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La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne

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Como ya se ve mirando

En los colores que veis,

Rojo, verde, azul y blanco,

Cánones, leyes, maestros

Teólogos y hombres sabios...

108 (retour)
Les paysans de la plaine de Salamanque.

La journée du lendemain est encore plus remplie. Après avoir été longuement interrogé dans [p. 84] le Paranymphe, qui est la salle d'honneur de l'Université, le candidat est livré à ses camarades qui lui font expier par des moqueries un peu fortes les satisfactions d'amour-propre qu'il a déjà goûtées et les honneurs qui l'attendent. Cette cérémonie bouffonne s'appelle le vejamen, et l'on nomme gallos les traits malicieux qui, ce jour-là, tombent un peu sur tout le monde.

Nous trouvons dans un recueil assez curieux et assez ignoré la description d'une de ces cérémonies caractéristiques 109. Cette cérémonie eut un éclat particulier parce qu'on y voyait, au premier rang des spectateurs, le roi Philippe III et la reine Marguerite 110. Le principal orateur était un maître de l'Université et la victime désignée était un religieux, de l'ordre des Carmélites.

109 (retour)
Gaspar Lucas Hidalgo, Diálogos de apacible entretenimiento, Barcelona, 1609: Noche Primera, cap. II, Que contiene unos gallos que se dieron en Salamanca en presencia de los Reyes.

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Le roi et la reine étaient arrivés à Salamanque dans les premiers jours de juillet 1600; ils y avaient été reçus magnifiquement, particulièrement par les marchands d'habits de la ville qui avaient été à leur rencontre déguisés en soldados galanes. Leurs Majestés visitèrent longuement l'Université et aussi le Colegio Viejo, dont ils admirèrent la Bibliothèque. (Diálogos de apacible entretenimiento, Noche II, cap. I.)

[p. 85]

Dans sa harangue, fort travaillée et qui sentait un peu trop l'apprêt, le maestro commença par se moquer, d'ailleurs assez doucement, de quelques-uns de ses collègues, rapportant quelques anecdotes récentes ou faisant allusion à quelque innocente manie. A l'un, chanoine de la sainte Cathédrale, la langue avait fourché, le jour de Pâques, tandis qu'il officiait, et il avait dit à la fin de la messe: «Requiescant in pace! Alleluya! Alleluya!» Un autre, en apprenant la mort d'un ami, s'était écrié machinalement: «Ite, missa est!» Il reprochait à un troisième de porter toujours sur la tête une calotte de drap noir, pour dissimuler sa calvitie. Il désignait assez clairement un docteur qui affectait, quoique marié, de porter le costume ecclésiastique et un religieux, maître de théologie, qu'on aurait pu prendre pour un tailleur parce qu'il n'était jamais assis que sur ses talons et remuait sans cesse sa main, de bas en haut, comme s'il tirait l'aiguille.—Il en venait enfin au héros de la fête, qui attendait son tour avec inquiétude, et naturellement celui-là était moins ménagé: ses travers moraux et ses défauts physiques, son attitude et sa physionomie, la couronne touffue de ses cheveux bouffant autour de [p. 86] sa tonsure, sa prétention à un savoir universel, tout cela était relevé sans bienveillance, et ces traits réunis finissaient par former un portrait fort grotesque et sans doute peu ressemblant.

Ce mauvais moment passé, une tradition charitable voulait que le président de la cérémonie fît, en manière de contre-partie, le panégyrique du récipiendaire. Il n'était pas inutile en effet de le relever dans sa propre estime et dans celle de ses futurs collègues, surtout quand la verve satirique de ses persécuteurs s'était déchaînée sans contrainte; et, en temps ordinaire, quand la présence d'un monarque ne lui imposait pas quelque retenue, cette verve se portait, nous dit-on, à de telles libertés que les étudiants ecclésiastiques restaient, ce jour-là, au couvent 111.

111 (retour)
Cette coutume du Vejamen était si généralement admise que Cisneros lui fit sa place dans les Statuts même de l'Université d'Alcalá: «Tandem aliquis de Universitate praefata faciet vexamen jocosum.»

Le Vejamen achevé, le cortège officiel vient reprendre le candidat et le conduit dans la nef de la cathédrale, où doit avoir lieu la réception solennelle. Une immense estrade y a été dressée, où prennent place les hauts dignitaires, les docteurs et les maîtres, tandis que jouent les haut-bois, [p. 87] les trompettes et les tambourins 112. Le candidat prononce, en latin, un discours soigneusement travaillé. Le parrain lui répond par une autre harangue latine qu'il écoute, à genoux sur un coussin; puis, s'approchant de lui, il lui confère les insignes du grade. Il lui passe au doigt l'anneau d'or en disant: «Cet anneau est le gage de l'union indissoluble que contracte avec toi la Science: applique toi à te montrer digne époux d'une telle épouse.» Il lui met un livre entre les mains en prononçant ces mots: «Voici le livre. Je l'ouvre pour te faire entendre que tu pénétreras les mystères du savoir humain; je le ferme pour que tu apprennes à les tenir enfermés, quand il le faudra, au plus profond de ton âme 113.» Il le coiffe ensuite du bonnet de [p. 88] docteur, il le fait monter dans une chaire, toujours en récitant les formes consacrées; il l'embrasse enfin en lui disant: «Viens donc dans mes bras, reçois ce baiser de paix et d'amour; que ce témoignage de tendresse te lie éternellement à moi et à l'Université, notre mère.»

112 (retour)
Lope de Vega a encore célébré dans une autre de ses pièces, El Bobo del Colegio (II, 4), la pompe de ces cérémonies:

«Fabio.—No pienso yo que el Imperio,

Cuando á su elección se hallan

Los príncipes electores,

Ya con mitras, ya con armas,

Resplandece en mayor vista

Que cuando ocupan sus gradas

Tantas borlas de colores

Verdes, azules y blancas,

Carmesíes y amarillas...»

113 (retour)
A l'Université d'Alcalá, les docteurs en droit civil ou canon reçoivent en outre le ceinturon avec la dague, les éperons et l'épée. (La Fuente, Historia de las Universidades, II, p. 621; Appendice.)

Le nouveau docteur s'avance alors au milieu de l'estrade, récite à voix haute son acte de foi et prête serment. La cérémonie est terminée. Dans toute l'église les acclamations éclatent, tandis que sur des plateaux d'argent les huissiers vont offrir les cadeaux d'usage: à chacun des docteurs et maîtres, des gants, une barrette et deux doublons; au parrain et au chancelier, cinquante florins; cent réaux au bedeau et au notaire des écoles.

La cathédrale se vide, et toute l'assistance se rend sur la vaste place de Saint-Martin—qui est devenue aujourd'hui la Plaza Mayor.—Le maître des cérémonies l'a fait disposer pour la course de taureaux, qui est déjà à cette époque l'accompagnement obligé de toutes les fêtes, [p. 89] même des fêtes de canonisation 114. Les arcades ont été fermées par une haute barrière derrière laquelle le peuple s'entasse. Les magistrats de la ville, les corps constitués se sont installés aux fenêtres des maisons que doivent leur céder en ces occasions-là leurs légitimes propriétaires. Un large balcon est réservé à l'Université: dès que le cortège s'y est assis, les trompettes sonnent, le Corregidor fait en voiture le tour de la plaza, et la course commence.

114 (retour)
Il y eut, par exemple, des courses à Salamanque pour la canonisation de sainte Thérèse, en 1622, et pour celle de san Juan de Sahagún. (Villar, Historia de Salamanca.)

Cinq taureaux, pour le moins, doivent paraître dans l'arène; une commission nommée par le Cloître des Docteurs 115 a été les choisir quelques jours auparavant dans une ganadería voisine. Les toreros de profession sont fort rares en ce temps-là: chacun peut aller, à son gré, montrer son courage et son adresse.

115 (retour)
L'assemblée des professeurs titulaires.

Le premier jeu consiste à attirer le taureau, à le détourner à droite ou à gauche par un brusque mouvement de la cape rouge et à éviter les cornes redoutables, sans remuer les pieds, par une légère inclinaison du corps. Quand [p. 90] l'animal commence à se lasser, un signal est donné par le président de la course: «Pour lors, raconte un voyageur, tous ceux qui sont dans le clos accourent, l'épée à la main, et tâchent de lui couper les jarrets pour le mettre bas et le faire mourir. Il y a alors, ajoute-t-il, bien du désordre et du danger 116.» Ce premier jeu est plutôt l'affaire «des gens de peu et de nulle considération».

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Voyage d'Espagne de M. de Monconys (1628).

Le second jeu est, au contraire, réservé à la noblesse: quelques seigneurs montés sur des chevaux bien harnachés, suivis de trente ou quarante laquais vêtus d'une même livrée, tournent en saluant autour de la plaza et vont se ranger en face de la porte du toril. Quand l'animal fond sur eux, ils le frappent d'un coup de pique entre les deux cornes et se dérobent aussitôt en faisant faire une volte à leur cheval. Si leur main a tremblé, si leur arme a dévié, ils sont obligés de mettre l'épée à la main, de suivre à pied le taureau et de le tuer sans aucun secours.

Le troisième jeu s'appelle la lançade. «Celui qui la veut donner fait bander les yeux à son [p. 91] cheval: il attend l'attaque et, lorsque le taureau court à lui avec furie, il lui passe la lance au travers du corps. Quand il manque le taureau, le taureau ne le manque pas.»

Ces courses étaient, on le voit, beaucoup plus dangereuses que les courses d'aujourd'hui 117, elles laissaient plus de place à l'initiative personnelle et offraient infiniment plus d'imprévu. Rien ne pouvait être plus passionnant qu'un tel spectacle dont les péripéties étaient si brusques et si précipitées, où le plus souvent l'extrême hardiesse suppléait à l'expérience et où tant de braves gens exposaient tour à tour leur vie, sans profit et pour le plaisir. Ce spectacle enfiévrait la jeunesse des Écoles; sur le balcon d'honneur, les vénérables juristes, les austères théologiens en savouraient sans scrupule les poignantes émotions, et le peuple de Salamanque bénissait l'antique tradition qui consacrait [p. 92] par de telles fêtes l'investiture d'une dignité si grave et si pacifique.

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Un grand seigneur bohémien qui passa à Salamanque, en 1467, vit des courses données dans des conditions à peu près pareilles: «Le troisième taureau, dit-il, tua deux hommes et en blessa huit autres, plus un cheval.» Viaje del noble Boemio León de Rosmital de Blatna por España y Portugal. (Viajes por España: Libros de Antaño. Madrid, 1879, p. 81.)

Malheureusement, ces fêtes coûtaient fort cher. Après la course, dont les frais étaient naturellement considérables, il fallait encore offrir une collation qui ne devait pas comprendre moins de cinq services, et ajouter aux présents déjà distribués dans la cathédrale une quantité d'autres cadeaux: des caisses de fruits secs et des sucreries, des dragées, des confitures, des cierges et même des paires de poulets 118. On ne pouvait, sans être riche, suffire à tant d'obligations. Plus d'un licencié plein de savoir, nourri de Baldus ou des Décrétales, se trouvait ainsi arrêté au terme de ses études. Assez souvent des étudiants de fortune modeste s'arrangeaient pour se faire graduer le même jour, et la dépense s'en trouvait diminuée; mais il fallait, dans ce cas, faire paraître sur la place un plus grand nombre de taureaux: dix pour trois docteurs, davantage encore si les docteurs étaient plus nombreux. On en courut jusqu'à vingt-trois dans une même journée. D'autres candidats, [p. 93] plus pauvres ou plus avisés, attendaient pour solliciter le diplôme qu'un deuil de Cour vînt proscrire toute fête et simplifier la cérémonie.

118 (retour)
Estatutos hechos por la Universidad de Salamanca.—Villar, Historia de Salamanca.


Tels étaient les principaux événements de cette vie de Salamanque, si indépendante, si variée, si joyeuse, où se coudoyaient de jeunes hommes de tous pays et de toutes conditions, où chacun avait la liberté de régler son existence suivant son tempérament et suivant ses goûts, où la vertu était indulgente aux amusements et même aux folies, où les paresseux et les ignorants respectaient en retour le travail et le savoir, où la communauté des privilèges et l'égalité des droits créaient des liens solides et rendaient supportable l'inégalité des fortunes. Sans doute, à mesure que venaient les années, cette inégalité ne faisait que s'accentuer davantage. D'anciens camarades de cours pouvaient se trouver portés aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, et la récompense n'était pas toujours proportionnée au mérite et à l'effort. Les jeunes gentilshommes s'élevaient naturellement aux hautes charges de l'Etat; bien soutenus [p. 94] et bien dirigés, des étudiants de plus humble origine s'assuraient d'honorables destinées, devenaient conseillers, juges, chanoines, maîtres dans une Université ou recteurs dans un Collège. Pendant ce temps de pauvres diables, à qui tout secours avait manqué, épuisés par une lutte trop dure, finissaient garçons d'apothicaire, clercs de procureur, barbiers, sacristains ou marchands 119. Mais ces injustices du sort sont de tous les temps, et ceux mêmes que la chance avait trahis gardaient encore à l'antique Estudio un attachement fidèle; ils emportaient, comme un bien inestimable et comme une consolation, le souvenir des années qu'ils avaient passées à l'ombre de ses murs, des joies qu'ils y avaient goûtées et des misères qu'ils y avaient gaiement supportées: Salamanque restait pour eux la Ville Insigne, «Mère des vertus, des sciences et des arts», et ils l'aimaient tous du même amour.

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Romance nuevo del modo de vivir de los pobres estudiantes. Valencia.

[p. 95]

DEUXIÈME PARTIE.

I.

Origines et Progrès des Universités Espagnoles.

[p. 96]

[p. 97]

CHAPITRE PREMIER.

ANCIENNES UNIVERSITÉS ET FONDATIONS NOUVELLES; MULTIPLICATION DES CENTRES D'ENSEIGNEMENT.

La gloire de Salamanque, avec le besoin croissant d'instruction, avait contribué à faire naître d'autres Universités sur divers points de la Péninsule.

Pendant près d'un siècle, l'Université Salmantine avait été l'unique centre des études, le seul asile du savoir: car les premières Écoles d'Espagne, celles qu'avait fondées à Palencia Alphonse VIII de Castille, n'avaient eu qu'une destinée éphémère 120. Pendant toute la durée du [p. 98] treizième siècle, seule elle s'était développée et enrichie.

120 (retour)
Les faibles ressources de cet Estudio, l'hostilité des habitants et des autorités ecclésiastiques, la rivalité de deux puissants collèges, l'un de Dominicains, l'autre de Franciscains, l'avaient obligé de fermer ses portes dès le milieu du treizième siècle. L'Université de Salamanque prétendait être sa légitime héritière. Lope de Vega fait allusion à cette prétention dans La Inocente Sangre, II, I.

Après Alphonse IX de Léon, son véritable fondateur, saint Ferdinand, le conquérant de Séville, avait augmenté le nombre de ses chaires; Alphonse le Savant avait payé ses maîtres sur sa propre cassette 121. Dans le même temps, le pape Alexandre IV avait confirmé et étendu ses privilèges 122. Boniface VIII lui avait accordé des rentes 123. Sur elle seule s'étaient ainsi concentrées les faveurs des papes et les libéralités des rois.

121 (retour)
Cédule de Badajoz (nov. 1252).

