La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne
The Project Gutenberg eBook of La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne
Title: La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne
Author: Gustave Reynier
Release date: July 21, 2013 [eBook #43277]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)
LA VIE UNIVERSITAIRE
DANS
L'ANCIENNE ESPAGNE
Bibliothèque Espagnole.
LA
VIE UNIVERSITAIRE
DANS
L'ANCIENNE ESPAGNE
PAR
Gustave REYNIER
| PARIS | | | TOULOUSE |
| Alphonse PICARD et Fils | | | ÉDOUARD PRIVAT |
| Libraires-éditeurs | | | Libraire-éditeur |
| 82, RUE BONAPARTE | | | 45, RUE DES TOURNEURS |
| 1902 | ||
AVANT-PROPOS
Je n'ai pas songé à résumer en un si court volume l'Histoire de l'Enseignement supérieur en Espagne: j'ai tenté seulement d'esquisser, aussi exactement que je l'ai pu, quelques tableaux de la vie universitaire d'autrefois.
J'ai d'abord voulu expliquer ce que c'était qu'une Université espagnole, comment elle était organisée, quelle situation y avaient les maîtres, quelle existence y menaient les étudiants. J'ai naturellement [p. vi] choisi comme exemple l'Université la plus ancienne et la plus célèbre, celle de Salamanque, et je l'ai représentée dans le moment où, en apparence du moins, elle fut le plus prospère, c'est-à-dire à la fin du seizième siècle.
Dans la seconde partie de ce travail, j'ai montré sommairement comment s'est propagée en Espagne cette vie universitaire, dont je venais, en quelque sorte, de tracer le cadre, à quelle époque et par quelles influences elle est devenue active et féconde, quelles raisons en ont trop vite arrêté le développement. J'en ai suivi le déclin jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, où la décadence est déjà complète.
J'ai marqué fort librement ce qu'avait eu d'attristant cette décadence. L'Enseignement supérieur est aujourd'hui assez [p. vii] brillamment représenté en Espagne pour qu'on puisse évoquer de son passé d'autres souvenirs que les souvenirs de gloire.
Les dimensions de ce petit livre ne m'ont malheureusement pas permis de donner toutes mes références; je tiens à m'en excuser.
Je serais enfin bien ingrat de ne pas dire ici tout ce que je dois de précieux renseignements et d'utiles conseils à l'inépuisable obligeance de M. Alfred Morel-Fatio.
Avril 1902.
PREMIÈRE PARTIE.
La vie d'une Université: Salamanque.
CHAPITRE PREMIER.
SALAMANQUE ET SON UNIVERSITÉ.
On voudrait trouver des mots rares, des mots précieux pour rendre la beauté de Salamanque. Dans la plaine nue qu'entoure un cercle de pâles collines, couronnée de tours, de dômes et de clochers, elle se dresse comme une cité souveraine. Et, teinte de fines couleurs, qui vont du rose tendre au jaune d'or, lumineuse sous ce ciel clair et dans cet air léger, elle s'épanouit comme une fleur.
Nulle part peut-être on ne pourrait rencontrer, resserrés dans un si petit espace, tant d'œuvres exquises, tant d'édifices somptueux. La magnificence de la nouvelle cathédrale et la grâce robuste de l'ancienne, les lignes harmonieuses des églises, des vieux collèges; les palais chargés d'armoiries illustres où l'on voit briller le soleil des Solis, les étoiles des Fonseca, les cinq lis des Maldonado; tant d'antiques [p. 4] maisons dont les portes ouvertes laissent entrevoir des cours dallées de marbre, d'élégants portiques, de fines colonnades, les margelles usées des vieux puits, tout cela forme un ensemble véritablement unique où la poésie d'un passé lointain se mêle aux impressions d'art les plus délicates.
Lorsqu'on erre dans ces rues, souvent silencieuses, on est arrêté presque à chaque pas: une grille en fer forgé, un bouquet d'œillets sculpté sur une porte, un médaillon encastré dans un mur, une Vierge ou un saint dans une niche, une frise où se poursuivent des animaux fabuleux, un balcon d'où retombent des guirlandes, mille détails charmants attirent et retiennent. Certaines façades sont de pures merveilles, des chefs-d'œuvre de cet art minutieux et compliqué que l'on appelle l'art plateresque. Les pierres y sont ciselées comme des bijoux, découpées comme de la dentelle; elles sont d'un grain si fin et si serré que le temps en a respecté les plus fragiles arabesques; elles sont aussi, ces pierres de Salamanque, jaunes comme l'or ou roses comme la fleur de pêcher, et toujours d'une couleur si chaude que dans les plus grises matinées d'hiver on les croirait encore [p. 5] éclairées par le soleil. Le palais des Monterey, la «Maison des Morts», la «Maison des Coquilles», le couvent du Saint-Esprit, que de monuments délicieux dont on ne peut détacher ses regards, dont on voudrait emporter dans ses yeux la claire, la riante image! Mais ce qui laisse encore l'impression la plus forte, la plus complète, c'est, à coup sûr, la place de l'Université.
Quand on s'arrête au pied de la statue de Fray Luis, le maître très illustre et très bon, on a, à sa droite, l'antique hôpital des Etudiants, le ravissant portail des Écoles Mineures, leur cloître élégant et leur petit jardin; à gauche, les vieilles maisons que l'Université louait à ses libraires; en face, l'incomparable façade des Grandes Écoles, les aigles, les larges blasons, les profils des «Rois Catholiques», les statues de la Force et de la Beauté; sur le ciel se détachent le campanile et les deux cloches de la chapelle de San Jerónimo. Rien n'a changé là depuis trois siècles: les petits pavés ronds sur lesquels on marche sont les mêmes qu'ont foulés tant de graves docteurs, tant d'adolescents ivres de savoir, d'ambition et de jeunesse; les murs, ici comme dans toute la [p. 6] ville, laissent voir encore aussi vifs, aussi nets qu'au premier jour, les fameux vítores, ces inscriptions en lettres rouges qui relatent les succès scolaires des temps anciens. Dans ce décor charmant, tout porte encore l'empreinte de la vie universitaire d'autrefois, tout en évoque les scènes familières et les brillants souvenirs.
Qu'il fût de riche ou de pauvre maison, qu'il arrivât en carrosse, à cheval ou sur une mule de louage, l'étudiant qui, vers la fin du seizième siècle, passait les fossés de Salamanque, devait se trouver tout d'abord ébloui. Vingt-cinq paroisses, vingt-cinq couvents d'hommes, vingt-cinq couvents de femmes, vingt-cinq collèges; tout cela dominé par l'imposante masse de la cathédrale nouvelle, dont les trois nefs étaient déjà debout; sept mille étudiants, dix-huit mille ouvriers ou marchands vivant à l'ombre de l'Université et vivant d'elle; cinquante-deux imprimeries et quatre-vingt-quatre librairies dans un seul quartier, occupant trois mille six cents personnes. Dans les rues, sur les places, un mouvement incessant, une rumeur qui ne [p. 7] s'éteignait pas. On était bien dans une capitale, et Salamanque était vraiment reine. «La reine du Tormès»: c'est le nom qu'on lui avait donné et dont aujourd'hui encore elle est fière. «O Salamanque, disait un vieux poète, il n'est pas sous le ciel de cité aussi héroïque ni d'Éden aussi précieux; tu t'es élevée plus haut que ne peut atteindre le vol hardi du faucon. Salamanque, métropole du monde 1.»
1 (retour)
No hay cosa tan heroyca baxo el cielo;
No hay eliseo campo ansí preciado.
No hay garza, ni neblí tan alto en vuelo
Que llegue adonde tú te has sublimado...
Metrópoli del mundo...
(Bartolomé de Villalba y Estaña, El Pelegrino
Curioso y Grandezas de España, 1577.)
Si l'étudiant était riche, il n'avait pas à se mettre en quête d'un gîte: sa famille avait eu soin de lui retenir un logis et de monter d'avance sa maison. Était-il de très haut rang, il devait mener un train magnifique et qui fît honneur à ses parents: quand arriva, par exemple, le jeune Don Gaspar de Guzmán, qui fut plus tard comte-duc d'Olivares, il avait avec lui un gouverneur, un précepteur, huit pages, trois valets de chambre, quatre laquais, un chef [p. 8] de cuisine, sans compter les servantes et les valets d'écurie.
Pour les écoliers de plus modeste fortune, s'ils n'étaient pas boursiers de quelque Collège et s'ils n'avaient point dans la ville de parents qui les voulussent recueillir, ils s'adressaient à quelques «bacheliers de pupilles». On appelait ainsi des maîtres de pension qui, avec l'autorisation de l'Université et sous son contrôle, logeaient et nourrissaient les étudiants des provinces ainsi que leurs valets: un tarif officiel fixait les prix qu'ils pouvaient exiger, et ces prix étaient des plus modiques, surtout pour les jeunes gens qui apportaient de la maison paternelle leur provision de pois chiches, de saucissons et de lard fumé. Mais, en revanche, on faisait chez eux bien maigre chère. La corporation des «bacheliers de pupilles» ne brillait pas en général par une libéralité excessive et elle abusait un peu de la situation privilégiée qui lui était faite. La Constitution de l'Université lui assurait en effet un véritable monopole. Toute personne qui eût logé des étudiants sans avoir obtenu l'autorisation, sans avoir subi l'examen de capacité et de moralité, se serait exposée à payer une amende de mille maravédis [p. 9] et à être expulsée, en cas de récidive 2.
2 (retour)
Estatutos hechos por lo muy insigne Universidad de
Salamanca, recopilados nuevamente por su comisión. Salamanca, 1625.
C'est un volume, grand in-4o, d'une belle impression. Sur la première
page est représenté un professeur dans sa chaire entouré de quelques
étudiants: nous avons donné, en tête de ce livre, une reproduction de
cette gravure. J'ai eu entre les mains l'édition enrichie d'additions
manuscrites qui appartient à la bibliothèque de l'Université de
Salamanque.
J'aurais dû citer plus souvent encore que je n'ai fait cet intéressant recueil. Je n'ai pas pu, je le répète, donner ici toutes mes références. Sans parler des histoires de Salamanque, de Dávila, de Chacón, de Villar, la très érudite Historia de las Universidades de V. La Fuente et les trois excellents volumes de D. Antonio Gil de Zárate, De la Instrucción Pública en España, m'ont été naturellement d'un très grand secours.
Le règlement imposait, d'ailleurs, à ces maîtres de pension des obligations multiples; ils devaient monter, dès le matin, dans la chambre de leurs écoliers pour s'assurer qu'ils étaient au travail, les empêcher de jouer aux cartes et aux dés, ne jamais laisser prononcer sous leur toit de parole impie ou déshonnête, fermer à clef la porte de leur maison à six heures du soir, l'hiver, à neuf heures, l'été, et ne la rouvrir sous aucun prétexte, sinon en cas de maladie ou de visite des parents, signaler au juge [p. 10] de l'Université les jeunes gens qui auraient passé la nuit dehors. Pour que la surveillance fût plus exacte, il leur était défendu d'avoir chez eux plus de vingt «pupilles». La Constitution avait tout prévu: si on l'avait toujours respectée, Salamanque aurait été vraiment, comme elle se piquait de l'être, «le jardin de toutes les vertus». Mais le nombre toujours croissant des écoliers rendit bientôt impossible un contrôle un peu rigoureux. Pour attirer la clientèle, les maîtres de pension rivalisèrent de complaisance, ne voulant point lutter de prodigalité, et la Constitution finit par avoir le sort de tous les règlements.
Dès que le nouvel étudiant s'était installé, dans sa petite chambre ou dans sa riche maison, son premier devoir était d'aller se présenter aux grands dignitaires de l'Université. Le premier de tous était l'Écolâtre (Maestrescuela), qui portait aussi le titre de chancelier: représentant de l'autorité papale, nommé à vie 3, il [p. 11] était chargé de faire respecter les Statuts, de diriger les études, de juger au criminel comme au civil tous ceux, maîtres, étudiants ou officiers, qui dépendaient de la juridiction universitaire. A côté de lui, le Recteur, élu seulement pour une année, représentait plus directement les professeurs des Écoles: il veillait au maintien du bon ordre, gouvernait les biens de la communauté, touchait les revenus, réglait les dépenses. Comme il était généralement de très noble famille, il relevait par son prestige personnel l'autorité d'une magistrature de trop courte durée 4. C'est ainsi qu'au commencement [p. 12] du dix-septième siècle Salamanque fut fière d'avoir pour Recteur le jeune Gaspar de Guzmán, dont nous avons déjà cité le nom et qui devait être plus tard comte d'Olivares et ministre de Philippe IV. Ce premier honneur lui fut décerné alors qu'il était encore sur les bancs de l'Université, car on n'hésitait jamais à confier un si grand pouvoir même à un simple étudiant lorsqu'on le jugeait capable de le bien exercer 5.
