La vie littéraire. Quatrième série
L'EMPEREUR JULIEN[26]
Nous avons, la dernière fois, considéré dans son ensemble le livre de M. Gaston Boissier. Je voudrais aujourd'hui rouvrir cet excellent ouvrage et m'arrêter un peu sur les pages consacrées par l'historien humaniste à l'oeuvre politique et religieuse de l'empereur Julien. Julien est un homme vraiment extraordinaire. Il était tout enfant quand mourut Constantin, son oncle; échappé seul avec Gallus, son frère, au massacre de toute sa famille, il grandit dans la triste et molle prison de Césarée, où le retenait Constance qui ne pouvait se résoudre ni à le laisser vivre ni à le faire périr. Cette existence de prince oriental aurait dû le rendre imbécile et cruel. Gallus n'y résista pas: il en fut abêti. Julien en sortit intelligent et bon, actif et chaste comme s'il avait été nourri parmi des stoïciens. Rien de plus capricieux que le despotisme. Constance permit à Julien, parvenu à l'âge d'homme, d'étudier à Athènes et à Constantinople. Mais la vie du jeune prince était sans cesse menacée: il devait s'attendre à tout moment à recevoir la mort ou la pourpre. C'est la pourpre qu'il reçut. Il la dut à l'impératrice, la belle et sage Eusébie, qui l'aimait. Elle sut obtenir pour lui du faible Constance le titre de César et le gouvernement des Gaules. La nature du sentiment qui unissait Eusébie et Julien n'est guère douteuse. Mais de tous les hommes qui durent leur fortune à l'amour, Julien est peut-être celui qui prit le moins de soin de plaire aux femmes. Il fallait qu'Eusébie eût des goûts assez rares dans son sexe pour s'attacher à un jeune homme si austère. Julien, petit et trapu, n'était pas beau, et il affectait, par sa négligence volontaire, de rendre sa personne plus disgracieuse qu'elle n'était naturellement. Il portait une barbe de bouc où le peigne ne passait jamais. Sa faiblesse était de croire qu'une barbe est philosophique quand elle est sale. Il négligeait de se faire tailler les cheveux. Il avait les ongles noirs et les mains tachées d'encre, et il s'en vantait. Son affectation, après tout innocente, était de paraître rude, gauche et rustique. Il se comparait lui-même complaisamment au bourru de la comédie. Comme sa famille était originaire de Mésie, il aimait à dire qu'il était un sauvage, un vrai paysan de l'Ister. Tel qu'il était, Eusébie l'aima. C'est à elle qu'il dut la vie et le pouvoir. Et quand il partit pour les Gaules, elle lui fit un présent dont il fut plus satisfait que de la pourpre. Elle lui donna des livres, toute une vaste bibliothèque de poètes et de philosophes. Julien lui en fut reconnaissant et lorsqu'il composa le panégyrique de l'impératrice, il n'eût garde d'oublier une libéralité qui lui avait été si douce. «Eusébie, dit-il, me donna une telle quantité de livres que j'eus de quoi satisfaire pleinement mon désir, quelque insatiable que fût mon avidité pour ce commerce de l'esprit, et qu'ainsi, la Gaule et la Germanie devinrent pour moi un musée de lettres helléniques. Sans cesse attaché à ce trésor, je ne saurais oublier la main qui me l'a donné. Quand je suis en expédition, un de ces livres ne manque point de me suivre comme partie de mon bagage militaire.»
Ce jeune César, bibliothécaire et philosophe, qui n'avait quitté qu'à regret le manteau court des Athéniens, faisait d'abord un plaisant soldat. Marchant courbé, les yeux à terre comme un écolier, il avait grand'peine à marquer le pas sur l'air de la pyrrhique, et tandis que, ceint de la cuirasse, il s'exerçait au métier militaire, il murmurait entre les dents: «Voilà qui me va comme une selle à un boeuf!» Et, par intervalles, il soupirait: «Ô Platon!» Enfin, c'était, comme le dit le bon Ammien Marcellin, un jeune élève des Muses, nourri, nouvel Erechtée, dans le giron de Minerve, sous les pacifiques ombrages de l'Académie. Mais il avait l'âme ingénieuse et forte; après quelques semaines, il devint un dur soldat, un capitaine habile. Ses campagnes de Germanie sont dignes d'un Trajan. En quatre années, Julien passa trois fois le Rhin, délivra vingt mille prisonniers romains, réduisit quarante villes fortes et se rendit maître de tout le pays. Cependant il restait l'écolier d'Athènes, le disciple des philosophes. Il allait de ville en ville montrant aux barbares sa douceur et sa simplicité. Dans sa chère Lutèce, où il avait établi ses quartiers, il menait cette vie de méditations et d'austérités qui, selon ses maîtres néoplatoniciens, est la vie excellente. Il jeûnait et priait pour être digne d'avoir commerce avec les dieux, et, en effet, il eut des visions qu'Ammien Marcellin a rapportées. C'est là, dans le palais des Thermes, dont les ruines entendent aujourd'hui, chaque soir, les chansons des étudiants, que Julien fut proclamé Auguste par ses soldats. À défaut de couronne mieux appropriée, ils offrirent à Julien un diadème de femme, qu'il repoussa avec le doux mépris d'un philosophe. On lui tendit ensuite un frontail de cheval, dont il ne voulut pas non plus. Les soldats étaient fort embarrassés, quand un hastiaire, détachant son collier de porte-dragon, le mit sur la tête du nouvel Auguste.
La mort de Constance étant survenue à propos pour éviter la guerre civile, Julien, reconnu par tout l'empire, n'eut pas à combattre l'Auguste, mais à l'ensevelir.
On raconte qu'un jour, dans une ville dont j'ai oublié le nom, tandis que Julien, nouvellement revêtu de la pourpre, traversait les rues au milieu des acclamations du peuple, une vieille femme aveugle, levant le bras vers le jeune César, s'était écriée d'une voix prophétique: «Voilà celui qui rétablira les temples des dieux!» Alors Julien était chrétien comme son père. Par les ordres de Constance, il avait été formé dès l'enfance à la piété galiléenne; même il avait reçu les ordres mineurs et lu l'Évangile au peuple, dans l'église de Césarée. Pourtant, cette femme avait raison, et quelque pieux ennemi des chrétiens, Libanius ou Maxime d'Éphèse, pouvait la proclamer inspirée du ciel, ou croire que Minerve elle-même, comme au temps d'Homère, avait pris le visage d'une mortelle pour encourager son ami à la sagesse. Julien, élevé à l'empire, devait accomplir dans son illustre règne de quelques mois ce qu'avait annoncé la vieille aveugle. Il n'avait jamais été galiléen que par force et, tout jeune, il détestait le christianisme comme la religion de ses oppresseurs et des meurtriers de toute sa famille. Tandis qu'il fréquentait à Nicomédie les tombeaux des martyrs, il méditait sur les mystères de la bonne déesse et sur la divinité du Soleil. Chrétien en apparence, il était helléniste dans son coeur. «C'était, dit Libanius, au contraire de la fable, le lion qui prenait la peau de l'âne.» Et Libanius dit encore que Julien, devenu Auguste, brisa comme un lion furieux tous les liens qui l'attachaient au christianisme.
Il n'est pas possible de faire le dénombrement exact des chrétiens et des païens de l'empire à l'avènement de Julien. On peut croire qu'en Égypte et dans toute la province d'Afrique les forces numériques des galiléens et celles des hellénisants étaient à peu près égales. Il est certain qu'en Asie, au contraire, la population des villes était chrétienne en grande majorité. En Syrie, dans le Pont, en Cappadoce, en Galatie, les paysans eux-mêmes étaient chrétiens. En Europe, le christianisme n'avait guère pénétré dans les campagnes; là, le pagus, le village, demeuré idolâtre, devait donner son dernier nom à la vieille religion abolie. Mais les cultes rustiques de l'Italie et de la Gaule n'avaient rien de commun avec le mysticisme savant des rhéteurs et des philosophes hellénisants. Quant aux villes d'Occident, celles de langue grecque étaient plutôt galiléennes et celles de langue latine plutôt païennes. Mais c'est là une distinction qu'on n'oserait pas maintenir avec beaucoup de rigueur. En résumé, les chrétiens l'emportaient sans doute par le nombre sur les hellénistes et les païens réunis.
Ils tenaient les charges et les emplois, ne le cédant aux hellénistes que dans l'École qui était, il est vrai, une grande puissance dans la société du IVe siècle. En l'état des choses, un politique n'eût pas relevé les autels renversés par Constantin. Mais Julien n'était pas un politique. C'était un croyant et même un illuminé. Il rétablit le culte et les sacrifices pour l'amour des dieux et non point en considération des hommes. Théologien profond et moraliste austère, il agit d'après les suggestions de sa conscience et les mouvements d'une foi exaltée par le jeûne et l'insomnie. Il ne dormait pas. La nuit, à peine étendu sur sa natte grossière, il se relevait pour écrire ou pour méditer. On frémit à la pensée d'un empereur qui ne dort jamais. Ses écrits témoignent de son exaltation mystique. Voici ce qu'il nous dit dans un de ses petits traités de théologie:
«Dès mon enfance, je fus pris d'un amour violent pour les rayons de l'astre divin. Tout jeune, j'élevais mon esprit vers la lumière éthérée; et non seulement je désirais fixer sur elle mes regards pendant le jour, mais la nuit même, par un ciel serein et pur, je quittais tout pour aller admirer les beautés célestes. Absorbé dans cette contemplation, je n'entendais plus ceux qui me parlaient et je perdais conscience de moi-même.»
Personne ne contestera la sincérité de ces effusions. Julien était un homme religieux. Cela ne fait point de doute. On s'accorde moins bien sur le caractère de la religion qu'il professait. M. Gaston Boissier y veut voir un culte nouveau, artificiel, dont Julien était l'inventeur et qu'il tirait tout entier, dogme par dogme, de son cerveau échauffé. Mais on ne conçoit pas comment un culte de ce genre aurait pu être instauré en quelques mois. Je crois, au contraire, que Julien rétablit la vieille religion dans les formes qu'elle avait prises alors.
Cette religion n'était point le paganisme si l'on entend par ce mot l'idolâtrie populaire; ce n'était pas non plus le polythéisme, depuis longtemps remplacé, dans l'esprit des Romains lettrés, par la notion du dieu unique et de la providence divine. C'était l'hellénisme, pour la désigner par le nom qu'on lui donnait alors. Julien était un théologien subtil; à l'exemple de ses maîtres, il interprétait ingénieusement les mythes anciens. Il n'était pas novateur le moins du monde. Ses idées sur le Soleil et sur la mère des dieux sont tirées de Porphyre et de Jamblique. Il manifeste en divers endroits de ses écrits son dessein de ne point s'écarter des doctrines de Jamblique. «Suivons, dit-il, les traces récentes d'un homme, qu'après les dieux je révère et j'admire à l'égal d'Aristote et de Platon.» Et ailleurs: «Prends les écrits du divin Jamblique et tu y trouveras le comble de la sagesse humaine». Or Porphyre et Jamblique n'étaient pas seulement des philosophes néoplatoniciens, c'étaient aussi des thaumaturges et des mages. Quand ils priaient, leur corps s'élevait du sol à plus de dix coudées, et leur visage comme leurs vêtements prenaient une éclatante couleur d'or. Ces néoplatoniciens donnèrent aux religions de la Grèce leur dernière forme savante et bizarre. C'est cette forme que rétablit Julien. Il la restitua, mais ne l'inventa pas. On est amené à reconnaître qu'à ce moment de l'humanité un esprit religieux était contraint de choisir entre le mysticisme des néoplatoniciens et le dogmatisme chrétien. Et si l'on compare ces deux manières d'envisager le divin, on s'aperçoit bien vite qu'elles ne diffèrent pas autant que les théologiens l'ont cru. Sans prétendre, avec l'habile et singulier Émile Lamé, que Julien ait été plus chrétien que les chrétiens, il faut reconnaître que l'apostat se rapprochait beaucoup par la doctrine et par les moeurs de l'Église qu'il voulut détruire et qui, triomphante, jeta pendant quatorze siècles, l'anathème à sa mémoire. Il n'est pas vrai que Julien ait laissé aux chrétiens, comme dit M. Boissier, «l'avantage de ce dieu unique et universel qui veille sur toutes les nations sans distinction et sans préférence». Le dieu un et triple de Julien ressemble, au contraire, beaucoup à la trinité de saint Athanase et des chrétiens hellénisants. Julien et Libanius étaient platoniciens; les Basile et les Athanase l'étaient aussi. Que fit, en somme, cet honnête entêté de Julien sinon remplacer la trinité chrétienne par la triade alexandrine, le dieu unique des chrétiens par le dieu unique des philosophes, le Logos ou Verbe fils par le roi soleil, l'Écriture et la révélation par l'explication des mythes, le baptême par l'initiation aux mystères, la béatitude éternelle des saints par l'immortalité des héros et des sages? Ces idées vues à distance sont comme des soeurs qui se ressemblent et ne se reconnaissent pas. Et si l'on regarde à la morale de Julien, on est encore plus frappé de voir qu'un même idéal de pauvreté, de chasteté et d'ascétisme coule des sources alexandrines et des sources galiléennes. L'apostat vécut comme un saint. Ammien Marcellin, témoin de toute sa vie, nous apprend qu'après la mort de sa femme Hélène, il resta étranger à tout commerce charnel. «Cette continence, ajoute le doux Ammien, était grandement favorisée par les privations de nourriture et de sommeil qu'il s'imposait et qu'il observait dans son palais avec la même rigueur que dans les camps.»
Comme un père de l'Église, Julien fit profession de haïr et de fuir les jeux du cirque. Il tenait pour honteux de regarder danser des femmes et des jeunes garçons beaux comme des femmes. Il couchait sur une natte, ainsi qu'un ascète, et jusqu'à la négligence où il laissait sa barbe et ses ongles sent en lui la vertu chrétienne.
Pourtant l'hellénisme, souple dans ses dogmes, ingénieux dans sa philosophie, poétique dans ses traditions, eût coloré peut-être l'âme humaine de teintes variées et douces, et c'est une grande question de savoir ce qu'eût été le monde moderne s'il avait vécu sous le manteau de la bonne déesse et non à l'ombre de la croix. Par malheur, cette question est insoluble. Julien n'a pas réussi. Son oeuvre a péri avec lui. Avec lui sont tombées les espérances que Libanius exprimait avec un noble et candide enthousiasme, alors qu'il s'écriait:
«Nous voilà vraiment rendus à la vie; un souffle de bonheur court par toute la terre, maintenant qu'un dieu véritable, sous l'apparence d'un homme, gouverne le monde, que les feux se rallument sur les autels, que l'air est purifié par la fumée des sacrifices.»
Il serait permis du moins de rechercher si la tentative de Julien était aussi insensée qu'on a dit. Il semble qu'elle n'eut pas de commencements malheureux. L'enthousiasme était grand dans les villes et l'empereur fut obligé d'interdire par édit les applaudissements qui accueillaient son entrée dans les temples. Comme sous Constantin, mais en sens contraire, il y eut de nombreuses conversions et entre autres celle de Pégase, évêque d'Ilion. Ces résultats furent obtenus dans un règne si court qu'il en faut compter le temps non par années, mais par mois. Il est certain, par contre, que des difficultés nouvelles surgissaient de jour en jour et que la situation était à la mort de Julien moins bonne qu'à son avènement. Mais il ne faut pas affirmer que la tentative était impossible. Nous n'en savons rien. Était-elle d'ailleurs si inopportune dans une société qui sentait le besoin impérieux d'une religion universelle et que les disputes incessantes des sectes chrétiennes commençaient à lasser?
Si Julien s'est trompé (et il s'est trompé en définitive, puisqu'il n'a pas réussi), du moins s'est-il trompé comme un honnête homme. Nous avons vu qu'il était sincère. Il unissait la tolérance à la foi et c'est une rare et belle alliance. Il est vrai que cette modération lui a été contestée. M. le duc de Broglie a voulu faire de Julien un persécuteur; mais l'embarras qu'il y éprouve est l'indice, chez un historien si habile, d'une situation fausse. Julien s'est toujours montré contraire aux mesures violentes et à cet égard il est unique dans le monde romain.
«J'ai résolu, dit-il, d'user de douceur et d'humanité envers les galiléens; je défends qu'on ait recours à aucune violence et que personne soit traîné dans un temple ou force à commettre aucune autre action contraire à sa volonté.»
Il n'a jamais démenti ces belles paroles et il disait encore peu de temps avant sa fin:
«C'est par la raison qu'il faut convaincre et instruire les hommes, non par les coups, les outrages et les supplices. J'engage donc et toujours ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faire aucun tort à la secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de fait ni violences. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens assez malheureux pour se tromper dans des choses si importantes.»
Et ce qu'il y a d'intéressant chez Julien, c'est qu'il est à la fois un croyant exalté et un philosophe plein d'humanité. Il a donné au monde ce spectacle unique d'un fanatique tolérant.
Partial et débonnaire, cet empereur recourt pour défendre l'orthodoxie aux subtilités du raisonnement et à l'ironie philosophique. Il raille ceux qu'il pourrait mettre à mort et, comme il se moque avec esprit, on dit qu'il est intolérant. Nourri dans la violence romaine et dans la cruauté byzantine, il semble n'avoir appris que le respect de la vie humaine et le culte de la pensée. Il est empereur, et pour punir ses sujets qui l'ont offensé, lui et les dieux, il écrit contre eux une satire dans le goût des traités de Lucien. Et c'est un adversaire très dangereux, car tout mystique qu'il est et, malgré son astrologie, il a l'esprit acéré.
Au début de son principat, sa clémence ingénieuse rappelle les évêques exilés par Constance. Ce sont des ariens qu'il déchaîne sur l'Église. «Car il savait, dit Ammien, que les chrétiens sont pires que des bêtes féroces quand ils disputent entre eux.» Sans persécuter les chrétiens, il leur fit beaucoup de mal en leur retirant le droit d'enseigner la rhétorique. Qu'ils laissent aux hellénistes, disait-il, le soin d'expliquer Homère et Platon et qu'ils aillent dans les églises des galiléens interpréter Luc et Matthieu. Il eut l'idée, un peu trop piquante, de relever le temple de Jérusalem pour faire mentir les prophéties de Jésus-Christ. Il mourut chez les Perses sans avoir réalisé ce projet. Il avait soumis l'Arménie, la Mésopotamie, passé le Tigre et pris Ctésiphon quand il fut frappé mortellement d'une flèche au foie. Ammien Marcellin, témoin de sa mort, a conservé ses dernières paroles. Il n'est pas probable que Julien les ait prononcées telles que l'historien les rapporte, et le discours est peut-être entièrement supposé. Il n'en exprime pas moins les pensées véritables de Julien que son biographe avait surprises dans une longue et constante intimité. C'est le testament de cet homme extraordinaire. Il lui fait trop d'honneur pour que je ne le cite pas tout entier.
«Mes amis et mes compagnons; la nature me redemande ce qu'elle m'avait prêté; je le lui rends avec la joie d'un débiteur qui s'acquitte et non point avec la douleur ni les remords que la plupart des hommes croient inséparables de l'état où je suis. La philosophie m'a convaincu que l'âme n'est vraiment heureuse que lorsqu'elle est affranchie des liens du corps et qu'on doit plutôt se réjouir que s'affliger lorsque la plus noble partie de nous-mêmes se dégage de celle qui la dégrade et qui l'avilit. Je fais aussi réflexion que les dieux ont souvent envoyé la mort aux gens de bien comme la plus grande récompense dont ils pussent couronner leur vertu. Je la reçois à titre de grâce; ils veulent m'épargner des difficultés qui m'auraient fait succomber, peut-être, ou commettre quelque action indigne de moi. Je meurs sans remords, parce que j'ai vécu sans crime, soit dans les temps de ma disgrâce, lorsqu'on m'éloignait de la cour et qu'on me retenait dans des retraites obscures et écartées, soit depuis que j'ai été élevé à l'empire. J'ai regardé le pouvoir dont j'étais revêtu comme une émanation de la puissance divine; je crois l'avoir conservée pure et sans tache, en gouvernant avec douceur les peuples confiés à mes soins, et ne déclarant ni ne soutenant la guerre que par de bonnes raisons. Si je n'ai pas réussi, c'est que le succès dépend de la volonté des dieux. Persuadé que le bonheur des peuples est la fin unique de tout gouvernement équitable, j'ai détesté le pouvoir arbitraire, source fatale de la corruption des moeurs et des États. J'ai toujours aimé la paix; mais dès que la patrie m'a appelé et m'a commandé de prendre les armes, j'ai obéi avec la soumission d'un fils aux ordres absolus d'une mère. J'ai regardé le péril en face, je l'ai affronté avec allégresse. Je ne vous cacherai point qu'on m'avait prédit, il y a longtemps, que je mourrais d'une mort violente. C'est pourquoi je remercie le Dieu éternel de n'avoir pas permis que je périsse ni sous les coups des conspirateurs, ni dans les souffrances d'une longue maladie, ni par la cruauté d'un tyran. J'adore sa bonté sur moi de ce qu'il m'enlève de ce monde par une mort glorieuse au milieu d'une glorieuse entreprise. Aussi bien, à juger sainement des choses, c'est une lâcheté égale de souhaiter la mort lorsqu'il serait à propos de vivre et de regretter la vie lorsqu'il est temps de mourir.»
Ne croit-on pas entendre Marc-Aurèle? Si j'ai tenté cette trop rapide apologie de Julien, c'est qu'il me semble que l'Apostat, après avoir été fort maltraité par les auteurs ecclésiastiques, n'a pas trouvé beaucoup de faveur chez les écrivains philosophes de notre temps. Auguste Comte est très dur pour lui. J'entendais un soir M. Renan dire sous la rose: «Julien! c'était un réactionnaire!» Peut-être, mais ce fut certainement un empereur honnête homme et un théologien homme d'esprit. Il eut tort, j'y consens, de vouloir retenir ce qui était voué à une destruction irréparable, mais n'a-t-il pas déployé les plus rares qualités dans la défense d'une cause désespérée? Enfin, n'est-ce donc rien que d'avoir réuni sous la pourpre les vertus du philosophe, du pontife et du soldat?