122 (retour)
Bref daté de Naples (avril 1255).

123 (retour)
Il lui avait en même temps adressé le recueil nouveau de ses Décrétales (livre VI), en lui demandant de créer une chaire spéciale pour l'explication de ce livre. Après lui, Jean XXII, Benoît XIII, Martin V (auteur d'un plan complet d'études en trente-cinq chapitres), Eugène IV furent tour à tour les bienfaiteurs de l'Université de Salamanque.

124 (retour)
On ne peut guère tenir compte de l'Université de Murcie, fondée en 1310 dans un couvent de Dominicains, et qui dura peu.

Puis, en l'année 1300, paraît l'Université de Lérida, où le roi Jaime II ouvre dès l'abord quinze chaires pour que la Corona d'Aragon cesse d'être tributaire, en matière de science, de Castille et de Léon.

Un demi-siècle encore se passe 124 et Alphonse XI [p. 99] de Castille fait consacrer par une bulle pontificale 125 une institution nouvelle: l'Université de Valladolid, qui commence avec dix chaires et qui, cent cinquante ans après, en aura trente-quatre, dont les rentes finirent par s'élever jusqu'à 36,000 maravédis d'or et qui sera une des trois Universidades mayores d'Espagne.

125 (retour)
Bulle de Clément XI, datée d'Avignon (1346).

Quelques années après, Pierre IV d'Aragon, pour ne pas demeurer en reste, crée l'Université d'Huesca (1354).

Puis, pendant plus d'un siècle, les fondations s'interrompent ou sont sans importance 126. Et tout d'un coup, aux approches du seizième siècle, le mouvement s'accélère, prend une ampleur vraiment surprenante. Il semble que l'Espagne soit alors possédée d'une fièvre de savoir: comme si elle avait le pressentiment de sa future grandeur, elle s'efforce par avance de s'en rendre digne.

126 (retour)
Luchente (1423), Barcelone (1430), Gérone (1446).

Les princes, tout les premiers, se laissent emporter par ce grand élan et les papes n'y mettent pas obstacle.—Car l'Université est une [p. 100] institution pontificale aussi bien que royale; elle est même surtout, à son origine, un instrument de la puissance romaine. Comme les grades qu'elle confère ne se limitent pas aux bornes du royaume et conservent leur valeur dans toute la chrétienté, la papauté s'est naturellement arrogé le droit de discuter ses statuts, de fixer ses privilèges, de contrôler son enseignement 127. Or, jusqu'à ce moment, le Saint-Siège a semblé peu désireux de multiplier ces centres d'instruction, par peur sans doute de ne pouvoir plus les dominer aussi absolument s'ils devenaient plus nombreux, de les voir se soustraire insensiblement à sa surveillance. Jusqu'ici les rois n'ont pu lui arracher qu'après de longues et laborieuses négociations les autorisations et confirmations nécessaires. Et tout d'un coup il cède au courant. A mesure que les princes d'Espagne deviennent plus forts, à mesure que, dans l'agitation du reste de l'Europe, leur fidélité lui devient plus précieuse, il sent le besoin de se montrer plus libéral et plus conciliant. Non seulement il sanctionne sans difficulté les [p. 101] fondations nouvelles, mais encore il en assure généralement la durée en leur attribuant une part des rentes ecclésiastiques, sans craindre de diminuer ainsi les ressources des évêchés et des paroisses. Les rois complètent ces donations en se dépouillant au profit des jeunes Universités de certains de leurs revenus, particulièrement des tercias, c'est-à-dire des deux neuvièmes qu'ils prélèvent sur les dîmes. En même temps, de grands seigneurs, particulièrement de grands seigneurs d'Eglise, archevêques et cardinaux, mettent leur honneur à élever dans leur diocèse ou dans leur ville natale des bâtiments souvent magnifiques, à y ouvrir des Écoles ou des Collèges qu'ils dotent richement, auxquels ils laissent, en mourant, tous leurs biens en héritage. Ailleurs, particulièrement dans les pays d'Aragon, où la vie municipale a gardé toute sa puissance, ce sont les corps communaux qui réclament des Universités, qui les créent, qui les font vivre: c'est ainsi que les «jurés» de Saragosse et ceux de Valence veulent avoir leurs Ecoles, comme les «paheres» de Lérida et les conseillers de Barcelone avaient eu les leurs. Et alors, sur tous les points du royaume, l'on voit, comme en une floraison superbe, s'aligner les [p. 102] colonnades, se dresser les portiques, monter dans les airs les coupoles et les clochers. Les tailleurs de pierres sculptent encore sur les imposantes façades les attributs mythologiques, les emblèmes et les blasons, que déjà les salles de cours s'ouvrent et se remplissent: déjà se construisent autour de l'Université naissante les pensions, les Collèges, les maisons d'étudiants; déjà la ville prend une physionomie particulière, ranimée par l'afflux de toute cette jeunesse, vivifiée par cet élément de prospérité, et le corps nouveau grandit, conscient de sa force, société indépendante au sein de la société civile, formant comme une cité libre avec son organisation spéciale, ses privilèges, ses exemptions, ses immunités.

127 (retour)
Il en est de même à Paris, où l'autorité pontificale crée ou supprime à son gré les chaires de l'Université et y interdit même l'enseignement du droit civil.

En 1472, se fonde l'Université de Sigüenza; deux ans après, celle de Saragosse; en 1482, celle d'Ávila; en 1500, celle de Valence 128; en 1504, celle de Santiago 129; en 1508, celle d'Alcalá; en 1516, celle de Séville; en 1520, celle de Tolède; en 1533, celle de Lucena; en 1534, celle [p. 103] de Sahagún, bientôt transférée à Irache; en 1537, celle de Grenade 130; en 1542, celle d'Oñate; en 1547, celle de Gandía 131; en 1548, celle d'Osuna 132; en 1551, celle d'Osma 133; en 1553, celle d'Almagro, et, à peu près à la même époque, celle d'Oropesa 134; en 1565, celle de Baeza; en 1568, celle d'Orihuela 135; en 1572, celle de Tarragone 136.

128 (retour)
Favorisée, dès son origine, par le pape Alexandre VI (Rodrigo Borgia), né aux environs de Valence et ancien évêque de cette ville.

129 (retour)
Bulle de Jules II (1504).

130 (retour)
En 1526, Charles-Quint avait déjà fondé à Grenade le Colegio de Santa Cruz de la Fe et le Imperial de San Miguel.

131 (retour)
Fondée par saint François de Borgia, duc de Gandía.

132 (retour)
Fondée par D. Juan Téllez Girón, quatrième comte d'Ureña.

133 (retour)
Fondée par D. Pedro Álvarez de Acosta, évêque de Osma.

134 (retour)
Fondée par D. Francisco Álvarez de Toledo, natif de cette ville et vice-roi du Pérou.

135 (retour)
Fondée par D. Fernando de Loaces, archevêque de Valence et patriarche d'Antioche.

136 (retour)
Fondée par le cardinal D. Melchor Cervantes de Gaeta, archevêque de Tarragone.

Vingt Universités en cent ans, alors qu'autrefois il en était né quatre en deux siècles! Dans la suite, l'Espagne n'en verra plus que cinq ou six nouvelles 137: il semble qu'elle ait fait à ce moment tout son effort.

137 (retour)
Vich (1599), Oviedo (1604), Pampelune (1619), Tortosa (1645), Mayorque (1691): nous ne comptons ni Madrid, héritière de l'Université d'Alcalá (1836), ni Cervera, formée en 1714 par la réunion des Universités de Catalogne.

[p. 104]

Et ce qui est encore plus surprenant que le nombre de ces établissements, c'est leur extrême variété. Chacun a son individualité propre et comme sa personnalité. L'on n'en trouverait pas deux qui aient eu la même origine, les mêmes constitutions, qui aient donné le même enseignement, qui aient vécu des mêmes ressources.

Les uns, nous l'avons dit, doivent leur existences et les moyens de la soutenir à des papes, d'autres à des rois, d'autres à de grands seigneurs, d'autres à des évêques, d'autres à des assemblées municipales.

Les uns, comme avaient fait Salamanque et Lérida, empruntent aux Universités italiennes, et particulièrement à Bologne, leur organisation démocratique et semblent s'être inspirés dans leurs statuts des Habita de Frédéric Ier et des diplômes de Frédéric II. D'autres, comme Saragosse et Alcalá, se modèlent sur Paris; d'autres, comme Barcelone, sur Toulouse; d'autres, comme Huesca, sur Montpellier.

Les uns sont indépendants et laïques, quoique souvent entretenus par les rentes de l'Eglise. D'autres sont des sortes de séminaires qui appartiennent à des ordres monastiques, sont installés dans leurs couvents, relèvent directement [p. 105] de leurs supérieurs: telles, par exemple, l'Université de Luchente, fondée dans un couvent de Franciscains, ou celle de Gandía, qui est aux Jésuites, ou celles d'Almagro et d'Orihuela, qui sont aux Dominicains.

Les uns sont de grands centres d'instruction supérieure, où les chaires sont nombreuses, où sont représentées toutes les matières du savoir, où les libres recherches ont leur place à côté de l'enseignement professionnel. Les autres, comme Sigüenza, comme Séville, comme Oñate, comme Osuna, comme Osma, sont des Collèges-Universités, sortes d'institutions hybrides, dont les ressources sont généralement médiocres, l'enseignement limité, dont l'existence est intimement liée à celle d'un Collège qui leur fournit à la fois ses étudiants et ses maîtres.

Parmi les grandes Universités nées dans cette brillante époque des Rois Catholiques et de Charles-Quint, la plus intéressante est Alcalá: elle a exercé sur la culture espagnole une influence certaine et l'histoire de sa naissance est aussi significative que celle de ses progrès.

[p. 106]

CHAPITRE II.

UNE GRANDE UNIVERSITÉ: ALCALÁ.

A six lieues de Madrid, sur la rive droite du Hénarès, au milieu d'une vaste plaine assez nue, coupée par le ruisseau d'une ligne de verdure, la vieille Alcalá abritait dans son enceinte massive, couronnée de tours, une population pacifique et une vie silencieuse, lorsque le grand Jiménez de Cisneros, moine franciscain, confesseur de la reine Isabelle, archevêque de Tolède, primat d'Espagne et chancelier de Castille, résolut d'y fonder, à la place du petit Collège où il avait jadis étudié la grammaire et les humanités, une Université immense et magnifique, capable de rivaliser avec Salamanque 138, digne de la gloire des temps nouveaux.

138 (retour)
C'est cependant à Salamanque que Cisneros avait continué ses études. Il y avait été, en 1450, à l'âge de quatorze ans, il y avait étudié à la fois le droit civil et le droit canon et il avait obtenu le baccalauréat dans l'une et dans l'autre Faculté.

[p. 107]

Tandis que les Écoles Salmantines avaient crû lentement, d'année en année, de siècle en siècle, l'Université nouvelle fut une création subite, que pouvait seule réaliser une volonté aussi puissante et aussi tenace: elle fut l'œuvre d'un homme, et d'un homme qui, ayant déjà dépassé les limites ordinaires de la vie, sentait qu'il devait se hâter s'il voulait voir de ses yeux l'achèvement de son entreprise.

En moins d'une année, Cisneros choisit l'emplacement, achète les terrains, fait dresser par l'architecte Pedro Gumiel les plans du futur édifice. Le 14 mars 1498, il en pose solennellement la première pierre. Pendant que les murs s'élèvent, il quitte souvent son palais de Tolède, interrompt ses graves occupations et, comme fera plus tard Philippe II pour son Escurial gigantesque, il vient regarder grandir son ouvrage; on le voit quelquefois prenant lui-même des mesures, la règle et l'équerre en main, et distribuant de l'argent aux ouvriers pour stimuler leur zèle.

Dès l'année 1499, il a obtenu du pape Alexandre VI deux bulles qui concèdent à l'institution nouvelle des rentes et des privilèges.

Cependant les travaux matériels n'avancent [p. 108] pas assez vite à son gré. Il ordonne que l'on achève les murs en torchis, et comme le roi Ferdinand s'étonne de la pauvreté de la bâtisse: «Je laisserai, lui répond-il, assez d'or à cette Université pour que ses fils puissent la refaire de marbre.» Et après sa mort on la refera de marbre en effet: on sculptera dans la pierre dure la belle façade de style plateresque d'après les dessins de Gil de Hontañón; en souvenir de Cisneros on y fera courir, au-dessous de l'écusson royal, autour des balcons, la cordelière à gros nœuds des Franciscains; on élèvera les arceaux du magnifique cloître, on décorera somptueusement la vaste salle du Paranymphe et, au-dessus de son plus beau portique, l'Université attestera par cette inscription qu'elle a réalisé le vœu de son fondateur: Olim lutea, nunc marmorea, «Autrefois de boue, maintenant de marbre».

Le 26 juillet 1508, des cours déjà s'inaugurent dans les bâtiments encore inachevés et on y fait en grande cérémonie une leçon sur l'Ethique d'Aristote.

En 1509, Cisneros semble oublier quelque temps son œuvre préférée: il part sur la flotte qu'il a équipée à ses frais pour enlever Oran aux Barbaresques; mais, à peine revenu de [p. 109] cette brillante expédition, alors que la Cour le presse d'aller recevoir à Valladolid les témoignages de la reconnaissance publique, il se rend tout droit à Alcalá. Les habitants ont ouvert pour son entrée une brèche dans leurs murailles: il se détourne modestement de cette voie triomphale et, pénétrant dans la ville par la porte ordinaire, il va tout de suite déposer dans le trésor de l'Université les trophées de sa victoire qu'apportent des chameaux et des esclaves africains: des vases d'or et d'argent, des bijoux pris dans les mosquées et une collection de manuscrits arabes encore plus précieuse.

En 1513, il publie les fameux Statuts qu'on peut voir encore revêtus de sa signature, dans l'Archivo Histórico d'Alcalá. Il a alors près de quatre-vingts ans; depuis la mort de la reine Isabelle son autorité n'a fait que s'accroître. Il est maintenant cardinal, Grand Inquisiteur. Il organise les tribunaux du Saint-Office, il porte le poids des grandes affaires de la monarchie: et pourtant il a trouvé le temps de préparer lui-même pour le corps qui commence à naître une Constitution, une Charte, des programmes, de tout prévoir et de tout régler.

Si Alcalá jouit des mêmes fueros, des mêmes [p. 110] immunités que Salamanque, son organisation est tout à fait différente. Alors que Salamanque est essentiellement démocratique et conserve encore les libertés du Moyen-Age, on voit se manifester dans les Statuts d'Alcalá ce pouvoir centralisateur qui est en train de s'étendre sur toute l'Espagne et qui plus tard s'affirmera jusqu'à l'exagération. Toute l'Université gravite autour d'un centre, qui est le Grand Collège de San Ildefonso, et ce Collège est gouverné par un seul homme, le Recteur que nomme l'archevêque de Tolède et qui est le représentant direct des rois de Castille. Les boursiers de San Ildefonso n'ont pas besoin de sortir de leur maison, comme leurs collègues des Mayores de Salamanque, pour aller suivre les cours de l'Université: ces cours se font chez eux, dans la demeure magnifique qui leur appartient, où les professeurs et les étudiants libres ne sont que leurs hôtes. C'est le Collège qui paye les salaires, qui administre les biens de la communauté. Une aristocratie domine tout le corps universitaire, maîtres et écoliers, et cette aristocratie elle-même est soumise à une volonté unique, qui a tous les pouvoirs, même celui d'excommunier.