3 (retour)
Pendant un certain temps, il fut élu par l'assemblée des
professeurs ou Claustro. En 1463, le Claustro de Salamanque nomma
ainsi Alonso de Aponte, docteur en droit canon, et, en 1525, D. Pedro
Manrique, qui fut plus tard évêque de Cordoue et cardinal. Mais le
plus souvent le Maestrescuela ou Cancelario était choisi par le
pape ou par le roi. Dans d'autres Universités, ces fonctions
revenaient de droit à l'évêque de la ville.
4 (retour)
Sur la liste des Recteurs de Salamanque on pourrait
retrouver des représentants des plus illustres maisons d'Espagne:
marquis de Spínola, de Villena, de Pomar, de Santa Cruz, de
Villamanrique, de Pozas, de Aguilar...; comtes de Uceda, de Benavente,
de Altamira, de La Fuente, de Lezo, de Oñate, de Montalvo, de Campo
Real...; ducs de Sessa, de Terranova, de Cardona, de Segorbe, de
Villahermosa, de Béjar, d'Alburquerque...—On trouvera la liste de ces
Recteurs dans la Memoria histórica de la Universidad de Salamanca,
de D. Alejandro Vidal y Diaz, Salamanque, 1869.
5 (retour)
Le premier Recteur de l'Université d'Alcalá fut aussi un
tout jeune homme qu'on avait fait venir exprès de Salamanque où il
étudiait le droit.
Après avoir salué ces deux grands personnages, le jeune étudiant va donner son nom aux secrétaires des Écoles. On l'inscrit sur le grand registre, s'il est roturier, sur le registre d'honneur (matricula generosorum), s'il est noble, et, à partir de ce moment, il fait partie de l'Université; il jouit de ses avantages et privilèges.
Dorénavant, il achètera tout moins cher que les autres habitants de la ville: car les objets nécessaires à son entretien, à sa subsistance ou à son travail sont exemptés de toute espèce de droits. S'il tombe malade et s'il est pauvre, il [p. 13] sera soigné gratuitement à l'Hôpital des Écoles. Il échappe désormais à l'autorité séculière: si la police le poursuit pour quelque délit, il trouvera toujours un asile sur le territoire franc de l'Université et, derrière les chaînes qui en marquent les limites, il pourra braver impunément les alguazils. S'il se laisse prendre, c'est à ses juges naturels qu'il devra être déféré et il pourra presque toujours compter sur leur indulgence. Arrêté pour les plus graves méfaits, vol à main armée ou même homicide, dans Salamanque, hors de Salamanque et jusque dans une province lointaine, il sera toujours ramené devant le Maestrescuela qui seul décidera de son sort.—Enfin, et ce n'est pas là le plus médiocre avantage, il a l'honneur d'appartenir à un corps illustre entre tous, déjà vieux de quatre siècles 6, respecté de l'Europe entière [p. 14] et que l'Espagne considère comme une de ses gloires. L'Université de Salamanque est alors à l'apogée de sa grandeur; elle ne le cède qu'à Paris et elle a été appelée «la seconde lumière du monde». Les maîtres qu'elle a formés sont recherchés par les Écoles les plus lointaines. Christophe Colomb est venu lui soumettre ses projets et en a reçu de précieux encouragements 7. Les princes et les prélats la consultent sur l'interprétation des lois et même sur des points de dogme. Les papes lui font la faveur de lui notifier leur élection par des lettres particulières. Tout monarque montant sur le trône d'Espagne lui demande de le reconnaître par une déclaration solennelle. Quand le roi leur rend visite, les maîtres et les docteurs le reçoivent assis et la tête couverte. Lorsque Charles-Quint était venu à Salamanque, où l'on avait dépensé, pour lui faire une réception grandiose, «plus d'argent qu'il n'en aurait fallu pour fonder une ville», il avait avoué que rien ne lui [p. 15] avait fait autant d'impression qu'un acte public de l'Université.—Tous les écoliers pouvaient prendre pour eux une petite part de ces hommages: quelque honneur en rejaillissait sur le plus humble d'entre eux; c'était un titre, même aux yeux des plus ignorants, d'avoir étudié à Salamanque.
6 (retour)
L'Université de Salamanque avait été fondée au début du
treizième siècle par Alphonse IX de Léon. Le 12 avril 1242, le célèbre
saint Ferdinand, celui qui reconquit Séville, avait confirmé et étendu
la fondation de son père. Par un bref d'avril 1255, le pape Alexandre
avait compté Salamanque, avec Paris, Bologne et Oxford, parmi les
quatre grands Estudios generales du monde.
L'antique Studium de Palencia n'ayant duré que peu d'années, Salamanque était, de fait, la première Université d'Espagne, comme elle fut aussi la plus glorieuse.
7 (retour)
Cf. Bartolomé Leonardo de Argensola, Anales de Aragón,
Part. I, X, 10.—Fernando Pizarro, Varones Ilustres del Nuevo Mundo
(Vida de Colón, cap. III).
CHAPITRE II.
PHYSIONOMIE DES ÉCOLES.
Une fois «immatriculé», comme on disait, le nouveau venu pouvait commencer à suivre les cours. Il revêtait la soutane brune et le collet, se coiffait du bonnet carré et, tenant à la main son portefeuille et son écritoire, il se dirigeait dès le matin vers les Écoles.
De chaque rue débouchaient des troupes bruyantes de jeunes gens. Dans la Rua, qui était le quartier des libraires, le tumulte devenait assourdissant: entre les étalages où s'empilaient les in-folios, où se dressaient les rouleaux de parchemin, toute une foule se pressait. Criant, chantant, s'interpellant, les groupes se hâtaient vers les bâtiments de l'Estudio, se répandaient sur la place du Vieux Collège, remplissaient le patio des Écoles Mineures, assiégeaient les portes de l'Université, s'écrasaient sous le portique du cloître. Toutes les provinces [p. 17] de l'Espagne étaient là représentées, depuis l'Estramadure jusqu'à la Navarre et à la Catalogne, et même des nations étrangères, comme la France et l'Italie. On pouvait reconnaître les Andalous à leurs rires, à leurs gestes exubérants, les Valenciens à leur allure indolente, les Galiciens à leur tournure rustique, les Castillans à leur air de noblesse et à leur gravité.
A mesure qu'approchait l'heure des cours, le flot montait encore. Les Collèges, presque tous établis dans le voisinage de l'Université, ouvraient en même temps leurs portes, et leurs élèves, s'avançant en bon ordre, sous la conduite d'un régent, se frayaient un passage au travers de la foule.
Presque tous étaient vêtus d'un long manteau brun, et les divers établissements ne se distinguaient les uns des autres que par la couleur de la beca, pièce de drap longue de trois aunes qui formait un pli sur la poitrine et, passant par les deux épaules, retombait par derrière jusqu'aux talons.
Voilà qu'arrivaient, portant la beca brune, les dix-sept boursiers du Collège de San Bartolomé, le plus ancien de tous et le plus respecté. Derrière eux marchaient les vingt-deux élèves [p. 18] du Collège de l'Archevêque et leurs deux chapelains: leur manteau était largement échancré et la bande était écarlate. Voilà les boursiers d'Oviedo, avec la beca bleue, et ceux de Cuenca avec le manteau violet. Ces quatre Collèges étaient les fameux Colegios Mayores. Installés dans des bâtiments magnifiques, richement dotés par d'illustres fondateurs, ils ne recevaient que des jeunes gens de très grandes familles. Dès qu'une place y devenait vacante, elle était briguée par vingt concurrents. Beaucoup de pères pensaient alors, comme le Don Beltran de la Vérité suspecte que, «le chemin des lettres est celui qui conduit le plus sûrement à la fortune et que pour un fils cadet c'est la meilleure porte qui mène aux honneurs de ce monde 8». Et ils ne se trompaient guère: dans l'élite privilégiée qui s'était formée en ces maisons, l'Université choisissait ses Recteurs, le roi ses conseillers et ses juges, l'Église ses prélats.
8 (retour)
Lope de Vega dit de même dans la Dorotea qu'il n'y a
pour l'homme que trois moyens d'arriver: la Science, la Mer et la
Maison du Roi, ciencia y mar y casa Real (Jorn. I, escena VIII).
Cervantes (D. Quij., I, 39) cite le même proverbe.
Voici maintenant les collégiens des Ordres [p. 19] Militaires, qui égalent en importance les Mayores et leur disputent le premier rang dans les cérémonies: les dix-huit étudiants de Santiago portent brodée sur la poitrine la rouge croix de Saint-Jacques; ceux de Saint-Jean-de-Jérusalem se reconnaissent à leur croix de Malte et à leur bonnet plat, ceux d'Alcántara et de Calatrava aux insignes de l'Ordre.
Voici enfin l'interminable défilé des Collèges Mineurs: Monte Olivete, Santa María de los Ángeles, San Lázaro, San Elías, San Millán, Santa Cruz de Cañizares, la Magdalena, Santo Tomás, Pan y Carbón, San Pedro y San Pablo, etc.; et puis la troupe noire des moines, frères et autres réguliers qui sortent des Collèges ecclésiastiques, les Hiéronymites, les Minimes, les Carmélites chaussés, les Augustins, les Franciscains, les Prémontrés de Santa Susana, les Dominicains de San Esteban, les Bénédictins de San Vicente.—Sur ce fond sombre se détachent quelques costumes de couleurs plus vives: le manteau jaune et la beca violette des collégiens de Santa María de Burgos, la soutane blanche et la beca bleue des Orphelins de la Conception, qui vont toujours tête nue, même sous la pluie. Voici encore les [p. 20] «Verts» de l'Insigne Collège de San Pelayo, les «Jolis Garçons», du Collège de San Miguel, dont les dames de Salamanque admirent fort le brillant uniforme: manteau bleu de ciel coupé par une bande écarlate. Ces jeunes gens roux, au teint clair, qu'on remarque au milieu de toutes ces faces brunes, ce sont les Irlandais qui viennent se faire instruire des vérités de la foi catholique dans un collège que Philippe II a fondé: ils ont tous juré d'aller plus tard prêcher à leurs frères la loi évangélique et de s'offrir au martyre pour les racheter; ils excitent l'étonnement par le soin minutieux qu'ils prennent de leur toilette et parce qu'ils vont se baigner dans le Tormès, hiver comme été.
Cependant l'heure sonne: le nègre de l'horloge monumentale frappe neuf fois le timbre de son marteau; les deux béliers se redressent et retombent; les anges et les rois mages se prosternent au pied de la statue de la Vierge: avant même que soit arrêtée l'ingénieuse mécanique, les salles de cours sont envahies.
Quelques-unes de ces salles sont toutes petites: [p. 21] ce sont celles où l'on enseigne des matières très spéciales comme l'hébreu, le chaldéen ou la musique. D'autres, comme celle de droit canon, peuvent contenir plus de deux mille auditeurs. Toutes ces salles sont fort obscures, éclairées par deux ou trois petites fenêtres. L'installation est peu confortable: on s'assied sur une poutre fort étroite, on écrit sur une poutre un peu plus large, tachée d'encre, chargée d'inscriptions. La chaire du maître est d'une simplicité extrême; il a pour siège un coffre de bois noir dans lequel il enferme ses livres quand la leçon est finie. Au pied de la chaire est le tabouret de l'actuante, l'étudiant qui lira les textes.
Les retardataires se hâtent, poursuivis par le bedeau porte-verge, et se pressent dans le fond de la salle, où ils resteront debout. Le cours commence.
Ces cours sont aussi nombreux que dans la mieux pourvue de nos Universités modernes. Il n'y a pas moins de soixante-dix chaires: dix de droit canon, dix de «lois», c'est-à-dire de droit civil, sept de médecine, sept de théologie, onze de philosophie, une d'astrologie, une de musique, une de langue chaldéenne, une d'hébreu, [p. 22] quatre de grec, dix-sept de rhétorique et de grammaire. Les juristes tiennent le premier rang, et de beaucoup: ce sont eux qui ont le plus d'élèves et qui reçoivent les plus forts salaires. Un docteur de droit canon touche deux cent soixante-douze florins, tandis qu'un professeur de logique ou de philosophie morale n'en a que cent, un professeur de rhétorique ou de mathématiques soixante-dix.