GYP[27]
Passionnette. Le mot n'est pas dans le Littré. Il n'est pas non plus dans le dictionnaire de l'Académie. Du moins, je l'ai cherché sans le trouver dans l'édition de l'an VI, qui est celle que je préfère, parce qu'elle a une jolie vignette, de style Louis XIV, où l'on voit un cartouche de palmes entre deux vases de fleurs, au milieu d'un paysage historique, et le cartouche porte cette inscription en lettres capitales: «À l'Immortalité». Je n'ai pas sous la main les éditions plus récentes, mais je gagerais hardiment que Passionnette ne s'y trouve pas. Pourtant le mot est français et bien français. Pourquoi la Compagnie ne l'accueillerait-elle pas dans la prochaine édition de ce dictionnaire où elle obéit à l'usage, grand professeur de langue, notre maître et le sien? Je présenterais volontiers à ce sujet une humble requête à M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel, qui, comme poète comique, ne peut manquer de sentir combien ce mot de passionnette est clair, expressif, charmant. Je confesse qu'il est jeune. Ni le Trévoux ni Furetière ne le connaissaient. Mon vieux Furetière, qui fait mes fréquentes délices, donne seulement passion. Et après avoir cité cet exemple de M. Nicole: «Les effets extraordinaires des passions ne peuvent être imités par la raison», il ajoute, avec cette ingénuité si touchante chez un savant: «Les philosophes ne s'accordent pas sur le nombre des passions». Il leur serait également difficile de s'accorder sur le nombre des passionnettes. Et ce ne serait pas un labeur indigne des Quarante que de définir exactement passionnette. Je propose, en attendant, la définition que voici:
Passionnette, s. f., petite passion, se dit du vif sentiment d'une mondaine pour un mondain. Imperceptible piqûre d'aiguille au coeur. Gyp croit qu'une femme de bien doit en mourir.
On l'avait bien dit, à madame de Gueldre, qu'elle aurait sa passionnette. «Elle viendra, lui répétait une belle et savante amie, elle viendra la passionnette, et peut-être étrangement banale, sans que vous sachiez pourquoi ni comment vous vous éprendrez du premier venu qui, probablement, ne sera capable ni de vous comprendre, ni même de vous aimer.» Et ces fortes expressions, par lesquelles une mondaine exagérait la fragilité des femmes, devaient être pour madame de Gueldre si précises et si littérales!
C'était, une charmante femme que la comtesse de Gueldre. Elle se nommait, de son nom de baptême, Auréliane, mais ses amis l'appelaient Liane, lui donnant de la sorte le nom qui convenait à sa grâce flexible. Blonde aux cheveux légers, petite, svelte, merveilleusement souple, elle était toujours habillée de blanc, portant l'hiver de la peluche et du velours, l'été de la mousseline ou du crêpe de Chine. Elle avait gardé, après son mariage, une innocence imprudente qui s'était changée peu à peu en tristesse revêtue de gaieté courageuse. Moqueuse et brusque, mais tendre et bonne, elle avait grand pitié des hommes et des bêtes. Elle ne pouvait voir souffrir une fleur. Très artiste, elle peignait des saintes pour les églises de village et elle chantait avec sentiment de vieux airs quand elle était seule. Elle était simple, droite, vraie.
On disait de madame de La Fayette que c'était une femme vraie. Mais elle était tout ensemble vraie et secrète. Elle était vraie, mais ses amis ne savaient jamais ce qu'elle faisait, ni surtout ce qu'elle pensait. Madame de Gueldre n'était point secrète à la manière de madame de La Fayette. Elle manquait de prudence, de sagesse mondaine, de cet esprit de crainte qui est la plus apparente vertu des dames. Trop peu soucieuse de l'opinion, elle mettait sa pudeur à cacher sa vertu.
Il n'en était point d'elle comme de cette dame (je ne sais plus où j'ai lu cela) qui disait aussi: Je suis franche. Elle le dit un jour à quelqu'un qui savait bien qu'elle ne pouvait pas l'être tout à fait, et qui lui demanda:
—Qu'appelez-vous être franche?
—Mon Dieu, mon ami! répondit-elle, une femme franche est une femme qui ne ment pas sans nécessité.
Madame de Gueldre avait passé de quelques années la trentaine sans s'être mise une seule fois dans la nécessité de mentir. Bien que tout à fait détachée d'un mari qui s'était détaché d'elle très vite et l'avait trompée sans délicatesse, elle n'avait jamais ni distingué, ni remarqué personne. On lui faisait beaucoup la cour, sans qu'elle y prît plaisir. Elle n'avait pas le goût du flirt et n'aimait pas les déclarations. La seule idée d'en entendre une la rendait malheureuse. Si la déclaration venait d'un fat ou d'un sot, elle en était irritée et blessée, ce qui prouve la délicate fierté de son âme. On conte qu'une femme d'esprit qui a beaucoup l'habitude de ces méprisables hommages, car sa magnifique beauté est très en vue dans le monde, se trouva récemment obsédée par un séducteur de profession, qui, après les détours ordinaires, en vint à lui confier qu'il l'aimait.
—Je m'en étais aperçue depuis un bon moment, lui répondit-elle en riant.
—À quoi?
—À ce que vous deveniez horriblement ennuyeux.
Madame de Gueldre était femme à répondre de la sorte. Mais, si la déclaration venait d'un homme sincère et vraiment ému, elle en ressentait une véritable peine, craignant plus que tout au monde de paraître coquette ou mauvaise et de faire souffrir. C'était une belle et rare créature. Elle fut tout à fait attristée le jour où M. de Mons lui dit d'un accent qui ne trompait point: «Je vous aime».
«Élégant sans être ridicule, spirituel sans être impertinent, instruit sans être ennuyeux», montant bien à cheval, tirant à merveille, Bernard de Mons était de plus un mauvais sujet: il avait donc tout ce qu'il faut pour plaire à une femme. Mais Liane ne l'aimait point, bien qu'il fût aimable, parce que les convenances ne forment point l'amour et parce que son heure n'était point venue. Cette heure sonna au moment précis où le vicomte de Guibray vint en buggy avec un très beau cheval alezan au château de Kildare où madame de Gueldre passait l'été. M. de Guibray prenait, quand il lui plaisait, la voix câline et l'oeil caressant. Mais son front restait étroit et têtu. C'était un provincial très mondain qui avait l'habitude de donner leur titre aux gens quand il leur parlait, et d'appeler madame de Gueldre «marquise». M. Robert de Bonnières pourrait nous dire exactement ce qu'il faut penser de ces mauvaises habitudes. M. de Guibray avait, à mon sens, des torts encore moins pardonnables.
Content de lui, léger, insensible, d'un égoïsme odieux, il était beaucoup moins aimable que Bernard de Mons, qui gaspillait en toute rencontre son temps, son argent, sa santé, mais non point son coeur, Bernard, grand enfant prodigue, si bien fait pour tomber en pleurant entre deux beaux bras miséricordieux. Jean de Guibray n'était pas aimable; il fut aimé. Comment s'y prit-il pour séduire cette fine et fière créature, cette Liane, exquise et jusque-là assoupie dans une chasteté facile? Il n'y mit point d'art ni d'étude. Il n'y mit pas même de réflexion. Il fut seulement grossier. Au retour d'une partie de campagne, dans la nuit, en landau, il risqua une caresse qui était une insulte. Liane, offensée et charmée, sentit qu'elle était toute à lui et qu'il la prendrait quand il voudrait, comme une proie inerte. Pourtant, c'était une petite personne courageuse et clairvoyante. Elle le voyait tel qu'il était, pitoyablement frivole, incapable d'aimer, plutôt méchant que bon. Sa tête n'était pas prise. C'est précisément pour cela qu'elle allait à sa perte infaillible. Elle n'avait pas même la ressource du dialogue intérieur, du soliloque efficace. Elle ne pouvait rien pour elle-même. Que répondre aux suggestions muettes? Qu'opposer à ces forces aveugles qui nous travaillent dans le secret de l'être? «Elle se considérait avec l'extrême sincérité qu'elle apportait en toutes choses; elle se trouvait profondément bête et ridicule…
«Ainsi, ce monsieur, qu'elle connaissait à peine la veille, tenait maintenant la première place dans sa vie! Et comment avait-il pris celle place?… Était-ce en l'éblouissant par son esprit ou en lui révélant une âme exquise?… C'était tout simplement en faisant ce qu'il eût fait avec une fille.»
Enfin, elle l'aimait. «Elle voulait le voir, tout le reste lui était égal.»
M. de Guibray, de son côté, poussait très mollement l'aventure, se contentant çà et là de quelques privautés furtives, et surtout fort peu désireux de conclure. Les embarras d'une liaison l'effrayaient d'avance, et il s'occupait en ce moment même de se marier et de se bien marier. En vérité, madame de Gueldre avait mal placé le trésor de son amour. Une femme peut-elle se tromper à ce point? C'est presque un lieu commun d'admirer l'instinct qui conduit les femmes dans l'amour. Les hommes à bonnes fortunes quand ils se mêlent, par hasard, d'avoir des idées générales, déclarent volontiers que les femmes ne se trompent guère dans leurs choix. Ils songent évidemment à celles qui les ont choisis. Mais, sans invoquer le témoignage de cette vieille dame qui avouait, de bonne grâce, qu'elle avait été bigrement volée dans sa vie, il est croyable que les femmes n'ont pas toujours la main gauche heureuse, dans un pays où on les recherche par vanité autant que par goût. Et la France est précisément ce pays-là. Enfin, elles peuvent mal choisir dans tous les pays du monde parce que dans tous les pays l'homme est le plus souvent léger, vain et trop égoïste pour consentir seulement à s'aimer lui-même en elles. «On ne tombe jamais bien», dit Alexandre Dumas. On peut tomber aussi mal, mais non plus mal que madame de Gueldre. Cette jolie petite créature pétrie de grâce, de courage et de bonté, pour prix de tout son être abondamment offert, ne reçut pas même un peu de tendresse hypocrite ou de sensualisme vrai, ou d'estime indifférente. Car cet homme ne l'aimait pas, ne la voulait pas et il la croyait légère; il ne se gênait pas pour le lui faire entendre, et elle ne disait rien pour l'en dissuader. Elle songeait: À quoi bon? Il ne me croirait pas. Et peut-être lui plairais-je encore moins, s'il savait qu'il n'y a rien dans ma vie. Elle avait vu jouer la Visite de noces et elle le savait un peu snob.
«Il ne lui avait rien promis; elle ne lui avait rien demandé; elle n'espérait rien de cette liaison bizarre et inachevée. Elle ne regrettait rien non plus… Malgré sa conviction absolue de n'être pas aimée de Jean, elle éprouvait un désir fou d'être à lui tout de même; un besoin de souffrir plus qu'elle n'avait souffert encore.»
Liane vécut ainsi quelques semaines, attendant de rares visites ou des lettres qui ne venaient point, s'offrant en vain, sans même se sentir humiliée: elle n'avait plus d'amour-propre, n'ayant que de l'amour, anxieuse, éperdue, brûlée de fièvre et de larmes. Et ce fut là sa passionnette. Elle n'avait demandé qu'une seule grâce à M. de Guibray: «Promettez-moi, lui avait-elle dit de m'avertir quand vous vous marierez.» Il ne lui fit pas cette faveur, et c'est par le journal qu'elle apprit le mariage de M. Marie-François-Jean, vicomte de Guibray, avec mademoiselle Lucile-Marie-Caroline de Lancey. Dès lors elle résolut de mourir et ne s'occupa plus que de mourir en femme de goût, le plus naturellement possible. Elle n'avait point d'enfants, mais elle devait à M. de Gueldre d'éviter un scandale posthume. On ne manquera pas de dire: Quoi? se tuer pour si peu! se tuer pour rien! Après tout, elle n'a pas perdu M. de Guibray, qui n'a jamais été à elle. Quels liens s'étaient donc rompus pour que sa vie entière s'écoulât comme d'une blessure et pour que ce jeune front suât la sueur d'agonie? On dira encore: Les femmes qui sont communément instinctives et dociles à la nature, qui obéissent facilement aux suggestions de la chair et du sang, ne se tuent point pour un rêve. Ce n'est pas l'usage. Moi-même j'ai quelque doute sur ce point; mais je ne suis pas assez grand clerc pour en décider. Je crois ce qu'on me dit, surtout quand c'est bien dit. Et j'imagine que Gyp pourrait répondre: «Pourquoi voulez-vous que Liane soit morte d'amour? Elle s'est tuée de dégoût et parce que la vie, ce n'était donc que ça! Elle s'est condamnée parce qu'après ce qu'elle avait fait et subi, le bonheur seul pouvait l'absoudre et que le bonheur ne pouvait plus venir. Enfin, elle avait un infini besoin de repos. C'était une Bretonne; elle aimait la mort.»
Je crois que Gyp parlerait ainsi pour expliquer cette sotte et tragique aventure. En effet, Liane était Bretonne, c'est-à-dire qu'elle avait l'âme grande, abandonnée et simple. Comme elle aimait beaucoup Dieu, elle s'arrangea un pieux suicide. Tout le temps qu'avait duré sa passionnette, elle avait mis Dieu dans les affaires de son coeur. À Sainte-Anne d'Auray, elle avait fait une neuvaine pour que M. de Guibray l'aimât. À Paris, dans les jours désolés d'une séparation sans souvenirs, elle allait chaque matin à Saint-Roch brûler un cierge. Elle est agréable à Dieu, pensait-elle, «cette jolie colonne blanche, élégante comme une tige de lis, qui se consume silencieusement en élevant vers le ciel sa flamme claire». Le matin du jour qu'elle avait choisi pour mourir, elle fit allumer tous les cierges que pouvait contenir sur ses pointes aiguës l'if de la chapelle. Un moment, elle les regarda brûler, puis elle rentra chez elle, se vêtit de sa plus belle robe et, ayant bu une fiole de morphine, elle se coucha sur son lit et, pleine d'espoir en Dieu, s'endormit du dernier sommeil. Ce n'était peut-être pas très logique. Un théologien verrait bien vite que Liane raisonnait mal. C'est que Liane n'était pas théologienne et qu'elle n'avait aucune idée d'un Dieu tout à fait régulier. On a remarqué que, depuis les temps les plus reculés, les dieux des femmes ne sont point dogmatiques et qu'ils ont une inépuisable indulgence pour les faiblesses du coeur et des sens. Et pendant que Liane était étendue toute blanche sur son lit, la pâle et chaste flamme, nourrie de cire d'abeilles, montait dans l'église vers le dieu qui doit à cette femme la part d'amour et de bonheur qu'elle n'a point eue en cette terre.
Voilà l'histoire de Liane. Je l'ai gâtée en la contant. Il fallait n'y pas toucher, n'en altérer en rien la charmante simplicité. J'ai montré une fois de plus que les scoliastes ne devraient point griffonner en marge des livres d'amour. Mais les scoliastes sont incorrigibles; il faut qu'ils barbouillent de leur prose les plus touchantes histoires. Si, du moins, j'avais pu vous donner quelque idée du charme de Passionnette. On sait que ce petit nom de Gyp est le pseudonyme d'une arrière-petite-nièce du grand Mirabeau, madame la comtesse de Martel-Janville, qui nous a accoutumés à des dialogues d'une ironie légère et sûre, où la vie mondaine se peint d'elle-même dans sa brillante frivolité. J'ai médité naguère en moraliste, quelques-uns de ces sveltes chefs-d'oeuvre d'esprit, de finesse et de gaieté. Passionnette nous révèle un aspect nouveau du talent de cet écrivain, et nous savons aujourd'hui que Gyp est un conteur vrai, délicat et touchant. Et puis il court dans ce petit livre un souffle de générosité et de courage; il y règne une sensibilité profonde et contenue; on y sent une bonne foi, une franchise qui, s'alliant étrangement à l'inconscience la plus féminine, inspirent une sorte très rare d'admiration et de sympathie.
J.-J. WEISS
Sa destinée fut diverse comme son âme. Les contrariétés de son esprit gênèrent sa fortune. Doué d'une intelligence toute spéculative, il nourrit les ambitions d'un homme d'État. Il se croyait formé pour les affaires, et, en vérité, ce qui le tentait, c'était le roman des affaires. S'il avait écrit ses mémoires, la littérature française posséderait un grand chef-d'oeuvre de plus et l'on s'émerveillerait de voir dans notre démocratie un Retz universitaire, un Saint-Simon plébéien.
Jean-Jacques Weiss naquit à Bayonne, dans la caserne, sous les plis du drapeau blanc qui devait trois ans plus tard faire place aux trois couleurs. Sa mère rêva pour lui, sur son berceau, le hausse-col du capitaine. Son père, musicien gagiste dans un régiment de ligne, le fit inscrire au corps comme enfant de troupe, et jusqu'à l'âge de douze ans, il mena, de garnison en garnison, une vie saine et pittoresque. Cinquante ans plus tard, sous le pressentiment de sa mort prochaine, se rappelant son enfance, il en a fait la peinture la plus fraîche et la plus vive:
J'ai toujours devant l'esprit, a-t-il dit, ma petite chambre du grand quartier à Givet, entre le roc abrupt de Charlemont et la Meuse au flot âpre; le fort Saint-Jean, où le mugissement de la vague berçait mes nuits; Vincennes, de qui le donjon, aux rayons d'une pleine lune de juin, me versait la mélancolie des siècles. Un beau jour, le sapeur de planton chez le colonel arrivait à la caserne avec un pli cacheté pour l'adjudant-major de service: «Faisons les sacs, disait-il, nous partons dans dix jours». Chaque année me découvrait un nouveau coin de la France et me livrait une nouvelle impression de ce pays multiple, bien plus divers en son unité artificielle que l'Allemagne aux trente-six États. Nous étions dans les monts du Jura; en route pour la Durance et la fontaine de Vaucluse! La soif de voir et de regarder était chez moi inextinguible. À trois heures et demie du matin, le tambour, par les rues, battait la marche du régiment; la colonne de marche se formait sur la place principale du lieu; je prenais rang à l'arrière-garde; quand les jambes me manquaient, ce qui n'était pas fréquent, je me hissais parmi les bagages sur la charrette louée jusqu'à l'étape prochaine par le bataillon; et devant moi défilait la France, monts et vallons, fleuves et ruisseaux, sombres châteaux crénelés des temps lointains et riantes villas bâties de la veille.
Victor Hugo, lui aussi, fut, dans son enfance, pupille d'un régiment, et il a pu dire:
Moi qui fus un soldat quand j'étais un enfant.
Immatriculé par son père, alors colonel, sur les contrôles de Royal-Corse, créé en 1806 dans le royaume de Naples pour aider Joseph à combattre les partisans de la Pouille et des Calabres, il parcourut de ses petites jambes, au pas militaire, les routes d'Italie, d'Espagne et de France et vit une suite infinie de paysages qui devaient rester peints dans ses yeux, les plus puissants du monde.
     Avec nos camps vainqueurs, dans l'Europe asservie
     J'errai, je parcourus la terre avant la vie.
Voilà les premières sources où s'alimenta le génie de Victor Hugo. J.-J. Weiss tira aussi le meilleur profit de ces belles promenades qu'il faisait d'un bout de la France à l'autre, quand la patrie, en bonne mère, le nourrissait de pain noir et d'air pur. Il y prit un sens large de la nature, le goût de la chose vivante et de la chose humaine, l'intelligence et l'amour de la terre natale. Pour les enfants bien doués, il n'est pas d'école qui vaille l'école buissonnière. Car les buissons des routes, la fumée des toits et les champs et les villes, et le ciel ou riant ou sombre, révèlent aux âmes naissantes qui s'entr'ouvrent des secrets plus précieux mille fois que ceux qui sont éclaircis dans les livres. Et l'école buissonnière devient de tout point excellente quand la discipline militaire en tempère la fantaisie.
Il ne faut pas croire aussi que J.-J. Weiss n'ait lu, jusqu'à l'âge de onze ans, que dans les feuilles des arbres et dans les nuages du ciel. Il y avait dans le fourgon, à côté des instruments du musicien gagiste, quelques volumes dépareillés dont l'enfant faisait ses délices. C'étaient les fables de Florian, avec les deux idylles de Ruth et de Tobie, le Télémaque, Robinson, les histoires de Rollin et l'Odyssée, si amusante et si facile dans les vieilles traductions. On le voit, le choix était bon, et le pupille du régiment trouvait dans cette petite bibliothèque de campagne tout le romanesque ingénu et toute la raison ornée qu'il était en état de comprendre.
Et puis parfois, dans les villes de garnison, il allait au théâtre et voyait jouer quelque drame bien sombre ou un joli vaudeville du répertoire de Madame. Si bien qu'étant entré à douze ans au collège de Dijon, il brûla deux classes en dix mois et devint tout de suite un humaniste excellent.