[p. 111]

Quant aux programmes, ils sont visiblement calqués sur ceux de l'Université de Paris; le fondateur le rappelle lui-même à chaque instant: «Cela se fera, dit-il, suivant la coutume de Paris, more parisiensi

La licence, grade moyen, intermédiaire entre le baccalauréat et le doctorat, et dont la plupart des étudiants se contentent, la licence est à Salamanque relativement facile; l'épreuve orale, ou repetición, s'y réduit à une argumentation et à un discours. Ici la préparation en est longue et, comme à la Sorbonne, elle comporte une série d'examens redoutables. Pour être licencié de théologie, par exemple, il faut dix ans de cours 139. Quand on est bachelier, qu'on a subi la tentativa, le primero, le segundo et le tercero principio, il faut affronter tour à tour les quatre grandes épreuves: le Quod libet, la Parva Ordinaria, la Magna Ordinaria et l'Alfonsina. Le dernier de ces actos est le plus terrible: il ressemble à ce qu'à Paris on appelle la Sorbonica. Pendant tout un jour, quelquefois deux jours durant, le candidat doit répondre devant [p. 112] le cloître plein des professeurs et des docteurs à cent vingt questions de théologie, chacun étant libre d'argumenter contre lui, en latin, s'entend, «dans la forme syllogistique ou socratique 140».

139 (retour)
Non nisi duobus lustris peractis, dit Álvaro Gómez.

140 (retour)
De fait, cette épreuve parut si dure que, lorsqu'une fois on y avait échoué, on ne s'y représentait plus: on préférait aller se faire graduer à Tolède ou ailleurs.

Naturellement le doctorat est encore moins abordable.

Le désir de créer en Espagne un centre de fortes études théologiques semble avoir été la première préoccupation du fondateur: c'est pour stimuler les efforts des étudiants qu'il avait ainsi multiplié les épreuves difficiles. En même temps il prenait soin de tenir en haleine le zèle des maîtres en établissant que leur traitement serait proportionné au nombre de leurs auditeurs, et aussi qu'ils seraient tous, au bout de quatre années d'enseignement, soumis à la réélection. Enfin en proscrivant l'enseignement du droit civil 141, évidemment il se préoccupait bien moins de donner une nouvelle [p. 113] preuve de son respect pour les traditions parisiennes que de tourner exclusivement vers la théologie et le droit canon des activités qu'auraient pu solliciter des carrières plus lucratives 142. Tout fait donc supposer que, dans la pensée de Cisneros, la fondation de son Université était le complément naturel des mesures qu'il avait déjà prises pour réformer le clergé séculier et les ordres monastiques 143.

141 (retour)
Il resta interdit à Alcalá jusqu'à l'année 1771, où deux chaires furent consacrées à l'étude des Institutes de Justinien.

142 (retour)
C'est sans doute le même motif qui avait déterminé le pape Honorius III à supprimer le droit civil à Paris (bulle de 1219). Voir Luchaire, L'Université de Paris sous Philippe-Auguste, 1899, p. 58.

143 (retour)
De fait, la théologie resta pendant assez longtemps à Alcalá la Faculté maîtresse. Nous lisons en tête d'un curieux petit livre publié par l'Université en 1560: «La principal profesión desta Universidad es teología». (El Recibimiento que la Universidad de Alcalá de Henares hizo á los Reyes, nuestros señores, Alcalá de Henares, 1560, p. 1).

Ses Statuts publiés, approuvés par l'autorité royale et l'autorité pontificale, l'Université d'Alcalá existe officiellement. La vaste usine de travail a maintenant tous ses rouages. Le cardinal a déjà choisi le Recteur du grand collège, qui administrera aussi les Écoles: c'est un jeune étudiant, désigné par des mérites exceptionnels et qu'on a fait venir exprès de Salamanque; il [p. 114] s'appelle Pedro Campos. A peine créées, les chaires ont été pourvues: elles sont occupées par des maîtres éminents qu'on a pris un peu partout dans la Péninsule et dans les autres Universités d'Europe. Il y en a quarante-deux: six de théologie, six de droit canon, quatre de médecine, deux d'anatomie et de chirurgie, huit de artes, une de philosophie morale, une de mathématiques, quatorze de langues, grammaire et rhétorique. On a recueilli en quelques années les éléments d'une riche bibliothèque où l'on compte déjà un grand nombre de manuscrits, particulièrement de manuscrits arabes. C'est là que se prépare cette fameuse Bible Polyglotte, la Bible d'Alcalá (Complutensis), qui sera publiée en quatre langues: latin, grec, hébreu et chaldéen, suivant le plan conçu autrefois par Origène.

Pour mener à bonne fin cet immense travail, le cardinal ne regarde point à la dépense. Il envoie copier à la bibliothèque du Vatican, dans toutes les grandes bibliothèques d'Italie et même d'Europe, tous les manuscrits un peu importants; il en achète d'autres à des prix démesurés 144; il [p. 115] fait rechercher parmi les juifs d'Espagne les versions les plus authentiques de l'Ancien Testament.

144 (retour)
Nous savons, par exemple, qu'il paya 4,000 couronnes d'or sept manuscrits étrangers, qui arrivèrent même trop tard pour qu'on pût s'en servir. (Álvaro Gómez de Castro, De rebus gestis Ximenii, lib. II.)

Il réunit pour colliger tous ces documents, établir le texte, contrôler les traductions, un groupe de savants remarquables: le vieux Nebrija, qui a quitté Salamanque pour Alcalá; Fernando Núñez (le Pinciano), professeur de langue grecque dans l'Université nouvelle; López de Zúñiga, Bartolomé de Castro, Juan de Vergara, le fameux grec Demetrius de Crète, Alonso de Alcalá, Pablo Coronel et Alfonso Zamora, juif converti, merveilleusement instruit dans les langues hébraïque et chaldéenne. Cisneros lui-même assiste aux délibérations et presse les collaborateurs. Comme aucun imprimeur d'Espagne ne possède de caractères orientaux, il en fait fondre par des ouvriers venus d'Allemagne. Quand paraissent enfin les six gros volumes in-folio, ils lui ont coûté, tout compte fait, plus de 52,000 ducats. Et comme si ce n'était pas assez pour assurer la réputation philologique de la jeune Alcalá, il songe encore [p. 116] à publier, avec un soin tout pareil, les œuvres complètes d'Aristote!

Autour de l'Université commencent à s'élever les Collèges. A côté du Mayor de San Ildefonso, réservé à une élite, Cisneros aurait voulu en créer dix-huit autres, ayant chacun douze becarios ou boursiers: deux cent seize étudiants pauvres auraient pu ainsi poursuivre leurs études à l'abri du besoin.

Sur ces dix-huit, deux seulement ouvrent d'abord leurs portes, celui de San Eugenio et celui de San Isidoro. Mais on en voit bientôt paraître sept autres. Tous les ordres religieux un peu prospères se hâtent de venir profiter du nouvel enseignement. Pour faire montre de leur richesse et de leur puissance et en même temps pour faire leur cour au véritable maître de l'Espagne, certains fondent à la fois deux établissements. Avant de devenir ville universitaire, Alcalá ne comptait qu'un monastère, celui des Franciscains: elle en aura bientôt dix-neuf, couvents ou Collèges monastiques.

En 1513, le roi Ferdinand, qui voyage pour rétablir sa santé, vient visiter les nouvelles Écoles. Le Recteur va le recevoir à la porte du Grand Collège, précédé des massiers de l'Université.

[p. 117]

Les gardes veulent arracher les masses d'argent, «jugeant que des sujets ne doivent point conserver en présence du souverain de tels emblèmes de puissance». Mais le prince, sans être fort instruit lui-même, n'ignore pas le prix de l'instruction: «Non, non, s'écrie-t-il, qu'on garde les masses! Cette maison est la maison des Muses, et ceux-là seuls ont le droit d'y être rois qu'elles ont initiés à leurs secrets.» Puis il va de salle en salle, assiste à des examens, préside à des discussions et, émerveillé de tout ce qu'il voit et entend, il exprime à Cisneros sa surprise.

La ville ne l'étonne pas moins que l'Université. Il ne la reconnaît plus! On a désséché des marais, on a pavé les rues, démoli de vieux bâtiments, on a percé des rues. De nouvelles églises se construisent: Pedro Gumiel, l'architecte des Écoles, rebâtit l'antique sanctuaire de San Justo, dont les canonicats seront réservés aux docteurs du cloître universitaire; on rajeunit Santa María la Mayor 145; sur l'emplacement de la mosquée des Maures, presque tous convertis ou chassés, on construit Santiago.

[p. 118]

Des hôpitaux s'élèvent de terre. Les vieilles gens du pays finissent par trouver que le grand cardinal leur change trop leur ville et ils disent, en riant, «qu'il n'y a jamais eu à Tolède d'archevêque plus édifiant».

145 (retour)
Où sera plus tard baptisé Cervantes.

Dans la cité renaissante on voit affluer tous les corps de métier que les Universités attirent et font vivre: libraires, imprimeurs, hôteliers, maîtres de pension, marchands d'habits et de comestibles. Par la porte de Madrid qui regarde vers l'Occident, par la porte de Guadalajara qui s'appellera plus tard «la porte des Martyrs 146», arrivent sans cesse des compagnies d'étudiants, venant les uns de Castille, les autres d'Aragon ou de Catalogne: il y en a bientôt près de deux mille.

146 (retour)
Quand on aura ramené par là dans la ville les reliques des Enfants-Martyrs, San Justo et San Pastor (1568).

Plus tard, ce chiffre même sera dépassé.

Alcalá s'enrichira et s'embellira encore. Les études y prospéreront: sa renommée s'étendra dans toute l'Europe. Erasme l'appellera «le trésor de toutes les sciences»; le cardinal Wolsey citera ses écoles comme un modèle. Quand Philippe II aura définitivement choisi Madrid [p. 119] pour capitale, le voisinage de la Cour, source unique des faveurs, fera préférer aux jeunes gens ambitieux le séjour d'Alcalá à celui de Salamanque; les étourdis y seront attirés par la proximité des plaisirs. Le même Philippe II y fondera le «Collège du Roi» pour les enfants des serviteurs de la famille royale. On verra les sculpteurs Covarrubias et Berruguete travailler à la pompeuse décoration du palais des archevêques. On verra encore s'ouvrir le Teólogo et le Trilingüe 147. Il y aura alors vingt-et-un collèges monastiques et autant de séculiers 148. Une vie puissante bouillonnera dans l'étroite enceinte, et Mateo Aleman, disciple reconnaissant et fidèle, pourra entonner le fameux couplet: «O mère Alcalá, que dirai-je de toi qui soit digne de ta gloire!...»

147 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache, Part. II, lib. III, cap. IV.

148 (retour)
L'Italien Confalonieri, qui vint à Alcalá en 1592, prétend qu'on y comptait alors cinq mille étudiants et qu'il en avait vu huit cents à un cours de théologie prenant des notes sur leurs genoux. (Mémoire sur quelques questions notables, publié par Palmieri, t. I du Spicilegio Vaticano.) Mais ces chiffres sont bien exagérés.

Quand la mort vint le frapper, le grand Cisneros pouvait prévoir de telles destinées. Son [p. 120] œuvre était déjà assez forte et assez belle. Par son testament il ajouta aux revenus dont jouissait déjà l'Université une rente de 14,000 ducats 149, et il concéda pour toujours au Recteur du Grand Collège le prieuré de San Tuy avec ses avantages et bénéfices. Il voulut qu'on déposât dans l'église des Écoles les trophées qu'il avait rapportés de la conquête d'Oran, son étendard de guerre, sa croix épiscopale et ses insignes cardinalices. Il désira aussi que son corps fût enseveli dans cette même chapelle, au cœur de sa maison. Le célèbre Domenico de Florence lui sculpta dans le marbre un tombeau magnifique, orné de médaillons et de feuillages, que gardent des griffons aux ailes étendues. A travers l'admirable grille de bronze dont Nicolas de Vergara, maître ciseleur, entoura ce riche monument, on peut lire encore cette inscription gravée au pied du lit funèbre:

Condideram Musis, Franciscus, grande lycaeum,
Condor in exiguo nunc ego sarcophago...

«Moi, François, qui avais, en l'honneur des [p. 121] Muses, élevé ce lycée superbe, j'y repose maintenant dans un étroit sarcophage.»

149 (retour)
Plus tard, les revenus de l'Université s'élevèrent à 42,000 ducats.

Quelques années plus tard, après sa défaite de Pavie, François Ier, qu'on emmenait prisonnier à Madrid, dut traverser la ville d'Alcalá. Les professeurs, les collégiaux et les étudiants furent le recevoir respectueusement aux portes de la cité et le conduisirent aux Écoles. Le monarque déchu parcourut silencieusement les cloîtres, les salles d'honneur et toutes les dépendances du vaste édifice. Il ne parla qu'à la fin de la visite, au moment de prendre congé du Recteur et des autres dignitaires, et il jugea d'un mot cette œuvre, si vite épanouie, d'une seule pensée et d'un unique effort: «En vérité, on n'appliquera pas à votre fondateur le mot de l'Évangile: Hic homo cœpit ædificare et non potuit consummare, «Cet homme a commencé à construire et il n'a pas terminé son ouvrage». Votre Jiménez a fait à lui seul plus que n'ont fait en France une suite de rois.»

[p. 122]

CHAPITRE III.

LES PETITES UNIVERSITÉS ET LES UNIVERSITÉS «SILVESTRES».

A côté d'Alcalá, à côté de Salamanque, à laquelle sa nouvelle rivale ne porte point ombrage et qui atteint même en ce temps-là le plus haut point de sa prospérité,—à côté de Valladolid, magnifiquement dotée, fortement appuyée sur son Colegio Mayor de Santa Cruz, sur son collège dominicain de San Gregorio et sur tant d'autres qui ont crû de toutes parts dans cette grande ville, illustre par son passé, séjour préféré des rois, véritable centre de la monarchie;—à côté de Valence, également opulente et fréquentée, pourvue de chaires de toutes sortes et particulièrement célèbre par la valeur de ses études médicales, quelques-unes des Universités qu'a fait naître si subitement le mouvement intellectuel de l'Espagne se développent régulièrement, mais sans grand éclat.

[p. 123]

Celle de Saragosse est servie par une situation particulièrement favorable; elle prospère au sein d'une population laborieuse. Celle de Santiago se soutient aisément par les rentes ecclésiastiques qui ne manquent jamais dans une cité enrichie par les pèlerinages; celle d'Ávila dispose d'un capital considérable, prélevé par Ferdinand et Isabelle sur les sommes qu'ils ont confisquées aux juifs.

D'autres se heurtent dès le début à des difficultés de diverse nature. Les Universités de Catalogne sont trop voisines les unes des autres pour ne pas se faire de tort. Tolède ne peut guère lutter avec Alcalá et, quand la Cour se transporte à Madrid, la vie s'en va des Écoles, comme de la capitale découronnée. A Séville, où cependant les ressources abondent, où les esprits sont vifs et les intelligences faciles, où les hautes classes de la société ne manquent pas de culture, le Collège-Université de Santa María de Jesús 150 se trouve dès l'abord en concurrence avec le Collège de Santo Tomás, fondé par l'archevêque Fr. Diego Deza, soutenu par l'ordre [p. 124] puissant de Saint-Dominique; il ne réussit même pas à s'agréger l'antique Collège de San Miguel, où s'entretient le culte des humanités et particulièrement des lettres latines, et, somme toute, cette Université reste fort indigne du centre important où elle s'est fondée 151.