A côté des professeurs titulaires (cátedras de propiedad) qui ont le traitement complet, il y a des professeurs stagiaires, des aspirants (pretendientes) qui sont beaucoup moins rétribués et même le plus souvent «n'ont autre chose que l'espérance».
Quelques-uns de ces maîtres sont des hommes de grand savoir, dont le nom est connu dans toute l'Espagne. Mais la plupart se soucient assez peu de faire œuvre personnelle. Surveillés de près par l'Église, préoccupés surtout de ne rien dire qui soit contraire à la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, ils s'en tiennent aux explications fixées par les programmes et se bornent à lire et à commenter les «ouvrages de texte». A défaut de la gloire, qu'ils n'ambitionnent pas, ils ont la certitude [p. 23] d'être appelés un jour dans un des Conseils royaux, d'obtenir un canonicat ou quelque haute dignité ecclésiastique, ou d'arriver, tout au moins, à la jubilación, c'est-à-dire à l'honorable retraite que l'Université assure à ses bons serviteurs 9.
9 (retour)
Ce droit à la retraite (après vingt années
d'enseignement) avait été garanti aux professeurs titulaires par une
bulle du pape Eugène IV (1491).
Pendant la leçon, les étudiants prennent peu de notes: ils écoutent, les coudes sur la table. Plusieurs sortent au milieu du cours; d'autres arrivent des salles voisines: ce va-et-vient continuel provoque naturellement un certain désordre. Quand, par hasard, la leçon se prolonge au delà de l'heure, les auditeurs ne manquent jamais de manifester leur impatience en frottant bruyamment leurs pieds contre le plancher 10. Beaucoup de maîtres font leur cours au milieu du bruit; quelques-uns, qui sont impopulaires ou qui manquent d'autorité, sont assez fréquemment l'objet de manifestations d'autant plus tumultueuses que l'imposante masse des «juristes» est toujours disposée à prêter son [p. 24] concours aux tapageurs. Il se produit parfois de tels scandales qu'il faut aller quérir le Recteur, et que l'Écolâtre lui-même arrive accompagné de son alguazil, de son procureur fiscal et du greffier de l'Audience ecclésiastique.
10 (retour)
Mal-Lara, Filosofía vulgar, Centuria décima, fo
380.—Pierre Martyr, Epist. 57.
Plutôt que de recourir à ces interventions assez humiliantes, certains maîtres emploient, pour se faire respecter, des procédés quelque peu brutaux. Torres, qui fut professeur à Salamanque, raconte en ses Mémoires que chaque année, dans sa leçon d'ouverture, il intimidait les mauvais plaisants en les menaçant de leur rompre la tête. Et ce n'était pas là une menace en l'air:
«Un soir, dit-il 11, une lourde brute, un garçon de trente ans, étudiant en théologie et en grossièreté, me hurla je ne sais quelle ordure. Voici la récompense que reçut son audace: je pris sur le rebord de ma chaire un énorme compas de bronze qui pesait trois ou quatre livres pour le moins et je le lui jetai au museau. Par bonheur pour lui, et pour moi, il esquiva le coup, sans quoi je lui aurais sûrement fait jaillir la [p. 25] cervelle...—A partir de ce jour-là, ajoute Torres, ce garçon se tint tranquille.»
11 (retour)
Vida, Ascendencia, Crianza... del Doctor D. Diego de
Torres, p. 84.
La leçon finie, tandis que s'écoule bruyamment le flot des écoliers, le maître sort de sa classe et va, ainsi que l'y obligent les règlements, asistir al poste, c'est-à-dire «s'adosser au pilier 12». Appuyé contre une des colonnes du cloître, il attend que les plus studieux de ses élèves viennent lui soumettre leurs doutes ou lui demander sur la matière du cours un supplément d'informations.
12 (retour)
Estatutos hechos por la muy insigne Universidad de
Salamanca.—Nic. Clenardi Epist., I, 2 (1535).
Pendant ce temps, l'étudiant fraîchement débarqué s'engage imprudemment au travers des groupes qui s'attardent sous le portique; il admire les pompeuses inscriptions dont les murs sont couverts, les fresques où sont représentées Minerve, l'Astronomie, la Justice, l'Occasion et la Fortune; les armoiries de l'Université qui s'abritent sous la tiare pontificale et sont entourées de l'orgueilleuse devise: «Dans toutes les sciences, Salamanque est la première.—Omnium [p. 26] scientiarum princeps Salmantica docet.» Il monte l'escalier, dont les riches sculptures représentent des chevaliers combattant des taureaux, il pénètre dans la bibliothèque, où sont ouverts sur des pupitres d'énormes in-folios attachés avec des chaînes de fer, il s'égare dans le cloître supérieur et s'arrête enfin émerveillé devant la vieille horloge.
L'endroit est connu: s'ils ne se sont pas encore trahis par leur démarche hésitante et leur air embarrassé, les nouveaux venus se signalent toujours à l'attention des anciens par l'étonnement qu'ils manifestent en face de ce chef-d'œuvre de mécanique.
A peine une victime s'est-elle ainsi désignée que les deux cloîtres se remplissent de cris, d'appels, de vociférations. En un instant, l'étudiant novice est entraîné dans la rue ou dans le patio des Écoles Mineures, et là commence un jeu assez barbare. Tout d'abord, on forme le cercle autour du malheureux: quelques plaisants s'en détachent, le saluent avec d'excessives démonstrations de politesse et lui demandent fort civilement des nouvelles de sa famille, s'il a bien pleuré en la quittant et si on ne lui a pas donné, au moment des adieux, quelques [p. 27] boîtes de raisin sec et quelques pots de confitures 13. Ils le félicitent ironiquement sur la coupe de sa soutane et sur la qualité du drap et, pour en mieux essayer la qualité, ils en tirent les manches à les arracher; ils admirent la forme élégante de son bonnet neuf, se le passent de main en main, en écrasent les quatre pointes et ne manquent pas, en le remettant sur sa tête, de le lui enfoncer jusqu'aux oreilles. Ils rentrent enfin dans le rang, tandis que le pauvre garçon se dégage et rajuste son col déchiré; et ici il faut donner la parole au héros de Quevedo, Don Pablos de Ségovie:
«Ils étaient plus de cent autour de moi. Ils commencèrent à renifler, à tousser, et, au mouvement de leurs lèvres, je vis qu'il se préparait des crachats. Le premier, un mauvais gamin catarrheux, me visa, en disant: «Voilà le mien!—Je jure Dieu, m'écriai-je, que tu me la...» Une véritable pluie tomba sur moi de toutes parts et m'empêcha de finir ma phrase. Je m'étais couvert la figure avec un pan de mon manteau; tous m'avaient pris pour cible, et il fallait [p. 28] voir comme ils pointaient bien. Quand ils s'éloignèrent, j'étais tout blanc de la tête aux pieds... Je ressemblais au crachoir d'un vieil asthmatique 14.»
13 (retour)
El doctor Jerónimo de Alcalá, Alonso, mozo de muchos
amos, éd. Rivadeneyra, p. 494.
14 (retour)
Quevedo, Vida del Gran Tacaño, cap. V.
Suárez de Figueroa, dans son Pasagero 15, nous rapporte les plaintes d'une autre victime dont, «sous la grêle épaisse des crachats», dans le ronflement odieux des appels de gorge, le beau manteau neuf fut couvert en un instant «des plus horribles expectorations qu'eussent jamais vomies des poumons malades» et se trouva, comme on disait, «passé à la neige».
15 (retour)
El Pasagero, Alivio III, fo 106.—Dans le Don
Quichotte de d'Avellaneda (chap. XXV), la même mésaventure arrive à
Sancho, tombé aux mains des étudiants de Saragosse.
Plusieurs jours de suite, le nouveau venu doit subir ce répugnant supplice du gargajeo. Quand il a échappé à un premier groupe de persécuteurs, d'autres mettent la main sur lui, l'étourdissent de leurs sifflets et de leurs huées, dansent des rondes autour de lui, le poussent dans une classe vide, le hissent dans la chaire [p. 29] avec une mitre en papier sur la tête 16 et l'obligent à prononcer un discours.
16 (retour)
C'est ce qu'on appelle hacer de Obispillos (Aleman,
Alfarache, liv. III, part. II, ch. IV.)
Il n'échappe à ces brimades qu'en achetant au prix de quelques dîners des protections efficaces; il finit par convier un certain nombre de camarades à un banquet 17, dont la tradition a fixé le menu: du mouton, des perdrix, et la moitié d'un poulet pour chaque convive. Au dessert, on confère au nouveau le titre d'ancien et on lui en décerne pompeusement les lettres patentes.
17 (retour)
Ce repas de bienvenue se nomme la patente (Alfarache,
loc. cit.).
CHAPITRE III.
LA VIE DES ÉTUDIANTS: ÉTUDIANTS RICHES ET ÉTUDIANTS PAUVRES;
pupilos, camaristas ET capigorrones.
Voilà le novato sacré étudiant: pour lui commence cette vie universitaire qui, suivant la route qu'on a choisie, mène à tout ou ne mène à rien, mais qui pour tous est si pleine et si joyeuse que ceux qui l'ont connue en regrettent toujours l'indépendance et les plaisirs.
Quelle que soit sa fortune et quels que soient ses goûts, le nouvel écolier est certain de ne pas manquer de compagnons. Dans cette grande république que forme l'Université 18, les antiques Constitutions ont voulu que tous les étudiants soient égaux: pour effacer les distinctions de classes, elles ont imposé à tous le même [p. 31] costume. «Tous, sans exception, dit le voyageur Monconys, ils sont vêtus de long comme des prêtres, rasés, et le bonnet en tête, qu'ils portent non seulement dans l'Université, mais encore par toute la ville et en tout temps, hors de la pluye: car pour lors on peut porter le chapeau. Il ne leur est pas permis de porter aucun habit de soie ni de se servir d'aucune vaisselle d'argent 19.» A les voir de loin, en effet, on ne distinguerait guère le fils d'un grand seigneur du fils d'un médecin de village ou d'un marchand: toutes les soutanes se ressemblent et les plus respectables sont les plus vieilles, parce qu'elles attestent que leur possesseur n'en est pas à ses débuts. Mais cette égalité n'est qu'apparente; si le vêtement est uniforme, si, aux yeux de cette Université démocratique, tous les étudiants ont les mêmes obligations et les mêmes droits, dans la vie extérieure, les différences de condition s'accusent à chaque instant.
18 (retour)
«La república llamada Universidad» (Estatutos hechos
por la Universidad de Salamanca).
19 (retour)
Voyage fait en l'année 1628 (Journal des Voyages de
M. de Monconys, IIIe partie, Lyon, 1666).
Pour le jeune gentilhomme l'existence est régulière et facile: tout y est disposé pour lui [p. 32] épargner les préoccupations matérielles, pour lui ménager à propos les satisfactions de vanité qui sont si douces à cet âge, pour rappeler aux autres et à lui-même la supériorité de son rang.
Le matin, quand il s'éveille, toute sa maison est déjà sur pied: le barbier et les pages attendent à la porte de sa chambre pour venir le raser et l'habiller au premier signal; les valets de chambre brossent et nettoient ses vêtements; dans les écuries, les laquais étrillent et harnachent les mules. Lorsque arrive l'heure du cours, il monte sur une bête de prix caparaçonnée de velours et tout un cortège l'accompagne aux Écoles. Dans la salle où il doit se rendre, il trouve sa place gardée par un domestique uniquement chargé de ce soin; on y a d'avance apporté son portefeuille ou vade-mecum et son écritoire. La leçon finie, il rencontre à la porte son pasante ou répétiteur, qui se tient à ses côtés, tandis qu'il cause avec les maîtres et docteurs ou avec des camarades de sa condition, et l'empêche de se mêler aux mauvaises compagnies. Puis, il va rejoindre sa suite qui l'attend au coin d'une rue et il rentre chez lui dans le même équipage qu'il était venu. Après le déjeuner, [p. 33] il quitte une table abondamment servie pour aller jouer aux boules ou à l'argolla, le jeu à la mode, qui ressemble à notre croquet. Il travaille un peu, fait quelques lectures, revoit avec son précepteur quelques règles de la grammaire latine qu'il importe de ne pas oublier, retourne au cours au milieu de l'après-midi, et enfin, le soir venu, il repasse les leçons du jour ou s'entretient avec le gouverneur de sa maison, l'ayo, qui est toujours un personnage de bonne famille et de mœurs recommandables 20.