En même temps qu'il étudiait Homère et Virgile, il apprenait à danser. La chose est en elle-même de peu de conséquence, et je n'ai entendu dire à aucun de ceux qui ont connu J.-J. Weiss qu'il se soit poussé dans le monde par son art à conduire le cotillon. Il convenait lui-même de bonne grâce que ses leçons de danse lui avaient fort peu profité et qu'il n'était point un Bassompierre. Il le regrettait peut-être un peu dans le fond de son coeur, car, tout négligé qu'il était dans ses habits, il s'entendait aux grandes élégances, ayant beaucoup fréquenté les cours avec madame de Motteville, Saint-Simon, madame de Caylus et madame de Staël. Quoiqu'il en soit, je ne dirais rien de son maître à danser, s'il n'avait rendu le bonhomme immortel en une page qu'on ne trouve dans aucun de ses livres et qui est un chef-d'oeuvre d'esprit, de sens et de bon langage. Donc c'était en l'an 1839, le jeune Weiss prenait des leçons de danse et de maintien d'un vieux Dijonnais, nommé Mercier, professeur de la bonne école et classique s'il en fut jamais. On me saura gré, pour le surplus, de citer littéralement:
Il [Mercier] jouait lui-même sur le violon les pas qu'il nous faisait danser. On enfilait la rue Condé qui est l'artère centrale de Dijon; on tournait à gauche, en venant de la place d'Armes, dans une petite rue sombre; on traversait une boutique, on descendait trois marches, et c'était là. Là, dans une arrière-salle éclairée en plein jour par de fumeux quinquets, trônait le père Mercier, professeur de violon, de danse, de maintien et de salut à la française, célèbre dans Dijon par lui-même et par son fils, un grand violoniste, qui aurait acquis une gloire européenne, s'il avait consenti à échanger le séjour de sa ville natale, qu'il aimait autant qu'elle est aimable, contre le séjour de Paris qu'il n'aimait pas. La figure du père Mercier respirait la sérénité rébarbative d'un digne homme qui a vécu cinquante ans sous l'oeil de ses concitoyens, sans qu'aucun d'eux puisse lui reprocher d'avoir manqué une seule fois aux bons principes ni sur la danse, ni sur le violon, ni autrement. En matière de danse, surtout, ses principes étaient terribles. En voilà un qui pouvait se vanter de ne pas concevoir la danse comme un amusement! J'avais déjà lu dans les livres que cet art est un art amollissant. Les auteurs inconsidérés qui donnaient des définitions pareilles n'avaient jamais pioché les cinq positions, les battements et les pliés sous le père Mercier, au mois de juillet, par trente degrés de chaleur.
Un jour qu'il me tenait dans la cinquième position—croiser les deux pieds de manière que la pointe de l'un et le talon de l'autre se correspondent—j'osai lui dire que je ne comprenais pas bien les avantages de cette position, peu habituelle dans le monde et pas mal gênante, et je poussai la hardiesse jusqu'à lui demander quand est-ce qu'il m'apprendrait enfin la valse? Si vous aviez vu sa surprise et sa suffocation! Il posa d'abord ses lunettes, puis son violon; il me regarda en silence avec sévérité; quand il jugea que j'étais suffisamment couvert de confusion, il me tint ce discours féroce: «Jeune homme, respectez mon âge. Je n'enseigne pas le bastringue. Votre honoré père peut vous ôter de mon cours quand il lui plaira. Tant que vous y resterez par sa volonté, retenez bien mes deux principes. Primo, la grande maxime, en quelque art que ce soit, est de ne jamais adoucir les difficultés de la chose au commençant. Secundo, qu'est-ce que M. Maîtrejean vous enseigne au collège royal? Des langues que vous ne parlerez jamais. Eh bien! donc, ici, vous n'apprendrez que des pas qui ne se dansent plus, le menuet, la gavotte, l'anglaise, etc.» Et se rengorgeant: «Je suis professeur de danses mortes!» Je rattrapai tant bien que mal la cinquième position.
Et, faisant, au déclin de sa vie, ce retour vers le caveau du père Mercier, J.-J. Weiss déclarait que le professeur de danses mortes était dans la bonne doctrine et que son élève le tenait pour obligé de ses fortes leçons. «Il est évident, disait-il, qu'il n'a pas réussi à me communiquer l'élégance d'Alcibiade. J'ai cependant une petite idée que je n'ai pas perdu ma peine avec les cinq positions. Je dois au père Mercier le besoin et le sentiment de l'agilité dans le style.» Au temps du père Mercier, J.-J. Weiss, à Dijon, partageait son admiration entre Homère, Théocrite, Virgile et Paul de Kock, qu'il lisait d'une âme légère et innocente. Ces bigarrures de sentiment et de goût sont ordinaires à la jeunesse. Mais elles étaient si naturelles à J.-J. Weiss, qu'il en resta quelque peu arlequiné jusqu'à la fin. La Laitière de Montfermeil lui rappela toujours les Syracusaines de Théocrite. Et il était déjà vieux quand il écrivait: «Je ne puis prononcer le nom de Paul de Kock, sans évoquer un essaim de Nausicaas au lavoir et de Galathées fuyant à âne vers les saules!»
De tels rapprochements peuvent choquer un froid esthète! Mais peut-être serait-on mieux avisé de s'y plaire comme aux jeux d'un esprit aimable et aux fantaisies d'une intelligence merveilleusement agile. J.-J. Weiss termina ses études à Paris, au collège Louis-le-Grand. À vrai dire, il fréquentait les théâtres avec autant d'assiduité que les classes. On a son témoignage sur ce point: «J'ai fait mes classes moitié à Louis-le-Grand, moitié à Feydeau et à l'Odéon.» Quand il n'avait pas mieux, il avait le Petit-Lazari, où le parterre coûtait cinq sous. Par cette raison et pour beaucoup d'autres, il remporta le prix d'honneur en philosophie. Après quoi il entra à l'École normale et fit partie de la promotion orageuse de 1847. Paris, ses théâtres, ses clubs, ses pavés soulevés par l'émeute, ses cabinets de lecture, ses cafés politiques et littéraires, les promenades dans le jardin du Luxembourg, sous les platanes, les jeunes conversations devant le Velléda de la Pépinière, les longs espoirs, les grandes ambitions, les ardeurs, le bruit, il fallut quitter tout cela pour le silence de la province, pour la vie étroite et monotone du professeur. J.-J. Weiss fut envoyé au lycée de La Rochelle, où il fit la classe d'histoire.
Aux ennuis du métier s'ajoutaient alors les dégoûts dont l'Université, qu'avaient abattue la loi du 15 mars 1850 et le décret du 19 mars 1852, était abreuvée par une administration jalouse, haineuse et dure. On sait que le ministère Fortoul a laissé dans la mémoire des vieux universitaires un pénible souvenir. En 1855, l'inspecteur d'académie ayant adressé aux professeurs du lycée de La Rochelle une circulaire rédigée de telle sorte qu'ils en furent offensés, J.-J. Weiss répondit, au nom de ses collègues, par une lettre qui valut au signataire sa mise en non-disponibilité immédiate. Mais cette disgrâce fut courte et se termina heureusement. L'année suivante, J.-J. Weiss remplaçait Prévost-Paradol comme professeur de littérature française à la Faculté d'Aix. Il y passa un an, l'année la plus délicieuse peut-être de toute sa vie. Il en garda toujours un souvenir charmé.
La ville d'Aix en 1857, a-t-il dit, n'était plus qu'un mausolée du XVIIe et du XVIIIe siècle. En sa contexture lapidaire, le mausolée avait tout à fait grand air; sous le soleil éternel et le ciel bleu inaltérable dont ils étaient baignés, les édifices, les palais et les hôtels des grands seigneurs d'antan, les promenades, les fontaines disaient magnifiquement l'élégance, la sobriété, la simplicité et la grâce, qualités essentielles des temps où la ville, qu'on ne voyait plus maintenant qu'à l'état amorti et sous quelque moisissure, avait été reluisante de nouveauté et de vie… Vers 1855, dans le coin reculé et isolé du pays de France, palpitait encore, au fond des esprits, un peu de pure France classique. Je serais bien embarrassé aujourd'hui de définir au juste ce que j'entends par classique. À la Faculté d'Aix, et sous ce climat particulier, sec et limpide, je n'étais pas embarrassé de le sentir. Un cours de faculté, un cours d'éloquence et de poésie… n'est possible, il n'échappe à l'ennui de la trivialité vide, il n'a de substance et de prix que s'il est l'oeuvre commune de l'auditoire et du maître…
Mon auditoire d'Aix-en-Provence m'a rendu pour toujours classique. C'était environ deux cents personnes de tout âge, depuis seize ans jusqu'à soixante, la plupart de condition moyenne, un fonds d'étudiants…, des conseillers à la cour et des magistrats de tout grade, des intendants et des officiers d'intendance…, un certain nombre de femmes… Tout cela formait un auditoire attentif et redoutable, en qui la nourriture était riche et solide, dont le goût surgissait par éclairs, prompt et fin. Le jeudi, vers quatre heures de l'après-midi, je traversais le Cours, principale artère de la ville, pour me rendre au coin retiré et silencieux où s'abritait la salle des conférences de la Faculté. Le soleil dardait encore; ses rayons expiraient, mais violemment, et je pouvais quelquefois me demander si l'excès de la chaleur n'aurait pas retenu une partie de mon public. Mais ils étaient tous là, mes fidèles auditeurs, si appropriés aux choses dont j'allais les entretenir, si munis pour m'y approprier moi-même par toute la curiosité intelligente qui s'échappait de leurs physionomies! Au-dessus de nos têtes, entre eux et moi, une muse flottait, invisible et transparente sous son éther, semant le feu poétique qui allume les âmes et qui les transporte ou les tient au niveau des hauts et profonds poètes ou des poètes dégagés, qui nous met à l'unisson de leurs grandes paroles, de leurs jeux et de leurs ris, qui nous fait créer à nouveau les belles oeuvres dans le moment que nous les lisons, les sentons et les expliquons. Cet état d'esprit apparaissait alors libre et discipliné tout ensemble, cohérent, et, de plus, dans une réunion de deux cents personnes de toute condition et de tout âge, il n'est pas commun. Je ne me flattais pas de l'avoir éveillé… Il était le produit d'un esprit plus général créé et entretenu par l'éducation qu'avait donnée pendant quarante ans l'Université aux enfants des classes aisées ou cultivées de la nation, aux enfants de tous ceux qui cherchaient à s'élever vers l'aisance ou la culture par le travail continu et l'épargne acharnée.
Ce cours dans lequel J.-J. Weiss traita de la comédie en France eut un vif succès. Je n'imagine pas ce que pouvait être la parole du jeune professeur, car il est impossible de la retrouver dans la conversation attristée, voilée, mais éclatante encore, du vieillard que j'ai eu deux ou trois fois l'honneur d'entendre dans l'intimité. Du moins, on peut juger de l'originalité solide et brillante de ses idées par les débris de ce cours qui ont été recueillis dans le livre intitulé: Essai sur l'histoire de la littérature française. J.-J. Weiss s'y montre infiniment ingénieux, varié, neuf, abondant en vues profondes et vives. Il alla, l'année suivante, professer à la Faculté de Dijon. Puis il renonça à l'enseignement. Il était dans sa destinée d'être tout en fusées. M. Bertin lui ayant offert la rédaction du bulletin politique des Débats, Weiss accepta et le professeur devint journaliste. Dès lors il ne m'appartient plus, ou du moins il ne m'appartient que dans les intervalles où, brusquement, il sort de la politique pour rentrer dans les lettres qui l'ont à demi consolé des chagrins et des mécomptes de la vie publique.
Je rappellerai seulement, pour ne pas briser tout à fait la chaîne des faits, que, fondateur, avec M. Hervé, du Journal de Paris, en décembre 1868, il fut condamné par la 6e chambre pour manoeuvres à l'intérieur, à l'occasion de la souscription Baudin, dont il avait été un des promoteurs. Il se défendit lui-même et, dans une plaidoirie sobre et forte, il rappela que Cremutius Cordus avait été accusé de lèse-majesté, sur l'ordre de Tibère, pour avoir écrit une apologie de Brutus et de Cassius. Le mouvement parut beau. Il l'était en effet. C'était le temps où Rogeard écrivait les Propos de Labienus; c'était le temps des derniers humanistes français. Notre génération est séparée de la leur par un abîme. Un an après, par un de ces coups brusques plus fréquents sous les gouvernements absolus que sous les républiques, le condamné de la 6e chambre, rallié à l'empire, entra aux affaires avec le cabinet Ollivier et fut nommé secrétaire général du ministère des beaux-arts, puis conseiller d'État en service ordinaire hors section. Six mois plus tard l'empire s'écroulait, emportant, parmi d'incalculables ruines, la fortune politique de J.-J. Weiss. Cet homme de tant d'esprit n'avait pas le sens de l'à-propos. Sa grande erreur fut de croire qu'il était apte aux affaires parce qu'il avait la curiosité et la pénétration de l'histoire. L'intelligence de l'historien est divergente et rayonne largement. Celle du politique, tout au contraire, est convergente et réunit ses feux sur le point convenable. Or, jamais intelligence ne fut plus divergente que celle de J.-J. Weiss. Après la guerre de 1870, il était, au dedans de lui-même et à lui seul, aussi divisé sur une restauration monarchique que toute la majorité de l'Assemblée. C'est pourquoi, sans doute, l'Assemblée le replaça en 1873, au conseil d'État dont il fut exclu presque aussitôt. Quand il forma le ministère du 14 novembre 1881, Gambetta appela J.-J. Weiss aux fonctions de directeur politique et des archives au ministère des affaires étrangères. Mais à la chute du grand ministère il dut donner sa démission. Je n'ai pas à juger, je le répète, le personnage politique que fit J.-J. Weiss. Je n'ai pas même à dire que, dans sa mouvante fortune, il resta toujours un parfait honnête homme: personne n'en a jamais douté. Précipité de ses ambitions et de ses illusions, à cinquante-cinq ans, il redevint journaliste littéraire et, par son talent, il honora grandement notre profession. Il aimait les lettres, les lettres, disait-il, «entretien innocent des heures, délices et noblesse de la vie»! et les lettres du moins n'ont pas trahi son amour. À cinquante-cinq ans il retrouva en elles la jeunesse et la force. Ses feuilletons dramatiques, des Débats sont de merveilleux ouvrages, remplis de sens et d'agrément.
Ainsi que M. Taine, J.-J. Weiss conçut la critique littéraire comme une des formes de l'histoire. Il comprit que le grand intérêt d'une oeuvre d'art, poème, roman ou comédie, est de nous faire comprendre, sentir, goûter délicieusement la vie avec le goût particulier qu'elle avait au temps où cette oeuvre fut conçue et dans la société dont elle est l'expression la plus subtile, et qu'enfin il n'est pas de monument plus précieux des moeurs d'autrefois, pas de témoignages plus sûrs des vieux états d'âme que tel conte ou telle chanson, à les bien entendre. Dans cette voie où M. Taine s'avança avec une lente et sûre méthode, J.-J. Weiss ne fit jamais que de folles et toujours heureuses échappées. Il avait l'esprit vagabond et se plaisait à courir à l'aventure. À l'aventure, il découvrit maintes fois les transformations du peuple français dans les divers types littéraires que ce peuple a créés. J'avoue que sa critique me plaît encore et surtout pour ce qu'elle a d'enthousiaste et d'amoureux. J.-J. Weiss adorait cet esprit français dont il avait, à son insu, plus que sa part. Et sa grande connaissance de la littérature allemande lui faisait mieux juger combien cet esprit est rare, original, unique. De l'esprit français il aimait l'exactitude. Il disait excellemment: «La justesse toute seule est aussi du génie». Il aimait, il prisait dans l'esprit français le talent d'analyse, l'art de décomposer les sentiments et les idées, la science profonde du coeur humain, la science délicate de la vie et du jeu des passions. Il aimait l'esprit français pour sa politesse, pour ses façons honnêtes, pour sa grâce facile. Il adorait le génie français jusque dans les petits poètes du XVIIIe siècle. «Ce n'est, disait-il, qu'un filet d'eau, mais qu'il est limpide! c'est une source qui tiendrait dans le creux de votre main, mais qu'elle a de fraîcheur!» Sans doute il n'avait pas de mesure dans ses admirations. C'était un berger du Ménale qui, grisé de cytises et de sureaux en fleurs, oubliait de compter ses troupeaux.
Qu'importe! le goût trouvait toujours son compte à ses fautes de goût. Et puis il pouvait bien se plaire çà et là à quelque oeuvre un peu pâle et maigre qu'il nourrissait et colorait merveilleusement dans son imagination!
Il avait l'âme si pittoresque! Que n'a-t-il donc écrit ses Mémoires!… J'y reviens; c'est mon regret cuisant. Mais après tout, ses Mémoires, il les a écrits par fragments au hasard de mille articles épars dans les journaux et qu'il faudra réunir.
MADAME DE LA FAYETTE[28]
Il y a trois ans environ, nous avons eu lieu de parler de la Princesse de Clèves[29]. Le lecteur nous permettra de l'entretenir encore une fois de madame de La Fayette. Le sujet est aimable et l'occasion est belle. En effet, M. le comte d'Haussonville vient de publier, dans la Collection des grands écrivains, une étude élégante et judicieuse sur madame de La Fayette, et, par une rare fortune, il a découvert des sources inconnues qui, bien employées, donnent à son ouvrage l'intérêt de la nouveauté. Ces sources sont: 1° Des lettres de madame de La Fayette à Ménage, qui, déjà signalées par Victor Cousin dans son introduction à la Jeunesse de madame de Longueville, sont actuellement aux mains des héritiers de M. Feuillet de Conches. On sait que les documents provenant du cabinet de M. Feuillet de Conches ne doivent pas être acceptés sans examen. Mais ces lettres de madame de La Fayette, qui proviennent de la vente Tarbé, sont d'une authenticité non douteuse; 2° les papiers de l'abbé, fils aîné de madame de La Fayette, conservés aujourd'hui dans le trésor du duc de la Trémoïlle. Ce sont des inventaires, des contrats, des papiers d'affaires. M. d'Haussonville les a examinés avec un intérêt auquel se mêlait une sorte d'émotion que comprendront tous ceux qui se sont plu à évoquer dans la poussière des archives quelques figures du passé.
«Leur sécheresse, dit-il, et leur aridité même donnent, en effet, une vie singulière aux personnages qu'ils concernent, en nous les montrant mêlés, comme nous, aux incidents vulgaires de la vie… Personne, je crois, ne les avait maniés avant moi, car sur plus d'une page la poudre était encore collée à l'encre. Ce n'est pas sans regrets que je l'ai fait tomber et que j'ai ajouté une destruction de plus à toutes celles qui sont l'ouvrage de la vie.»
Culte charmant du souvenir! Aussi bien M. d'Haussonville a fait dans le trésor de M. de la Trémoïlle des découvertes fort intéressantes et tout à fait inattendues sur la vie domestique de madame de La Fayette. On savait que Marie-Madeleine de la Vergne épousa, à l'âge de vingt-trois ans, en 1655, Jean-François Motier de La Fayette, qui descendait d'une très ancienne famille d'Auvergne. On avait quelque raison de croire que ce gentilhomme n'avait pas été beaucoup aimé, et qu'aussi il n'était pas très aimable. S'il faut en croire une chanson du temps, à la première entrevue avec mademoiselle de la Vergne, il ne souffla mot et fut agréé tout de même.
     La belle consultée
     Sur son futur époux,
     Dit dans cette assemblée
     Qu'il paraissait si doux
     Et d'un air fort honnête,
     Quoique peut-être bête.
     Mais qu'après tout, pour elle, un tel mari
     Était un bon parti.
Mademoiselle de la Vergne, avec beaucoup d'esprit et tout le latin que lui avait enseigné Ménage, n'était pas d'un établissement facile. Son bien était petit. Elle avait perdu son père. Sa mère, fort écervelée et quelque peu intrigante, n'avait pas une très bonne réputation. Elle n'avait pas su garder sa fille à l'abri de la médisance. D'ailleurs, elle venait de se remarier. Marie-Madeleine, qui était raisonnable, fit un mariage de raison, et s'en alla tranquillement en Auvergne.
Dans une lettre qui date des premières années du mariage, elle fait part à son maître, Gilles Ménage, du genre de vie qu'elle mène en province et du paisible contentement qu'elle y goûte. Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. d'Haussonville. Il faut la citer tout entière:
Depuis que je vous ait écrit, j'ai toujours été hors de chez moi à faire des visites. M. de Bayard en a été une et quand je vous dirais les autres vous n'en seriez pas plus savant. Ce sont gens que vous avez le bonheur de ne pas connaître et que j'ai le malheur d'avoir pour voisins. Cependant je dois avouer à la honte de ma délicatesse que je ne m'ennuie pas avec ces gens-là, quoique je ne m'y divertisse guère; mais j'ai pris un certain chemin de leur parler des choses qu'ils savent, qui m'empêche de m'ennuyer. Il est vrai aussi que nous avons des hommes dans ce voisinage qui ont bien de l'esprit pour des gens de province. Les femmes n'y sont pas, à beaucoup près, si raisonnables, mais aussi elles ne font guère de visites; par conséquent on n'en est pas incommodé. Pour moi, j'aime bien mieux ne voir guère de gens que d'en voir de fâcheux, et la solitude que je trouve ici m'est plutôt agréable qu'ennuyeuse. Le soin que je prends de ma maison m'occupe et me divertit fort: et comme d'ailleurs je n'ai point de chagrins, que mon époux m'adore, que je l'aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous assure que la vie que je mène est fort heureuse et que je ne demande à Dieu que la continuation. Quand on croit être heureuse, vous savez que cela suffit pour l'être; et comme je suis persuadée que je le suis, je vis plus contente que ne le sont peut-être toutes les reines de l'Europe.
La jeune femme laisse assez entendre que le bonheur si pâle qu'elle goûte est le pur effet de sa raison. Elle s'en félicite comme de son ouvrage. On sent bien que ce mari qui «l'adore» n'y est pour rien et que «si elle l'aime fort», c'est avec résignation et parce qu'elle est une personne tout à fait raisonnable. M. de La Fayette vivait sur ses terres de Naddes et d'Espinasse. «Il paraît avoir été assez processif, dit M. d'Haussonville, à en juger par d'assez nombreuses difficultés qu'il eut avec ses voisins.»
Après quelques années de mariage, nous retrouvons la comtesse de La Fayette à la cour de Madame et dans ce petit hôtel de la rue de Vaugirard, en face du Petit-Luxembourg, où il y avait un jardin avec un jet d'eau et un petit cabinet couvert. «C'était, dit madame de Sévigné, le plus joli lieu du monde pour respirer à Paris». M. de la Rochefoucauld y venait tous les jours.