150 (retour)
On l'appelait communément Colegio de Maese Rodrigo, du nom de son fondateur, l'archidiacre Rodrigo Fernández de Santaella.

151 (retour)
Antonio Martín Villa, Reseña Histórica de la Universidad de Sevilla. (Sociedad de Bibliófilos Andaluces, Sevilla, 1886.)

Un bon nombre d'autres établissements sont trop pauvrement pourvus ou organisés d'une façon trop incomplète pour affirmer fortement leur existence et exercer sur les contrées avoisinantes la force d'attraction nécessaire. Telle, par exemple, l'Université d'Orihuela. A deux pas de la cité de Murcie, non loin de la mer, née dans un pays admirable, un des plus fertiles qui soient au monde, où jamais ne manquent les récoltes 152, où croissent des forêts superbes de palmiers, de grenadiers et d'orangers, elle se cantonne dans une maison triste et sombre, où par les petites fenêtres grillées entre à peine un peu de jour; elle distribue à quelques rares étudiants un enseignement médiocre [p. 125] et limité: elle tourne de bonne heure au couvent ou au séminaire.

152 (retour)
On connaît le proverbe: Llueva ó no llueva, trigo á Orihuela: «Qu'il pleuve ou qu'il ne pleuve pas, toujours du blé à Orihuela.»

Dans le petit bourg de Baeza, où la vie est presque nulle, la toute-puissance d'un Cisneros aurait à peine réussi à créer un centre universitaire important. Par un sentiment de patriotisme local, à la fois naïf et touchant, une famille originaire de cet endroit s'y emploie pendant près d'un demi-siècle avec une ardeur extraordinaire. Vers 1535, un certain D. Rodrigo López, possesseur de quelques opulents bénéfices, les résigne tous entre les mains du pape Paul III pour qu'il fonde des Écoles dans sa ville natale, et comme la donation n'est pas jugée suffisante, il y ajoute encore 1,000 ducats d'or, qui sont presque tout son bien. Il meurt sans achever son œuvre. Trois de ses parents, Rodrigo de Molina, archidiacre de Campos, Bernardino de Castabal, Pedro Fernández de Córdoba, épuisent leur fortune à continuer son entreprise: ils font construire un vaste édifice, une chapelle; à force de démarches, longues et coûteuses, ils obtiennent de Pie V pour leur fondation commune le titre d'Université, avec les privilèges et prérogatives ordinaires. Mais tous ces frais d'établissement ont presque épuisé [p. 126] leurs ressources, et lorsqu'il s'agit d'attirer dans ces beaux bâtiments maîtres et écoliers, c'est tout au plus s'ils peuvent assurer à huit professeurs une maigre allocation.


Parmi ces créations à demi avortées, trois ont spécialement joui en Espagne d'une sorte de renom ridicule. Ce sont les Universités silvestres, les Universités «rustiques» de Sigüenza, d'Osuna et d'Oñate.

On se souvient peut-être que, dans le temps où le bon Sancho administrait l'île de Barataria, le médecin «insulaire et gouvernemental» attaché à sa personne voulut lui prouver par raison démonstrative qu'ayant très faim il avait grand tort de manger. «Entendant ce discours, Sancho se renversa sur le dossier de sa chaise, regarda le médecin dans le blanc des yeux et lui demanda gravement comment il s'appelait et en quel endroit il avait fait ses études: «Seigneur Gouverneur, répondit l'autre, je suis le docteur Pedro Recio de Agüero, natif de Tirteafuera... et mon grade, je le tiens de l'Université d'Osuna 153

153 (retour)
Don Quijote, parte II, cap. XLVII.

[p. 127]

Dans le même Don Quichotte, au chapitre premier de la seconde partie, le barbier commence ainsi son histoire: «A l'hôpital des fous de Séville, il y avait un homme que ses parents avaient enfermé là parce qu'il avait perdu la raison. Il était gradué en droit canon de l'Université d'Osuna; mais l'eût-il été de celle de Salamanque, au dire de beaucoup de gens, il n'en eût pas été moins fou.»

Au moment où Madrid célébra par de grandes fêtes la canonisation de San Isidro, envoyant au concours poétique qui s'ouvrit alors un recueil de vers burlesques, Lope de Vega les signa ironiquement: «Tomé de Burguillos, maître ès arts de l'Université d'Oñate.»

Dans le Gran Tacaño, Quevedo nous montre un camarade de Don Pablos à moitié assommé à coups de pots de terre et d'écuelles de bois par une bande de mendiants faméliques, parce qu'à la grille du couvent de San Jerónimo, de Madrid, il s'est fait attribuer injustement une double part de soupe: «Voyez ce déguenillé, criait un des gueux les plus acharnés à le poursuivre (méchant étudiant gorrón, de ceux qui vont frapper aux portes avec un cabas), voyez ce loqueteux qu'on prendrait pour une poupée de [p. 128] chiffons, plus triste qu'une pâtisserie en Carême, plus troué qu'une flûte, plus bigarré qu'une pie, plus taché que le jaspe, piqué de plus de points qu'une page de musique, il ose manger la soupe du Saint Bienheureux à côté d'un homme qui pourra devenir un jour évêque ou quelque chose de pareil. Ne suis-je pas bachelier ès arts de l'Université de Sigüenza 154

154 (retour)
Vida del Gran Tacaño, parte II, cap. II.

La plaisanterie était courante et toujours bonne.

Ces Universidades Menores, qu'on s'amusait ainsi à opposer aux grandes, dont on raillait ainsi l'enseignement et les prétentions, elles étaient nées pourtant d'une pensée généreuse, elles avaient eu leurs espérances et leurs ambitions.


Quand, allant de Séville à Grenade, on voit se dresser au pied d'une colline aride, entre les oliviers et les aloès, la silhouette grise d'Osuna, avec ses dix clochers, son église massive, son lourd château flanqué de tours grêles, on aime à s'imaginer que sur cette terre si semblable à la terre africaine, dans cet air léger, imprégné [p. 129] d'une poussière subtile, une civilisation a jadis fleuri où l'Orient et l'Occident se seraient mêlés, que des Écoles ont prospéré là, héritières de la science arabe, l'accommodant à des besoins nouveaux. La famille des ducs d'Osuna était peut-être assez riche et assez puissante pour réaliser une œuvre si originale. S'ils n'en eurent pas l'idée, du moins avaient-ils rêvé pour leur fondation un plus brillant avenir que la médiocrité où elle languit, tyrannisée par les couvents qui la tinrent tour à tour en tutelle 155.

155 (retour)
Tout récemment, un des meilleurs érudits d'Espagne, Francisco Rodríguez Marín, qui est originaire d'Osuna, a généreusement pris la défense de la vieille Université de sa ville natale. Il a rappelé que le Colegio Mayor de la Santa Concepción y Universidad de Osuna avait eu jusqu'à quatorze chaires et, en 1599, jusqu'à trois cent trente deux étudiants. Il a donné les noms de quatre-vingts personnages formés par cette Université, dont aucun malheureusement n'est illustre. (Cervantes y la Universidad de Osuna.Homenaje á Menéndez y Pelayo, Estudios de erudición española, 1899, t. II, p. 757 et sq.)

Perdue dans une des régions les plus montagneuses de la Castille, comprimée entre ses murailles épaisses, étroitement serrée contre la masse énorme de sa cathédrale, la triste petite ville de Sigüenza put croire un jour qu'elle allait [p. 130] devenir un foyer de savoir, de lumière et de vie. Elle avait son vaste collège de San Martín et, près des bords du Hénarès, son Collège de San Antonio, qui se prétendait l'égal de tous les Grands Collèges d'Espagne et qui, à défaut du titre de Mayor, que toujours on lui refusa, portait officiellement celui de Grande. Son climat était sain, son air salubre; par sa situation, elle pouvait attirer à la fois les étudiants d'Aragon et ceux de Castille. La chance ne lui fut pas favorable. Le cardinal Jimenez alla justement choisir pour y édifier son Université magnifique une ville voisine, riveraine du même ruisseau et bien plus proche de Madrid. Alcalá tua Sigüenza ou plutôt, ce qui est pis encore, la laissa lentement mourir dans une piteuse agonie.

Oñate est une humble cité de Guipúzcoa, qui touche presque aux limites de l'Álava. Eloigné de la mer, éloigné des grandes voies de communication, enfermé dans le creux profond d'une vallée, entre de hautes cimes abruptes et dépouillées, ce petit coin de terre semblait le dernier que l'on dût choisir pour en faire un des centres intellectuels du pays. Et de fait, Oñate n'aurait jamais été connue du reste de l'Espagne [p. 131] que par ses cantharides et par sa bourrache 156, et aussi peut-être par ses luttes séculaires et sanglantes contre ses seigneurs, si le hasard n'y avait fait naître D. Rodrigo de Mercado y Zuazola. Ce personnage n'avait point évidemment le génie d'un Cisneros, et il joua un rôle plus effacé; il devint seulement évêque d'Ávila et vice-roi de Navarre. Mais sa fortune était belle, ses bénéfices considérables, et, par une généreuse émulation, il voulut faire pour sa ville natale ce que le grand cardinal avait fait pour Alcalá.

156 (retour)
La bourrache s'appelle aujourd'hui encore jarrillos de Oñate.

Sur les bords de l'Aránzazu, en face de la charmante église de San Miguel, qui déjà s'édifiait à ses frais, étendant jusque par-dessus la rivière les frêles arceaux de son cloître et reflétant dans l'eau les longs fûts de ses colonnes, il souhaita d'élever une maison digne de la Science qu'elle allait abriter. Tandis que lui-même sollicitait à la Cour pour assurer le patronage royal à son Université future, tandis qu'à Rome il multipliait les démarches et finissait par obtenir du pape Paul III des fueros et des [p. 132] privilèges égaux à ceux de Bologne, de Paris, de Salamanque et d'Alcalá 157, l'architecte français Pierre Picard traçait les plans du Collège qui devait servir d'asile aux Écoles.

157 (retour)
Bulle du 23 avril 1540.

Les vastes bâtiments s'élevaient autour d'une cour intérieure: au rez-de-chaussée, les salles d'enseignement, la bibliothèque et la chapelle; au premier étage, les salons du Recteur, du Claustro professoral, le Paranymphe, les chambres des boursiers. Les sculpteurs taillaient la pierre de la façade, ornaient les fenêtres de guirlandes fleuries, ciselaient finement les piliers, qui, des deux côtés du portique, soutiennent des guerriers armés de lances, creusaient des niches, les peuplaient de statues de femmes et de dieux, et mêlaient partout aux armes impériales de Charles-Quint les deux soleils d'or qui brillaient au blason du fondateur. Au centre, au-dessus de la porte, on voyait l'image de l'évêque Mercado, agenouillé devant un crucifix, soutenu par une divinité souriante qui semble représenter la Sagesse. A la base de l'édifice couraient des bas-reliefs d'un travail particulièrement délicat: enfants terrassant des [p. 133] lions, luttant contre des dragons et des chimères, symbole évident de la Renaissance des lettres victorieuse de l'ancienne barbarie.

Quand le monument fut achevé, quand on eut scellé dans les murs les fers forgés des balcons et des grilles, qu'on eut orné les plafonds du vestibule et des salles d'honneur de boiseries à caissons, d'un art ingénieux et patient, qu'on eut inscrit sur les murs de fières devises: Universitas Onnatensis semper semperque fidelis; Sapientia ædificavit sibi domum..., on fit venir quelques maîtres, on choisit quelques boursiers, et l'«Université Pontificale et Royale» ouvrit ses cours.

Sur les pentes raides des montagnes, où dès le mois d'octobre traînent déjà de blanches nuées, on vit arriver par les petits chemins, sur leurs ânes ou sur leurs mules, ayant en croupe leur valet ou portant quelques sacs de provisions attachés à leur selle, les petits étudiants de Guipúzcoa et de Biscaye. Le pays Basque n'avait pas encore d'Écoles: Santiago ou Valladolid étaient bien loin. La fondation de l'évêque Mercado paraissait répondre à un besoin pressant; il pouvait croire sans fatuité qu'il avait bien mérité de sa province aussi bien que de sa ville.

[p. 134]

Quand il mourut, quelques années après, s'étant d'avance commandé un tombeau presque aussi beau que celui de Cisneros, entouré, comme celui de Cisneros, d'une clôture de bronze minutieusement ciselée, il s'imagina sans doute qu'il laissait à l'Espagne une nouvelle Alcalá.

L'Université «Pontificale et Royale» ne fut digne, hélas! ni de son titre pompeux ni des espérances qu'elle avait fait naître. Les lettres grecques et latines ne fleurirent pas sous ce ciel brumeux. On n'essaya même pas d'y acclimater les sciences. L'enseignement resta réduit à la philosophie et au droit. L'insuffisance de la bibliothèque interdisait aux maîtres tout travail sérieux: la petite ville, dénuée de ressources, avait peine à nourrir ses étudiants et ne leur offrait ni distractions ni plaisirs.

Ce qui était plus grave encore, c'est que le fondateur avait, comme souvent il arrive, dépensé tout son bien en bâtiments et en décorations. Sa vanité imprévoyante s'était complue à ces manifestations visibles de son opulence et de sa libéralité et il n'avait pas calculé que, tous ces frais payés, les rentes qu'il allait laisser en mourant devaient à peine suffire à rétribuer [p. 135] cinq ou six professeurs et à entretenir une douzaine de boursiers.

Après lui, ces rentes, mal administrées, diminuèrent encore. Pour faire vivre les maîtres et même le Recteur, il fallut leur attribuer les bourses qui devenaient vacantes et, par suite, les loger et les nourrir dans le Collège 158. Cette détresse trop apparente mit les écoliers en déroute: l'enseignement devint de plus en plus étroit et lamentable. L'Université d'Oñate aurait pu périr de misère; elle ne périt pas cependant, parce qu'en Espagne les fondations les plus précaires se soutiennent par la force de l'habitude et qu'à vrai dire rien n'y meurt complètement; mais pendant longtemps elle ne put se soutenir que par les moyens douteux qui avaient déjà valu à Sigüenza et à Osuna un renom assez ridicule.

158 (retour)
Oración inaugural (1870) que leyó en la Universidad literaria de Oñate D. Casimiro de Egaña, catedrático decano.