20 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán, Conde de
Olivares, Embajador de Roma, á D. Laureano de Guzmán, ayo de D. Gaspar
de Guzmán, su hijo, cuando le embió á estudiar á Salamanca, á 7 de
Enero de 1601, cité par La Fuente, Historia de las Universidades,
1885, t. II, p. 429 et sq.
Les jours de congé apportent quelques distractions à cette existence un peu sévère; mais ces plaisirs restent des plaisirs de gentilhomme: ils ne vont point sans quelque solennité et le jeune seigneur, déjà réservé à de hauts emplois, est gardé par le sentiment précoce de sa dignité des fréquentations douteuses et des amusements vulgaires.
A côté de ces fils de Grands d'Espagne ou de títulos de Castille, on voit briller aussi des jeunes gens d'origine plus modeste, fils de bourgeois enrichis par la banque ou le négoce, à qui la vanité de leurs parents assure un train presque aussi magnifique. «Car, ainsi que dit Cervantes, c'est l'honneur et coutume des marchands de faire étalage de leurs richesses et de leur crédit non en leurs personnes, mais en celles de leurs enfants, et c'est pourquoi ils les traitent et les rehaussent à tout prix, comme s'ils étaient des fils de prince 21.» Mais la grande majorité des étudiants de Salamanque vit sans faste et plutôt pauvrement.
21 (retour)
Coloquio de los perros.
Nous avons vu que ceux d'entre eux qui ne trouvaient pas asile dans les Collèges s'installaient le plus souvent dans les maisons des pupileros ou «bacheliers de pupilles». Or, on y était très médiocrement logé, dans des chambres étroites et fort mal aérées. De plus, malgré les Règlements qui les obligeaient de donner chaque jour à chacun de leurs hôtes une livre de viande ou de poisson 22, à Salamanque comme [p. 35] dans d'autres Universités, les «bacheliers» imposaient de rudes épreuves aux robustes appétits de leurs pensionnaires. Les romans picaresques sont remplis des plaintes de leurs victimes, d'imprécations contre leur avarice et leur rapacité.
22 (retour)
Estatutos hechos por la Universidad de Salamanca.
On connaît, par les descriptions de Don Pablos de Ségovie 23, la maison du licencié Cabra 24, dit Vigile-Jeûne, et l'on sait quelles sortes de repas on faisait à sa table:
«Après le Benedicite, on apporta dans des écuelles de bois un bouillon fort clair... les maigres doigts des convives poursuivaient à la nage quelques pois orphelins et solitaires. «Rien ne vaut le pot-au-feu, s'écriait Cabra à chaque gorgée; qu'on dise ce qu'on voudra, tout [p. 36] le reste n'est que vice et gourmandise!»—Alors entra un jeune domestique qui ressemblait à un fantôme, tant il était décharné: on aurait pu croire qu'on lui avait enlevé sur le corps la viande qu'il apportait. Un seul navet flottait dans le plat, à l'aventure: «Comment! dit le maître, voilà des navets! Pour moi, il n'y pas de perdrix qui vaille un bon navet! Mangez, mes amis; je me réjouis de vous voir à l'œuvre!» Il découpa le mouton en si menus morceaux que tout disparut dans les ongles ou dans les dents creuses. «Mangez, mangez, répétait Cabra; vous êtes jeunes et votre appétit fait plaisir à voir!» Hélas! quel réconfort pour de pauvres diables qui bâillaient de faim!
23 (retour)
Quevedo, El Gran Tacaño, ch. III.
24 (retour)
Il paraît que Quevedo l'avait peint d'après nature: le
personnage s'appelait D. Antonio Cabreriza (Biblioteca de Autores
Españoles, t. XXIII, p. 489). Ce type fut bientôt célèbre et passa en
proverbe. Dans l'intermède intitulé El Doctor Borrego, au maître
avare qui leur reproche leur appétit: «Insatiables gloutons! Un œuf
en quatre jours!... Je ne sais comment vous échappez à mille
apoplexies!» Les domestiques répondent: «Nous partons, licencié
Cabra!» (Intermèdes espagnols, traduits par Léo Rouanet, p. 243.)
«Il ne resta bientôt plus dans le plat que quelques os et quelques morceaux de peau: «Cela, c'est pour les domestiques, nous dit le maître; car il faut bien qu'ils mangent et nous ne pouvons pas tout avaler. Allons, cédons-leur la place, et vous autres, allez prendre un peu d'exercice jusqu'à deux heures, si vous voulez que votre déjeuner ne vous fasse pas du mal.»
Le docteur Cañizares, chez qui Estevanille [p. 37] González 25 avait pris pension, ne traitait pas mieux ses élèves. Un oignon, un peu de pain moisi formaient chez lui le fond du repas: une fricassée de pieds de chèvre y passait pour un régal extraordinaire 26.
25 (retour)
Vida de Estebanillo González.
26 (retour)
Voir aussi ce que dit Vicente Espinel du pupilage de
Gálvez à Salamanque (Relación primera de la vida del Escudero Marcos
de Obregón: Descanso XII).
Guzmán d'Alfarache 27 ne se louait pas davantage des pupileros et de leurs menus: «un bouillon plus clair que le jour et si transparent qu'on aurait pu voir courir un pou au fond de l'écuelle», des œufs achetés au rabais pendant la bonne saison et conservés cinq ou six mois dans la cendre ou dans le sel, une sardine par personne; pendant l'hiver, une tranche de fromage «mince comme des copeaux de menuisier»; pendant l'été, quatre cerises ou trois prunes comptées exactement, «parce que les fruits donnent la fièvre», voilà de quoi devait se contenter cette «faim invétérée, cette faim d'étudiant, hambre veterana y estudiantina», qui dans toute l'Espagne était passée en proverbe.
27 (retour)
Mateo Aleman, Vida y Hechos de Guzmán de Alfarache,
lib. III, part. II, cap. IV.
De toutes parts s'élève contre les maîtres de pension le même concert de malédictions et de plaintes. Des couplets d'étudiants nous montrent des tablées de pauvres diables dévorant des yeux la soupière où fume le brouet noyé d'eau chaude 28, et serrant des deux mains leur ventre maigre «où les boyaux chantent de faim 29». Ils nous parlent encore du pain «dur comme le ciment», des portions si adroitement coupées qu'on voit le jour au travers et qu'au moindre souffle elles s'envoleraient au plafond, du vin mesuré dans un dé à coudre, baptisé et rebaptisé tour à tour par le marchand, le pupilero et le dépensier 30.
28 (retour)
La sopa de añadido, comme on dit à Salamanque.
(Mal-Lara, Filosofía vulgar, Lérida, 1621, fo 237.) Cf. ibid.,
Centur. V. 93; Centur. VII, 88; Centur. X, 59.
29 (retour)
Cancionero de Horozco, p. 5: «las tripas cantan de
hambre.» (La vida pupilar de Salamanca que escribió el auctor á un
amigo suyo.)—Cf. Bartolomé Palau, La Farsa llamada Salamantina
(1552), publiée et annotée par M. Alfred Morel-Fatio, dans le
Bulletin Hispanique d'octobre-décembre 1900, v. 474 et sq.
30 (retour)
Ibid.—Cf. Floresta Española (1618), IV, 8.
Il faut évidemment tenir compte de l'habituelle exagération de ces sortes de morceaux; mais ce qui prouve bien que les maîtres de pension [p. 39] abusaient par trop de leur monopole, c'est qu'au bout d'un certain temps l'Université ne se soucia plus de faire respecter les privilèges qu'elle leur avait d'abord assurés. Dès lors, bien des écoliers s'empressèrent de se dérober à une tutelle importune: ils s'allèrent loger dans les maisons de la ville où ils étaient sûrs de jouir d'une honnête liberté et ils prirent eux-mêmes la direction de leur petit ménage.
Mais là encore ils couraient grand risque d'étre exploités. Les servantes d'étudiants ne passaient point pour des modèles de probité ni de vertu; elles avaient toujours quelque amant pour qui elles écrémaient le potage et détournaient les plus belles tranches du rôti; Guzman d'Alfarache en essaya cinq ou six à la file dont la probité lui parut douteuse et la propreté incertaine 31. Plus d'une ressemblait sans doute à la vieille dont parle Quevedo, qui demandait à Dieu de lui pardonner ses larcins en disant son chapelet au-dessus de la marmite: un beau jour, le fil du rosaire se rompit et les grains tombèrent dans le potage: «Cela fit le bouillon le plus [p. 40] chrétien du monde.—«Des pois noirs! s'écria un étudiant, sans doute ils viennent d'Ethiopie?»—«Des pois en deuil! répliquait un autre, quel parent ont-ils donc perdu?»—Un autre se cassa une dent en y voulant mordre.» Plus d'une fois, cette estimable vieille prit la pelle à feu pour la cuiller à pot et distribua ainsi des morceaux de charbon au fond des écuelles. Il n'était point rare qu'on trouvât dans la soupe des insectes, des éclats de bois, des paquets d'étoupes ou de cheveux; les convives avalaient tout, sans fausse délicatesse: «Cela tenait tout de même de la place dans l'estomac 32.»
31 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache, part. II, lib. III,
cap. IV.
32 (retour)
Gran Tacaño, cap. III.
Les fournisseurs ne valaient pas mieux que les servantes; les bouchers, par exemple, ne se faisaient pas faute de vendre de la viande pourrie; quelquefois, les écoliers s'indignaient et se faisaient eux-mêmes justice: pendant l'hiver de 1642, ils promenèrent par les rues attachée sur un âne, en la rouant de coups et en l'assommant de boules de neige, une femme qui avait ainsi manqué de les empoisonner 33; mais le plus souvent leurs estomacs complaisants se résignaient [p. 41] aux pires nourritures 34; ils étaient dans l'âge heureux où l'on supporte allégrement ces petites misères: «car, ainsi que le dit le bon maître Vicente Espinel, l'insouciante jeunesse sait tourner les chagrins en joie: les pires épreuves ne sont pour elles que sujets de rires et d'amusement 35.»
33 (retour)
Memor. Histór., XVI, 244.
34 (retour)
Aussi nous dit-on que les apothicaires étaient plus
nombreux à Salamanque que partout ailleurs. Laguna parle d'une
certaine Clara, «famosa clystelera de Salamanca» qui avait des
recettes à elle pour «enxugar los infelices vientres de aquellos
pupilos infortunados que jamás se vieron llenos sino de viandas
pestilentiales.» (Dioscórides, p. 498.)
35 (retour)
Relación primera de la vida del Escudero Marcos de
Obregón, Descanso XII.
Tous ces étudiants, les pupilos qui vivent chez les maîtres de pension, et les camaristas 36 qui habitent en chambre garnie, forment ensemble la grande corporation des manteistas, ainsi appelés du nom de leur grand manteau. Au-dessous d'eux sont les capigorristas ou capigorrones, dont la vie est bien plus dure.
36 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache, lib. III, part. II,
cap. IV.
Leur nom leur vient de leur costume qui n'est [p. 42] pas tout à fait pareil à celui des autres écoliers: ils ont comme eux la soutane de laine noire, mais ils portent sur les épaules, au lieu de l'ample manteo, une cape d'étoffe grossière (capa ou bernia), et sur la tête, au lieu du bonnet carré, la gorra, qui est une espèce de casquette 37. On les reconnaît aussi à leurs gros souliers ferrés, qui leur font la démarche lourde, et c'est pourquoi les latinistes les appellent dédaigneusement la bande de calceo ferrato 38.
37 (retour)
Covarrubias, Tesoro, aux mots: capigorrista,
gorra, bernia.
38 (retour)
Covarrubias, Tesoro, au mot: çapato.
Ce sont les valets d'étudiants, étudiants eux aussi, inscrits comme leurs maîtres sur les registres de l'Université, mais qui ne sont pas naturellement traités avec les mêmes égards.