De M. de La Fayette, point de nouvelles. Madame de Sévigné n'en dit mot. Tous les biographes en ont conclu qu'il était mort, et c'était l'opinion unanime que madame de La Fayette était devenue veuve après quelques années de mariage. Or, il n'en est rien. M. de La Fayette était vivant et vivait sur ses terres. Il survécut de trois ans à M. de la Rochefoucauld mort en 1680. M. d'Haussonville (qui de nous n'enviera son bonheur?) a trouvé dans les archives du comte de la Trémoïlle un acte établissant que François Motier, comte de La Fayette, décéda le 26 juin 1683. Madame de La Fayette fut en réalité mariée pendant vingt-huit ans, et elle n'était pas veuve quand elle souffrait les assiduités du duc. Madame de Sévigné ne s'en scandalisait nullement. M. d'Haussonville se montrerait plus sévère. Il ne cache point que madame de La Fayette lui plairait moins si elle avait trahi la foi jadis promise à l'excellent gentilhomme qui chassait dans les forêts d'Auvergne pendant qu'elle écrivait des romans à Paris dans le petit cabinet couvert. Il la veut toute pure. Heureusement qu'il est sûr que sa liaison avec M. de la Rochefoucauld fut innocente. Elle aima le duc; elle en fut aimée; mais elle lui résista. Il le veut ainsi. Au fond, il n'en sait rien. Je n'en sais pas davantage, et, si je le contredisais, j'aurais pour moi la vraisemblance. Mais la politesse resterait de son côté et ce serait pour moi un grand désavantage. Aussi je veux tout ce qu'il veut. Mais je confesse qu'il me faut pour cela faire un grand effort sur ma raison. Madame de La Fayette avait vingt-cinq ans, le duc en avait quarante-six. On se demandera comment, de l'humeur qu'il était, elle put l'attacher sans se donner à lui. Il ne vivait que pour elle, et près d'elle. Il ne la quittait pas. Cela donne à penser, quoi qu'on veuille. M. d'Haussonville ne croit pas lui-même à la continence volontaire de M. de la Rochefoucauld, et je doute, malgré moi, de la piété de madame de La Fayette. L'âme de cette charmante femme lui semble limpide. J'ai beau m'appliquer à la comprendre, elle reste pour moi tout à fait obscure.
À mon sens, cette personne «vraie» était impénétrable. Prude, dévote et bien en cour, je la soupçonnerais presque d'avoir douté de la vertu, peu cru en Dieu, et, ce qui est plus étonnant pour l'époque, haï le roi. Ses plus intimes amis ne l'ont point connue. Ils la croyaient indolente. Elle-même se disait baignée de paresse, et elle menait les affaires avec une ardeur infatigable. Je ne lui en fais point un reproche; mais je ne crois pas que jamais femme fût plus secrète.
Le livre de M. d'Haussonville est précieux pour la biographie de madame de La Fayette. Ce n'est pas son seul mérite. On y trouve une étude judicieuse des oeuvres de cette illustre dame. M. d'Haussonville estime à sa valeur la délicate histoire d'Henriette. Il ne goûte qu'à demi Zaïde, histoire espagnole où l'on rencontre des enlèvements, des pirates, des solitudes affreuses, et où de parfaits amants soupirent dans des palais ornés de peintures allégoriques. Et il garde très justement le meilleur de son admiration pour la Princesse de Clèves.
Avec la Princesse de Clèves, qui parut en 1678, madame de La Fayette entrait harmonieusement dans le concert des classiques, à la suite de Molière et de la Fontaine, de Boileau et de Racine.
Mais il faut bien prendre garde que, si la Princesse de Clèves atteste par l'élégant naturel du style et de la pensée que Racine est venu, madame de La Fayette n'en appartient pas moins, par l'esprit même de son oeuvre, à la génération de la Fronde, et à cette jeunesse nourrie de Corneille. Elle demeure héroïque dans sa simplicité et garde de la vie un idéal superbe. Par le fond même de son caractère son héroïne est, comme Émilie, une «adorable furie», furie de la pudeur, sans doute; mais je distingue dans sa chevelure blonde quelques têtes de serpent.
Madame de Clèves, la plus belle personne de la cour, est aimée de M. de Nemours, l'homme «le mieux fait» de tout le royaume. M. de Nemours, qui avait jusque-là montré dans de nombreuses galanteries une audace heureuse, devient timide dès qu'il est amoureux. Il cache sa passion; mais madame de Clèves la devine et, bien involontairement, la partage. Pour se fortifier contre le péril où son coeur l'entraîne, elle ne craint pas d'avouer à son mari qu'elle aime M. de Nemours, qu'elle le craint et se craint elle-même. Celui-ci la rassure d'abord. Mais par l'effet d'une imprudence et d'une indiscrétion du duc de Nemours, il se croit trahi et meurt de chagrin.
Ce qu'il y a de plus original dans la conduite de madame de Clèves, c'est sans doute cet aveu qu'elle fait à son mari d'un amour qui n'est pas pour lui. Sa vertu s'y montre, mais à considérer la simple humanité, elle n'a pas lieu, il faut bien le reconnaître, de s'en féliciter beaucoup. Cet aveu est la première cause de la mort de M. de Clèves. Si elle n'avait point parlé, M. de Clèves ne serait pas mort; il aurait vécu tranquille, heureux dans une douce illusion. Mais il fallait être vraie à tout prix. Ce fut aussi l'avis d'une dame célèbre qui renouvela cent ans plus tard cette scène d'aveux. Madame Roland éprouva sur les quarante ans ce qu'elle appelle, en fille de Rousseau et de la nature, «les vives affections d'une âme forte commandant à un corps robuste». L'homme qu'elle aimait avait comme elle un sentiment exalté du devoir. C'était le député Buzot. Ils s'aimèrent sans être l'un à l'autre. Madame Roland avait un mari plus âgé qu'elle de vingt ans, honnête homme, mais caduc et décrépit. Elle crut devoir, à l'exemple de madame de Clèves, avouer à ce bonhomme qu'elle sentait de l'amour pour un autre que lui. L'aveu fait à un mari si amorti ne pouvait tourner au tragique, et, à cet égard, madame Roland semblera peut-être moins imprudente que madame de Clèves. Pourtant les effets en furent lamentables. «Mon mari, dit-elle dans ses Mémoires, excessivement sensible et d'affection et d'amour-propre, n'a pu supporter l'idée de la moindre altération dans son empire. Son imagination s'est noircie; sa jalousie m'a irritée; le bonheur a fui loin de nous. Il m'adorait, je m'immolais à lui, et nous étions malheureux.»
Madame de Clèves n'eut pas, dans sa cruelle franchise, que je sache, d'autre imitatrice que madame Roland. Encore faut-il considérer qu'en agissant comme madame de Clèves madame Roland n'avait pas de si bonnes raisons. Madame de Clèves en se confiant à son mari lui demandait secours dans sa détresse. Elle implorait un appui. Madame Roland ne voulait qu'étaler sa passion avec sa vertu. Cela est moins admirable.
CHARLES LE GOFFIC[30]
M. Charles Le Goffic n'a pas encore vingt-huit ans révolus, et pourtant il touche par son origine au temps jadis; il naquit contemporain des vieux âges, car il vit le jour et fut nourri dans la petite ville de Lannion, qui était encore, il y a un quart de siècle, une ville du moyen âge. Il coula de longues heures à voir, sur les quais, les eaux paresseuses du Leguer caresser mollement les coques noires des cotres et des chasse-marée. Il mena ses premiers jeux dans les rues montueuses, à l'ombre de ces vieilles maisons aux poutres sculptées et peintes en rouge, aux murs que les ardoises revêtent comme d'une cotte d'armes azurée et sombre. Il courut sur le pont à dos d'âne et à éperons qui, près du moulin, ouvrait naguère encore la route de Plouaret. D'origine italienne par sa mère, l'enfant était, par Jean-François, son père, de vieille souche bretonne. Le Goffic veut dire, en celtique, petit forgeron. Jean-François Le Goffic était libraire à Lannion, mais c'était un libraire d'une espèce rare et singulière, c'était le libraire-éditeur des bardes. Dans ce pays, où, dit François-Marie Luzel, «le barde chante sur le seuil de sa porte», où, dit Émile Souvestre, «les couplets se répondent de roche en roche, où les vers voltigent dans l'air comme les insectes du soir, où le vent vous les fouette au visage par bouffées, avec les parfums du blé noir et du serpolet», Jean-François Le Goffic imprimait en têtes de clous les gwerz héroïques et les sônes gracieux, et sans doute il avait beaucoup à faire, étant l'éditeur attitré des disciples de Taliesin et de Hyvarnion, des modernes Kloers et de toute la confrérie du bon saint Hervé. M. Charles Maurras nous apprend que laïques et clercs, mendiants et lettrés, tous les jouglars du pays se réunissaient une fois l'an dans la maison de Jean-François à un banquet où l'on chantait toute la nuit sur vingt tonneaux de cidre défoncés. Conçu dans ces fêtes de la poésie populaire, Charles Le Goffic naquit poète. Par la suite, il étudia, il alla faire ses classes à Rennes et devint un monsieur. En bon Breton qu'il était, il eut un duel à dix-huit ans. Destiné au professorat, il vint achever ses études à Paris. Là, sur la montagne Sainte-Geneviève, il lui souvint des fêtes paternelles et des femmes de Lannion. Sous leur coiffe blanche et dans leur robe noire, les femmes de Lannion sont d'une exquise beauté. Leur teint pâle, leur démarche austère, le bandeau qui couvre à demi leurs cheveux les font ressemblera des nonnes; mais, brunes aux yeux bleus, elles ont aux lèvres un sourire mystérieux qui prend le coeur. Au sortir des études, Charles Le Goffic fit des vers, et ils parlaient d'amour, et cet amour était breton. Il était tout breton, puisque celle qui l'inspirait avait grandi dans la lande, et que celui qui l'éprouvait y mêlait du vague et le goût de la mort. Le poète nous apprend que sa bien-aimée, paysanne comme la Marie de Brizeux, avait dix-huit ans et se nommait Anne-Marie.
     Elle est née au pays de lande,
     À Lomikel, où débarqua,
     Dans une belle auge en mica,
     Monsieur saint Efflam, roi d'Irlande.
C'était, en effet, la coutume des vieux saints irlandais d'aborder la côte armoricaine dans une auge, et Charles Le Goffic devait connaître par le menu l'histoire de saint Efflam et de son épouse Énora, pour l'avoir vu jouer en mystère, dans son enfance, à la Saint-Michel, à Lannion.
     Elle est sous l'invocation
     De madame Marie et d'Anne,
     Lis de candeur, urnes de manne,
     Double vaisseau d'élection.
     Elle aura dix-huit ans le jour,
     Le jour de la fête votive
     Du bienheureux monsieur saint Yve,
     Patron des juges sans détour.
Or, la fête de saint Yves Hélouri tombe le 19 mai. Et le poète lui-même nous dit ailleurs que Anne-Marie est née «un joli dimanche de printemps» et que, selon l'usage, sainte Anne et la Vierge en personne se tenaient l'une au lit de la mère, l'autre sur le berceau de l'enfant.
Le poète ne nous a pas conté ses amours par le menu. Il nous apprend seulement qu'il a retrouvé sa payse à Paris, sauvage encore, naïvement jolie, ayant gardé sa grâce rustique, sa voix lente; mais, on peut le soupçonner, égarée et déchue.
     Hélas! tu n'es plus une paysanne:
     Le mal des cités a pâli ton front,
     Mais tu peux aller de Paimpol à Vanne,
     Les gens du pays te reconnaîtront.
     Car ton corps n'a point de grâces serviles,
     Tu n'as pas changé ton pas nonchalant,
     Et ta voix rebelle au parler des villes
     A gardé son timbre augural et lent.
     Et je ne sais quoi dans ton amour même,
     Un geste fuyant, des regards gênés,
     Évoque en mon coeur le pays que j'aime,
     Le pays très chaste où nous sommes nés.
Qu'est devenue Anne-Marie à Paris? Nous l'ignorons, et cela ne laisse pas de nous inquiéter. On ne peut s'empêcher de voir vaguement, dans l'ombre du soir, tourner sur la tête de la jeune Bretonne les ailes enflammées du Moulin-Rouge, tandis que l'étudiant rêveur lui arrange des triolets avec une infinie douceur d'âme:
     Puisque je sais que vous m'aimez,
     Je n'ai pas besoin d'autre chose.
     Mes maux seront bientôt calmés,
     Puisque je sais que vous m'aimez
     Et que j'aurai les yeux fermés
     Par vos doigts de lis et de rose.
     Puisque je sais que vous m'aimez,
     Je n'ai pas besoin d'autre chose.
     Je voudrais mourir à présent,
     Pour vous avoir près de ma couche,
     Allant, venant, riant, causant.
     Je voudrais mourir à présent,
     Pour sentir en agonisant
     Le souffle exquis de votre bouche.
     Je voudrais mourir à présent
     Pour vous avoir près de ma couche.
     Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
     Ou roses blanches de l'Écosse,
     Fleurs d'églantier, fleur de cédrat,
     Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
     Dites-moi les fleurs qu'il faudra,
     Les fleurs qu'il faut pour notre noce,
     Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
     Ou roses blanches de l'Écosse.
     Sur les lacs et dans les forêts.
     Pieds nus, la nuit, coûte que coûte,
     J'irai les cueillir tout exprès,
     Sur les lacs et dans les forêts.
     Hélas! et peut-être j'aurais
     Le bonheur de mourir en route.
     Sur les lacs et dans les forêts,
     Pieds nus, la nuit, coûte que coûte.
Le poète semble bien croire là que, si l'amour est bon, la mort est meilleure. Il est sincère, mais il se ravise presque aussitôt pour nous dire sur un ton leste avec Jean-Paul que «l'amour, comme les cailles, vient et s'en va aux temps chauds». Au reste, je n'essayerai pas de chercher l'ordre et la suite de ces petites pièces détachées qui composent l'Amour breton ni de rétablir le lien que le poète a volontairement rompu. C'est à dessein qu'il a mêlé l'ironie à la tendresse, la brutalité à l'idéalisme. Il a voulu qu'on devinât le joyeux garçon à côté du rêveur et le buveur auprès de l'amant. Il en est de l'amour breton, comme de ces fêtes que Jean-François donnait aux bardes bretons; on y conviait Viviane et Myrdinn, les enchanteurs et les fées, mais on y défonçait des foudres de cidre. Amour breton embarrassait déjà les commentateurs qui, comme Jules Tellier, vivaient dans l'intimité du poète. L'un d'eux ayant interrogé M. Quellien, qui est barde, en tira cette réponse précieuse: «Nous autres Bretons, nous aimons que dans un livre il y ait de l'âme. Pour ce qui est du coeur, nous nous en passons.» Pourtant il y a aussi du coeur dans Amour breton. On sent une vraie douleur, de vrais troubles, de vraies larmes dans le poème du Premier soir.
     Toi qui fuis à pas inquiets,
     Je t'avais pardonné ta faute.
     Pourquoi t'en vas-tu? Je croyais
     Qu'on devait vivre côte à côte.
     Ô nuits, ô douces nuits d'antan,
     Où sont nos haltes et nos courses;
     Le vieux saule près de l'étang,
     Et les genêts au bord des sources?
Mais, pour la bien sentir, il faudrait citer la pièce tout entière. Comme art, le poème de M. Le Goffic est rare, pur, achevé. «Ces vers, a dit M. Paul Bourget, donnent une impression unique de grâce triste et souffrante. Cela est à la fois très simple et très savant… Il n'y a que Gabriel Vicaire et lui à toucher certaines cordes de cet archet-là, celui d'un ménétrier de campagne qui serait un grand violoniste aussi.» On ne saurait mieux dire, et si, en effet, le jeune poète breton rappelle un autre poète, c'est celui de la Bresse, c'est Gabriel Vicaire et sa rusticité exquise.
M. Jules Simon, qui est resté Breton à Paris, au milieu de sa gloire, disait un jour bien joliment: «Je ne sors jamais de l'Opéra sans penser que je serais bien heureux d'entendre un air de biniou.»
Je ne suis pas Breton et je n'ai vu la Bretagne que dans ces promenades rapides et étonnées qui ressemblent à de beaux rêves. Mais en entendant le biniou de Le Goffic, je crois revoir la grève désolée, la fleur d'or de la lande, les chênes plantés dans le granit, la sombre verdure qui borde les rivières et sur les chemins bordés d'ajoncs, au pied des calvaires, des paysannes graves comme des religieuses.
ALBERT GLATIGNY
La petite ville de Lillebonne, doucement couchée dans sa verte vallée, avec ses ruines romaines et son château normand, ses filatures et ses blanchisseries, était toute pavoisée en l'honneur d'un de ses fils qui fut, de son vivant, comédien errant et rimeur très magnifique. Il se nommait Albert Glatigny.
Devant le buste qu'on venait de découvrir au bruit des fanfares, mademoiselle Nau récita des strophes qui furent très applaudies:
     Ô vagabond! frère des dieux,
     Qui, pour l'amour de la Chimère,
     Grimpas vingt ans la côte amère,
     Les pieds saignants, l'oeil radieux;…
     Poète errant ou bateleur
     À qui l'hôte ferme la porte,
     Tu dormais en plein champ? Qu'importe
     Lorsque la luzerne est en fleur!…
     Tu buvais l'eau des sources vives,
     Tu t'attablais aux noisetiers;
     Maigre festin; mais vous étiez,
     La fauvette et toi, les convives.
     Si, rousse et rouge, te bouda
     La maritorne de l'auberge,
     Tu voyais en leur neige vierge
     Les trois déesses de l'Ida!…
C'est Catulle Mendés qui invoquait avec ce lyrisme fraternel le poète dont il fut le confrère et l'ami au temps ancien du Parnasse et des parnassiens.
Albert Glatigny n'est mort que depuis dix-huit ans, mais son existence semble reculée dans un passé profond, et il semble plus proche de Destin et de l'Étoile que des comédiens qui donnent aujourd'hui des représentations en province. Ses aventures rappellent les comédiens pittoresques de Le Sage et de Scarron, dont la race est maintenant éteinte.
C'était un grand et maigre garçon à longues jambes terminées par de longs pieds. Ses mains, mal emmanchées, étaient énormes. Sur sa face imberbe et osseuse s'épanouissait une grosse bouche, largement fendue, hardie, affectueuse. Ses yeux, retroussés au-dessus des pommettes rouges et saillantes, restaient gais dans la fièvre. M. Louis Labat, qui a recueilli des souvenirs conservés à Bayonne depuis 1867, dit qu'il était taillé à coups de serpe, en façon d'épouvantail. Quand je le vis, quatre ans plus tard, il était tout à fait décharné. Sa peau, que la bise et la fièvre avaient travaillée, s'écorchait sur une charpente robuste et grotesque. Avec son innocente effronterie, ses appétits jamais satisfaits et toujours en éveil, son grand besoin de vivre, d'aimer et de chanter, il représentait fort bien Panurge. C'était Panurge, mais Panurge dans la lune. Cet étrange garçon avait la tête pleine de visions. Tous les héros et toutes les dames romantiques, en robe de brocart, en habit Louis XIII, se logèrent dans sa cervelle, y vécurent, y chantèrent, y dansèrent; ce fut une sarabande perpétuelle. Il ne vit, n'entendit jamais autre chose, et ce monde sublunaire ne parvint jamais que très vaguement à sa connaissance. Aussi n'y chercha-t-il jamais aucun avantage et n'y sut-il éviter aucun danger. Pendant qu'il traînait en haillons sur les routes et que le froid, la faim, la maladie le ruinaient, il vivait dans un rêve enchanté. Il se voyait vêtu de velours et de drap d'or, buvant dans des coupes ciselées par Benvenuto Cellini à des duchesses d'Este et de Ferrare, qui l'aimaient.
Il avait coutume de dire qu'il était fils d'un gendarme et même il se plaisait à conter que, s'en étant allé avec des comédiens errants, il avait emporté les bottes de son père. Il lui advint même de traverser les landes à pied avec l'ingénue dont les chaussures trop fines se déchirèrent dans le sable. Ému de pitié, Glatigny lui donna les bottes du gendarme. Toutefois, l'extrait de naissance du poète, publié par M. Léon Braquehais, est ainsi rédigé: «Joseph-Albert-Alexandre Glatigny, né à Lillebonne, le 21 mai 1849, de l'union de Joseph-Sénateur Glatigny, ouvrier charpentier, en cette ville, et de Rose-Alexandrine Masson, couturière audit lieu.»
Il résulte de ce document que Joseph-Sénateur Glatigny, de Lillebonne, était charpentier quand un fils lui vint, qui devait être poète. Il n'était pas gendarme alors. Mais, comme le fait observer M. Léon Braquehais, il le devint plus tard. Et, s'il en faut croire Théodore de Banville, ce gendarme était brave comme un lion et cultivait des roses.