L'étudiant qu'a mis en scène Figueroa dans son Pasagero 159 raconte qu'après avoir passé à Alcalá six belles années à ne rien faire, il revint, aux environs de Pâques, «dans l'auberge qui [p. 136] nous est fournie par la nature», c'est-à-dire chez ses parents. Son père, qui soignait tant bien que mal les malades de son village, voulut, à la fin d'un repas, pour s'assurer qu'il avait bien profité de ces études, l'interroger sur quelque point de médecine. L'étudiant répondit «comme aurait pu le faire une mule avec sa bride, sa selle et sa housse» et, si peu docte qu'il fût lui-même, le père connut que son fils en savait encore beaucoup moins que lui. Après s'être indigné, comme il convenait, et lui avoir fait les reproches attendus, il se calma cependant assez vite, et quelques heures après, l'ayant fait venir dans son cabinet: «Ton ignorance est extrême, lui dit-il, mais le mal n'est peut-être pas irréparable et il ne sera pas dit que j'aurai dépensé tant d'argent pour rien. Fort heureusement il n'est pas nécessaire d'être un savant pour exercer l'art de la médecine. Il suffit qu'on se soit meublé la mémoire d'un certain nombre de sentences et d'aphorismes qui sont les lieux communs de notre science. Pour ce qui est du grade, tu trouveras bien quelque Université silvestre où l'on ne se montre difficile ni sur les preuves de scolarité ni sur la soutenance et où la Faculté s'écrie d'une seule voix: Accipiamus pecuniam [p. 137] et mittamus asinum in patriam suam: «Prenons l'argent et renvoyons cet âne dans son pays.»

159 (retour)
Alivio III, fo 110.

Voilà pourquoi on se moquait tant en Espagne des licenciés et des docteurs de Sigüenza, d'Osuna ou d'Oñate. Non sans en éprouver quelque honte, ces Universités nécessiteuses en étaient réduites à trafiquer des grades: elles rivalisaient de complaisance et se disputaient les candidats.

Le résultat, sans doute, était pitoyable, et si leurs fondateurs avaient pu le prévoir, ils auraient assurément fait un autre emploi de leurs largesses. Mais, si mal qu'il ait réussi, leur zèle n'en paraît pas moins honorable. Ils avaient cru bien servir les lettres et leur patrie. L'ardeur inconsidérée qui leur avait fait multiplier les centres d'instruction, sans tenir compte des situations ni des circonstances, sans mesurer leurs propres ressources, c'est, en somme, une preuve de plus que la science avait alors en Espagne un merveilleux prestige et qu'elle exerçait une sorte de fascination sur toute âme un peu généreuse.

[p. 138]

CHAPITRE IV.

LE MOUVEMENT INTELLECTUEL EN ESPAGNE AU COMMENCEMENT DU SEIZIÈME SIÈCLE: LA RENAISSANCE ESPAGNOLE ET LES PROGRÈS DE L'ENSEIGNEMENT.

Ce grand mouvement intellectuel qui, pendant les dernières années du quinzième siècle et pendant la première moitié du seizième a fait naître en Espagne tant d'Universités nouvelles et sensiblement accrû la prospérité des anciennes, c'est assurément de la reine Isabelle de Castille qu'il est parti: c'est à elle qu'il faut en rapporter l'honneur.

Cette femme remarquable, à laquelle aucun don n'a manqué, tenait de son père, Jean II, le goût des lettres et de l'étude. Elle honora le savoir; elle fit tout ce qui dépendait d'elle pour répandre l'instruction dans ses États et particulièrement dans sa noblesse, dont les mœurs étaient encore rudes et l'esprit peu cultivé.

[p. 139]

Elle-même donnait l'exemple. Elle demanda à Diego Valera de composer pour elle une Histoire d'Espagne et d'y joindre une description des trois parties du monde alors connues. Quand elle allait à Salamanque, elle ne manquait pas d'y assister aux disputes et exercices de l'Université, et elle pouvait s'y intéresser; elle avait en effet appris le latin 160, qui lui était d'ailleurs indispensable, puisque c'était non seulement la langue des Écoles et de l'érudition, mais aussi la langue de la diplomatie; elle le savait même si bien que son confesseur pouvait mêler dans ses lettres le latin et l'espagnol; elle lisait Sénèque et le De Officiis.

160 (retour)
Après la guerre de Portugal. Ce fut une femme qui le lui enseigna, Doña Beatriz Galindo, surnommée «la Latine».

Elle voulut aussi qu'on enseignât le latin à ses deux filles, qui le parlèrent et l'écrivirent parfaitement 161, et elle leur choisit comme maîtres deux savants, Antoine et Alexandre Geraldino, qu'elle avait fait venir d'Italie.

161 (retour)
Luis Vives, De Christiana Femina, cap. IV.

Mais ce fut surtout l'instruction du prince Don Juan qui fut l'objet de tous ses soins. F. Diego de Deza, qui fut dans la suite archevêque [p. 140] de Tolède, lui donna les premières leçons de grammaire et d'humanités 162. Quand il fut plus grand, pour le faire bénéficier en quelque manière des avantages de l'éducation publique, la reine donna à son fils dix compagnons d'études, cinq du même âge, cinq plus âgés. Ces jeunes gens, qui appartenaient aux plus hautes familles, eurent tous plus tard de brillantes destinées: seul le jeune prince, sur qui étaient fondées tant d'espérances, fut frappé prématurément par la mort 163.

162 (retour)
Dans le catalogue des papiers de la reine qui se trouve aux archives de Simancas on voit mentionnés les cahiers du petit prince et les brouillons de ses compositions latines (D. Diego Clemencín, Elogio de la Reina Católica; Memorias de la Real Academia de la Historia, t. VI, 1821).

163 (retour)
Il mourut, comme on le sait, à Salamanque. Pierre Martyr nous a rapporté tous les détails de cette fin douloureuse (Epist. 182).

A côté de cette école privilégiée, la reine en créa une autre, plus largement ouverte aux nobles, sorte d'école palatine assez semblable à celle qu'avait voulu instituer Alphonse le Savant et qui suivait la Cour dans ses déplacements, tantôt à Tolède, tantôt à Valladolid, tantôt à Saragosse.

[p. 141]

Pour diriger ce collège nomade on appela en Espagne un célèbre érudit milanais, Pierre Martyr d'Angleria, qui réussit presque dès le commencement à inspirer le goût des lettres à ces jeunes seigneurs, «autrefois dédaigneux de tout ce qui ne touchait pas au métier des armes 164». «Ma maison, écrivait-il quelques années après son arrivée 165, ma maison est pleine, du matin au soir, d'adolescents pleins de feu. Notre reine, modèle de toutes les vertus, a voulu que son proche parent le duc de Guimaraens 166 et le duc de Villahermosa, neveu du roi, restent toute la journée sous mon toit. Cet exemple a été suivi par les principaux cavaliers de la Cour, qui assistent à mes leçons en compagnie de leurs précepteurs et les repassent le soir avec eux dans leurs propres quartiers.»

164 (retour)
Pierre Martyr, Epist. 102 (avril 1492).

165 (retour)
Epist. 115 (1er sept. 1492).

166 (retour)
D. Juan de Portugal, duc de Braganza y Guimaraens.

«Ces principaux cavaliers de la Cour», nous les connaissons par la correspondance suivie qu'ils entretinrent dans la suite avec leur maître: c'étaient D. Álvaro de Silva, le marquis de Mondejar et ses frères, D. García de Toledo, D. Pedro Girón, D. Pedro Fajardo, seigneur de [p. 142] Carthagène, les plus grands noms d'Espagne. Aussi Pierre Martyr pouvait-il écrire plus tard, avec plus de conviction que de goût: «Les premiers seigneurs de Castille se sont presque tous abreuvés à mes mamelles littéraires 167

167 (retour)
Suxerunt mea litteralia ubera Castellae principes fere omnes.Epist. 662 (1520).

Vers 1496, la reine adjoint à Pierre Martyr un autre humaniste italien, dont la collaboration lui fut précieuse et qui devait lui succéder. Lucio Marineo avait été ramené de Sicile, douze ans auparavant, par l'amiral D. Fadrique Enríquez et il avait jusque-là enseigné les lettres latines à l'Université de Salamanque. Il continue cet enseignement dans le Collège Noble et il y a, entre autres élèves de marque, D. Diego de Acebedo, comte de Monterey, et D. Juan d'Aragon, proche parent du Roi Catholique.

Cette École du Palais modifie très rapidement les mœurs et les dispositions des gens de cour. A l'imitation d'Isabelle qui continue d'encourager les travaux de l'esprit et qui honore toutes les formes du savoir 168, toute la haute société [p. 143] commence à se piquer d'humanisme: «On s'habitue à ne plus tenir pour noble quiconque montre de l'aversion pour les études 169

168 (retour)
Antonio de Nebrija lui dédie sa Grammaire latine et sa Grammaire espagnole, Rodrigo de Santaella son Vocabulaire, Alonso de Córdoba ses Tables astronomiques.

169 (retour)
Paul Jove, Éloge de Nebrija.

Parmi ceux qui s'appliquent, «suivant l'exemple des anciens Romains, à associer la gloire littéraire à la gloire des armes 170», on compte le duc d'Albe D. Fadrique de Toledo, le marquis de Denia D. Bernardo de Rojas, qui se met, à soixante ans, à apprendre le latin; D. Francisco de Zúñiga, comte de Miranda; D. Diego Sarmento, comte de Salinas. Diego López de Toledo, commandeur de l'ordre d'Alcántara, traduit les Commentaires de César, Diego Guillén de Ávila les Stratagèmes de Frontin, Alonso de Palencia les Vies de Plutarque, tous ouvrages bien faits pour plaire à des gentilshommes guerriers. D'autres mettent en espagnol Juvénal, Pétrarque et le Dante: car la poésie aussi fleurit à la Cour, et parmi les auteurs du Cancionero general on pourrait retrouver presque tous les grands noms de cette époque.

170 (retour)
Juan Ginés de Sepúlveda, Prologue du Democrates.

Les dames, à leur tour, se prennent d'une [p. 144] belle ardeur pour l'étude. Clemencín a donné la liste, qui est fort longue, de celles qui poussèrent alors leur instruction bien au delà des limites ordinaires 171. On y relève les noms de Doña María de Mendoza, qui sut le latin, même le grec; de la comtesse de Monteagudo et de Doña María Pacheco, qui toutes deux n'avaient qu'à suivre des exemples domestiques, puisqu'elles étaient les petites-filles du marquis de Santillane; de Doña Juana de Contreras, qui fut l'élève et l'amie de l'érudit Lucio Marineo.

171 (retour)
Elogio de la Reina católica (Bibl. de la R. Acad. de la Hist., t. VI.)

Après la reine Isabelle, personne n'a plus favorisé ces progrès de l'humanisme que les grands prélats qui ont alors honoré le clergé espagnol. Stimulés par l'exemple des évêques et des cardinaux italiens, ayant quelquefois pris eux-mêmes en Italie l'amour des lettres et des arts 172, ils comprennent des premiers ce que l'Espagne peut gagner à cette renaissance et aussi quel intérêt l'Église peut avoir à la diriger. Leurs énormes revenus leur permettent de jouer aisément le rôle de Mécènes: ils collectionnent [p. 145] les manuscrits et les livres, encouragent l'établissement des imprimeries, stimulent les recherches scientifiques, comme D. Fernando de Talavera, archevêque de Grenade, comme D. Juan de Zúñiga, grand-maître de l'ordre d'Alcántara, protecteur et ami de Nebrija; ils fondent des Collèges, comme le cardinal de Mendoza 173, ou des Universités, comme le cardinal Jiménez.

172 (retour)
Comme, par exemple, D. Alonso de Fonseca, archevêque de Santiago.

173 (retour)
D. Pedro González de Mendoza, que la faveur des Rois Catholiques fit appeler le «troisième roi d'Espagne». Lettré du premier mérite, formé dès sa jeunesse par les plus sérieuses études, ce fut lui qui fonda à Valladolid le magnifique Colegio mayor de Santa Cruz.


Ces puissantes influences, ces exemples venus de si haut propagent rapidement dans la Péninsule le goût et le respect des études. L'Espagne accueille avec confiance la nouvelle culture que la Cour honore, que l'Église protège et qui lui arrive de cette Italie à laquelle une sorte de parenté l'attache, qu'elle s'est habituée à respecter comme le centre du monde chrétien. La prospérité dont jouit alors le royaume favorise cette diffusion de l'humanisme et du savoir.

[p. 146]

La jeunesse, riche ou pauvre, est portée, comme par un courant très fort, vers les Écoles dont le nombre s'accroît sans cesse et même, nous l'avons vu, au delà des besoins. Dans ces Écoles un souffle nouveau ranime les ardeurs et rajeunit l'antique doctrine. C'est le moment, unique dans l'histoire, où l'Espagne semble vouloir rivaliser d'activité scientifique avec les grandes nations.

Des maîtres comme le franciscain Fr. Luis de Carvajal, comme l'augustin Fr. Lorenzo de Villavicencio, comme le dominicain Francisco de Vitoria, s'appliquent à réformer les méthodes d'enseignement de la théologie et annoncent les Domingo de Soto, les Melchor Cano, les Luis de Granada, les Luis de León.

Des juristes comme Juan López de Palacios Rubios, Antonio de Nebrija, Antonio Agustín, Antonio Gouvea, Diego de Covarrubias y Leyva, des canonistes comme Antonio de Burgos, Francisco de Torres (Turriano), J. Ginés de Sepúlveda, apportent dans l'étude du droit des idées plus élevées et une critique plus exacte.

La philologie classique progresse encore plus sensiblement. De grands travailleurs, entreprenants et originaux, explorent tour à tour tous [p. 147] les domaines de l'érudition et laissent des œuvres durables.

Tel cet Antonio de Nebrija qui fut le plus grand ouvrier de la Renaissance espagnole, esprit véritablement encyclopédique que nous avons déjà cité parmi les restaurateurs de la science du droit, que l'on pourrait encore compter, pour son Lexicon artis medicamentariae, parmi les rénovateurs des sciences médicales, mais qui se consacra plus spécialement à l'étude des langues hébraïque, grecque, latine et castillane, le premier des lexicographes et des grammairiens de son temps, sorte de Pic de la Mirandole qui aurait pu traiter, lui aussi, De omni re scibili.

Après avoir étudié cinq ans à Salamanque, «préoccupé, nous dit-il lui-même, de sortir de l'ornière commune et d'aller puiser aux vraies sources du savoir», il partit pour l'Italie, «non pas pour y gagner des rentes ecclésiastiques ou pour en rapporter les formules de l'un et l'autre droit, mais pour en ramener dans sa terre natale ces nobles exilés: les grands maîtres de l'antiquité classique 174».

174 (retour)
Dictionarium ex Hispaniensi in Latinam sermonem, interprete Aelio Antonio Nebrissensi, Salamanque, 1494: Dédicace (Cl. Johanni Stunicae epistola hispano-latina).

[p. 148]

Pendant dix ans, de 1452 à 1462, il y travailla avec la ferveur heureuse et passionnée d'un néophyte qui a retrouvé ses dieux. Boursier du fameux collège Saint-Clément de Bologne, ouvert depuis un siècle déjà à la jeunesse espagnole, il y reçut particulièrement les leçons de Galeotto Marzio. Il ne revint dans son pays que lorsqu'il se sentit capable d'y répandre la bonne parole.

Il professa quelque temps à Séville, où l'avait appelé l'archevêque Fonseca; mais «de même que Pierre et que Paul, princes des Apôtres, allaient combattre la religion des gentils, non pas dans les bourgs et dans les campagnes, mais dans Athènes, dans Antioche et dans Rome, c'est dans la capitale intellectuelle de l'Espagne, à Salamanque, qu'il voulut faire triompher sa doctrine et déraciner la barbarie 175».

175 (retour)
Ibid.