Au mois d'octobre, quelques jours avant l'ouverture des cours, sur les routes qui mènent à Salamanque, derrière les mules de louage qui portent les écoliers 39 et leur mince bagage enveloppé de serge verte 40, on voit, trottant à pied dans la poussière, des jeunes [p. 43] gens pauvrement vêtus. Ils accompagnent dans la grande cité universitaire des camarades plus fortunés et vont les servir pendant toute la durée de leurs études. Fils de petits marchands ou de laboureurs, instruits des premiers éléments par quelque curé charitable, ils sont, eux aussi, attirés par la grande renommée des Écoles et ils ont pris le seul moyen qui leur fût offert de tenter la fortune et d'essayer de s'élever au-dessus de leur condition. Ils seront logés, habillés et nourris, et leur métier ne sera pas bien pénible: aller aux provisions, balayer le logis, brosser les bonnets et les manteaux, voilà quel sera à peu près tout leur office 41. Le temps ne leur manquera pas pour travailler et ils pourront suivre, s'il leur plaît, les mêmes leçons que leurs maîtres. Ceux-ci, du reste, les traiteront avec douceur: des études communes ont bien vite rapproché les distances et le valet passe assez tôt au rang de confident, quelquefois de conseiller et presque d'ami 42. Mais aux heures de disette, qui ne sont pas rares, la vie devient presque insupportable pour ces [p. 44] malheureux: pendant les nuits d'hiver, on grelotte dans les galetas mal clos, et, quand les maîtres eux-mêmes souffrent de la faim, les domestiques jeûnent. Comment compulser Galien ou Bartole, quand les dents claquent de froid et qu'il faut par raison démonstrative «persuader à son estomac qu'il a dîné 43?» On se décourage, on cesse de fréquenter les Ecoles ou l'on n'y reparaît qu'à de longs intervalles, allant d'un cours à l'autre au gré de sa fantaisie, passant de la théologie à la médecine ou au droit canon, et recueillant ainsi de droite et de gauche quelques bribes d'un inutile savoir. Pour quatre valets tombés dans une riche maison où l'on peut manger tous les jours et dormir toutes les nuits, où l'on profite en même temps que le jeune maître des leçons du répétiteur, où l'on s'assure pour l'avenir de puissantes protections 44, il y en a cent que l'excès de misère finit par détourner pour toujours des études.
39 (retour)
Ils vont souvent deux et quelquefois trois sur la même
mule. (Juan de Mal-Lara, Filosofía Vulgar, 1621: Centur. X, 25).
40 (retour)
Don Quichotte, IIe partie, ch. XIX.
41 (retour)
Alonso, mozo de muchos amos, éd. Rivadeneyra, p. 495
a.
42 (retour)
Ibid.
43 (retour)
El Gran Tacaño, cap. III.
44 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán...
(1601).—Cf. aussi le début de la nouvelle de Cervantes, Le Licencié
Vidriera.
Sans doute, il y a des exceptions, des exceptions [p. 45] infiniment rares qu'on a toujours citées pendant deux siècles dans les pays d'Universités et qui, encore exagérées par la légende, ont sans doute décidé de bien des vocations et soutenu bien des courages. C'en est une que ce Juan Martínez Siliceo qui, venu à Salamanque comme simple valet, arriva, à force d'intelligence et de zèle, on peut dire héroïque, à attirer sur lui l'attention du haut personnel des Ecoles, réussit à obtenir la beca si enviée du Grand Collège de San Bartolomé et devint plus tard précepteur de Philippe II, archevêque de Tolède et cardinal. C'en est une autre que ce Gaspar de Quiroga qui, un peu après, trouva le moyen de poursuivre dans la même Université le cours complet des études théologiques, sans avoir pour exister d'autre pécule que le real quotidien que lui avait assuré pour sa vie entière la libéralité de la reine Jeanne: en 1593, il était, lui aussi, cardinal et archevêque de Tolède, ses rentes s'élevaient à deux cent mille ducats, et il continuait tous les jours à toucher son real «qui lui était, disait-il, plus précieux que tout le reste 45». Il fallait pour réussir de la sorte, [p. 46]
avec des mérites extraordinaires, une chance miraculeuse. Les pauvres capigorristas n'en demandaient pas tant: un office d'avocat ou quelque prébende eût abondamment comblé leurs désirs; mais, pour presque tous, cette ambition même était chimérique. Les uns, lassés de lutter contre la misère, s'éloignaient tristement de l'Université et regagnaient le pueblo natal à peu près comme ils en étaient venus; quant aux autres, les plus nombreux, incapables de se détacher de Salamanque, mais dégoûtés pour toujours d'une domesticité qui ne leur rapportait rien, aimant mieux, puisqu'il fallait ne pas manger, souffrir la faim en liberté qu'en servage, ils reprenaient leur indépendance et allaient se perdre dans la bande tumultueuse qu'on voyait grouiller de jour et de nuit sur les places et dans les rues de la ville, la bande des étudiants qui avaient mal tourné.
45 (retour)
Clemencin (éd. de Don Quichotte, t. III, p. 129).
CHAPITRE IV.
LES ÉTUDIANTS QUI TRAVAILLENT ET LES ÉTUDIANTS QUI S'AMUSENT.
A Salamanque ainsi qu'ailleurs, comme il y a des étudiants riches et des étudiants pauvres, il y a de bons et de mauvais étudiants.
Du bon étudiant on ne nous parle guère: sa vie est régulière et calme et son histoire est vite contée. Il est naturellement assidu aux cours et aux offices; il visite souvent ses maîtres, le curé de sa paroisse, les supérieurs des couvents voisins; son divertissement est d'assister, les jours de fête, aux tragédies latines qui se jouent dans le préau du Collège Trilingue et d'écrire des vers pieux pour les concours qui s'ouvrent chaque année en l'honneur du Très Saint-Sacrement 46.
46 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra (Juan Martí), Segunda parte de
la Vida del pícaro Guzmán de Alfarache, cap. VI.
La grande majorité des écoliers ne se contentent pas de ces plaisirs austères: ils se soucient beaucoup moins de commenter les Súmulas ou les Institutes que de jouir de leur liberté et de leur jeunesse. C'est une opinion bien établie parmi eux qu'une heure de travail par jour doit suffire 47. Ils vivent donc, pour la plupart, dans une oisivité qui ne leur pèse guère. Les cartes et les dés, les quilles et la pelote 48, les longs bavardages sur le marché de la Verdura ou sous les galeries de la place de Saint-Martin, les promenades aux bords riants du Tormès qui fuit entre les peupliers, les flâneries sur le vieux pont romain, aux pieds du légendaire taureau de granit, les sérénades sous les balcons des jolies filles, les combats avec les jaloux qui viennent troubler les concerts, les bruyantes mêlées où l'on se casse les guitares sur la tête 49, tous ces joyeux passe-temps remplissent agréablement les journées.
47 (retour)
Figueroa, El Pasagero, alivio III, fo 105.
48 (retour)
Mal-Lara, Fil. Vulg., Cent. VII, fo 307.
49 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra, op. cit., VII.
Pour ces jeunes gens pleins de feu les bagarres ont surtout un attrait toujours nouveau. Ces qualités dominantes de leur race: le culte exagéré [p. 49] du point d'honneur et le goût des excentricités dangereuses, ne les portent que trop aux rixes sanglantes et aux coups de main; les vieilles traditions de la vie universitaire développent encore chez eux cette humeur belliqueuse.
S'ils veulent s'épargner, au début, des familiarités blessantes, les nouveaux venus doivent avoir le verbe haut et le ton agressif, marcher droit à qui les regarde un peu fixement et tirer au moindre propos l'épée que presque tous ces étudiants au costume pacifique dissimulent sous leur long manteau: on ne se fait respecter qu'à ce prix 50. Aussi les duels sont-ils fréquents, surtout au commencement de l'année, et, comme les amis des combattants résistent rarement à l'envie de soutenir leurs champions, presque toujours ces duels se terminent par une bataille générale.
50 (retour)
Figueroa, El Pasagero, alivio III, fo 105.
D'autres fois, par les belles nuits d'été où l'on se couche tard et où l'on sent le besoin de dépenser le trop plein de sa force, une troupe «fait partie» d'en aller attendre une autre au coin d'une rue et l'on s'allonge joyeusement de grands coups d'estoc, sans motif le plus souvent, [p. 50] pour le seul plaisir de donner et de recevoir des coups. Enfin, à Salamanque comme à Paris, c'est un devoir pour les écoliers de rosser de temps en temps le guet, c'est-à-dire l'alguazil et son escorte, «n'y ayant pas, dit-on, d'amusement plus savoureux que de faire résistance aux gens de justice 51».
51 (retour)
Alonso, mozo de muchos amos, éd. Rivad., p. 495
b.—El Pasagero, fo 106.
Ces prouesses aventureuses sont un usage si bien établi que la juridiction universitaire renonce à peu près à les réprimer: elles entrent en quelque sorte dans le programme d'une vie normale d'étudiant. Presque dans chaque chambre on voit accrochées au mur, au-dessus du lit, l'épée, la rondache et la casaque de buffle qui s'endosse, le soir, par-dessus la soutane. Le jeune Espagnol qui va suivre les cours de l'Université oublie rarement d'emporter dans son bagage un bouclier, un baudrier et une bonne rapière signée de quelque armurier en renom, de Tomás de Ayala, de Sebastián Hernández ou de Sahagún le Vieux. «Le bel équipage, dit l'un d'eux, pour aller écouter des leçons de philosophie!»—«Les dieux que nous allions [p. 51] servir, dit un autre, ce n'étaient ni Minerve, ni Mercure, c'était Mars, et c'était aussi Vénus.»
On peut supposer en effet que les femmes tiennent quelque place dans les préoccupations de cette jeunesse «bouillante, fantasque, libre, emportée, amie du plaisir 52». L'amour et la galanterie font encore plus de tort aux bonnes études que le goût des rixes et des bagarres. Tandis que les écoliers pauvres, se contentant de succès faciles, mais peu flatteurs, courtisent les servantes d'auberge et les cuisinières qui les aident à vivre 53, les étudiants fortunés aspirent d'ordinaire à des conquêtes plus glorieuses. Certains s'éprennent de jolies filles de Salamanque, en quête d'épouseurs, qu'ils ont rencontrées à l'église, à la promenade ou dans quelque partie de campagne: les familles indulgentes favorisent les rendez-vous, et il arrive plus d'une fois que le jouvenceau se laisse prendre et se trouve un beau matin marié à une coquette 54.
52 (retour)
Cervantes, La Tía Fingida.
53 (retour)
Mateo Aleman, Alfarache, part. II, lib. III, cap. IV.
54 (retour)
C'est la sottise que commet Guzman d'Alfarache à
l'Université d'Alcalá.
D'autres, moins naïfs ou plus raffinés, passent agréablement leurs après-midis dans les [p. 52] couvents de femmes où la règle n'est pas trop austère. Ils apportent sous le manteau quelques menues friandises 55: des sucreries, des boîtes de confitures sèches, des flacons de ce vin del Santo, le plus réputé de Castille, que récoltent sur leurs coteaux arides les moines de l'Escurial; tout en faisant honneur à la collation, on devise pendant de longues heures avec les nonnes et leurs invitées: et les conversations qui s'engagent là, autour du brasero, dans la solennité des grands parloirs, roulent quelquefois sur des sujets assez brûlants. On y discute volontiers des questions de morale galante; l'on se demande, par exemple, ce qui vaut le mieux, en amour, de la possession ou de l'espérance, et les jeunes religieuses ne sont pas les dernières à dire leur mot 56. De telles libertés nous paraissent aujourd'hui étranges et même choquantes: elles étaient presque admises autrefois et Mlle de Montpensier nous raconte sur les nonnes de Perpignan, ville alors tout espagnole, des histoires bien plus singulières 57. L'autorité ecclésiastique n'intervenait [p. 53] guère que lorsqu'il s'était produit quelque éclat fâcheux 58. Or, les petits manèges des galanes de monjas ne tiraient généralement pas à conséquence: c'était pour l'ordinaire un amusement platonique, assez semblable au commerce de galanterie de nos précieux et de nos précieuses, mais qui devait paraître plus savoureux aux âmes hardies parce qu'il scandalisait les esprits simples 59 et frisait l'impiété.
55 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra, Segunda parte de la Vida del
pícaro Guzmán de Alfarache, VI.
56 (retour)
Ibid.
57 (retour)
Mémoires, III, p. 440.
58 (retour)
C'est ainsi qu'en 1564 un édit de l'évêque de Lérida
constate que «han sucedido de la conversación de los estudiantes y
otras personas algunos peligros y escándalos» et fait défense aux
étudiants âgés de plus de quatorze ans de pénétrer dans les couvents
de femmes sous peine d'excommunication. (D. Jaime Villanueva, Viage
literario á las Iglesias de España, XVII (1851), pp. 277, 278.)
