son amour.
Son premier roman, je devrais dire son premier poème (car ce sont là vraiment des poèmes) est le Dragon impérial, un livre tout brodé de soie et d'or, et d'un style limpide dans son éclat. Je ne parle pas des descriptions qui sont merveilleuses. Mais la figure principale, qui se détache sur un fond d'une richesse inouïe, le poète Ko-Li-Tsin, a déjà ce caractère de fierté sauvage, d'héroïsme juvénile, de chevalerie étrange, que Judith Gautier sait imprimer à ses principales créations et qui les rend si originales. L'imagination de la jeune femme est cruelle et violente dans cette première oeuvre, mais elle a déjà et définitivement cette chasteté fière et cette pureté romanesque qui l'honorent.
Peu après le Dragon impérial vint l'Usurpateur, qui dès son apparition fut emporté dans une grande faillite de librairie. Le public ne le connut guère. Et pourtant c'est une pure merveille, le chef-d'oeuvre de madame Judith Gautier, et un chef-d'oeuvre de notre langue. Il reparut plus tard, sous un titre qui convient mieux à la splendeur charmante du livre, il s'appela la Soeur du Soleil. Je ne sais rien de comparable à ces pages trempées de lumière et de joie, où toutes les formes sont rares et belles, tous les sentiments fiers ou tendres, où la cruauté des hommes jaunes s'efface à demi dans la gloire de cet âge héroïque où le Nippon eut sa chevalerie et la fleur de ses guerriers. Il y a des mois que je n'ai lu la Soeur du Soleil, ou pour mieux dire l'Usurpateur, car je vois encore ce titre sur la couverture verte de l'édition originale qui était ornée d'un dessin de l'auteur. Il y a même des années, et pourtant je puis citer de mémoire, sans crainte de me tromper, une phrase entière de ce livre, une de ces phrases comme on en trouve dans Chateaubriand et dans Flaubert, qui feraient croire que la prose française, maniée par un grand artiste, est plus belle que les plus beaux vers. Voici cette phrase, détachée de tout ce qui l'entoure:
Le ciel ressemble à une grande feuille de rose. C'est le dernier pétale du jour qui s'effeuille, du jour qui tombe dans le passé, mais dont notre esprit gardera le souvenir, comme d'un jour de joie et de paix, le dernier peut-être.
Je n'ai pas le livre sous la main. J'en suis fâché, moins encore parce que je ne puis collationner ces lignes d'un sentiment à la fois si gracieux et si mélancolique, que parce qu'il me semble que c'est être privé d'une des délicatesses de la vie que de n'avoir pas sous la main un livre comme la Soeur du Soleil.
Il faut citer, avec ces deux ouvrages, Iskender, qui est l'histoire légendaire d'Alexandre d'après les traditions de la Perse. Ces trois livres sont les trois plus beaux joyaux de cette reine de l'imagination. On aurait voulu peut-être que la pensée magnifique de madame Judith Gautier, comme la Malabaraise de Baudelaire, ne vînt jamais dans nos climats humides et gris, qui ne sont point faits pour sa beauté rare. L'observation a été faite cent fois: cette danseuse, qui tout à l'heure, sur la scène, donnait à ses mouvements une grâce légère, un rythme, une volupté d'art qui était la poésie même et le rêve, voyez-la maintenant dans la rue: elle marche lourdement et son allure n'a rien qui la distingue de la foule obscure. Quand le poète du Dragon impérial et d'Iskender quitte le monde féerique de l'Orient qu'elle a rêvé, de son Orient où elle a mis son âme, quand elle entre dans les réalités de la vie moderne, elle perd dans nos brouillards sa grâce divine. Elle est encore un habile et rare conteur, mais adieu la poésie, adieu le charme! Lucienne et Isoline, malgré tout leur mérite, sont bien loin de valoir la Soeur du Soleil et cette jolie Marchande de sourires, qu'on était si content d'admirer à l'Odéon.
II
On retrouve dans la Conquête du Paradis cette imagination héroïque et pure, ce je ne sais quoi de noble et de divinement enfantin qui fait le charme des romans de Judith Gautier.
Je parle comme d'un livre nouveau de la Conquête du Paradis que M. Armand Colin vient de publier dans sa Bibliothèque de romans historiques. Je n'ignore pas que le livre date de plusieurs années; mais il est tellement changé et accru dans cette dernière édition qu'on peut dire que c'est aujourd'hui seulement qu'il a sa forme parfaite.
C'est un roman historique, puisque l'action nous fait assister à la prise de Madras en 1746, aux démêlés de Dupleix et de la Bourdonnais, à la défense victorieuse de Pondichéry contre l'armée et la flotte anglaises et à l'acquisition que fit cet habile Dupleix pour la France de 900 kilomètres de côtes entre la Krishna et le cap Comorin. C'est un roman historique, puisque le héros en est ce Charles Joseph Patissier, marquis de Bussy-Castelnau, qui défendit Pondichéry avec autant de courage que d'intelligence, et c'est si bien un roman fait sur l'histoire, que l'auteur, après avoir raconté la prise admirable de Gengi, se donne la joie patriotique d'écrire en note, au risque de troubler l'harmonie de sa fiction: «Il est inutile de faire remarquer que le récit de ce fait d'armes extraordinaire, presque invraisemblable, n'est qu'un mot à mot historique, rigoureusement exact.»
Sans doute, c'est un roman historique. Au fond, madame Judith Gautier entend l'histoire à la manière d'Alexandre Dumas père, et je ne dis pas que, pour un romancier, ce soit une mauvaise manière. Elle aime les messages apportés mystérieusement au milieu des fêtes et qui changent soudain les nuits joyeuses en veillées d'armes. Elle aime les grands coups d'épée et les rendez-vous d'amour, quand ils sont très périlleux. Son Bussy est d'une bravoure charmante. On ne sait pas comment il n'est pas mille fois tué. Il échappe par miracle à des dangers dont la seule idée donne le frisson, et c'est ce qu'il faut dans un roman de cape et d'épée. Ce jeune Bussy est un cadet qui pour être de Soissons ne le cède en aventureux courage à aucun cadet de Gascogne, pas même à d'Artagnan.
Il aime Ourvaci, la reine de Bangalore, qui est une de ces figures de rêve que madame Judith Gautier excelle à peindre. Dans sa magnificence étrange et sa grâce exotique, dans sa fureur sauvage et dans sa tendresse héroïque, Ourvaci, la divine Ourvaci ne pouvait être conçue que par la fille de Théophile Gautier. Qu'elle passe à cheval comme une divinité chasseresse et guerrière, ou que, sur la terrasse de son palais, elle sorte d'un nuage de colombes familières et se montre enveloppée d'une gaze d'or, ou bien encore qu'au fond de sa chambre d'ivoire, couchée sur des coussins dans des voiles qui baignent comme une vapeur ses jeunes formes, elle offre à l'amant audacieux un baiser unique qu'il payera de sa vie, Ourvaci apparaît (c'est Judith Gautier elle-même qui parle), comme «l'incarnation de cet Hindoustan splendide et perfide, où les fleurs, au parfum trop fort, font perdre la raison et tuent quelquefois.»
L'amour n'a pas la même figure dans tous les pays. Pour M. de Bussy, qui est capitaine de volontaires, c'était sans doute l'enfant ailé, tout blanc dans les grands parcs français; le petit archer chanté par Anacréon et par l'abbé de Chaulieu. La reine Ourvaci avait dans ses jardins une image du dieu de l'amour et cette image était beaucoup plus barbare et beaucoup plus hindoue que Bussy ne pouvait le concevoir. C'est pourquoi, sans doute, ils eurent tant de peine à s'entendre et faillirent vingt fois se tuer avant de s'aimer. C'est l'effet des préjugés. Il n'y a pas de chose qui, en tout temps et en tout pays, y soit aussi sujette que l'amour. Voici comment madame Judith Gautier nous décrit l'idole de l'amour telle qu'elle était dans les jardins de la reine de Bangalore:
L'asoka pourpre, qui semble couvert de corail en perles, faisait une ombelle au dieu de l'amour. Il apparaissait, en marbre, peint et doré, chevauchant un perroquet géant, et souriant sous sa mitre à jour, en tendant son arc, fait de bois de canne à sucre, avec une corde d'abeilles d'or. Les cinq flèches, dont il blesse chaque sens, dépassaient le carquois, armées chacune d'une fleur différente: au trait qui vise les yeux, la tchampaka royale, si belle qu'elle éblouit; à celui destiné à l'ouïe, la fleur du manguier, aimée des oiseaux chanteurs; pour l'odorat le ketaka, dont le parfum enivre; pour le toucher le késara, aux pétales soyeux comme la joue d'une jeune fille; pour le goût, le bilva, qui porte un fruit suave autant qu'un baiser.
Près de l'Amour on voyait son compagnon, le Printemps, et devant lui, agenouillées, ses deux épouses, Rati, la Volupté, et Prîti, l'Affection.
J'aurais voulu mettre plus d'ordre et de clarté dans ces simples notes sur un des talents les plus originaux de la littérature contemporaine. J'aurais voulu du moins vous montrer ce spectacle assez rare et digne d'être considéré d'une femme parfaitement belle, faite pour charmer, insoucieuse de sa beauté, fuyant le monde et n'ayant de goût qu'au travail et qu'à la solitude.
Ce je ne sais quoi de dédaigneux et de sauvage qu'on devine dans tout ce qu'elle écrit, madame Judith Gautier le porte au fond de son âme. Elle vit volontiers toute dans le cortège de ses rêves, et il est vrai qu'aucune cour ne pourrait lui faire une suite aussi magnifique. Elle a le sens de tous les arts. Elle est profondément musicienne. Personne ne connut mieux qu'elle l'oubli des heures, dans le monde indéterminé des idées musicales. Elle a écrit sur Wagner un petit livre qui témoigne de sa longue familiarité avec ce grand génie. Elle a le goût et le sentiment de la peinture. Les murs de son salon sont couverts d'animaux bizarres peints par elle, dans la manière des kakémonos japonais, et qui trahissent à la fois son goût enfantin des images et son intelligence mystique de la nature.
Quant à son talent naturel de sculpteur, il étonnait ses amis, bien avant qu'elle signât avec M. H. Bouillon, le buste de Théophile Gautier, qui vient d'être inauguré à Tarbes. Je me rappelle avoir vu la maquette d'une pendule, dans laquelle madame Judith Gautier avait déployé, ce me semble, une habileté merveilleuse à grouper les figures. C'était une sphère terrestre, sur laquelle les douze heures du jour et les douze heures de la nuit, figurées par des femmes, se livraient à tous les travaux de la vie. Il y en avait qui buvaient et qui mangeaient, d'autres lisaient ou méditaient, s'appliquaient à quelque travail, d'autres dormaient, d'autres songeaient aux choses de l'amour. Chacune de ces petites figures était charmante d'attitude, et le groupement en était parfaitement harmonieux. Je ne sais ce qu'est devenue celle jolie maquette, ou plutôt je devine trop qu'elle n'existe plus. Quand je l'ai vue, déjà l'auteur la laissait dédaigneusement périr, et les petites Heures n'agitaient plus que des bras mutilés sur un globe sillonné de crevasses profondes. C'était la fin d'un univers, rejeté par son créateur. Je regrette, pour ma part, cette chose ingénieuse qui fut détruite à peine formée.
On a déjà signalé avec raison l'indifférence presque hostile de madame Judith Gautier, non seulement pour ses oeuvres d'art, mais même pour ses plus belles oeuvres littéraires. M. Edmond de Goncourt raconte qu'il trouva un jour dans la maisonnette de la rue de Longchamp la jeune Judith qui sculptait l'Angélique d'Ingres dans un navet. Le fragile chef-d'oeuvre périt en peu de jours. Ce n'était qu'un amusement, le jeu d'une jeune fée; mais ceux qui connaissent le dédain de madame Judith Gautier pour la gloire sont tentés d'y voir un trait de caractère. L'auteur de ces magnifiques livres, écrits avec amour, n'a nul souci de la destinée de ses ouvrages. Comme elle a sculpté Angélique dans un navet, elle tracerait volontiers ses plus nobles pensées sur des feuilles de roses et dans des corolles de lis, que le vent emporterait loin des yeux des hommes. Elle écrit comme Berthe filait, parce que c'est l'occupation qui lui est la plus naturelle. Mais quand le livre est fini, elle ne s'y intéresse plus et elle demeure parfaitement indifférente à tout ce que l'on en pense, à tout ce que l'on en dit. Jamais femme, je crois, ne laissa voir un si naturel mépris du succès et fut si peu femme de lettres. Et jamais poète n'eut plus que la fille de Théophile Gautier le droit de dire avec le berger de l'Anthologie: «J'ai chanté pour les Muses et pour moi.»
JEAN MORÉAS[16]
L'auteur des Syrtes et des Cantilènes publie aujourd'hui même, chez le «bibliopole» Léon Vanier, un nouveau recueil de vers, dont l'apparition sera hautement célébrée dans le pays latin, où M. Jean Moréas marche suivi, dit-on, de cinquante poètes, comme un jeune Homère conduisant ses jeunes homérides. On cite le café où chaque soir l'aède du symbolisme enseigne les rhapsodes de l'avenir.
M. Jean Moréas est né à Athènes, il y a trente-quatre ans à peine. Il a dit lui-même, dans un rythme rare qui lui est cher:
     Je naquis au bord d'une mer dont la couleur passe
     En douceur le saphir oriental. Des lys
     Y poussent dans le sable………….
Il descend, si j'en crois ses biographes, du navarque Tombazis, que les marins de l'Archipel nomment encore dans leurs chansons, et de Papadiamontopoulos, qui mourut en héros dans Missolonghi. Mais, par son éducation intellectuelle, par son sentiment de l'art, il est tout Français.
Il est nourri de nos vieux romans de chevalerie et il semble ne vouloir connaître les dieux de la Grèce antique que sous les formes affinées qu'ils prirent sur les bords de la Seine et de la Loire, au temps où brillait la Pléiade. Il fut élevé à Marseille et, sans doute, il ranime, en les transformant, les premiers souvenirs de son enfance quand il nous peint, dans le poème initial du Pèlerin passionné, un port du Levant, tout à fait dans le goût des marines de Vernet et où l'on voit «de grands vieillards, qui travaillent aux felouques, le long des môles et des quais». Mais Marseille, colonie grecque et port du Levant, ce n'était pas encore pour M. Jean Moréas la patrie adoptive, la terre d'élection. Son vrai pays d'esprit est plus au nord; il commence là où l'on voit des ardoises bleues sous un ciel d'un gris tendre et où s'élèvent ces joyaux de pierre sur lesquels la Renaissance a mis des figures symboliques et des devises subtiles.
M. Jean Moréas est une des sept étoiles de la nouvelle pléiade. Je le tiens pour le Ronsard du symbolisme.
Il en voulut être aussi le du Bellay et lança, en 1885, un manifeste qui rappelle quelque peu la Deffense et illustration de la langue françoise, de 1549. Il y montra plus de curiosité d'art et de goût de forme que d'esprit critique et de philosophie. L'esthète de l'école, c'est bien plutôt M. Charles Morice en qui je devine quelque profondeur, bien que je ne l'entende pas toujours. Car il est nuageux. Mais il faut souffrir quelque obscurité chez les symbolistes, ou ne jamais ouvrir leurs livres. Quant à M. Jean Moréas, tout difficile et (comme ils disent) abscons qu'il soit par endroits, il est poète assurément, poète en sa manière et très artiste à sa façon. Son nouveau livre surtout, son Pèlerin passionné vaut qu'on en parle, d'abord parce qu'on y trouve çà et là de l'aimable et même de l'exquis et aussi parce que c'est l'occasion pour le critique de s'expliquer sur quelques questions qui intéressent l'art de la poésie. M. Jean Moréas et son école ont rejeté les règles de la vieille prosodie. Ils se sont débarrassés de la fausse césure que les romantiques, dans le vers brisé, et les parnassiens gardaient encore. Ils repoussent l'alternance systématique des rimes féminines et des rimes masculines. Ce n'est pas tout: ils riment richement quand il leur plaît, et se contentent, quand il leur plaît, de la simple assonance. Ils se permettent l'hiatus; ils élident parfois l'e muet devant une consonne et enfin ils font des vers de toutes mesures, de ces vers, comme l'a dit finement M. Félix-Fénéon, «encore suspects», dont les six pieds et demi inquiètent l'oreille, et de ces vers plus longs encore où la syntaxe se joue avec facilité. Qu'on m'excuse d'entrer ainsi dans la technique de l'art: il s'agit de poésie, et il n'est pas vain de rechercher si ces nouveautés sont heureuses et permises.
Il est certain qu'elles ont l'inconvénient de nous troubler dans nos habitudes. Mais c'est un inconvénient commun à tous les changements. Il faut savoir le souffrir à propos. Si l'on vit, il faut consentir à voir tout changer autour de soi. On ne dure qu'à ce prix, et si la mobilité des choses nous attriste parfois, elle nous amuse aussi. Le conservatisme à outrance est aussi ridicule en art qu'en politique, et je ne sais lequel est le plus vain, à cette heure, de réclamer le rétablissement du cens en matière électorale ou de la césure au milieu du vers alexandrin.
L'incessante métamorphose de tout ne surprend ni n'effraye. Elle est naturelle. Les formes d'art changent comme les formes de la vie. La prosodie de Boileau et des classiques est morte. Pourquoi la prosodie de Victor Hugo et des romantiques serait-elle éternelle? Je ne vois guère que les vieux lions de 1830, s'il en est encore, pour gémir de ce qui se passe aujourd'hui en poésie. Les révolutionnaires s'étonnent seuls qu'on fasse des révolutions après eux.
Oh! si notre prosodie était soumise à des lois naturelles il y faudrait bien obéir, à ces lois. Mais visiblement elle est fondée sur l'usage et non sur la nature. Pour peu qu'on examine les règles on en voit l'arbitraire. Nous sommes un peuple médiocrement musical et qui ne chante pas volontiers. Les commencements de notre vers sont d'une si rude barbarie qu'aucun poète n'oserait y regarder s'il avait le malheur de les connaître. La rime fut originairement un grossier artifice de mnémotechnie et le vers un aide-mémoire pour des gens qui ne savaient pas lire. Et si l'on avait quelque peine à croire qu'un moyen mnémotechnique se soit transformé avec le temps en un bel effet d'art, il suffirait de songer que, dans l'architecture des Grecs, une poutre posée sur des piliers de bois devint l'architrave et que chaque bout de la charpente du toit se changea en un triglyphe de marbre.
Quand on entre dans le détail de la versification on voit que toutes les prescriptions auxquelles obéissent les poètes sont arbitraires et récentes. Elles durent peu. Elles dureraient moins encore si le sentiment de l'imitation n'était très fort chez les hommes et surtout chez les artistes. En fait, une forme de vers ne dure pas beaucoup plus qu'une génération de poètes. Pour peu qu'on étudie les changements nouvellement introduits dans le vers français, on trouvera des raisons suffisantes, je crois, de se résigner et de dire: «C'était fatal.» La suppression de la césure n'est qu'un pas de plus dans une voie dès longtemps suivie. Le vers brisé de nos vieux romantiques est aujourd'hui tenu pour exemplaire et admis par tous les lettrés. Les réformes prosodiques de 1830 sont acceptées par tout barbacole capable de brocher au hasard des morceaux choisis pour les classes, par l'anthologiste le plus machinal, par le plus mécanique collecteur de poésies, par un Merlet. Or le vers brisé devait conduire au vers à césure mobile et multiple: c'était nécessaire. Et Malherbe nous enseigne qu'il ne faut pas chercher de remède aux maux irrémédiables.
J'aurai peu de chose à dire de l'alternance des rimes. C'est une obligation assez nouvelle, qui n'existait pas encore dans toute sa rigueur du temps de Ronsard. J'avoue que je suis choqué quand un poète y manque par mégarde; l'impression pénible que j'éprouve provient moins, peut-être, d'une délicatesse de l'oreille, que du sentiment d'une irrégularité qui me trouble dans mes habitudes. Tout au moins je sais bien que je n'éprouve plus de malaise quand la non-alternance est cherchée et voulue. L'effet, incontestablement, en peut être agréable. C'est le sentiment de M. Théodore de Banville, le plus habile des poètes à manier les rythmes.