Ce fut là en effet que, pourvu d'une double chaire, il engagea un long combat contre l'antique routine et réussit enfin à faire prévaloir les méthodes et l'esprit des grands humanistes [p. 149] italiens, de Georges Merula, de Philelphe le Jeune, de François de Noles. Malgré les protestations qui s'élevèrent un peu partout, et surtout à Valence, il arracha des mains de la jeunesse les rudiments gothiques, la grammaire de Pastrana, celle d'Alexandre de Villedieu, le Catholicon et le grécisme monstrueux d'Ébrard de Béthune 176. Sa grammaire castillane, qui fixait une langue moderne, sa grammaire latine, qui marquait une révolution dans l'étude des langues anciennes, parurent toutes deux avant la fin du quinzième siècle, alors qu'Érasme n'était encore qu'un enfant 177.

176 (retour)
L. Massebieau, Les colloques scolaires du seizième siècle. Paris, 1878, p. 161.

177 (retour)
On trouvera un tableau à peu près complet de son énorme production dans le Specimen Bibliothecae Hispano-Majansianae, sive Idea Novi Calalogi critici operum scriptorum hispanorum..., Hanoverae, 1753.—Cf. Antonio, Bibliotheca hispana nova, et Menéndez y Pelayo, Ciencia Española, III.

Après Nebrija, un autre esprit universel, c'est ce Francisco Sánchez, el Brocense, dont Salamanque ne fut pas moins fière. Non content d'enseigner la rhétorique et l'art de traduire, de classer d'après un plan nouveau les règles des syntaxes grecque et latine, il rédigea [p. 150] dans son Commentaire sur Horace, une très intelligente poétique, interpréta Épictète, entra fort heureusement dans le véritable esprit de la philosophie épicurienne et, abordant enfin la logique avec une indépendance qui étonne, avec un beau dédain de l'opinion vulgaire, il protesta vigoureusement contre les puériles traditions de la scolastique 178.

178 (retour)
Menéndez y Pelayo, Ideas Estéticas, II.

D'autres savants de moins haute envergure travaillent avec autant de conscience dans des champs un peu plus limités. A Salamanque, le Portugais Arias Barbosa explique les auteurs grecs et fonde une petite école d'hellénistes. Après lui, Hernán Núñez, le «Commandeur grec», apporte aux mêmes travaux tant de méthode et de précision que de bons juges 179 ont pu le compter parmi les grands philologues du seizième siècle; il faut joindre à son nom celui de Juan de Mal-Lara, l'auteur de la Filosofía vulgar, qui, aussi passionné que lui pour la littérature classique, sait s'intéresser comme lui à la poésie populaire et à la sagesse populaire de son pays.

179 (retour)
Entre autres, M. Charles Graux.

[p. 151]

L'Université d'Alcalá a aussi ses «grécisants»: Démétrius de Crète, tout d'abord, et le Pinciano, qui lui succède, Diego López de Zúñiga, Lorenzo Balbo de Lillo, les deux frères de Vergara.

Tous ces hellénistes sont naturellement aussi des latinistes et de bons «cicéroniens», le latin étant essentiellement la langue universitaire et le fondement même des études. Ils sont aussi des philosophes: car il n'est pas alors d'humaniste qui n'essaye d'interpréter à sa manière Platon et Aristote, ou même de les concilier, comme fera Sebastián Fox Morcillo de Séville. Aristote surtout est une matière inépuisable; il reste le pôle de toute science, et longtemps encore il attirera avec la même force les esprits même les plus opposés: aussi bien les exégètes, comme Arias Montano, que les historiens, comme Sepúlveda.

Le mouvement scientifique est sans doute moins brillant. Dans ce seizième siècle, qui vit tant de savants de génie, tant d'initiateurs, aux Cardan, aux Copernic, aux Corneille Agrippa, aux Paracelse, l'Espagne ne peut opposer que des renommées de second ordre. Si Michel Servet est Aragonais de naissance, c'est à Paris [p. 152] qu'il a étudié, c'est à Vienne en Dauphiné qu'il a découvert la «petite circulation» du sang. Si André Vésale est le premier médecin de la Cour d'Espagne, c'est en Italie qu'il a poursuivi ses recherches et conquis la gloire. Si Pedro Ciruelo et Juan Martínez Siliceo se font un nom dans les mathématiques, c'est à Paris qu'ils ont été les apprendre. Seule l'histoire naturelle, à laquelle la découverte du Nouveau Monde ouvre un immense domaine, prend alors dans la Péninsule un développement original et intéressant.

Malgré ces lacunes, et quoique la tutelle de l'Église ne lui laisse peut-être pas toujours l'indépendance nécessaire, on peut dire qu'à cette époque privilégiée l'enseignement supérieur a, comme les autres forces de l'Espagne, puissamment manifesté sa vitalité. Il faudra de longues années de despotisme étroit et déprimant pour ralentir le mouvement qui alors s'inaugure.

Et ce mouvement ne se limite pas absolument aux frontières du royaume. Pendant un temps, d'ailleurs trop court, l'Espagne est en communition intellectuelle avec les autres nations. Elle appelle des maîtres étrangers, de Grèce, d'Italie, de France. Elle envoie des étudiants dans les [p. 153] grandes Universités d'Europe, particulièrement dans le Collège formé à Bologne par le cardinal Albornoz, et surtout à Paris. Elle y envoie même des maîtres: à Oxford et à Cambridge, à Padoue et à Rome, à Paris, à Bordeaux, à Toulouse, dans les Pays-Bas, en Lithuanie et en Bohème on peut trouver alors des professeurs espagnols.

Le plus célèbre de tous est Luis Vives qui enseigna à Louvain, à Oxford et à Bruges et fut avec Érasme et Budé une des premières lumières du siècle, esprit critique et conciliant, humaniste aimable 180, pédagogue avisé, un des précurseurs de la psychologie écossaise, rénovateur de la méthode avant Bacon et Descartes, dont on a pu dire que par lui «l'Espagne eut, à une certaine heure, la prépondérance sur la république des lettres latines comme elle l'avait sur l'Europe politique 181».

180 (retour)
Ses Dialogues eurent dans toute l'Europe un succès au moins égal à celui des Colloques d'Erasme.

181 (retour)
L. Massebieau, Les Colloques scolaires du seizième siècle, p. 159.

Salamanque et les autres grandes Universités sont le centre de cette vie débordante. Toutes les classes de la société leur donnent le meilleur [p. 154] de leur jeunesse. Dans les archives de Salamanque, sur les registres où s'inscrivent alors, chaque année, sept mille étudiants, on peut voir représentées toutes les grandes maisons d'Espagne: Léon, Castille, Aragon, Tolède, Cordoue, Pimentel, Mendoza, Manrique, Lara, Sandoval, Silva, Luna, Dávalos, Villena, Pacheco, Padilla, Maldonado, Fonseca.

Ces jeunes seigneurs croient s'honorer en briguant les charges universitaires, les fonctions de Recteur ou d'Écolâtre 182. Certains même se présentent aux concours et montent dans les chaires. A Salamanque, un petit-fils du «bon comte» de Haro, D. Pedro Fernández de Velasco, qui sera connétable de Castille, explique Ovide et Pline. Plus tard, D. Alonso Manrique, fils du comte de Paredes, enseignera le grec à Alcalá.

182 (retour)
En 1488, le Maestrescuela était un fils du duc d'Albe.

Des jeunes filles vont s'asseoir sur les bancs des Universités et quelques-unes y professent, comme cette Doña Lucía de Medrano que Marineo entendit commenter des textes latins à Salamanque, ou cette Francisca de Nebrija, fille de l'illustre érudit, qui, aux Écoles d'Alcalá, suppléa quelque temps son père dans la chaire [p. 155] de rhétorique 183. Les étudiants pauvres apportent aux études un zèle inaccoutumé depuis que, par une mesure libérale, qui malheureusement ne sera pas longtemps observée, les Rois Catholiques les ont dispensés des propinas ou frais d'examen 184.

183 (retour)
Nebrija avait en effet passé, nous l'avons dit, de l'Université de Salamanque à celle d'Alcalá.

184 (retour)
En 1496.

Une lettre de Pierre Martyr nous montre quelle belle ardeur enflammait cette jeunesse 185.

185 (retour)
Epist. 57.

On l'avait souvent pressé de venir enseigner à Salamanque: il s'y était toujours refusé; mais sur les instances de quelques professeurs, dont deux au moins, Antonio Blaniardo et Lucio Marineo, étaient ses compatriotes et ses amis, il consentit à y faire une leçon.

«A deux heures de l'après-midi, nous raconte-t-il, on envoie des crieurs annoncer dans la ville qu'un étranger va parler sur Juvénal. C'était un jeudi, jour où d'habitude il n'y a pas de cours à l'Université. Les étudiants accourent cependant en si grand nombre que j'ai toutes les peines du monde à pénétrer dans les Écoles. Il faut que des docteurs s'arment de [p. 156] bâtons et de piques pour aider le bedeau à m'ouvrir un passage. A force de cris, de menaces et de coups on parvient à me faire un chemin jusqu'aux portes. Là, je suis soulevé de terre par ces jeunes hommes et porté jusqu'à la chaire au-dessus des têtes.»

La bagarre a été si forte que bien des gens—Pierre Martyr rapporte fièrement leurs noms—ont été à moitié étouffés; on ne compte pas les bonnets perdus, les manteaux déchirés. Le bedeau lui-même a eu son camail de pourpre arraché, et, ne pouvant le retrouver, il veut se le faire rembourser par le professeur étranger, occasion de tout ce désordre.

Cependant, la leçon commence. Pour mieux éblouir son public, Pierre Martyr demande à l'assistance de choisir le sujet qui lui plaira le mieux. Lucio Marineo, avec qui a été arrangée cette comédie, lui désigne la deuxième satire de Juvénal. Pierre Martyr parle donc de la deuxième satire, et ce commentaire en latin d'un texte latin assez difficile est écouté pendant plus d'une heure avec un religieux respect. Vers la fin pourtant, quelques très jeunes gens, trouvant que le professeur dépasse trop les limites ordinaires, commencent à manifester [p. 157] leur impatience en frottant, suivant l'usage, leurs souliers contre le plancher; mais les anciens les rappellent violemment au respect des convenances. La péroraison de Pierre Martyr provoque un applaudissement universel, des trépignements enthousiastes. Maîtres et étudiants le reconduisent jusqu'à sa maison «comme un héros vainqueur, comme un dieu descendu de l'Olympe».

Quel triomphe pour l'humanisme! Aussi, en quittant Salamanque, ce dévot fervent des bonnes lettres s'écrie-t-il dans un grand mouvement de gratitude: «J'ai cru voir une nouvelle Athènes, j'ai cru voir un nouveau Sénat!»

Son succès le rendait sans doute trop optimiste. Salamanque ne ressemblait que de bien loin à la cité de Périclès et l'on n'y parlait pas le latin comme dans la curie romaine. Lucio Marineo et Arias Barbosa, qui la connaissaient mieux, se plaignaient au contraire qu'on y maltraitait trop la langue de Cicéron. Mais il est bien certain que la jeunesse espagnole faisait en ce temps un général effort pour se cultiver, pour s'intéresser aux choses de l'esprit.

Elle ne devait pas s'entretenir bien longtemps dans ces dispositions généreuses.

[p. 158]

Elle considérera bientôt la science comme un moyen plutôt que comme un but, et on la verra s'attacher aux études plutôt pour les carrières qu'elles peuvent ouvrir que pour les joies qu'elles donnent. Ce n'en est pas moins le grand honneur des Rois Catholiques d'avoir rompu pour un temps une longue tradition d'indifférence et d'indolence, et l'Université de Salamanque ne faisait que leur rendre un hommage bien légitime quand elle faisait sculpter leur image sur la grande porte de ses Aulas.

[p. 159]

II.

La Décadence.

[p. 160]

[p. 161]

CHAPITRE PREMIER.

CAUSES DE DÉCADENCE: LE DESPOTISME DES ROIS ET LA TYRANNIE DE L'ÉGLISE.

Si l'on s'en tient aux apparences, le règne de Charles-Quint et même celui de Philippe II semblent encore marquer pour les Universités espagnoles un accroissement de prospérité.

On continue à ouvrir de nouvelles Écoles, qui ne font point de tort aux anciennes, et dans les grands centres les Collèges ne cessent de se multiplier 186. Les étudiants sont plus nombreux [p. 162] que jamais: l'énorme extension de la monarchie en augmentant le nombre des places a augmenté aussi le nombre des candidats. Des maîtres remarquables soutiennent encore le bon renom de l'enseignement et, somme toute, la science espagnole ne se montre point indigne des grandes ambitions qui soulèvent alors tout le pays.

186 (retour)
Voici, par exemple, la liste des Collèges fondés, pendant ces deux règnes, de 1516 à 1598, dans la seule ville de Salamanque:

  • 1517: Colegio Mayor de Oviedo.Colegio de San Millán.
  • 1521: Colegio Mayor del Arzobispo.
  • 1528: Colegio de Santa María de Burgos.
  • 1534: Fondation par l'Empereur du Collège de l'Ordre de Santiago.—Colegio de Santa Cruz de Cañizares.—Collège militaire de l'Ordre de Saint-Jean.—Fondation du Colegio Trilingüe par l'Université.
  • 1536: Colegio de la Magdalena.
  • 1545: Colegio de Santa Cruz de San Adrián.Colegio de la Concepción (Huérfanos).
  • 1552: Fondation des Collèges militaires des Ordres de Calatrava et d'Alcántara.
  • 1560: Colegio de Santa María de los Ángeles.
  • 1567: Colegio de los Verdes.
  • 1572: Colegio de Guadalupe.
  • 1576: Colegio de San Miguel.
  • 1592: Fondation par Philippe II du Collège des «Nobles Irlandais».

Mais sous ces brillants dehors on peut déjà deviner les germes de décadence. Le mouvement intellectuel se continue en vertu de la force acquise; mais il va peu à peu se ralentir à mesure que la liberté lui manquera davantage. Les deux forces qui avaient le plus contribué à donner une si forte impulsion aux esprits, la [p. 163] royauté et l'Eglise, commencent, dès qu'éclate la Réforme, à s'inquiéter des progrès de leur œuvre. Une surveillance de plus en plus étroite réprime toute recherche un peu indépendante. Le Suprême Conseil de l'inquisition étend sur l'enseignement un contrôle qui le paralyse.

Ferdinand et Isabelle avaient exempté de tous droits les livres étrangers qui pénétraient en Espagne, par la raison «qu'ils rapportaient à la fois honneur et profit au royaume en permettant aux hommes de s'instruire». Le Saint-Office s'impose la tâche d'examiner tous les ouvrages imprimés et fait publier en 1550 par l'Empereur son premier Index Expurgatoire. A partir de ce moment, aucun ouvrage ne peut plus être publié dans la Péninsule sans une licence spéciale: aucun livre de France ou d'Allemagne ne peut passer la frontière sans un permis de circulation. L'édit de 1558 punit de mort toute personne qui vendra, achètera ou gardera en sa possession un volume prohibé. Plus tard encore, toujours pour éviter la contagion du luthéranisme, Philippe II interdit à tout Espagnol d'aller étudier en pays étranger.