59 (retour)
Voir les protestations indignées de Guzman d'Alfarache,
op. cit., VI.
Pour ceux, plus nombreux, qui ne se contentent pas de ces idylles romanesques et un peu perverses, ils n'ont que trop d'occasion de satisfaire leur goût pour les réalités. Malgré les terribles menaces des règlements universitaires, Salamanque est remplie d'aimables personnes d'abord engageant et de vertu peu farouche. Elles sont logées pour l'ordinaire dans la ville basse, aux bords du Tormès et en ce quartier [p. 54] des tanneries où la fameuse Célestine exerça, dit-on, son métier. On peut les rencontrer le matin aux offices où elles ne manquent guère; elles se tiennent, l'après-midi, sur leur balcon, exposant aux regards un visage fardé et une gorge fort découverte; le soir venu, on va les retrouver à la taverne; parfois même on réussit à les introduire dans les pensions ou dans les Collèges, et ce sont alors des fêtes inoubliables, dont l'inquiétude double le plaisir.
On voit parfois apparaître d'autres étoiles plus brillantes, étoiles parties on ne sait d'où, qui souvent ont déjà jeté quelques feux en Italie ou dans les Flandres et qui disparaîtront aussi brusquement qu'elles sont venues 60. Ces belles étrangères ne se montrent pas en toutes les saisons: elles viennent à Salamanque au moment où les vacances viennent de finir et où les étudiants ont encore la bourse pleine, de même qu'elles vont à Séville pour l'arrivée des galions. Elles louent une maison sérieuse et de belle apparence; elles n'en sortent que rarement et toujours en pompeux équipage. A leur côté marche quelque duègne ou quelque tante d'emprunt, [p. 55] vénérable matrone, dont la mante sombre, les larges coiffes blanches, le chapelet à gros grains et la longue canne en jonc des Indes ne peuvent inspirer que le respect; un vieil écuyer va derrière, à qui sa golille empesée, sa rapière et son baudrier donnent des airs de gentilhomme. On voit tout de suite qu'une telle proie n'est point pour ces «jeunes corbeaux qui s'abattent sans discernement sur toute espèce de chair 61», pour ces chétifs vade-mecum 62 qui ne peuvent réunir pour une sérénade que quatre «musiciens de voix et de guitare», une harpe, un psalterion et quelques joueurs de sonnailles 63. Il faut pour la conquérir autre chose que ces maigres présents dont se contentent les pauvres filles, limons, oublies, «pastilles de bouche», bijoux en argent doré, dentelles de bas prix venues de Lorraine ou de Provence. Elle ne cède qu'aux colliers de perles, aux belles guipures de Hollande, aux chaînes d'or de cent ducats. Quand elle a pris, comme dit Cervantes, «à ses [p. 56] appeaux» quelqu'un de ces beaux galants, riches comme des «Péruviens» et qui savent jeter les doublons par les fenêtres, de ceux qu'on appelle à Salamanque les Generosos 64, elle a vite fait de le dépouiller et elle s'envole vers d'autres cieux,—à moins qu'intervenant à propos le Corregidor ne confisque un bien mal acquis et ne condamne l'aventurière à demeurer tout un jour sur une des places de la ville, attachée à une échelle, coiffée du bonnet pointu, exposée aux risées du petit peuple.
60 (retour)
Cervantes, El Licenciado Vidriera.
61 (retour)
Cervantes, La Tía Fingida.
62 (retour)
Ce surnom des étudiants leur vient de leur portefeuille,
ou vade-mecum.
63 (retour)
Cencerros, colliers de grelots, qui faisaient
l'accompagnement.
64 (retour)
«Cierto caballero..., mozo, rico, gastador,
enamorado..., de los que llaman Generosos en Salamanca.» (La Tía
Fingida.)
En de tels passe-temps, les écoliers, riches ou pauvres, ont vite épuisé leurs ressources. Quand la bourse est à sec, quand, au risque d'être excommunié par le Juez del Estudio, on a vendu ou engagé meubles, livres, habits et bonnets, tout ce qui peut s'engager ou se vendre 65, on n'a plus qu'à adresser aux parents des appels désespérés et l'on attend avec angoisse le retour des muletiers qui servent de courriers [p. 57] et de commissionnaires 66. Si les parents impitoyables ne répondent que par de bons conseils, si l'arriero n'apporte au lieu des ducats espérés qu'une douzaine de saucisses et un sac de pois, on flétrit solennellement la barbarie des pères en brûlant à la flamme d'une chandelle la lettre décevante, et tous les camarades entonnent en chœur le chant traditionnel qui s'appelle la Paulina: «Parents cruels et féroces, parents, nouveaux Nérons, pères qui n'envoyez pas la portion quotidienne, puissiez-vous souffrir, chaque semaine, notre faim de chaque jour, et, comme brûle ce papier, puisse l'argent que vous nous refusez se changer en charbon dans vos coffres. Amen 67!»
65 (retour)
Cortes de Valladolid (1542 et 1555), Cuaderno
gothique, fo 1703, a et b.
66 (retour)
Relación primera de la Vida del Escudero Marcos de
Obregón, Descanso XII.—Jerónimo de Alcalá, Alonso, mozo de muchos
amos, éd. Rivadeneyra (Novelistas posteriores á Cervantes), I, p.
495 a.—Bartolomé Palau, La Farsa llamada Salamantina (1552),
publiée et annotée par M. Alfred Morel-Fatio, v. 564 et sq.
67 (retour)
Rojas, Lo que quería ver el Marqués de Villena, Jorn.
III:
«... Vaya la Paulina, pues; El candil apropinquad... etc.»
Cf. Alfarache de Luján, chap. VI.—Alonso, mozo de muchos amos, éd. Rivad., 495 b.
On peut également rapprocher de ce passage la scène suivante de L'Invité de Lope de Rueda:
«Le Licencié.—Ah! Seigneur Juan Gómez, embrassez-moi! Et ma mère vous a-t-elle donné quelque chose pour moi?
«Le Voyageur.—Oui, Seigneur.
«Le Licencié.—Embrassez-moi encore, seigneur Juan Gómez. Que vous a-t-elle donné? Est-ce quelque chose d'importance?
«Le Voyageur.—Pourquoi pas?
«Le Licencié.—Ah! seigneur Juan Gómez, soyez le bienvenu! Montrez-moi ce que c'est.
«Le Voyageur.—C'est une lettre, seigneur, qu'elle m'a chargé de vous remettre.
«Le Licencié.—Une lettre, seigneur? Et madame ma mère vous remit-elle aussi quelque argent?
«Le Voyageur.—Non, seigneur.
«Le Licencié.—Alors, que me fait une lettre sans argent!»
Cet espoir évanoui, les fils de famille peuvent encore trouver quelque crédit auprès des usuriers qui pullulent à Salamanque et que la police traque vainement: les étudiants de petite maison n'ont plus qu'à apprendre les secrets de andar sin blanca 68, c'est-à-dire de vivre sans sou ni maille, et le premier de ces secrets, c'est d'aller «courir», autrement dit: de voler à l'étalage.
68 (retour)
«Lazaro.—Que aprendí en Salamanca.
La ciencia infusa de andar sin blanca.»
(Entremés del hambriento.
La blanca est une petite monnaie qui valait la moitié d'un maravédis.
C'est là, d'ailleurs, un jeu fort à la mode et qui n'a rien de déshonorant. Tous les héros de romans picaresques se vantent d'avoir pratiqué ce genre d'exercice et voici, par exemple, en quels termes notre Don Pablos conte ses prouesses:
«Je passais un soir dans la grand'rue; il y avait fort peu de monde: à l'étalage d'un confiseur, j'aperçois une caisse de raisins secs. Je prends mon élan, je mets la main sur la boîte et je me sauve. Le confiseur se précipite après moi, et, derrière lui, ses domestiques et ses voisins. La caisse était lourde: malgré mon avance, je vis qu'ils allaient m'atteindre. Au coin d'une rue, je jette ma boîte à terre, je m'assieds dessus, je roule mon manteau autour de ma jambe et, la tenant à deux mains, je me mets à crier: «Ah! que Dieu lui pardonne! Il a marché sur «moi!» Toute la bande accourt en hurlant: «Frère, me disent-ils, un homme n'a-t-il pas «passé par ici?—Il est déjà loin! il m'a foulé «aux pieds; mais loué soit le Seigneur!» Ils repartent au plus vite, et tranquillement j'emporte la boîte au logis.
«Mes camarades, à qui je contai l'aventure, me félicitèrent chaudement de mon succès; mais ils ne voulaient pas croire que les choses [p. 60] se fussent passées comme je le disais. Piqué au jeu, je les conviai à venir le lendemain me voir courir une autre boîte.
«Ils furent exacts au rendez-vous; mais cette fois les boîtes étaient rangées dans l'intérieur de la boutique et on ne pouvait songer à en saisir une avec la main: l'entreprise paraissait donc impossible, d'autant plus qu'averti, le confiseur se tenait sur ses gardes. A quelques pas du magasin, je tire mon épée dont la lame était solide, je me précipite dans la maison en criant: «Meurs! Meurs!» et je porte une pointe dans la direction du marchand. Il tombe à la renverse en demandant confession; je pique une boîte, je l'enfile avec mon estoc et je décampe. Les camarades étaient émerveillés de mon adresse et mouraient de rire en voyant la mine que faisait le confiseur; il suppliait qu'on l'examinât: «Je suis blessé, disait-il, c'est un homme avec qui j'ai eu une querelle.» Mais, quand il leva les yeux, le désordre que j'avais mis parmi les autres boîtes lui fit deviner le larcin et il se mit à faire tant de signes de croix qu'on crut qu'il n'en finirait point 69. Jamais, je [p. 61] l'avoue, aucun succès ne me donna autant de joie.»
69 (retour)
Quevedo, El Gran Tacaño, VI.—Cf. Alonso, d. Rivad.,
495 a.
Ces continuelles rapines inspirent aux marchands une légitime méfiance: ils redoublent de précautions, mais les «coureurs» redoublent d'ingéniosité et d'audace; l'exaspération des gens de police, les mois de prison et les centaines de coups de fouet prodigués aux maladroits qui se font prendre, les menaces si redoutées de l'Église, tout cela, en accroissant le péril, ne fait que rendre le jeu plus passionnant, et entre les boutiquiers et la race aventureuse des étudiants le duel se continue pendant plusieurs siècles.
CHAPITRE V.
LES ÉCOLIERS MENDIANTS OU CHEVALIERS DE LA Tuna.
Même aux heures de grande nécessité la plupart des écoliers se bornent à ces espiègleries un peu fortes. Mais certains se laissent aller à de pires indélicatesses et, de chute en chute, ils en viennent à mener la vie de ces pícaros ou «mauvais garçons» qui, suivant le mot de Cervantes, semblent venus à Salamanque «moins pour apprendre les lois que pour les enfreindre». Ces étudiants faméliques et vagabonds, gorrones ou chevaliers de la Tuna 70, forment comme une vaste corporation, où règne l'égalité la plus parfaite, où s'efface toute distinction sociale et dont tous les membres sont indissolublement unis par les souvenirs de leurs communes misères et la complicité [p. 63] de cent méfaits 71. Parmi les sujets de ce royaume de gueuserie, on compte beaucoup d'anciens pages ou valets d'étudiants qui se sont lassés d'une telle dépendance; d'autres, dont le sort était plus doux et qui avaient jadis quitté leur famille pleins de nobles ambitions et de résolutions vertueuses, ont été gâtés par les mauvaises compagnies; d'autres, enfin, sont des jeunes gens riches qui, d'eux-mêmes, par fantaisie et par goût, ont préféré, dès le premier jour, à une condition paisible et à un bien-être assuré l'imprévu d'une existence errante et son inquiète liberté 72.
70 (retour)
La Tuna, c'est la vie de paresse et d'aventures.
71 (retour)
Ils ressemblent fort aux vagi scolares, aux «goliards»
de nos Universités du Moyen Age, ou encore à ces écoliers mendiants de
l'Université de Bologne dont Buoncompagno nous a laissé, dans son
Antiqua Rhetorica (1215), un si triste portrait. (Sutter, Aus Leben
und Schriften des Magisters Buoncompagno, Fribourg, 1894.)
72 (retour)
Cervantes, La Ilustre Fregona.