Son fils Albert devint petit clerc d'huissier, puis apprenti typographe. Il travaillait dans une imprimerie à Pont-Audemer, quand une troupe de comédiens ambulants vint donner des représentations dans cette ville. Il prit sa place au parterre. Que vit-il à la lumière des quinquets? De pauvres diables jouant les grands seigneurs, des meurt-de-faim en bottes molles, des loques, des grimaces? Non pas, certes! Il vit un monde de splendeurs et de magnificences. Les paysages tachés d'huile, les ciels crevés, lui révélaient la nature. Ces grands mots mal dits lui enseignaient la passion; ses yeux étaient dessillés; il voyait, il croyait, il adorait. C'est avec l'ardeur d'un néophyte qu'il reçut le baptême de la balle et qu'il entra dans la confrérie. MM. les comédiens furent bons princes et estimèrent que l'apprenti imprimeur saurait les souffler aussi bien qu'un autre. Ils lui permirent même de s'essayer au besoin dans le comique et dans le tragique. Son ambition n'était pas de s'enfariner le visage, d'avoir sur la nuque un papillon au bout d'un fil de fer et de recevoir agréablement des coups de pied, mais bien de porter le feutre à plume, de se draper dans la cape espagnole et de traîner la rapière funeste aux traîtres. Or, sa face de carême, son corps long comme un jour sans pain, ses pieds interminables qui le précédaient de longtemps sur la scène, faisaient de lui un personnage tout à fait incongru sous le velours et la soie. Et quand vous saurez que, doué du plus pur accent normand, du parler traînant de Bernay, il était en outre affecté d'un bredouillement qui lui faisait manger la moitié des mots, vous reconnaîtrez qu'il fut sifflé et hué en toute justice, bien que poète lyrique. Car, chemin faisant, dans Alençon, il s'aperçut qu'il était poète, après avoir lu les Odes funambulesques, et tout de suite il fit des vers exquis et superbes. «Des vers avec leur musique», dit son bon maître Théodore de Banville. Et, ce qui rendit sa vie impossible et chimérique, c'est que, n'ayant pas d'autre ressource que de composer des vers excellents et de jouer fort mal la comédie, il voulait manger cependant, voir le soleil de Dieu et jouir des bienfaits de la civilisation dans une certaine mesure. Afin que son roman fût complet, en plein hiver, habillé tout le long de nankin, il s'éprit d'amour pour une princesse de théâtre, qui malheureusement n'entendait rien aux sentiments poétiques. Abîmé de désespoir, il voulut se plonger son canif dans le coeur et se fendit le pouce. Il ne faut pas croire pourtant qu'il fut très malheureux. Sa misère était grande, mais il ne la sentait pas. Il aimait sa vie vagabonde et il y exerçait largement cette verve picaresque qui anime sa poésie. On en peut juger par le joli sonnet irrégulier que voici:
     La route est gaie. On est descendu. Les chevaux
     Soufflent devant l'auberge. On voit sur la voiture
     Des objets singuliers jetés à l'aventure;
     Des loques, une pique avec de vieux chapeaux.
     Une femme, en riant, écoute les propos
     Amoureux d'un grand drôle à la maigre structure.
     Le père noble boit et le conducteur jure.
     Le village s'émeut de ces profils nouveaux.
     En route! et l'on repart. L'un sur l'impériale
     Laisse pendre une jambe exagérée. Au loin
     Le soleil luit, et l'air est plein d'odeur de foin.
     Destin rêve, à demi couché sur une malle,
     Et le roman comique au coin de la forêt
     Tourne un chemin rapide et creux, et disparaît.
En relisant une notice déjà bien ancienne que j'ai faite sur Albert Glatigny, j'y retrouve quelques historiettes qui couraient au lendemain de sa mort. Je ne les donne pas pour littéralement vraies; mais si elles sont légendaires, elles appartiennent à la légende de la première heure, qui contient toujours beaucoup de vérité. Et puis, elles sont amusantes. C'est une raison pour les conter. Il faut bien, de temps à autre, divertir les honnêtes gens.
Je vous dirai donc, sur la foi des meilleurs auteurs, que, se trouvant à Paris, Glatigny obtint du directeur des Bouffes le rôle du Passant dans les Deux Aveugles.
C'est un rôle muet. Ce passant met un sou dans le chapeau d'un aveugle et ne dit rien. On affirme, et je le crois sans peine, qu'un soir Glatigny n'avait pas un centime. En cette conjoncture, il retourna ses goussets et dit: «Je n'ai rien à vous donner aujourd'hui, mon brave homme.» Cette phrase lui valut une forte amende, mais le comédien avait trouvé un effet et il en concevait un juste orgueil.
Vers le même temps il joua, au Théâtre-Lyrique, dans l'Othello d'Alfred de Vigny, le troisième sénateur. Il avait à dire un vers et demi et touchait deux francs par soirée.
Mais voici le trait le plus mémorable de sa vie dramatique. C'était dans je ne sais quelle sous-préfecture. On jouait Andromaque, pour le malheur de Racine. Glatigny tenait le rôle modeste de Pylade et il n'y brillait pas. Mécontent de son succès et persuadé, en bon romantique, que le texte de Racine était insuffisant, il y ajouta une beauté. Dans la scène II de l'acte III, annonçant l'entrée d'Hermione (je ne sais quelle était cette Hermione; le ciel lui accorde de ravauder en paix les bas de sa famille!) le Pylade de basse Normandie récita les trois vers écrits par l'auteur d'Andromaque et en ajouta deux autres tout à fait étrangers au texte: «Gardez, dit-il,
Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate; Oubliez jusque-là qu'Hermione est ingrate; Oubliez votre amour. Elle vient, je la vois Et si celle du sang n'est point une chimère, Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.
L'effet de ces deux derniers vers, soudés au texte de Racine, fut merveilleux. Les lettrés de la petite ville se sentirent transportés d'admiration, et le sous-préfet lui-même donna le signal des applaudissements.
Albert Glatigny avait un coeur d'or. Les jours où il dînait, il partageait son repas avec Toupinel, qui était un petit griffon errant et maigre comme son maître. M. Louis Labat a conservé dans le Bulletin de la Société des sciences et arts de Bayonne le souvenir de Toupinel.
«Les jours de paye, nous dit-il, étaient jours d'orgie pour Glatigny et celui qu'il avait élevé au rang d'ami intime. L'un suivant l'autre, ils s'en allaient, rasant les murs de la ville, droit au café Farnié,—lui en une sorte d'extase, le coeur plein des soixante-dix bienheureux francs qu'il venait de toucher. Gravement, il s'asseyait devant une table solitaire, Toupinel lui faisant face, et commandait deux côtelettes. Les deux côtelettes servies, toutes fumantes, c'était un spectacle ridiculement drôle, à la fois, et touchant de voir ce grand garçon naïf découper en menues tranches la part de son camarade, lui en offrir avec des tendresses toutes maternelles chaque bouchée et, mélancolique, regarder s'envoler en claires spirales la fumée de son assiette, cependant que le griffon, posté sur son siège, dégustait en gourmet la moindre bribe de ce festin. Du coup, c'était pour un mois qu'il en fallait prendre. Toupinel, sans doute, en avait conscience: aussi se gardait-il de perdre une minute. Par rare occurrence, ces aubaines se renouvelaient parfois, mais à des périodes essentiellement variables.»
Je n'ai pas connu Toupinel, qui dut terminer sa vie errante vers 1868. Mais j'ai connu Cosette, qu'un sonnet a rendue immortelle. Cosette était de race douteuse et de mine commune, mais elle avait beaucoup d'esprit et de coeur. Durant plusieurs années, on ne put voir Glatigny sans Cosette. Dans une lettre où le pauvre comédien raconte avec une gaieté courageuse les souffrances et les mauvais traitements qu'il a endurés, il ajoute: «Ma pauvre petite chienne a reçu un coup de pied dans le ventre qui a failli la tuer. Pour le coup, j'ai pleuré.» Les circonstances dans lesquelles Cosette fut traitée avec cette brutalité sont singulières. Elles ont été racontées tout au long dans le Temps du 17 janvier 1891, en première page. Je les rappellerai très sommairement d'après la version que le poète en a donnée lui-même dans un petit livret aujourd'hui introuvable, qui s'appelle le Jour de l'an d'un vagabond.
Le 1er janvier 1869, après bien des aventures de grands chemins, Glatigny, qui se trouvait alors à Bocognano, en Corse, fut arrêté par un gendarme et mis au cachot où il resta enfermé quatre jours sous l'inculpation d'avoir assassiné un magistrat. Le gendarme l'avait pris pour Jud, qu'on cherchait partout et qu'on ne trouvait nulle part, pour la raison suffisante qu'il n'existait pas. Le gendarme de Bocognano était comme les chiens de garde, il n'aimait pas les gens mal habillés et ses soupçons s'éveillèrent au seul aspect des braies et de la veste sordides du poète-comédien. C'est du moins ce que révèle le procès-verbal d'arrestation dans lequel on lit ceci:
«Nous avons remarqué cet individu dont son aspect nous a paru fugitif.»
Et, ce qui est singulier, il se trouva un juge suppléant pour répondre: «Oui, oui, effectivement, effectivement» à cette observation de la gendarmerie, et faire mettre Glatigny aux fers, dans un cachot où Cosette défendit courageusement son maître contre les rats qui voulaient le dévorer. Il était déjà atteint de la phtisie dont il devait mourir, et son état s'aggrava dans la prison malsaine de Bocognano.
De retour au pays normand en 1870, il y trouva une jeune fille qui y fuyait l'invasion allemande, mademoiselle Emma Dennie. Elle l'aima pour son bon coeur, pour son talent de poète, et surtout parce qu'il était malheureux. Elle consentit à l'épouser et, atteinte du même mal, elle se fit sa garde-malade. Cette charmante femme donna un foyer au pauvre vagabond, revenu, hélas! de toutes ses courses. Après la guerre, ils allèrent tous deux habiter à Sèvres, près Paris, une petite maison au pied du coteau, sur le bord d'un chemin en pente, raviné par les pluies.
C'est là qu'Albert Glatigny mourut le 16 avril 1873, dans sa trente-cinquième année. Il avait écrit:
     … Que l'on m'enterre un matin
     De soleil, pour que nul n'essuie,
     Suivant mon cortège incertain,
     De vent, de bourrasque ou de pluie;
     Car n'ayant jamais fait de mal
     À quiconque ici, je désire,
     Quand mon cadavre sépulcral
     Aura la pâleur de la cire,
     Ne pas, en m'en allant, occire
     Des suites d'un rhume fâcheux
     Quelque pauvre dévoué sire
     Qui suivra mon corps de faucheux.
Ses amis le conduisirent au cimetière de Sèvres (il m'en souvient) par une de ces matinées de printemps, mêlées de pluie et de soleil, qui ressemblent à un sourire dans des larmes.
Il laissait les vers brillants des Vignes folles et des Flèches d'or. Comme poète, Glatigny procède de Banville, avec une nuance d'originalité. Et en art il faut saisir la nuance. L'oeuvre de ce poète a son prix et sa valeur, et la municipalité de Lillebonne a été bien inspirée en honorant la mémoire de son enfant qui fut pauvre et qui, dans sa vie innocente, oublia tous ses maux en chantant des chansons.
M. MARCEL SCHWOB[31]
Il y a beaucoup moins de lecteurs pour les nouvelles que pour les romans, par cette raison suffisante que seuls les délicats savent goûter une nouvelle exquise, tandis que les gloutons dévorent indistinctement les romans bons, médiocres ou mauvais. Il n'est pas de feuilleton, si fade ou si coriace, qui ne soit avalé jusqu'à la dernière tranche par quelque pauvre d'esprit affamé de grosse littérature.
Les gloutons sont nombreux en ce monde terraqué où l'on mange. Pour neuf lecteurs sur dix, un roman est un plat dont ils s'empiffrent et dont ils veulent avoir par-dessus les oreilles. Aussi les fournisseurs ordinaires du public ont-ils un tour de main incomparable pour fabriquer des romans compacts et lourds comme des pâtés. Ils vous bourrent leur clientèle, ils vous la gavent jusqu'à la rendre stupide. Ils connaissent leur monde. Le vrai liseur de romans demande seulement qu'on l'abêtisse.
Celui-là lit un roman dans sa soirée et il serait bien incapable de lire autre chose qu'un roman. Il lit très vite, car rien ne l'arrête, et quand il a fini il ne sait plus ce qu'il a lu. Ce genre de lecteur n'est pas rare, et c'est pour lui que nos bons faiseurs travaillent.
Il n'y aurait pas grand mal à cela si, pour grossir leur clientèle, des écrivains de talent ne s'obstinaient à produire roman sur roman et ne s'étudiaient à dire en quatre cents pages ce qu'ils eussent mieux dit en vingt. Je ne me plains pas des mauvais romans, faits sans art pour les illettrés. Tout innombrables qu'ils sont, ils ne comptent pas. Je me plains de voir paraître tant de romans médiocres, écrits par des gens de quelque valeur et lus par un public cultivé. On en publie, de ceux-là, jusqu'à trois et quatre par semaine et c'est un flot montant qui nous noie. J'admire que des gens de bon sens, intelligents et qui ne sont pas sans lecture, se flattent d'avoir tous les ans à faire au public un récit en un volume in-18 jésus, et qu'ils se livrent de gaieté de coeur à ce genre de travail sans songer que notre siècle, en le supposant à cet égard plus heureux que les précédents, laissera après lui tout au plus une vingtaine de romans lisibles. C'est pourtant, si l'on y songe, une excessive prétention que de vouloir imposer une fois l'an au monde trois cent cinquante pages de choses imaginaires! Que le conte ou la nouvelle est de meilleur goût! Que c'est un moyen plus délicat, plus discret et plus sûr de plaire aux gens d'esprit, dont la vie est occupée et qui savent le prix des heures! La première politesse de l'écrivain, n'est-ce point d'être bref? La nouvelle suffit à tout. On y peut renfermer beaucoup de sens en peu de mots. Une nouvelle bien faite est le régal des connaisseurs et le contentement des difficiles. C'est l'élixir de la quintessence. C'est l'onguent précieux. J'admire infiniment Balzac; je le tiens pour le plus grand historien de la France moderne qui vit tout entière dans son oeuvre immense. Mais à la Cousine Bette et au Père Goriot je préfère encore, pour l'art et le tour, telle simple nouvelle: la Grenadière, par exemple, ou la Femme abandonnée. Aussi je ne crois pas donner une médiocre louange à M. Marcel Schwob en disant qu'il vient de publier un excellent recueil de nouvelles. M. Marcel Schwob a intitulé son livre Coeur double, et je n'en conçois pas très bien les raisons, même après qu'il les a déduites dans sa préface. Cette préface me plaît, parce qu'on y parle d'Euripide et de Shakespeare et qu'elle respire un amour fervent des lettres. Mais je n'ose me flatter de l'avoir bien comprise. M. Marcel Schwob, comme un nouvel Apulée, affecte volontiers le ton d'un myste littéraire. Il ne lui déplaît pas qu'au banquet des Muses les torches soient fumeuses. Je crois même qu'il serait un peu fâché si j'avais pénétré trop facilement les mystères de son éthique et les silencieuses orgies de son esthétique.
Il est très occupé d'Aristote qui voulait que le poète tragique corrigeât la terreur par la pitié, et il se flatte d'avoir observé dans son Coeur double ce précepte du Stagirite. Il peut avoir raison, mais c'est une raison qui ne me frappe pas, et je ne sais pas démêler le lien mystérieux qui, dans sa pensée, unit ses contes et en fait un tout indivisible. Je ne connais pas M. Marcel Schwob. On me dit qu'il est très jeune, et, à ce compte, sa préface peut passer pour une folie charmante de jeunesse.
À son âge, je n'étais pas content quand je n'avais pas expliqué l'univers dans ma matinée, sous les platanes du Luxembourg. En ce temps-là j'aurais été capable, je crois, de faire une préface comme celle de M. Marcel Schwob, le talent mis à part, bien entendu. Je ne parle que de la générosité tumultueuse des idées générales. Mais il n'y a que M. Marcel Schwob pour écrire tout jeune des récits d'un ton si ferme, d'une marche si sûre, d'un sentiment si puissant. Il nous avait promis la Terreur et la Pitié. Je n'ai guère vu la Pitié. Mais j'ai senti la Terreur. M. Marcel Schwob est dès aujourd'hui un maître dans l'art de soulever tous les fantômes de la peur et de donner à qui l'écoute un frisson nouveau. Bien qu'il procède parfois d'Edgar Poë et de Dickens (l'influence de Dickens est sensible dans un Squelette), bien qu'il montre une aptitude naturelle et méthodique à calquer les formes d'art les plus diverses, bien que tel de ses contes soit du Pétrone très réussi, que tel autre rappelle les apologues orientaux de l'abbé Blanchet et que tel autre semble tiré d'un livre bouddhiste, il est original, il a une manière composite qui lui est propre, et il a trouvé un genre de fantastique sincère et personnel. Il serait assez difficile de définir ce fantastique et d'en montrer les ressorts. M. Marcel Schwob semble peu crédule. Il ne donne point dans le merveilleux de ce temps-ci. Il est tout à fait brouillé avec les spirites et, loin de revêtir leurs pratiques de poésie et de passion, comme l'a fait M. Gilbert-Augustin Thierry dans sa Rediviva, il se moque de M. Medium avec une massive et terrible gaieté qui sent un peu l'ale et le gin. Quant aux mages, si nombreux aujourd'hui et si vaillants à écrire de gros traités, il doute de l'efficacité de leur science, à juger par ce qu'il dit (dans le conte des Oeufs) de Nébuloniste, magicien d'un certain roi de féerie. «C'était un élève des mages de la Perse; il avait digéré tous les préceptes de Zoroastre et de Cakyâmouni, il était remonté au berceau de toutes les religions et s'était pénétré de la morale supérieure des gymnosophites. Mais il ne servait ordinairement au roi qu'à lui tirer les cartes». C'est tout ce que j'ai pu découvrir de magie dans le Coeur double, et l'on n'y voit point, comme chez M. Joséphin Peladan, un vieux docteur allemand, épris d'esthétique, visiter la nuit en corps astral la jolie femme qui avait eu l'imprudence de remettre sa jarretière sous la fenêtre où il prenait le frais en songeant à l'Aphrodite des Cnidiens. M. Marcel Schwob n'est point tenté par les nouvelles hypothèses sur l'au delà. Les anciennes le laissent aussi incrédule. Son fantastique est tout intérieur; il résulte soit de la construction bizarre des cerveaux qu'il étudie, soit du pittoresque des superstitions qui hantent ses personnages, ou tout simplement d'une idée violente chez des gens très simples. Il ne nous montre ni spectres ni fantômes; il nous montre des hallucinés. Et leurs hallucinations suffisent à nous épouvanter. Rien de plus effrayant que ce riche affranchi romain, cet autre Trimalcion, qui a vu des stryges dévorer un cadavre:
Soudain, le chant du coq me fit tressauter et un souffle glacé du vent matinal froissa les cimes des peupliers. J'étais appuyé au mur; par la fenêtre, je voyais le ciel d'un gris plus clair et une traînée blanche et rose du côté de l'Orient. Je me frottai les yeux, et lorsque je regardai ma maîtresse, que les dieux m'assistent! je vis que son corps était couvert de meurtrissures noires, de taches d'un bleu sombre, grandes comme un as—oui, comme un as—et parsemées sur toute la peau. Alors je criai et je courus vers le lit; la figure était un masque de cire sous lequel on vit la chair hideusement rongée; plus de nez, plus de lèvres, ni de joues, plus d'yeux; les oiseaux de nuit les avaient enfilés à leur bec acéré, comme des prunes. Et chaque tache bleue était un trou en entonnoir, où luisait au fond une plaque de sang caillé; et il n'y avait plus ni coeur, ni poumons, ni aucun viscère; car la poitrine et le ventre étaient farcis avec des bouchons de paille.
Voyez aussi le conte des trois gabelous bretons qui poursuivent en mer le galion du capitaine Jean Florin. Ce galion, chargé des trésors de Montezuma, ne débarquait jamais. Là encore, dans cette histoire de vaisseau fantôme, la terreur est produite par une superstition grossière et poétique que le conteur nous oblige à partager avec les trois marins.
On peut dire de M. Marcel Schwob, comme d'Ulysse, qu'il est subtil et qu'il connaît les moeurs diverses des hommes. Il y a dans ses contes des tableaux de tous les temps, depuis l'époque de la pierre polie jusqu'à nos jours. Mais M. Marcel Schwob a un goût spécial, une prédilection pour les êtres très simples, héros ou criminels, en qui les idées se projettent sans nuances en tons vifs et crus.
Je ne sais s'il est Breton, son nom ne semble pas l'indiquer, mais ses figures les mieux dessinées, du trait le plus pittoresque et le plus sympathique, sont des Bretons, soldats ou marins. (Voir Poder, les Noces d'Ary, Pour Milo, les Trois Gabelous.)
En tout cas, ce Breton sait au besoin parler le plus pur argot parisien. Il emploie la langue verte, autant que j'en puis juger, avec une élégance que M. Victor Meusy lui-même pourrait envier.
Il aime le crime pour ce qu'il a de pittoresque. Il a fait de la dernière nuit de Cartouche à la Courtille un tableau à la manière de Jeaurat, le peintre ordinaire de mam'selle Javotte et de mam'selle Manon, avec je ne sais quoi d'exquis que n'a pas Jeaurat. El dans ses études de nos boulevards extérieurs, M. Marcel Schwob rappelle les croquis de Raffaelli, qu'il passe en poésie mélancolique et perverse.
Que dire enfin? Il y a près de quarante contes ou nouvelles dans Coeur double. Ces nouvelles sont toutes ou rares ou curieuses, d'un sentiment étrange, avec une sorte de magie de style et d'art. Cinq ou six, les Stryges, le Dom, la Vendeuse d'ambre, la Dernière Nuit, Poder, Fleur de cinq pierres, sont en leur genre de vrais chefs-d'oeuvre.
MADAME DE LA SABLIÈRE
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
I
On m'a communiqué cinquante-trois lettres, adressées par madame de la Sablière à l'abbé de Rancé, du mois de mars 1687 au mois de janvier 1693. Cette correspondance est tout à fait inédite. Je la crois assez précieuse pour être offerte au public, du moins dans ses parties les plus touchantes.
Madame de la Sablière est surtout connue pour avoir accordé à La Fontaine une hospitalité gracieuse; sa mémoire, associée à celle du poète, mérite un souvenir fidèle. Au reste, cette dame est par elle-même très intéressante. Elle avait un esprit agile et curieux, une âme inquiète, un coeur enflammé. Elle fit de sa vie, comme tant d'autres femmes, deux parts consacrées, la première à l'amour profane, la seconde à l'amour divin. Sa pénitence souleva quelque admiration dans cette société accoutumée à voir les dames faire de pareilles fins. Jamais conversion ne fut plus sincère que celle de madame de la Sablière. Mais, en changeant d'existence, elle ne changea point de coeur et l'on peut bien dire qu'elle aima Dieu comme elle avait aimé M. de la Fare. Les lettres dont je parle furent écrites après la conversion. Ce sont des entretiens spirituels d'une extrême ardeur et dont la monotonie fatiguerait, si l'on ne sentait sous le vague du langage les élans de l'âme.
Marguerite Hessin, née d'une famille bourgeoise et réformée, épousa, à vingt-quatre ans, en 1654, Antoine de Rambouillet de la Sablière, fils du financier Rambouillet qui, titulaire d'une des cinq grosses fermes, avait tracé à grands frais, dans le faubourg Saint-Antoine, des jardins magnifiques, qu'on nommait les Folies-Rambouillet. Antoine de la Sablière était conseiller du roi et des finances, régisseur des domaines de la couronne et assez riche pour prêter un jour quarante mille écus au prince de Condé. Ils eurent trois enfants en trois ans: Nicolas, l'aîné, en 1656, Anne, la cadette, en 1657, Marguerite, la troisième, en 1658.
Il y avait alors des femmes savantes. Madame de la Sablière fut de celles-là et fit figure dans le groupe des libertins et des libertines. Le libertinage, à l'entendre comme on l'entendait alors, était une disposition d'esprit à ne croire à rien, sans le dire trop haut. Les libertins formaient une petite société très brillante. Le roi tolérait leur discrète impiété de table et de ruelle, bien moins dangereuse pour la paix de l'Église que les fières disputes des solitaires de Port-Royal.
Pendant que M. de la Sablière, qui était aimable, faisait de petits vers aux dames, sa femme se jeta avec ardeur dans la philosophie et dans les sciences. Le vieux mathématicien Roberval lui donnait des leçons. Saint-Évremond était en correspondance avec elle. Bernier logeait chez elle, Bernier, qu'on nommait le joli philosophe, qui avait parcouru la Syrie, l'Égypte, l'Inde, la Perse, et servi de médecin à Aureng-Zeb, et qui, étant allé partout, revenu de tout, avait beaucoup à dire, étudiait sans cesse et ne croyait guère. Il fit pour madame de la Sablière un abrégé du système de Gassendi, son maître; et c'est un abrégé qui n'a pas moins de huit volumes.
La maison de madame de la Sablière était l'hôtellerie des savants. Elle y recueillit même un géomètre, le jeune Sauveur, qui devint par la suite un des plus grands mathématiciens français. Passant Armande en zèle pour les belles connaissances, elle allait le matin chez Dalancé faire des expériences au microscope et le soir assistait chez le médecin Verney à une dissection. À trente ans, elle était illustre. Le roi Sobieski, de passage à Paris, l'alla voir. Pour tout dire, c'était Vénus Uranie sur la terre. Elle s'était jetée dans la science avec une curiosité dévorante, et toute l'ardeur d'une âme qui ne quittait les choses qu'après les avoir épuisées. Point précieuse, pédante moins encore, quoi qu'en ait pensé Boileau après qu'elle eut blessé son amour-propre de rimeur.
Boileau était un bon humaniste, d'un esprit judicieux, sans grande curiosité. Il s'enferma toute sa vie dans le cercle des belles-lettres et resta toujours étranger aux sciences physiques et naturelles. Aussi lui arrivait-il parfois d'employer dans ses vers des termes savants dont il ignorait le sens. Quand madame de la Sablière lut les Épîtres, elle s'arrêta, dans la cinquième, à ces vers:
     Que, l'astrolabe en main, un autre aille chercher
     Si le soleil est fixe et tourne sur son axe,
     Si Saturne à ses yeux peut faire un parallaxe…
Elle marqua de l'ongle cet endroit du livre et se moqua du poète qui parlait de l'astrolabe sans savoir ce que c'était, qui disait un parallaxe quand il fallait dire avec tous les savants une parallaxe et qui semblait enfin ne pas se faire une idée bien exacte du cours des planètes. Le régent du Parnasse, pris en faute comme un écolier et corrigé par une femme, en eut du dépit. Elle le jugeait trop ignorant; il la jugea trop savante et lui garda rancune. Son jugement était droit et son coeur honnête; mais, cultivant la satire, il était vindicatif par profession. Méditant une poétique vengeance, il polit et repolit dans sa tête quelques vers destinés à prendre place dans sa satire des femmes. Je ne saurais dire au coin de quel bois, selon son usage, il en attrapa les rimes; contentons-nous d'affirmer que l'ombre du bonhomme Chrysale, lui tenant lieu de muse, en fournit l'inspiration. Le poète y désignait, sans la nommer
cette savante, Qu'estime Roberval et que Sauveur fréquente.
Et, dans son envie de piquer la savante à l'endroit sensible, il s'avisa de dire que l'astronomie lui fatiguait les yeux et lui gâtait le teint. D'où vient, s'écriait-il dans un mouvement d'enthousiasme calculé,
     D'où vient qu'elle a l'oeil trouble et le teint si terni?
     C'est que, sur le calcul, dit-on, de Cassini,
     Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,
     À suivre Jupiter passé la nuit entière.
On voit que l'astrolabe lui tenait au coeur et qu'il était assez content de faire voir qu'il en connaissait enfin le véritable usage. On ne sait si le trait eût porté et si madame de la Sablière en eût été blessée. L'irréprochable Boileau, satisfait d'avoir pu se venger, ne se vengea pas. Satis est potuisse videri. Il garda ses vers en manuscrit.
Poète de bonne compagnie, il ne se fût pas pardonné d'avoir offensé une femme. Il n'aurait pas eu, du reste, tous les rieurs de son côté, et quelques gentilshommes auraient pu payer ses rimes, un soir, au coin d'une rue, d'une volée de bois vert. En ce temps-là, c'était assez l'usage. Madame de la Sablière, sans beaucoup de beauté, ce semble, ni de santé, était charmante et savait plaire. Sa maison n'était pas ouverte qu'aux savants et aux poètes. Les gens de cour y soupaient, et ces soupers devaient être fort gais; l'abbé de Chaulieu y donnait le ton. En lui commençait l'espèce des abbés d'alcôve qui devait bientôt pulluler autour des femmes de condition. Chapelle lui avait appris au cabaret à rimer des chansons. Il se servait de ce petit talent aux soupers de madame de la Sablière, où se réunissaient Rochefort, Brancas, le duc de Foy, Lauzun et quelques autres écervelés. La Grande Mademoiselle, qui avait des droits sur le coeur de Lauzun, trouvant qu'il fréquentait trop assidûment les Folies-Rambouillet, en prit de l'ombrage. On tenta de donner le change à sa jalousie. «La Grande Mademoiselle, lui disait-on, doit-elle s'inquiéter de cette petite femme de la ville nommée la Sablière?» Mais la petite-fille de Henri IV n'était rassurée qu'à demi.
Certainement madame de la Sablière avait une très mauvaise réputation. Il est délicat de rechercher en quoi elle pouvait la mériter. Mais il semble bien qu'elle ait manqué surtout de prudence qu'elle n'ait pas assez sacrifié à l'opinion et, pour parler le langage du temps, pris trop peu de soin de sa gloire. Au fond, elle était plus passionnée que voluptueuse. Et Bernier, qui vivait chez elle, lui trouvait des préjugés. Il est vrai qu'il en trouvait aussi à Ninon. Causant un jour avec Saint-Évremond de la mortification des sens, il lui dit:
«Je vais vous faire une confidence que je ne ferais pas à madame de la Sablière, à mademoiselle de Lenclos même, que je tiens d'un ordre supérieur; je vous dirai en confidence que l'abstinence des plaisirs me paraît un grand péché.»
Et ce propos nous apprend que madame de la Sablière n'était point aussi avancée dans la philosophie épicurienne que la grande Ninon, qui avait elle-même, au gré de Bernier, encore quelques progrès à faire. L'événement devait donner raison à Bernier. Madame de la Sablière aima La Fare, et rien n'est plus contraire que l'amour à la sagesse d'Épicure. La Fare était un joli homme qui avait l'esprit agréable et froid, un débauché fort sage. Il se laissa d'abord aimer, et pendant quelque temps montra même de l'empressement. Ses compagnons de table, qu'il négligeait, se moquaient de lui. Chaulieu vint lui dire:
—On vous met à la place de la tourterelle pour être le symbole de la fidélité.
Au printemps de 1677, il vendit sa charge de sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin. Il a donné lui-même les raisons qui l'avaient poussé à quitter le service. À la demande d'un avancement mérité, Louvois avait répondu par un refus brutal. «Cette réponse, dit La Fare, jointe au mauvais état de mes affaires, à ma paresse et à l'amour d'une femme qui le méritait, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma charge.» On voit que madame de la Sablière n'est que pour un quart tout au plus dans cette détermination. Le sentiment de La Fare, qui semble avoir été d'abord assez vif, se tempéra très vite. Madame de la Sablière le vit de jour en jour moins assidu, plus distrait. Les tourments de la pauvre femme ne cessèrent plus; il lui fallut essuyer sans relâche «les mauvaises excuses, les justifications embarrassées, les conversations peu naturelles, les impatiences de sortir».
Ce refroidissement n'échappait pas à la malignité du monde. Quelques-uns accusaient d'inconstance madame de la Sablière. D'autres, mieux avisés, prenaient sa défense:
«Non, non, répondaient-ils, elle aime toujours son cher Philadelphe; il est vrai qu'ils ne se voient pas du tout si souvent, afin de faire vie qui dure, et qu'au lieu de douze heures, par exemple, il n'est plus chez elle que sept ou huit. Mais la tendresse, la passion, la distinction, et la parfaite fidélité sont toujours dans le coeur de la belle, et quiconque dira le contraire aura menti.»
Cependant La Fare relâchait des liens qui commençaient à l'impatienter. Ennemi de toute contrainte, il reprit peu à peu sa chère liberté. Maintenant, il soupait comme devant; la Champmeslé lui donnait quelque occupation. De plus, s'il faut en croire l'effronté petit abbé de Chaulieu, La Fare versa un soir avec Louison devant la porte de madame de la Sablière, qui eut bientôt une nouvelle rivale plus redoutable que les autres, la bassette.
Ce jeu de cartes, introduit en France par l'ambassadeur de Venise, y était alors dans toute sa nouveauté. Fontenelle, dans les Lettres du chevalier d'Her…, reprochait à ce jeu de nuire à la galanterie. «Cette maudite bassette, écrivait-il, est venue pour dépeupler l'empire d'amour, et c'est le plus grand fléau que la colère du ciel pût envoyer. On peut appeler ce jeu-là l'art de vieillir en peu de temps.» Sauveur fit une table de probabilités pour montrer qu'il y avait dans le jeu des coups plus avantageux les uns que les autres. On crut dans le public que cette table enseignait les moyens de jouer à coup sûr, et la rage des joueurs en redoubla. En dépit de cette modération renouvelée d'Horace dont il se piquait, La Fare devint un des plus obstinés joueurs. Il passait les jours et les nuits à Saint-Germain, devant des cartes, avec un visage enflammé. Il perdait assez, car le bruit de sa déveine parvint jusqu'à La Fontaine, alors à l'ombre et au vert dans son pays natal.
Pendant qu'il jouait, madame de la Sablière se consumait d'angoisse et de dépit, séchait dans la fièvre et dans les larmes. M. de la Sablière, de son côté, dépérissait de chagrin. Après la mort subite de mademoiselle Manon de Vaughangel qu'il aimait, il s'affaissa, languit pendant un an et s'éteignit le 3 mai 1679, âgé de cinquante-cinq ans, après vingt-cinq années de mariage.
Au bout de deux ans, M. de La Fare laissa paraître une telle négligence que tout le monde vit que c'était fini. Et cette négligence parut blâmable. On peut dire même qu'elle fit scandale. Madame de Coulanges se faisait remarquer parmi les belles indignées. Elle ne saluait plus M. de La Fare et disait joliment:
—Il m'a trompée!
Madame de la Sablière, bien qu'elle aimât toujours, ne put garder d'illusions. Elle était dans l'âge où les femmes ont besoin d'être aimées pour rester jolies. Puisqu'on l'abandonnait, elle sentit qu'elle n'avait plus rien à faire en ce monde. Trahie, désespérée, vieillie, assaillie d'images funèbres, elle alla porter à Dieu sa santé ruinée, sa beauté perdue et son coeur encore brûlant.
II
Dans l'agreste quartier du Luxembourg, à la jonction des rues de Sèvres et du Bac, s'élevait alors, au milieu de jardins maraîchers, un vaste bâtiment dont la façade s'étendait sur une longueur de dix toises de France, ou deux cent cinquante pas environ. L'intérieur renfermait onze cours, deux potagers, huit puits, un cimetière et une église surmontée d'un clocher. C'était l'hôpital établi en 1637, par le cardinal de la Rochefoucauld. On y recevait les hommes, et les femmes qui, selon l'expression de l'ordonnance de fondation, «étant privés de fortune et de secours, n'avaient pas même la consolation d'entrevoir un terme aux maux dont ils étaient affligés». Le peuple disait simplement: C'est l'hospice des Incurables, donnant ainsi le nom qui a prévalu. Madame de la Sablière vint, dans cette maison, partager avec les soeurs grises le service des malades. Madame de Sévigné, qui reçut aux Rochers la nouvelle de cette retraite, en fit part à sa fille, le 21 juin 1680, avec cette riante abondance de paroles qui lui était naturelle.
«Madame de la Sablière, dit-elle, est dans ses Incurables, fort bien guérie d'un mal que l'on croit incurable pendant quelque temps et dont la guérison réjouit plus que nulle autre. Elle est dans ce bienheureux état; elle est dévote et vraiment dévote.» Et voilà l'écrivante marquise louant Dieu, citant saint Augustin et conciliant, à sa façon légère, la grâce avec le libre arbitre.
Madame de la Sablière était veuve. Ses deux filles étaient mariées. Son fils restait attaché à la religion réformée. Cette même année 1680, il publia chez Barbin, en un petit volume in-12, les madrigaux de son père. Rien ne la retenait plus dans ce monde qu'elle haïssait pour en avoir trop attendu. Pourtant, elle n'avait pas rompu tout à fait avec la société dans laquelle elle avait vécu ses plus belles années. Elle avait gardé sa maison et ses gens. Elle habitait alors un bel hôtel de la rue Saint-Honoré, dont les jardins s'étendaient jusqu'à ceux des Feuillants, des dames de la Conception et des Tuileries. Elle y logeait La Fontaine qui était à elle depuis sept ou huit ans. «Elle pourvoyait à ses besoins, dit l'abbé d'Olivet, persuadée qu'il n'était guère capable d'y pourvoir lui-même.» C'est de ce bel hôtel et de ces beaux ombrages qu'elle partait pour aller au bout de la sauvage rue du Bac soigner les malades. Bien que dévote et pénitente, elle recevait et rendait des visites. Elle s'intéressait encore aux ouvrages de son poète domestique, ou, du moins, elle feignait, par bonté, de s'y plaire, puisque, ayant envoyé de Château-Thierry des vers à Racine, La Fontaine priait son ami de ne les montrer à personne, madame de la Sablière ne les ayant pas encore vus. Et il est à remarquer que cet envoi est de 1686, et qu'alors madame de la Sablière s'était beaucoup enfoncée dans la retraite.
C'est peu de temps après qu'elle se mit sous la direction spirituelle de Rancé. Armand-Jean Le Bouthillier, abbé de Rancé, était alors dans la soixante et unième année de son âge et dans la douzième de sa retraite. Restaurateur de la Trappe, il achevait dans la pénitence une vie commencée avec scandale. Jeune, il avait été, comme Retz, un prélat ambitieux et galant. La mort de madame de Montbazon, qu'il aimait, avait changé son âme et retourné sa vie. Mais il gardait dans sa nouvelle existence l'indomptable énergie de son âme et l'infatigable activité de son esprit. De sa cellule monacale il disputait avec les bénédictins qu'effrayait sa fureur ascétique et correspondait avec les plus grands docteurs. Sa connaissance du monde dont il avait épuisé les plaisirs et les honneurs, jointe à l'inflexibilité d'un caractère qui n'hésitait jamais, le rendait très propre à ce que l'Église appelle les directions spirituelles. Il était excellent en particulier pour les pécheresses de condition. La princesse Palatine l'avait consulté plusieurs fois sur des difficultés de conscience, et ils avaient tous deux entretenu un commerce de lettres qui n'avait fini qu'à la mort de cette illustre pénitente.
Madame de la Sablière obtint que la main qui avait écrit des maximes pour Anne de Gonzague lui traçât des règles de vie. Elle en fut pénétrée de reconnaissance et d'amour. On m'a communiqué cinquante-trois lettres écrites du 14 mars 1687, au (?) janvier 1693. Je n'ai point vu les originaux, et l'on a tout lieu de croire qu'ils sont perdus. Mais j'ai sous les yeux une copie faite au XVIIe siècle, dans un cahier in-4°. J'en vais publier quelques extraits, avec le regret de ne pouvoir faire davantage, car ces lettres me semblent un beau monument de littérature mystique.
Je citerai d'abord quelques lignes de la première lettre en avouant une ignorance qui ne serait point pardonnable à un éditeur, mais qu'on excusera peut-être dans une simple causerie. Je ne sais pas le nom du confesseur dont parle madame de la Sablière. J'avais d'abord songé que ce pouvait être le P. Rapin. Le P. Rapin avait connu La Fare. Bien que ce ne soit pas là une raison, je songeais à Rapin. Mais Rapin est mort en 1687, et le confesseur de madame de la Sablière a quitté ce monde à la fin de 1688, ainsi que nous l'apprend une des lettres à Rancé que j'ai sous les yeux. Nous savons du moins que ce n'était pas un janséniste, puisqu'il lui était donné par l'abbé de la Trappe, assez ennemi de Port-Royal.
14 mars 1687.
Vous savés, mon très révérend père, comme je tiens de vous celuy qui me dirige. J'ai eu des peines à subir cette loi qu'il n'y a que Dieu qui sache. Je lui ay fait une confession générale dont je pensai mourir à ses pieds. J'ai été fort longtemps depuis sans le pouvoir regarder et ne l'abordant qu'avec une émotion que je ne puis représenter. Tout cela, dans mon esprit et dans la nature, me paraissoit assez naturel, mais il y a plus de six mois que je suis à lui avec une très grande satisfaction d'y être, car, quoique je me sois fait une loi inviolable de ne point raisonner sur un homme entre les mains de qui je suis par l'ordre de Dieu, puisque j'y suis par le vôtre, je vous dirai pourtant que je suis convaincue que c'est ce qu'il me falloit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour vous abréger dans ma dernière confession, je me trouvois dans un tel état à ses pieds que le sang me monta à la tête. Il me prit un saignement de nez et je souffris ce que je ne puis vous représenter.
… Je suis hors de moi dès que je l'aborde. Je n'ose lui dire cet état au point où il est, quoique je lui en aye dit quelque chose, par [ce] que je crains que cela ne lui fasse de la peine. J'ai recours à votre charité que j'ai éprouvée sans bornes. Je sens qu'un mot de vous me calmera pourvu qu'il me détermine comme s'il venait de Dieu mesme. Le respect que j'ai pour vous et ce que j'en ai ressenti me fait croire sans en douter que je vous dois mon salut.
Au fond, son confesseur ne lui plaisait guère. Elle le trouvait trop facile, trop doux, trop enclin aux tempéraments dont elle s'irritait dans l'ardeur de son âme.
Il l'obligeait à ne rompre avec le monde que lentement et peu à peu, à ne pas quitter tout de suite l'état qu'elle y avait. Il n'était même pas bien d'avis qu'elle se défît de son hôtel de la rue Saint-Honoré.
3 mars mercredi décembre [1688]
Il y a longtemps que je désire de quitter la maison que j'ai dans la rue Saint-Honoré. Mais comme celui entre les mains de qui vous m'avez mis me le permettoit plutôt qu'il ne l'approuvoit j'ai apporté une nonchalance sur cela qui m'a souvent fait croire que je ne bougerais de ma place. Cependant il s'est trouvé tout d'un coup des gens qui ont pris mon bail pour Pâques. Ainsi je suis sans autre maison que celle-ci, et une petite où je mets le peu de gens que j'ai. Comme je ne suis ni approuvée ni soutenue dans ceci j'ai repris pour la Saint-Jean une maison bien moins chère que celle que j'avois pour aller passer l'hiver qui vient, dans ce quartier-là. Et cependant je voudrais bien passer huit mois ici, ce qui me paroît étonner le révérend père à qui je suis.
Je vous avoue que je ne puis m'étonner assez de voir combien les gens retirés ont peu l'esprit de retraite… Voici mon état. Je ne quitte rien, dans le monde que je regrette ou que je voulusse avec quelques circonstances que ce puisse être. Je me trouve cependant dans un certain délaissement et abandonnement qui me fait peur à moi mesme. Quand je m'éveille la nuit il me prend des palpitations de coeur sans réflexion que de me trouver, ce me semble, seule dans le monde. Et en cet état je ne songe jamais qu'à vous et à votre maison dont je n'envie le bonheur que parce que je vois que ceux qui l'habitent sont avec paix dans le dénuement où je vous fais voir tant de trouble… Il est certain que de ma vie je n'ay tant désiré être à Dieu. Tout ce que je vois et j'entends de ce siècle cy, malgré moi, car je ne m'informe de rien, fait que je voudrais estre dans un désert.
On a remarqué dans cette lettre l'endroit où madame de la Sablière parle de la maison où elle met le peu de gens qu'elle a. Il est probable qu'elle comprend La Fontaine dans ce peu de gens. On sait qu'elle ne le renvoya point et qu'il était encore chez elle quand elle mourut. Je crois intéressant de rapprocher de ce passage quelques lignes d'une lettre qu'elle écrivit à Rancé le 1er avril 1689:
À l'esgard de mes domestiques, je tasche, par douceur et par une conduite opposée au mauvais exemple que je leur ai donné, de les faire rentrer dans le devoir envers Dieu. Car, pour leur parler positivement, j'y suis peu propre, et ma vie passée me revient tellement dans l'esprit d'abord que je suis preste à blâmer quelqu'un, que je me fais toujours la réponse que l'on me feroit. Cependant, il n'y a point de dérèglement positif.
Parmi ces domestiques qu'elle n'ose reprendre après les avoir scandalisés et qu'elle tâche seulement d'édifier par l'exemple, et qui d'ailleurs ne mènent pas positivement une vie déréglée, elle comprend sans doute encore La Fontaine. C'est ce dont on se persuadera facilement, à bien prendre ici le mot domestique dans le vieux sens et selon la définition qui subsiste dans le Trévoux de 1771, «Domestique, y est-il dit, comprend tous ceux qui sont subordonnés à quelqu'un, qui composent sa maison, qui demeurent chez lui, ou qui sont censés y demeurer, comme Intendants, Secrétaires, Commis, Gens d'affaires: quelquefois domestique dit encore plus et s'étend jusqu'à la femme et aux enfants.»
Son confesseur étant mort, elle en eut un autre qui la mortifia beaucoup plus cruellement que le premier, en ne croyant point qu'elle eût la vocation de la vie religieuse et qu'elle pût faire son salut dans la retraite. Elle en fit des plaintes à Rancé.
Le … 1688.
… J'ay senti une grande amertume sur ce que je vas vous exposer, sur quoi je ne vous consulte pas si je dois souffrir, car j'en suis assurée et j'y suis résolue, mais seulement la manière dont vous voulez que j'agisse.
L'homme à qui j'ay affaire est tellement étonné de la vie que j'entreprens qu'il me le témoigna la dernière fois que je le vis avec des paroles qui me firent voir qu'il en étoit blessé à l'excès. Je lui répondis avec le plus de douceur que je pus, mais cependant avec fermeté. Le lendemain il m'écrivit dans les termes que voici:
«Je ne sais où j'en suis avec vous et je me trouve si rigoureusement chargée de votre âme que je crois perdue.» Et je lui répondis comme de moi une chose que vous m'avez fait l'honneur de me dire dans une de vos lettres, que quand il y aurait quelque imperfection dans le divorce que je fais avec le monde, j'espérais que Dieu ne me l'imputeroit pas. Je n'ose vous envoyer le reste de sa lettre qui n'est qu'un verbiage qui ne vous feroit pas mieux comprendre la situation de cet esprit là à quoi je ne conçois rien… Si je lui parle du goût que j'ay pour la retraite et des raisons qui m'y portent il ne me dit pas un mot; si je lui dis: Si je m'ennuie, mon père, je vous le dirai, mais cela ne m'est pas encore arrivé. Il me répond: Je vous en tirerai bien vite… Ce n'est pas pour me plaindre à vous de ce que je n'espère aucun secours de ce côté-là… J'ay donc recours à votre charité, mon très révérend père, pour vous supplier de m'assister, parce que vous seul le pouvez; je le sens à un point qui ne peut être connu de vous comme il est, mais Dieu le sait…
On voit, par la suite des lettres, que Rancé la soutint dans le désir qu'elle avait de faire une entière retraite et l'assura qu'en effet la solitude lui était convenable.
Enfin elle put contenter cette austère envie. Selon un usage suivi par plusieurs veuves riches et pieuses de ce temps, elle prit logement aux Incurables, avec une seule servante.
Celle que naguère courtisaient Brancas et de Foix, celle que La Fontaine et Chaulieu nommaient Iris et chantaient dans leurs vers, celle qui fut avec Ninon de ce souper où Molière et Boileau composèrent le latin du Malade imaginaire, maintenant, cherchant le bonheur par des voies nouvelles, renfermait sa vie dans une salle d'hôpital et dans une froide église qu'ornaient seulement les peintures austères de Philippe de Champaigne; elle priait, jeûnait, méditait saint Dorothée, et, pour divertissement, brodait des parements d'autel. Hélas! l'âge et la maladie ne l'avaient que trop mûrie pour la dévotion.
Ce 29 juillet 1692.
Il y a longtemps, mon très-révérend père, que je me suis donné l'honneur de vous écrire. Je ne crains pas que vous soupçonniez que ce soit par oubly. C'est souvent par discrétion que je m'en prive. Cette fois cy c'est par scrupule. Je ne voulois pas vous dire une chose que je suis persuadée qui vous fera de la peine et j'en ay encore davantage à vous la laisser ignorer. Quelques jours devant la Pentecoste, je m'aperçeus d'une dureté au sein, du costé droit, assés douloureuse. J'eus envie de n'en point du tout parler, mais après avoir souffert quelques jours, je crus que le chirurgien de léans (Elle veut parler du chirurgien des Incurables, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de cancéreux), étant expérimenté plus qu'aucun sur ces sortes de maux, je ferois mieux de lui faire voir. Il me dit d'abord qu'il falloit qu'il y eût plus de deux ans que je portasse ce mal, qu'il trouva d'une qualité très maligne. Je lui dis comme je vivois depuis longtems. Il me dit que, bien loin que cette nourriture (les oeufs et le laitage) me fût nuisible, il croyoit que Dieu avoit permis ce genre de vie pour rendre le mal moindre. Ce que je vous dis pour vous oster ce qui pourroit vous peiner sur cela (c'est Rancé qui lui avait prescrit ce genre de vie). Qui que ce soit au monde ne sait ce que je me donne l'honneur de vous dire, que celuy que je vous dis et vous. Je ne croy pas que vous desapprouviez ma conduite sur cela. Vous voyés que je ferois des raisonnemens inutiles, et l'incommodité réelle que je recevrois de ceux qui, me voyant encore, redoubleroient leurs soins, qui sont de véritables accablemens pour moy. Car sy je ne pouvois plus voir qui que ce soit sur la terre, l'état où je me trouve seroit un vray paradis pour moy. Tant que j'ay vécu dans le monde, j'ay toujours craint ce mal avec les horreurs que la nature en donne.
Depuis ma conversion, je n'y avois pas pensé. Quand je m'en aperçus, je me prosternay devant N. Sgr. avec larmes et lui demanday avec un sentiment très vif de me l'oster ou de me donner la patience de le supporter. Je puis vous protester que, depuis ce moment, je n'ay pas formé un désir sur cela, Dieu m'ayant fait la grâce d'ajouter à la tranquillité que j'avois devant un calme que je ne puis vous exprimer. Il me semble que c'est un effet de l'amour de Dieu envers moy qui a tellement augmenté celuy que j'avois dans le coeur, que j'en suis beaucoup plus remplie. Ce qui me fait peine est une certaine molesse, il me semble, quelquefois de me coucher plus tost ou de me lever plus tard. Je pourrois peut-estre et mesme je croy avoir sur cela plus d'exactitude. Car je sens aussy que cela attire mon attention par la douleur. Enfin il est impossible, et je m'en aperçois à tout moment, que mes journées ne soient remplies d'infidélités. C'est la seule peine que j'aye et qui n'est pas prête à finir, puisque j'ay bien peur de n'en voir la fin qu'avec ma vie, dont les souvenirs me font trembler. C'est la vérité et, sy ce que je sens quelquefois sur cela n'étoit trouversé de l'espérance, j'en serois accablée. Ce qu'il y a dans ce mal-cy d'inconcevable, c'est qu'il porte avec luy le sentiment d'un très grand nombre de maux que l'on n'a point, puisque, en effet, il semble qu'il soit unique. Cependant, je puis vous dire avec vérité que je ne suis pas une heure avec une douleur semblable, quoy que j'en aye toujours. Je n'avois jamais conçu que cela se pût, moy qui ay assés senty de maux en ma vie, mais chacun portoit sa douleur particulière. Je croy donc, mon très révérend père, si vous me le permettés, qu'il faut demeurer comme il plaît à Dieu me mettre. Je n'ay, par sa miséricorde, nulle impatience d'en estre délivrée, ny inquiétude de souffrir; n'est-ce pas beaucoup? Après cette exposition, je n'auray plus besoin de vous importuner la mesme chose pour sy longtems. Je me feray, ce me semble, fort bien entendre en parlant en général de ma santé, dont pourtant je prendray la liberté de vous rendre un compte fidèle, puisque j'ay franchy de vous dire ce qu'il me faisoit tant de peine de ne vous pas dire. Je sens la joye et la consolation que je recevray de ce que vous aurés la charité de me dire, par celle que je sens de vous entretenir. Je vois quelquefois M. D. Elle va ce me semble bien droit à Dieu, et avec un dégagement qu'il lui met au coeur, pourvu que personne n'entortille n'y n'obscurcisse ses lumières.
Elle n'auroit pas besoin de tant d'attirail qu'on luy en veut donner. Mais je crains qu'on ne l'attriste et il luy faudroit tout le contraire, car son mal est assés pour elle. Sy elle avoit été convertie en parfaite santé, N. Seigneur luy auroit donné le tems d'acquérir ces forces pour le jour de l'adversité. Mais elle a beaucoup à souffrir, elle est naturelle, elle a un tour aimable dans l'esprit; elle va à Dieu par son coeur. Vous acheverés, mon très R. P., ce qui reste à faire. Elle vous verra bientost. Voilà ce que j'envierois, si j'osois désirer quelque chose. Il faut finir cette lettre en vous demandant très-humblement pardon de sa longueur et en vous assurant de mes respects et d'un attachement pour vous dont je ne croy personne aussi capable que je le suis…
Le mal dont je vous parle n'est pas ouvert, mais il y a à craindre qu'il ne s'ouvre, ce qui seroit le pis qui pût arriver à ce que croit l'homme qui l'a veu.
Voilà donc cette dame de la Sablière, agile à promener son âme des curiosités de la science aux troubles de l'amour, la voilà n'ayant plus à offrir à Dieu, son dernier amant, que les soupirs d'un sein décomposé! Heureuse encore de s'être fait une nature nouvelle et convenable à son horrible situation! Heureuse et belle de résignation, de patience et de paix! Heureuse, oh! bienheureuse dans les tortures et les dégoûts d'un mal dévorant, de déployer une âme angélique! On peut dire de celle qui a écrit cette admirable lettre, comme d'Elisabeth Ranquet que, «marchant sur la terre, elle était dans les cieux».
Le mal fit des progrès rapides. Cinq mois plus tard, quelques jours, quelques heures peut-être avant sa mort, madame de la Sablière écrivait à Rancé ces lignes qu'on ne peut lire sans songer à ce que dit Pascal des misères de l'homme et de ses grandeurs:
Ce … janvier 1693.
La maladie que j'ay augmente tous les jours, mon très R. P. Il y a apparence qu'elle n'ira pas loin. Je vous supplie très humblement que le mal que j'ay ne soit jamais su de personne pas plus après ma mort que pendant ma vie. Dieu vous récompensera sans doute de tous les biens que vous m'avés faits. Et je l'en prie de tout mon coeur. Je me sens toujours la mesme tranquillité et le mesme repos, attendant l'accomplissement de la volonté de Dieu sur moy. Je ne désire autre chose.
Elle décéda «le sixième janvier» 1693, et fut enterrée «le septième» par le clergé de Saint-Sulpice[32].
M. THÉODORE REINACH
ET
MITHRIDATE[33]
Des trois frères Reinach, l'aîné, Joseph, a marqué dans la politique, comme publiciste et comme député; le second, Salomon, est un archéologue justement estimé pour l'ardeur et l'exactitude de son esprit; le plus jeune, Théodore, après avoir promené sa curiosité en divers domaines, s'est établi dans l'histoire. Je ne rappellerai pas les étonnantes victoires scolaires qu'il remporta dans les années 1875, 1876 et 1877. De tels succès, bien qu'ils révèlent sans doute une intelligence précoce et facile, ne me semblent point enviables. Ils ont l'inconvénient de mettre l'adolescent dans une lumière trop forte et de lui créer une supériorité insoutenable.
C'est un danger que de se montrer d'abord prodigieux, puisqu'il n'est donné à personne de le rester constamment. Il y a là une situation difficile. Mais on en souffre peu si l'on est un savant, c'est-à-dire un homme laborieux et modeste. Il est impossible au vrai savant de n'être point modeste: plus il fait, et mieux il voit ce qu'il reste à faire. Et je crois reconnaître en M. Théodore Reinach une âme vouée tout entière à la science.
Ses couronnes scolaires étaient encore toutes fraîches quand il entreprit de traduire Hamlet en employant alternativement, à l'exemple de Shakespeare, la prose et le vers.
L'idée semble excellente et naturelle. Je ne crois pas qu'elle ait été réalisée de la manière la plus heureuse par M. Théodore Reinach. Je doute même qu'elle soit réalisable. On pourrait essayer peut-être, pour une étude de ce genre, d'un vers très souple et sans entraves, alternant avec une prose rythmique comme celle de la Princesse Maleine. Mais cela même est-il bien possible? Est-il possible de repenser un poète assez vivement pour le transcrire avec son chant et toutes ses harmonies? Au reste, ce n'est point la question. Si j'ai rappelé cet essai de M. Théodore Reinach, c'est parce que le savant s'y révèle déjà par le bon établissement du texte, par la précision des notes et par la sûreté d'information dont témoigne l'intéressante introduction qui précède l'ouvrage. À cet égard, peu de traducteurs, en France, ont aussi bien compris leur devoir que M. Théodore Reinach, et il serait heureux que son exemple fût suivi.
Il a donné, un peu plus tard, une Histoire des Israélites depuis la dispersion jusqu'à nos jours, ainsi que plusieurs mémoires dans la Revue des études juives. Il s'est beaucoup occupé d'antiquités helléniques et d'antiquités orientales. Il a étudié dans un ouvrage spécial, Trois royaumes de l'Asie Mineure (1888), la numismatique des rois de Cappadoce, de Bithynie et de Pont. Et cet ouvrage doit être particulièrement signalé ici, parce qu'il fut pour l'auteur une sorte de préparation à l'Histoire de Mithridate et, si je puis dire, l'échafaudage du monument.
Mettons, pour être tout à fait exact, un des échafaudages, car il en fallait d'autres. Les sources de l'histoire de Mithridate sont de trois sortes: 1° Les médailles, qui, étudiées dans le livre que je viens de citer, ont fourni à l'auteur les éléments d'une chronologie. Elles lui ont donné, en outre, quelques indices sur l'état des moeurs et des arts, ainsi que sur le gouvernement des provinces. Enfin, c'est sur quelques beaux tétradrachmes frappés dans le Pont, à Pergame ou en Grèce, qu'on trouve le portrait de Mithridate. 2° Les inscriptions. M. Théodore Reinach en a réuni vingt et une, tant grecques que latines. 3° Les auteurs. Cette source est de beaucoup la plus abondante. Mais les documents qu'elle fournit devaient être soumis à une critique rigoureuse. On sait que les ouvrages des écrivains qui ont raconté l'histoire de Mithridate à proximité des événements ne nous sont point parvenus.
Nous n'avons ni les Mémoires de Sylla, ni ceux de Rutilius Rufus, ni l'ouvrage de Sisena, ni les histoires de Salluste, ni le poème d'Archias, ni les parties de Tite-Live concernant la guerre mithridatique. On en est réduit à consulter des ouvrages postérieurs de cent cinquante à trois cents ans au règne de Mithridate et qui, par conséquent, empruntent toute leur autorité historique aux documents d'après lesquels ils ont été composés. Mais les anciens n'indiquaient guère les sources où ils puisaient, et c'est par des recherches très attentives et des observations très délicates que Théodore Reinach est parvenu à reconnaître les textes que Plutarque, Appien, Dion Cassius avaient sous les yeux quand ils composaient leurs récits. Je n'entrerai point dans le détail de ces procédés, qui ne relèvent que de la critique érudite. Le peu que j'en viens de dire m'a été inspiré par ce goût naturel qui porte chacun de nous à s'intéresser aux bonnes méthodes de travail.
Les ouvrages de pure érudition ne sont point de ma compétence et ne peuvent faire la substance d'une de ces causeries littéraires qui veulent des sujets faciles et variés. Le spécial et le particulier ne sont point notre fait. Par bonheur, il n'est pas rare qu'un véritable savant soit amené par le progrès de ses recherches à ces généralisations dont les esprits curieux peuvent tirer tout de suite agrément et profit. Je ne manque point alors de me pénétrer des idées de ce savant et de rapporter ce que j'en ai pu saisir. Je ne suis jamais si heureux que lorsqu'il m'est donné d'entretenir des travaux d'un Renan ou d'un Darmesteter, d'un Gaston Paris ou d'un Paul Meyer, d'un Oppert ou d'un Maspero. Or, si le Mithridate de M. Théodore Reinach relève de l'érudition pour la méthode, il appartient à la littérature historique par la grandeur du sujet, l'intérêt du récit et l'abondance des vues. C'est un beau livre, d'une lecture facile dans presque toutes les parties et, par endroits, attachante et passionnante plus que je ne saurais dire. C'est qu'en effet M. Théodore Reinach a bien choisi son sujet. Il l'a pris neuf et fécond. L'histoire de Mithridate, qui n'avait jamais été traitée à part, est, entre toutes, grande et tragique.
De nos jours encore, les paysans et les pêcheurs d'Iéni-Kalé montrent, près de Kertch, l'antique Panticapée, un rocher qui se dresse en forme de chaise sur le bord de la mer. «C'est, disent-ils, le trône de Mithridate!» L'homme que la légende a mis comme un colosse sur ce siège énorme et sauvage garde aussi dans l'histoire une grandeur farouche.
Perse d'origine, issu de ces Mithridate qui mouraient au delà du terme ordinaire de la vie humaine, laissant dans leur harem des enfants en bas âge, Mithridate, qui fut nommé depuis Eupator et Dionysos, était nourri dans Sinope, sa ville natale, et touchait à sa treizième année quand son père, Mithridate Evergète, périt dans une de ces tragiques et ordinaires intrigues de sérail qui réglèrent de tout temps la succession des despotes de l'Orient. Sa mère, la Syrienne Laodice, qui, dans l'ennui du gynécée, avait songé qu'Evergète durait trop, devint sultane par le droit oriental du meurtre. Le jeune Mithridate, victime d'inexplicables accidents de chasse et flairant sur sa table des mets suspects, s'aperçut bientôt que sa mère trouvait qu'il grandissait trop vite. Il s'enfuit dans les forêts épaisses du Paryadris, où il mena, seul, inconnu, la rude vie du chasseur et du bandit. On raconte que, semblable aux géants de pierre sculptés dans le palais de Sargon, il étouffait des lionceaux entre ses bras. Après sept ans passés nuit et jour dans les bois et dans les rochers, il reparut à Sinope, où on le croyait mort, réclama son héritage, l'arracha de force et de ruse à la Syrienne, qui l'avait aux trois quarts dissipé, territoires et trésors. Rapidement, il se refit un royaume et «soumit à sa domination, ou tout au moins à son influence, tout le bassin de la mer Noire».
Ce n'était pas un empire, mais une multitude de peuples. On y parlait vingt-deux ou vingt-cinq langues différentes. Royaume de la mer, «le Pont-Euxin, qui lui donnait son nom, lui donnait aussi son unité».
On sait le reste, que je ne puis rappeler ici, même brièvement, puisque c'est, comme dit Racine, «une partie considérable de l'histoire romaine». On sait la rupture avec Rome, que Mithridate avait d'abord ménagée; la conquête de l'Asie Mineure, suivie du massacre de quatre-vingt mille Romains; le protectorat de la Grèce et ce grand dessein, imité d'Alexandre, de l'union du monde hellénique et du monde oriental, qui finit cruellement à Chéronée et à Orchomène; et, après la guerre de Sylla, les guerres de Lucullus et de Pompée qui font voir, selon la parole de Montesquieu «non pas des princes déjà vaincus par les délices et l'orgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte, comme Philippe, Persée et Jugurtha; mais un roi magnanime, qui, dans les adversités, tel qu'un lion qui regarde ses blessures, n'en était que plus indigné» (Grand. et déc., chap. VII).
On sait enfin (et c'est là que je m'arrêterai un instant) qu'après la défaite de Nicopolis, où ses cavaliers furent égorgés, dans la nuit, jusqu'au dernier par les légionnaires de Pompée, le vieux roi s'échappa seul à cheval, avec sa concubine Hypsicratée, vêtue comme un de ces guerriers barbares, dont elle avait le coeur. Il courut le long du Caucase et, parvenu en fugitif dans le Bosphore révolté, il le reconquit. Ce fut son dernier royaume. Là, contraint d'abandonner l'Asie à l'ennemi qu'il combattait depuis quarante ans avec une invincible haine, il conçut le projet de marcher sur l'Occident par la Thrace, la Macédoine et la Pannonie, d'entraîner avec lui les Scythes des steppes sarmates et les Celtes du Danube, et de se jeter sur l'Italie avec un torrent de peuples.
Ce plan gigantesque, Mithridate l'expose, au troisième acte de la tragédie de Racine, dans un discours imité d'Appien:
C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.
Et il ajoute un peu plus loin:
     Ne vous figurez point que de cette contrée
     Par d'éternels remparts Rome soit séparée.
     Je sais tous les chemins par où je dois passer,
     Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
     Sans reculer plus loin l'effet de ma parole,
     Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.
     Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours
     Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
«J'en doute!» s'écria le prince Eugène de Savoie, qui avait fait la guerre contre les Turcs. Et le vainqueur inspiré de Zentha doutait avec raison qu'une flotte de guerre pût traverser en deux jours l'espace de mer qui sépare Kertch des bouches du Danube et qu'il suffît de trois mois à une armée nombreuse pour se rendre, à travers sept cents lieues de terres, de la Bulgarie à Rome. Mais ces mauvais calculs sont imputables seulement à Jean Racine, qui, apparemment, n'était pas un grand homme de guerre. C'est lui qui les a faits, dans sa maison, sur sa table, avec beaucoup d'innocence. Aucun témoignage antique ne permet d'en rapporter la faute à Mithridate lui-même, qui n'est pas responsable des beautés dont un poète se plut à orner ses plans. On sait seulement que le vieux roi «se proposait de longer la rive septentrionale de l'Euxin, entraînant sur sa route les Sarmates et les Bastarnes, puis de remonter la vallée du Danube, où les tribus gauloises, dont il avait soigneusement cultivé l'amitié, accouraient en foule sous ses étendards. Ainsi devenu le généralissime de la barbarie du Nord, il traversait la Pannonie et descendait comme une avalanche du sommet des Alpes sur l'Italie dégarnie de troupes, affaiblie par ses querelles politiques et sociales.» Ce projet, dont la grandeur faisait l'étonnement des anciens, n'a pas été beaucoup admiré par les historiens modernes. Michelet, qui est enthousiaste, s'est un peu ému en l'exposant; mais M. Mommsen, dont le défaut n'est point l'enthousiasme, n'a vu là qu'une pitoyable folie. «L'invasion projetée des Orientaux en Italie, a-t-il dit, était simplement risible. Ce n'était qu'une fantaisie du désespoir impuissant.» M. Théodore Reinach ne le croit pas. Il rappelle que les Cimbres avaient démontré, quarante ans auparavant, que la muraille des Alpes n'était point infranchissable et il estime qu'une invasion fondant, en l'an 63 avant l'ère chrétienne, sur l'Italie, déchirée par la guerre civile, pouvait faire éprouver à Rome les deuils et les hontes qu'Alaric devait lui infliger cinq siècles plus tard. Cette opinion est soutenable. Mais la dispute sur ce point ne sera jamais terminée. Trahi par son fils, abandonné par ses peuples, Mithridate s'est donné la mort dans la citadelle de Panticapée, au milieu des préparatifs de sa grande entreprise. Toutefois, cela seul condamne cette entreprise qu'elle se soit, dès l'abord, renversée sur son auteur. Il n'importe! C'était un grand ennemi et qui savait haïr. «Il possédait les dons respectables de la haine», dit Mommsen, et M. Théodore Reinach ajoute: «Dans ce cerveau surexcité, la haine atteignait au génie.» Les Romains, qui le craignaient, se réjouirent de sa mort. Les soldats qui vinrent l'annoncer à Pompée portaient des lauriers comme les messagers des victoires.
L'embarras fut de reconnaître le corps du terrible sultan. Il était si défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'aux vieilles cicatrices dont il était couvert. Pompée le fit coucher dans la nécropole royale de Sinope. Mais c'est surtout par les éclats de leur joie que les Romains rendirent les honneurs suprêmes à Mithridate Eupator.
Quelques années plus tard, Rome fit de nouvelles réjouissances pour la mort d'un ennemi. Cette fois l'ennemi était une femme. Il y eut dans la Ville-Éternelle, des danses et des sacrifices à la mort de Cléopâtre comme à la mort de Mithridate. C'est qu'avec Cléopâtre périssait enfin cet Orient guerrier qui avait disputé l'empire à Rome, coûté à l'Italie tant de travaux et la vie de tant de soldats et de citoyens. Il est visible que M. Théodore Reinach ressent pour Mithridate ce genre d'intérêt dont un peintre attentif ne se défend guère à l'endroit d'un modèle longuement étudié. Il suit le roi de Pont dans toutes ses entreprises avec un mélange d'admiration et d'horreur. Il s'étonne, non sans raison, de cette volonté si souple et si forte, de cette infatigable énergie, de cet esprit de ruse et d'audace, de cette âme indomptable qui puise dans la défaite des ressources nouvelles et que les anciens ont comparée au serpent, qui, la tête écrasée, dresse sa queue menaçante. Pourtant, quand il se recueille pour porter un jugement d'ensemble, il se garde d'exalter son héros aux dépens de la justice et de la vérité. Voici la page où se trouve résumée, non sans force, la pensée de l'historien sur le despote extraordinaire dont il a conté la vie:
Malgré ses talents multiples, malgré son activité infatigable, malgré sa fin héroïque, il a manqué quelque chose à Mithridate pour être rangé parmi les vrais grands hommes de l'histoire: je veux dire un idéal supérieur, conçu avec sincérité, poursuivi avec constance. Que représente celui qu'on a appelé le Pierre le Grand de l'antiquité? La cause de la liberté, de la civilisation hellénique ou, au contraire, la réaction de l'Orient despotique et fanatique contre l'Occident libéral et éclairé? On ne le sait, lui-même l'ignore. Nous l'avons vu, dans la première partie de son règne, se porter en champion de l'hellénisme, copier Alexandre, conserver la tunique, coucher dans le gîte du conquérant macédonien. Un moment même, il a semblé qu'il eût réalisé son rêve ou, du moins, ramené les beaux jours du royaume de Pergame: l'Asie affranchie, la vieille Grèce elle-même soulevaient sur leurs épaules, dans un élan de fièvre joyeuse, le sauveur providentiel descendu des bords lointains de l'Euxin. Mais la fin du règne va nous offrir un tableau bien différent. Sous le masque hellénique, qui bientôt crève de toutes parts, nous trouverons un héros encore, mais un héros barbare, répudiant une civilisation d'emprunt, détruisant de ses propres mains les villes qu'il a fondées, adressant un appel désespéré au fanatisme religieux et national des vieux peuples de l'Asie et des hordes nomades du Nord, dont il semble incarner désormais la haine irréconciliable non seulement contre le conquérant romain, mais encore contre la civilisation méditerranéenne. Quel est le véritable Mithridate? Celui de Chersonèse et de Pergame ou celui d'Artaxata et de Panticapée? Je crains que ce ne soit ni l'un ni l'autre et que, dans ces deux rôles, où il paraît successivement passé maître, Mithridate n'ait été, en effet, qu'un prodige d'ambition et d'égoïsme, un royal tragédien, jouant de l'Olympe et de l'Avesta, des souvenirs d'Alexandre et des reliques de Darius, du despotisme et de la démagogie, de la barbarie et de la civilisation comme d'autant d'instruments de règne, autant de moyens de séduire et d'entraîner les hommes, sans jamais partager, au fond, les passions qu'il exploite et restant calme au milieu des tempêtes qu'il déchaîne.
M. Théodore Reinach nous a fait voir Mithridate souverain d'un royaume mouvant, plusieurs fois perdu et reconquis, changeant sans cesse de configuration et de place. Il nous a montré ce maître de tant de vies humaines conduisant, avec une ardeur toujours égale, des guerres mêlées d'étonnantes victoires et d'étonnantes défaites. Il a montré le sultan de Pont tour à tour conquérant, diplomate, fondateur de villes, organisateur de provinces, colon, protecteur du commerce, des arts et des lettres, et destructeur des peuples.
Ce n'est pas tout. Il s'est plu encore à nous montrer, autant qu'il était possible, Mithridate dans l'intimité de sa vie, couché sur un lit d'or à ces banquets où il réunissait les orateurs et les rhéteurs hellènes à ces officiers barbares qui portaient le titre envié d'Amis et de Premiers-Amis du roi. Et ce ne sont pas là les tableaux les moins intéressants du livre. Mithridate n'était pas sans doute un lumineux génie. Mommsen lui refuse même l'étendue de l'intelligence, et M. Théodore Reinach reconnaît que ce n'était pas un véritable grand homme. Mais, à coup sûr, c'était ce qu'on nomme un caractère. Sa figure est étrange et d'un relief puissant. À l'approcher, on admire une bête humaine de cette stature et de ce tempérament, si rusée et si forte, si ingénieuse et si barbare, et douée de si épouvantables vertus.
On a son profil sur les tétradrachmes. Il était beau, les traits grands, la chevelure bouclée. C'était une espèce de géant. La grandeur de ses armes étonna Pompée. Et ses armures, suspendues aux temples de Delphes et de Némée, devant lesquelles s'émerveillaient les visiteurs, semblaient les dépouilles d'un Titan. Ceint d'une tiare étincelante, vêtu, à l'orientale, de robes précieuses, portant le large pantalon perse, il apparaissait, dans le feu des pierreries, comme l'image, sur la terre, des dieux-astres, Ormuzd et Améria, auxquels il allumait en offrande une forêt sur une montagne. Sous ces dehors d'idole orientale, c'était le plus agile cavalier de son armée, et il n'avait pas d'égal pour lancer le javelot.
Habituellement sobre, il lui prit envie, un jour, à table, de lutter avec un athlète pour la capacité du boire et du manger, et de cette lutte il sortit vainqueur. Ce colosse avait une certaine délicatesse de goût. Il recherchait la belle vaisselle d'or et d'argent, ce qui était, à vrai dire, un luxe commun alors à tous les grands personnages. Il avait formé un riche cabinet de pierres gravées. Il aimait les beaux discours, et lui-même il parlait avec éloquence en plusieurs langues. Enfin, ses connaissances en médecine semblent avoir été assez étendues et profondes, bien qu'il mêlât à ses recettes beaucoup de formules de sorcellerie.
Comme tous les dynastes d'Orient, il avait une grande habitude du meurtre domestique. Quatre de ses fils périrent par son ordre: Ariarathe, Mithridate, Macharès et Xipharès. Mais il faut voir l'enchaînement des crimes dans cette maison et se rappeler que sa mère avait tenté de le faire tuer et qu'enfin un fils qu'il avait épargné, Pharnace, fut cause de sa mort.
Il semble avoir beaucoup aimé sa fille Drypetina, un monstre qui avait une double rangée de dents à chaque mâchoire, et, s'il la fit poignarder par un eunuque, ce fut pour qu'elle ne tombât pas vivante aux mains des Romains.
Deux autres de ses filles, Mithridatis et Mysa, moururent avec lui à Panticapée pour la même raison. Rien alors de plus ordinaire, après une défaite, que le massacre de tout un sérail. Avant de battre en retraite, on tuait les femmes à l'approche de l'ennemi, comme aujourd'hui on détruit le matériel embarrassant. Après la défaite infligée, à Cabira, par Lucullus à l'armée pontique, Mithridate, en fuite sur Comana, dépêcha l'eunuque Bacchidès à Pharnacie avec ordre de faire mourir toutes les femmes du sérail. Parmi elles se trouvaient deux soeurs du roi, Roxane et Statira, âgées de quarante ans, qui n'avaient point été mariées, et deux de ses femmes, Ioniennes l'une et l'autre, Bérénice de Chios et Monime de Stratonicée. Monime avait refusé quinze mille pièces d'or dont Mithridate croyait l'acheter. Il fallut que le roi de Pont lui envoyât le bandeau royal. C'était d'ailleurs un présent qui coûtait peu à ce grand faiseur de reines.
On trouva plus tard, dans les archives du Château neuf, près Cabira, une correspondance échangée entre Monime et Mithridate, dont le ton licencieux choqua la pudeur des Romains. Mais, enfermée loin de la Grèce, dans un sérail, sous la garde de soldats barbares, la fière Ionienne regrettait amèrement sa patrie et la liberté. Bacchidès portait aux femmes l'ordre de mourir de la manière que chacune d'elles croirait la plus prompte et la moins douloureuse. Bérénice se fit apporter une coupe de poison. Sa mère, qui était près d'elle, lui demanda de la partager. Elles burent toutes deux. La mère mourut la première. Et, comme Bérénice se tordait dans une horrible agonie, Bacchidès l'acheva en l'étouffant. Roxane et Statira choisirent aussi le poison. La première le prit en maudissant son frère. Mais Roxane, au contraire, le loua de ce qu'au milieu des dangers qu'il courait lui-même il ne les avait pas oubliées et leur avait assuré une mort libre, abritée des outrages. Monime, en mémoire peut-être des reines tragiques de ses poètes, détacha de son front le bandeau royal, le noua autour de son cou et se pendit, comme Phèdre, à une cheville de la chambre. Mais le faible tissu se rompit.
Plutarque a conservé ou trouvé les douloureuses paroles que, selon lui, prononça alors la jeune femme: «Fatal diadème, s'écria-t-elle, tu ne me rendras pas même ce service!» Et elle présenta la gorge à l'eunuque. Ainsi périt, après de longs dégoûts, dans le sérail de Pharnacie, Monime de Stratonicée.
Il y a sans doute quelque brusquerie à quitter sur cette tragédie domestique l'histoire du grand Asiatique contre qui s'illustrèrent Sylla, Lucullus et Pompée. Mais cette scène de femmes empoisonnées, étouffées, égorgées par un eunuque révèle mieux peut-être que tous les récits de guerre le vrai Mithridate, le vieux sultan de Pont, le despote, l'Oriental.
FIN
NOTES
[1: Toute licence sauf contre l'amour, 1892, in-18.]
[2: Par Guy de Maupassant.]
[3: Par Paul Bourget.]
[4: Souvenirs du baron de Barante, de l'Académie française, 1782-1866, publiés par son petit-fils, CLAUDE DE BARANTE; in-8°; tome Ier.]
[5: Le vicomte Eugène Melchior de Vogüé.]
[6: César Borgia, sa vie, sa captivité, sa mort, d'après de nouveaux documents des dépôts des Romagnes, de Simancas et des Navarres, par Charles Yriarte, 2 vol. in-8°.]
[7: Essais orientaux, 1 vol. in-8°.—Lettres sur l'Inde, 1 vol. in-18.—La Légende divine, 1 vol. in-18.]
[8: Poésies et contes populaires de la Gascogne, par Jean-François Bladé, correspondant de l'Institut (dans la collection des Littératures populaires, de Maisonneuve et Leclerc), 6 vol.—Traditions, coutumes, légendes et contes des Ardennes, par Albert Meyrac, avec préface par Paul Sébillot, 1 vol.—Esthétique de la tradition, par Émile Blémont, et Études traditionnistes, par Andrew Lang (dans la Collection internationale de la tradition, de MM. Émile Blémont et Henry Carnoy), 2 vol.]
[9: Vannes, 1891, in-8°. (Extrait de la Revue des traditions populaires.)]
[10: Je parlais ici des Études, revue dirigée par les pères de la Compagnie de Jésus. On ne m'y a point ménagé, mais il n'est pas au pouvoir des Pères de me rendre injurieux et de mauvaise foi. Je n'ai point cessé de reconnaître et de dire que leur revue est rédigée par des écrivains habiles et judicieux. Je prévoyais bien que le livre du père Didon leur paraîtrait d'un goût douteux et qu'ils estimeraient pour le moins imprudent l'essai tenté par l'éloquent dominicain d'une psychologie de Jésus, selon les méthodes de Taine et de Bourget. Mes pressentiments ne me trompaient pas. Quelques jours après avoir publié mon article, je reçus les Études religieuses de novembre 1890, et j'y lus avec grand plaisir un morceau très solide sur le Jésus-Christ du père Didon, où il est dit: «N'a-t-il pas trop accordé au désir de placer Jésus dans «son milieu»? Certaines phrases sur l'influence de ce milieu sonnent d'une façon étrange, à propos du Verbe incarné. Ainsi, parmi des détails d'une longueur un peu exagérée sur «l'éducation» qu'a dû recevoir Jésus «adolescent», et après cette observation que, «dans les assemblées publiques, à la synagogue (de Nazareth), il connut aussi, par expérience, les misères, les travers, les aberrations et la vaine science des docteurs de son temps…,» vient cette réflexion au moins inutile: «Les premières impressions de l'adolescence ne s'effacent pas; en Jésus, comme en nous, elles aident à comprendre les volontés, les paroles, les actes de l'âge mûr.» (T. I, pp. 84-85.) La description très poétique de Nazareth est précédée de ces lignes encore plus singulières: «On ne comprendrait pas sa physionomie (celle de Jésus) et son caractère, si, dans l'étude de son adolescence et de sa jeunesse, on négligeait le milieu extérieur, la nature au sein de laquelle il a grandi. L'homme tient par des attaches trop étroites au sol qui l'a vu naître, pour n'en pas recevoir l'empreinte…» (P. 86.) Nous n'aimons pas non plus lire que «la pensée (du supplice auquel Jésus se savait et se sentait voué) étendait sur tout son être un voile de tristesse.» (I, p. 270); ou que «souvent, dans sa vie, Jésus a laissé voir l'accablement où le jetait la vue seule du calice qu'il devait boire». (P. 166.)—Ces observations excellentes sont du R. P. J. Brucker, qui est, avec le R. P. P. Brucker, un des rédacteurs les plus distingués des Études.]
[11: À propos du drame de MM. Victorien Sardou et Moreau.—Consultez Henry Houssaye; Cléopâtre, dans Aspasie, Cléopâtre, Théodora, 1 vol.]
[12: Consultez sur ce point une note de M. Maspero dans l'étude de M. Henry Houssaye citée plus haut.]
[13: Il est sans doute utile de rappeler que ces deux articles sont écrits, l'un avant, l'autre après la première représentation du drame de MM. Victorien Sardou et Moreau, à la porte Saint-Martin.]
[14: H. Houssaye loc. cit., note n°11.]
[15: La Conquête du Paradis, par Judith Gautier (dans la bibliothèque des romans historiques. Armand Colin, éditeur). 1 vol.]
[16: Le Pèlerin passionné, 1 vol. in-18.]
[17: Reliques de Jules Tellier, 1 vol.]
[18: On sait qu'il n'y a pas de facultés à Rouen. Tellier place un étudiant imaginaire dans une faculté imaginaire.]
[19: Tellier avait mis quotquot erant vantes. J'ai rétabli le texte d'Ovide, mais le sens n'est plus tout à fait le même. Ovide ne dit pas que tout poète indistinctement lui semblait un dieu. Il fait allusion au trouble dont il était saisi dans ses premières rencontres avec un poète.]
[20: Voici la pièce entière.
PRIÈRE
     Fantôme qui nous dois dans la tombe enfermer,
     Mort dont le nom répugne et dont l'image effraie,
     Mais qu'à force de crainte on finit par aimer,
     Puisque la vie est vaine et que toi seule es vraie;
     Ô Mort, qui fais qu'on vit sans but et qu'on est las,
     Et qu'on rejette au loin la coupe non goûtée,
     Mort qu'on maudit d'abord et dont on ne veut pas,
     Mais qu'on appelle enfin quand on t'a méditée;
     Ô la peur et l'espoir des âmes, bonne Mort
     Dont le souci nous trouble un temps, et puis nous aide,
     Mystérieux écueil où se blottit un port,
     Et poison merveilleux où se cache un remède;
     Ô très bonne aux vaincus et très bonne aux vainqueurs
     Qui sur leurs fronts à tous baises leurs cicatrices,
     Ô des douleurs des corps ou de celles des coeurs
     La sûre guérisseuse et la consolatrice!
     Puisque tant de ferveur pour toi s'élève en lui,
     Qu'il veut te préférera tout, même à l'Aimée,
     Sois clémente à l'enfant qui t'invoque aujourd'hui,
     Bien qu'il t'ait méconnue et qu'il t'ait blasphémée.
     Ma haine s'est changée en un amour profond:
     Voici croître en mon coeur guéri de ses chimères
     L'ennui des voluptés dont on touche le fond
     Et le morne dédain des choses éphémères.
     Vivre dans l'instant n'est que trembler et souffrir.
     Songe à l'horrible attente et fais-toi moins tardive!
     Il suffit que tu sois pour qu'on veuille mourir:
     Le temps laissé par toi ne vaut pas qu'on le vive.
     Donne-moi le Repos et l'Oubli, les seuls biens!
     Endors-moi dans la paix de ta couche glacée!
     Mais avant le moment où tu clôras les miens,
     Ferme les yeux par qui mon âme fut blessée!
     Périsse avant moi l'Être éphémère et charmant,
     Apparence flottant parmi les apparences,
     Dont la grâce a troublé mon coeur profondément,
     Et par qui j'ai connu de si dures souffrances!
     Car, dût-elle aussitôt disparaître à son tour
     De ce monde où tout n'est que mirage et que leurre,
     Quand même pour la vie elle n'aurait qu'un jour,
     Et quand pour le plaisir elle n'aurait qu'une heure,
     Cette heure-là, rien que cette heure, en vérité,
     Quand j'y songe un instant, m'est à ce point cruelle,
     Que je n'en conçois plus même la vanité,
     Et qu'à mon coeur jaloux elle semble éternelle,
     Janvier 1888.
]
[21: Voir sur cette phrase l'article suivant intitulé la Rame d'Ulysse.]
[22: Blaise Pascal, par Joseph Bertrand, de l'Académie française, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, 1 vol. in-8°.—Le dogmatisme et la foi dans Pascal, par Sully-Prudhomme (dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1891).]
[23: 1 vol. in-18. Perrin édit.]
[24: La fin du paganisme, étude sur les dernières luttes religieuses en Occident au quatrième siècle, par Gaston Boissier, 2 volumes in-8°.—Hachette, édit.]
[25: Cicéron et ses amis, 1 vol.; Promenades archéologiques, Rome et Pompéï, 1 vol.; Nouvelles Promenades archéologiques, Horace et Virgile, 1 vol.; l'Opposition sous les Césars, 1 vol.; la Religion romaine, d'Auguste aux Antonins, 2 vol.]
[26: À propos du livre étudié dans le précédent article: La Fin du paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident, au IVe siècle, par Gaston Boissier, 2 vol. in-8°.]
[27: Une Passionnette, 1 vol. in-8°, Calmann Lévy, éditeur.]
[28: Les grands écrivains: Madame de La Fayette, par le comte d'Haussonville. 1 vol. in-18. Hachette éditeur.]
[29: Dans la préface de l'édition Conquet, in-8°.]
[30: Un poète breton. Charles Le Goffic. (Amour breton), 1 vol. in-18.]
[31: Coeur double, avec une préface, 1 volume.]
[32: Cette date est prise dans l'acte de décès que Jal a publié dans son dictionnaire. Il y est dit que madame de la Sablière décéda rue aux Vaches, dite aussi rue aux Vachers et actuellement la rue Rousselet. Mais d'une étude destinée au journal le Temps et dont l'auteur, M. Georges Villain, a bien voulu me communiquer les épreuves, il résulte que madame de la Sablière est morte dans l'appartement qu'elle occupait aux Incurables, tout contre la chapelle.]
[33: Mithridate Eupator, roi de Pont, par Théodore Reinach, 1 vol. in-8°.]