Comme l'hérésie a commencé à se propager dans le royaume parmi les gens de savoir, c'est [p. 164] sur les maîtres les plus doctes que se portent surtout les soupçons. On voit avec effroi la persécution s'abattre sur un homme comme Fray Luis de León, poète éminent, helléniste distingué, hébraïsant du premier mérite, une des gloires de Salamanque.

Dénoncé à l'inquisition pour avoir reçu des Flandres quelques livres suspects, accusé d'avoir voulu dépouiller le Cantique de Salomon de son sens mystique et surnaturel, il est conduit dans la prison de Valladolid; après cinq années d'examens et d'interrogatoires, il est soumis à la question; relâché enfin, faute de preuves, il vient reprendre ses leçons «avec la même quiétude et la même allégresse d'âme» et, pour effacer d'un mot le souvenir de la dure épreuve, simplement, il recommence son cours par les paroles consacrées: «Ainsi que je vous le disais hier...»

De tels exemples sont bien faits pour réprimer tout esprit d'initiative. Une inquiétude universelle pèse sur la pensée. Les purs érudits, dont les travaux semblent pourtant bien éloignés des questions de dogme, tremblent d'avoir, sans s'en douter, porté quelque atteinte à l'orthodoxie: de timides humanistes, en soumettant [p. 165] leurs livres à l'examen du Saint-Office, s'excusent d'y avoir fait trop d'allusions à la mythologie. Même dans le domaine scientifique, toute innovation semble dangereuse. En 1568, on s'était avisé d'ouvrir pour la première fois, à Salamanque, une salle de dissection: on la ferme prudemment huit ans après et l'on supprime du même coup l'enseignement de l'anatomie.

Le résultat d'une telle suspicion et d'une telle crainte, c'est que l'enseignement se rétrécit, s'interdit toute libre échappée.

Au dehors rien n'est changé. Les Statuts ne sont pas modifiés, ni la forme des examens, ni les modes de recrutement des professeurs. Le grand corps universitaire continue sa vie normale, il accomplit ses fonctions avec la même régularité solennelle. Mais la flamme intérieure s'est éteinte, et après le trop court affranchissement d'une Renaissance éphémère on en revient insensiblement aux traditions de l'enseignement scolastique. De nouveau le principe d'autorité domine et stérilise. Au commencement du dix-septième siècle, il y a beaucoup plus d'étudiants en Espagne qu'il n'y en avait au commencement du quinzième, il y a dix fois plus d'Universités; mais pour les méthodes [p. 166] d'instruction il n'y a pas grande différence entre ces deux époques: on a renoué les deux bouts de la chaîne.

Au commencement du quinzième siècle, la rareté et le prix élevé des manuscrits obligeaient le maître à dicter aux étudiants «le livre de texte» dont il était seul à posséder l'exemplaire 187. Au dix-septième siècle, quoique l'imprimerie ait multiplié les volumes, on dicte de même et le texte et le commentaire.

187 (retour)
C'est pourquoi dans le langage des Ecoles le mot lire est l'équivalent du mot enseigner.

On lisait dans les anciens Statuts: «Chaque professeur est formellement obligé d'interpréter dans son cours l'esprit de l'auteur dont sa chaire porte le nom: le professeur d'Aristote, l'esprit d'Aristote; le professeur de Saint-Thomas, l'esprit de saint Thomas; le professeur de Scot, l'esprit de Scot...»—Dans les Statuts réformés d'Alcalá, nous retrouvons des instructions à peu près pareilles: «Nous ordonnons que les régents de philosophie soient tenus de lire le texte même d'Aristote, qu'ils doivent apporter en chaire et lire à la lettre—sous peine d'amende—et qu'ils lisent d'une façon mesurée, sans trop de précipitation ni de lenteur.»

[p. 167]

Cet étroit assujettissement à des textes imposés qu'on subissait au Moyen-Age par esprit de routine, on s'y résigne maintenant par prudence. Les anciens programmes, qu'on avait interprétés plus librement pendant un demi-siècle, sont appliqués de nouveau dans toute leur rigueur: ils pèsent lourdement sur les études.

Prenons un écolier espagnol, contemporain de Philippe III, qui vient suivre les cours d'une grande Université, Valladolid, Alcalá ou Salamanque. Il sait déjà un peu de latin et a quelque teinture des humanités. Il s'inscrira d'abord dans la Faculté d'«Arts», sorte de Faculté préparatoire, où on lui inculquera les préceptes de la rhétorique, et il recevra pendant quatre ans les leçons des philosophes: la première année, il apprendra les Súmulas (ou Petite Logique) de Pedro Hispano; la seconde année, la suite de la Logique dans les Prédicables de Porphyre et les Topiques d'Aristote; la troisième année, la «Philosophie naturelle» dans la Physique d'Aristote, dans ses Météores, dans son Traité de l'âme; la quatrième année, il étudiera la Métaphysique, du même auteur 188.

188 (retour)
Programmes d'Alcalá.

[p. 168]

Le voilà imbu de tous les systèmes aristotéliques, embrouillés d'ailleurs par la manie scolastique des divisions et des subdivisions, faussés par la préoccupation constante de mettre d'accord cette philosophie avec les principes de la religion révélée.

S'il passe en théologie, il y retrouvera Aristote, mais encore plus déformé, interprété en sens divers par des écoles opposées. Selon ses préférences il pourra choisir entre les Dominicains qui suivent saint Thomas, les Franciscains qui suivent Scot Erigène et les Jésuites qui suivent Suárez.

S'il préfère le droit civil ou le droit canon, il lui faudra, là aussi, apprendre par cœur textes, gloses et commentaires.

S'il s'est tourné vers la médecine, où l'on est encore fidèle à Hippocrate, à Galien et à Avicenne, c'est par les principes d'Avicenne, d'Hippocrate et de Galien qu'il devra s'instruire dans l'art de reconnaître les maladies et de les guérir.

Partout la même tyrannie des textes, partout le même enseignement, servile pour le fond, minutieux dans la forme, plein de chicanes et d'arguties. C'est cet enseignement qu'avaient [p. 169] condamné avec tant de chaleur les grands humanistes comme Vives et le Brocense: il avait repris ses traditions et son autorité. Incompatible par essence avec toute liberté d'examen, hostile à toute idée de progrès, il allait pendant près de deux siècles tenir les Universités espagnoles à l'écart du monde, des progrès de la science, des grands mouvements de la pensée: il allait prolonger pour elles le Moyen-Age.

[p. 170]

CHAPITRE II.

LA CONCURRENCE DE LA «COMPAGNIE».

Des causes plus particulières ont hâté en Espagne la décadence des Universités.

Une des premières, c'est la concurrence qu'a commencé à leur faire, presque dès sa naissance, la puissante Compagnie de Jésus. Elle s'introduit peu à peu dans toutes les villes importantes et y ouvre ses écoles. Avec une ténacité extraordinaire, malgré des résistances presque unanimes, elle s'efforce de prendre pied dans les grands centres d'instruction et, au contraire des autres ordres qui profitent des cours de l'Université et augmentent le nombre de ses étudiants, elle garde avec un soin jaloux, pour mieux leur imprimer sa forte discipline, les jeunes gens qu'elle a conquis.

C'est le 27 septembre 1540 qu'une bulle de Paul III avait approuvé la fondation d'Ignace [p. 171] de Loyola. Dès 1544, la Société de Jésus ouvre à Valence une maison d'enseignement.

Elle élève à Alcalá un superbe Collège qui domine les autres édifices par ses vastes proportions, par la majesté de sa façade décorée de statues et de colonnes. A Séville, elle achève de ruiner l'Université déjà chancelante en fondant une maison non moins magnifique, que Cervantes a pompeusement célébrée 189 et un autre Collège dit des Becas coloradas.

189 (retour)
Coloquio de los Perros.

A Salamanque, «la Compagnie» s'insinue plus discrètement et triomphe avec plus de peine. Elle commence à s'établir assez loin de la ville, à Villamayor, puis plus près, à Villasendin, dans les faubourgs; quelques années après, elle a franchi les murs, mais reste encore tout près de l'enceinte, à côté de la porte de San Bernardo. L'Université, les Collèges, les communautés surveillent avec inquiétude ses travaux d'approche, et quand enfin, sûre de son pouvoir, elle veut s'installer à deux pas des Écoles, au cœur même de la cité, elle se heurte à une opposition formidable.

Mais elle a pour elle Philippe III et surtout [p. 172] la reine Marguerite qui lui a déjà promis 40,000 ducats pour sa future fondation 190. Le roi et la reine viennent eux-mêmes à Salamanque pour essayer de désarmer les résistances, et enfin, en 1617, malgré le Recteur et malgré le Cloître des Docteurs, malgré les couvents, malgré le Chapitre, malgré le Corps municipal et la noblesse, on pose la première pierre du futur Collège.

190 (retour)
Elle en ajoutera 16,000, au moment de sa mort. (D. Diego de Guzmán, Vida y muerte de Da Margarita de Austria, reyna de España, Madrid, in-4o, IIa Parte, p. 213.)

On a démoli, pour lui faire une place, deux rues et deux églises; on a failli démolir aussi la ravissante maison de las Conchas, pour laquelle les Jésuites avaient offert autant d'onces d'or qu'elle a de coquilles sculptées sur sa façade; et sur cet espace immense on bâtit le plus vaste édifice de Salamanque. Il coûtera 27 millions de réaux, aura plus de cinq cents portes, près de mille fenêtres et pourra loger pour le moins trois cents écoliers.

Mais c'est à Madrid, dans la capitale même du royaume, que «la Compagnie» porte à l'enseignement universitaire le coup le plus dangereux.

[p. 173]

En 1625, elle obtient de Philippe IV l'autorisation d'y fonder son fameux Collège Impérial.

Il est assez curieux de voir par quelles raisons elle avait démontré au prince la nécessité d'un tel établissement. «Ce Collège, disait-elle dans sa requête, ne fera pas double emploi avec les Universités déjà existantes parce que les grands personnages de la Cour n'envoient aux Universités que leurs fils cadets qui ont besoin de s'assurer des moyens d'existence en suivant la carrière des lettres. Ils n'y envoient pas leurs fils aînés, qui hériteront de leurs biens et de leurs charges, et comme ceux-là sont destinés à servir l'Etat dans les grands emplois, ils ont, plus encore que les autres, besoin d'être bien instruits.» Un autre argument, c'était que les Universités, «s'attachant exclusivement aux études supérieures, négligeaient l'érudition et les langues qui sont un si bel ornement pour les cavaliers et gens de noblesse 191».

191 (retour)
Fundación de los estudios generales en el Colegio Imperial de los Jesuítas de Madrid, hecha por Felipe IV en 1625. (Copia que se halla en el archivo del Exemo Sr. Duque de Frias.)

Pour ces raisons et aussi «pour la singulière dévotion qu'il portait à saint Ignace», Philippe [p. 174] IV approuva pleinement le projet et accorda expressément son patronage au nouvel établissement en lui conférant le titre d'Estudios Reales.

Les grandes Universités protestèrent, comme on pouvait s'y attendre.

Au nom de leurs collègues de Salamanque et au leur, les professeurs d'Alcalá firent remettre au Roi un mémoire de quarante-deux pages où ils affirmaient que la fondation d'un Estudio general dans la capitale même du royaume était «déplacée et dangereuse» et qu'elle aurait sûrement pour résultat de ruiner l'enseignement universitaire.

Le Roi fit répondre que cette plainte était inconvenante et que rien ne la justifiait, puisque le nouvel établissement ne devait pas avoir le droit de conférer les grades: il ordonna de détruire immédiatement tous les exemplaires du mémoire, dont on avait fait deux tirages 192.

192 (retour)
La Fuente, Historia de las Universidades, III, p. 66.

Salamanque et Alcalá n'eurent plus qu'à se résigner et à subir une rivalité qui était, quoi qu'on eût dit, redoutable.

Avec ses six chaires de grammaire et de rhétorique, [p. 175] avec ses dix-sept chaires d'enseignement supérieur, le Collège Impérial était bien, en effet, une Université véritable. Mais au lieu d'être comme les autres Universités une corporation relativement indépendante et autonome, il n'était qu'une partie d'un tout étroitement uni, soumis à une direction unique. Il devait être bien moins un centre de culture qu'un instrument de domination.

Entre les habiles mains des Pères Jésuites, il devint rapidement prospère, il fut bientôt l'établissement à la mode où, loin des promiscuités fâcheuses, la fine fleur de la noblesse vint se former aux belles manières et chercher, sinon la science, du moins les apparences du savoir. Ce fut la pépinière des hommes de Cour et des politiques, des bons serviteurs du roi, dociles et point trop scrupuleux 193. Ainsi il enleva aux grandes Universités une bonne part de cette aristocratique clientèle dont elles étaient si fières et on peut dire qu'il les découronna.

193 (retour)
La douzième chaire avait pour programme: d'interpréter la Politique et l'Economique d'Aristote «de manière à concilier la raison d'Etat avec la conscience, la religion et la foi catholique». (Fundación de los Estudios generales... etc.) On avait déjà beaucoup tiré d'Aristote: mais ceci est assez nouveau.

[p. 176]

CHAPITRE III.

INFLUENCE DES GRANDS COLLÈGES.

Une autre cause du déclin des Écoles, c'est, à n'en pas douter, l'influence croissante et enfin tyrannique des Grands Collèges, Colegios Mayores, qui s'étaient fondés sous leurs propres auspices.

Les prélats qui avaient créé ces riches établissements avaient eu les intentions les plus honorables et même les plus touchantes. Ils avaient voulu ouvrir une maison hospitalière à une élite de jeunes gens pauvres et studieux, les mettre à l'abri des dures épreuves et des tentations de la vie d'étudiant, leur assurer au milieu des cités bruyantes un asile confortable, silencieux, propice au travail, et leur rendre ainsi abordable la carrière des places et des honneurs.

Leurs sages Constitutions avaient prévu les abus possibles, fixé les principes qui devaient présider au choix des postulants, imposé une [p. 177] stricte discipline. Ces Constitutions n'étaient pas seulement prudentes, elles étaient libérales. Elles laissaient à l'établissement une autonomie très réelle, elles intéressaient les boursiers à ses destinées en leur confiant le soin de veiller à sa prospérité et les mûrissaient ainsi par une responsabilité précoce. Le Collège était comme une petite république, qui se gouvernait, s'administrait, se recrutait elle-même. Il était la demeure privilégiée où l'aristocratie du talent pouvait prendre conscience de sa valeur et s'opposer à l'aristocratie de naissance, fière de ses pompeux cortèges et de ses palais.

Quand, par exemple, le haut et puissant seigneur D. Diego de Anaya Maldonado, ancien évêque de Tuy, d'Orense, de Salamanque, et enfin archevêque de Séville, fonda en 1401, à l'ombre des Écoles Salmantines, le Collège de San Bartolomé, il prescrivit expressément 194 de n'attribuer la beca de laine brune, signe distinctif des futurs boursiers, qu'à des jeunes gens de plus de dix-huit ans, ayant déjà fait preuve [p. 178] d'heureuses dispositions et de qualités sérieuses, pauvres (ils ne devaient pas posséder plus de cent ducats de rente) et enfin limpios, c'est-à-dire fils de vieilles familles chrétiennes, ne pouvant pas être même soupçonnées d'avoir jamais mêlé leur sang à celui des Maures ou des Juifs. Un boursier n'était admis qu'après qu'une minutieuse enquête avait été faite sur ses origines, dans le lieu même de sa naissance 195.