Tous, drapés dans un manteau troué ou serrés dans une vieille soutane «dont les pans déchirés pendent comme des bras de pieuvre 73», ils se promènent fièrement par les rues de Salamanque, espérant quelque heureux hasard ou [p. 64] méditant quelque «tour de main». On les voit dès le matin attendant sur le seuil des couvents la distribution des écuelles de soupe, et c'est de là que leur vient leur surnom de sopistas. Quand les frères leur apportent l'énorme marmite où nagent tous les légumes de la terre, choux, navets, courges et laitues, assaisonnés de noyaux d'olives, d'escargots et de têtes de poissons, quant apparaît le frère portier chargé de répartir l'aumône, à peine la prière dite, tous se bousculent et jouent des coudes pour n'être pas les derniers servis: quelquefois on en vient aux coups et, pour rétablir l'ordre, le fraile frappe de droite et de gauche avec sa grande cuiller 74. Dans la journée ils courent la campagne et, malgré les chiens de garde, dévalisent jardins et vergers 75, ou bien ils trompent leur faim en allant demander aux nonnes quelques gobelets d'une boisson rafraîchissante qu'elles fabriquent et dont elles ne sont pas avares, et souvent même ils emportent la tasse, au risque de décourager la charité 76. Mais, pour assurer le repas [p. 65] du soir, ils ne peuvent compter que sur la générosité d'un riche camarade, sur la crédulité d'un débutant et, plus sûrement, sur leur propre savoir-faire. Les pains du boulanger, les melons et les piments du marché aux légumes, les pralines et les nougats du confiseur, les outres de vin accrochées à la porte des tavernes, ce qui se mange et ce qui se boit, tout leur est d'une bonne prise: les marchands de marrons connaissent par de fâcheuses expériences la rapidité de leurs jambes et la dextérité de leurs mains 77; les rôtisseurs et les pâtissiers les voient avec inquiétude respirer l'odeur de leurs étalages.
73 (retour)
«Rabos de pulpo» (Don Quichotte, II, ch. XIX).
74 (retour)
Romance nuevo del modo de vivir de los pobres
estudiantes, Valencia.
75 (retour)
El Gran Tacaño, VI.
76 (retour)
«Entró Merlo Díaz, hecha la pretina una sarta de búcaros
y vidrios los quales pidiendo de beber en los tornos de las Monjas
avia agarrado con poco temor de Dios.» (Gran Tacaño, IIa part.,
cap. III.)
77 (retour)
Alonso, Rivadeneyra, 455 a.
S'ils paraissent rarement dans le cloître des Ecoles, s'ils sont mal renseignés sur les livres de «texte», ils connaissent parfaitement «cent manières et façons de soutirer l'argent d'autrui 78».
78 (retour)
Lazarillo de Tormes.
Tricher au jeu, faire l'office de spadassin ou d'entremetteur, jouer auprès des filles galantes [p. 66] le rôle du frère qui veille sur l'honneur du nom et duper ainsi l'amoureux novice, mendier sous le porche des églises, un emplâtre sur l'œil et le rosaire à la main, fabriquer de fausses clefs, rompre les cadenas, piller les dépenses des collèges et dévaliser les chambres des boursiers, transformer les cuartos 79 simples en cuartos doubles en les élargissant à coups de marteau, voilà le vrai fond de leur savoir.
79 (retour)
Le cuarto est une monnaie de cuivre qui valait quatre
maravédis.
Quoiqu'ils soient passés maîtres en de telles malices et dignes, comme dit Cervantes, «d'occuper une chaire en ces facultés 80», quoiqu'une lutte constante contre les incommodités de la fortune «aiguise leur entendement et rende tous les jours leur esprit plus subtil 81», il leur arrive pourtant plus d'une fois de se coucher sans avoir rien pu se mettre sous la dent. Ils vont passer la nuit dans le gîte que le hasard leur offre, quelquefois dans les hôpitaux 82, quelquefois dans un grenier, souvent à la belle étoile, et le bon sommeil, «les enveloppant [p. 67] comme d'un manteau 83», les console de leurs misères.
80 (retour)
La Ilustre Fregona.
81 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache.
82 (retour)
Estebanillo González, éd. Rivad., 305 b.
83 (retour)
C'est le mot de Sancho Panza.
Ces misères d'ailleurs leur paraissent bien plus supportables que la monotonie d'une existence consacrée au travail. «Sans la faim et sans la gale, fléau commun des étudiants 84», ils s'estimeraient les plus heureux des hommes. «Ni le froid, ni la chaleur ne les gênent: toutes les saisons de l'année sont pour eux comme un doux printemps; ils dorment d'aussi bon cœur sur des gerbes de blé que sur un matelas; ils s'enfoncent dans la paille des auberges avec autant de volupté que si leur lit était fait de fine toile de Hollande 85.» Comme Estevanille González, ils sont tous «garçons de bonne humeur», et cette naturelle gaîté les rend insensibles à bien des maux. On retrouve en eux ce fatalisme presque oriental et cette admirable conformidad qui ont aidé les Espagnols de tous les temps à tout supporter et à se résigner à tout. Pourquoi s'indigneraient-ils contre des maux que leur a imposés le destin? Pour eux-mêmes, ils sont persuadés, comme la vieille Célestine, [p. 68] qu'ils sont «comme Dieu l'a voulu». Ils n'ont par conséquent ni regret ni remords et ils ne désespèrent pas de pouvoir, quand viendra l'heure fatale, «crocheter la porte du Paradis 86» comme ils en ont crocheté bien d'autres.
84 (retour)
Cervantes, Coloquio de los Perros.
85 (retour)
Cervantes, La Ilustre Fregona.
86 (retour)
Lazarillo de Tormes.
Ces gueux sont d'ailleurs fiers de leur condition et se tiennent les uns les autres en très haute estime, se traitant avec considération et ne s'appelant jamais que Votre Grâce ou Votre Seigneurie. Il n'est pas de métier qui vaille à leurs yeux «cette glorieuse liberté auprès de laquelle tout l'or et toutes les richesses de la terre sont de peu de prix».
Ils sont donc enivrés de leur indépendance, orgueilleux de leur paresse, et ils ont aussi la prétention et la fierté de rester des étudiants, du moins par le costume et par le nom, d'être encore «immatriculés» dans le corps glorieux de l'antique Université.
Quoique leurs vies soient presque pareilles, ils rougiraient d'être confondus avec les mendiants du Zocodover de Tolède, les coupeurs de bourses de la Plaza Mayor de Madrid, les [p. 69] portefaix de Séville ou les rufians de Zahara.
Lorsque, à la suite d'une bataille avec le guet ou de quelque grave friponnerie, l'air de la ville leur paraît malsain, ils s'en vont courir la campagne, emportant tous, pendue à leur ceinture, la hortera, l'écuelle de bois qui ne les quitte guère 87. Les uns chantent dans les bourgs au sortir des offices 88 et tendent le bonnet aux personnes charitables; les autres s'associent à des montreurs de singes, à des joueurs de gobelets ou à des porteurs de fausses bulles. Certains, qui savent autant d'oraisons que de vieux aveugles 89, les récitent à un demi-maravédis la pièce, [p. 70] et celle de sainte Lucie qui guérit les maux d'yeux 90, comme celle de saint Blas qui guérit les maux de gorge 91, leur sont surtout d'un merveilleux profit. Quelques-uns font métier de connaître les propriétés et vertus des plantes et des racines, et, pour se donner plus de crédit, ils assaisonnent leurs ordonnances de quelques mots latins qui leur sont restés dans la mémoire; d'autres font des pronostics, tirent des horoscopes, lisent l'avenir dans les lignes de la main 92. D'autres portent toujours soigneusement roulé dans leur collet «ce livre non relié, qu'ont coutume de lire les Espagnols de toute condition», à savoir un jeu de cartes 93, cartes sales et crasseuses, il est vrai, usées des quatre coins, «mais qui ont, pour qui sait s'en servir, cette admirable vertu qu'on ne coupe jamais sans laisser un as par dessous 94»; comment [p. 71] mourir de faim avec cela quand il y a à la porte des hôtelleries tant de muletiers passionnés pour le vingt-et-un, le lansquenet et le quinola? De ces gorrones en rupture de ban, on en voit même qui se déguisent en captifs échappés des bagnes d'Alger: ils attendrissent les villageois en leur faisant voir sur un tableau grossièrement enluminé quels tourments endurent les pauvres chrétiens quand ils tombent aux mains des Maures infidèles 95.
87 (retour)
Francisco de Castro, Entremés de la Casa de Posadas.
88 (retour)
Quelques-uns de ces chants ressemblent, sans doute, à la
vieille complainte que nous pouvons lire dans le Libro de Cantares
de l'Archiprêtre de Hita (1389):
De Como los escolares demandan por Dios.
Sennores, dat al escolar,
Que vos bien demandar,
Dat limosna, o raçion,
Faré por vos oraçion,
Que Dios vos de salvaçion,
Quered por Dios a mi dar..., etc.
(Ed. Rivad., pp. 278b, 279a, 281, 282.)
89 (retour)
C'étaient, en effet, les aveugles qui faisaient surtout
trafic de ces oraisons ou ensalmos: le maître de Lazarillo de Tormes
en savait «cent et tant». Un héros d'une comédie de Cervantes, Pedro
de Urdemalas, sait «l'oraison de l'âme seule, l'oraison de saint
Pancrace, celle des engelures, celle qui guérit la jaunisse, celle qui
fait fondre les écrouelles».
90 (retour)
Pícara Justina, fo 11.
91 (retour)
Lope de Vega, Peribañez, II, 23.
92 (retour)
Liñan y Verdugo, Guía de Forasteros, Valencia, 1635,
fo 92.
93 (retour)
C'est Covarrubias (Tesoro) qui donne cette
définition.
94 (retour)
Cervantes, Rinconete y Cortadillo.
95 (retour)
Cervantes, Historia de los Trabajos de Persiles y
Sigismunda, lib. III, cap. X.
Dès qu'ils croient pouvoir affronter impunément les regards du Corregidor, ils rentrent à Salamanque avec quelques blancas dans leur poche et ne tardent point à y reprendre le «métier», le «saint et bon métier», qui finira peut-être par les conduire aux galères, à la prison ou même aux finibus terræ, c'est-à-dire à la potence.
CHAPITRE VI.
ÉPISODES DE LA VIE UNIVERSITAIRE: FÊTES ET CONGÉS,
oposiciones ET grados.
Pour le commun des étudiants, qui ne vont pas au delà des ordinaires espiègleries et qui se privent des fortes émotions de l'existence picaresque, la vie de Salamanque offre encore assez d'imprévu. Mille événements y rompent la monotonie des jours.
Tout d'abord, les fêtes religieuses sont une perpétuelle occasion de congés. Sans parler de Noël, de la semaine sainte, de la Pentecôte et de la Fête-Dieu, dix fois au moins dans l'année l'Université ferme ses portes en l'honneur de la Sainte Vierge: pour la Conception de Notre-Dame, l'Expectation de Notre-Dame, la Nativité de Notre-Dame, la Présentation, la Purification, l'Annonciation, la Visitation, l'Assomption de Notre-Dame, etc. Les grands saints et les saints locaux sont chômés aussi avec une singulière [p. 73] exactitude 96: et ce sont alors des cérémonies magnifiques, d'interminables processions serpentant dans les rues étroites de la ville, tandis que sonnent les cent clochers, de longues files de pénitents, nus jusqu'à la ceinture, se déchirant la peau avec les boules de verre de leurs martinets et bombant le dos pour mieux faire jaillir le sang; des expositions d'images et de reliques, des pèlerinages vers des chapelles éloignées ou vers des lieux qu'ont illustrés des miracles, des foires, des repas sur l'herbe, des troupes chantantes, des bals dans les carrefours: danses de soulier où l'on marque la mesure en frappant de la main sa semelle, danses de cascabel menudo où l'on s'attache aux jarrets des colliers de grelots, danses des épées où s'escriment des quadrilles habillés en toile blanche; des tournois, des «jeux de cannes» où, sur leurs chevaux andalous caparaçonnés de drap d'or, des seigneurs en costume jaune et blanc simulent des combats contre des chevaliers vêtus de satin cramoisi; des concerts où le psaltérion, le hautbois 97, la mandore et la [p. 74] cornemuse de Zamora associent leurs sons aux métalliques accords de la guitare.
96 (retour)
Estatutos hechos por la Universidad de Salamanca.