M. Jean Moréas et ses amis prennent en outre avec la rime quelques libertés qu'on peut aussi défendre. J'ai jadis récité dévotement, en bon parnassien, les litanies de Sainte-Beuve à Notre Dame la Rime, rime, tranchant aviron, frein d'or, agrafe de Vénus, anneau de diamant, clé de l'arche. Je ne renie pas ma foi. Mais je puis, sans apostasie, reconnaître que la prosodie qui s'en va était bien livresque quand elle exigeait que la rime fût aussi exacte pour les yeux que pour l'oreille. Le poète, à ce coup, accorde trop au scribe. On voit trop qu'il est homme de cabinet, qu'il travaille sur du papier, qu'il est plus grammairien que chanteur. C'est le malheur de notre poésie d'être trop littéraire, trop écrite; il ne faut pas exagérer cela. Et si les symbolistes retranchent quelque chose sur la symétrie graphique de la rime, je ne leur en ferai pas un grief trop lourd. Autre question. Faut-il les blâmer de se permettre l'hiatus quand l'oreille le permet? Non pas: ils ne font là que ce que faisait le bon Ronsard. Il est pitoyable, quand on y songe, que les poètes français se soient interdit pendant deux cents ans de mettre dans leurs vers tu as ou tu es. Cela seul est une grande preuve de la régularité de ce peuple et de son obéissance aux lois.
Faut-il crier à la barbarie parce que M. Jean Moréas a mis dans un vers:
Dieu ait pitié de mon âme!
Qui ne sent au contraire que certains hiatus plaisent à l'oreille? Ces chocs de cristal que font les voyelles dans les noms de Néère ou de Leuconoé et qui ne sont en somme que des hiatus charmants au dedans d'un mot, par quel sortilège deviendraient-ils inharmonieux en sonnant aux bords voisins de deux mots d'un vers? Mais il suffit d'avoir lu Ronsard pour savoir comment l'hiatus peut entrer dans la mélodie poétique. À tout prendre, les nouveautés des symbolistes sont plutôt des retours aux usages anciens. C'est ainsi qu'ils comptent dans un vers de cinq pieds, nommée Mab pour quatre syllabes, comme on faisait autrefois. On en verra plus loin l'exemple. Et cependant, ils se permettent parfois mais rarement, comme dans les chansons populaires, d'élider à leur fantaisie la muette devant une consonne. Ils disent: nommé Mab. La licence est grande, mais sans cette licence ou la précédente il est impossible de mettre prie-Dieu dans un vers. J'ai, je crois, énuméré toutes les audaces du Pèlerin passionné et, à tout prendre, il n'en est pas une seule qui n'ait été appelée et souhaitée et d'avance bénie par Banville, notre père, qui a dit: «L'hiatus, la diphtongue faisant syllabe dans le vers, toutes les autres choses qui ont été interdites et surtout l'emploi facultatif des rimes masculines et féminines, fournissaient au poète de génie mille moyens d'effets délicats, toujours variés, inattendus, inépuisables.» Et Banville, laissant flotter les rênes, n'a-t-il pas dit encore: «J'aurais voulu que le poète, délivré de toutes les conventions empiriques, n'eût d'autre maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses de la musique. En un mot, j'aurais voulu substituer la science, l'inspiration, la vie toujours renouvelée et variée à une loi mécanique et immobile.»
Les rêves, les désirs du plus chantant de nos poètes, les symbolistes ont essayé de les réaliser. Ils ont assez et trop fait pour lui plaire. On dit que le maître s'étonne et s'effraye aujourd'hui des nouveautés qu'il appelait naguère. Cela est bien naturel. On ne serait point artiste si l'on n'aimait point par-dessus tout et d'un amour jaloux les formes dans lesquelles on a soi-même enfermé le beau. On en devine, on en pressent de nouvelles; mais celles-ci, dès qu'elles se montrent, sont importunes et font dire: «J'ai assez vécu!» Hélas! le critique ne doit pas céder aux charmes des regrets; il lui faut suivre l'art dans toutes ses évolutions et craindre de prendre pour incorrection et barbarie ce qui est recherche nouvelle et nouvelle délicatesse.
Pour ma part, la prosodie de M. Jean Moréas déconcerte un peu mon goût sans le trop blesser. Elle contente assez ma raison:
Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent.
Quant à sa langue, à dire vrai, il faut l'apprendre. Elle est insolite et parfois insolente. Elle abonde en archaïsmes. Mais sur ce point encore, qui est le grand point, je ne voudrais pas être plus conservateur que de raison et me brouiller avec l'avenir. L'expérience montre que la langue change comme la prosodie. Elle s'use même plus vite, puisqu'elle sert davantage. Dans les temps d'activité intellectuelle, elle fait chaque année, et pour ainsi dire chaque jour, de grands gains et de grandes pertes.
Je ne sais si aujourd'hui nous pensons bien; j'en doute un peu; mais, certes, nous pensons beaucoup ou du moins nous pensons à beaucoup de choses et nous faisons un horrible gâchis de mots. M. Jean Moréas, qui est philologue et curieux de langage, n'invente pas un grand nombre de termes; mais il en restaure beaucoup, en sorte que ses vers, pleins de vocables pris dans les vieux auteurs, ressemblent à la maison gallo-romaine de Garnier, où l'on voyait des fûts de colonnes antiques et des débris d'architraves. Il en résulte un ensemble amusant et bizarre. Paul Verlaine l'a appelé:
     Routier de l'époque insigne,
     Violant des vilanelles.
Et il est vrai qu'il est de l'époque insigne et qu'il semble toujours habillé d'un pourpoint de velours. Je lui ferai une querelle. Il est obscur. Et l'on sent bien qu'il n'est pas obscur naturellement. Tout de suite, au contraire il met la main sur le terme exact, sur l'image nette, sur la forme précise. Et pourtant, il est obscur. Il l'est parce qu'il veut l'être; et s'il le veut, c'est que son esthétique le veut. Au reste, tout est relatif; pour un symboliste, il est limpide.
Mais ne vous y trompez pas: avec tous les défauts et tous les travers de son école, il est artiste, il est poète; il a un tour à lui, un style, un goût, une façon de voir et de sentir. Çà et là, il est exquis, comme, par exemple, dans le petit poème que voici, et qui s'entend fort bien de lui-même. Il faut seulement vous rappeler que coulomb était, dans l'ancienne langue, le nom du pigeon, et qu'il est resté dans le parler vulgaire, bien que d'un usage assez rare. Voici:
     Que faudra-t-il à ce coeur qui s'obstine;
     Coeur sans souci, ah, qui le ferait battre?
     Il lui faudrait la reine Cléopâtre,
     Il lui faudrait Hélène et Mélusine,
     Et celle-là nommée Mab, et celle
     Que le soudan emporte en sa nacelle.
         Puisque Suzon s'en vient, allons;
     Sous la feuillée où s'aiment les coulombs.
     Que faudra-t-il à ce coeur qui se joue;
     Ce belliqueux, ah, qui ferait qu'il plie?
     Il lui faudrait la princesse Aurélie,
     Il lui faudrait Ismène dont la joue
     Passe la neige et la couleur rosine
     Que le matin laisse sur la colline.
         Puisqu'Alison s'en vient, allons
     Sous la feuillée ou s'aiment les coulombs.
Petit air de viole, mais convenez que cela, comme dit Verlaine, est gentiment violé. Pour le surplus, je vous renvoie au Pèlerin passionné. On y trouve des pièces plus originales pour le tour et pour l'image, dont, à vrai dire, je ne pourrai pas citer beaucoup de vers sans glose, commentaire et lexique.
Car, en définitive, M. Jean Moréas est plutôt un auteur difficile. Du moins il n'est point banal, cet Athénien mignard, épris d'archaïsme et de nouveautés, qui combine étrangement dans ses vers le savoir élégant de la Renaissance et le vague inquiétant de la poésie décadente. On dit qu'il va, par le pays latin, suivi de cinquante poètes, ses disciples. Je n'en suis pas surpris. Il a, pour les attacher à son école, l'érudition d'un vieil humaniste, un esprit subtil, le goût des belles et longues disputes et des combats d'esprit.
APOLOGIE POUR LE PLAGIAT
LE «FOU» ET L'«OBSTACLE»
Le Fou et l'Obstacle. On dirait le titre d'une fable. Mais il s'agit d'une accusation de plagiat. Nos contemporains se montrent fort délicats à cet endroit, et c'est une grande chance si, de nos jours, un écrivain célèbre n'est pas traité, à tout le moins une fois l'an, de voleur d'idées.
Cette mésaventure, qui ne fut épargnée ni à M. Émile Zola ni à M. Victorien Sardou, advint dernièrement à M. Alphonse Daudet. Un jeune poète, M. Maurice Montégut, s'est avisé que la situation capitale de l'Obstacle était tirée d'un sien drame, en vers, le Fou, qui fut imprimé en 1880, et il en écrivit aux journaux. Il est vrai qu'il se trouve dans le Fou comme dans l'Obstacle une mère qui sacrifie son honneur au bonheur de son enfant, qui, veuve d'un fou, révèle une faute imaginaire pour épargner à son fils la menace de l'hérédité morbide et pour écarter l'obstacle qui sépare ce fils de la jeune fille qu'il aime. Nul doute sur ce point. Mais la recherche du plagiat mène toujours plus loin qu'on ne croit et qu'on ne veut. Cette situation que M. Maurice Montégut croyait, de bonne foi, son bien propre, on l'a retrouvée dans une nouvelle de M. Armand de Pontmartin, dont j'ignore le titre; dans l'Héritage fatal de M. Jules Dornay; dans le Dernier duc d'Hallali de M. Xavier de Montépin et dans un roman de M. Georges Pradel. Il ne faut pas en être surpris; il serait étonnant, au contraire, qu'une situation quelconque ne se trouvât pas chez M. Pradel et chez M. de Montépin.
La vérité est que les situations sont à tout le monde. La prétention de ceux qui veulent se réserver certaines provinces du sentiment me rappelle une histoire qui m'a été contée récemment: Vous connaissez un paysagiste qui, dans sa vieillesse robuste, ressemble aux chênes qu'il peint. Il se nomme Harpignies, et c'est le Michel-Ange des arbres. Un jour, il rencontra, dans quelque village de Sologne, un jeune peintre amateur qui lui dit d'un ton à la fois timide et pressant:
—Vous savez, maître; je me suis réservé cette contrée.
Le bon Harpignies ne répondit rien et sourit du sourire d'Hercule.
M. Maurice Montégut n'est point comparable assurément à ce jeune peintre. Mais il devrait bien se dire qu'une situation appartient non pas à qui l'a trouvée le premier, mais bien à qui l'a fixée fortement dans la mémoire des hommes.
Nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu'une idée peut appartenir en propre à quelqu'un. On n'imaginait rien de tel autrefois, et le plagiat n'était pas jadis ce qu'il est aujourd'hui. Au XVIIe siècle, on en dissertait dans les chaires de philosophie, de dialectique et d'éloquence. Maître Jacobus Thomasius, professeur en l'école Saint-Nicolas de Leipzig, composa, vers 1684, un traité De plagio litterario «où l'on voit, dit Furetière, la licence de s'emparer du bien d'autrui en fait d'ouvrages d'esprit.» À la vérité je n'ai pas lu le traité de maître Jacobus Thomasius; je ne l'ai vu de ma vie et ne le verrai, je pense, jamais; si j'en parle, c'est affectation pure et seulement parce qu'il est cité dans un vieil in-folio, dont les tranches d'un rouge bruni et le vieux cuir largement écorné m'inspirent beaucoup de vénération. Il est ouvert sur ma table, à la lumière de la lampe, et son aspect de grimoire me donne, par cette nuit tranquille, l'impression que, dans mon fauteuil, sous l'amas de mes livres et de mes papiers, je suis une espèce de docteur Faust et que, si je feuilletais ces pages jaunies, j'y trouverais peut-être le signe magique par lequel les alchimistes faisaient paraître dans leur laboratoire l'antique Hélène comme un rayon de lumière blanche. Une rêverie m'emporte. Je tourne lentement les feuillets qu'ont tournés avant moi des mains aujourd'hui tombées en poussière, et si je n'y découvre pas le pentacle mystérieux, du moins j'y rencontre une branche séchée de romarin, qui a été mise là par un amoureux mort depuis longtemps. Je déplie avec précaution une mince bande de papier enroulée à la tige et je lis ces mots tracés d'une encre pâlie: J'aime bien Marie, le 26e de juin de l'an 1695. Et cela me retient dans l'idée qu'il y a dans les sentiments des hommes un vieux fonds sur lequel les poètes mettent des broderies délicates et légères, et qu'il ne faut pas crier au voleur dès qu'on entend dire j'aime bien Marie, après qu'on l'a dit soi-même. Nous disions que le plagiat n'était pas considéré jadis tout à fait comme il l'est aujourd'hui. Et je crois que les vieilles idées, à cet égard, valaient mieux que les nouvelles, étant plus désintéressées, plus hautes et plus conformes aux intérêts de la république des lettres.
En droit romain (je trouve cela encore dans mon in-folio relié en veau granit avec ces tranches d'un rouge adouci qui m'enchante), en droit romain, au sens propre du mot, le plagiaire, c'était l'homme oblique qui détournait les enfants d'autrui, qui débauchait et volait les esclaves. Au figuré, c'était un larron de pensées. Nos pères tenaient, en ce second sens, le plagiat pour abominable. Aussi y regardaient-ils à deux fois avant de l'imputer à un homme de bien. Pierre Bayle donne dans son Dictionnaire une définition qui n'est pas sans fantaisie mais qui ne s'en fait que mieux comprendre: «Plagier, dit-il, c'est enlever les meubles de la maison et les balayures, prendre le grain, la paille, la balle et la poussière en même temps.» Vous entendez bien, pour Pierre Bayle comme pour les lettrés de son âge, le plagiaire est l'homme qui pille sans goût et sans discernement les demeures idéales. Un tel grimaud est indigne d'écrire et de vivre. Mais quant à l'écrivain qui ne prend chez les autres que ce qui lui est convenable et profitable, et qui sait choisir, c'est un honnête homme.
Ajoutons que c'est là aussi une question de mesure. Un bel esprit, La Mothe Le Vayer a dit environ le même temps: «L'on peut dérober à la façon des abeilles sans faire tort à personne; mais le vol de la fourmi, qui enlève le grain entier ne doit jamais être imité.» La Mothe Le Vayer avait un illustre ami qui pensait comme lui et faisait comme l'abeille. C'est Molière. Ce grand homme a pris à tout le monde. Aux modernes comme aux anciens, aux Latins, aux Espagnols, aux Italiens et même aux Français. Il fourragea tout à son aise dans Cyrano, dans Bois-Robert, chez le pauvre Scarron et chez Arlequin. On ne lui en fit jamais un reproche, et l'on eut raison. Que nos auteurs à la mode pillent çà et là. Je le veux bien. Ils auront toujours moins pillé que La Fontaine et que Molière. Je doute fort que la sévérité de leurs accusateurs soit fondée sur une connaissance exacte de l'art d'écrire. Cette rigueur s'explique par des raisons d'un autre ordre, et dont la première est une raison d'argent.
Il faut considérer, en effet, que ce qu'on appelle en littérature une idée est maintenant une valeur vénale. Il n'en était pas de même autrefois. On s'intéresse désormais à la propriété d'une situation dramatique, d'une combinaison romanesque, qui peut rapporter trente mille francs, cent mille francs et plus, à l'auteur, même médiocre, qui la met en oeuvre.
Par malheur, le nombre de ces situations et de ces combinaisons est plus limité qu'on ne pense. Les rencontres sont fréquentes, inévitables. Peut-il en être autrement quand on spécule sur les passions humaines? Elles sont peu nombreuses. C'est la faim et l'amour qui mènent le monde et, quoi qu'on fasse, il n'y a encore que deux sexes. Plus l'art est grand, sincère, haut et vrai, plus les combinaisons qu'il admet deviennent simples et, par elles-mêmes, banales, indifférentes. Elles n'ont de prix que celui que le génie leur donne. Prendre à un poète ses sujets, c'est seulement tirer à soi une matière vile et commune à tous. Je suis également persuadé de la sincérité de M. Montégut qui se croit volé et de la surprise de M. Daudet, qui ne sait de quoi on l'accuse. M. Montégut se plaint. Le plaignant doit être écouté. Il trouvera des juges. Pour ma part, je me récuse, n'ayant point les pièces sous les yeux. Mais, si j'eusse été que lui, je n'aurais pas soufflé mot. Il accuse M. Daudet; M. de Pontmartin, me dit-on, s'il était encore vivant, pourrait l'accuser à son tour, et il serait bien extraordinaire qu'on ne dénichât pas quelques douzaines de vieux conteurs obscurs pour montrer que M. de Pontmartin était lui-même un plagiaire. Je ne demande pas quarante-huit heures pour découvrir la situation de la mère généreuse qui s'accuse faussement dans vingt auteurs, depuis les plus vieux contes hindous jusqu'à Madame Cottin, où elle est—j'en suis sûr. En attendant, notre brillant confrère, M. Aurélien Scholl vient de la retrouver tout entière dans l'Héritage fatal, drame en trois actes de Boulé et Eugène Fillion, représenté pour la première fois sur le théâtre de l'Ambigu le 28 décembre 1839.
Il y a quelques années M. Jean Richepin fut accusé d'avoir volé une ballade au poète allemand Rückert. Mais M. Richepin prouva sans peine qu'il ne devait rien à Rückert, qu'il avait seulement puisé au même fonds que le poète et fouillé dans un vieux recueil de contes orientaux dont les inventeurs sont aussi inconnus que ceux de Peau d'âne et du Chat botté.
Je vous conterai à ce sujet l'aventure véritable de M. Pierre Lebrun, de l'Académie française. M. Lebrun avait, en ses beaux jours, vers 1820, tiré convenablement de la Marie Stuart de Schiller une tragédie exacte. C'était un honnête académicien et un très galant homme. Il aimait les arts. Un soir de sa quatre-vingtième année, il lui prit envie d'entendre madame Ristori, qui, de passage à Paris, donnait des représentations dans la salle Ventadour. La grande artiste jouait ce soir-là le rôle de Marie Stuart dans une traduction italienne du drame allemand. Tout en écoutant les vers, M. Lebrun, au fond de la loge, passait sa main sur son front et, après chaque scène, il murmurait entre ses dernières dents:
—Je connais cela! Je connais cela!
Il y avait soixante ans qu'il avait fait sa tragédie, et il ne se la rappelait plus guère; mais il se rappelait bien moins encore le drame de Schiller. Et dans l'intervalle des actes il se disait:
—Voilà qui est bien; mais où donc ai-je vu cela?
Enfin, au spectacle de Marie Stuart faisant ses adieux à ses femmes, la mémoire lui revint, et il souffla dans l'oreille de son voisin:
—Pardieu! ces gens-là m'ont volé ma tragédie!
Puis il ajouta que c'était une bagatelle et qu'il n'en fallait point parler, car il était homme du monde et ne craignait rien tant que de faire un éclat.
Que l'exemple de M. Pierre Lebrun nous profite, à nous tous qui avons le malheur de barbouiller du papier avec les images de nos rêves! Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons avant de crier si elles étaient bien à nous. Je ne dis cela pour personne en particulier, mais je n'aime point le bruit inutile.
Un esprit soucieux uniquement des lettres ne s'intéresse pas à de telles contestations. Il sait qu'aucun homme ne peut se flatter raisonnablement de penser quelque chose qu'un autre homme n'ait pas déjà pensé avant lui. Il sait que les idées sont à tout le monde et qu'on ne peut dire: «Celle-ci est mienne,» comme les pauvres enfants dont parle Pascal disaient: «Ce chien est à moi.» Il sait enfin qu'une idée ne vaut que par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c'est tout l'art, et la seule création possible à l'humanité.
La littérature contemporaine n'est ni sans richesse ni sans agrément. Mais sa splendeur naturelle est altérée par deux péchés capitaux, l'avarice et l'orgueil. Avouons-le. Nous nous mourons d'orgueil. Nous sommes intelligents, adroits, curieux, inquiets, hardis. Nous savons encore écrire et, si nous raisonnons moins bien que nos anciens, nous sentons peut-être plus vivement. Mais l'orgueil nous tue. Nous voulons étonner et c'est tout ce que nous voulons. Une seule louange nous touche, celle qui constate notre originalité, comme si l'originalité était quelque chose de désirable en soi et comme s'il n'y avait pas de mauvaises comme de bonnes originalités. Nous nous attribuons follement des vertus créatrices que les plus beaux génies n'eurent jamais; car ce qu'ils ont ajouté d'eux-mêmes au trésor commun, bien qu'infiniment précieux, est peu de chose au prix de ce qu'ils ont reçu des hommes. L'individualisme développé au point où nous le voyons est un mal dangereux. On songe, malgré soi, à ces temps où l'art n'était pas personnel, où l'artiste sans nom n'avait que le souci de bien faire, où chacun travaillait à l'immense cathédrale, sans autre désir que d'élever harmonieusement vers le ciel la pensée unanime du siècle.
En ce temps-là, M. Montégut n'aurait point porté de plainte, dans la confrérie, si M. Alphonse Daudet, son maître compagnon, lui avait emprunté, pour achever une figure de pierre, quelque pli de draperie. Mais aussi, dans ce temps-là, que d'insipides chansons, que de plats fabliaux et comme notre art individuel est, avec tous ses défauts, plus pénétrant, plus subtil, plus divers, plus ingénieux et plus aimable! Nos petites querelles d'auteurs sont agaçantes, mais, pour un esprit curieux, jamais temps ne fut plus intéressant que le nôtre, hormis peut-être l'époque d'Hadrien.
APOLOGIE POUR LE PLAGIAT
MOLIÈRE ET SCARRON
Nous disions, à propos du Fou et de l'Obstacle, que la recherche du plagiat conduit toujours plus loin qu'on ne croyait aller et qu'on découvre le plus souvent que le prétendu volé était lui-même un voleur. (J'entends voleur innocent et bien souvent voleur sans le savoir.) Un érudit tourangeau, M. P. d'Anglosse, nous en fournit à point un excellent exemple dans une notice que je viens de recevoir. C'est de Molière et de Scarron qu'il s'agit. Et, comme je trouve dans cette notice de quoi compléter et corriger ce que je disais tantôt, comme l'une des oeuvres en cause est cette merveilleuse comédie du Tartufe dont on ne cesse de disputer passionnément depuis plus de deux siècles, comme enfin les moindres particularités des chefs-d'oeuvre intéressent, nous remonterons, en suivant les indices qui nous sont fournis, jusqu'aux véritables sources où le grand comique puisa l'idée de la sixième scène de son troisième acte, cette scène si forte dans laquelle l'imposteur, pour détruire l'effet d'une juste accusation, s'accuse lui-même, loin de se défendre, et feint de ne voir dans la révélation de son infamie qu'une épreuve que Dieu lui envoie et dont il bénit l'humiliation salutaire. Les spectateurs de 1664 avaient bien quelque idée d'avoir déjà vu cela quelque part, chez Scarron, sans doute. À cette date de 1664, le pauvre Scarron avait fini de souffrir et de se moquer. Lui qui n'avait pu dormir de sa vie, il dormait depuis quatre ans dans une petite chapelle très propre de l'église Saint-Gervais. Ses livres faisaient, après sa mort, les délices des laquais, des chambrières et des gentilshommes de province. Ils étaient fort méprisés des honnêtes gens, mais il y avait bien à la ville et même à la cour un petit nombre de curieux qui avouaient avoir lu dans certain recueil de nouvelles tragi-comiques, que le cul-de-jatte avait donné de son vivant, une histoire espagnole des Hypocrites, où un Montufar agissait et parlait précisément comme Tartufe, notamment dans ce que Scarron appelle si bien «un acte d'humilité contrefaite».
Et il n'était point jusqu'au nom qui n'eût une sorte de ressemblance, Tartufe sonnant un peu comme Montufar. Ce Montufar était un dangereux fripon. Associé à une vieille femme galante, il prenait la mine d'un dévot personnage et, sous le nom de frère Martin, faisait de nombreuses dupes à Séville. D'aventure, un gentilhomme de Madrid, qui le connaissait pour ce qu'il était, le rencontra un jour au sortir d'une église. Montufar et la coquine, qui ne le quittait point, étaient entourés d'une foule de personnes qui baisaient leurs vêtements et les suppliaient de ne les point oublier dans leurs prières. Le gentilhomme, ne pouvant souffrir que ces méchantes personnes abusassent de la crédulité de toute une ville, fendit la presse et, donnant un coup de poing à Montufar:
—Malheureux fourbes, lui cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les hommes?
Je cite ce qui suit textuellement:
Il en voulut dire davantage, mais sa bonne intention à dire la vérité, un peu trop précipitée, n'eut point tout le succès qu'elle méritait. Tout le peuple se jeta sur lui, qu'ils croyaient avoir fait un sacrilège en outrageant ainsi leur saint. Il fut porté par terre, roué de coups, et y aurait perdu la vie, si Montufar, par une présence d'esprit admirable, n'eût pris sa protection, le couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre et s'exposant même à leurs coups.
«Mes frères, s'écriait-il de toute sa force, laissez-le en paix pour l'amour du Seigneur; apaisez-vous, pour l'amour de la sainte Vierge.»
Ce peu de paroles apaisa cette grande tempête, et le peuple fit place à frère Martin qui s'approcha du malheureux gentilhomme, bien aise en son âme de le voir si maltraité, mais faisant paraître sur son visage qu'il en avait un extrême déplaisir; il le releva de terre où on l'avait jeté, l'embrassa et le baisa, tout plein qu'il était de sang et de boue, et fit une rude réprimande au peuple.
«Je suis le méchant, disait-il à ceux qui le voulurent entendre; je suis le pécheur, je suis celui qui n'a jamais rien fait d'agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuait-il, parce que vous me voyez vêtu en homme de bien que je n'aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même? Vous vous êtes trompés, mes frères; faites-moi le but de vos injures et de vos pierres, et tirez sur moi vos épées.»
Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s'alla jeter avec un zèle encore plus faux aux pieds de son ennemi, et, les lui baisant, non seulement il lui demanda pardon, mais aussi, il alla ramasser son épée, son manteau et son chapeau, qui s'étaient perdus dans la confusion. Il les rajusta sur lui, et, l'ayant ramené par la main jusqu'au bout de la rue, se sépara de lui après lui avoir donné plusieurs embrassements et autant de bénédictions. Le pauvre homme était comme enchanté et de ce qu'il avait vu et de ce qu'on lui avait fait, et si plein de confusion qu'on ne le vit pas paraître dans les rues, tant que ses affaires le retinrent à Séville. Montufar cependant y avait gagné les coeurs de tout le monde par cet acte d'humilité contrefaite. Le peuple le regardait avec admiration, et les enfants criaient après lui: Au Saint! au Saint! comme ils eussent crié: au renard! après son ennemi, s'ils l'eussent rencontré dans les rues.
Voilà bien, ce semble, l'original de la scène VI du troisième acte de Tartufe:
     Ah! laissez-le parler, vous l'accusez à tort,
     Et vous feriez bien mieux de croire son rapport.
     Pourquoi, sur un tel fait, m'être si favorable?
     Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable?
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Oui, mon cher fils, parlez, traitez-moi de perfide,
     D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide;
     Accablez-moi de noms encore plus détestés;
     Je n'y contredis point, je les ai mérités.
     Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie
     Comme une honte due aux crimes de ma vie.
La ressemblance, étant manifeste, fut signalée dans le Molière de la Collection des grands écrivains qui, commencé par le regretté E. Despois, se continue et s'achève par les soins du plus consciencieux des éditeurs, M. Paul Mesnard. Cet habile homme, à qui rien n'échappe, ne pouvait négliger un rapprochement déjà signalé par divers critiques et, si je ne me trompe, par M. Charles Louandre, dans ses Conteurs français.
On pouvait se demander toutefois si Paul Scarron était bien l'auteur de la nouvelle des Hypocrites et s'il ne l'avait pas prise à un conteur d'au delà des monts, comme c'était assez son habitude. «Scarron, dit l'abbé de Longuerue, copiait beaucoup les auteurs espagnols, mais ils gagnaient beaucoup à passer par ses mains.» À l'origine, le volume qui contient les Hypocrites avait pour titre, à ce que l'on m'assure, Nouvelles tragi-comiques, tirées des plus fameux auteurs espagnols. Cette mention fut retranchée depuis, et j'ai sous les yeux une édition de 1717, chez Michel David, où l'on ne lit rien de semblable. Mais cela n'importe guère. Si l'indication concernant la publication originale est exacte (ce qu'il est très facile de vérifier), Scarron avouait lui-même ses emprunts, sous une forme vague qui ne nous contenterait pas aujourd'hui, mais qui était très convenable pour un temps où l'auteur d'un livre inspirait moins de curiosité que le livre lui-même. Il se déclarait redevable de ces nouvelles à des conteurs espagnols qu'il ne nommait point et que le lecteur ne se souciait point de connaître par leurs noms. Il semble bien qu'on n'ait point pris garde à cet aveu, qui pourtant était bon à retenir.
Les Hypocrites passèrent pour une oeuvre originale de Scarron, jusqu'au jour où M. P. d'Anglosse, de Blois, montra que ce conte était tiré tout entier d'une nouvelle de Alonzo Geronimo de Salas Barbadillo, intitulée la Fille de Célestine (la Hija de Celestina), qui fut imprimée pour la première fois à Saragosse, chez la veuve de Lucas Sanchez, en 1612.
De la sorte, Molière prit à Scarron un bien qui n'appartenait pas à celui-ci. Cela est certain. Mais il reste à savoir si le grand comique fourragea chez Scarron ou chez Barbadillo lui-même. Les poètes français du XVIIe siècle tiraient quelque vanité des larcins qu'ils faisaient en Espagne, et il y avait plus d'honneur, sans doute, à mettre à contribution le seigneur Barbadillo que ce pauvre diable de Scarron. Corneille ne disait-il pas avec une préciosité superbe: «J'ai cru que, nonobstant la guerre des deux couronnes, il m'était permis de trafiquer en Espagne. Si cette sorte de commerce était un crime, il y a longtemps que je serais coupable. Ceux qui ne voudront pas me pardonner cette intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez eux.»
Molière, dans le cas que nous examinons, pilla-t-il en Espagne ou chez le cul-de-jatte de la rue des Deux-Portes? C'est ce qu'il n'est pas très facile de discerner tout d'abord. On peut croire qu'il lisait l'espagnol comme la plupart des écrivains français de son temps. Un de ses ennemis disait:
                … Sa muse en campagne
     Vole dans mille auteurs les sottises d'Espagne.
Et remarquez en passant qu'on lui reproche, dans ce vers, non de voler, mais de voler des sottises. C'est là le plagiat comme on l'entendait au XVIIe siècle: prendre le mauvais avec le bon, la balle avec le grain.
Quoi qu'on puisse penser de cette censure, à tout le moins impertinente, qui vise surtout les Plaisirs de l'île enchantée, imités d'une pastorale de Moreto, on voit que Molière passait, de son temps, pour un auteur très versé dans la littérature espagnole. Il est très possible qu'il ait connu la Hija de Celestina.
Et c'est une supposition dans laquelle on est confirmé quand on a lu l'opuscule de M. P. d'Anglosse. Il y a, en effet, dans la nouvelle de Barbadillo un trait que Scarron a rendu très inexactement par cette phrase: «Il (Montufar) ne bougeait des prisons.»
L'original dit: «Il (Montufar) demandait l'aumône pour les pauvres prisonniers.» Ce qui correspond exactement à ces vers de Tartufe:
           Je vais aux prisonniers
     Des aumônes que j'ai partager les deniers.
On a noté aussi dans le texte espagnol un trait excellent qui n'est pas dans la copie française, et que Molière semble avoir connu. Après avoir rapporté l'épisode du gentilhomme madrilène qui pense être écharpé par la foule pour avoir démasqué le traître, Barbadillo ajoute:
«Ce gentilhomme resta confondu et si plein de dépit de cette aventure que, sans terminer les affaires qui l'avaient appelé à Séville, il repartit le soir même pour Madrid, persuadé que le diable seul pouvait lui avoir joué ce tour et se repentant beaucoup de s'être fié aux apparences. Car, ne pouvant pas concevoir que de pareils sentiments d'humilité se fussent logés dans l'âme de Montufar, il demeura convaincu qu'il avait été la dupe de ses yeux, le sens de la vue étant, comme tous les autres, fort sujet à l'erreur.»
Il y a là une ironie forte, qui passait de beaucoup le génie du pauvre Scarron. On est tenté de voir dans ces dernières lignes l'original des deux vers dits avec un si plaisant sérieux par madame Pernelle:
     Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit;
     Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.
                         (Acte V, sc. III.)
Par contre, Scarron, qui traduit très librement, a ajouté au caractère de l'hypocrite un trait qui manquait à l'original. Il dit que Montufar «baissait les yeux à la rencontre des femmes», et on pourrait dire, à la rigueur, que c'est au cul-de-jatte que Molière a pris le mouchoir dont Tartufe veut couvrir le sein de Dorine. Mais il n'en faudrait point jurer.
Il est vrai qu'on retrouve encore une nouvelle de Scarron dans les sources de l'Avare de Molière. C'est un conte picaresque intitulé le Châtiment de l'avarice. Je ne doute pas qu'un savant versé sur la littérature espagnole, M. Morel-Fatio, par exemple, n'en connaisse l'original. M. Paul Mesnard, qui a relevé dans son excellente édition les emprunts faits par Molière aux anciens et aux modernes ne nomme pas même le Châtiment de l'avarice. C'est dédain et non point ignorance, la nouvelle dont je parle étant assez connue. M. Charles Louandre l'a insérée, dans ses vieux conteurs français. Le texte que j'en ai sous les yeux date de 1678, c'est-à-dire de l'année même où parut l'Avare.
Que Molière ait connu cette nouvelle ou l'original dont elle est la traduction, cela est très probable. On y rencontre, ce qui ne se trouve point dans la Marmite de Plaute et ce qui est le sujet même de la pièce de Molière, le risible amour d'un thésauriseur barbon.
L'avare de Scarron se nomme don Marcos et passe à Madrid pour gentilhomme. Il a coutume de dire «qu'une femme ne peut être belle si elle aime à prendre, ni laide si elle donne».
En dépit de ces maximes, il tombe dans le panneau que des coquins lui tendent. Un Gamara, «courtier de toutes marchandises», le vient voir et lui vante la beauté, la sagesse et les grands biens de dame Isidore, qui n'est en réalité qu'une vieille courtisane édentée, plus pauvre que Job. L'avare consent à la voir et s'éprend d'elle dans un festin qu'elle lui donne.
À l'issue du festin, don Marcos (je cite littéralement mon auteur) avoua à Gamara, qui l'accompagna chez lui, que la belle veuve lui donnait dans la vue et que de bon coeur il aurait donné un doigt de sa main pour être déjà marié avec elle, parce qu'il n'avait jamais trouvé de femme qui fût plus son fait que celle-là, quoiqu'à la vérité il prétendit qu'après le mariage elle ne vivrait pas avec tant d'ostentation et de luxe.
Elle vit plutôt en princesse qu'en femme d'un particulier, disait le prudent don Marcos au dissimulé Gamara, et elle ne considère pas que les meubles qu'elle a, mis en argent, et que cet argent joint à celui que j'ai nous peuvent faire une bonne rente que nous pourrons mettre en réserve, et, par l'industrie que Dieu m'a donnée, en faire un fonds considérable pour les enfants que Dieu nous donnera.
Don Marcos entretenait Gamara de ces discours ou de semblables, quand il se trouva devant sa porte. Gamara prit congé de lui après lui avoir donné parole que, dès le lendemain, il conclurait son mariage avec Isidore, à cause, lui dit-il, que les affaires de cette nature-là se rompaient autant par retardement que par la mort de l'une des parties.
Don Marcos embrassa son cher entremetteur, qui alla rendre compte à Isidore de l'état auquel il venait de laisser son amant. Et cependant notre amoureux écuyer tira de sa poche un bout de bougie, le piqua au bout de son épée, et, l'ayant allumé à une lampe qui brûlait devant le crucifix public d'une place voisine, non sans faire une manière d'oraison jaculatoire, pour la réussite de son mariage, il ouvrit avec un passe-partout la porte de la maison où il couchait et s'alla mettre dans son méchant lit plutôt pour songer à son amour que pour dormir.
Il se rend le lendemain chez sa future épouse et lui déclare comment il entend vivre:
—Je suis bien aise qu'on se couche de bonne heure dans ma maison et que la nuit elle soit bien fermée. Les maisons où il se trouve quelque chose ne peuvent être trop à couvert des larrons. Et pour moi, je ne me consolerai jamais si un fainéant de larron, sans autre peine que celle qu'il y a à prendre ce qu'on trouve, m'ôtait en un instant ce qu'un grand travail ne m'a donné qu'en beaucoup d'années.
L'avare de Scarron, c'est déjà l'avare de Molière, l'avare amoureux et riche. Ce coquin de Gamara, c'est exactement cette coquine de Frosine. Don Marcos épouse Isidore, qui peu après s'enfuit avec ses complices, emportant l'argent et les meubles du pauvre homme.
Lui aussi, il pleure sa cassette. Mais le reste n'a plus la moindre ressemblance avec la comédie de Molière. C'est une suite d'aventures burlesques ou tragiques, auxquelles manque l'agrément avec la vraisemblance.
Ces recherches, que j'ai résumées de mon mieux, tendaient à rendre au malheureux Scarron le bien que Molière lui avait pris. Mais on s'est aperçu que Scarron, lorsqu'il fut dépouillé, portait le bagage des autres. Il y a grande chance que le Châtiment de l'avarice ne lui appartienne pas plus que les Hypocrites. Quant à Molière, tout ce qu'il prend lui appartient aussitôt, parce qu'il y met sa marque.
JULES TELLIER[17]
(1863-1889)
«C'était un grand garçon de vingt-deux ans, maigre et pâle, aux yeux caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque chose de hagard et dans l'allure quelque chose d'abandonné.»
Ainsi Jules Tellier se figurait ce Tristan Noël, étudiant de la Faculté de Rouen[18], à qui il a prêté ses propres doutes et ses propres tristesses. Tel il apparaissait lui-même à ses amis. «Face longue, yeux ardents et sombres, dit l'un; front obstiné, dit l'autre, regard enfoncé et droit, sourire rare.» Tel je le vis un matin, l'air mélancolique, mais plein d'idées et très aimable. Il m'apportait son livre sur les poètes vivants, un mince petit livre écrit avec finesse, peut-être trop sèchement, et conçu sans grand effort critique. Au reste, il me parut peu occupé de son ouvrage et de lui-même. Les habitudes négligées de sa personne et de son vêtement, son allure courbée, son regard vague, sa parole sourde et comme intérieure, tout en lui trahissait l'homme songeur et méditatif. C'est la poésie qui l'amenait. Je lui parlai tout de suite des poètes, je lui nommai tel ou tel de ceux dont le talent certain n'est connu que des délicats et dont le nom sert de mot de passe aux initiés. Il me répondit en récitant quelques-uns des vers dont sa mémoire était pleine. C'était un intime et violent amant de la poésie. Je n'ai connu que Frédéric Plessis qui goûtât à ce point le vers pour lui-même, pour sa mélodie mystérieuse, pour sa beauté secrète. Tellier convenait lui-même, de bonne grâce, qu'il poussait jusqu'à la superstition le culte de la poésie et des poètes.
«J'ai été, disait-il, l'enfant que fut Ovide, lisant les poètes de Rome et songeant à eux avec vénération et les imaginant pareils aux dieux:
Quotque aderant vates, tot rebar esse deos[19].
Et l'homme ne s'est pas dépouillé tout à fait des illusions de l'enfant. En vérité, quiconque a fait seulement tenir sur pied dix bons vers, celui-là, n'eût-il d'ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni d'idées, ni d'esprit, m'apparaît encore parfois comme un être privilégié, aux cheveux ceints d'une auréole et au front marqué d'un signe.»
Cette rencontre date de l'été de 1888. Jules Tellier était alors précepteur des enfants de M. le comte de Martel-Janville, à Neuilly-sur-Seine. Né au Havre, en 1863, il avait grandi dans sa ville natale. Il avait passé sa licence et enseigné la rhétorique en province. Il écrivait dans le Parti national. Comme tant d'autres, il quittait l'Université pour le journalisme et la littérature. Il se sentait maître de sa pensée et de sa forme; il était entouré d'admirations intimes et jeunes. Il avait cette joie de contempler sa vie démurée et la voie ouverte. Il pouvait se permettre, on le croyait du moins, les longs espoirs et les vastes pensées. Au retour d'une promenade en Algérie, il fut atteint à Toulouse par la fièvre typhoïde. Il y mourut, après douze jours de maladie, le 29 mai 1889, dans sa vingt-septième année.
Ses amis ont recueilli la prose et les vers qu'il a laissés en un petit volume intitulé Reliques de Jules Tellier. M. Paul Guigou a mis en tête de ce recueil une préface qui témoigne d'une exquise délicatesse de coeur et d'un sentiment très haut des choses de l'art. M. Raymond de la Tailhède a élevé, à la manière des lettrés de la Renaissance, un tombeau poétique à son ami.
     Et voilà que tes yeux profonds se sont fermés!
     Mais ton âme, où vivaient les sages d'Hellénie,
     Garde toujours, dans une éternelle harmonie,
     Les poètes pareils à des dieux bien-aimés.
À ce recueil posthume ont aussi donné leurs soins MM. Le Goffic, de la Villehervé, Pouvillon, Paul Margueritte et M. Charles Maurras, qui écrivait au lendemain de la mort de Jules Tellier: «Un des premiers et des plus raffinés écrivains d'aujourd'hui a été retiré d'au milieu de nous.»
Les Reliques de Jules Tellier sont de sorte à nous donner de cuisants regrets.
Ce jeune homme, si tôt disparu, était assurément un philosophe et un poète, surtout un rare écrivain. Par une délicatesse extrême, avec la pudeur d'une amitié jalouse, qui craignait de livrer les reliques de l'absent aux indifférents et aux profanes, MM. Paul Guigou et Raymond de la Tailhède ont fait imprimer les oeuvres posthumes de Jules Tellier pour les seuls souscripteurs, qui n'étaient pas bien nombreux, et ils ont décidé que le livre ne serait point mis en vente. De la sorte, ces pages restent inédites après l'impression. Je prendrai soin d'en citer tout à l'heure quelques lignes. Mais il faudrait tout lire, car l'intérêt de ce petit livre, c'est qu'une âme s'y révèle. Une âme d'abord inquiète et désolée, mais fière, et qui bientôt conquit le calme avec la résignation. Dans maint endroit, daté des mauvais jours, Tellier gémit d'une souffrance indicible. Il est en proie à cette tristesse noire, rançon des âmes exquises. Son mal, il est facile de le reconnaître tout de suite, c'est le mal des chimères, c'est le supplice des jeunes hommes qui ont lu trop de livres et fait trop de rêves.
Il est dangereux, en effet, pour les jeunes hommes d'une imagination ardente, de souper trop souvent avec les philosophes et les courtisanes dans tous les temps et dans tous les pays, de vivre trop de vies, d'être tour à tour Sénèque et Néron; d'avoir possédé tous les trésors de Crésus, des satrapes et du juif Issachar, quand on est très pauvre, et, courbé sur une table de bois blanc, dans une chambre d'étudiant, de prolonger jusqu'à l'aube les orgies frénétiques des décadences. Au sortir de ces banquets du savoir et de la beauté, quand tombent les couronnes imaginaires, on s'aperçoit que la réalité est étroite et triste. On souffre plus que de raison de la médiocrité des hommes et de la monotonie des choses. On regarde la nature avec des yeux mornes et vides, comme au lendemain de l'ivresse. On ne voit plus la beauté du monde, parce qu'on a épuisé dans le rêve le trésor des illusions, qui est notre meilleure richesse. Et, comme ce Tristan Noël, qui ressemble tant à Jules Tellier lui-même, on veut mourir.
Mais, par bonheur, on ne meurt pas toujours, et cela passe. La vie elle-même, à la longue, se charge de vous guérir du mal des illusions. Et ce mal serait encore supportable, presque doux, du moins très cher, s'il ne s'y mêlait pas d'ordinaire, chez ces adolescents imaginatifs, les troubles des sens et les peines du coeur. Le rêve dispose à la molle tendresse et à la volupté, et vraiment c'est une chose cruelle, quand on a vu de si près l'ombre de Cléopâtre et l'ombre de Ninon, d'être rebuté par une jeune modiste qui n'a point de littérature.
Tellier nous apprend que pareille mésaventure advint à l'écolier Juan de Pontevedra, que Carmen n'aimait point et qu'elle n'aimerait jamais «parce qu'il était farouche et gauche et qu'il ne savait que ses livres». L'écolier Juan aurait dû s'en consoler. Il ne s'en consola point, parce que, s'étant promené sous les myrtes de Virgile, il lui en restait une langueur mortelle. M. Nicole soutenait que les poètes sont des empoisonneurs publics, et il avait raison jusqu'à un certain point. Mais ils n'empoisonnent que les poètes. Ils n'empoisonnèrent jamais M. Nicole.
Les poètes et les philosophes mêmement avaient beaucoup troublé la jeunesse de Jules Tellier. Après avoir désespéré de ce monde, il désespéra de l'autre. Il connut l'illusion des paradis après avoir connu l'illusion des paysages (car il était logicien), et il lui vint le désir et la peur de la mort.
Dans les pages qu'il a laissées on trouve les traces de sa lassitude et de son ennui et l'on s'aperçoit que, plus d'un jour, il trouva à la vie un goût plus amer que la cendre. Mais on se ferait une idée bien fausse de ce jeune homme en voyant en lui un désespéré qui veut à toutes forces mourir. Connaissons mieux l'ennui doré des poètes. Les poètes souffrent du mal des chimères. Tous en sont atteints, mais ils guérissent tous. Tellier, comme les autres, guérissait à l'air de Paris, au milieu de ses amis, dans le travail rapide et fécond.
Il n'était pas devenu sans doute un homme hilare, un convive facétieux, un jovial compagnon. Mais c'était un galant homme de lettres, un élégant rhéteur, prêt à goûter doucement les plaisirs de l'esprit et à converser avec grâce parmi les honnêtes gens. M. Maurice Barrès avec qui il était lié d'une étroite amitié nous le montre poli dans ses propos, facile, amène et sage.
«Il ressentait violemment, dit M. Barrès, les insuffisances de la vie, mais il les acceptait, et nul moins que lui ne fut un révolté. Nous rendions en commun un culte à Sénèque, qui fut peut-être le thème le plus fréquent de nos entretiens. La constitution délicate, l'inquiétude et l'indulgence de ce grand calomnié nous enchantaient. Bien supérieur à ces stoïciens dont il affectait de se réclamer, Sénèque accepte la vie de son siècle sans rien en bouder; simplement toutes ses relations avec les choses et avec les hommes étaient commandées par le sentiment intense qu'il faudra mourir et que nous vivons au milieu de choses qui doivent périr. Mieux qu'aucun, Sénèque enseigne la résignation. Mais chez lui jamais elle ne prend de lasses attitudes. Son ascétisme très réel n'est pas de se priver, mais de mésestimer ce dont il use. Il fut le maître de Jules Tellier.»
Voilà donc Jules Tellier devenu, dans le particulier, un doux stoïcien, sachant pardonner à l'homme et à la nature, ce qui est la science la plus nécessaire, et montrant à tous un visage pacifique et bienveillant.
C'est exactement ce visage qu'il laissait voir au public quand il travaillait pour les journaux. Tellier s'annonçait comme un excellent critique. Il avait à un très haut point l'esprit de finesse et une pénétration singulière. M. Jules Lemaître, qu'il avait connu de bonne heure, avait eu sur lui l'aimable autorité d'un jeune ancien. Et peut-être Tellier devait-il, pour une certaine part, au maître qui fut son camarade, cette manière souple et facile qu'il eut dès le début, et qui n'est point ordinaire à la jeunesse. Il s'essaya dans une petite revue obscure, les Chroniques, que ses deux amis, Maurice Barrès et Charles Le Goffic, avaient fondée un peu à son intention. Il y donna les Notes de Tristan Noël et les Deux paradis d'Abd-er Rhaman, mais c'est dans le Parti national, où il écrivit de 1887 à 1889, qu'il se répandit aisément en fantaisies, en chroniques, en variétés littéraires, en notes de voyage. Il y a des écrivains qui croient que leur supériorité seule les empêche d'écrire dans les journaux. Peut-être découvriraient-ils quelques autres causes à cet empêchement, s'ils s'appliquaient à les rechercher. Il faut, pour parler au public dans l'intimité fréquente du journal, s'intéresser d'un esprit agile et bienveillant à beaucoup de choses. Il faut avoir l'esprit largement ouvert sur la vie et sur les idées. Il faut enfin avoir ce don de sympathie qui est rare et que Tellier possédait si pleinement.
Dans le journal, il était très à l'aise et tout à fait aimable, un peu bizarre parfois, et têtu, mais sincère, mais bon, point banal, point dédaigneux et corrigeant à propos la tristesse par l'ironie.
Il est impossible de mesurer sur ce qu'il laisse la grandeur de son esprit, mais on peut dire que lorsqu'il mourut un bel instrument de pensée et de rêve fut brisé.
Il laisse des vers, dont quelques-uns seront placés dans les anthologies, à côté de ceux de Frédéric Plessis, qu'il admirait. Et Jules Tellier sera accueilli parmi les petits poètes qui ont des qualités que les grands n'ont point. Si les minores de l'antiquité étaient perdus, la couronne de la muse hellénique serait dépouillée de ses fleurs les plus fines. Les grands poètes sont pour tout le monde; les petits poètes jouissent d'un sort bien enviable encore: ils sont destinés au plaisir des délicats. Il ne me convient pas d'être tranchant en matière de goût. Mais il me semble que la Prière de Jules Tellier[20] à la mort est un poème que nos anthologistes pourraient dès aujourd'hui recueillir. Ils seraient bien avisés, à mon gré, de ne point oublier non plus le sonnet que voici:
LE BANQUET
     Au banquet de Platon, après que tour à tour,
     Coupe en main, loin des yeux du vulgaire profane,
     Diotime, Agathon, Socrate, Aristophane,
     Ont disserté sur la nature de l'amour,
     Apparaît entouré comme un roi de sa cour,
     De joueuses de flûtes en robe diaphane,
     Ivre à demi, sous sa couronne qui se fane,
     Alcibiade, jeune et beau comme le jour.
     —Ma vie est un banquet fini, qui se prolonge,
     Seul, parmi les causeurs assoupis, comme en songe,
     J'ouvre et promène encor un regard étonné;
     Les fronts sur les coussins ont fait de lourdes chutes:
     Verrai-je survenir, de roses couronné,
     Alcibiade avec ses joueuses de flûtes?
Cela est d'un tour facile et gracieux, avec un air de mélancolie riante qui me plaît beaucoup. Mais je n'hésite pas à mettre, d'accord avec M. Paul Guigou, la prose de Jules Tellier bien au-dessus de ses vers. En prose sa phrase est forte et souple. Elle a le nombre, et Tellier lui-même s'oublie à dire une fois qu'il la cadençait «suivant un rythme plus subtil que celui des vers». On en jugera par le fragment que voici, intitulé Nocturne:
Nous quittâmes la Gaule sur un vaisseau qui partait de Massalia un soir d'automne, à la tombée de la nuit.
Et cette nuit-là et la suivante, je restai seul éveillé sur le pont, tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des regrets, et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me perdant en d'autres rêves.
Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où il y a trente siècles le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs; le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins, devait encore, d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin à vent[21].
C'est la mer que sillonnaient jadis sur les galères et les trirèmes les vieux poètes et les vieux sages; et comme ils se tenaient debout à la poupe, au milieu des matelots attentifs, attentive elle-même, elle a écouté, en des nuits pareilles, les chansons d'Homère et les paroles de Solon.
Et c'est aussi la mer où, dans les premiers siècles de l'erreur chrétienne, alors que le règne de la sainte nature finissait et que commençait celui de l'ascétisme cruel, le patron d'une barque africaine entendit des voix dans l'ombre, et l'une d'entre elles l'appeler par son nom et lui dire: «Le grand Pan est mort! Va-t'en parmi les hommes et annonce-leur que le grand Pan est mort!»
Et par la mystérieuse nuit sans étoiles, sur le chaos noir de la mer et sous le noir chaos du ciel, il y avait quelque chose de triste et d'étrange à songer que peut-être l'endroit innomé, mouvant et obscur que traversait notre vaisseau avait vu passer tous ces fantômes et qu'il n'en avait rien gardé!
Et c'est parce que cette pensée me vint, et qu'elle me parut étrange et triste, et qu'elle troubla longtemps mon coeur de rhéteur ennuyé, qu'il m'est possible encore, entre tant d'heures oubliées, d'évoquer ces lointaines heures noires où je rêvais seul sur le pont du navire parti de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de la nuit.
Puisque les Reliques de Jules Tellier ne se trouvent pas chez l'éditeur, nous avons dû donner cette page à la suite de notre article, en preuve, comme on dit dans les ouvrages d'érudition.
LA RAME D'ULYSSE
Nous avons cité (à la fin du précédent article) une belle page intitulée Nocturne, dans laquelle le regretté Jules Tellier retraçait les rêveries dont il s'était enveloppé naguère sur le pont d'un navire parti de Marseille et qui gagnait le large à la tombée de la nuit. Tandis qu'il glissait dans l'ombre sur cette petite mer qui semblait si grande aux anciens, le poète ressentait dans son imagination d'humaniste enthousiaste les étonnements de la jeune âme hellénique devant la mer «aux bruits sans nombre», et il se prit à songer à Ulysse. Pour nos esprits formés aux études classiques, la Méditerranée, c'est la coupe d'Homère. Nous entendrons toujours, sur ces perfides eaux bleues, chanter les Sirènes. Donc, Tellier invoquait la figure d'Ulysse, le marin. Il était trop intelligent pour ne pas sentir combien elle est singulière, mystérieuse, effrayante. L'Iliade et l'Odyssée ne nous ont pas tout dit de cet homme-là. Soyez certains que les pêcheurs de Dulichium, les pirates de Zacinthe les bonnes vieilles occupées à raccommoder les filets sur les rivages d'Épire, en savaient sur le compte d'Ulysse bien plus long qu'Homère. Il y avait bel âge que tout ce petit monde des îles et de la côte était familier avec les aventures du roi d'Ithaque, quand les rapsodes en firent des chansons épiques. L'Ulysse de la légende, l'Ulysse primitif était charmant et terrible comme la mer où il avait si longtemps erré. Ses aventures, rapportées dans des contes, des chansons, des devinettes, étaient innombrables et merveilleuses. Elles formaient un cycle énorme dont l'épopée n'a gardé que peu de chose. Entrevu dans l'ombre des traditions préhomériques, ce voyageur, qu'un bonnet en forme de cône protège contre le vent, la pluie, le soleil et l'embrun, apparaît d'une étonnante grandeur. On le devine tel que l'ont rêvé ces marins et ces pêcheurs habitués à entendre pleurer dans l'ombre le Vieillard des mers; on l'imagine ingénieux, impie, luttant de ruse et d'audace avec les dieux, partageant, dans des îles, le lit des femmes étrangères, ayant vu ce qu'on ne doit pas voir, horrible, poursuivi par une inexorable fatalité, condamné à errer sans fin sur cette mer dont il a violé la divinité mystérieuse, destiné à des voluptés indicibles et à ces rencontres qui font dresser les cheveux sur la tête, l'homme enfin le plus digne d'envie et de pitié, le vieux roi des pirates, le père des navigateurs. Tel est, ce semble, l'Ulysse primitif formé par l'imagination populaire.
La colère divine est sur ce contempteur des dieux, que les hommes aiment pour son audace et pour sa ruse merveilleuse. Comme l'Isaac Laquedem des chrétiens, c'est un réprouvé, c'est un maudit. Je ne crois pas me tromper en disant que, dans cette rêverie dont je parlais tout à l'heure, Jules Tellier avait du roi d'Ithaque une vision qui se rapproche beaucoup de celle que je tente de préciser. Aussi bien l'aventure, qu'il a soin de rappeler préférablement à toutes les autres, porte-t-elle les caractères d'une antiquité enfantine et profonde. On me permettra de remettre sous les yeux du lecteur, pour plus de clarté, l'endroit dont il est question.
Nous quittâmes (c'est Tellier qui parle) la Gaule sur un vaisseau qui partait de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de la nuit.
Et cette nuit-là et la suivante je restai seul éveillé sur le pont, tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des regrets, et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me perdant en d'autres rêves.
Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où, il y a trente siècles, le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs; le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins devait encore, d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin à vent.
Je n'apprendrai rien à personne en disant que Jules Tellier rappelle ici la prédiction que le devin Tirésias fit à Ulysse, chez les Cimmériens, toujours enveloppés de brumes et de nuées. On la trouve dans le XIe chant de l'Odyssée, et ce morceau, si l'on en peut juger par la pauvreté du sens moral et par la gaucherie enfantine du récit, semble un des plus anciens et partant un des plus vénérables de ce beau recueil de contes populaires qui nous est parvenu sous le nom du fleuve des poètes.
Ce XIe chant que dans l'antiquité on nommait la Nékuia, c'est-à-dire le sacrifice aux morts, nous fait assister à une scène de magie sauvage empruntée sans doute aux traditions d'une humanité toute primitive. Ulysse, échappé aux charmes de Circé et parvenu au bord de l'Océan sur un rivage couvert de ténèbres éternelles, évoque les ombres des morts selon des rites d'une simplicité barbare. Il creuse dans la terre, avec son épée, un trou sur lequel il fait des libations de lait, de vin et d'eau. Il y jette une poignée de farine blanche. Puis il égorge au bord de la fosse qu'il a creusée un bélier et une brebis noire.
Ainsi évoquées, les âmes des morts sortent en foule de la terre et se jettent avidement sur le sang qui dégoutte des victimes égorgées. Toutes s'efforcent de boire de ce sang, car c'est seulement après y avoir trempé leurs lèvres qu'elles auront la force de parler et de répondre aux questions de l'évocateur. La mère du roi d'Ithaque, la vénérable Anticlée, s'élève dans cette nuée d'ombres. Ulysse la reconnaît et pleure. Mais il l'écarte avec son épée pour l'empêcher de boire. Car il veut entendre, avant toutes les autres âmes, celle de Tirésias, qui doit lui révéler l'avenir et lui enseigner des choses utiles à connaître. Celle brutalité ne contribue pas peu au sentiment de rudesse répandu sur toute cette scène de nécromancie. Mais, en bonne critique, il ne faut pas en faire un trait significatif du caractère d'Ulysse. Nous sommes ici en présence d'un conte populaire entré probablement sans beaucoup de retouches dans l'épopée. Tous les héros des vieux contes montrent, dans des circonstances analogues, une semblable dureté. Ils sont tous extrêmement positifs et aussi éloignés que possible de tout ce que nous appelons les sentiments naturels et qui sont au contraire des sentiments cultivés. D'ailleurs, le récit est tout à fait incohérent. Et il semble, par ce qui suit, qu'Anticlée était restée muette et qu'Ulysse ne savait pas comment faire parler cette ombre vénérable.
Bientôt Tirésias paraît, un sceptre d'or à la main. Il boit le sang noir qui le ranime et lui délie la langue. Il prédit à Ulysse l'arrivée prochaine du héros dans l'île de Thrinacrie, où paissent les boeufs du Soleil, le retour à Ithaque et le meurtre des prétendants. Puis, dévoilant un avenir plus lointain, il annonce des aventures étranges, dont l'Odyssée ne parle pas, et qui se rapportent à des traditions à jamais perdues. C'est cette partie de la prophétie que Jules Tellier rappelle dans le passage que nous avons cité plus haut. Voici à peu près comment s'exprime Tirésias:
Lorsque tu auras tué les prétendants en ta maison, tu devras partir de nouveau, portant une rame sur l'épaule, jusqu'à ce que tu rencontres des hommes qui ne connaissent point la mer, qui ne mangent point de mets salés et qui n'ont jamais vu les navires aux proues rouges ni les rames qui sont les ailes des navires. Et je te donnerai un signe manifeste, qui ne t'échappera pas. Quand tu verras venir à toi un autre voyageur qui croira que tu portes un fléau ([Grec: hathêrêloigon]) sur l'épaule, alors, plante ta rame en terre, offre à Poseidon un bélier, un taureau et un verrat. Et il te sera donné de retourner dans ta maison.
Tirésias termine en révélant qu'Ulysse vivra un long âge d'homme et «que la douce mort lui viendra de la mer». Paroles ambiguës par lesquelles le devin annonce que le fils qu'Ulysse eut de la terrible Circé viendra de la mer et tuera son père sans le connaître. Ce qui signifie peut-être que l'avenir est fait du passé, que nous tissons chaque jour notre destinée comme le filet qui nous enveloppera, que les conséquences de nos actes sont inéluctables et que les baisers des magiciennes réapparaissent comme des fantômes au lit de mort des vieux rois à la barbe de neige.
Dante, dont le noir génie assombrit encore l'Ulysse antique, ne connut point ce fils de la magicienne. Il suivit une tradition barbare d'après laquelle le fils de Laerte, très vieux, naviguait dans l'Océan, sous les étoiles du ciel austral, quand tout à coup la mer, s'étant entrouverte, engloutit le vaisseau de l'audacieux. L'âme d'Ulysse fut plongée dans l'enfer où elle souffre les tourments réservés aux chevaliers félons et aux hommes impies. Mais je m'éloigne beaucoup de mon sujet, qui est de considérer seulement l'étrange rencontre du voyageur qui n'a jamais vu la mer et qui ne sait ce que c'est qu'un navire. Ce terrien destiné merveilleusement à marquer à l'aventureux voyageur la fin de ses erreurs, de ses travaux et de ses peines, prend ingénument la rame qu'Ulysse porte sur ses épaules pour un instrument à battre le blé. À la seule vue de cet homme, le terrible goéland des rochers d'Ithaque, le vieux pirate, est purifié, lavé de ses crimes, pardonné, sauvé. Rencontre qui, dans sa fantaisie naïve, semble enseigner aux hommes qu'ils trouveront dans la vie pastorale la paix et l'innocence, tandis qu'on offense les dieux à courir la mer. C'est dans ce sens idyllique que Chateaubriand, qui a emmagasiné toute l'antiquité classique dans ses Martyrs, prend cette fable quand il fait dire à un de ses personnages: «Arcadiens, qu'est devenu le temps où les Atrides étaient obligés de vous prêter des vaisseaux pour aller à Troie et où vous preniez la rame d'Ulysse pour le van de la blonde Cérès?»
Donc le terrien croit voir un van ou un fléau. C'est par ce mot de fléau que nous avons traduit provisoirement le mot [Grec: hathêrêloigos], lequel signifie, en effet, van ou fléau, ou plutôt quelque chose d'approchant. C'est un terme poétique et composé qui renferme proprement l'idée de détruire les barbes de l'épi.
Si Jules Tellier a substitué à l'[Grec: hathêrêloigos] dont parle Tirésias une aile de moulin à vent, c'est peut-être par mégarde et parce qu'il n'avait pas le texte de l'Odyssée sous les yeux. C'est peut-être aussi par envie d'imaginer un objet qui ressemblât à une rame. Un fléau se compose de deux bâtons de longueur inégale, liés l'un au bout l'un de l'autre avec des courroies. Cela n'a pas beaucoup la figure d'une rame ou d'un aviron. Si, comme Chateaubriand, nous mettons un van au lieu d'un aviron, c'est pis encore. Un van est une corbeille d'osier. Qui pourrait prendre une rame pour une corbeille?
Il y a une difficulté. J'avoue qu'elle est petite et que, pour ma part, je n'y songeais guère quand j'ai reçu une lettre de M. Paul Arène où cette difficulté semble résolue. Cette lettre est charmante et d'un rustique parfum. Je la veux placer dans mon vieil Homère in-folio, en regard des vers qu'elle commente avec une ingénuité gracieuse et un sens de la nature qu'on rencontre rarement et que, d'ailleurs, on ne cherche guère (il faut en convenir) chez les grammairiens de profession.
Puisque cette lettre est aimable et qu'on y parle d'Homère et de Mistral, je me permets de l'imprimer bien qu'elle soit familière et privée. Paul Arène, quand il l'écrivit, ne se doutait pas de l'usage que j'en ferais. Je sens que je suis indiscret. Surtout, ne lui dites pas que je l'ai citée. La voici tout entière et mot pour mot:
Paris, 11 février 1891.
Mon cher ami,
Je comptais vous rencontrer l'autre jour pour conférer sur une affaire d'importance.
Il n'y a pas de Tellier qui tienne, et Homère n'est pas un imbécile. Homère n'eût jamais imaginé qu'on pût prendre une rame pour une aile de moulin à vent—lesquels moulins à vent n'existaient pas d'ailleurs au temps d'Homère.
En Provence—et ceci prouve que vous devriez y venir pour être tout à fait Grec—en Provence, après la moisson, nous jetons le blé au van avec des pelles qui, en effet, ressemblent pas mal à des rames.
Il est donc naturel que des populations montagnardes, ne connaissant ni la mer, ni les choses de la mer, aient pris pour nos pelles à vanner la rame qu'Ulysse portait sur le dos.
Il est doux d'illuminer Homère à travers les brouillards des commentateurs ingénus.—D'ailleurs, c'est à Mistral que revient l'honneur de la contribution. Nous trouvâmes la chose en riant, comme des paysans, un jour que nous récitions l'Odyssée sous les cyprès noirs de Maillanne.
Les dieux vous tiennent en joie!
Votre,
PAUL ARÈNE.
La glose, on en conviendra, est du moins élégante et fraîche. Je n'en
savais qu'une seule qui eût cette rusticité vivante. C'est un paysage de
George Sand que le regretté M. E. Benoist a mis en note, dans son
Virgile, pour expliquer un endroit des Églogues.
Je dédie la lettre de Paul Arène aux commentateurs d'Homère. Il a raison, mon poète. Il n'y a pas de Tellier qui tienne, Homère est divin. Si, comme je le crois, l'Iliade et surtout l'Odyssée sont un assemblage de contes populaires, de mythes enfantins, et, pour parler le langage des traditionnistes, de Mærchen, si, pour le fond, ces deux poèmes relèvent du folk-lore, ils n'en sont pas moins les monuments les plus sacrés de la poésie de nos races. Les traditions orales du peuple y sont traitées avec une noblesse gracieuse, une sagesse souveraine et dans un grand style qui procèdent d'un puissant instinct du beau. Ces poèmes, où le merveilleux grossier des mythologies primitives s'humanise, s'harmonise et s'épure, attestent, comme l'a si bien dit M. Andrew Lang, «l'inconsciente délicatesse et le tact infaillible» du génie hellénique à sa naissance. Rien n'est plus beau au monde.
Vous en savez quelque chose, mon cher Paul Arène, puisque vous êtes poète et Provençal, et que la Provence, c'est la Grèce encore. Vous ne m'avez pas laissé le temps de vous le dire. Dans votre belle joie d'avoir retrouvé l'[Grec: hathêrêloigos] d'Homère au pied des Alpilles, vous me faites songer à Mistral qui, lorsqu'on lui vantait un jour l'ayoli provençal, répondit simplement:
—Les Grecs en faisaient manger aux soldats pour leur donner du courage.
Je vous promets bien, cher ami, d'aller visiter un jour avec vous vos campagnes élyséennes, vos champs d'asphodèles, vos bois de pins, de chercher le Cythéron dans les rochers de la Grau et de contempler
Arles, la belle Grecque aux yeux de Sarrasine.
En attendant, je pense comme vous que les âges homériques n'ont pas connu les moulins à vents.
M. Encausse, chef de clinique à la Charité, et qui se nomme Papus chez les mages, a écrit un livre pour établir que toutes les inventions modernes, même le télégraphe, le téléphone et le phonographe, étaient connues des anciens. Je crois toutefois avec vous, mon cher Arène, que Tellier a eu tort de mettre des ailes de moulin à vent dans l'imagination d'un voyageur exposé à rencontrer sur son chemin Ulysse coiffé de son bonnet de matelot et portant une rame sur l'épaule. Et quelle rencontre! songez y! Se trouver face à face avec l'homme qui avait vu les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, et les Lestrygons, que les magiciennes avaient reçu dans leur lit et qui avait évoqué les morts! Vous avez raison, mon poète: Il n'y a pas de Tellier qui tienne. Ce sont les Arabes qui ont inventé les moulins à vent. Du moins les dictionnaires le disent. Ils disent aussi que les moulins ne furent connus en Europe qu'après les Croisades. J'ajouterai même, par pédantisme pur, qu'un de vos compatriotes, M. Fraissinet, auteur d'un petit livre publié en 1825 sous le titre de Panorama, affirme que le premier moulin à vent fut construit en France dans l'année 1251. Il se peut que cette affirmation ne soit pas aussi exacte qu'elle est précise. Mais cela ne touche en rien à notre grande affaire. Le point important, c'est que l'[Grec: hathêrêloigos] homérique est maintenant expliqué, à supposer qu'il ne l'était point déjà par quelque commentateur, car j'avoue que je n'y suis pas allé voir. Ce n'est précisément ni un fléau, ni un van, c'est une pelle à vanner qui ressemble à une rame. Les moissonneurs des campagnes de la Grèce et des Îles s'en servaient il y a quarante siècles et la voilà retrouvée aux mains des paysans de cette Grèce française qui est la Provence. Frédéric Mistral et Paul Arène l'ont reconnue, et ils ont récité des vers de l'Odyssée sous les cyprès de Maillanne. Quelle aimable scolie à mettre en marge du XIe chant de l'Odyssée!
Imprimée dans le journal le Temps, cette causerie sur la rame d'Ulysse, qui n'avait de mérite assurément que celui d'encadrer le billet exquis de M. Paul Arène, a amusé beaucoup plus de lecteurs que je n'aurais cru. Il y a encore en France des esprits amoureux des lettres antiques. L'[Grec: athêrêloigos] m'a valu quelques lettres intéressantes. Je crois devoir le donner ici.
Monsieur,
Permettez à un de vos lecteurs très assidus, qui fait du grec par métier, de réclamer pour ses anciens maîtres au sujet de la signification à donner au mot [Grec: hathêrêloigos] dans le chant XI de l'Odyssée, vers 128. Ce ne peut être qu'une mauvaise tradition française qui a fourni le sens de fléau ou de van à vos amis et à vous-même; et depuis fort longtemps, dans les éditions savantes des poèmes homériques, on a déterminé la véritable signification de ce terme, telle que la propose M. Paul Arène dans la jolie lettre qu'il vous écrit. Voici ce que vous trouverez, par exemple, dans l'édition classique de la maison Hachette, par Alexis Pierron. Odyssée, tome I, p. 467, note 128. «[Grec: Hathêrêloigon], une pelle à vanner le grain. Le voyageur, qui n'a jamais vu de rame, prend pour un [Grec: ptuon] la rame qu'Ulysse porte sur son épaule. La question prouve à Ulysse une complète ignorance des choses de la mer.—Le mot [Grec: hathêrêloigos] signifie destruction des barbes de l'épi, et non destruction de la paille. Ce n'est donc pas du fléau qu'il s'agit. Homère ne connaît pas le fléau. D'ailleurs un fléau ne ressemble pas à une rame. Il s'agit donc de la pelle avec laquelle on jetait en l'air le grain dépiqué, mais encore mêlé de balle… etc.».
Cette édition de M. Pierron date de 1875. Du reste, Pierron ne pouvait même pas s'attribuer l'honneur de cette explication, car elle date de l'antiquité elle-même. Dans les scolies homériques on trouve sous le nom d'Hérodien (voir Pierron, même note) [Grec: Hathêrêloigon hoxutonôs. Dêloi de to ptuon.] Maintenant ouvrez un dictionnaire grec-français, comme celui d'Alexandre que j'ai entre les mains, et vous trouverez: [Grec: Ptuon], pelle à vanner. Vous voyez que la scolie que vous demandiez à mettre en marge existe déjà.
Ces observations d'ailleurs n'enlèvent rien au mérite de votre exégète provençal. On ne s'étonnera pas qu'à défaut de savoir livresque un poète du midi ait eu l'intuition de ce qu'avait voulu dire le vieil aède ionien. Mais il faut bien aussi laisser quelque chose aux pauvres érudits qui depuis si longtemps pâlissent et vieillissent sur ces pages éternellement jeunes.
Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments très distingués.
E. POTTIER.
14 février 1891.
* * * * *
Poitiers, 15 février 1891.
Monsieur,
L'interprétation du mot [Grec: hathêrêloigos] dans le vers
[Grec: phêê hathêrêloigon hechein hana phaidimô ômô]
(Od. XI, 128), proposée par M. Arène et adoptée par vous est ingénieuse et gracieuse, mais fort suspecte, à mon sens. Il est certain qu'il y a cinquante ou soixante ans on vannait encore les blés battus avec de larges pelles en bois; j'ai vu cet usage pratiqué dans ma jeunesse, même dans la Beauce; il n'est pas moins certain que dans quelques-unes de nos provinces, on se sert, pour nager dans les rivières de longues rames dont l'extrémité inférieure, qui plonge dans l'eau, est très large et ressemble à une pelle. Un habitant de l'intérieur des terres pourrait donc confondre une rame de cette forme, avec une pelle à vanner. Mais il faut remarquer que cette forme de rame n'est ni pratiquée, ni praticable en mer, où l'on se sert de l'aviron allongé qui ne s'aplatit que doucement et légèrement vers son extrémité. Or Ulysse est un marin qui a battu toute la Méditerranée, et les rames de ses navires n'ont jamais pu avoir la forme d'une pelle, même aux yeux du plus ignorant des garçons de ferme. De plus traduire [Grec: hathêr (ê) loigos] par pelle à vanner, c'est faire une trop grande violence au sens naturel du mot. [Grec: hathêr] signifie épi de blé; [Grec: loigos], destruction; G. Curtius le rattache à la R. sanskr. Rug. Rug-à-mi, frango.—C'est clairement un instrument qui sert à détruire, à briser, à broyer l'épi, un instrument à battre le blé. Le van, quelle qu'en soit la forme ne sert qu'à le monder une fois qu'il a été battu, à débarrasser le grain de la paille broyée de l'épi et de son enveloppe brisée: c'est un fléau. Or il y avait, j'en ai vu dans le Maine et l'Anjou, il y a peut-être encore, dans les petites closeries, des fléaux qui peuvent prendre la forme de la rame allongée. Le battoir n'est pas rond, mais très aplati à peu près comme l'aviron ordinaire; et lorsque les batteurs s'en vont à la grange, le battoir replié et attaché sur le manche, l'ensemble, à distance, paraît à tous les yeux très semblable à une rame.
Pardonnez, monsieur, à un vieil helléniste—l'espèce en devient rare—cette intervention peut-être inopportune, dont vous ferez l'usage qui vous conviendra, et avec mes remerciements pour le plaisir que me font toujours vos articles, même quand je ne partage pas vos opinions, agréez l'assurance de ma considération la plus distinguée.
A.-ED. CUAIGNET,
Recteur honoraire de l'Académie de Poitiers, correspondant de l'Institut.
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Monsieur,
La démonstration, que l'aile de moulin ou le fléau dont Tirésias parle à Ulysse au chant XI de l'Odyssée n'est qu'une pelle à vanner, est décisive. Mais quand on vous a annoncé qu'Homère avait dû attendre les commentaires du scoliaste Mistral et du scoliaste Paul Arène, pour devenir intelligible, n'avez-vous pas éprouvé quelques doutes?
Il n'y a pas de Mistral qui tienne. Il n'y a pas de Paul Arène qui tienne. Ces Messieurs arrivent trop tard.
Il me paraissait bien étonnant que l'érudition allemande, que l'érudition française (sans parler de l'érudition anglaise) se fussent laissé devancer par l'école du plein air. J'ai eu immédiatement la preuve du contraire en ouvrant une traduction de l'Odyssée qui cependant n'est pas d'un helléniste de marque, mais d'un homme consciencieux.
Vous trouverez page 201 de la traduction de l'Odyssée par Eugène Bareste, illustrée par Theod. de Lemud et Titeux (Paris, Lavigne, 1842, in-8°) la note qui se termine ainsi:
«… Celui dont il est question est tout simplement une pelle en bois pour jeter le blé en l'aire et en détacher la menue paille. On conçoit très bien qu'une rame puisse être prise pour cet instrument par des hommes qui n'avaient aucune idée de navigation; car, disaient les anciens, le van de la mer c'est la rame, et la rame de la terre, c'est le van.»
Vous voyez que malgré la meilleure volonté du monde, cette scolie qui a été pour vous l'occasion et le prétexte de développements…, n'est pas à mettre en marge du XIe chant de l'Odyssée, du moins dans la traduction de Bareste, et sous peine de faire double emploi avec la note que j'ai transcrite à votre intention.
Veuillez agréer, monsieur, l'expression de ma considération la plus distinguée.
P. LALANNE.
Erchen (Somme) 15 février 1891.
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Dijon, 16 février 1891.
Et moi aussi, monsieur, je lis Homère! Voilà trente ans que cela dure sans que j'en sois encore rassasié. Que voulez-vous, nous avons les manies tenaces en province!—Vous devez comprendre par cet aveu le plaisir que j'ai ressenti à voir que des maîtres comme vous et l'aimable Arène trouvaient encore le temps, à Paris, de s'amuser aux vers du vieux chanteur.
Excusez-moi donc si je me mêle à la conversation, et permettez-moi un peu de pédantisme.
J'ai été élevé à la campagne; aussi quand j'ai lu pour la première fois ce passage de l'Odyssée où Tirésias prédit à Ulysse «qu'un voyageur lui demandera, en montrant sa rame, pourquoi il porte un van sur son épaule», j'ai été furieusement choqué, indigné aussi contre le traducteur, car mon dieu ne pouvant faillir, il avait dû être bien trahi par son prêtre!—Lorsque plus tard, je pus lire le texte, je revins à cette prédiction de Tirésias et je fus assez heureux pour éclaircir tout seul la pensée mal traduite.
Je m'aperçus d'abord qu'[Grec: hathêrêloigos] ne veut pas dire van; ce n'est pas là son sens exact; c'est [Grec: ptuon], qui signifie van, l'ustensile d'osier à deux anses, secoué par un homme, comme Homère, d'ailleurs, nous le montre dans ce passage du XIIIe chant de l'Iliade (vers 588 et suivants).
[Grec: hôd ot hapo plateos ptuo phin megalên kat halôên thrôs kôsin kuamoi melanochroes, ê erebinthoi, pnoiê upo ligurê kai lixmêtêros erôê.]
Comme dans une aire étendue les noires fèves ou les pois s'élancent du large van sous le souffle bruyant et l'effort du vanneur.
Il n'y a pas de synonymes absolus, en grec, ni ailleurs, il est donc clair que les deux mots [Grec: hathêrêloigos] et [Grec: ptuon] désignent des instruments différents, tous deux connus du poète, qui sait ce qu'il dit. Le van est le premier, [Grec: ptuon].—Je découvris promptement le second, [Grec: hathêrêloigos]: c'est la pelle de grenier, la pelle en bois, large et longue, semblable à la rame assez pour qu'un homme ignorant la navigation s'y trompe, la pelle avec laquelle on remue souvent le blé entassé, afin de l'aérer pour qu'il ne s'échauffe pas, et aussi pour le débarrasser de la poussière.
C'est là un vannage comme l'autre; d'ailleurs, peu après cette première découverte, j'eus la joie d'en contrôler l'exactitude en en faisant une seconde, qui fut de constater que nos paysans de Bourgogne appelaient fort bien van cette pelle de grenier, tout comme le véritable van d'osier, faute d'avoir deux mots, comme Homère, un pour chacun des ustensiles.
Sauf pour quelques vers manifestement tronqués par des copistes ignorants, il n'y a, voyez-vous, jamais d'obscurité dans le pur texte d'Homère. Il est vrai que pour bien le comprendre, il faut connaître à fond la vie agricole, la vie du paysan, qui n'a pas changé depuis l'Odyssée jusqu'au milieu de notre siècle, et qui a toujours été la même par tous les pays.
Veuillez, je vous prie, monsieur, me pardonner cette longue indiscrétion et croyez bien aux sentiments, etc.
CUNISSET-CARNOT.
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Monsieur,
Permettez à un grammairien de profession de vous communiquer une observation à propos du mot [Grec: hathêrêloigos]. Le mot par lui-même est très vague (ce qui fait disparaître les barbes du blé), et n'indique pas la forme de l'instrument. Aussi le trouve-t-on traduit par van dans le dictionnaire d'Alexandre, et par fléau dans la traduction de l'Odyssée de Leconte de Lisle, sens qui n'est pas satisfaisant. Je crois que la traduction de MM. Paul Arène et Mistral est la bonne. Seulement, elle n'est pas nouvelle. Le dictionnaire grec-allemand Le Pape, répandu même en France, traduit très bien [Grec: hathêrêloigos] par pelle à vanner (Worsschaufel).
Quant à l'usage de vanner complètement le blé à la pelle, et non pas seulement de se servir de la pelle pour le jeter dans le van, vous le trouverez décrit et figuré dans un livre classique, traduit en français depuis longtemps, le dictionnaire des antiquités romaines et grecques d'Antony Rich, article pala n°2. Par un hasard curieux, à la même page (pala n°1), vous pouvez voir figuré un travailleur cheminant sa bèche sur l'épaule. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour voir dans cette bèche une rame, et cette figure pourrait presque représenter Ulysse, sa rame sur l'épaule.
Où M. Paul Arène a encore bien raison, c'est quand il conseille de faire le voyage de Provence pour comprendre les auteurs anciens. Pour moi, je vous assure que toutes les épithètes homériques de la mer, qui m'avaient paru vagues et quelquefois étranges, lorsque j'expliquais Homère étant élève, m'ont paru très claires et très vraies lorsque j'ai vécu sur les côtes de Provence. Tel rocher isolé, près de la presqu'île de Giens, m'a fait comprendre le Philoctète de Sophocle mieux que les commentaires des éditions les plus savantes.
Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.
P. CLAIRIN, Professeur au lycée Louis-le-Grand.
Paris, 17 février 1891.
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Paris, 21 février 1891.
Monsieur,
Ayant lu avec un très vif intérêt votre dernier article de la vie littéraire (le Temps, 15 février 1891), je prends la liberté de vous écrire au sujet de la phrase des Martyrs, que vous avez citée.
À Pleudihen et au Minihic-sur-Rance, les paysans se servent de pelles «qui ressemblent pas mal à des rames», en guise de vans. Je dis bien: ils vannent, ils nettoient leur blé avec des pelles. Les paysans munis de pelles se placent la figure contre le vent et lancent le grain en demi-cercle devant eux. C'est ce qui a sans aucun doute, permis à Chateaubriand d'écrire la phrase dont il s'agit et dans laquelle le mot van est la traduction littérale d'[Grec: hathêrêloigos].
Votre très assidu,
GUSTAVE FRITEAU.
BLAISE PASCAL ET M. JOSEPH BERTRAND[22]
Une étude sur Blaise Pascal par M. Joseph Bertrand ne pouvait manquer d'intéresser. On était curieux de savoir la pensée du savant à qui les mathématiques doivent leurs derniers progrès sur le génie qui contribua à créer le calcul des probabilités et qui résolut de difficiles problèmes sur le cycloïde.
Ceux qui sont assez heureux pour pouvoir juger des travaux de M. Joseph Bertrand en physique mathématique et dans ce même calcul des probabilités, dont Huyghens et Pascal marquèrent les beaux commencements, s'accordent à louer la fécondité géniale du secrétaire perpétuel de notre Académie des sciences. Cela ne m'est pas permis; je dois m'arrêter, plein de regret, au seuil du sanctuaire où les initiés recherchent les seules vérités qu'il soit donné à l'homme d'atteindre absolument, et je ne puis que gémir d'être exclu des temples de la certitude. Mais il suffit d'une vue générale sur l'histoire des mathématiques pour reconnaître la grande place qu'y tient l'oeuvre de M. Joseph Bertrand et savoir que ce maître a porté dans l'analyse cette clarté rapide, cette élégante concision qui donnent la grâce à l'évidence et montrent la vérité avec tous les rayons de sa couronne. L'algèbre et la géométrie ont leur style, comme la musique et la poésie, et c'est au grand style qu'on reconnaît le génie dans les sciences comme dans les arts.
La supériorité certaine de M. Joseph Bertrand dans la science des nombres et des figures nous rend infiniment précieux tout ce qu'il nous dit des découvertes et des expériences que Pascal nous a laissées. Soit qu'il définisse la part de Blaise dans l'établissement du calcul des probabilités, soit qu'il montre par quelles incertitudes ce génie a passé avant de constituer la théorie de la pesanteur de l'air, soit qu'il nous conte cette histoire du cycloïde où l'ennemi des jésuites montra plus de zèle pour la vérité que d'indulgence pour ceux qui la cherchaient avec lui, soit qu'il nous donne pour un incomparable chef-d'oeuvre la théorie de la presse hydraulique, je m'instruis et j'admire de confiance; mais il y a un point qui touchera tout le monde. C'est cette simple phrase: «Pascal fit à seize ans sa première découverte sur les sections coniques.» Car on ne pourra oublier que celui qui rapporte cet exemple de précocité merveilleuse fut aussi, voilà presque soixante ans, un enfant prodigieux. Joseph Bertrand concourut à onze ans avec les jeunes gens qui se présentaient à l'École polytechnique et satisfit à toutes les épreuves. Ce souvenir suffira, je pense, à rendre assez touchante la page qui commence par ces mots: «Les courbes étudiées par Pascal étaient les sections du cône à base circulaire, c'est-à-dire la perspective d'un cercle.»
En résumé, et pour ne pas tourner plus longtemps autour d'un sujet dans lequel je ne saurais entrer, voici de quelle manière M. Joseph Bertrand juge Pascal comme géomètre et comme physicien, en le comparant à l'esprit le plus étendu et le plus embrassant des temps modernes:
Pour Pascal, comme pour Leibniz, dans l'histoire des sciences, la renommée est supérieure à l'oeuvre, et c'est justice; car le génie est supérieur à la renommée; l'abondance chez eux n'égale pas la richesse. Les mathématiques furent pour eux un divertissement, et un exercice, jamais l'occupation principale de leur esprit et moins encore le but de leur vie.
Avec même profondeur et égale aptitude, leurs esprits étaient dissemblables. Leibniz, curieux de tout, excepté des détails, proposait des méthodes nouvelles, laissant à d'autres le soin et l'honneur de les appliquer. Pascal, au contraire, veut tout préciser; les résultats seuls l'intéressent. Leibniz découvre l'arbre, le décrit et s'éloigne. Pascal montre les fruits sans dire leur origine. Si les difficiles problèmes résolus par Pascal s'étaient offerts à l'esprit de Leibniz, après en avoir résolu quelques-uns, les plus simples sans doute, il n'aurait pas manqué d'y signaler un grand pas accompli dans le calcul intégral. Pascal promet les solutions, les donne sans rien cacher, mais sans faire valoir sa méthode, souvent sans la laisser paraître.
Si Pascal, dont le génie n'a pas eu de supérieurs, avait rencontré comme Leibniz le principe des différentielles, sans parler de révolution dans la science, il aurait choisi, pour les produire, les conséquences précises les moins voisines de l'évidence, s'il n'avait préféré, comme il l'a fait souvent, laisser disparaître avec lui la trace de ses méditations. On pourrait comparer Leibniz à une montagne sur laquelle les pluies ne s'arrêtent pas, Pascal à une vallée qui rassemble leurs eaux, en ajoutant, peut-être, que la montagne est immense, la vallée profonde et cachée.
Il s'en faut de beaucoup que M. Joseph Bertrand ait considéré surtout, dans son étude, Pascal comme géomètre et comme physicien. Ces considérations n'emplissent que peu de pages; au contraire de longs chapitres sont consacrés à l'homme, au polémiste, au penseur, à l'écrivain, et personne ne sera surpris que l'auteur des belles biographies de Poinsot, de Gariel, de Michel Chasles, d'Élie de Beaumont, de Foucault, pour ne citer que celles-là, ait voulu épuiser tout son sujet, ce sujet fût-il Pascal. M. Joseph Bertrand a l'esprit ouvert sur toutes choses et sa curiosité s'étend sur les secrets de la nature. Il a bien soin de nous dire que la géométrie n'exclut rien. Et c'est ce qu'on lui accordera sans peine. La géométrie est à la base de tout, ou plutôt elle est dans tout comme le squelette dans l'animal. Elle est l'abstraction et elle est la réalité. Le monde visible la recouvre. Mais dans le jeu infiniment varié des formes sous lesquelles l'univers apparaît à notre âme étonnée, ses lois, toujours certaines, gouvernent la matière qui sommeille et la matière qui s'anime, le cristal et l'homme, la terre et les astres. Elle règne dans la beauté des femmes, dans l'harmonie des musiques, dans le rythme des poésies et dans l'ordre des pensées. Elle est la mesure de tout. En elle est le mouvement; en elle la stabilité. Heureux qui suit longtemps le bel ordre de ses figures, qui en découvre les propriétés immuables, et qui sait l'art
De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux!
Mais que dis-je? ne sommes-nous pas tous géomètres en quelque manière? Sans la géométrie, l'enfant pourrait-il marcher, l'abeille faire son miel?
Non certes, la géométrie n'exclut rien, pas même les poètes que M. Joseph Bertrand cite volontiers. Il a des idées sur toutes choses. On croit, je ne sais sur quels fondements, qu'il n'est point opposé, tout savant qu'il est, à quelqu'une des religions révélées qui se partagent aujourd'hui la foi de l'humanité. Je me hâte de dire que, pour surprendre cet état d'âme dans son livre sur Pascal, il faut une subtilité d'esprit que je n'ai pas. S'il est libre penseur ou catholique, il promet, en commençant, qu'on n'en saura rien; il est aussi discret que Fortunio. Je confesse qu'après l'avoir lu je n'en sais pas plus qu'il n'a voulu et que je n'ai pas deviné sa pensée de derrière la tête. Il avait pourtant de belles occasions de se trahir en traitant de la vie, des idées, de l'oeuvre de Pascal.
Vie, oeuvre, idées, tel est en effet le sujet qu'il s'est proposé. Et il l'a traité sans doute, mais à sa fantaisie, sans souci des proportions, sans nulle envie de former un ensemble. La négligence est voulue, et ce n'est point une faiblesse. Il n'achève pas la biographie qu'il avait commencée; il court et bondit dès qu'il lui en prend envie; il s'arrête quand il lui plaît. Il est merveilleusement agile et capricieux. Son esprit, accoutumé aux méthodes transcendantes, se rit de nos trop simples procédés d'exposition et de critique. À l'occasion il est admirable dans la casuistique; il y prend goût, il s'y attarde pour son plaisir et pour le nôtre. Il n'en sort plus. Il est là dedans comme le lièvre dans le serpolet. Mais en deux bonds il remplit le reste de sa carrière et touche le but. Car La Fontaine a beau dire: le lièvre arrive toujours avant la tortue, comme le génie l'emporte toujours sur la bonne volonté.
Ce que c'est que d'avoir calculé le nombre des valeurs qu'acquiert une fonction quand on permute les lettres! Après cela, dès qu'on s'en donne la peine, on se montre plus grand casuiste qu'Escobar et Sanchez. Je vous assure que M. Joseph Bertrand est incomparable pour décider des cas difficiles. Il a pour confrères à l'Académie deux grands directeurs de consciences. M. Alexandre Dumas, qui est sévère, et M. Ernest Renan, qui est indulgent. Si M. Bertrand se mêle comme eux de guider les âmes, je lui prédis qu'il y réussira parfaitement, aujourd'hui surtout qu'il y a beaucoup d'inquiétude et toutes sortes de scrupules chez les pécheurs. Il est subtil. C'est ce qu'on veut.
Je le dis maintenant sans sourire, il a déployé dans l'examen des Provinciales les plus rares facultés d'analyse. Et il est visible après cela que les Petites lettres ne sont qu'une oeuvre de parti. Ce n'est point que Pascal ait altéré les textes, dont il ne connaissait d'ailleurs que les extraits que ces messieurs lui donnaient: il n'avait rien lu. Ses citations, au contraire, ont été trouvées généralement exactes. Mais M. Bertrand nous montre qu'il eût rencontré dans saint Thomas beaucoup de décisions qu'il reproche aux jésuites. Ordinairement, il fait un grief à la Compagnie tout entière de ce qui appartient à un seul membre et a été parfois combattu par un autre. Enfin, il est homme de parti.
À la vérité, nous n'en doutions guère. Et il ne faudrait pas dire que M. Joseph Bertrand a montré la partialité de Louis de Montalte pour faire plaisir aux jésuites; on risquerait fort de dire une sottise.
Ces querelles de la grâce sont aussi mortes que celles des réalistes et des nominaux. Les distinctions anciennes d'esprit et de doctrine ne subsistent plus dans le clergé, qui est devenu tout entier romain. Les jésuites d'aujourd'hui ne ressemblent point aux jésuites d'autrefois. Ils ont peut-être une morale plus sévère; ils sont, je le sais, moins polis. Je doute qu'ils s'inquiètent beaucoup de ce que Pascal a dit de leurs prédécesseurs oubliés.
D'ailleurs, M. Joseph Bertrand n'est pas le premier à montrer la partialité de Pascal. Dans un livre célèbre, qui date de 1768, vous trouverez sur les Provinciales le jugement que voici:
«Il est vrai que tout le livre portait sur un fondement faux. On attribuait adroitement à toute la société des opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi bien chez les casuistes dominicains et franciscains; mais c'est aux seuls jésuites qu'on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre les moeurs des hommes, dessein qu'aucune secte, aucune société n'a jamais eu et ne peut avoir; mais il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de divertir le public.»
Et cela n'est ni de Nonnotte, ni de Patouillet. C'est de Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV.
Il y a dans un roman de Tourguénef un personnage à qui l'on dit: «Il faut être juste,» et qui répond: «Je n'en vois pas la nécessité.» Cet homme montrait une espèce de franchise. Mais, sans nous l'avouer à nous-mêmes, nous avons grand'peine à rendre justice à nos ennemis. Les fanatiques y ont plus de difficulté que les autres. Et Pascal était un fanatique. Il accabla de moqueries et de soupçons injurieux le jésuite Lalouère, qui méritait un meilleur traitement, pour s'être appliqué à résoudre des problèmes ardus sur le cycloïde. Mais il en eût trop coûté à Pascal de convenir qu'un jésuite peut être bon géomètre. C'est une extrémité qu'il évita par l'injure et la calomnie.
Il ne fut jamais au monde un plus puissant génie que celui de Pascal. Il n'en fut jamais de plus misérable. Géomètre il est l'égal des plus grands, bien qu'il ait détourné son esprit le plus possible de la géométrie. Il fait d'importantes découvertes en physique, sans la moindre curiosité de pénétrer les secrets de la nature. Il ne s'intéresse qu'à ceux qu'il découvre et ne se soucie nullement de ceux que les autres ont découverts. Il écrit, d'après les extraits que ses amis lui font, un livre de circonstance qui ne devait pas survivre à la querelle de moines dont il traite et que la perfection de l'art rend immortel. Et il méprise tous les arts, même celui d'écrire, et il n'est pas un seul genre de beauté qui ne lui fasse horreur, comme un principe de concupiscence. Malade, sans sommeil, il jette, la nuit, sur des chiffons de papiers des notes pour une apologie de la religion chrétienne; et ces notes qu'on publie après sa mort, suspectes aux catholiques, font depuis deux cents ans les délices des penseurs libres et des sceptiques. Si bien que cet apologiste est surtout publié et commenté par ses adversaires: Condorcet (1776), Voltaire (1778), Bossuet (1779), Cousin et Faugère (1842-1844), Havet (1852). Et c'est là, il faut en convenir, un étrange génie et une bizarre destinée.
Il faut prendre garde d'abord que cet homme prodigieux était un malade et un halluciné. De l'âge de dix-huit ans à celui de trente-neuf auquel il mourut, il ne passa pas un jour sans souffrir. Les quatre dernières années de sa vie, nous dit madame Périer, «n'ont été qu'une continuelle langueur». Son mal dont il sentait les effets dans la tête, intéressait les nerfs et produisait des troubles graves dans les fonctions des sens. Il croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et il semble par l'étrange amulette qu'on trouva cousue dans son habit qu'il vit parfois des flammes danser devant ses yeux.
Et si l'on songe que ce malade était le fils d'un homme qui croyait aux sorciers et en qui le sentiment religieux était très exalté, on ne sera pas surpris du caractère profond et sombre de sa foi. Elle était lugubre; elle lui inspirait l'horreur de la nature et en fit l'ennemi de lui-même et du genre humain.
Il vivait dans l'ordure et s'opposait à ce qu'on balayât sa chambre. Il se reprochait niaisement le plaisir qu'il pouvait trouver à manger d'un plat, et, n'étant point indulgent, il ne pardonnait pas aux autres ce qu'il ne se pardonnait point à lui-même. «Lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, dit madame Périer, il ne le pouvait souffrir; il appelait cela être sensuel.»
L'excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles. Si madame Périer, sa soeur, lui disait: «J'ai vu une belle femme,» il se fâchait et l'avertissait de retenir un tel propos devant des laquais et des jeunes gens, de peur de leur faire venir des pensées coupables. Il ne pouvait souffrir que les enfants fissent des caresses à leur mère. Redoutant les amitiés les plus innocentes, il ne témoignait que de l'éloignement à ses deux soeurs Jacqueline et Gilberte, afin de ne point occuper un coeur qui devait être à Dieu seul. Pour la même raison, loin de s'affliger de la mort de ses proches, il s'en réjouissait quand cette mort était chrétienne. Il gronda madame Périer de pleurer sa soeur, Jacqueline, et de garder quelque sentiment humain.
Certes, Pascal était sincère. Il pensait comme il parlait. Il observait les leçons qu'il donnait, mais ces leçons ne sont-elles pas littéralement celles que recevait Orgon du dévot retiré dans sa maison?
Je pense que, pour beaucoup de raisons, Molière n'a pas songé à peindre les jésuites dans son Tartufe. La meilleure est qu'il eût fâché le roi, à qui il était très empressé de plaire. Mais qu'il ait songé aux jansénistes, en faisant sa comédie, c'est ce que je suis bien tenté de croire, et chaque jour davantage.
On dira que du moins Pascal considérait les pauvres comme les membres de Jésus-Christ et qu'il faisait de grandes aumônes. Oui, sans doute, il aimait les pauvres, et il en logeait chez lui. Mais faites attention qu'il les aimait comme les libertins aiment les femmes, pour l'avantage qu'il espérait en tirer; car c'est en aimant les pauvres qu'on gagne le ciel et qu'on fait son salut. Il trouvait la pauvreté trop bonne pour vouloir la supprimer. Il l'aimait du même amour dont il aimait la vermine et les ulcères.
On a dit que ce chrétien avait été tourmenté par le doute. C'est là une imagination de quelques esprits troublés du XIXe siècle qui ont voulu mirer leur âme dans celle du grand Pascal.
M. Joseph Bertrand a l'esprit trop exact et trop sûr pour croire aux doutes de Pascal. Sur ce point il est très assuré. Et dans le même temps que paraissait le livre du secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, M. Sully-Prudhomme, son confrère de l'Académie française, publiait, dans la Revue des Deux Mondes, une étude parfaitement déduite dans laquelle il montrait aisément que Pascal avait placé sa foi dans des régions que le raisonnement ne peut atteindre. Si quelqu'un ne mit jamais sa foi en délibération, c'est bien Pascal. Il l'a répété vingt fois: la raison ne conduit pas à Dieu; le sentiment seul y mène.
«S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible. Nous sommes incapables de connaître ce qu'il est ni s'il est.»
Et ailleurs:
«Voilà ce que c'est que la foi: Dieu sensible au coeur, non à la raison.»
Et M. Sully-Prudhomme conclut excellemment:
«Pour lui, la preuve de l'existence de Dieu n'est pas confiée à la faculté de comprendre, mais à celle de sentir, à l'intuition du coeur, en un mot à un acte de foi.»
À propos, je crois, d'un philosophe contemporain qui unit à une rare puissance spéculative la foi du charbonnier, on a dit qu'il y avait des cerveaux à cloisons étanches. Le fluide le plus subtil qui remplit un des compartiments ne pénètre point dans les autres.
Et comme un rationaliste ardent s'étonnait devant M. Théodule Ribot qu'il y eût des têtes ainsi faites, le maître de la philosophie expérimentale lui répondit avec un doux sourire:
—Rien n'est moins fait pour surprendre. N'est-ce pas, au contraire, une conception bien spiritualiste que celle qui veut établir l'unité dans une intelligence humaine? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'un homme soit double, triple, quadruple?
Il n'y a pas même besoin pour expliquer la foi de Pascal de recourir au cerveau à cloisons étanches et à l'homme double. Pascal raisonnait tout ce qui lui semblait du domaine du raisonnement, et jamais homme ne fit de la raison un plus violent usage. Il ne raisonnait pas de Dieu, ayant tout de suite connu que Dieu n'est pas sujet au raisonnement. Il ne donna pas sa créance à Dieu. Cela lui eût été bien impossible. Il lui donna sa foi, ce qui est tout autre chose que de donner sa raison: les mystiques et les amoureux le savent; il lui donna son coeur. Il le lui donna comme le coeur se donne, sans raisonner, sans savoir, sans vouloir ni pouvoir aucunement savoir. Les oeuvres des mystiques, et tout particulièrement les méditations de sainte Thérèse, éclairciraient assez ces difficultés psychologiques. Mais, par une singularité dont je parlais tout à l'heure, les commentateurs de Pascal sont le plus souvent des philosophes qui n'étudient guère les mystiques. Aussi le croient-ils unique et singulier, faute de pouvoir le réunir à sa grande famille spirituelle.
En définitive, ce ne sont pas les moins bien avisés, ces fidèles qui, comme Pascal, n'appellent jamais leur raison au secours de leur foi. Une telle aide est toujours périlleuse. Chez Pascal, la raison, qui était formidable, eût, d'un seul coup, tout détruit dans le sanctuaire; mais elle n'y entra jamais.
Cette bonne et douce madame Périer, qui a écrit avec de si belles et discrètes façons la vie de son frère Blaise, y rapporte une pratique du grand homme qui m'a toujours donné beaucoup à penser. Pascal, retiré du monde, recevait dans sa chambre sans tapisseries et sans feu toutes les personnes qui venaient l'entretenir sur la religion. Les unes lui confiaient leurs projets de retraite. Les autres lui soumettaient leurs doutes sur les matières de la foi. À celles-là, par charité chrétienne, il ne refusait pas ses avis. Et parfois, comme on ne se rendait pas à ses premières raisons, il fallait en venir à une dispute en règle. Pascal n'aimait guère ces colloques dans lesquels on lui opposait la raison à la foi. Pour soutenir de telles discussions, il prenait soin de mettre sous ses vêtements une ceinture de fer garnie de clous dont les pointes étaient tournées en dedans. À chaque raison de son contradicteur, il enfonçait les pointes dans sa chair. Par ce moyen, il évitait tout péril et servait le prochain sans crainte de nuire à soi-même.
Il ne douta jamais. Mais il avait de la prudence, et sa grande appréhension était que la raison n'entrât par surprise dans les choses de la foi.
MAURICE BARRÈS
LE «JARDIN DE BÉRÉNICE»[23]
Vous connaissez sans doute la Vita nuova de Dante Alighieri. C'est un petit roman allégorique, où se sentent la nudité grêle et la fine maigreur du premier art florentin. Sous les formes sèches et comme acides des figures se cachent des symboles nombreux et compliqués. Cette Vita nuova, du moins par sa subtilité, peut, à la rigueur, donner quelque idée de la manière de M. Maurice Barrès qui est, en littérature, un préraphaélite. Et c'est grâce, sans doute, à ce tour de style et d'âme qu'il a séduit M. Paul Bourget ainsi que plusieurs de nos raffinés.
L'inertie expressive des figures, la raideur un peu gauche des scènes qui ne sont point liées, les petits paysages exquis tendus comme des tapisseries, c'est ce que j'appelle le préraphaélisme et le florentinisme de M. Maurice Barrès. Mais il ne faut pas trop insister. Le Jardin de Bérénice est aussi éloigné de la symétrie naïve de la Vita nuova que la métaphysique de M. Barrès est distante de la scolastique du XIIIe siècle. Loin d'être arrangé avec exactitude et déduit selon les règles du syllogisme, le livre nouveau est flottant et indéterminé. C'est un livre amorphe. Et l'indécision de l'ensemble fait un curieux contraste avec la sobriété précise des détails.
Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de l'antique Pénélope, l'effroi mystérieux de la chose finie. M. Barrès ne défait pas la nuit la tâche du jour. Mais il met partout de l'inachevé et de l'inachevable. Car il sait que c'est un charme, et il est fertile en artifices. Ses deux premiers livres, Sous l'oeil des barbares et un Homme libre, étaient conçus dans cette manière. Par malheur, ils étaient d'un symbolisme compliqué et difficile. Aussi ne furent-ils goûtés que par les jeunes gens. La jeunesse a cela de beau qu'elle peut admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir quelques rapports des choses, et c'est une grande incommodité. Le Jardin de Bérénice, qui est une suite à ces deux ouvrages, et comme le troisième panneau du triptyque, semblera bien supérieur aux autres par la finesse du ton et la grâce du sentiment. Toutefois, j'avertis les personnes austères qui voudraient lire ce petit livre qu'elles risquent d'en être choquées de diverses façons. Car beaucoup de sentiments qui passent pour respectables parmi les hommes y sont moqués avec douceur, et M. Maurice Barrès est incomparable pour la politesse avec laquelle il offense nos pudeurs; je le tiens un rare esprit et un habile écrivain, mais je ne me fais pas du tout son garant auprès du chaste lecteur.
J'eus pour professeur, en mon temps, un prêtre très honnête, mais un peu farouche, qui punissait les fautes des écoliers non pour elles-mêmes, mais pour le degré de malice qu'il jugeait qu'on y mettait. Il était indulgent à l'endroit des instincts et des mouvements obscurs de l'âme et du corps, et il y avait parmi nous des brutes à qui il passait à peu près tout. Au contraire, s'il découvrait un péché commis avec industrie et curiosité, il se montrait impitoyable. L'élégance dans le mal, voilà ce qu'il appelait malice et ce qu'il poursuivait rigoureusement. Si jamais M. Maurice Barrès éprouve le besoin de se confesser, comme déjà M. Paul Bourget le lui conseille, et qu'il tombe sur mon théologien, je lui prédis une pénitence à faire dresser les cheveux sur la tête. Jamais écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d'élégance, plus d'industrie et de curiosité, par plus pure malice que l'auteur du Jardin de Bérénice.
Il n'a point d'instincts, point de passions. Il est tout intellectuel, et c'est un idéaliste pervers.
Retournant un mot fameux de Théophile Gautier, il a dit de lui-même: «Je suis un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas.» Ce qui doit s'entendre au sens métaphysique, et si on lui fait remarquer qu'il a tracé çà et là de bien jolis paysages, il répondra qu'il les a vus en lui et qu'ils marquaient les états de son âme. Il a dit encore: «La beauté du dehors jamais ne m'émut vraiment.» Et c'est un aveu de perversité intellectuelle. Car il y a de la malice à ne point aimer les choses visibles et à vivre exempt de toute tendresse envers la nature, de toute belle idolâtrie devant la splendeur du monde. M. Maurice Barrès nous répond encore: «Il n'y a de réalité pour moi que la pensée pure. Les âmes sont seules intéressantes.» Ce jeune dédaigneux qui a méprisé l'instinct et le sentiment, est-il donc un spiritualiste, un mystique exalté? Quelle philosophie ou quelle religion lui ouvre les demeures des âmes? Ni religion ni philosophie aucune. Il ne croit ni n'espère. Il entre dans l'empire spirituel sans appui moral. Voilà encore de la perversité. Son jeune maître, M. Paul Bourget, qui tente de le catéchiser un peu, lui disait naguère: «Anxieux uniquement des choses de l'âme, vous n'acceptez pas la foi, qui seule donne une interprétation ample et profonde aux choses de l'âme.» Et M. Paul Bourget prêche d'exemple: il se spiritualise beaucoup en ce moment, me dit-on, au soleil de cette blonde Sicile qui n'est plus païenne.
Cependant, il ne faut pas s'imaginer que M. Maurice Barrès erre absolument sans règle et sans guide dans les corridors de la psychologie. Cet homme curieux n'est pas tout à fait impie, encore qu'il le soit beaucoup. Je disais qu'il n'a point de religion. J'avais tort. Il en a une, la religion du MOI, le culte de la personne intime, la contemplation de soi-même, le divin égotisme. Il s'admire vivre, et c'est un bouddha littéraire et politique d'une incomparable distinction. Il nous enseigne la sagesse mondaine et le détachement élégant des choses. Il nous instruit à chercher en nous seuls «l'internelle consolation» et à garder notre moi comme un trésor. Et il veut que cela passe pour de l'ascétisme, et qu'il y ait de la vertu à défendre le moi avec un soin jaloux contre les entreprises de la nature. Un Français qui fut élevé en Allemagne et qui y resta homme d'esprit, Chamisso, a écrit un conte d'un sens profond. On y voit qu'il est criminel de vendre non pas seulement sa pensée, mais même son ombre. M. Maurice Barrès est pénétré de la vérité de ce symbole: il nous avertit qu'il faut se garder, s'appartenir, demeurer stable dans l'écoulement des choses, se réaliser soi-même obstinément dans la diversité des phénomènes, et, fût-on seulement une vaine ombre, ne vendre cette ombre ni à Dieu, ni au diable, ni aux femmes.
C'est là une morale, et une morale considérable, une vieille morale. Guillaume de Humboldt la professait et la pratiquait. Selon lui, le principe des moeurs est que l'homme doit vivre pour lui-même, c'est-à-dire pour le développement complet de ses facultés.
Je crois avoir assez bien compris l'évangile du jeune apôtre. M. Barrès semble nous dire: Homme, je suis le rêveur du rêve universel. Le monde est le grain d'opium que je fume dans ma petite pipe d'argent. Tout ce que je vous montre n'est que la fumée de mes songes. Je suis le meilleur et le plus heureux de tous. La sagesse de mes frères d'Occident est vraiment incertaine et courte. Ils se croient sceptiques, lorsqu'ils sont au contraire d'une crédulité naïve. On m'appelle mademoiselle Renan. Je suis effrayé du poids des lourdes croyances qui pèsent sur l'âme de mon père spirituel. M. Renan, que d'ailleurs j'ai beaucoup inventé pour ma part, est opprimé sous toutes sortes de fidélités, et de confessions, et de professions, et de symboles. Moi, je ne crois qu'à MOI. Cela seul m'embarrasse, que le moi suppose le non moi, car enfin, si le monde se reflète en moi, il faut bien que le monde ait tout de même une espèce de vague réalité. Mais qu'il existe, c'est son affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d'entretenir la réalité de mon moi, qui tente sans cesse à se dissoudre.
Il a raison, M. Maurice Barrès. Son Moi a une tendance singulière à se répandre dans l'infini. Il est exquis, ce moi, mais d'une délicatesse, d'une subtilité, d'un vague extrêmes. Il est fait d'affaissements, de troubles, d'hésitations et si compliqué, que c'est un héroïque travail de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C'est un moi fluide et charmant, d'une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a l'éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont point vaines. Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course hyperbolique, d'autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux Moi qui ne peuvent se rejoindre.
Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Maurice Barrès a recours à divers procédés. Il ne se contente pas de concentrer son moi dans d'élégants romans psychiques tels que l'Homme libre et le Jardin de Bérénice. Il agit, il institue des expériences. Je ne crois pas le fâcher en disant que sa candidature heureuse à la députation fut une de ces expériences de scepticisme pratique, et que le député de Nancy est un essayiste en action.
Doutons de tout, je le veux bien. Mais le doute ne change pas les conditions de la vie.
Sceptiques et croyants, nous sommes soumis impérieusement aux mêmes nécessités, qui sont les nécessités de l'existence. Cette nuit même, une des premières nuits douces de l'année, en finissant de lire votre livre, mon cher Barrès, j'ouvris ma fenêtre, je regardai les étoiles qui tremblaient dans le ciel allégé de ses brumes d'hiver. Et le mystère de ces brillantes inconnues me troubla une fois de plus et aussi amèrement que jamais, car je venais de faire une lecture qui n'était pas consolante. Et je songeai: peut-être que la vie telle que nous la voyons et telle que nous la concevons ici-bas, la vie organique, celle des bêtes et des hommes, n'est qu'un accident tout à fait particulier à ce petit monde insignifiant que nous appelons la terre. Peut-être que cette infime planète s'est gâtée, pourrie, et que tout ce que nous y voyons et nous-mêmes n'est que l'effet de la maladie qui a corrompu ce mauvais fruit. Le sens de l'univers nous échappe totalement; nous sommes peut-être des bacilles et des vibrions en horreur à l'ordre universel. Peut-être… Mais, comme dit Martin, qui était un sage, cultivons notre jardin. Il ne s'agit point d'expérimenter la vie. Il faut la vivre. Ayons le coeur simple et soyons des hommes de bonne volonté. Et la paix divine sera sur nous.
M. Maurice Barrès a plus d'une fois fait froncer le sourcil aux personnes graves. Mais il a exercé sur beaucoup de jeunes gens une sorte de fascination. Il ne faut pas s'en étonner. Cet esprit si troublé, si malade, si perverti et gâté, comme nous l'avons dit, par ce que les théologiens appellent la malice, n'est certes ni sans grâce ni sans richesse. Il a présenté artistement une réelle détresse morale. Et cela lui a gagné des sympathies dans la jeunesse, cela lui a valu une sorte d'admiration tendre et mouillée. Un poète de son âge qui a écrit un bien joli livre de critique, M. Le Goffic, constate cette influence profonde de M. Maurice Barrès et il l'explique en bons termes. «C'est qu'en effet, dit-il, ces livres maladifs d'art et de passion mettent dans le jour le plus vif les habitudes morales d'une jeunesse d'extrême civilisation, clairsemée dans la foule assurément, mais qui, si l'on en réunissait les membres épars, apparaîtrait plus compacte qu'on ne croit.»
Et puis enfin (aucun lettré ne s'y trompera) M. Maurice Barrès possède l'arme dangereuse et pénétrante: le style. Sa langue souple, à la fois précise et fuyante, a des ressources merveilleuses. Tel paysage du Jardin de Bérénice, d'un trait rapide et d'une perspective infinie, est inoubliable.
THÉODORE DE BANVILLE
Il était charmant! Nous ne le rencontrerons plus, les jours d'été, sous les platanes du Luxembourg, qui lui parlaient de sa jeunesse chevelue; nous ne le verrons plus pâle, glabre, l'oeil agile et noir, marchant à pas menus au soleil, roulant sa cigarette et vous disant bonjour avec des petits mouvements courts et si gentils qu'on ne croyait pas tout à fait que ce fussent des mouvements humains et que ceux qui aiment les marionnettes y trouvaient quelque chose de la grâce qu'on rêverait à d'idéales figurines de la comédie italienne; nous ne le verrons plus se coulant sans bruit, discret et tranquille, et pourtant laissant deviner dans toute sa personne je ne sais quoi de rare et d'exquis, de chimérique aussi, qui faisait de ce vieux monsieur un personnage de fantaisie, échappé d'une fête à Venise, au temps de Tiepolo.
Nous ne l'entendrons plus conter des histoires avec l'esprit le plus fin et le plus vif, parlant, les dents un peu serrées, d'une voix qui montait à la fin des phrases et amusait étrangement l'oreille. Nous ne l'entendrons plus nous dire avec une gaieté étincelante et délicate des aventures anciennes de lettres, d'amour et de théâtre et rappeler en longs propos, pleins de lyriques hyperboles, les funambules et Pierrot qu'il aimait plus que tout au monde. Les jeunes poètes n'iront plus, dans ce beau jardin de la rue de l'Éperon où fleurissaient en tout temps les camélias bleus, saluer le vieux maître si poli, dont l'âme était fleurie comme son jardin. Il était charmant et c'est le plus chantant des poètes de son âge.
On a remarqué que le mot qu'il employait le plus souvent et qui trahit par conséquent son état d'esprit habituel est le mot lyre. C'est qu'il fut beaucoup lyrique en effet. Il s'est rendu témoignage à lui-même quand il a dit, dans l'envoi d'une ballade:
     Prince, voilà tous mes secrets,
     Je ne m'entends qu'à la métrique.
     Fils du Dieu qui lance les traits,
     Je suis un poète lyrique.
Baudelaire qui fut son contemporain et son ami a très bien dit que les poésies de l'auteur des Cariatides et des Stalactites témoignent de «cette intensité de vie où l'âme chante, où elle est contrainte de chanter, comme l'arbre, l'oiseau et la mer». État d'âme merveilleux et rare dans lequel, par un singulier privilège, M. de Banville demeura sans effort durant un demi-siècle. Dieu, dans sa bonté, l'avait fait naître avec une âme de rossignol. On nous dit qu'à la Font-Georges, près de Moulins, où s'écoula son enfance, quand il était fatigué de jouer, il accompagnait sur un violon rouge le ramage des oiseaux. Il grandit, heureux, sous l'oeil d'une soeur aînée, dans cet Éden dont il a rappelé depuis le souvenir en strophes renouvelées des poètes de la Renaissance.
     Ô champs pleins de silence,
     Où mon heureuse enfance
     Avait des jours encor
         Tout filés d'or!
     Ô ma vieille Font-Georges,
     Vers qui les rouges-gorges
     Et le doux rossignol
         Prenaient leur vol!
     Maison blanche où la vigne
     Tordait en longue ligne
     Son feuillage qui boit
         Les pleurs du toit!
Mais ce qui est merveilleux c'est que le violon rouge de la Font-Georges, Théodore de Banville en ait joué jusqu'à son dernier soupir. Pendant près de cinquante ans, le poète nous a fait entendre le violon écarlate, à l'âme sonore, qui ne sait de la vie que la joie. Le plus habile critique du symbolisme a dit excellemment du chanteur qui vient de mourir: «Poète il a la joie, la joie des idées, la joie de la couleur et des sons, la joie suprême des rimes et de l'ode.» Et l'on peut ajouter à une telle louange, décernée par M. Charles Morice, que jamais la réflexion n'a troublé cette joie d'enfant et d'oiseau chanteur.
Théodore de Banville est peut-être de tous les poètes celui qui a le moins songé à la nature des choses et à la condition des êtres. Fait d'une ignorance absolue des lois universelles, son optimisme était inaltérable et parfait. Pas un moment le goût amer de la vie et de la mort ne monta aux lèvres de ce gentil assembleur de paroles.
Sans doute il aima, il chercha, il trouva le beau. Mais le beau ne résultait pas pour lui de la structure intime des êtres et de l'harmonie des idées, c'était à son sens un voile ingénieux à jeter sur la réalité, une housse, une nappe brillante pour couvrir le lit et la table de Cybèle. Sa jolie infirmité fut de toujours nuer, nacrer, iriser l'univers et de porter sur la nature un regard féerique qui l'inondait d'azur et de rose tendre. Il faut croire qu'un jour du temps jadis, dans un parc cher aux amants, un petit Cupidon, blotti sous un myrte où se becquetaient des colombes, avait frotté du bout de son aile les lunettes dont la Providence devait chausser ensuite le nez de M. de Banville; car sans cela M. de Banville n'aurait pas vu en ce monde seulement des choses agréables; certains spectacles lui auraient donné l'idée du mal et de la souffrance qu'il ignora toujours; sans ces lunettes galantes, M. de Banville n'aurait pas vu l'oeuvre formidable des sept jours sous l'aspect gracieux qu'il lui découvre sans cesse; il ne l'aurait pas vue brillante et légère comme le ballet d'Armide. Si, dans son ciel biblique, l'antique Iaveh prend jamais la fantaisie de lire les vers descriptifs de M. de Banville, il ne reconnaîtra pas, sous tant d'ornements, sa rude création, nourrie de sang et de larmes. Il fermera le livre à la dixième page et s'écriera: «Par Lucifer! je n'ai pas créé la terre si aimable. Ce poète, qui chante mieux que mes séraphins, exagère visiblement l'élégance de mes ouvrages.» Je vous ai parlé souvent de mon professeur de rhétorique, et c'est un ridicule où je tombe généralement après quelque songerie un peu prolongée. Il faut que j'aie rêvé en écrivant ces notes nécrologiques. Car voici que je me rappelle avec exactitude que mon professeur de rhétorique, homme instruit et fort sensé, nous lut un jour en classe un endroit du Génie du Christianisme dans lequel Chateaubriand dit qu'il vit trois oeufs bleus dans un nid de merle. Mon professeur s'arrêta au milieu de sa lecture pour nous demander, avec cette bonne foi qui faisait le fond de son caractère, si les oeufs de merle nous paraissaient bleus.
—À mes yeux, ajouta-t-il, ils sont gris.
Il resta pensif un moment, répéta plusieurs fois:
—Ils sont gris, ils sont gris!…
Puis il reprit avec un soupir:
—Chateaubriand était bien heureux de les voir bleus!
Mon professeur avait raison: les poètes sont heureux; ils vivent dans un univers enchanté; ils voient tout en bleu et en rose. Autant et plus qu'un autre, M. de Banville eut ce bonheur-là.
En ce monde, où s'agitent tant de formes lamentables ou vulgaires, M.
Théodore de Banville distingua surtout des dieux et des déesses. Les
Vénus qu'il sut voir ont des chevelures «aux fines lueurs d'or, et leurs
beaux seins aigus montrent des veines d'un pâle azur».
Ce ne sont point des Grecques. La Vénus des Hellènes est trop pâle. Et puis elle a le tort d'être géomètre et métaphysicienne. La pensée roule dans sa belle tête avec l'exactitude d'un astre lumineux parcourant son zodiaque. Elle médite sur la force qui crée les mondes et en maintient l'harmonie. Les Vénus de M. de Banville sont vénitiennes. Elles ne savent pas un mot de mythologie. Ce sont de ces figures dont les peintres disent qu'elles plafonnent.
L'olympe du poète est un Olympe de salle de fêtes. En habit de carnaval héroïque, les dames et les cavaliers vont par couples et dansent avec grâce sous la coupole peinte, au son d'une molle musique. Et c'est là le monde poétique de M. Théodore de Banville.
Rien n'y parle au coeur; rien n'y trouble l'âme. Aucune amertume n'y corrompt la douceur qu'on y boit par les yeux et par les oreilles. Parfois la fête se donne dans la Cythère de Watteau, parfois à la Closerie des lilas, et il y vient des funambules et des danseuses de corde; parfois même elle se donne dans la baraque de la foire. C'est là qu'après mille tours merveilleux
     Enfin, de son vil échafaud
     Le clown sauta si haut, si haut,
     Qu'il creva le plafond de toile,
     Au son du cor et du tambour,
     Et le coeur dévoré d'amour,
     Alla rouler dans les étoiles.
Théodore de Banville, qui plaçait ainsi un clown dans le ciel comme une constellation nouvelle, à côté d'Andromède et de Persée, estimait en ces virtuoses de la dislocation des qualités de souplesse et de fantaisie qu'il possédait lui-même au plus haut degré, comme poète funambule. Car ce lyrique fut en poésie, quand il lui plut, un clown sans égal. Notre vieux Scarron n'est, à côté de lui, qu'un grossier matassin. Que Théodore de Banville ait inventé le comique particulier du rythme et de la rime, on l'a nié, et sans doute avec raison. D'ailleurs, personne n'invente jamais rien. Mais que ce rare poète ait si heureusement et si abondamment pratiqué cet art de bouffonnerie lyrique, c'est ce qu'on ne saurait contester. Et la vérité est que cette manière oubliée qui, dans notre vieille littérature s'appelait le burlesque, il l'a renouvelée, transformée, embellie, faite sienne de toutes les manières, si bien qu'on peut dire qu'il a créé un genre. Les Odes funambulesques et les Occidentales sont peut-être ce qu'il y a de plus original dans l'oeuvre de Théodore de Banville. Qui ne connaît parmi les lettrés, qui n'essaye encore de goûter cette satire innocente, aimable, riante qui prête de la grâce à la caricature et du style à la frivolité, cette folie qui garde après vingt et trente ans un air de jeunesse, cette muse qui est bien encore un peu celle des choeurs d'Aristophane et qui, tout en s'amusant à des espiègleries d'écolière déploie des ailes de Victoire?
Quand Théodore de Banville n'est pas le poète funambule, il est le poète virtuose par excellence. On a dit justement qu'il fut le dernier des romantiques et le premier des parnassiens. Il prit le vers de Hugo, l'assouplit, le rompit encore, l'étira à l'excès et y alluma des rimes éclatantes.
Dans la seconde partie de sa vie et de son oeuvre, M. de Banville s'est attaché à restaurer les vieux poèmes à forme fixe, rondeau, ballade, chant royal, lai et virelai. Il a déployé dans ces restitutions une adresse peu commune et toute l'habileté de main d'un Viollet-le-Duc poétique. Rien n'empêcherait de philosopher longtemps sur les tentatives de ce genre. Ce n'est peut-être qu'un amusement. Mais on ne peut nier qu'il soit délicat.
Il a exposé ses théories poétiques dans un petit manuel de poésie qu'on lit avec agrément, mais qui ne témoigne pas de beaucoup de savoir ni de réflexion. C'est de la métaphysique de rossignol. Au demeurant, la théorie du vers français est obscure et difficile et ce n'est peut-être pas affaire aux poètes à la constituer.
Il ne serait pas permis, même dans ces notes nécrologiques, d'oublier que M. de Banville a donné au théâtre des pièces qui ont été applaudies. Gringoire est resté au répertoire de la Comédie-Française.
Il importe de dire aussi que M. de Banville a écrit des contes en prose et même tout récemment un petit roman Marcelle Rabe. Je trouve à propos dans un élégant recueil de critique, qui vient de paraître, Profils et Portraits, quelques remarques fort justes sur ces Contes héroïques et féeriques, de Théodore de Banville. «Dans ces contes, dit M. Marcel Fouquier, il arrive que la pensée soit trop bien mise, avec une élégance un peu tapageuse. Le clinquant des broderies ou la richesse de l'étoffe, fait qu'on ne distingue plus la trame fine et forte du récit. Mais cette trame existe quand même, et la psychologie de ces contes, quand ils ne sont pas seulement de modernes contes de fées, est parfois d'un dramatique curieux ou d'un intérêt nuancé.» J'ajouterai que cette psychologie en est parfois étrangement déraisonnable. Mais ce n'est point un reproche à la mémoire de Théodore de Banville qui fut une si belle créature de Dieu, qu'il n'avait pas besoin d'avoir raison pour être aimable. Il est mort jeune à soixante-huit ans: c'était un poète. Que sa tombe soit blanche et riante, qu'on y sculpte une lyre et qu'on y plante un jeune laurier!
M. GASTON BOISSIER
L'ÉGLISE ET LES LETTRES AU IVe SIÈCLE[24]
Après avoir étudié, dans une suite d'ouvrages justement estimés, le monde romain depuis César et Cicéron jusqu'à Marc-Aurèle et Fronton[25], M. Gaston Boissier a été amené naturellement à considérer le mouvement des esprits dans la période agitée qui va de Constantin à la chute de l'empire. C'est le sujet de son nouveau livre, la Fin du paganisme, qui ne le cède aux précédents ni pour l'intérêt des questions qui y sont traitées, ni pour le bon sens ingénieux des idées, ni pour l'agréable facilité du style, et qui offre au grand public des lettrés et des curieux beaucoup de parties nouvelles. Prenant l'Église chrétienne à son triomphe, c'est-à-dire au point à peu près où M. Renan l'avait laissée dans le septième et dernier tome des Origines, M. Gaston Boissier la suit dans ses rapports avec le vieil empire auquel elle s'est enfin imposée, dans sa lutte avec le paganisme qui périt non sans majesté, et surtout dans l'accommodation, qui s'opéra alors, des idées anciennes au culte nouveau. Il a laissé volontairement dans l'ombre les événements politiques, renvoyant, pour la suite des faits, aux histoires de M. le duc de Broglie et de M. Victor Duruy; par contre, il s'est attaché à montrer les relations de l'Église et de l'École, à marquer, si je puis dire, la latinisation des galiléens. Pour mener à bien cette enquête importante et, dans son ensemble, nouvelle, il a interrogé surtout les écrivains qui pouvaient le mieux le renseigner, poètes chrétiens ou païens, philosophes, polémistes, apologistes, et demandé selon son expression, à la littérature des leçons d'histoire. Il l'a fait avec une adroite curiosité. Chez lui l'humaniste précède l'historien et apporte avec bonheur à l'histoire la contribution des lettres. C'est par l'examen des livres qu'il pénètre dans le vif des moeurs, des idées et des sentiments. Il excelle à tirer des écrits qu'il analyse le secret des âmes. Faire ainsi sortir la vie de ces pages qui semblaient mortes, c'est charmant cela! Et si ensuite on s'aperçoit que ces fines analyses ne sont pas reliées entre elles par des liens très solides, si l'on sent parfois le manque de suite et de continuité, si l'on reconnaît à la longue qu'on ne voyage pas sur un large continent, mais que plutôt on saute d'île en île, il faudra reconnaître encore que M. Gaston Boissier a si bien jeté ses cyclades, les a semées avec tant de raison et de goût, que le voyage n'en est ni moins instructif ni moins agréable. Voilà une louange que tout le monde lui donnera. Il en mérite une autre encore plus grande et plus haute. Il est tolérant et modéré; mais c'est ce dont les modérés et les tolérants sauront seuls le féliciter. Pour ma part, je goûte infiniment la bienveillante fermeté de son esprit. Il n'est en histoire, ni païen ni chrétien, et n'a d'autre parti que celui de la sagesse et de la modération. Sans lui donner toujours raison, je le trouve toujours raisonnable, et la grande marque qu'il est un historien honnête homme, c'est qu'on s'en veut presque à soi-même de n'être pas toujours de son avis. Je ne puis m'empêcher pourtant de trouver qu'il est trop indulgent pour Constantin, bien qu'il le soit moins que M. le duc de Broglie. Au contraire, il m'a semblé dur pour Julien. C'est un sujet sur lequel je ne puis trop m'étendre.
J'y reviendrai, car il me tient au coeur. Il y a aussi les manichéens pour lesquels M. Boissier montre, en passant, un mépris excessif, sans doute parce qu'ils soutenaient çà et là quelques absurdités trop sensibles. Il ne considère pas assez qu'ils étaient théologiens. Il s'étonne que saint Augustin ait pu être manichéen, comme s'il n'y avait pas dans le manichéisme de quoi séduire un rhéteur africain d'un esprit barbare et subtil, jamais plus heureux que quand il lui fallait raisonner en dépit de toute raison, au reste le plus fier génie de son temps et l'une des plus grandes âmes de toute l'humanité. Mais laissons les manichéens qui n'ont guère affaire ici. Si M. Gaston Boissier use de ménagements à l'endroit de Constantin, on voit bien pourtant que Constantin n'est pas un prince selon son coeur; on voit bien qu'il n'approuve pas les mesures violentes qui ont suivi l'édit de Milan. L'empereur dont la politique a toutes ses préférences c'est Valentinien Ier qui assura la paix religieuse à l'empire. Valentinien était un chrétien zélé, un homme ignorant et dur, qui vivait, dit-on, dans la compagnie de deux ourses domestiques. Mais il ne persécuta point ses sujets pour leur foi, hors peut-être les ariens. La paix qu'imposa la sagesse de ce prince dura dix-huit années, pendant lesquelles chrétiens et païens avaient également accès aux grands emplois. Collègues dans les mêmes magistratures, associés aux mêmes affaires, assis dans les mêmes conseils, ils apprenaient à se souffrir les uns les autres et ils oubliaient leurs querelles religieuses. La tolérance avait très vite ramené la concorde. Cette trêve de Valentinien a inspiré à M. Gaston Boissier des réflexions excellentes qu'il faut citer tout entières.
Le conseil de Valentinien devait ressembler à celui de beaucoup de princes de nos jours. On y voyait siéger ensemble des personnes de religion différente, occupant des magistratures semblables, associées aux mêmes affaires. Nous regardons comme une grande victoire du bon sens, qui a coûté des siècles de combats, qu'on ait fini par ne plus demander compte à ceux qu'on admet aux emplois publics du culte qu'ils professent et par croire qu'ils peuvent être séparés sur tout le reste, pourvu qu'ils soient unis par le désir d'être utiles à leur pays. Les Romains du IVe siècle y étaient arrivés du premier coup. La nécessité leur avait fait trouver une sorte de terrain commun sur lequel les gens de tous les partis pouvaient se réunir: c'était le service de l'État, auquel les païens résolus, comme Symmaque ou Ricomer, et des chrétiens pieux, comme Probus ou Mallius Theodorus, consacraient leur vie avec un dévouement, une fidélité qui ne se sont jamais démentis.
Au fond, ces grands personnages ne s'aimaient guère; mais l'habitude de se fréquenter, d'être assis dans les mêmes conseils, de travailler à la même oeuvre, avait amené entre eux une sorte d'accord et de tolérance réciproque dont l'empire aurait tiré un grand profit, s'il avait su s'en servir. On a cru longtemps qu'un pays ne peut subsister dans sa force et dans son unité que si tous les citoyens partagent les mêmes croyances. On pense aujourd'hui que, même divisés entre des religions différentes, ils peuvent s'entendre et s'unir quand il s'agit du bien commun et que la diversité des cultes n'est pas une cause nécessaire d'affaiblissement pour le sentiment national. C'est la condition de la plupart des États modernes; elle ne nuit pas à leur prospérité et il n'y avait pas de raison pour que l'empire romain s'en trouvât plus mal qu'eux.
L'esprit de tolérance dont témoigne cette page anime tout le livre. Mais M. Gaston Boissier est visiblement satisfait quand cet esprit l'incline du côté des chrétiens. Car, tout cicéronien qu'il est, il les aime et c'est peut-être eux qu'en secret il préfère, à condition toutefois qu'ils ne manquent pas trop de grammaire et de prosodie.
Les grands évêques patriciens et lettrés du IVe siècle, à qui ne faisait défaut ni la politesse ni la politique, lui plaisent entre tous, et il en fait d'excellents portraits. S'étant avisé que l'un deux, saint Ambroise, soutint un jour, d'aventure, la liberté de conscience, il ne manque pas de mettre cette attitude en relief, d'une manière d'ailleurs assez piquante. C'était dans la fameuse polémique avec Symmaque au sujet de cette statue de la Victoire que l'empereur avait fait enlever du Sénat. Les sénateurs païens qui avaient coutume de brûler de l'encens sur un autel placé devant la déesse, demandaient le rétablissement de la statue. Ils étaient nombreux et même ils formaient parfois la majorité.
Saint Ambroise, très honnête homme mais un peu iconoclaste à mon sens, déclarait au contraire que, si l'idole avait été enlevée, c'était au nom de la liberté des croyances que le pouvoir avait pris cette mesure équitable. «Était-il juste en effet, disait-il, que les sénateurs chrétiens fussent forcés d'assister à des cérémonies dont ils avaient horreur? Pourquoi voulait-on à toute force les en rendre témoins, si ce n'était pour les en faire complices?»
Et, après avoir cité ces paroles, notre historien prend plaisir à montrer que l'évêque de Milan invoque là une raison qui a été beaucoup reprise de nos jours par nos libres penseurs qui ne souffrent point d'emblèmes religieux en dehors des églises, sous prétexte qu'ils sont une injure pour ceux qui professent d'autres croyances ou même qui n'en professent aucune. Et il met ainsi saint Ambroise un peu malicieusement du côté des défenseurs les plus modernes et les plus impétueux de la liberté de conscience.
On voit, par ces exemples, que M. Gaston Boissier ne craint pas ces rapprochements du présent et du passé qui abondent dans les livres historiques de M. Ernest Renan et qui sont permis même aux archéologues les plus sévères, car on en retrouve plusieurs jusque dans le Mithridate de M. Théodore Reinach.
Nous avons indiqué l'esprit du livre. Il est temps d'en préciser le sujet principal, qui est, autant qu'on peut l'énoncer en si peu de mots, l'appropriation de la culture antique et païenne aux besoins de la chrétienté triomphante. Les premières générations chrétiennes n'avaient de culture d'aucune sorte. La foi au Crucifié s'était répandue d'abord parmi les humbles et les simples, parmi de très petites gens que dédaignait une société vieille et fière. Ces ignorants possédaient, il est vrai, de petits livres exquis. Les évangiles canoniques ont une saveur délicieuse dont nous sommes très friands aujourd'hui, mais qui eût soulevé le coeur d'un Pline ou d'un Sénèque. L'aristocratie du monde romain formée à l'École, experte en rhétorique, nourrie des chefs-d'oeuvre de l'antiquité, n'aurait pas entendu sans dégoût le langage barbare et bas d'un Luc ou d'un Matthieu. Cela nous paraît bien étrange. Pourtant, si nous recherchions depuis combien de temps on a reconnu le mérite littéraire des Évangiles, il nous arriverait peut-être de découvrir que c'est depuis quatre-vingt-dix ans environ. Au moyen âge, on ne prenait pas garde à cette sorte de mérite. Et l'on aurait bien surpris un homme pieux du XVIIe siècle ou du XVIIIe, si on lui avait dit que ces livres sacrés étaient aussi des monuments littéraires de quelque valeur. Le beau monde méprisait ces pauvres gens qui goûtaient en secret le rafraîchissement du Christ et attendaient le règne de Dieu sur la terre. «Il y a, disait Celse, une nouvelle race d'hommes, nés d'hier, sans patrie ni traditions antiques, ligués contre toutes les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la justice, généralement notés d'infamie et se faisant gloire de l'exécration commune: ce sont les chrétiens.» Des malheureux ainsi traités ne pouvaient pas beaucoup souffrir de l'humilité de leur littérature. Mais quand le christianisme eut pénétré dans les hautes classes de la société et fait des prosélytes parmi les avocats et les rhéteurs, ceux qui le dirigeaient se trouvèrent dans un grand embarras. Le nouveau culte n'avait point d'écoles et il n'en pouvait avoir. Comment instruire la jeunesse chrétienne? L'envoyer aux écoles des païens? On y commentait des livres tout pleins de l'histoire abominable des dieux. Mais laisser les fils des riches familles chrétiennes dans l'ignorance des lettres profanes, c'était les abaisser au niveau de la plèbe, leur ôter l'espoir de parvenir aux dignités, les abattre du rang où les plaçait leur naissance et remettre ainsi aux païens l'avantage des emplois et du pouvoir. Une telle conduite eût été insensée. Aucun docteur, pas même Tertullien, ne conseilla de la tenir. Les petits chrétiens riches allèrent à l'école, et ils y apprirent, sous la férule du maître, à côté des petits païens, les mensonges des poètes. On imagine difficilement ce qu'était alors l'école, et l'importance que la belle société romaine attachait à la grammaire, à la rhétorique et à la poésie. Ces Romains de la décadence, qui étaient en réalité beaucoup plus polis, plus honnêtes, plus candides, plus vertueux que nous ne croyons, gardaient avec une sorte de piété le trésor intellectuel qu'ils ne pouvaient plus accroître. Ils étaient très littéraires et croyaient de bonne foi qu'il n'y a pas d'occupation plus digne d'un honnête homme que de faire de longues phrases ou de petits vers. Au IVe siècle, le beau style et la rhétorique menaient à tout, même à l'empire. On n'y pouvait résister quand on était honnête homme, et précisément les chrétiens étaient devenus honnêtes gens. «L'Église, toute-puissante (je cite M. Boissier), ne fit aucune tentative pour créer une éducation nouvelle qui fût entièrement conforme à ses doctrines.»
Sortis des écoles païennes, les chrétiens n'eurent point une façon particulière d'écrire, et, hors le cas où ils affectaient un langage populaire pour être entendus des ignorants, ils continuèrent comme les païens la vieille littérature de Rome. Ils imitèrent Cicéron dans leurs dialogues et Virgile dans leurs poèmes. Au IIIe siècle, il est vrai, un chrétien, peut-être un évêque, le poète Commodien, avait composé des ouvrages populaires en vers où le rythme remplaçait la mesure et qui ne devaient rien à l'école. Mais il ne fut pas suivi et la poésie chrétienne se coula dans le moule antique, comme M. Boissier le montre par l'exemple de saint Paulin de Nole et de Prudence.
On peut dire que l'Église triomphante fut vaincue par l'École. Cette victoire des lettres et du génie antique eut des conséquences incalculables. Elle sauva une part précieuse des richesses de l'esprit humain. Elle n'empêcha pas la barbarie et la longue rudesse des sociétés nouvelles. Mais, en conservant la tradition, elle assura la revanche des Muses pour le jour où l'antique Apollon devait l'emporter, une fois encore, sur le Galiléen dans l'Italie, à Rome et jusque dans le palais du pape, converti lui-même au paganisme des arts. Elle rendit possibles la Renaissance italienne et la Renaissance française, et les chefs-d'oeuvre de ce siècle classique où un évêque conta les aventures du fils d'Ulysse.
Qu'est-ce donc que cette beauté antique que rien n'a pu vaincre et qui n'est qu'endormie quand on la croit morte? On raconte qu'à Rome, le 18 avril 1485, des ouvriers lombards, qui creusaient la terre sur la voie Appienne, découvrirent un tombeau de marbre blanc. Le couvercle étant soulevé, on trouva une jeune vierge qui, par l'effet des aromates ou par un prodige de la magie antique reposait toute fraîche dans cette couche fidèle. Ses joues étaient roses et souriaient, sa chevelure coulait à longs flots sur sa blanche poitrine. Le peuple, ému d'enthousiasme et d'amour, porta la vierge dans son lit de marbre au Capitole où la ville entière vint la contempler longuement en silence, car, dit le chroniqueur, sa beauté était plus grande mille fois que celle des femmes de nos temps. Enfin, Rome fut si fort agitée à la vue de cette vierge, dont la forme divine triomphait de la mort, que le pape en prit de l'inquiétude; et, craignant qu'un culte païen et impie ne vînt à naître aux pieds de la belle exhumée, il la fit dérober nuitamment et ensevelir en secret. Mais ce n'était pas en vain que les hommes avaient un moment contemplé son visage.
Elle était la beauté antique: pour l'avoir seulement entrevue, le monde se mit à refleurir. Et aussitôt commença la renaissance des lettres et des arts. M. Gaston Boissier, qui est avant tout un humaniste, me pardonnera si ce beau symbole a passé dans mon esprit encore tout occupé de la Fin du paganisme.