194 (retour)
Ordinationes et Constitutiones Reverendissimi in Christo Patris ac Domini Didaci de Anaya, Archiepiscopi Hispalensis, constituentis nobile collegium in Parochia Sancti Sebastiani situm.

195 (retour)
La même qualité de limpieza était d'ailleurs exigée de tous les serviteurs de la maison: majordomes, secrétaires, procureur, médecin, et même du cuisinier et du porteur d'eau.

Pour assurer une répartition plus égale, le fondateur recommandait qu'on ne choisît jamais plus d'un boursier dans la même famille et même dans la même ville.

La vie du Collège devait être modeste et la table frugale. On prenait les repas en commun; on se réunissait également le matin pour entendre la messe dans la chapelle et au coucher du soleil pour y chanter le Salve. Pendant la journée, on allait suivre les cours de l'Université ou l'on écoutait les maîtres particuliers du Collège. Tous les samedis, les quinze boursiers 196 s'exerçaient [p. 179] ensemble à la dispute. Chaque soir, avant de remonter dans leur chambre, ils se groupaient un moment dans le salon: les anciens s'asseyaient, les plus jeunes restaient debout et recevaient respectueusement les observations de leurs aînés sur les fautes qu'ils avaient pu commettre.

196 (retour)
Dix canonistes et cinq théologiens, y compris le Recteur et les trois conseillers qu'on lui donnait comme auxiliaires.

On ne pouvait sortir dans la ville sans être accompagné d'un camarade ou d'un domestique. Dans la maison et hors de la maison, on ne devait parler que le latin, même dans les conversations familières.

Chaque année, les boursiers nommaient eux-mêmes leur Recteur dont les pouvoirs étaient fort étendus, puisqu'il réunissait dans ses mains l'administration financière et la direction morale et qu'il avait, en cas de faute grave, le droit d'exclusion 197.

197 (retour)
La hiérarchie des peines était, il faut en convenir, assez mal établie. Le premier et le second avertissements comportaient la privation de vin pendant une semaine; le troisième, l'exclusion définitive.

Tout d'ailleurs dans ce groupement démocratique était également soumis à l'élection: on [p. 180] élisait jusqu'au dépensier et jusqu'au cuisinier. Enfin, privilège infiniment honorable, les boursiers étaient chargés de pourvoir eux-mêmes aux vacances qui se produisaient parmi eux: après avoir assisté à la messe et discuté les titres des candidats, ils s'engageaient par serment à voter pour le plus digne et choisissaient leur nouveau collègue dans la liberté de leur conscience.

Quand expiraient les huit années, qui étaient la durée ordinaire de la bourse et le temps normal des études, le plus pauvre pouvait rechercher les grades coûteux de la licence et même du doctorat: la communauté payait encore pour lui toutes les dépenses 198.

198 (retour)
Est-il besoin de faire remarquer combien ces Constitutions se rapprochent de celles qui régissaient, au Moyen-Age, les Collèges parisiens et particulièrement la première maison de Robert Sorbon?

C'est à peu près sur ce modèle que se constituèrent dans la suite les cinq autres grands Collèges: à Salamanque, celui de Cuenca 199, celui d'Oviedo 200, celui de l'Archevêque 201; à Valladolid, [p. 181] celui de Santa Cruz 202; à Alcalá, celui de San Ildefonso.

199 (retour)
Fondé, en 1500, par D. Diego Ramírez de Villaescusa, évêque de Cuenca.

200 (retour)
Fondé, en 1517, par D. Diego Minguez de Bendaña Oanes, évêque d'Oviedo.

201 (retour)
Fondé, en 1521, par D. Alonso de Fonseca, archevêque de Santiago, puis de Tolède.

202 (retour)
Fondé, en 1484, par le cardinal D. Pedro González de Mendoza, archevêque de Tolède.

Régis par ces principes intelligents, soumis à ces austères disciplines, ils eurent tous les six d'heureuses destinées, fournirent aux Écoles d'excellents élèves et d'excellents maîtres, à l'Église des prélats insignes et aux rois de bons serviteurs.

Pour ne parler que de ceux de Salamanque, en un demi-siècle, le Collège de Cuenca donna à l'Espagne six cardinaux, vingt archevêques, huit vice-rois; le Collège d'Oviedo, trois gouverneurs de royaumes, quatre Grands Inquisiteurs, soixante-sept évêques, dix-neuf archevêques, quatre cardinaux et un saint.

Le Collège de San Bartolomé put s'enorgueillir d'avoir nourri dans ses murs San Juan de Sahagún, «Apôtre de Salamanque», «Ange de paix» et «Martyr de la Pénitence», et le fameux Tostado, «le premier Salomon d'Espagne et le deuxième du monde».

Au milieu du dix-septième siècle, sur cinq cents «collégiaux» qu'il avait alors formés, il [p. 182] comptait: six cardinaux, quatre-vingt-quatre archevêques et évêques, six Pères du Concile de Trente, huit gouverneurs, neuf vice-rois, dix présidents de Castille, vingt-quatre présidents de divers Conseils, sept Grands Inquisiteurs, douze capitaines généraux, dix-huit ambassadeurs, sans compter les conseillers et auditeurs de la Sainte Rote, chanoines, grands d'Espagne, títulos de Castille, commandeurs et chevaliers des Ordres militaires 203. Un proverbe disait: «Bartolomé remplit le monde», Todo el mundo está lleno de Bartolomicos 204.

203 (retour)
D. Francisco Ruiz de Vergara y Álava, Historia del Colegio Viejo de S. Bartolomé, Mayor de la célebre Universidad de Salamanca (1661).—Corregida y aumentada por D. Joseph de Roxas y Contreras. Madrid, 1766.

204 (retour)
Tesoro de Covarrubias, au mot Bartolomico.—Cf. Lope de Vega, El Bobo del Colegio, II, 4: «Fabio. Quatre Collèges, que l'on nomme les Mayores, portent au ciel cet édifice (L'Université de Salamanque).—Garcerán. Que de personnages fameux et insignes, qui se sont illustrés dans les Conseils du Roi ou dans les saints Ordres, sont sortis de ces maisons!»

Malheureusement, pendant ces longues années de prospérité, les Grands Collèges se modifièrent profondément. On peut suivre dans leurs Réglements les changements successifs qui finirent [p. 183] par en transformer complètement le caractère.

C'est d'abord l'esprit même de l'institution qui s'altère. On cesse peu à peu d'imposer aux postulants la condition de pauvreté. On commence par accorder qu'ils pourront avoir deux cents ducats, puis davantage. Des jeunes gens riches finissent par solliciter des bourses et, comme ils sont bien soutenus, ils les obtiennent.—C'est alors la discipline qui perd de sa rigueur: la vie devient plus luxueuse et plus libre. De nouvelles prescriptions insérées dans les Statuts, et qui ne devaient pas être inutiles, laissent deviner que le Collège n'est plus comme autrefois une maison d'humilité et de vertu: «Défense aux boursiers d'avoir des chevaux et des appartements dans la ville.—Défense aux boursiers de faire entrer dans le Collège aucune femme suspecte, seule ou accompagnée.—Défense aux boursiers de visiter les couvents de nonnes où ils n'ont pas une sœur ou pour le moins une parente du troisième degré 205...» Naturellement, l'on travaille moins depuis que la règle est devenue plus indulgente; mais les [p. 184] boursiers s'arrangent bientôt de telle sorte qu'ils n'ont plus besoin de travailler pour réussir.

205 (retour)
Constitutiones et Statuta Collegii Divi Bartholomaei in Salmantina Universitate Majoris antiquiorisque.

Ils ont pris l'habitude d'entretenir à la Cour des représentants attitrés ou hacedores, qui sont tous d'anciens élèves du Collège et restent en communication constante avec lui. Ces hacedores sont en général des personnages considérables. Par une sorte de contrat tacite, ils s'engagent à réserver tout leur crédit à leurs jeunes camarades, à les soutenir exclusivement quand une bonne charge se trouve vacante, et, par contre, les jeunes camarades se font un devoir de n'attribuer les becas 206 qui deviennent libres qu'aux fils, parents ou protégés des hacedores.

206 (retour)
La beca est, on s'en souvient, l'écharpe de drap de couleur, signe distinctif du boursier de Collège.

Le résultat de cette ingénieuse convention, c'est, d'une part, que les étudiants de famille modeste n'osent même plus solliciter les bourses des Grands Collèges, certains qu'ils sont de ne pas être choisis; c'est, d'autre part, que les étudiants libres les plus méritants se voient privés, par les intrigues des Collèges et de leurs représentants, de presque tous les emplois avantageux auxquels ils auraient pu prétendre. C'est [p. 185] ainsi que des fondations qui avaient été primitivement destinées à corriger l'inégalité des fortunes et à aider le mérite obscur finissent par favoriser la paresse, l'intrigue et le népotisme et par devenir pour les riches et pour les puissants un nouveau moyen de tout accaparer.

Ce n'est pas tout encore. Les hacedores ne peuvent, quel que soit leur zèle, assurer chaque année à tous les «Collégiaux» dont la bourse expire une situation suffisamment avantageuse. Or, les Collèges ne veulent pas admettre qu'un des leurs «dégrade, comme on dit, la beca» en acceptant un poste de second ordre, tel qu'une cure, une charge d'avocat ou quelque médiocre office de judicature. Ils aiment mieux le garder auprès d'eux et veiller à son entretien jusqu'à ce qu'on lui ait trouvé quelque position plus honorable. L'ancien boursier ne peut plus revenir au milieu de ses compagnons, puisque son temps est fini. Mais on l'installe dans une maison voisine, louée ou construite à cet effet, qu'on nomme hospedería et où il prend place parmi d'autres boursiers non pourvus qui sont les huéspedes, les hôtes 207.

207 (retour)
D. Antonio Gil de Zárate, De la Instrucción pública en España, Madrid, 1855.

[p. 186]

Ces huéspedes, qu'entretient ainsi chaque Collège, mènent, en somme, la vie la plus douce et la plus facile. Ils ont le vivre et le couvert, ne vont à l'Université que s'il leur plaît, ne travaillent qu'à leur fantaisie, sortent et rentrent à leur heure. Beaucoup trouvent «l'auberge» bonne et ne songent plus à en sortir. On en cite qui y sont restés jusqu'à l'âge de cinquante ans.

Or, ces éternels candidats, en raison même de leur âge, exercent une autorité considérable sur les jeunes boursiers, pour lesquels ils sont cependant une lourde charge, et cette influence est tout à fait fâcheuse. Sans parler des mauvais exemples que parfois ils leur donnent, ils découragent par leur scepticisme ceux qui arrivent avec des intentions louables, ils leur persuadent qu'on ne peut se pousser dans le monde que par la flatterie et les trafics d'influence, et ils leur répètent le proverbe: Ventura ayas, hijo, que poco saber te basta 208, autrement dit: «Chance vaut mieux que savoir.» Plus encore, [p. 187] ils développent outre mesure chez leurs cadets cette vanité et cet esprit de corps qui leur assurent, à eux, une existence si privilégiée. Le plus vieux d'entre eux, qu'on appelle «l'Aîné», finit par devenir le vrai chef du Collège. C'est lui qui suscite et dirige les cabales. C'est lui qui mène la campagne électorale lorsqu'un boursier ou un ancien boursier se présente pour une chaire des Écoles.

208 (retour)
Mal-Lara, Filosofía vulgar, Centuria novena, 36. Mal-Lara commente ainsi ce dicton: «Mon fils, aie des relations utiles, envoie des présents aux seigneurs de la Cour, aie des lettres de recommandation, apprends à te faufiler: cela vaut mieux que d'être savant.»

A Salamanque, il arrive souvent qu'au moment des Oposiciones les quatre Grands Collèges se coalisent. On en vient à ne plus considérer le mérite des candidats, mais seulement leur origine. Tous ceux de la maison qui sont déjà entrés dans la place aident les autres sans scrupule.

On retrouve à Alcalá le même sentiment de camaraderie mal comprise. Étant à l'article de la mort, un docteur de l'Université, qui avait été jadis «collégial», fait venir son confesseur: «Dans les affaires d'élections, lui dit le saint homme, Votre Seigneurie n'a-t-elle pas à se reprocher quelque injustice?»—«Mais non, mon Père, lui répond le mourant avec une admirable inconscience: en ces cas-là, j'ai toujours pris parti pour mon Collège!»

[p. 188]

Forts de leur solidarité, de leurs moyens d'action, de leurs relations et de leurs patronages, les Mayores commencent à vouloir régenter la république universitaire.

A Alcalá, San Ildefonso, qui avait dès le début une situation prépondérante, prétend gérer à sa guise les biens de l'Université, régler les traitements des professeurs, créer ou supprimer des chaires: son jeune Recteur s'arroge presque tous les pouvoirs épiscopaux et reconnaît à peine la suprématie de l'archevêque de Tolède.—A Valladolid, Santa Cruz est en guerre avec les maîtres et docteurs et trouve un appui constant dans la Chancellerie royale, dont presque tous les membres sont d'anciens élèves de ce Collège.

A Salamanque, San Bartolomé, Cuenca, Oviedo et l'Arzobispo s'associent pour tyranniser les Écoles. Ils sont continuellement en procès avec les petits Collèges qu'ils veulent mener à leur fantaisie, et surtout avec les Collèges militaires qui osent s'égaler à eux. Mais c'est surtout avec les hauts dignitaires de l'Université qu'ils se querellent sans cesse sur des questions d'étiquette et de préséance. Un jour, au cours d'un de ces conflits, on voit leurs boursiers envahir, [p. 189] l'épée à la main, l'église du couvent de Sainte-Ursule où se trouvait réuni le Cloître des docteurs, planter de force leurs bannières sur le grand autel, blesser des officiers et des religieux.

En 1633, le Maestrescuela Jerónimo Manrique, pour le punir de quelque méfait, consigne dans sa chambre un Collégial d'Oviedo. L'étudiant s'insurge ouvertement contre cet arrêt et s'en va se promener en plein jour dans les rues de Salamanque. Le Maestrescuela le rencontre et veut le faire appréhender au corps: mais il appelle à son secours quelques camarades qui le délivrent et rouent de coups l'Ecolâtre et ses officiers: le soir venu, ils vont même démolir sa porte et envahir sa maison, où par bonheur il ne se trouvait pas.

Ces fâcheux incidents sont souvent suivis de longues périodes d'hostilité où toute la ville se divise en deux camps: d'un côté, le gros des étudiants, les Collèges militaires, les petits Collèges et presque tous les couvents, de l'autre les Mayores et, avec eux, l'aristocratie et les Jésuites.

Découragé de voir sans cesse se renouveler de tels combats, un vieux professeur de l'Université s'écria un jour: «Si maintenant [p. 190] je voyais un âne entrer dans la chapelle de Santa Bárbara 209 avec la beca d'un grand Collège, je n'oserais plus le trouver mauvais!»

209 (retour)
C'est une chapelle de la Vieille Cathédrale de Salamanque où avaient lieu les examens de licence.

Ces grandes communautés séculières, qui avaient été pour les Universités des auxiliaires précieux, devinrent ainsi pour elles une perpétuelle occasion de trouble et de discrédit: elles y introduisirent de fatales tendances, elles contribuèrent à en diminuer le prestige.

[p. 191]

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