97 (retour)
Chirimia, hautbois à douze trous, instrument d'origine
arabe.
La fête de San Marcos est l'occasion d'un divertissement étrange. Les étudiants achètent, aux frais de la cité, un taureau de belle apparence 98, ils le conduisent à la cathédrale où il écoute la messe fort dévotement; après l'office, ils le promènent dans la ville en demandant l'aumône à chaque porte; ils lui attachent enfin entre les cornes des fusées auxquelles ils mettent le feu, et le lâchent affolé dans les rues où il renverse tout et met les passants en déroute.
98 (retour)
La légende prétend que lorsque, la veille de la fête,
les étudiants vont faire leur choix au pâturage, ils crient: «Marcos!»
et qu'alors la bête qui plaît le mieux au saint sort d'elle-même du
troupeau. (Padre Feijoo, Obr. Escog., éd. Rivadeneyra, p. 382.)
Le jour de la Saint-Martin, toute la ville est en joie: c'est à cette date qu'a lieu l'élection du nouveau Recteur. Au sortir du cloître de l'Université, où l'on vient de proclamer son nom, il fait au travers de Salamanque la traditionnelle promenade, le paseo. Le cortège est d'une extraordinaire magnificence: le nouvel élu appartient presque toujours à l'une de ces illustres familles qui ont donné à l'Université tant de [p. 75] brillants élèves et tant de puissants protecteurs: les Mendoza, les Guzmán, les Pimentel, les Córdova, les Sandoval, les Pacheco, les Fonseca; il n'hésite pas à dépenser des sommes considérables pour effacer par l'éclat de son équipage les souvenirs laissés par ses prédécesseurs. Derrière lui défilent les docteurs, les maîtres, les officiers, les étudiants. Il est d'usage qu'à cette occasion chaque écolier renouvelle sa garde-robe et que les jeunes gens riches habillent de neuf leurs pages et leurs valets 99. Tous les couvents, tous les Collèges ont orné leur façade; tous les habitants ont suspendu à leurs fenêtres des tapisseries, des couvertures, des étoffes de couleur. Ce jour-là, la cité entière témoigne son attachement à l'Université qui fait sa prospérité et sa gloire.
99 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán, conde de
Olivares, á D. Laureano de Guzmán.
En dehors de ces solennités, divers événements viennent encore jeter dans la vie scolaire une singulière animation. Ce sont d'abord les oposiciones. Dès qu'une chaire devient vacante, un concours est aussitôt ouvert et dans tout le royaume le Recteur adresse un appel aux opositores [p. 76] ou candidats. Les épreuves de ce concours sont publiques; elles comprennent généralement une leçon d'une heure sur un sujet fixé d'avance, une critique de la leçon par les concurrents, une réponse du candidat à ces critiques, et enfin une série de discussions improvisées sur divers points du programme 100. A Salamanque, où l'organisation de l'Estudio est essentiellement démocratique, ce ne sont pas les docteurs qui choisissent leur futur collègue, ce sont les étudiants de la Faculté qui désignent leur futur maître. Quoique ces jeunes gens fassent tous leurs efforts pour rester dignes d'un tel privilège et pour juger avec équité, on devine cependant qu'il y a bien des compétitions, bien des intrigues, et que tout ce monde remuant et passionné est violemment agité par l'approche d'une oposición. On voit se former des partis, de véritables factions 101. Chaque concurrent peut compter sur l'appui de ses compatriotes; il fait d'ordinaire, quelques jours avant les épreuves, un certain nombre de cours [p. 77] où il attire le plus d'auditeurs qu'il peut et où se comptent ses amis et ses adversaires 102, il trouve toujours à la sortie un groupe d'admirateurs pour l'acclamer et lui faire escorte. Il arrive que des opositores plus fortunés recourent à des manœuvres peu délicates pour assurer un succès qu'ils jugent douteux. Ils tiennent table ouverte pendant une ou deux semaines, et c'est là une bonne aubaine pour les pauvres sopistas; leurs plus chauds partisans vont attendre aux portes de la ville les nouveaux étudiants qui arrivent de leur province; ils leur font mille civilités, les conduisent dans une hôtellerie et les régalent plusieurs jours de suite, pour obtenir leurs voix 103.
100 (retour)
Vida, ascendencia, nacimiento, crianza y aventuras de
el Doctor D. Diego de Torres Villaroel, catedrático de prima de
matemáticas en la Universidad de Salamanca, Salamanca, 1752, p. 79 et
sq.
101 (retour)
Mateo Aleman, Alfarache, Part. II, lib. III, cap.
IV.
102 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán...
103 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra, Segunda parte de la Vida de
Guzmán de Alfarache, lib. II, cap. V.—Figueroa, El Pasagero,
Alivio III, fo 106.
Malgré tout, il ne paraît pas que l'Université de Salamanque ait jamais vu d'élection vraiment scandaleuse, au moins pendant les premiers siècles de son existence 104. C'est que là, comme dans la plupart des grandes Écoles du Moyen-Age, [p. 78] les jeunes étudiants finissent presque toujours, malgré les brigues et les cabales, par subir l'influence de ceux de leurs camarades plus âgés et plus sérieux qui, ayant souvent passé la trentaine, déjà licenciés ou même docteurs et futurs candidats aux mêmes chaires, sont à la fois capables de bien juger les aspirants et intéressés à faire récompenser le vrai mérite.
104 (retour)
Avant que se soit établie la tyrannie des Grands
Collèges. (Voir plus loin, Deuxième Partie, II, p. 181-188.)
Dès que le résultat du vote est connu, les amis du nouvel élu se précipitent vers sa maison et remplissent sa rue de cris assourdissants; mais cette victoire que tant de voix lui annoncent n'est pas officielle encore, et il doit en savourer silencieusement le plaisir. La tradition veut qu'il ne se montre point avant que le Recteur lui ait fait tenir le testimonium delatæ cathedræ, c'est-à-dire l'acte de nomination. Quand on voit apparaître au bout de la rue le bedeau de l'Université avec le rouleau de parchemin, le tumulte augmente encore: la porte est enfoncée, on arrache au vainqueur son bonnet, on le couronne de laurier, on le soulève de terre, et un vrai torrent l'entraîne jusqu'aux Écoles, renversant sur sa route les tréteaux des marchands. Suant, essoufflé, la soutane au vent, [p. 79] le nouveau maître fait son entrée dans le cloître sur les épaules de ses admirateurs; on le porte jusqu'à la chaire qu'il vient de conquérir et il en prend possession au milieu d'acclamations enthousiastes. Pendant ce temps, les plus riches de ses amis ont loué des montures: après avoir fait des courses folles dans les rues en criant son nom à tous les échos, ils pénètrent dans la cour de l'Université, tournent autour des colonnes, comme pris de vertige, et font entrer leurs chevaux jusque dans les classes. Tout le jour, le vacarme continue.
Quand la nuit est tombée, un cortège se forme. Tenant à la main des torches et des lanternes, agitant au-dessus de leurs têtes des palmes et des branches de laurier, plusieurs centaines d'étudiants vont reprendre chez lui le héros de la journée et lui font faire le tour de Salamanque. D'immenses écriteaux, portés au bout d'une perche, font connaître au peuple son nom, le nom de son pays et son nouveau titre. A chaque instant partent des coups de pistolet, éclatent des pétards; des fusées montent dans le ciel. La ville est illuminée: les gens les plus pauvres ont mis sur le rebord de leur fenêtre une lampe ou une chandelle; les religieuses [p. 80] même ont allumé des flambeaux à la porte de leurs couvents 105.
105 (retour)
Apparatus latini sermonis, auctore Melchiore de la
Cerda, S. J., eloquentiæ professore, Séville, 1598.—Torres
Villaroel, loc. cit.
Parfois le cortège s'arrête devant une église, un collège, une maison bâtie en pierres de taille; on dresse une échelle, un étudiant y monte et trace avec une encre rouge, faite d'huile et de sang de bœuf, une inscription admirative, comme on en voit encore des milliers sur les murs de Salamanque. Puis la troupe reprend sa marche, toujours plus nombreuse et plus bruyante. Aux chants, aux sons de la musique se mêlent les airs de triomphe qui glorifient à la fois le nouveau maître et sa province: Vítor Don Pedro, Vítor Castilla! ou Vítor Don Luis Vítor Navarra! Vítor! Les clameurs emplissent la ville, elles s'étendent jusqu'aux plus misérables ruelles, et le petit peuple, à l'âme enfantine et obscure, est ébloui par cette apothéose du savoir 106.
106 (retour)
Dans d'autres Universités et particulièrement à Alcalá,
ces réjouissances prennent un autre caractère et tournent un peu à la
mascarade. Dans le Don Quichotte de d'Avellaneda, le Chevalier et
son fidèle Sancho arrivent à Alcalá au moment où l'Université
célébrait la réception d'un nouveau maître de théologie. «Il faisait
le tour de la ville dans un char de triomphe, et plus de deux mille
Écoliers l'accompagnaient, les uns à pied, et les autres à cheval ou
sur des mules. Don Quixotte et Sancho rencontrèrent bientôt les
Écoliers qui marchaient deux à deux, la tête couronnée de fleurs, et
chacun une branche de laurier à la main. Au milieu d'eux paraissait un
char de triomphe d'une grandeur prodigieuse. Le devant était occupé
par un nombre infini de chanteurs et de joueurs d'instruments. On
voyait dedans plusieurs Ecoliers habillés en femmes, dont les uns
représentaient les vertus et les autres les vices; et chaque
personnage portait une inscription qui le désignait. Ceux qui
représentaient les vices étaient chargés de chaînes et assis aux pieds
des autres, et ils affectaient un air triste et convenable au malheur
de l'esclavage. Dans le fond du char paraissait par dessus tout le
nouveau Professeur sur un trône et vêtu d'une longue robe d'écarlate
avec une couronne de laurier sur la tête.» (Nouvelles Aventures de
Don Quixotte, traduction de Lesage, éd. de 1707, p. 256.)
Dans la grande cité universitaire, la collation de certains grades excite un enthousiasme pareil. Le baccalauréat n'a qu'une assez mince importance: ce n'est guère qu'un certificat d'assiduité, que l'on peut quelquefois obtenir sur le simple témoignage du bedeau. La licence et même le diplôme de maître ès arts se confèrent sans grande pompe. Mais l'Université a tenu à entourer d'un éclat incomparable les cérémonies du doctorat, qui est l'acte le plus considérable [p. 82] de la vie scolaire et comme le terme normal des études: elle a vu là un moyen de maintenir son prestige, de rendre manifestes aux yeux de tous sa richesse, sa puissance et sa majesté.
La veille de l'examen, un étudiant à cheval, précédé de tambours et de trompettes, va distribuer à tous les docteurs la liste des conclusions qui seront soutenues. Aussitôt après, tout le corps universitaire se rassemble pour la procession solennelle. En tête, les musiciens, l'Alguazil du Chancelier, les Maîtres des cérémonies, les Rois d'armes, les deux Secrétaires de l'Estudio; derrière, les professeurs en grand costume: robe noire garnie de dentelles blanches, camail de couleur, toque noire ornée d'une houppe qui retombe en franges autour du bonnet; d'abord les maîtres ès arts en camail bleu de ciel, puis les théologiens en camail blanc, les médecins en jaune, les canonistes en vert, les légistes en rouge 107. Après eux, le candidat; les [p. 83] bedeaux avec leurs masses, l'Écolâtre, ayant à sa gauche le Recteur, à sa droite le docteur qui servira de parrain au récipiendaire; enfin les juges et les officiers de l'Université, les pages, les valets et les domestiques. Le candidat va tête nue; il monte un cheval richement harnaché, couvert d'un caparaçon qui traîne jusqu'à terre, il est vêtu de velours ou de soie avec le collet à l'espagnole et des bottes de maroquin; il est armé de l'épée et de la dague. Les cloches sonnent: au bourdon sourd de la cathédrale se mêlent les notes claires du clocher de Saint-Martin, les tintements des églises lointaines. Derrière le cortège se presse en désordre la foule innombrable des étudiants, toute la jeunesse de Salamanque, les artisans qui ont interrompu leur travail, les marchands qui ont fermé leurs boutiques, et les paysans des alentours, accourus comme pour une fête, villageoises en robe brodée, charros 108 parés de leurs boutons d'argent, serrés dans leur large ceinture de cuir.
107 (retour)
Lope de Vega, La Inocente Sangre, II, 1: