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La vigne et la maison: roman

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The Project Gutenberg eBook of La vigne et la maison: roman

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Title: La vigne et la maison: roman

Author: Jean Balde

Release date: July 12, 2022 [eBook #68510]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Plon, 1922

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIGNE ET LA MAISON: ROMAN ***

PREMIÈRE PARTIE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV.

DEUXIÈME PARTIE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII.

Il a été tiré de cet ouvrage 12 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, à Voiron,
numérotés de 1 à 12.

LA VIGNE ET LA MAISON


DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE

Les Ébauches. Roman. Un vol. in-16.
(Prix des Annales: le Jeune Roman, en 1911.)
Madame de Girardin. Textes choisis et commentés, Bibliothèque française. Un vol. in-16.
Mausolées. Poésies. Un vol. in-16.
(Couronné par l’Académie française, Archon-Despérouses.)
Les Liens. Roman. Un vol. in-16.
Chez Sansot, éditeurs. Paris, 1908.
Ames d’artistes. Poésies. Un vol. in-16.
(Couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses.)

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1922.


JEAN BALDE

——

LA VIGNE
ET
LA MAISON

ROMAN




PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE-6ᵉ

Tous droits réservés

Copyright 1922 by Plon-Nourrit et Cⁱᵉ.

Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.


A MON PÈRE ET A MA MÈRE,

en notre Casin,

ce livre est dédié.

J. B.


LA VIGNE ET LA MAISON


PREMIÈRE PARTIE

«Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore,
Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.»
(Lamartine, la Vigne et la Maison.)

I

Il y avait des mois que Mme Dupouy était très malade. Ses robes noires, rétrécies plusieurs fois par la couturière, flottaient autour d’elle. Quand elle descendait la rue du village, allant à la gare pour prendre le train, des regards curieux ou compatissants traversaient les vitres. Il n’était guère de maison où son amaigrissement ne fût commenté. Beaucoup s’indignaient que le médecin ne lui donnât pas l’ordre de rester chez elle et prédisaient qu’elle tomberait morte sur la grand’route; d’autres ressassaient que sa fille ne paraissait s’inquiéter de rien.

Il était vrai que la jeunesse élancée de Paule, à côté du dépérissement de la pauvre femme, créait une opposition dont les esprits chagrins se sentaient choqués. On ne pouvait lui reprocher d’avoir l’éclat de ses vingt et un ans. Il semblait pourtant que la sensibilité et les convenances eussent exigé que cette lumière fût atténuée, filtrée avec soin. On lui aurait su gré de s’apitoyer sur la malade et sur elle-même. On eût aimé l’encourager. Les événements qui se préparaient ne vont pas habituellement sans un prélude d’attendrissement et de bavardage, dont certaines personnes se trouvaient frustrées.

Elle parut plus blâmable encore le jour où sa mère s’éteignit enfin. La famille, prévenue trop tard, arriva à grand’peine pour l’enterrement: un groupe mécontent d’oncles, de tantes et de cousins venus de tous les coins du département. Chacun trouvait quelque chose à redire dans la lettre qu’il avait reçue. Le temps était maussade. Il y avait dans le ciel d’avril un grand mouvement de nuées grises qui par moments se fondaient en pluie. La Garonne souillée par de récentes inondations traînait une eau rouge.

Dans l’omnibus qui la ramenait du cimetière, au trot pesant d’un lourd cheval noir, Paule avait écarté ses voiles de crêpe. La voiture descendit la pente raide du coteau. Elle tourna dans le village adossé au flanc du rocher et prit la route qui conduit au fleuve. La jeune fille avait les yeux fixés sur sa maison qui se rapprochait—une grosse maison de maître, carrée, en belle pierre, entourée d’arbres et de bâtiments d’exploitation. Elle se détachait sur le gris du ciel.

Les yeux de Paule se remplissaient peu à peu de larmes. Qu’elle était vide, cette demeure, et grande, et muette! Il y avait là toute la solitude. Mais elle avait pourtant envie d’y rentrer, de s’y enfoncer, les portes fermées. Un désir lui venait de la presser entre ses bras, comme si la vieille maison était le seul être qui l’aimât vraiment et pût la comprendre!

Il y eut, dans la salle à manger boisée de panneaux peints en couleur brune, un déjeuner improvisé. On parla de la cérémonie, du curé, des chants. Les dames donnèrent des détails sur le voyage qu’elles avaient dû faire et se plaignirent d’être fatiguées. Chacun pensait à repartir. Mais il fallait auparavant régler le sort de la jeune fille. La famille, ainsi réunie en assises exceptionnelles, était pleine du sentiment de son importance. Son désir de tout décider par elle-même éclata enfin: ce fut au salon, dans l’après-midi, comme on finissait de prendre le café. Paule rangeait les tasses sur une console aux pieds cannelés, ornée de guirlandes, qui se trouvait placée entre deux fenêtres; quand elle se retourna, une impression de tristesse se répandit qui fut absorbée par les choses seules:

—Ce que je compte faire, mais rester ici...

Le salon carré était sombre, les volets ayant été presque fermés comme il est d’usage quand la mort est dans la maison ou vient d’en sortir. Tous les regards furent fixés sur la jeune fille. Elle était grande, élancée, flexible. Ainsi debout, dans sa robe noire, seulement parée du double anneau royal de ses tresses, elle était tout enveloppée des ombres que le malheur prête à la jeunesse.

Peu à peu pourtant sa physionomie se détacha mieux. Ses cheveux châtains qui s’ensoleillaient au grand jour paraissaient éteints; leur coiffure extrêmement simple entourait un visage rond, un peu aplati, creusé par les larmes; la bouche forte avait une expression de bonté meurtrie. Le mouvement qu’elle venait de faire présentait de trois quarts les lignes robustes de son cou nu, d’un blanc admirable, et qui empruntait à ce grand deuil une beauté de mélancolie.

—Où voulez-vous que j’aille vivre?

Elle avait parlé gravement. Un reproche s’élevait du fond de son âme. Il n’en fallut pas davantage pour ouvrir la discussion qui se préparait. Les lamentations alternaient avec les conseils: elle ne pouvait pas demeurer seule dans cette maison. Que penserait-on? Que dirait-on dans le pays? Une de ses tantes surtout s’alarmait, partagée entre le désir de ne rien changer à sa propre vie et l’inquiétude d’être critiquée. Elle craignait qu’on lui reprochât de laisser sa nièce abandonnée à elle-même:

—Ce ne serait pas du tout convenable.

Elle soupira deux ou trois fois, se tourna vers la jeune fille qui ne bougeait pas, puis vers son mari:

—Ton oncle d’ailleurs est de mon avis!

Une dame de compagnie lui paraissait indispensable.

Paule se taisait, laissant discuter les uns et les autres. La prétention qu’avait sa famille de la diriger lui paraissait ridicule et inacceptable. Elle en éprouvait du ressentiment et de la révolte. Qui donc, parmi ceux qui se trouvaient là, lui avait jamais montré une affection vraie? Dans les partages, tous ne s’étaient-ils pas efforcés de la dépouiller, profitant des indécisions de sa mère et de ses scrupules. Ils représentaient un égoïsme qu’elle détestait.

Son oncle, Charles Dupouy, dont on demandait l’approbation, parla des affaires. C’était un homme de cinquante ans, fort, coloré, le poil déjà blanc, qui appuyait sur ses deux genoux écartés des mains de campagnard. Il lâcha lentement de lourdes paroles:

—Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes. Tu es trop jeune. Tu seras volée. Les propriétés, c’est une grosse charge pour une femme. Ta pauvre mère aurait fini par se ruiner.

Paule avait eu un tressaillement, mais se ressaisit, cachant ses sentiments véritables sous une apparence de tranquillité. De quoi s’inquiétait-on? Elle ne demandait qu’à rester chez elle. Les affaires, il y avait longtemps qu’elle s’en occupait. Sa mère l’avait mise au courant de tout. Elle avait assez de chagrin sans qu’on lui demandât encore de bouleverser sa façon de vivre. Une dame de compagnie, qu’en ferait-elle à la campagne? Elle en serait bientôt réduite à lui chercher des distractions.

Sa tante insistait, d’un air plein de sous-entendus et de réticences. C’était une femme petite et grasse, dodue, boursouflée, avec un visage insignifiant noyé dans la graisse. Elle avait été de bonne heure informe, sans taille, embarrassée de son embonpoint. Cette obésité était pour elle un sujet de désolation; sans énergie pour l’accepter ni pour la combattre, elle faisait de molles tentatives pour se modérer, essayant d’un régime, de légumes frais, mais toujours prête aux concessions, s’accordant un plat défendu ou un dîner fin. Une femme sotte et empêtrée, sans idée sur la manière de s’habiller, incapable d’accorder une robe avec un chapeau. La digestion congestionnait sa face bouffie; son double menton ressortait sur un col trop haut qui ne lui permettait pas de tourner la tête. Et c’était elle qui répétait, confortablement installée, dans une bergère profonde et basse, qu’une jeune fille a besoin d’être conseillée.

Paule se taisait, indifférente, sa douleur même comme desséchée par les figures de componction qui tournaient vers elle des yeux scrutateurs. De quoi sa tante se mêlait-elle? Pouvait-elle parler de sagesse et d’expérience, elle dont la vie gravitait autour de la table, et dont la conversation s’engraissait des commérages de l’office? Quel rapport y avait-il entre ce caractère engourdi et vide et ses jeunes énergies vaillantes?

Après une averse qui avait longuement battu les volets, le ciel avait dû s’éclaircir et s’ensoleiller. Quelques fils de lumière traversèrent les rideaux empesés de mousseline blanche, relevés par des embrasses sur de gros champignons dorés, de chaque côté des portes-fenêtres. Puis, de nouveau, tout s’assombrit. Les portraits de famille, suspendus aux boiseries par des cordons verts, présidaient cette scène où des sentiments si divers étaient comprimés; le demi-cercle formé par les robes noires et les redingotes se tenait en face de Paule, sur un grand tapis d’Aubusson usé. L’espace qui la séparait de ce concile lui semblait immense.

Sur la cheminée, un balancier en forme de lyre allait et venait, entre les colonnes d’une pendule qui figurait un petit temple en bronze doré. Les regards se tournaient vers le cadran à la dérobée.

L’heure du train approchant enfin, il y eut un grand remue-ménage. Chacun ne parut plus occupé que de trouver ses gants ou son parapluie. Le ton changea, comme si la famille avait eu conscience que son rôle était terminé, qu’elle avait fait tout son devoir, et qu’elle pourrait dorénavant se laver les mains des choses fâcheuses qu’elle avait prédites. Un peu de précipitation abrégea les derniers attendrissements:

—Allons, du courage!

L’omnibus lourdement chargé s’ébranla dans l’allée boueuse que bordaient le chai et les écuries.

Paule resta un moment debout dans l’embrasure de la porte. La vue de la campagne verte la rafraîchissait. Le jardin était détrempé et quelques branches de bois mort jonchaient les pelouses mal entretenues, sur lesquelles un rouleau de pierre et une herse avaient été abandonnés. A travers la grille du portail, elle apercevait la coulée du fleuve et l’autre rive profilée sur les tons ardoisés du ciel. Tout paraissait indifférent. Elle était chez elle. Il n’y avait pas de dangers à craindre. Personne ne l’aimait ni ne la détestait. Les choses resteraient pareilles à ce qu’elles étaient ce soir-là, telles que sa mère les lui laissait. Sa mère, sa mère, elle allait enfin pouvoir la pleurer. Comment eût-elle imaginé que la mort porte en elle d’autres conséquences que le vide, les larmes, le trou béant du premier jour?

II

La propriété de Paule Dupouy, les Tilleuls, s’ouvrait par un portail en face du fleuve. Un autre, simple claire-voie en barreaux de fer, au bout d’un chemin de propriété, donnait sur la route. C’était par là que les voitures entraient et sortaient; les roues y creusaient l’hiver de profondes ornières que l’on remplissait de tuiles cassées.

La façade qui regardait l’eau avait, les jours gris, un air de tristesse. Un cordon de glycine courait au-dessus du rez-de-chaussée. Le jardin, humide, étouffé d’arbres, était séparé du chemin de halage par une haie d’aubépine. Il y avait un décrottoir à côté de la porte, des sabots épars au seuil de la cuisine. Mais, par les mauvais temps, aucune précaution n’empêchait l’entrée de la terrible boue que les pas transportaient dans toutes les pièces.

De l’autre côté, la vue n’était que gaieté et animation. Elle s’étendait au-dessus de la bande verte de la «palud». Les coteaux bleuâtres qui dessinent la rive droite de la Garonne s’abaissaient en face du domaine. Leurs pentes cultivées formaient un vallon, au fond duquel coulait la Pimpine, petit cours d’eau qui faisait marcher deux moulins avant de se perdre dans le fleuve. Un village aux toits roses et violets s’était niché dans cette ouverture parmi les feuillages; ses petites maisons se superposaient au bas du rocher.

Un hospice se dressait sur une des crêtes, grand bâtiment neuf, à demi caché dans un parc touffu, d’où jaillissait un clocher pointu. Les gens du pays l’appelaient la Chapelle. Au-dessus du porche était une horloge qui réglait le travail aussi loin qu’on pouvait l’entendre; ses coups espacés tombaient lentement, comptés un par un au fond des cuisines et dans les vignobles.

Sur l’autre versant, à mi-hauteur dans la verdure, c’était le Château: une construction de style Henri IV qui tournait de ce côté une façade terminée par deux gros pavillons carrés. Les arbres dissimulaient les grandes terrasses, des pièces d’eau, un ensemble presque royal.

Il y avait aussi le bourg en haut de la vallée, invisible dans un repli, avec quelques maisons et de vieilles haines. La possession de l’église paroissiale, qui était pour lui comme un centre de résistance, le défendait de l’oubli total. Les gens «du haut», toujours en conflit avec ceux «du bas», se cramponnaient à sa plate-forme, à ses murs romans, à son cimetière, cependant que la vie glissait vers la gare, le mouvement et l’activité.

Une grand’route suivait le bas de la colline, au-dessus de la ligne du chemin de fer. Les trains ne montaient et redescendaient que trois fois par jour. La campagne souriante les voyait passer. Avril remplissait les petits jardins de giroflées et de myosotis, les lilas débordaient les murs, et un parfum d’amande amère flottait sur les haies.

Le printemps... Paule se refusait à le regarder. Pendant une semaine, elle éprouva de la répugnance à franchir le seuil de sa maison. La grande lumière la blessait de sensations aiguës: il lui semblait qu’au dehors vivait un monde de joie, et devant ce jaillissement de fête, elle se dérobait, fouillant le fond âpre de sa douleur.

Elle pensait à sa mère, avec une obstination cruelle et presque farouche. Elle la revoyait, au fond de sa chambre, abattant le tablier du secrétaire en bois de noyer, et reprenant la besogne ingrate des comptes et des écritures. Mme Dupouy paraissait toujours tourmentée, de cette inquiétude spéciale aux veuves qui sentent sur elles un poids trop lourd et redoutent de ne le pouvoir porter jusqu’au bout. Dépositaire des biens de sa fille, elle avait eu de sa responsabilité un souci qui l’avait minée.

Presque chaque jour, Paule lui disait:

—Ma pauvre maman, vous exagérez!

Son visage alors se rétrécissait, il y avait une rétraction de toute sa personne comme si elle se trouvait attaquée, blessée par la pire des injustices:

—Mais c’est pour toi! C’est ta fortune!

Cette idée la martyrisait, absorbant peu à peu le sang de sa chair, la pulpe de ses os, faisant d’elle cette créature desséchée, blanchie, qui semblait toujours égrener un chapelet d’incertitudes. Sa vie, profondément ancrée dans les tracas de chaque jour, était en même temps troublée par la conviction qu’une femme est faible, impuissante à bien diriger et destinée à être trompée. Cette disposition provoquait en Paule des sentiments tout à fait contraires; et maintenant que le souvenir était sans cesse à son côté, faisant revivre les yeux pâles, la figure à la fin presque transparente, le désespoir encore protestait en elle.

Les choses matérielles lui étaient tellement indifférentes! Depuis la mort de son père, leur intimité s’était resserrée, leurs vies confondues, annihilant tout ce qui eût été banal et superficiel. Elles s’étaient aimées comme on s’aime dans la solitude, la vie soucieuse, où les peines mêmes sont une raison d’aimer davantage. Si Paule n’avait pas eu d’amies, c’était sans doute parce qu’elle avait été élevée aux Tilleuls, tenue à l’écart, mais aussi parce que leur commune tendresse lui avait suffi. Cette mort, qu’elle n’avait pas vu venir, lui paraissait une trahison inexplicable. Comment sa mère n’avait-elle pas su se garder pour elle, ménager ses forces? Et maintenant la vie continuait, indifférente à son absence, comme dans le passé à ses tourments et à ses scrupules.

Paule regardait, par la fenêtre de sa chambre, le dos blanc des bœufs aller et venir dans son vignoble. Les gelées, dont la crainte arrachait de son lit Mme Dupouy plusieurs fois par nuit, n’avaient pas fait de dégâts sensibles. De petites feuilles s’étiraient au-dessus des rangées de ceps. Les pruniers en fleurs pavoisaient la campagne de couronnes immaculées.

Son domaine, ainsi étalé entre le fleuve et le coteau, le long de la route, respirait la paix. Les travaux s’y succédaient dans leur ordre immuable, comme chez tous les autres propriétaires de ces terres grasses, dont elle apercevait les maisons blanches et délicates dans les parterres semblables à de gracieux îlots de verdure. Cette campagne girondine cultivée comme un jardin était lustrée par l’air du printemps. Sur les coteaux poudreux d’ombres violettes pointaient les clochers.

Tout paraissait aimable, facile, enveloppé d’une atmosphère de sécurité.

Elle pensait avec une irritation un peu méprisante aux mots de son oncle:

—Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes!

Aucun de ses parents ne la comprenait. Elle en éprouvait une rancune qui n’était au fond qu’un amour trompé: ils avaient déçu ce désir d’entente, d’union familiale que sa mère et elle avaient dans le cœur; toutes les choses, les plus belles même, les plus attachantes, se présentaient à leur esprit sous forme d’affaires ou de tracasseries. «Si ma tante était restée, pensait Paule, elle aurait voulu mettre en ordre les armoires, regardé partout, critiqué. Elle reprochait à maman de ne pas s’occuper assez du ménage. Il aurait fallu que le dîner fût servi à l’heure; Louisa, qui n’accepte pas les observations, m’aurait fait des scènes. Pourquoi supporterais-je d’être tourmentée par des gens qui ne m’aiment pas?»

Chaque jour, dans la cuisine ouverte sur le jardin, le va-et-vient des paysans jetait des nouvelles. Quand elle descendait, elle trouvait des gens attablés; la cuisinière, Louisa, remplissait les verres.

Paule passait vite, pour ne pas les gêner, avec un sourire bienveillant et mélancolique. Elle avait cette délicatesse qui ne veut pas voir ce qui est donné et ceux qui reçoivent. Un jour pourtant, elle se sentit un peu soucieuse:

—Vous donnez donc à boire à tous ceux qui veulent?

La vieille femme mit ses mains sur les hanches:

—Ce serait malheureux tout de même, qu’on ne puisse plus se rafraîchir!

Et méprisante:

—Pour un verre de vin, ça vaut-y la peine?

Paule n’insista pas. Il lui était toujours pénible de refuser, de faire un reproche. La bonté de son cœur, qui lui semblait la chose du monde la plus naturelle, démentait la fermeté de son caractère; la vie lui aurait paru insupportable si les visages n’avaient pas reflété le contentement.

Les pêcheurs d’aloses, qui avaient leur barque dans le petit port, trouvaient des motifs pour venir sans cesse: ils empruntaient un maillet, des clous, une vieille planche. Un matin, Paule s’aperçut qu’ils avaient planté des piquets le long d’une allée et commençaient d’y suspendre leurs filets mouillés; elle eut un mouvement de contrariété et descendit à la cuisine:

—Je ne supporterai pas une chose pareille, déclara-t-elle à Louisa. Allez le leur dire.

La servante, penchée sur le feu, releva vivement sa grande taille osseuse. Sous le foulard serré autour de sa tête, d’où s’échappaient des mèches grises, son visage sec aux lèvres pincées, ses petits yeux noyés de bile exprimèrent la stupéfaction:

—Ces pauvres gens ne font pas de mal! C’est Élie, et puis Augustin, que la pauvre Madame connaissait bien. Sa femme a travaillé dans les vignes, une bien bonne femme!

—Ils auraient pu au moins me demander la permission.

Cette fois, Louisa se lamenta: c’était sa faute: ils l’avaient demandée, la permission; elle avait cru bien faire en disant qu’ils pouvaient planter les piquets. Le long de l’allée, cela ne gênait personne. La pêche d’ailleurs serait bientôt finie.

Le lendemain, Augustin se présenta devant la porte de la cuisine, retira ses pieds de ses sabots et avança la tête avec précaution. Il portait, par un brin d’osier passé dans les ouïes, une alose grasse qui se balançait contre sa jambe.

Paule, appelée, descendit de mauvaise grâce. Elle ne voulait rien accepter, mais Louisa avait déjà couché le poisson sur l’herbe, et en faisait sauter les écailles avec un couteau:

—On la cuira sur le gril avec du laurier.

Et la soupesant:

—Elle pèse bien près de quatre livres.

Le vieux regardait l’alose, un mouchoir noué autour du cou, son béret baissé sur sa peau tannée:

—Peut-être bien même qu’elle en pèse cinq!

A midi, la cuisine était pleine d’une odeur de poisson et de laurier brûlé. Louisa apporta le plat, les deux bras levés. Elle avait un air de triomphe.

Il fallut encore que Paule entendît toute l’histoire du vieil Augustin: sou par sou, il avait amassé de quoi acheter une embarcation, les avirons, le mât et la voile; il en avait maintenant une autre, une grande yole et un hangar sur le bord du fleuve. Paule se rappela cette cabane où s’accumulaient les filets, les planches, les pots de peinture, les chapelets de flotteurs en liège, et ces grandes nasses d’osier, les «bourgnes», qu’on immerge pour pêcher l’anguille dans les trous de vase.

Louisa continuait:

—Si vous voulez qu’il vous promène quelque dimanche, il ne dira pas non, cela vous ferait une sortie.

Paule fut touchée. Cette proposition lui semblait une marque de reconnaissance. Augustin d’ailleurs ne lui en parla pas; jamais plus il ne fut question de remonter le fleuve, par un beau jour, dans une de ces barques qu’elle regardait passer comme des fourmis noires sur l’eau éclatante. Mais elle était contente maintenant de voir les filets suspendus chez elle, et la figure du vieil homme se plisser d’un sourire en l’apercevant.

Elle parlait peu, ne recevait à peu près personne, mais s’intéressait de loin aux gens et aux choses. Elle donnait des légumes, des fleurs par brassées, non seulement aux pauvres mais à ses voisins, avec ce goût de faire plaisir qui couvrait un plus profond désir d’être aimée.

Elle travaillait maintenant, après le dîner, dans le salon dont les portes-fenêtres restaient ouvertes sur le jardin. Une lueur orangée s’éteignait lentement au bas du ciel. Parfois une grande brise se levait avec la marée et lui jetait à la face des odeurs marines mélangées aux parfums de mai. Le jardin s’emplissait de froissements et de murmures qui allaient se perdre dans les roseaux. Paule écoutait, vaguement inquiète, croyant entendre dans les allées des craquements et des bruits de pas. La lampe, posée sur un guéridon, éclairait le bord de la pelouse et un grand massif de rosiers. Au delà de cette tache lumineuse, l’atmosphère nocturne s’approfondissait, avec des silhouettes d’arbres découpées sur la nappe argentée du ciel.

Elle se sentait parfois un peu oppressée. Le sentiment de sa solitude faisait passer dans toute sa chair des frissons dont elle avait honte. Autour d’elle, tout devenait chuchotant, mystérieux, peuplé de présences cachées encore, mais prêtes à paraître. Il lui semblait voir bouger des ombres.

Son cœur avait par moments des battements fous.

III

Une marchande passait tous les jours sur la route, avant le déjeuner, et arrêtait devant le portail sa charrette tirée par un vieil âne mélancolique.

Louisa criait de la cuisine:

—Madame Rose est là.

On l’appelait aussi «la comtesse», pour des raisons dont personne ne se souvenait. Mais qu’on lui donnât un nom ou un autre, elle s’en souciait peu. Elle se moquait de bien d’autres choses:

—Qu’est-ce que cela fait?

Elle avait une tournure de commère, des hanches rebondies, et un tablier taillé dans un vieux sac. Mais la figure riait toujours, fraîche et ouverte, avec deux yeux bleus pétillants de vie et de malice, le nez relevé en pied de chaudière, et une grande bouche encore élargie par un caquet intarissable. Le son de sa voix était clair et gai. On en entendait de loin les éclats.

Elle connaissait à fond la commune, pour en avoir parcouru depuis près de vingt ans toutes les routes du coteau et de la palud, d’abord poussant elle-même une brouette chargée de corbeilles, puis largement assise dans son charreton. Elle excellait à grouper les gens autour de ses paniers. Elle les dominait, de la plate-forme de sa voiture, sordide et joyeuse, comme la reine d’une cour misérable:

—Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui, ma jolie, mon cœur?

Aux femmes qui ne bougeaient pas à son approche, elle faisait des gestes:

—Venez toujours voir!

Et elle déballait, avec ses caisses de sardines et ses viandes blanches, toutes sortes d’histoires paysannes. Personne ne l’avait jamais vue à court de réflexions drôles et de reparties. A travers tout cela, elle faisait marcher son commerce, tirant parti des occasions, portant des pots de fleurs pour la Sainte-Marie, des pieds de chrysanthèmes toute la semaine de la Toussaint, donnant des recettes pour le mal de dents et tirant les cartes. Les jours de fête, elle s’installait avec une boîte de madeleines au coin de la place du village, ou devant la salle de danse. Elle mettait en loterie ses plus vieux canards. Partout où elle passait, elle engageait à se réjouir: quand elle apparaissait avec ses hanches balancées, on avait envie de s’approcher d’elle. Des bonnes familles de la contrée, elle ne parlait que pour raconter que l’une lui avait donné du bois, telle autre un jupon, ou encore du foin pour son âne. Elle savait aussi s’apitoyer, quand il le fallait, mais jamais sur elle, trop intelligente pour donner en pâture ses propres ennuis.

A Paule, qui lui demandait parfois des nouvelles de son fils malade, elle glissait tout bas:

—Il ne faut pas se plaindre. A quoi ça sert?

Et sur un autre ton:

—Il y a de la peine pour tout le monde. Votre pauvre mère en a eu sa part. Ah! elle était bonne! En voilà une qui a fait du bien, et en cachette! Elle n’était pas comme ceux qui le mettent au bout du doigt, pour le faire voir.

Le groupe peu à peu se dispersait, elle criait:

—Nous partons, Cadet.

Le vieil âne attendait qu’elle l’eût au moins répété trois fois. Puis les roues grinçaient, et te charreton de la marchande s’éloignait enfin, laissant derrière lui une traînée de vie et de bonne humeur.

Un jour que Paule se trouvait seule à l’écouter, elle lui avait dit:

—Vous allez rire, mais j’ai fait un vœu. Si je devenais quelque jour riche, j’ai promis au bon Dieu de rouler toujours.

Comment serait-elle devenue riche?

Dans ce petit coin de la Gironde, elle perpétuait la verve gasconne, pittoresque et gaie, qui ensoleille les caractères. Paule se sentait raffermie par cette bonne santé morale que la pauvreté n’avait pas gâtée. Mme Rose du moins ne se plaignait pas; elle vivait sa vie au jour le jour, ayant passé avec la Providence un contrat à perpétuité.

Mlle Dumont, au contraire, la décourageait.

C’était une vieille institutrice un peu effacée, qui avait essuyé de la part des siens les pires vilenies, tout accepté, beaucoup pardonné, et continuait de croire aux bonnes intentions. Mme Dupouy était son amie d’enfance. Pendant douze ans, elle avait fait ses délices de passer aux Tilleuls trois jours par semaine pour donner des leçons à Paule. Les examinateurs d’aujourd’hui auraient rejeté avec horreur les méthodes dont elle se servait pour résoudre de bons vieux problèmes et disposer des analyses. Paule n’avait pas passé d’examens: Mme Dupouy pensait qu’une jeune fille doit surtout s’entendre au ménage et cultiver les arts d’agrément. Maintenant, le piano à queue d’acajou luisant était solennellement fermé au fond du salon; mais la vieille demoiselle, par amitié, continuait de venir chaque samedi.

C’était elle qui avait envoyé les lettres de faire-part et rassemblé les cartes de condoléances. Elle regardait Paule avec attendrissement, soupirait souvent et lui répétait:

—Ma petite, il faut vous marier.

Ou encore:

—Votre tante devrait s’occuper de vous.

L’important pour elle était que le jeune homme eût une belle position. Et elle racontait tous les romans de ses élèves, romans bien fades, vus à travers la bienveillance d’une vieille maîtresse de piano: elle parlait de vie sans nuages, de bonheur parfait.

Elle aussi avait eu une lointaine histoire d’amour, confuse, embrouillée, dont le récit paraissait à Paule une pauvre vanité de femme, mesquine comme tout ce qui touchait à cette vie manquée. Pour cette vieille demoiselle, le mariage demeurait ce qu’il était dans sa jeunesse, la carrière féminine la plus facile, la plus confortable, la seule issue. La grande affaire pour elle, c’était de s’établir, affaire qu’elle voyait à la manière d’une installation solide et commode après laquelle on était fixé, accepté définitivement par la société qui rejette les existences flottantes et instables.

Mlle Dumont, petite et soignée, avait pu avoir autrefois un cœur romanesque, mais cette lointaine fleur de poésie s’y était fanée, en même temps que se décolorait le bleu de ses yeux, maintenant passé, qui avait dû être frais et charmant; ses traits aussi s’étaient usés comme s’effacent les effigies des pièces qui ont trop servi, qui n’ont pas connu le repos, les économies, si bien qu’elles ne sont plus qu’une monnaie anonyme et presque hors d’usage. Il n’y avait plus personne pour imaginer que ce visage avait été régulier et fin. Ainsi diminuée, ratatinée, rassemblant de pauvres objets dans son petit sac, elle sacrifiait aisément les rêves à un idéal de sécurité:

—J’ai peur, ma chère enfant, que dans votre situation, vous ne puissiez faire qu’un mariage de convenance.

Paule répondait par des mots très vagues:

—Il faudra voir. On ne sait jamais.

Elle était lasse de heurter l’élan de sa jeunesse à des gens si différents d’elle, qui prétendaient donner à la vie des formes sans âme. Elle savait bien qu’elle devrait se marier. Mais cette idée, elle ne pouvait souffrir que la nécessité la lui imposât.

Que pouvait-on prévoir d’ailleurs quand il y avait dans l’avenir de si merveilleux hasards, un si grand mystère?

IV

Un malheur est comme une pierre jetée dans l’eau. Pendant plusieurs jours, dans le monde des amis et des relations, quelques ondes de sympathie courent à la surface. Mme Dupouy, qui vivait très digne et très retirée, ne donnant grand plaisir à personne depuis des années, ne pouvait laisser de profonds regrets. Néanmoins, pendant la semaine qui suivit sa mort, la société bordelaise répandit sur sa mémoire de justes louanges.

Plusieurs familles, aussi riches que considérées, et qui avaient un domaine sur le bord du fleuve, entretenaient l’été avec elle des rapports de bon voisinage. Dans ce monde de propriétaires et de négociants, quelques jeunes filles formèrent le projet d’aller voir Paule: Mme Lafaurie, avec une certaine pompe dans son obligeance, offrit d’amener un dimanche les bonnes amies en automobile; mais il y eut précisément cette semaine-là un match de tennis, puis ce furent des courses auxquelles on ne pouvait manquer d’assister. Le chagrin attirant peu, Odette Lafaurie se contenta d’écrire une lettre, les autres l’imitèrent. Toute cette jeunesse, se sentant en règle, fut débarrassée d’un malaise et n’y pensa plus.

L’affluence des témoignages de sympathie ne laissait à Paule qu’une impression de banalité et d’indifférence. Les mêmes mots revenaient sous toutes les plumes. Elle démêlait dans ces condoléances quelque chose de faux qui lui répugnait.

Dans le monde, elle paraissait timide et un peu farouche: c’est qu’elle avait souvent comme un don de seconde vue, une intuition immédiate des sentiments véritables. Quand Mme Lafaurie disait: «Vous êtes bien aimables d’être venues», le cher visage de sa mère prenait une expression discrète de contentement; mais elle savait, elle, que Mme Lafaurie se serait passée de leur visite et pousserait même peut-être, quand leur voiture s’éloignerait, un soupir de satisfaction.

Parmi les enfants, elle s’était toujours sentie seule, désorientée, n’ayant ni les mêmes habitudes ni les mêmes jeux. Les grandes personnes ne comprennent pas que le monde des petits a ses froissements, presque ses passions. Il ne pouvait y avoir de rapports entre une petite campagnarde et cette brillante Odette Lafaurie qui parlait anglais à sa gouvernante, changeait de robe pour le dîner, travaillait, sortait, et faisait de la gymnastique à des heures fixes. Elle, elle était une enfant choyée, couvée, qui avait le sentiment que l’essentiel était de s’aimer, de se consoler, de se taire mutuellement les peines.

C’était dans le monde des pauvres gens que son cœur se trouvait à l’aise.

 

Paule allait à Bordeaux deux fois par semaine pour ses affaires de succession. Ces jours-là, elle déjeunait de bonne heure et prenait le train de midi. Les anciennes locomotives, reléguées sur cette ligne peu importante, parcouraient en trente minutes les dix kilomètres.

L’étude se trouvait au fond d’une cour, dans un vieil hôtel du quartier Saint-Pierre, endormi, plein de silence, où habitaient autrefois près du palais de Lombrière les conseillers et autres robins, gens de savoir, respectés et graves, dont le pas faisait résonner de solennels escaliers de pierre. Leurs grandes maisons, dans lesquelles on ressemelle maintenant d’obscures savates, quand on n’y vend pas du fromage et des toiles à voiles, ont gardé quelque chose de leur majesté.

Les panonceaux de Mᵉ Gratiolet, sur un écusson rongé par les pluies, étaient aussi d’une ancienneté dont l’étude faisait sa gloire. La salle d’attente, enfumée, sombre, où le gaz brûlait du matin au soir, était tapissée de cartonniers verts, étiquetés et sales, dont les plus hautes rangées disparaissaient sous des épaisseurs de poussière. L’odeur de fumée et de vieux papiers soulevait le cœur.

En face de la banquette de crin où Paule s’asseyait, une cage vitrée avait été ménagée pour un caissier toujours absorbé. Des affiches roses, jaunes ou blanches y étaient suspendues, annonçant des ventes volontaires ou judiciaires, toutes consacrant quelque malheur de famille, le désastre d’inconnus qui avaient vu venir, au fond de quelque vieille maison délabrée, le jour où leur ruine serait publique. A côté était accroché un tableau qui donnait la liste des huissiers.

Au fond de la salle s’agitait une nuée de clercs, dissipés, bavards, attablés à des bureaux peints sur lesquels les paperasses étaient entassées. Le caissier, bondissant parfois hors de sa cage comme un forcené, faisait scandale pour imposer silence aux plus facétieux. C’était un petit homme à la face de bouledogue, rouge, coléreux. Sa furie passée, il épongeait longuement son crâne d’ivoire. Quelques houppes blanches y étaient posées comme des flocons d’œufs à la neige. Le premier clerc, au contraire, irréprochable, beau diseur, de mise soignée, semblait revêtu de la tête aux pieds du vernis spécial aux fonctionnaires de la troisième République.

De temps en temps, le notaire entr’ouvrait la porte capitonnée qui retombait après avoir engouffré un des habitués de la banquette noire.

Un jour, sur une affiche récemment posée, un nom la frappa: Château de Valmont. Elle eut une rapide contraction du cœur. Il allait se vendre, le beau domaine si bien placé en haut du coteau. Une figure se leva dans sa mémoire, celle de Mme Seguey, la plus aimable femme qu’elle eût jamais vue, et qui était morte l’année précédente dans cette jolie demeure Louis XVI. C’était une créole de Bourbon, veuve dès sa jeunesse d’un grand armateur, et qui avait gardé dans des jours moins heureux une grâce de fleur, des robes élégantes, un air de gaieté. Il y avait en elle une vivacité d’impressions qui touchait le cœur. Sa disparition laissait dans le pays un vide que personne ne pouvait combler, car nulle autre n’avait son charme, et cette façon de sourire, de marcher et de s’arrêter, de dire les choses ou de les laisser seulement entendre, qui donnait à tout ce qu’elle faisait un prix singulier. Dès qu’elle paraissait, avec ses yeux vifs et ses cheveux tordus sur son cou, il semblait que la vie ne fût plus la même.

Paule allait en visite à Valmont trois ou quatre fois pendant l’été. La voiture montait dans l’allée tournante, bordée de barrières allemandes toujours bien repeintes, entre les beaux arbres de la garenne qui répandaient une odeur de mousse et de champignons. Et tout en haut, derrière un immense cèdre, qui déployait sur une prairie ses éventails sombres, la maison apparaissait, délicate, nette et harmonieuse, avec sa façade renflée et les cinq marches du perron si douces à monter. Paule revoyait aussi le vestibule peint en gris clair, dont une natte recouvrait le frais carrelage, la salle à manger ovale, creusée de niches, dont les courbes dissimulaient de profonds placards remplis de vaisselle. Le salon était tendu de tapisseries dans lesquelles on voyait des princesses vertes aux colliers de perles, allongeant leurs jambes parmi des feuillages et de grands paons bleus. Et quand on regardait du côté des portes-fenêtres, le paysage de lumière était doux et clair, avec la coulée d’argent vif du fleuve et Bordeaux comme une nappe violette voilée de fumées.

Elle allait se vendre, cette maison qui convenait si bien à ses possesseurs. Qui donc avait le courage de s’en séparer? Elle avait le pressentiment que ce ne pouvait être Gérard Seguey. Il tenait de sa mère une appréciation trop juste de ce qui est parfaitement bien pour vouloir cela. Mais peut-être ne pouvait-il pas s’y opposer? Elle se rappela qu’il avait une sœur mariée à un officier de cavalerie qui s’était tué, d’une chute de cheval, dans un concours de sauts d’obstacles. On disait de lui qu’il avait fait de folles dépenses, et que Mme Seguey, à plusieurs reprises, lui avait assuré les moyens de payer ses dettes. Mais personne ne l’avait su de façon certaine: s’il y avait eu des secrets dans cette famille, ils avaient été bien dissimulés sous des apparences d’estime réciproque. Puis, brusquement, après la mort, une fissure se produisait dans cette façade de vie familiale; bien des suppositions pouvaient s’y glisser. Pour une nature comme celle de Gérard Seguey, ce ne devait pas être la moindre épreuve que l’attroupement des curiosités mondaines autour de son sort.

«Château de Valmont.» Ce nom représentait ce qu’elle connaissait dans la vie de plus délicat. Elle l’avait toujours entendu prononcer avec une intonation de respect et d’admiration. Mais, sur ce papier de couleur groseille, il ressortait avec une sorte de brutalité, comme si une grossière réclame en eût aboyé les syllabes et les eût jetées à la face de ceux qui entraient.

Ses réflexions l’absorbaient si profondément qu’elle n’avait pas vu la porte s’ouvrir sur un jeune homme, habillé en noir avec un goût sobre, qui avait fait signe au premier clerc qu’il allait attendre, et s’était assis sur une chaise.

Il pouvait avoir une trentaine d’années. Grand, mince, le visage allongé, les yeux très clairs dans un teint brun, il avait dans toute sa personne un charme de finesse.

Deux ou trois fois, il avait regardé du côté de Paule, cherchant discrètement à la saluer, mais attendant d’être reconnu. Dans le jour poussiéreux de cette salle d’attente, sur le fond chocolat de la boiserie, elle le vit enfin. Sa tête se détachait, découverte, un peu inclinée:

—Gérard Seguey...

Il vint à elle, lui serra la main et prit à son côté une place libre sur la banquette. Elle en éprouvait un sentiment mêlé de trouble et de gêne, peut-être à cause des pensées qu’elle venait d’avoir et aussi de cette affiche qui était maintenant juste devant lui.

Il ne paraissait pas s’en apercevoir et lui parlait de son deuil récent, d’un ton mesuré, choisissant ses termes. Elle aussi essaya de dire quelque chose sur le malheur qui l’avait atteint, prépara une phrase dont elle ne sut que faire et se tournant simplement vers lui:

—Votre mère était une femme délicieuse.

Elle avait appuyé sur le dernier mot, avec une sincérité dont il fut touché. Il ne répondit rien, mais ses paupières se relevèrent un peu sur son regard gris qui sembla contempler une parfaite image.

Ce fut à ce moment qu’elle découvrit qu’il lui ressemblait.

Puis, d’un ton différent, il parla de plusieurs familles qui étaient de leurs relations. Il passait d’une personne à l’autre. Sur un avocat célèbre, M. Peyragay, qui avait une maison au bord du fleuve, il raconta plusieurs anecdotes qui mirent entre eux quelques sourires.

Elle était étonnée qu’il soutînt ainsi leur conversation. Il y avait longtemps qu’elle ne l’avait vu, et c’était la première fois qu’il la traitait en jeune fille. Les paroles les plus simples, lorsqu’il les disait, prenaient une valeur qu’elle ne s’expliquait pas.

Les gens qui attendaient à côté d’eux, avec une expression d’ennui qui pétrifiait peu à peu d’insignifiantes ou lourdes figures, des joues mal rasées, lui paraissaient appartenir à une médiocre humanité: elle et Gérard, seuls, formaient ce jour-là, sur la laide banquette noire, un petit monde privilégié. Elle avait cependant conscience qu’il était d’une race plus fine que la sienne, à la fois forte et délicate, placée aussi par la culture, le milieu mondain, à un degré qui la dépassait.

Elle craignait qu’il la trouvât gauche, ou mal habillée, bien qu’il y eût entre eux un échange de sympathie qui la rassurait.

Il avait huit ans de plus que Paule et ne s’était guère occupé d’elle que pour lui prêter des livres de Jules Verne, quand elle était petite fille. Il semblait pourtant la regarder avec intérêt. Mais peut-être était-ce chez lui une habitude de réfléchir, sans en avoir l’air, chaque fois que reparaissait un visage qu’il avait connu et autour duquel se formait une atmosphère de souvenirs. Il avait le don de ne pas être inattentif et de trouver dans chaque personne plus ou moins mêlée à sa vie le prolongement de beaucoup de choses, bonnes ou mauvaises, qu’il aimait à revoir ou à s’expliquer.

Elle le rencontra à plusieurs reprises de semaine en semaine.

Un jour, il lui parla de la vente qui se préparait: sa sœur était veuve et avait des enfants mineurs. Ainsi présenté, cet événement familial paraissait tout simple, mais Paule sentait confusément que la vérité devait être plus douloureuse.

Tout en parlant, il regardait fréquemment vers la porte. Ses attitudes trahissaient une impatience qu’il réprimait mal. Elle ne savait à quoi attribuer ce regard assombri, cette dureté des traits qui le vieillissait. A plusieurs reprises, il avait tiré sa montre. Un moment, elle eut l’intuition qu’il ne la voyait pas, que sa présence peut-être lui était à charge, et une tristesse infinie accabla son cœur.

Son tour étant venu, elle entra dans le cabinet. Quand elle sortit, elle l’aperçut, assis dans un coin, qui parlait vivement à une jeune femme. Une contraction rapprochait ses sourcils froncés. Près de lui, le visage creusé, élégante toujours mais plus vieillie qu’elle ne l’eût cru possible, Paule, dans un éclair de mémoire, reconnut sa sœur. C’était bien cette séduisante Anna de Pontet! Sa taille amaigrie gardait une grâce indéfinissable, mais qu’étaient devenues sa jeunesse et son assurance? Paule en passant la regarda à peine, assez cependant pour remarquer combien devant son frère elle semblait craintive. Un éclat fiévreux animait ses yeux à la fois humbles et passionnés.

Paule emporta, avec une obscure impression d’angoisse, la vision de Seguey penché, le front sombre et plein de reproches, sur sa sœur muette comme une coupable.

La semaine suivante, comme elle arrivait, elle le trouva sous la voûte qui conduisait dans la cour morose. Il lui parut plus changé encore, contracté, nerveux. Une expression de fatigue modelait étroitement son visage sur son masque osseux:

—Ah! lui dit-il en la saluant, vous venez encore dans cette maison. C’est un ennuyeux endroit pour se rencontrer. Moi, du moins, j’en ai fini pour quelque temps. Vous ne m’y verrez plus.

Elle le regardait, atterrée et désorientée.

—Mais, continua-t-il, sur un ton plus doux, je ne vous y verrai pas non plus, et je le regrette. Mon seul bon souvenir ici, ce sera le vôtre...

«Déjà, pensa-t-elle, c’est déjà fini!» Il lui avait dit, quelques jours avant, qu’il devait partir pour l’Angleterre, mais elle ne croyait pas que ce serait si tôt.

Il paraissait maintenant songeur, lent à la quitter, comme s’il eût entendu les paroles qu’elle ne disait pas:

—Je ne resterai pas très longtemps absent, deux ou trois mois. Cet été, nous nous reverrons peut-être chez les Lafaurie...

Elle restait devant lui, silencieuse, sentant monter une ondée de sang qui se répandit dans le tissu jeune de ses joues.

L’esprit mûri par le chagrin a souvent une sorte de double vue. Paule comprenait avec une étrange force de tendresse que Seguey souffrait, mais aussi qu’il lui appartenait à cette minute comme l’ami est à son ami. Meurtri, malheureux, n’était-il pas un peu son frère? Les droits ineffables de la compassion dilataient son cœur qui aurait voulu s’ouvrir pour qu’il vît en face sa sympathie vraie. Mais elle sentait combien toute manifestation eût été sotte et déplacée.

Il lui serra la main, d’une manière qui lui donna l’impression furtive qu’il la remerciait.

Dans la salle d’attente, l’affiche rose venait d’être ôtée. Le château de Valmont avait été vendu le jour même, sur une mise à prix de trois cent mille francs. Le premier clerc lui apprit le nom de l’acheteur, un grand négociant en grains, qui avait réussi l’année précédente une énorme spéculation.

Son attente dans la pièce obscure lui parut ce jour-là accablante et interminable.

Mᵉ Gratiolet n’était pas un vieux pontife en cravate blanche, mais un petit homme au teint blafard, rondelet, farfouilleur, qui remuait des paperasses du matin au soir. Son œil jaune happait au passage les points litigieux, les vices de forme. Quand il commençait, Paule d’avance demandait grâce: elle se sentait la pauvre souris que le chat mangera quand il lui plaira.

Dès qu’elle fut entrée, il prit un air gracieux et confidentiel; et comme s’il eût trempé ses mots dans du sucre:

—Un de mes clients m’a soumis un projet de mariage qui vous concerne.

Elle le regardait gravement, le cœur étouffé, dans l’attente d’une vérité trop belle et presque impossible dont elle redoutait l’éblouissement.

Mᵉ Gratiolet s’attardait aux préliminaires, important, les yeux sarcastiques, sensible au plaisir de donner à une communication si intéressante un air de mystère. Avec sa figure blanchie par la vie recluse, sa vieille jaquette et ses manières de ronge-papier, il eût entaché de vulgarité les plus belles choses.

Il s’agissait d’un M. Talet.

Elle l’interrompit:

—Je sais, je le connais. C’est-à-dire que je l’ai vu l’année dernière, une ou deux fois. Mais je ne veux pas me marier.

Assurément, elle ne le voulait pas. Comment avait-elle pu imaginer que Gérard Seguey, s’il avait une demande à lui adresser, la lui ferait parvenir de cette façon? Dans le feu de sa déception, c’était une revanche de penser que cela du moins était impossible.

Cependant Mᵉ Gratiolet en venait aux chiffres: cent mille francs de dot, trois cent à attendre, des affaires qui rapportaient environ cinquante mille. Le père, M. Jules Talet, était courtier en même temps que propriétaire en Médoc, du château Caillou, un cinquième cru. Il venait d’associer son fils.

Elle essayait de l’arrêter:

—Ce n’est pas la peine.

Résignée, elle le laissa dire. Elle se rappelait bien ce M. Talet. Chaque année, à l’époque des écoulages, il venait aux Tilleuls goûter le vin nouveau, s’en gargarisait, crachait sur le sable de longues gorgées et faisait tourner longuement dans sa tasse d’argent la belle flamme sombre bordée de rose. A Mme Dupouy, qui attendait son verdict sur le seuil du chai, il confiait toujours que le vin recélait une saveur douteuse, un peu de douceur, «une pointe de verdeur», mais qui passerait. Puis il s’asseyait au salon, son pardessus déboutonné. Paule assistait à cette conférence où l’affaire était bien des fois reprise et abandonnée, parmi des doléances de propriétaire, dont M. Talet répétait qu’elles étaient les siennes. Mme Dupouy espérait-elle que les prix monteraient au printemps prochain, il levait des mains compatissantes et prophétisait d’une voix enrouée une baisse certaine! Le bordereau signé, il restait un moment encore, apaisé, plein de bonhomie. L’année précédente, il avait amené son fils, un grand garçon blond, décoré, de corps un peu massif, qui ressemblait à un Hollandais. Celui-là avait une physionomie sérieuse et laissait tranquillement s’agiter son père. Au moment de la livraison, il était revenu, tout seul cette fois, et avait été très courtois.

Paule se rappela brusquement qu’il l’avait beaucoup regardée. Le ressentiment qu’elle en éprouva lui fit paraître cette scène encore plus pénible. Le désir de s’en aller, de respirer seule et tranquille, délivrée de toutes ces choses, creusait un grand cercle bleu autour de ses yeux. Elle répéta d’une voix ferme:

—Je vous assure que c’est inutile.

Mᵉ Gratiolet lui faisait maintenant les représentations convenables: sa famille se préoccupait; son devoir exigeait qu’il la mît en garde... Puis ils revinrent aux comptes de tutelle et à une autre succession, celle de son grand-père, dont le règlement traînait depuis des années. Il y avait des ventes à effectuer, des remplois de fonds.

Elle l’écoutait, le regard vague, ne comprenant rien, si ce n’est que Mme Dupouy avait perdu beaucoup d’argent.

Ainsi, pendant qu’elles vivaient toutes deux si modestement, calculant les moindres dépenses, dans leur retraite campagnarde, une partie de sa fortune sournoisement s’était échappée, avait fui sans qu’elle s’en doutât, par des fissures invisibles. Était-ce possible?

Le notaire expliquait:

—Les mauvais placements... Des valeurs qui baissent.

On pouvait donc se ruiner de cette manière mystérieuse.

V

Le printemps passait.

Les lauriers étaient défleuris,—ces lauriers qui portent le long de leurs rameaux, entre les bouquets de feuilles luisantes, des fleurs blondes comme des abeilles. Les grappes de la glycine pendaient toutes molles. Leur jonchée traînait au bas des vieux murs.

De la fenêtre de sa chambre, Paule avait suivi les transformations d’un bosquet de boules-de-neige. Les petites têtes vertes, d’abord confondues avec le feuillage, étaient devenues chaque jour plus grosses et plus pâles. Maintenant, elles étaient d’un blanc mat et courbaient les branches; demain, elles s’inclineraient davantage encore, lâches, prêtes à l’éparpillement qui couvrirait la haie d’épine et le morceau de gazon foulé.

Un rossignol invisible chantait le soir et jusqu’au matin. Il lançait deux fois, trois fois, sa note flûtée, puis un trille où sa petite âme délirante se brisait en perles.

Après le départ de Seguey, Paule avait eu des jours de tristesse. Où était-il? Le reverrait-elle? Elle imaginait mal qu’elle pût le retrouver chez les Lafaurie. La pensée d’être avec lui au milieu du monde la remplissait de timidité. Sa solitude développait un de ces sentiments que tout favorise, la beauté, le calme de la campagne. Nul ne peut dire ce qui s’amasse ainsi de rêve dans des vies qu’on croit monotones. Paule songeait qu’elle pourrait toujours l’aimer de loin, l’aimer sans rien dire; ses vingt ans reformaient cet idéal des grandes amours silencieuses qui ne survit guère à la jeunesse.

Devant ses vignes, ses prés où montait la belle herbe verte, des forces profondes la ranimaient. Ses responsabilités nouvelles, toutes les décisions qu’il lui fallait prendre, la changeaient un peu, la faisaient plus réfléchie et plus courageuse. Son esprit travaillait beaucoup. Mlle Dumont, quand elle arrivait, menue et soignée, ses mains gantées de fil gris sur son petit sac, la trouvait entourée de livres et de journaux d’agriculture. Elle lisait le Vieux Vigneron, le Réveil rural, et suivait de mois en mois un calendrier agricole qui était signé: Grand-Père Sylvain.

La vieille demoiselle paraissait troublée:

—Vous devriez continuer de faire comme votre mère a toujours fait. C’était une femme prudente et de bon conseil.

Quand les paysans rentraient du travail, devant la porte de leur maison ou sur le seuil de l’écurie, elle leur parlait longuement de ces choses. Ils hochaient la tête:

—Peut-être bien!

Mais le soir, en mangeant leur soupe, ils reprenaient toutes ses paroles. Ils les commentaient le samedi, dans la boutique du coiffeur, qui est au village le lieu de réunion, presque le club, où se discutent les affaires, la politique, la chasse et les syndicats. Des figures se penchaient, hermétiques et silencieuses, pour mieux entendre.

Les yeux suivaient aussi sa voiture basse, qui avait un coffre jaune entre deux roues bleu-clair.

Cette jeune fille qui allait et venait, presque toujours seule, conduisant elle-même un petit cheval, faisait sur les esprits une impression considérable. Plus d’un ruminait de lui proposer des combinaisons. Un travail de taupe se développait, qui convergeait vers son domaine, enveloppant de galeries souterraines sa vie isolée. L’idée prenait racine dans plusieurs cerveaux qu’il y avait avec elle quelque chose à tenter. Elle devenait une occasion de fortune, une chance à courir, dont on ne savait pas encore la juste valeur, mais qui mériterait d’être étudiée, creusée jusqu’au fond. Dans la vie paysanne, en apparence toujours pareille, il n’est pas un événement qui échappe à la réflexion. Ceux-là seuls réussissent qui s’attachent aux choses avec âpreté, les palpent, les pressent pour en extraire les possibilités qu’elles peuvent renfermer.

Dans presque toutes les petites maisons accrochées au bas du rocher, et au pied desquelles la palud venait s’arrêter, l’opinion était établie que Paule était très riche. Certains bâtissaient sur elle un roman, cette histoire de l’orpheline qui, dans l’imagination populaire, tient toujours un peu du feuilleton et de la littérature à cinquante centimes.

Un après-midi, comme la jeune fille cousait à l’ombre des ormeaux, assise sur un banc, elle aperçut au bout de l’allée un homme portant la longue blouse bleue des maquignons, qui venait vers elle.

Il salua de loin et se rapprocha en saluant encore.

Elle lui demanda, son aiguille en l’air, s’il avait besoin de la voir.

Il ne parut pas avoir entendu, parla du temps qui était beau, remit sa casquette et attaqua enfin la question:

C’était pour les prairies, une idée lui était venue...

Il avait pris un air souriant:

—Je pourrai peut-être vous les louer, ou seulement couper le foin. Chacun en aurait sa moitié: la vôtre, la mienne. Ce serait de l’ennui de moins pour vous. Justement que le travail presse dans les vignes au moment des foins et qu’on n’a jamais assez de personnel. Alors, on attend, le foin se gâte, il devient tout blanc, de la paille quoi...

Il avait, dans sa figure rougeaude, les gouttes claires de deux petits yeux à demi cachés par des paupières plantées de cils roux; et le regard ainsi clignotant, il risquait ses phrases avec précaution, surveillant l’effet qu’elles semblaient produire, ménageant des silences plus ou moins longs, prêt à s’avancer, à laisser entendre quelque chose d’autre, mais non moins capable de recul, d’atténuation, de retraite habile:

—Ce n’est pas que l’herbe soit bien épaisse, mais j’ai des bêtes, cela me ferait toujours de la nourriture.

Louer ses prés, ou en donner la coupe à l’entreprise, elle n’y avait jamais pensé. Enfin, elle verrait, elle réfléchirait.

Il s’en alla, patelin, bonhomme, et revint sur ses pas:

—Vous me connaissez bien... Délicat Pouley.

Il redit son nom deux ou trois fois, en appuyant sur chaque syllabe, pour qu’il entrât dans la mémoire de la jeune fille:

—Allons, au revoir, je repasserai.

Elle le regarda s’éloigner, réfléchit un moment, puis chassa de son esprit ce problème nouveau qui l’embarrassait.

Elle se promena au bord de l’eau. Le ciel était d’un bleu de mois de Marie. Un arôme indéfinissable noyait la campagne, cette pénétrante odeur de la vigne en fleur, que la brise déplace en entraînant comme des écharpes de parfum, que le soleil exalte, et dont les effluves baignent les feuilles de délices subtiles et presque secrètes. Paule avait l’impression d’une jouissance mystérieuse entrée dans sa vie. Le paysage resplendissait, tout trempé de lumière neuve. Il y avait sur le fleuve soyeux des barques menues et de petites voiles; une grande île, dans sa ceinture d’aubiers argentés, semblait un majestueux vaisseau de feuillage ancré au milieu du fleuve. Là-bas, à un détour de la nappe claire, Bordeaux mettait sur la rive gauche un liseré violet brodé de clochers.

Elle croisa des bicyclistes qui portaient sur leur guidon des bouquets de fleurs.

Ses yeux se tournèrent vers le coteau: au milieu des verdures fraîches, elle reconnut le cèdre de Valmont à sa masse sombre; par derrière, le soleil de mai éclairait un morceau de façade blanche.

A partir de ce moment, elle ne vit plus rien. Les allées et venues des promeneurs, l’attroupement d’une vingtaine de personnes sur une petite plage où deux équipes de pêcheurs, tirant à pleins bras, rabattaient le fond d’une seine, tout la laissait indifférente.

Si Gérard avait dû revenir pendant l’été, comme autrefois, dans son beau domaine, quelle douceur elle eût éprouvée à respirer le même air, à le sentir proche! Elle aurait eu l’impression qu’ils étaient ensemble. L’idée qu’elle ne reverrait plus le grand parc ombreux, le perron, lui semblait extraordinaire.

Vendre sa maison, c’était presque aussi affreux que de voir mourir.

Pendant ce temps, Pouley avait longuement fait le tour des prés, les mesurant de ses petits yeux et paraissant établir en silence des combinaisons, des calculs, comme si déjà il en était maître.

 

Il revint une seconde fois, puis une troisième.

Paule faiblissait, aux prises avec des difficultés qui s’enchevêtraient. Un de ses paysans avait eu le pied écrasé par une charrette. Juin s’annonçait capricieux. La nouvelle lune amenait une pluie fine, qui devenait à certaines heures plus serrée et plus abondante. L’eau ruisselait sur les tilleuls consternés, sur la vigne en fleur. Paule allait dix fois par jour dans le vestibule pour surveiller le baromètre: la colonne de mercure était basse et baissait toujours. Les paysans regardaient du côté de l’ouest, vers le «pied du temps» couleur de plomb; et ils répétaient:

—Cela changera au prochain quartier, ou à la pleine lune.

Mais, au fond, ils ne doutaient pas que tout fût ainsi jusqu’à «l’autre lune».

Paule, enveloppée d’un grand manteau, les cheveux emperlés d’eau sous son capuchon, les interrogeait:

—Vous croyez qu’il n’y aura pas une éclaircie?

Ils ne se prononçaient pas, sans toutefois la décourager:

—A la marée peut-être, si le vent tournait...

On regardait la fumée qui montait des tuyaux d’usine... ouest... toujours. Le vent ne tournait pas. Paule entendait dans le jardin passer les sabots; les pêcheurs mettaient des surouëts jaunes et de grandes bottes en caoutchouc; les poules étaient de lamentables paquets de plume mouillée.

Le journal disait: «Temps incertain. Une dépression qui va s’étendre.»

Le gros souci était qu’il fît beau pour la Saint-Médard: s’il pleuvait, on serait sous l’eau pour quarante jours. Précisément, ce matin-là, ce fut un déluge. Alors on mit son espoir en saint Barnabé. Les travaux étaient en retard, les vignes non liées croulaient dans les rangs, des maladies blanchissaient les grappes, et c’était un cauchemar que celui de la récolte déjà compromise. Il aurait fallu soufrer, sulfater. Les foins se couchaient. Louisa répétait sans cesse à Paule qu’elle allait tout perdre.

Le jour où Délicat Pouley la trouva ainsi lasse, découragée, il vit que l’affaire était à lui.

Elle lui montra les greniers qui s’étendaient au-dessus du chai et lui demanda s’il voudrait bien engranger son foin. Pouley objecta que c’était beaucoup de travail, en homme qui sent la partie gagnée et grossit les difficultés. Il ne cédait que pied à pied, posant sans cesse d’autres conditions, demandant que la charrette lui fût prêtée, puis un câble pour corder les charges, et encore la faucheuse, la faneuse et la ratissoire.

—Mais si vous les cassez?

Il eut un sourire; et prenant l’air que doit avoir un homme capable:

—Il y a beau temps que ça me connaît.

Il insinua:

—Vous me donnerez bien l’hiver le pacage. S’il n’y a pas de bêtes pour tondre l’herbe, elle ne pousse plus. C’est comme cela que les prés se perdent.

Elle hésitait, redoutant la saison pluvieuse où les bêtes s’embourbent dans les terres grasses, et inquiète aussi dans le fond, craignant d’être dupe:

—C’est pour cette année seulement. L’été prochain, je verrai ce que j’ai à faire.

Il partit enfin, la figure dilatée de joie.

VI

Quand on sut que Délicat Pouley avait réussi, la fièvre s’empara de ses concurrents.

Il y avait, en face de la grille qui ouvrait sur la grand-route, quelques maisons groupées sur le port. Un bouvier y occupait deux chambres et une cuisine; par derrière, l’étable donnait sur un pré bordé par des haies. Le soir, un chien au poil fort y gardait les bœufs; un petit cheval y paissait aussi, s’échappant souvent, à la recherche d’une herbe meilleure.

Tout le pays connaissait bien ce bouvier-là qui entreprenait des labours et des transports de bois à droite et à gauche.

Il s’appelait Auguste Crochard, et toute sa personne chétive et noire, infiltrée de bile, était faite en effet pour mordre et pour dévorer. Veuf d’une femme qui chargeait comme rien un quintal de son, et se levait à trois heures pour soigner les bêtes, il entrait en fureur à la pensée qu’il l’avait perdue. Une maladie de foie qui le ravageait aigrissait encore son humeur.

Ses voisins le haïssaient, pour sa cupidité et les querelles qu’il engageait à tout propos. Levé avant le jour, rossant son chien, allongeant de grands coups de fouet aux chats d’alentour, il était rongé de désirs et de convoitises. Il lui fallait se sentir le maître. Mais si âpres que fussent ses ambitions, son commandement ne dépassait pas les trois pièces de son logement et le pâturage qu’il avait loué. Toutes les vignes qui l’entouraient, les pièces de terre, il avait envie de les tondre, de les décharner. Il supputait quelles pouvaient être ses chances de s’y établir. Tous les propriétaires du pays, il les connaissait pour avoir fait des labours chez eux ou leur avoir apporté du bois. Il s’était formé une idée de leur caractère, de leurs ressources. Parfois, un vertige lui prenait l’esprit à la pensée que certaines terres hypothéquées pourraient être vendues pour ce que les paysans appellent un morceau de pain; mais jamais l’occasion d’une grande réussite ne s’était encore présentée.

Lorsqu’il soupçonna la victoire de Pouley, sa petite face terreuse, tourmentée et grimaçante comme une gargouille, devint toute noire.

Cette affaire qui était là, si près, qui lui revenait comme au plus voisin, qu’il avait couvée, elle lui échappait. Et c’était Pouley qui la lui arrachait, l’homme qu’il détestait entre tous les autres pour sa chance, son avancement, sa voiture rapide attelée du meilleur trotteur de la commune. Celui-là gagnait de l’argent, élevant des bêtes, revendant, suivant les foires, constamment heureux, engraissé par sa rapide prospérité. Et il lui enlevait cette occasion! Il venait à deux pas de lui, sous son nez, lui ôter son bien. Car cette affaire qu’il aurait pu avoir, elle était la sienne. Ah! le voleur! mais il se vengerait. Et cette jeune fille qui l’avait joué, elle lui paierait aussi ce tour-là. Une originale qui vous saluait sans vous regarder, juste de la tête. Les pauvres, pour elle, ce n’était rien. On avait beau vivre à sa porte, on n’existait pas.

Il la surveillait maintenant du matin au soir, jaloux de tous, dévoré du désir de s’approcher, de tendre l’oreille quand il la voyait près de la charrette de Mme Rose. Elle se détachait, avec sa sobre robe noire, son teint pur et lisse, sur le groupe des femmes en camisole. Il se demandait ce que la marchande pouvait bien lui dire, penchée ainsi, volumineuse, éclaboussée de rires et de grand soleil, et quel complot se nouait là, contre lui peut-être, quand la jeune fille restait la dernière, s’attardant à écouter les mots chuchotés.

Il se méfiait du charpentier qui raccommodait l’escalier et qu’il apercevait de loin, sciant des planches, derrière la maison. Celui-là était dans la place, et aussi les paysans, les pêcheurs mêmes. Le vieil Augustin avait l’air chez lui, toujours occupé à étendre ses filets ou à les dépendre, quand il n’était pas dans la cuisine à vider un verre. Le bonhomme jouait partie liée avec Louisa; et il haïssait cette femme sèche et dissimulée, qui devait tout gouverner là-bas. Celle-là certainement lui barrait la route, rogue avec lui, remâchant les injures qu’il lui avait crachées un soir de colère, devant les rires des voisins. Il ne lui pardonnait pas cette colère-là, qui empoisonnait ce qu’il méditait, maintenant qu’il aurait eu besoin de voir Louisa, de l’attirer chez lui, de la mettre dans ses intérêts, sans en avoir l’air, comme cela se fait, à demi-mots, quand on est des pauvres et qu’il faut bien se soutenir.

Mlle Dumont même, ne trouvait pas grâce devant lui. Qu’est-ce qu’elle voulait? Une mijaurée, une hypocrite, qui préparait des coups en sourdine!

 

Chaque propriété est un petit monde. Ses conditions de vie lui sont faites non seulement par le sol, le beau temps, la pluie, mais encore par un organisme plus ou moins solide, dont le maître est la tête, et qu’un rien détraque si la volonté est incertaine, l’outillage défectueux. Nulle part, peut-être, les passions ne sont plus tenaces, longuement couvées, surexcitées par mille piqûres, des affaires de chat et de chien, de poules perdues, de légumes arrachés la nuit dans un potager. Le passant qui regarde de la route ces carrés de terre si bien cultivés, des hommes qui labourent, de bonnes femmes groupées autour d’une lessive ou d’une basse-cour, a l’impression d’une vie monotone et irréprochable. Ah! la paix, l’air pur, l’honnêteté des gens et des choses! Les paysans ont une maison, du vin et du bois, des légumes dans leur jardin, des caisses grillagées bondées de lapins. A la campagne, on est bien heureux! Mais entre ces gens qui vivent porte à porte, ces femmes qui bavardent, quelle activité de soupçons, de jalousies, de pensées longuement conduites à leur but! Chaque famille qui en hait une autre a sa politique, sa manière d’aborder le maître, de semer en lui le mécontentement ou la méfiance. Les paysans entre eux n’en sont jamais dupes. L’un d’eux est-il renvoyé, ou bien va-t-il l’être, chacun dit déjà quel est celui qui le fait partir.

Crochard savait le bénéfice que l’on peut amener à soi en s’insinuant dans ces luttes sourdes. Le génie de Dupleix cajolant les rajahs de l’Inde, le regard double de M. de Talleyrand confiant successivement ses pensées secrètes au gilet de chaque plénipotentaire, dans un congrès célèbre, et faisant les amis de la veille se montrer les dents; tout cela, flair merveilleux et grandes trouvailles, se rencontre parfois en réduction dans le cœur de l’homme le plus inculte quand la passion lui souffle ses étincelles. Et quelle forge que le cerveau d’un illettré! Toutes les forces y sont captées par le maître obscur, l’instinct, qui enseigne les ruses, prévoit les embûches, découvre en chacun le nœud, la fissure et se repaît des crachats mêmes comme de l’aliment amer de la haine. Le temps est à lui.

Il y avait aux Tilleuls un assez nombreux personnel: un laboureur, deux ménages de vignerons gagés à l’année et un vieux bonhomme, le père Pichard, que Mme Dupouy avait gardé par bonté et parce qu’il était sur la propriété depuis sa jeunesse. Pendant les grands travaux du printemps et ceux de l’été, cinq ou six journaliers servaient de renfort.

Mme Dupouy n’était pas enterrée depuis trois semaines que Crochard commençait déjà à faire des avances aux uns et aux autres. Saubat, un petit homme de cinquante ans, trapu, velu, qui avait des épaules épaisses et des bras de phoque, lui montrait une mine assez rechignée. Sa femme aussi, corpulente et courte, la tête serrée dans un madras brun, le rejetait du regard au seuil de la porte. Quand elle le voyait venir, elle remontait ses lunettes sur deux bandeaux de cheveux noirs mélangés de gris:

—Qu’est-ce que vous voulez?

Il faisait l’aimable:

—Michel ne vous a pas dit, Léontine, s’il avait besoin de tabac? Je vais au village.

Elle le rembarrait:

—Du tabac... Ce n’est pas la peine de lui en parler. Il sait bien y penser lui-même. Quand il en voudra, qu’il aille en chercher.

Il se retirait, avec cette politesse excessive des gens qui ne sont au fond que violence:

—Alors, c’est bien. A une autre fois.

Pour Pichard, qui commençait à trembloter, il tirait de son gousset une tabatière à queue de rat. Le bonhomme y plongeait ses doigts rapprochés pour prendre une prise, se mouchait salement, larmoyait un peu. Celui-là l’impatientait:

«Vieux gâteux!» marmottait-il intérieurement.

Mais il cajolait particulièrement un jeune ménage entré depuis peu. L’homme, Octave, se montrait ouvert et un peu bavard. C’était un grand gars osseux, bien planté, la figure maigre et les mains énormes. Le dimanche matin, il l’emmenait dans sa carriole. Devant la maison du buraliste, qui tenait en même temps café et débit, le cheval s’arrêtait; Crochard tapait dans le dos de l’autre:

—Je te paie le vin blanc!

Quand Octave rentrait, il trouvait sa femme qui n’était pas sortie de la cuisine depuis le matin. Elle était tout occupée de son ménage, d’une petite fille qu’elle nourrissait. Il lui racontait que Crochard avait dit ceci et cela. Mais elle ne riait pas:

—Encore un qui veut te monter la tête!

Elle paraissait plus clairvoyante que lui, cette Aurélie, une petite femme brune, de parole vive. On ne lui en aurait pas tant conté:

—Les hommes sont si bêtes!

Crochard pensait:

«Je le tiens, celui-là. Je pourrai le mener sans qu’il se méfie. Une tête d’enfant, pas de malice, un gars qui dit tout.»

Il avait son plan. Il s’introduirait bien dans la place un jour ou un autre; alors, ceux qui lui résisteraient, il les ferait partir; s’il le fallait, ils partiraient tous. Les nouveaux, ce serait lui qui les choisirait. Quand la demoiselle en aurait assez, il affermerait: peut-être pourrait-il acheter même, en payant à terme...

Il n’attendait plus qu’une occasion, refoulant sa bile. Tant de fois, avec ses grandes montées de colère, le bruit et les coups, il avait ruiné en une heure ses combinaisons. Pour celle-là, il ne tirerait pas sur le mors avant l’arrivée. Pourtant, à trop patienter, il avait manqué l’affaire des prés, et c’était une chose qu’il aurait longtemps à se reprocher.

Pouley surtout l’exaspérait. Un matin, l’ayant aperçu qui venait avec son cheval prendre la faneuse, il ne fut plus capable de se contenir; à peine l’eut-il vu passer, assis sur le siège de sa machine, comme en haut d’un énorme insecte aux pattes repliées, il mit son béret et traversa enfin la route.

La maison, toutes portes et fenêtres ouvertes, respirait ces brises du matin qui ont passé sur les brumes du fleuve et sur la rosée. Paule debout, en peignoir blanc, ses cheveux relevés à la hâte en un chignon bas, arrangeait des fleurs dans un vestibule carrelé qui faisait communiquer la salle à manger avec le salon. A côté d’elle, sur un guéridon d’acajou, recouvert d’une tranche de marbre gris, elle avait posé une brassée d’iris qu’elle venait de cueillir dans le jardin, tout mouillés encore. Elle aussi, la grande et claire jeune fille, avait sur son cou et dans ses cheveux quelques gouttes de cette eau céleste où demeure une douceur d’étoiles. Tout à l’heure, comme elle revenait dans une allée, tenant pressée dans ses bras la gerbe de fleurs, une branche basse l’avait effleurée.

L’homme apparut dans la porte ouverte, chétif et noiraud, grimaçant son meilleur sourire. Il semblait suer péniblement l’amabilité:

—On m’a dit que mademoiselle avait besoin d’un laboureur?

Paule se retourna, un peu étonnée, avec une expression de bonté sur sa bouche fraîche:

—Non, je n’ai demandé personne.

Il se rapprocha un peu, franchissant le seuil, et tortilla de longues offres de service...

Elle continuait de prendre une à une les belles fleurs sculptées dans du givre, entre leurs glaives d’émeraude. La haute gerbe, dans un vase de porcelaine peinte contourné comme un coquillage, avait le jaillissement d’un chant printanier. Paule allant et venant autour de cette clarté semblait en être revêtue. Il se dégageait d’elle cette fraîcheur que la jeunesse n’a parfois qu’une heure, avant que l’aient touchée certaines laideurs dont la flétrissure est ineffaçable. La manche ouverte de son peignoir au-dessous de son bras nu volait comme une aile.

Elle réfléchissait, c’était bien vrai qu’elle se trouvait embarrassée. Le domestique qui menait les bœufs lui avait dit le matin même qu’une de ses bêtes était blessée: un grand clou planté dans un pied avait provoqué un abcès. Sa pensée voyait déjà les labours en retard, l’herbe dans les vignes; tous les autres travaux seraient arrêtés.

Le lendemain, Crochard marchait au milieu d’une allée, son bœuf massif à côté de lui et l’attelait à la charrue. Sa petite tête, redressée cette fois et arrogante, jetait des coups d’œil perçants à droite et à gauche.

Les scènes commencèrent.

Les disputes conservent depuis des siècles dans le Bordelais une verdeur et une extraordinaire richesse de vocabulaire. Nulle part peut-être les éclats d’une querelle n’ont tant de couleur et de mouvement. Deux femmes surtout, plantées face à face, peuvent s’insulter pendant des heures, sans que s’affaiblisse ce torrent d’injures. Tout au contraire, il rebondit et grossit toujours.

Si Paule avait donné la moindre réplique, la scène que lui fit Louisa «rapport à Crochard» aurait pu durer la journée entière. Elle ne comprenait pas, elle, l’entrée dans la propriété d’un homme pareil, un ivrogne, un fumier, qui insulterait tout le monde, et mettrait la vigne à feu et à sang; un méchant sujet qui cherchait toujours quelque os à ronger. Ah! le bel homme, le joli garçon, il aurait mieux fait d’aller se cacher. Dieu merci, elle y voyait clair, elle n’avait pas besoin de mettre ses lunettes. Un laboureur, elle en aurait trouvé ailleurs, et même dix, s’il l’avait fallu. Le bœuf n’était pas aussi malade qu’on le prétendait: on faisait une bien grande affaire pour un mauvais clou.

—C’est étonnant, confia Paule à Mlle Dumont, comme les vieilles domestiques deviennent tracassières.

Mais les pires scènes furent celles de Crochard lui-même, bientôt enhardi, prenant pied partout, lançant d’abord à ses ennemis des morsures rapides, puis les tenant plus longuement entre ses mâchoires, les mastiquant à pleines dents, les couvrant de fiel.

VII

Tout le monde parlait de la sécheresse.

Août amenait des chaleurs torrides. Le soleil de midi blanchissait le ciel; une buée aveuglante tremblait sur les vignes. Jusqu’à trois heures, la campagne était vide, les volets fermés. Les gens se lamentaient sur les puits taris. On trouvait dans les basses-cours des poules crevées.

Dès qu’on entrait dans une cuisine, un nuage de mouches vous enveloppait.

Le soir, la terre et les murs dégageaient une si épaisse chaleur que l’on étouffait encore à la respirer; on apercevait des gens couchés au bord de l’eau, cherchant la fraîcheur. Parfois, un orage lentement amassé éclatait enfin.

Paule commençait à se sentir lasse.

Pouley, qui avait pour elle des prévenances, arriva un matin avec un grand panier fermé. Il lui apportait un petit chien qu’un maquignon de ses amis lui avait donné.

C’était un fox d’écurie, au poil assez fin, à la queue coupée. Il avait de beaux yeux d’agate dans des taches de poil noir et feu qui semblaient tracées au pinceau. Une raie blanche les séparait au milieu de la tête.

Le panier ouvert, dès qu’elle le vit, avec son museau frais, sa petite truffe noire, point effrayé du tout, sautant, aboyant, elle eut un mouvement de plaisir:

—Il est bien gentil. Comment s’appelle-t-il?

Pouley, souriant, ne savait pas.

Elle l’avait appelé Boli.

Il était extrêmement vif, rapide à la course, et jetait le désordre dans la volaille. On le voyait passer comme une flèche blanche, poursuivant le chat. Son compère niché sur un arbre, il sautait au-dessous indéfiniment, aboyant à en perdre haleine.

Paule était sans cesse occupée à le retrouver. On l’entendait appeler:

—Boli... Boli...

Il reparaissait deux ou trois secondes.

Avec lui, il n’y avait pas moyen de causer ni de s’arrêter. Le temps de tourner la tête, on ne savait plus où il était. Elle frappait dans ses mains:

—Voyons, Boli, tu es insupportable!

Il sortait au petit galop d’un chemin, d’un chai, le nez toujours au vent, affairé.

Tout de suite, il s’était attaché à elle, la tyrannisant: pendant les repas, il écorchait sa robe de ses ongles rudes; quand elle se préparait à sortir, il la surveillait, couché en rond dans un fauteuil; si elle le laissait, c’étaient des regards à fendre le cœur: puis, quand elle rentrait, des aboiements, des colères folles.

La nuit, il sautait sur son lit, lui flairait le visage pour voir si elle n’était pas encore éveillée. Quand la chaleur était étouffante, il changeait de place, se jetait sur le parquet étendu à plat, essayait d’un fauteuil, d’un autre et poussait de petites plaintes vers la fenêtre.

Parfois, elle le retenait sur ses genoux, lui prenait la tête entre ses deux mains, et l’étouffait de grands baisers tristes:

—Il n’y a que toi qui m’aimes!

Elle était bien seule en effet.

Pourtant, l’idée ne lui venait pas qu’elle pourrait se faire une autre existence. Comme au premier jour de son deuil, elle eût répondu:

—Où voulez-vous que j’aille vivre?

Son pays, c’était celui-là, avec sa terre épaisse et riche, dans laquelle le feu de l’été ouvre des crevasses. Une campagne non point solitaire, mais pleine de grâce, soulevée par le mouvement paisible de ses coteaux; pleine de vie aussi, parcourue de ronflements d’automobiles et liée par le large flot brillant du fleuve à la grande ville, dont elle voyait le soir scintiller les feux.

Elle se sentait là au bord de la foule, mais protégée des heurts, des malpropretés. Les remous souillés des faubourgs ne l’atteignaient pas. Et les énormes cités usinières, récemment créées, villes d’hier, postes avancés sortis du sol bouleversé comme de nouvelles forteresses, avec leurs tuyaux démesurés, leurs masses brutales en ciment armé, n’avaient pas poussé leur conquête jusqu’à sa commune; quand bien même elles arriveraient au bord de ses terres, elle les défendrait.

Autour d’elle, des agents d’affaires et des usiniers achetaient beaucoup. Il était sans cesse question de domaines vendus ou qui allaient l’être. Mlle Dumont lui avait même transmis une proposition qui venait du père d’une de ses élèves:

—Céder les Tilleuls!

Elle aurait voulu qu’on lui en offrît un prix énorme, un million peut-être, pour avoir le plaisir de le refuser.

Ses terres, elle leur était attachée d’une passion innée, plus vieille qu’elle-même, qui plongeait ses racines dans une famille dont elle était pleine, toute la famille paternelle, des hommes et des femmes robustes comme elle, nourris de cet air, orgueilleux de ces vignes, du vin éclatant dont elles ruisselaient, et qui avaient ici même livré leurs batailles. Vivre comme eux, exercer leur autorité, ce rêve demeurait celui de toute sa jeunesse.

Que ce fût un plaisir pour elle de décider et d’améliorer, c’était ce que sa mère n’aurait jamais pu comprendre. Mme Dupouy, fille de fonctionnaire, avait été élevée dans une sous-préfecture à moitié dormante. Son rêve eût été de vivre dans un petit appartement avec une seule domestique, des revenus fixes. La gestion d’une propriété lui paraissait une aventure perpétuelle, une sorte de baccara. Longtemps, elle avait caressé l’espoir que sa fille, à sa majorité, se rangerait à son opinion. Mais il n’existait pour Paule que les Tilleuls au monde.

La pauvre femme soupirait:

—C’est fini. Elle sera comme son père. Il n’y aura pas moyen de l’habituer ailleurs.

C’était entre elles le malentendu de deux natures que rien ne peut jamais fondre tout à fait: la terrienne, indépendante, courageuse, qui aime les grands risques de chaque jour; la citadine, qui préfère son travail de fourmi dans la fourmilière.

Quand Paule y pensait, une tristesse se peignait lentement sur sa figure. Elle comprenait maintenant que le chagrin change, et que les pauvres yeux, fatigués, usés, ne voient pas la vie comme des yeux neufs. Après six mois de vie tout intérieure, une aridité l’envahissait: cette sécheresse d’âme qui est la souffrance des natures trop tendres, trop portées au rêve, qui s’épuisent elles-mêmes, et ne souhaitent plus rien pour avoir désiré trop passionnément.

Elle sortait vingt fois par jour, rentrait, changeait de place, essayait de lire. Dans la bibliothèque de famille, elle prenait toutes sortes d’ouvrages. Mais tout lui était sujet d’amertume et de lassitude. Quand elle rouvrait Eugénie Grandet, le livre cher dont son chagrin s’était nourri, Mme Grandet et sa fille travaillant côte à côte, l’une sur sa chaise à patins, l’autre sur son petit fauteuil, la faisaient pleurer. Elle se rappelait sa propre vie avec sa mère, leur entente de cœur, leur intimité. Charles Grandet ressemblait à Seguey. Lui aussi était malheureux, et si attrayant, d’un charme qui à travers le vieux livre la troublait encore.

 

Un matin, en se réveillant, elle se sentit comme délivrée de son dégoût, le cœur touché par un pressentiment de bonheur indéfinissable.

Elle regarda ses robes et pensa qu’elle devrait en commander une plus élégante. Elle voulait aussi un grand chapeau. A la campagne, il était inutile de porter un voile et que signifiait cet étalage?

Quand elle eut fait tous ses tours, surveillé ses gens, elle rentra vers midi avec une sensation de fatigue heureuse. Sa figure était brûlante. Elle avait ramassé sous les arbres des poires tombées. Comme elle les faisait rouler sur la table de la cuisine, elle aperçut le courrier que Louisa avait posé au coin du buffet: entre une lettre d’affaires et un catalogue, une petite carte était glissée.

Tout de suite, au-dessous de quelques lignes d’une écriture fine et charmante, la signature se détacha.

Bien des jeunes filles, élevées selon les idées actuelles, ne pourraient comprendre l’émotion que Paule éprouva en recevant cette carte de Gérard Seguey. Dans l’étouffement de la surprise, elle ne sentit d’abord que de la joie. Puis des scrupules la tourmentèrent à la pensée qu’elle devrait peut-être répondre. Elle était troublée. Mais le rayon d’un jour nouveau, touchant le cœur d’une jeune fille, fond comme la rosée cette première délicatesse. Moins d’une heure après, tout était changé. Son âme s’élargissait dans la douceur de cette aventure. Sa mère sans doute, avec son caractère tellement craintif, attaché aux anciennes règles, l’eût désapprouvée. Mais entre Gérard et elle, le jour de la vente de Valmont, il y avait eu un appel si fort de compassion et d’amitié qu’il ne lui était plus possible de le considérer comme un étranger. Il pensait à elle. C’était naturel. Si elle ne répondait pas à son souvenir, il pourrait croire qu’elle était oublieuse ou indifférente. Avant même de lui avoir écrit, elle se sentait justifiée, sûre que son cœur ne la trompait pas.

Sa vie fut désormais remplie par l’attente.

A l’instant où il lui avait dit, dans le passage sombre: «Vous ne me verrez plus», elle s’était sentie retomber dans sa vie déserte. Elle avait pensé: «C’est fini.» Pourtant, c’était un commencement. Tout ce qui arrivait lui paraissait merveilleusement extraordinaire... un si long silence, puis ce souffle qui changeait l’air et annonçait des jours inconnus.

Il y a dans l’ouverture toute la symphonie; dans l’enfance, la vie tout entière. Les lettres d’amour les plus passionnées n’auraient pas touché chaque fibre de son être d’une manière si mystérieuse que ces petites cartes. Elle en reçut une seconde, puis une troisième. Pour bien des femmes, elles eussent paru insignifiantes: quelques lignes expliquant la vue d’un jardin ou d’un monument. Au-dessous d’une grande église cuirassée de flèches, de niches, de sculptures, il avait écrit: «J’aime mieux la nôtre

La nôtre... Sans doute celle du coteau, la petite et vieille Sainte-Quiterie, derrière ses tilleuls, au fond de la place qui a la forme d’une queue de poisson. Dans ce mot si profondément doux, pour la première fois ils étaient ensemble, unis par une intimité d’âme, de sentiments et de souvenirs, possesseurs de la même beauté précieuse entre toutes, petit point unique dans le vaste monde.

Derrière une carte qui représentait un panorama triste et noir, il avait écrit: «Je me rappelle, sur notre rivière, les soirs qui ont la couleur des robes de Peau d’Ane.»

Elle, elle choisissait chez le buraliste des vues du pays: le coteau, le village, le jardin de l’hospice, avec trois sœurs comme des lis dans une petite allée, devant la chapelle; la maison de Mᵉ Peyragay, dont l’architecture, inspirée des grands maîtres du dix-huitième siècle, était délicieuse.

Un jour, comme elle remuait sur le comptoir quantité de cartes, dans une vieille boîte de carton qui sentait le vin et le tabac, elle eut un grand battement de cœur. Cette façade blanche, dans un paysage d’hiver, mais c’était Valmont! Le photographe maladroit l’avait prise en biais, à travers une grande branche recourbée qui se divisait comme une main énorme dans une chevelure de ramures fines. Cette carte-là, elle se demanda si elle l’enverrait. Finalement, elle la cacha au fond d’une boîte, dans son armoire, comme elle aurait fait d’une chose brûlante qui l’eût pu trahir. Le soir, elle l’allait chercher, regardait la porte, les fenêtres à petits carreaux: un rideau aperçu à travers les vitres l’attirait plus loin, jusqu’à l’âme même, dans l’atmosphère où les choses avaient autrefois vécu. Ses pensées flottantes se condensaient autour du délicat visage de cette maison. Pour ses deux sous, elle avait acheté un trésor de rêves.

Elle n’osait pas écrire comme lui: notre coteau, notre vieille église, mais elle lui disait: «Cette croix, c’est celle qui est en bas du petit chemin, vous rappelez-vous?» Il y avait dans ces quelques mots un appel rapide, une sollicitation à être fidèle.

Pour trouver dans un aussi mince sujet une telle exaltation de la vie du cœur, il faut avoir eu vingt ans dans la solitude, une existence silencieuse et pure, profondément ignorante des calculs humains. Il faut encore avoir été privé d’affection et posséder dans sa fraîcheur l’état de grâce de la jeunesse, ce don d’aimer comme on respire, pour le seul délice de se sentir vivre. Le monde se plaît à penser que ces sentiments n’existent plus. Il les traiterait volontiers de vieilles romances. Mais que l’on descende dans la vérité des plus humbles vies, on y verra que le printemps des cœurs n’est pas plus déteint que le rose des lilas, le bleu des pervenches, et les divines rosées du ciel sur l’herbe innocente.

Chaque matin, Paule se coiffait soigneusement en pensant à lui, changeant parfois la disposition de ses cheveux, attentive à chercher ce qui pourrait lui plaire, mais avec une profonde ignorance de l’art où excellent d’instinct les jeunes filles les plus dénuées d’âme et d’intelligence. A s’embellir, elle avait l’impression de faire quelque chose de précieux pour lui. Le temps fuyait, elle donnait ses ordres, passait en revue les occupations de chacun; mais, dans cette grande demeure immuable, un attouchement de rêve et de joie ensorcelait sa vie tout entière.

 

Elle allait souvent finir la journée chez ses paysans.

Les deux ménages de vignerons habitaient le même bâtiment, à droite du portail. La maison basse, d’une blancheur crue, donnait d’un côté sur la route, et de l’autre sur un potager. Dans les après-midi de chaleur, une vieille voile était tendue de ce côté et formait une tente devant la porte.

Aurélie poussait dans l’ombre la voiture au fond de laquelle dormait sa petite fille, protégée des mouches par un rideau de mousseline. Léontine, toujours méfiante, travaillait derrière sa fenêtre. Ses prunelles marron allaient sans cesse à droite et à gauche, ne laissant rien perdre de ce qui se passait. Une petite flamme s’y allumait parfois. Mais, dans ses propos de grosse matrone méridionale, elle se montrait circonspecte et précautionneuse; sur ses pires ennemis surtout, elle se donnait l’air de ne rien savoir.

Le ton changeait quand Paule lui parlait de ses maladies. Elle devenait alors volubile; un contentement se répandait dans sa voix grasse habituée à se lamenter. Tout la fatiguait, sa tête enflait, elle n’y voyait plus... elle avait comme une bête dans l’estomac qui le lui rongeait.

L’écurie voisine répandait une odeur forte. On entendait les sabots des chevaux sur la terre sèche et les coups de tête dont ils ont coutume pour chasser les mouches.

A côté, dans un petit hangar, un vieux bonhomme faisait chauffer une gamelle. Il poussait sous un trépied des brins de sarment. Elle lui demandait:

—Eh bien! Pichard, cette soupe est bonne?

Ou bien:

—Qu’est-ce que vous me racontez aujourd’hui, Pichard?

Il allait chercher une chaise pour elle dans une petite pièce où il y avait des chiffons par terre, et de vieilles savates sur toutes les marches d’un escalier en bois montant à l’étage. La table était sale, couverte de mouches, avec des croûtons de pain, quelques gousses d’ail, et une assiette jamais lavée dans laquelle il avait bu du vin avec son bouillon. Mais quant à mettre de l’ordre parmi ses hardes, il ne fallait pas y songer.

Paule arrivant, c’était la jeune reine chez le plus pauvre de ses sujets, le seul qui se fût jeté à l’eau pour l’en retirer.

Il avait des sentences sur toutes choses:

—La suie tombe dans la cheminée, c’est signe de pluie.

Ou encore:

—Je n’ai jamais aimé mentir parce que ça m’embrouille.

Ah! ce Pichard, c’était un type de ce pays!

Il vivait dans la propriété depuis cinquante ans. Sa vieille était morte; son fils avait appris le métier de mécanicien, s’était marié et travaillait à Bordeaux dans une grande usine. Lui n’aurait jamais voulu s’en aller.

Mme Dupouy le voyant seul, misérable, et craignant qu’il tombât infirme, lui donna un jour le conseil d’entrer à l’hospice. Mais il avait été pris dans tous ses membres d’un tel tremblement qu’elle en eut pitié:

—Ce n’est pas que je vous renvoie.

Il serait mort avant de partir.

Une voisine supputait qu’il devait avoir quelque argent. Un soir, discrètement, elle lui avait proposé de le prendre chez elle, moyennant qu’il lui abandonnât ses économies.

Ses économies!

Il y avait toujours eu un litre de vin à côté d’un verre sur la table de sa cuisine. Quand la bouteille était vide, il allait la remplir lui-même dans son petit chai, au robinet d’une barrique en perce. On ne trouvait pas mal qu’il allât pieds nus, la veste trouée, parce que tous pouvaient chez lui s’arrêter pour boire. Le dimanche, la cuisine décorée de vieux calendriers ne désemplissait pas. Au temps où sa vieille vivait encore, on entendait quelquefois du bruit; elle savait bien montrer la porte:

—Voilà l’heure où il est convenable de se retirer chez soi.

Mais, depuis qu’elle était morte, le logement si bien placé, au bord de la route, semblait fait pour qu’on y entrât.

Il avait sur lui des taches de vin: de grandes larmes bleues sur sa chemise, et du violet sur ses sabots. Tout le jour, il rôdait autour de la maison, occupé à ces besognes de vieux qui donnent l’illusion de l’activité: il battait les haricots et les fèves sèches, remplissait l’abreuvoir des poules.

Son bonheur, c’était de faire dans la vigne les petits travaux, les travaux de femme. Il ramassait après la taille les sarments coupés, arrachait l’été les repousses tout en bas du cep. Il dorlotait ces jambes torses. Chaque pièce de vigne avait un nom, rappelant d’anciens propriétaires ou encore quelque circonstance particulière. Les nouveaux venus ne les savaient pas ou les confondaient. Lui, traitait chaque pièce comme une personne:

Le Baraillot est beau cette année. Dans la Bécasse, il y a des manques. La Brunette, la pauvre, a été gelée.

L’année où Mme Dupouy avait décidé d’arracher une vigne pour en faire un pré, il ne pouvait pas croire que ce fût possible. Pendant la vendange, il soulevait les feuilles sur les pieds jaunis; et d’une voix qui chevrotait d’attendrissement:

—C’est sa derni...è...è...re toile...e...tte.

Depuis, il n’avait jamais convenu qu’elle était vieille, malade, et ne valait plus rien. Quand on lui en reparlait, il disait seulement:

—Vous verrez bien, madame, qu’on la replantera.

Ah! la vigne, la vigne, en avait-elle ruiné des gens, dans ce pays que le phylloxera avait ravagé, puis tant d’autres maux, la mévente, les maladies sournoises qui dévorent la grappe en quelques matins. Sur combien de petits domaines avait-on lutté, au delà de ses ressources, les pieds sur les terres hypothéquées, la ruine dans l’âme, la peur dans le sang, avec une passion qui était chez certains presque un héroïsme.

Quelqu’un a écrit qui le sait bien:

«Chaque lopin de terre représente une blessure.»

Aussi, quelles colères pendant les années de guerre, quand les usines attirèrent une foule d’Espagnols. Qu’est-ce qu’ils venaient faire? On n’avait pas besoin de ces étrangers: des hommes que l’on voyait passer sur la route, la figure tannée sous un béret sombre, le pas élastique; des femmes au teint d’orange mûre, aux bandeaux de suie, qui avaient des fichus à fleurs, de vieux jupons et des enfants nus. Tout ce monde s’était jeté sur les masures environnantes comme les mouches sur les pourritures. Les taudis, les hangars, les vieilles écuries, tout leur était bon. Leurs campements se grossissaient sans cesse de recrues nouvelles qui se disaient être des oncles, des tantes, des cousins.

Il ne disparaissait plus une poule, qu’on n’accusât les Espagnols de l’avoir volée.

Pichard disait:

—De la vermine, quoi!...

Et avec orgueil:

—Pour sûr qu’ils n’ont pas de si belles vignes!

Ses vignes, Paule les inspectait dans le tremblement de la chaleur: larges carrés de verdure dense, armées pacifiques, incendiées d’or, qui avaient pris depuis des siècles possession du sol, lui donnaient sa physionomie, en faisaient la gloire. Leurs alignements resserrés remplissaient leurs cadres, se barricadaient de fil de fer et d’échalas gris. Eux, les vieux ceps pleins de chansons, ils avaient une beauté d’ordre, de géométrie, détachant sur le scintillement du paysage leurs masses profondes et disciplinées.

Elle s’emplissait le cœur de ce décor, ne souhaitant rien d’autre, n’ayant jamais rêvé de l’Espagne, de l’Italie ou des beaux pays fabuleux.

Le soir, elle allait se promener au bord du fleuve. Le soleil baissait derrière le grand vaisseau de l’île feuillue; après l’embrasement de pourpre et d’or vert, le ciel lentement se décolorait. Dans le petit port, les barques flottaient sur leur image renversée.

L’esprit de Paule se dispersait dans l’avenir. Gérard Seguey sans doute reviendrait bientôt. Elle pensait au jour où elle le reverrait, à son émotion, à la robe qu’elle pourrait mettre. Elle essayait de se rappeler ses traits qui lui échappaient.

Au couchant, l’horizon prenait des teintes déjà froides. Mais un peu de la féerie s’attardait sur l’eau grise qui traînait des roses.

VIII

Septembre glissait, pâlissant le ciel, insinuant dans les feuillages ses touches d’or roux, et affinant de sa grâce un peu languissante les lourdes parures de l’été.

Les matins surtout n’étaient plus les mêmes.

La campagne respirait, mystérieuse, dans des mousselines. Une brume plus dense se pelotonnait dans le lit du fleuve. On entrevoyait au-dessous le glissement d’une eau gorge-de-pigeon.

La terre fumait.

Peu à peu, une teinte blonde se répandait. Les paysans disaient:

—Ça chauffera cet après-midi.

Toutes les maisons égrenées sur le bord du fleuve s’étaient réveillées. Au bout des allées d’ormeaux parfaitement droites qui les précédaient, leur façade blanche apparaissait non plus close et impénétrable, mais recevant la lumière par leurs fenêtres à petits carreaux.

Elles avaient, ces maisons du dix-huitième siècle, des grâces charmantes et particulières. L’une se décorait d’un péristyle à quatre colonnes et du bandeau qui bordait son toit. D’autres avaient le charme d’une grande porte ouvrant sur un vestibule, ou même seulement la beauté simple de quelques marches bien disposées, à pans coupés, formant un perron entre des murs tapissés de rosiers et de mimosas.

On disait de toutes qu’elles avaient été bâties par Louis; et si la main du maître ne s’était pas posée sur elles, du moins le rayonnement de son école les avait touchées.

Au moment où la cité toute proche s’embellissait de constructions vastes et magnifiques, elles étaient nées parmi les vignobles, bijoux alternés, discrètes «folies» qui composaient un cercle enchanté.

Les grands négociants qui venaient y faire leurs vendanges s’y sentaient aux sources de leur fortune. A Bordeaux, où ils possédaient de profonds hôtels, leurs appartements décorés de boiseries incomparables se développaient de même par-dessus leurs chais. Dans leurs salons, d’étroites lamelles de bois des îles, disposées en disques, en losanges, composaient des parquets précieux. Certains étaient traversés de flèches qui s’élançaient jusque dans les angles. Mais au-dessous, dans les ténèbres humides éclairées de loin en loin par une chandelle, roulaient les barriques. Ils s’endormaient sur leur fortune et les murs mêmes transpiraient des odeurs de vin.

Depuis, bien des crises s’étaient produites, et il n’était guère de domaine qui n’eût changé plusieurs fois de maître. Tous, ils appartenaient à une sorte d’aristocratie qui veut en Gironde avoir «sa campagne». Aux fortunes épuisées, d’autres peu à peu se substituaient, des orgueils nouveaux.

Avec l’automne commençant, le pays s’animait de luxe, de robes claires et d’automobiles. La vie élégante prenait possession des jardins éclatants de fleurs. Paule sentait autour d’elle ce murmure de fête.

Un dimanche, bien qu’elle eût recommandé à Louisa de ne recevoir personne, un homme âgé, à la longue barbe blanche, entra sans façon, accompagnant une dame vêtue de noir et qui s’excusait. Il se fraya un passage entre les fauteuils:

—Vous n’auriez pas voulu qu’on nous renvoyât?

Il n’avait pas revu Paule depuis l’enterrement et dit quelques mots de condoléances avec rondeur et bienveillance, en vieil ami de la famille, qui compatit aux peines mais ne veut pas qu’on s’attriste trop. Sa femme l’approuvait avec de petits mouvements de tête. Elle avait la figure reposée, placide, une toilette soignée et l’air bienveillant. Ses mains étaient croisées sur une belle ombrelle à manche d’ivoire.

Paule les faisait asseoir, étonnée et touchée de cette visite:

—Monsieur Peyragay, oh! comme c’est aimable!

Elle disait: Monsieur, au grand avocat que tous à Bordeaux appelaient Maître, non seulement dans le morose Palais de Justice en forme de temple, mais partout où apparaissait son ample redingote aux basques flottantes.

Il avait, avec ses larges vêtements, ses chaussures trop grandes, une majesté rabelaisienne. Jamais longue barbe sinueuse n’était descendue d’un visage plus savoureux.

Toute la Gironde était en lui, sur cette grande bouche voluptueuse faite pour déguster la plus fine chère, les vins excellents, mais aussi pour répandre d’une voix d’or les belles paroles enchanteresses. Cet homme qui, dans les grands jours des Assises, faisait pleurer le jury entier, avait le charme puissant d’adorer la vie. Une affabilité naturelle, un bon estomac, l’habitude des longs dîners aux meilleures tables l’entretenaient en joie et en belle humeur. Les goûts épicuriens s’alliaient chez lui, et avec la plus large aisance, aux principes d’ordre et de religion hérités d’une vieille famille conservatrice. Il était le conseiller écouté de la noblesse, des jésuites et des bonnes sœurs, mais aussi le confesseur de tous les divorces, apportant dans cette délicate fonction beaucoup de bonté, une inépuisable curiosité, et un goût de la femme que ses soixante-dix ans sonnés n’amortissaient pas. Le don de sympathie universelle qu’il avait reçu, il le rapportait sur elle tout spécialement—que cette femme fût une élégante, une petite bourgeoise ou une grisette. Il trouvait à lui manier l’âme, à écouter ses confidences, un intérêt toujours nouveau, jamais fatigué, qui lui soufflait à l’audience des mots étonnants. Dans cette Gascogne où l’orateur est vraiment le roi, il jouissait de ses succès, en galant homme, généreux de lui-même, sans cesse porté à écouter et à obliger. A peine installé pour l’automne dans sa maison de campagne dont Paule apercevait les balustres à travers les arbres, il avait pensé à la jeune fille.

—Qu’est-ce qu’elle peut faire ici toute seule?

Cette question, il la posait maintenant, profondément assis dans une bergère. Comment, pas d’amis, pas de réunions.... Mais elle laissait perdre sa jeunesse!

Paule secouait tristement la tête:

—J’ai eu tant d’ennuis!

Le vieillard tourna vers elle un œil petit et fin, d’un bleu brillant, qui semblait saisir au passage les pensées cachées:

—Des ennuis... lesquels?

Elle essaya de s’expliquer, énumérant les tracas quotidiens, mais incapable d’exprimer le fond de ses soucis, ce qu’elle sentait autour d’elle de menaces, et d’obscurités. Crochard maintenant lui faisait peur. L’avocat lui donnait la réplique sur un ton plaisant:

—Je vois, lui dit-il, votre partie est mal engagée.

Il se mit à analyser la situation, en vieux propriétaire qui connaissait le pays et les paysans, ayant écouté le récit de beaucoup d’affaires, et sondé toutes les convoitises que peut séparer un fossé envahi de roseaux ou l’épaisseur d’un mur mitoyen:

—Vous avez des ennuis, vous en aurez d’autres. L’important, quand on commence une partie, c’est de bien jouer les premiers coups. Lorsque les pions sont emmêlés mieux vaut souvent renverser le jeu et recommencer. Et encore faut-il changer ses moyens. Votre Crochard sait déjà où est votre faible.

Dans la niche de vieille soie qu’il remplissait toute, un peu renversé, sa tête majestueuse avait cette promptitude à se mouvoir, à droite et à gauche, qui trahissait chez lui l’habitude d’un auditoire.

Elle l’écoutait, désolée, de l’autre côté de la cheminée, frappée par cette idée qu’elle se trouvait peut-être prise aux pièges mêmes de ses maladresses et qu’il était trop tard pour s’en dégager.

Il continuait:

—Dans les affaires, comme dans le mariage, c’est le début qui décide le plus souvent en faveur de l’un ou de l’autre.

A ces derniers mots, une étincelle avait couru dans son petit œil bleu, qu’une paupière flétrie et l’éventail de rides fines comme des cheveux nuançaient sans cesse. Le mariage était le sujet dont il aimait parler aux femmes. Cette question était pour lui la pierre de touche sous laquelle se révélaient le cœur et l’esprit. Il la maniait sans embarras, d’une main alerte, avec l’expérience de toute sa carrière. Que pouvait-elle en penser, cette fille de vingt ans, qui gâchait ainsi dans la solitude un précieux moment de sa vie? Il fallait que sa famille n’eût aucun bon sens. Lui, au contraire, en dilettante, aurait eu le goût d’essayer sur cette nature neuve des idées qui jamais ne l’avaient touchée, de l’éveiller, de l’épanouir en une œuvre d’art et de joie.

Elle détournait un peu la tête, gênée et heureuse, se dérobant au charme:

—Tout dans la vie est si difficile!

Un moment après, ses beaux yeux châtains s’étaient animés. Une expression nouvelle entr’ouvrait sa bouche éclatante. M. Peyragay disputait avec elle, l’enveloppant d’arguments qu’elle n’avait jamais entendus, mais surtout changeant l’atmosphère, y suspendant des pensées radieuses. Ce vieil homme, qui avait embelli tant de causes douteuses, trouvait des ressources infinies pour plaider la plus discutée.

Sa femme parfois commençait le geste de l’interrompre, puis se résignait avec un sourire, ayant d’ailleurs passé sa vie sans réussir à placer son mot. Le moment qu’elle croyait saisir lui échappait toujours.

Il faisait maintenant à Paule le portrait de la femme qu’elle pourrait être et elle protestait, se donnant l’air d’être incrédule, mais enivrée intérieurement par les mots magiques. Personne ne lui parlait jamais du bonheur. L’instinct qu’elle en avait demeurait dormant, étouffé par une chagrine conception des chose que sa mère lui avait léguée.

—Les Lafaurie sont arrivés, déclara M. Peyragay qui s’était levé.

Il resta un quart d’heure encore, faisant un pas, s’arrêtant, n’arrivant pas à épuiser ce qu’il voulait dire.

Mais dans la pensée de Paule bourdonnait une seule phrase, obstinée et étourdissante:

—Les Lafaurie étaient arrivés...

Le grand salon paraissait changé. Son air de froideur et de solitude s’était dissipé. Les boiseries peintes en vert qui le tapissaient répandaient dans la lumière déclinante une teinte douce; les meubles un peu disparates, hérités de deux ou trois générations, ne dessinaient plus un cercle muet. Cette causerie vive et familière, cette flamme de l’esprit les faisaient revivre.

Depuis qu’elle était maîtresse dans cette maison, Paule n’avait désiré aucun changement, éprouvant pour ces vieilles choses une affection mêlée de respect. Le fond de l’ameublement était formé par des fauteuils à médaillon. Des bandes de tapisserie tranchaient sur le velours émeraude qui les recouvrait. La rosace du tapis d’Aubusson, étalée devant la cheminée, les avait toujours vus groupés autour d’elle. Mais, dans leur assoupissement, avec M. Peyragay, le plein air de la vie venait de pénétrer. Le vieil avocat ouvrait toutes grandes les perspectives: la jeunesse, l’amour, ses lèvres d’enchanteur s’étaient usées à les glorifier, des ondes de joie se répandaient. Paule avait l’impression que son fardeau glissait, que ses yeux voyaient, et un contentement extraordinaire soulevait son être.

Dans cette voix qui engourdissait magiquement les juges, sous leur toque, les amollissait, les transportait dans un monde de philosophie et de bienveillance, elle entendait pour la première fois le chant de la vie. Ce chant n’était ni hésitant ni mélancolique. Il annonçait au contraire que la tristesse a tort, et qu’il en est de l’avenir ainsi que d’un banquet parfumé, orné, où il ne faut pas manquer de trouver sa place.

IX

Toute la société essaimée dans les domaines du coteau et au bord du fleuve se retrouvait le dimanche à l’église, pour la messe chantée de dix heures.

C’était un sujet de grande agitation pour la sacristine, qui avait la tâche de guider dans les rangées de la nef des familles si considérées, pouvant toutes prétendre aux meilleures places. Elle aurait aimé dispenser à chacune des faveurs spéciales. Cette répartition de prie-Dieu et de chaises devenait dans son esprit une question de préséances, qu’elle croyait fermement être la seule à pouvoir régler.

Pour les deux premiers rangs, les contestations n’étaient pas possibles: ils étaient réservés, par tradition, à une famille de la noblesse, presque une dynastie, patriarcale, nombreuse, de foi militante, dont trois générations apportaient chaque semaine au pied de l’autel le même type physique et moral fortement marqué. Mais, par derrière, les hésitations commençaient. Il fallait tenir compte des prie-Dieu marqués aux initiales de quelques dévotes, rétives et méfiantes dans leur robe noire, formant des îlots de résistance qu’il était impossible de déplacer. La question se grossissait, certains dimanches, de difficultés insoupçonnables, quand un groupement quelconque de la commune célébrait sa fête, poussant sous les voûtes décorées de guirlandes de mousseline un défilé de jeunes gymnastes, avec musique et bannière en tête, le groupe suranné et vénérable des vétérans de 70, ou le flot compact de la Société des Combattants. Ces jours-là, les fidèles étaient refoulés en désordre dans les bas côtés, où ils manifestaient par leur désir de s’agiter et de piétiner l’horreur qu’éprouvent toujours pour la compression et le manque d’air les natures villageoises, habituées à l’espace, et qui ne craignent rien tant que de ne pouvoir pas bien respirer.

L’église se trouvait sur la hauteur, enveloppée de deux routes, dont l’une en terrasse sur le vallon. Elle était vieille, d’un gris mordoré, présentant à la montée perpétuelle des gens et des choses son clocher-arcade. Il se dressait au beau milieu de la façade. C’était, à la mode de la Gascogne, un haut fronton, qui portait les cloches, entre deux ailes accroupies dans un mince jardin planté d’ifs taillés.

L’ogive du portail avait la forme d’une mitre d’évêque. Deux cordons de pierre la dessinaient comme des bourrelets posés gauchement. On y insérait, aux grandes fêtes, une guirlande de verdure.

Devant ce portail, autos et voitures évoluaient le dimanche sur la petite place triangulaire, sous le feuillage des tilleuls, et allaient se ranger un peu à l’écart, voisinant avec l’humilité résignée des ânes. Les groupes campagnards, qui ne se décident à descendre les marches que lorsque retentissent les premiers chants, échangeaient autour des bancs, des paroles pesées et circonspectes. Enfin, aux derniers battements des cloches le troupeau des garçons se précipitait dans un bruit d’orage. Le curé, dont un enfant de chœur relevait la chape, parcourait l’allée en faisant s’incliner les têtes sous le goupillon, cependant que le groupe des chanteuses brusquement dressées contre l’harmonium jetait aux piliers romans sa gerbe de voix:

Veni Creator....

L’assistance se tassait peu à peu. La messe commençait.

Ce dimanche-là, le prêtre était déjà monté à l’autel, entre deux rangées d’enfants de chœur, coiffés de rouge, dont la sagesse variait instantanément selon qu’ils étaient sous les regards de leur pasteur ou derrière sa belle chasuble blanche, ornée d’une croix d’or. Le Gloria venait même d’être entonné, devant l’assistance qui retournait bruyamment les chaises, lorsqu’un mouvement de curiosité se produisit au fond de l’église: Paule s’avançait vers le portail ouvert.

Il y avait des mois qu’on ne l’avait pas vue à la messe. Sa mère morte, la règle qu’elle représentait s’était détendue. La jeune fille avait redouté d’être exposée à tous les regards de la paroisse; son âme blessée croyait les sentir braqués sur elle avec insistance pour estimer son degré de peine; mais, plus encore, elle ne pouvait souffrir de revoir l’allée où le cercueil avait reposé, entre deux rangées de cierges, avant de s’enfoncer dans des ténèbres plus profondes. Son sentiment s’étant ainsi substitué aux lois établies, il lui avait paru que son chagrin était devant Dieu la meilleure prière, et qu’elle n’avait pas besoin d’en chercher une autre.

Mais, ce matin, elle s’était habillée de bonne heure avec l’idée d’aller à la messe. La visite de M. Peyragay avait ranimé en elle une force joyeuse. A Pichard, qui ouvrait le portail devant son cheval, elle avait crié:

—Vous ne venez pas?

Tout en regardant s’éloigner la petite voiture, dont le fond touchait presque le ruban de la route blanche, le vieux marmottait:

—Bien sûr que je ne sais pas s’il y a un bon Dieu. Mais ce que je sais bien, c’est que sans la messe, nous n’aurions pas un vrai dimanche.

Du fond de l’église, elle reconnut, dans le parterre des chapeaux baroques, la puissante carrure du vieil avocat. Sa tête ridée, prolongée par sa longue barbe, allait constamment d’un côté à l’autre, suivant l’office, mais aussi les préoccupations de la sacristine et celles des dames qui ne retrouvaient pas leur porte-monnaie.

Il ne pouvait se tenir d’échanger quelques paroles avec une société rangée devant lui—famille, amis et invités—parmi laquelle se détachait une tête brune dont la vue éveilla en Paule un frisson rapide:

«Gérard Seguey...»

Son cœur commençait de battre comme il ne l’avait pas fait depuis quatre mois. C’était donc là le moment qu’elle avait attendu, rêvé, désiré, avec parfois la crainte affreuse de ne jamais l’atteindre. Elle était si émue que si Gérard l’avait regardée, sa timidité l’eût paralysée. Mais il ne pouvait la voir et elle jouissait d’être avec lui sans qu’il s’en doutât, dans cette vieille église où leurs pensées déjà s’étaient réunies.

Un instant, comme M. Peyragay se penchait vers lui, il se retourna et elle entrevit un peu de son visage. Rien de tourmenté ne s’y révélait. Qu’était devenu l’être ravagé de chagrin qu’elle avait, à leur dernière rencontre, découvert en lui? Ce jour-là,—un jour de douleur—une force brusque les avait jetés face à face, lui laissant une impression presque tragique. Le jeune homme assis près d’une femme très élégante, attentif à s’occuper d’elle, ne rappelait rien de cet être-là.

Elle reconnaissait aussi Mme Lafaurie, une dame imposante, qui remuait son face-à-main au bord de l’allée. Elle avait conduit à la messe toute la société que réunissaient dans sa maison, pendant les vacances, ses goûts de large hospitalité.

Paule s’inclinait maintenant dans l’ombre. Elle était restée tout au fond, près du bénitier. Plusieurs personnes la bousculèrent, des femmes qui sortaient précipitamment, emportant un enfant hurlant. Le sonneur de cloches, dont luisait sous une broussaille de sourcils un seul œil valide, trébucha dans les rangs en présentant un plat d’étain. Puis il traversa encore la foule pour aller se suspendre, au bas du clocher, aux longues cordes de chanvre tombant jusqu’à terre.

Sanctus, Sanctus....

Les paupières de Paule restaient abaissées. Elle savourait cette heure où une présence qui avait le pouvoir de faire palpiter sa jeunesse lui était donnée. Elle aurait souhaité que cette messe durât indéfiniment; c’était en elle comme un prélude dont elle sentait que la douceur surpassait peut-être ce qui devait suivre. Tout à l’heure, quand leurs yeux se rencontreraient, elle aurait l’appréhension de ne pas lui donner le plaisir délicieux qui était en elle comme un dieu caché.

Un enfant de chœur agenouillé au bas des marches secouait la sonnette avec frénésie. Le prêtre, au-dessus de l’autel, commençait le geste solennel. Dans ses deux mains dressées, l’hostie apparut.

Une émotion bouleversa Paule. Des paroles confuses se pressaient en elle: «Vous pouvez tout, mon Dieu, si vous le voulez. Vous pouvez, d’un cœur indifférent, faire un cœur qui m’aime... Mon Dieu, puisque je le revois, accordez-moi au moins un peu d’amitié. Vous savez, vous, toute ma solitude.»

Son être fondait dans un sentiment de douceur, de reconnaissance. Une impression de vœu exaucé.

Le bataillon des jeunes filles entourant l’accompagnatrice en robe rose, penchée sur les soufflets de l’harmonium, commençait un Souvenez-vous:

... Souvenez-vous de ceux qui pleurent, de ceux qui tremblent.

Elle aussi, dans le plus profond de son cœur, elle se souvenait. Mais non point de ses larmes, de ses frayeurs. Une paix divine était descendue sur toute la vie.

Une phrase passait cependant que les voix plus tendues semblaient soutenir d’un sanglot caché:

Souvenez-vous de ceux qui s’aimaient et qui ont été séparés...

 

Le curé, que précédait la double file des enfants de chœur, venait de disparaître par la porte de la sacristie.

La foule sortait dans le bruit des cloches. Elles battaient l’air avec une sorte d’exaltation, proclamant la messe finie, les langues délivrées, et soutenues d’en bas par la bourdonnante rumeur des conversations. Les fidèles, répandus entre les rangs d’arbres, s’y aggloméraient en groupes de toutes les couleurs.

C’était pour cette petite place un extraordinaire moment de vie. Toute la semaine, elle avait été une plate-forme méditative: son étendue vide, avec seulement du soleil, de l’ombre, quelques jeux d’enfants égrenés, faisait étrangement ressortir derrière le portail un plus profond et obscur silence. L’église, veuve de la paroisse occupée ailleurs, se réfléchissait sur la place mystérieusement. Muette, ses ailes arrêtées, le regard fixé sur l’horizon, portant en elle une infinie blessure d’amour dans un abîme de solitude, elle paraissait plus profondément religieuse qu’à cette heure-là.

Les autos ronflaient.

Tout près du portail, Paule avait été arrêtée par un groupe de ces personnes prolixes et complimenteuses, qui retiennent dans leurs discours comme dans de la glu. Elles manifestaient, d’une manière un peu appuyée, leur satisfaction de la rencontrer. Leur étonnement aussi: on ne l’avait pas vue à la messe depuis si longtemps. Une vieille dame indulgente rectifia: «à la grand’messe».

Elle était gênée, uniquement attentive à l’approche de Gérard Seguey, qui attendait à quelques pas, avec un sourire dans son regard gris, qu’il fût possible de lui parler. Elle craignait qu’il eût entendu quelque chose des allusions faites à sa négligence. La pensée qu’il en tirerait peut-être un motif de la mal juger, mettait au supplice une part secrète d’elle-même, qui ne s’était encore jamais souciée de plaire à personne.

Seguey n’était pas précisément choqué, mais un peu désillusionné. Lui-même était cependant fort peu religieux: il lui arrivait, devant assister à un office par convenance, d’y apporter quelque petit livre bien relié rappelant la forme d’un paroissien, mais d’un caractère tout à fait profane. Néanmoins, dans le tissu de sa conscience, subsistait l’idée que la religion ajoute infiniment au charme des femmes. Il avait même de cette question une conception à la fois psychologique et sentimentale, qui eût mérité qu’il la discutât. Mais ce n’était pas le moment. Il arrivait enfin jusqu’à Paule et retenait sa main dans la sienne:

—Où étiez-vous dans l’église? Je vous ai cherchée. J’étais sûr que vous y seriez. Je vous avais dit que je viendrais à Belle-Rive. Il me tardait de vous remercier. C’est tout ce pays que vos petites cartes m’ont apporté.

Il parlait avec aisance, de cette voix aux intonations caressantes qui le faisait rechercher des femmes. Elle, au contraire, ne disait rien, le regard baissé, remarquant seulement la chaînette d’or qui attachait ses manchettes souples rayées de noir. Tout, dans sa personne, bien que parfaitement simple, décelait une élégance qui semblait l’expression même de sa nature.

Il parut se souvenir de ce qui l’amenait:

—Mme Lafaurie m’a prié d’aller vous chercher. Voulez-vous venir?

Il la guida à travers les groupes.

M. Peyragay s’éloignait déjà, ayant répandu en quelques minutes une profusion de galanteries, mais avec l’arrière-pensée de ne pas retarder l’heure de son déjeuner. Maintenant, ayant jeté son tribut de fleurs aux pieds des femmes les plus aimables, il s’arrondissait dans le fond de sa victoria, à côté du chapeau amazone qui coiffait sa femme, et quittait la place avec des gestes de la main et des saluts de président. Deux paysannes s’étaient serrées sur le siège, réduisant autant que possible la place d’un cocher-jardinier en chapeau de paille.

La voiture disparut dans un murmure de sympathie et d’admiration.

Gérard et Paule trouvèrent Mme Lafaurie encore arrêtée à droite de l’église. Elle se tenait, très entourée, un peu en arrière du banc sur lequel Mme Rose, bruyante et joyeuse, vantait ses gâteaux saupoudrés d’anis à l’assemblée des enfants de chœur, vite dévêtus de leur soutane, et que signalait seulement l’éclat de leurs bas rouges. Mais le groupe respectueux qui s’était formé autour d’elle préservait Mme Lafaurie du désagrément d’être bousculée.

Elle avait pris, avec la cinquantaine qu’elle venait d’atteindre, une sorte de majesté. Une véritable dame de grande bourgeoisie, volumineuse et semblant tenir plus de place encore, avec des cheveux gris magnifiques sous une capote, un double menton, et une immense satisfaction d’elle-même répandue sur toute sa personne. Une vie de prospérité toujours croissante avait gonflé ses idées et ses sentiments. Sa richesse était partout autour d’elle, comme dans les plus profonds replis de son caractère. La solennité de sa marche annonçait déjà quelle opinion considérable elle avait d’elle-même, et avec quelle force elle croyait que lui étaient dues les salutations.

Partout où elle se trouvait, elle était le centre d’une cour. Avec Paule, qui la saluait, un peu gênée, elle retrouva tout de suite cette manière de la traiter en petite fille qui avait toujours été la sienne. Elle l’avait connue enfant, elle ne voyait pas les années passer, et la jeune fille ne songeait pas à protester, bien au contraire, car dans son beau masque volontaire, Mme Lafaurie laissait s’épanouir le sourire qui ferait d’elle, dans l’avenir, une grand’mère pleine de bonté. Déjà, elle décidait pour Paule l’emploi de sa journée:

—Vous viendrez prendre le thé cet après-midi. Il y aura de la jeunesse. Ce n’est pas une vie que de rester ainsi toute seule. Votre tante aurait dû vous prendre chez elle. Je le lui dirai.

Puis, revenant brusquement à l’idée de ses réceptions, elle commença d’énumérer les gens qui seraient chez elle. Mais déjà, elle passait au chapitre des distractions: le tennis, et un autre jeu de balles dont elle échoua à prononcer les difficiles syllabes anglaises. Comment, Paule ne savait pas...

—Ma petite, vous vous y mettrez.

Si, dans l’après-midi de ce dimanche, Seguey n’avait pas dû être à Belle-Rive, elle aurait tiré de son deuil une objection presque irréfutable. Mais, à la pensée de le voir librement et pendant des heures, d’avoir peut-être avec lui, dans quelque allée, un long tête-à-tête, les raisons qui lui commandaient un refus se dissipèrent par enchantement.

Elle remercia Mme Lafaurie, un peu plus qu’il n’aurait fallu, avec une effusion de toute sa jeunesse.

X

Le château de Belle-Rive, largement assis au milieu d’un vaste parterre, ne conservait du dix-huitième siècle qu’un noyau fragile. Un architecte du second Empire l’avait épaissi, entre deux pavillons carrés, de la masse écrasante d’un grand bâtiment. Dans l’empâtement de la façade, une porte cintrée et deux fenêtres harmonieuses répandaient seules le souvenir d’une beauté perdue. Leur charme dégageait une sorte de mélancolie. Mais, parmi tous ceux qui se pressaient dans les salons ou formaient dans les allées des couples épars, Gérard Seguey était sans doute le seul qui pût la sentir.

Cette maison, à l’origine petite et exquise, avait été comme submergée par le flot montant de la richesse. Le père de Mme Lafaurie, M. Montbadon, l’avait achetée, alors que l’extraordinaire prospérité qui marqua à Bordeaux le règne de Napoléon III arrivait à son apogée. En dix ans, il doubla le nombre des voiliers qui lui rapportaient lentement, mais comme une chaîne non interrompue, les cargaisons de café, de rhum, de vanille et de cacao prises dans les ports des grandes Antilles. Et en même temps que se construisaient, sur le bord même de la Garonne, des bateaux nouveaux, soutenus dans l’échafaudage des bois de charpente comme dans un berceau, un luxe ostensible rembourrait progressivement tout ce qui servait de cadre à sa vie.

Dans le quartier des Chartrons, somptueusement bâti au dix-huitième siècle, son hôtel voisinait avec ceux des grands négociants venus du Danemark et de l’Angleterre. Il se trouvait là au centre même de la caste la plus fermée, élevée par un siècle de richesse constante et d’activité à un plan de la vie commerciale sur lequel toute la société bordelaise a les yeux fixés. S’il n’y fut pas reçu sans réserves, il eut du moins l’entrée des bureaux. Sa fille avait pénétré plus loin, jusque dans les salons où règne, au milieu d’un grand confortable, une correction toute britannique et protestante.

Mme Lafaurie aimait le monde et se glorifiait de ses relations. Il était impossible de se figurer ce qu’elle aurait pu être si la fortune n’avait pas fourni une substantielle nourriture à son caractère. Elle appartenait à cette classe de la haute bourgeoisie commerçante qui vit largement, dépensant beaucoup pour la toilette, la tenue luxueuse d’une grande maison, et soutenant en toutes circonstances sa réputation.

Sa richesse, elle était dans l’épaisseur des tapis, le domestique nombreux, les armoires profondes et lourdes de linge, les buffets gorgés d’argenterie, l’entretien constant de toutes les choses cirées et encaustiquées, fleurant bon, associées à la prospérité de la famille et la reflétant. Sa richesse, elle était aussi dans la trépidation des longues autos où elle s’enfonçait—ces autos grondantes avant le départ, accordées au mouvement de la vie moderne. Elle était encore dans le ton déférent des valets de chambre qui l’annonçaient; dans l’empressement que l’on mettait à la servir, dès qu’elle paraissait; dans les confidences que les marchands lui glissaient si habilement, sous le couvert de leur main flatteuse.

Depuis trois jours que Gérard Seguey occupait à Belle-Rive une chambre charmante, d’où il découvrait la rivière à travers les arbres, la vie qui était menée dans cette maison fournissait une assez intéressante matière à ses réflexions. Il y étudiait la situation nouvelle que lui faisait un changement de fortune dont il ne parlait pas, sur lequel le jeu des hypothèses mondaines n’était pas fini.

Les Montbadon, en deux générations, avaient édifié une fortune que M. Lafaurie ne cessait d’accroître. Celle des Seguey, au contraire, longtemps éclatante, avait eu un déclin rapide. Leur maison d’armement, réputée dans les annales du grand commerce bordelais, avait été fondée en 1840, par le grand-père de Gérard, Jean-Jacques Seguey, homme d’honneur et homme d’affaires, qui avait eu une grande flotte sur toutes les mers, un hôtel magnifique en face du théâtre, soutenu des entreprises considérables, et enfin obtenu comme couronnement de toute sa vie les honneurs municipaux. Les intérêts du port de Bordeaux lui étaient presque aussi chers que les siens propres, et son nom restait parmi ceux des plus grands maires dont la ville pût s’enorgueillir. Mais, après lui, les fortes qualités s’étaient affaiblies, le père de Gérard, distrait et rêveur, mena ses affaires d’une main négligente. Quand il était mort, prématurément, alors que son fils n’avait que douze ans, Mme Seguey, effrayée par le désordre, les difficultés, et qui tenait de ses origines créoles un fond de mobilité et d’insouciance, avait trop facilement cédé à un nouveau venu le pavillon blanc semé d’étoiles bleues, qui était celui de la famille. «Ancienne maison Seguey et fils, Dominique Lagrave, successeur», pouvait-on lire quai des Chartrons, sur une plaque de cuivre dont la vue donnait à Seguey une vive sensation d’amertume et de déchéance.

En ces dernières années, les folies du capitaine de Pontet avaient précipité une ruine maintenant à peu près complète. Ces événements laissaient dans la sensibilité de Gérard un poison caché. Le rôle que sa sœur avait joué lui était même si pénible que sa pensée évitait de s’y arrêter. Il n’aurait jamais imaginé qu’elle pût apporter une énergie si passionnée à cette œuvre de destruction; pour ce mari, qui ne l’aimait pas, qu’elle-même semblait par moments supporter à peine et traiter comme un étranger, elle avait dépouillé de ses mains sa mère et son frère, leur arrachant tout avec une sorte de frénésie insatiable. Il y avait là un mystère que, devant les derniers sacrifices mêmes, il évitait d’approfondir. Leur vie était maintenant tout à fait séparée et leurs rapports froids: elle, retirée à la campagne depuis son veuvage, chez sa belle-mère, avec ses enfants, mais revenant à Bordeaux presque chaque semaine, pour des motifs mal déterminés; lui, vivant seul, au deuxième étage d’une maison du quai de Bourgogne, où il venait d’installer un mobilier Empire recouvert d’une vieille soie verte, et quelques tableaux que sa mère lui avait réservés dans son testament. On lui prêtait des succès mondains. Il s’en souciait peu. Une liaison qu’il avait entretenue pendant deux ans, avec une femme plus âgée que lui, intelligente et raffinée, s’était dénouée par lassitude. Mais en ce moment, dans le monde de la grande bourgeoisie riche qui était le sien, et où toute diminution de fortune est une déchéance, il sentait la nécessité de garder sa place. Entre sa famille et les Lafaurie, une rivalité avait existé à laquelle l’amitié s’était mêlée insensiblement, d’autant plus cordiale que l’affaiblissement des Seguey avait commencé. Il la sentait à son égard un peu dédaigneuse et protectrice. Sa nature, prompte à discerner toutes les nuances, en souffrait souvent. Cependant, il était venu à Belle-Rive...

En cet après-midi de dimanche, Seguey fumait un cigare devant la maison. Des fauteuils d’osier, garnis de coussins rouges et jaunes, formaient un cercle sur la pelouse autour d’une table de jardin. Il s’était assis en face d’une magnifique allée d’ormeaux.

Une atmosphère dorée baignait les corbeilles de géraniums et le jaillissement écarlate d’un massif de sauges.

Cet assemblage de belles couleurs lui était agréable. Mais il jouissait plus encore de n’avoir personne auprès de lui qui le détournât du plaisir de fumer en paix. Dans sa pensée flottait l’image d’un autre parterre: c’était la même qualité de lumière sur une grande prairie inclinée gardée par un cèdre.

En haut du perron, qu’encadraient deux rampes de pierre, la porte était restée ouverte sur le vestibule. Un bruit de voix s’en échappait.

Vers trois heures, quelques couples de jeunes gens traversèrent le jardin, se dirigeant vers le tennis. Odette, la seconde fille de Mme Lafaurie, mince et musclée, dans une robe de tricot blanc. Elle marchait du pas spécial à la jeunesse entraînée au sport. Un grand garçon l’accompagnait. C’était son cousin, Roger Montbadon. Il avait de très grands yeux sombres dans un teint brun, un nez de Cyrano, et dans toute sa personne une allure brusque et prime-sautière. Seguey le regarda passer avec sympathie. D’autres les suivirent, et il entendit bientôt le bondissement des balles derrière un rideau d’arbustes.

En même temps, le mouvement de quelques personnes sur le perron lui fit comprendre que son bien-être moral ne tarderait pas à être troublé:

—Oh! monsieur Seguey, vous étiez là! Comment, vous n’avez pas bougé de ce fauteuil depuis le déjeuner. Précisément, je vous cherchais. C’est pour une assiette dont on m’a parlé....

Gisèle Saint-Estèphe, plus âgée de six ans que sa sœur Odette, appartenait à une autre génération. Une belle jeune femme extrêmement parée, en robe soyeuse, qui s’assit vivement en face de Seguey et abandonna sur le capiton du fauteuil d’osier ses bras magnifiques. Il y avait des ondes souples dans ses cheveux. Dans son teint couleur d’ambre claire, sous ses grands cils, l’œil semblait une amande laiteuse où glissaient les prunelles sombres. Un long collier de perles descendait sur sa gorge nue. Le goût du luxe éclatait en elle, capricieux, sujet à des sautes d’humeur et à des manies. Dans le monde, elle s’était fait une réputation de connaisseuse; pour la soutenir, après avoir acheté quantité d’éventails et de bonbonnières, puis, sans qu’on pût comprendre pourquoi, des meubles modernes, elle affectait de ne plus rêver que chinoiseries:

—Une assiette comme je n’en avais encore jamais vu aucune. Rien qu’un dragon, un petit dragon tout tordu, avec une tête ébouriffée, et d’un bleu, d’un bleu...

Elle avait l’air extasié de quelqu’un qui viendrait de découvrir la Chine.

Seguey l’écoutait, avec l’attitude d’un homme habitué à ces sortes de consultations. Sa culture artistique lui valait d’être recherché. Mais, bien qu’il posât quelques questions, son esprit continuait de se reposer dans sa paresse. Il savait trop que cette éclatante jeune femme ne ferait jamais de distinction entre une pièce tout à fait belle et une autre extrêmement médiocre. Il n’essayait même pas de lui ouvrir les yeux, ayant reconnu depuis longtemps que certaines natures ne sont pas capables d’éducation, et que la vanité pour la plupart des gens fait fonction de goût.

Paule s’engageait à ce moment, dans son grand deuil mat, au bout d’une allée ensoleillée que bordaient des buissons de roses. Elle les aperçut ainsi tous les deux, rapprochés, et semblant causer familièrement.

Son cœur se serra.

L’heure du thé.

Une à une, les autos glissantes se rangeaient devant le perron. Les grands chapeaux clairs, entrevus à travers les glaces, se présentaient dans l’ouverture de la portière. Un instant, comme d’énormes fleurs, ils en occupaient toute la largeur. Puis, relevés, ils découvraient des cheveux brillants et des teints d’été.

Peu à peu, tout le rez-de-chaussée se remplissait.

Mme Lafaurie était allée trôner au salon. Un grand salon à deux fenêtres, aux boiseries ivoire, encadrant des panneaux de soie. Des sujets chinois y étaient tissés dans le même ton d’un bleu ancien. Les rideaux de taffetas, au fond de leurs plis gonflés et traînants, buvaient la lumière.

La jeunesse, refoulée par l’envahissement des gens respectables, se pressait debout dans le vestibule. Odette Lafaurie, la figure encore animée par six parties consécutives, disait de groupe en groupe:

—Il me tarde qu’on serve le thé. Les parents laisseront le salon et après nous pourrons danser.

Elle était bien de cette jeunesse d’aujourd’hui, entraînée et insatiable, qui ne peut supporter que l’on reste un moment tranquille. Un plaisir à peine fini, il fallait qu’un autre le remplaçât, immédiatement:

—Qu’est-ce que l’on attend?

Gisèle Saint-Estèphe, dans une encoignure, tenait quelques jeunes gens sous le charme de ses exclamations de petite fille. Son mari, tout occupé des arrivants, les accompagnait. C’était un personnage cérémonieux, au regard éteint, sans cesse tourmenté de choses infimes.

Seguey, que retenait un homme court et gros, au teint échauffé, fut frappé par l’air malheureux de Paule. Il n’avait pu encore lui dire que quelques paroles à son arrivée. Dans le mouvement joyeux de cette réunion, elle se sentait paralysée. Elle regrettait d’être venue. C’était comme si elle découvrait la tristesse de sa solitude. Tout l’accablait, la simplicité même de sa robe noire. Une heure avant, en face de sa glace, elle l’avait vue plutôt agréable; maintenant, dans ce monde brillant, une impression d’infériorité lui glaçait le cœur; et elle reculait toujours plus dans l’ombre, souhaitant que Seguey ne la vît pas.

Jusqu’à cette heure, elle avait pu croire qu’il était heureux de la rencontrer. Mais ses espérances, toutes les choses de son cœur, comme elle les sentait piétinées ici! Une intuition l’avertissait que ce domaine de la vie lui était contraire. Que faisait-elle, ainsi perdue, parmi ces femmes parées et charmantes? Son imagination exaltait encore la force brûlante de cette expérience, laissant sourdre en elle le découragement infini qui envahit si vite les très jeunes gens. Un premier rêve ne passe pas sans dommage d’un milieu à l’autre, de l’atmosphère enivrée de la solitude aux feux perçants de la vie mondaine! Paule croyait voir ses pensées du matin gisant autour d’elle.

Seguey cependant se rapprochait d’elle, par un cheminement que d’inévitables rencontres arrêtaient sans cesse. Il était maintenant la proie d’un amateur de meubles, M. Le Vigean, dont clignotaient derrière un lorgnon les yeux fureteurs et qui détaillait avec insistance les plus belles pièces du mobilier. Son fils, Maxime, nouveau venu dans la maison, inspectait de toute la hauteur de sa petite taille les gens et les choses, pour établir d’après la richesse et le chic son degré d’amabilité.

Il s’écarta à peine pour laisser passer un homme au front bas, au cou enfoncé, qui cherchait sa fille:

—Tu n’es pas venue saluer Mme Lafaurie!

Et levant vers le plafond ses deux mains épaisses:

—Quelle éducation!

Un domestique annonça:

—Le thé est servi.

Le défilé commençait déjà. La porte avait été ouverte à deux battants sur l’immense salle à manger aux boiseries brunes, que décoraient des faïences anciennes arrangées sur des étagères. Au-dessous des stores à moitié baissés apparaissait dans les trois fenêtres la vue du jardin.

Le thé avait été disposé sur une longue table d’acajou. M. Le Vigean, qui accompagnait Mme Lafaurie, lui fit plaisir en la remarquant. Lui aussi en avait une très belle, un peu plus foncée. Les tasses fines sur de la guipure, les belles pièces d’argenterie ancienne, toute une richesse délicate se reflétait dans ce miroir sombre. Un sucrier Empire, mince lanterne de cristal, dans une cage d’orfèvrerie, dominait le parterre des petits gâteaux. On entendit encore M. Le Vigean qui s’extasiait.

Devant les fenêtres, quelques groupes s’étaient formés, entre lesquels allait et venait la grâce alerte des jeunes filles. De petites phrases s’entre-croisaient: «Voulez-vous du thé?—Oui, merci.—Deux morceaux de sucre?—Non, un seulement.—Du pain brioché?—Attendez, je vais y mettre de la confiture.—Non, vous ne savez pas, laissez-moi faire.—Ce thé est trop fort.—Vous, madame, une seconde tasse?»

Un valet de chambre versait dans les verres un porto couleur acajou.

Paule s’était assise entre deux vieilles dames, moins isolée peut-être parmi les personnes d’âge que dans le mouvement de la jeunesse. Elle se sentait si étrangère à ce qui l’entourait! Les marques de politesse lui étaient à charge. A côté d’elle, les pâtisseries s’accumulaient sans qu’elle y touchât.

De l’autre côté de la table, une demoiselle couperosée, fortement serrée dans une robe claire, jetait des regards désespérés à des gâteaux au chocolat que personne n’avait eu l’idée de lui présenter. L’assiette, après avoir volé autour d’elle, était revenue se poser juste sous ses yeux. Mais elle hésitait, craignant qu’il fût impoli d’y puiser elle-même, comme le faisait pourtant Maxime Le Vigean, avec tant de désinvolture par-dessus sa tête. Ce débat intérieur gâtait son plaisir.

Une rumeur de conversation s’établissait, mais sourde, sans éclats, maintenue sur un ton très bas par l’éducation un peu formaliste dont l’aristocratie girondine a le grand souci. Dans cette Gascogne si profondément pittoresque, la haute classe réforme avec soin son tempérament. Elle se défait de l’exubérance, du rire même et du sans-façon, pour revêtir une froideur un peu apprêtée. La perfection mondaine y paraît plus artificielle que partout ailleurs, tant elle contient l’accent corrigé. On y devine les rectifications successives du langage et des attitudes. Il y règne le goût établi de ce qui est «neutre», par opposition à ce qui pourrait paraître vulgaire. Le désaccord avec les couches profondes de la race semble si complet que l’idée de supériorité en est renforcée.

Dans l’accord tacite de ces conventions, les jeunes filles seules gardaient leur souplesse, cette aisance que donne l’usage du monde, des habitudes d’élégance, la certitude de plaire et d’être jolies. Elles allaient de l’un à l’autre, essayant sur tous leur beauté. Le sentiment qu’elles avaient de leur grâce les enveloppait. Paule, à leur contact, prenait conscience de son sérieux de jeune fille seule, étrangère au monde, ne sachant rien de ce qui s’y dit ni de ce qui s’y fait, trop habituée aussi à réfléchir et à descendre dans ce qui est triste. Qu’auraient-ils pensé, ceux qui l’entouraient, s’ils avaient connu les difficultés dans lesquelles quotidiennement elle se débattait? Sa vie, vue à la lumière de ce milieu mondain, lui paraissait encore plus difficile et plus rebutante.

Au moment où elle se levait, Seguey se détacha d’un groupe et vint la rejoindre. Son cœur alors se mit à battre et ce fut comme si tout changeait au fond d’elle.

—Vous voyez, dit-il, je réussis enfin à vous retrouver.

Son regard gris, posé sur elle, l’enveloppait avec amitié. Une douceur brilla dans son âme, dissipant son angoisse la plus obscure, cette crainte de lui déplaire qui la tenait depuis son arrivée éloignée de lui. Son être engourdi par une sorte d’asphyxie morale recommençait de vivre.

—Vous ne dansez pas, lui dit-il, mais voulez-vous regarder danser?

Dans le salon, qu’éclairait la lumière finissante de l’après-midi, quelques couples allaient et venaient, reprenant indéfiniment une marche lente et cadencée. Il découvrit deux places sur un canapé et s’assit près d’elle. La musique paraissait à Paule étrange et un peu sauvage. Les mêmes robes toujours repassaient, des cheveux d’or pâle, une gorge plate presque transparente et veinée de bleu, des reflets de soie, une figure à moitié cachée par un grand chapeau. Elle remarqua, sans que fût troublée sa joie intérieure, le joli mouvement qu’elles avaient toutes pour se laisser prendre: un peu de la grâce des libellules quittant le feuillage où elles sont posées.

Quant à lui, Seguey, rafraîchi par cette nature neuve, il pensait que Paule ne connaissait encore rien du monde.

«Elle ne sait pas comme c’est compliqué».

Lui aussi se sentait las de cette journée. Depuis son retour d’Angleterre, c’était la première fois qu’il se trouvait mêlé à une réunion. Naturellement, parmi tant de gens, beaucoup avaient dit ou laissé entendre ce qu’un peu de tact aurait soigneusement commandé de taire. Il avait plusieurs fois senti sa ruine dans l’air, et autour de lui un désir mal contenu de condoléances. Mais il n’était pas de ceux auxquels la vanité distribue aisément ses consolations: la manière dont il écoutait certaines allusions les arrêtait net sur le bord des lèvres.

Néanmoins, la répugnance qu’il éprouvait pour toute laideur, physique ou morale, mêlait à cet état de défense un profond dégoût. Il gardait aussi l’impression qu’on lui avait trop parlé de sa sœur. Chaque fois, il avait cru sentir que son sentiment était guetté, et qu’une sournoise avidité faisait effort pour s’en emparer. Une appréhension augmentait en lui, que son esprit si lucide pourtant se refusait à analyser.

Au-dessus du fleuve, le soleil descendait rouge dans des brumes grises. Mais ses braises éparses sous les feuillages s’éteignirent soudain quand le lustre s’illumina.

Dans le salon ivoire, sous la couronne de pendeloques étincelantes, passaient et repassaient les couples unis; les jeunes gens—figures imberbes, faces glacées par la fatuité, masques vibrants de sentiments sourds—tenaient embrassées les robes flottantes; le grand garçon brun, aux yeux immenses, buvait l’éclat de beaux cheveux d’or; un autre dominait de toute la tête le chapeau de velours noir abaissé sur un teint de fleur, sous lequel apparaissait seulement la bouche très rouge d’un mince visage. Près du piano, un petit homme insouciant, joyeux, le ventre fortement dessiné dans un gilet blanc, fredonnait un refrain qu’on entendait mal.

Seguey sentait en lui une détente dont il jouissait. Paule se tournait fréquemment vers lui. Son visage un peu aplati rappelait la très ancienne souche paysanne. Mais elle lui parut embellie d’une manière extraordinaire: il semblait que son cœur eût recommencé de battre, son sang de couler. La jeunesse brillait dans ses yeux châtains. Son visage tout à l’heure éteint, sans couleur, était transformé par une expression de bonheur et de confiance; sa bouche, dans les rousseurs posées par l’été, avait l’éclat d’un œillet ouvert.

Il la regardait, étonné, ne pouvant douter que sa présence opérât ce miracle en elle. Entre Paule et la sécheresse du monde, il découvrait un contraste frappant qui n’apparaissait sans doute à personne d’autre. Il écoutait attentivement le son de sa voix et goûtait en elle cette nature profonde et sincère, si différente de toutes celles qu’il avait connues.

XI

M. Lafaurie, retenu à Bordeaux par une réception officielle en l’honneur du ministre de la Marine, arriva à Belle-Rive une heure avant le dîner. Il amenait un jeune peintre, Jules Carignan, qui lui était recommandé par un de ses amis. Il le présenta en entourant son nom d’affables louanges. Seguey, qui avait assisté, l’hiver précèdent, à la lutte pour la vie de ce néophyte, le regarda faire autour du salon ses saluts raides et respectueux. Puis personne ne s’occupa de lui.

M. Lafaurie était un homme de haute taille, élégant, de belles manières. Son sourire, qu’il avait très fin, venait se perdre dans un carré de barbe blanche extrêmement soignée. Il était le seul à promener dans Bordeaux, dès le matin, une fleur énorme à sa boutonnière; et cette fleur, qui sur d’autres eût éveillé quelques sourires, était acceptée chez lui comme la fantaisie d’un homme qui avait le droit de tout se permettre. Il donnait le ton, mais aucun de ceux qui le copiaient assidûment n’avait son aisance, sa désinvolture, et cette manière de porter avec une feinte négligence d’irréprochables costumes commandés à Londres. A la Chambre de commerce, dont il avait été président à plusieurs reprises, il avait reçu le roi d’Espagne, sans que rien en lui décelât l’enflure, avec la fierté d’un grand négociant qui parle au nom d’une grande ville. Dans des toasts qui émerveillaient ses admirateurs, il louait Bordeaux, reine de l’Atlantique, couronnée de pampres, et tenant dans ses mains comme un immense éventail ouvert ses routes marines. D’une vieille famille royaliste, il s’honorait d’un ruban donné à son grand-père, en 1814, par la duchesse d’Angoulême fuyant le retour de Napoléon; mais les temps nouveaux avaient mué sa fidélité en un scepticisme de bonne compagnie. Respectueux vis-à-vis de l’archevêché, il prêtait une de ses autos à Son Éminence. Son nom s’inscrivait automatiquement dans les comités. Mais rien de tout cela ne troublait jamais en lui le sens des affaires. Il l’avait avisé, agile, tenace. Quand une question le mettait en jeu, son visage de vieux renard magnifique s’éclairait soudain d’un regard fouilleur, aigu, insistant, dans lequel passaient les éclairs d’une intelligence vive et autoritaire. Les syndicats lui faisaient horreur, et il assimilait vaguement au socialisme toutes les initiatives sociales, même les plus bénignes.

Dès qu’il parut, les danses furent interrompues, le piano fermé. Il exprima ses regrets aux personnes qui se retiraient. Mais il retint à dîner M. Peyragay, venu à la fin de l’après-midi, et qui faisait à la jolie Mme Saint-Estèphe cette sorte de cour, mêlée de louanges et d’ironie, dont les vieillards qui ont toujours été parfaitement aimables ont seuls le secret.

Seguey, qui avait été passer son smoking, trouva, quelques minutes avant le dîner, Jules Carignan seul sur le perron. Il s’était assis sur une des rampes de pierre, à côté d’un grand vase fleuri de géraniums lierre. Le jeune peintre se jeta sur lui, avec l’avidité terrible d’un garçon gêné, qui n’a encore trouvé personne à qui s’accrocher.

Jules Carignan, dur et nerveux, évoquait l’idée du loup de la fable. Sa jeunesse, mal sustentée de vache enragée, devait cacher sous des façons timides un orgueil entêté d’artiste. Sa tête était ombragée d’épais cheveux ternes. Leurs mèches irrégulières se séparaient sur un front bosselé et proéminent, au-dessous duquel s’étranglait un maigre visage. Mais, tout au fond de leurs grottes d’ombre, les yeux brun-clair avaient parfois une lumière ingénue d’enfance. Deux sources de fraîcheur merveilleuse résidaient là, qu’aucune fièvre n’avait séchées.

Issu d’une famille extrêmement modeste, il travaillait à forcer les portes du monde de l’argent, le seul où l’on puisse espérer placer cette denrée toujours mal cotée, jugée de très haut, qu’est la peinture d’un débutant. Ce rôle de solliciteur lui était odieux. De la vie de l’artiste, il avait embrassé avec une ardeur passionnée les durs travaux et les privations; mais qu’il fallût encore plier sa fierté, mendier des appuis, c’est ce qu’il ne pouvait ni comprendre, ni accepter.

Ce garçon, si profondément psychologue en face d’un visage, portait dans le monde des naïvetés de jeune huron. Il continuait de juger comme il le faisait à l’École même, dans cette sorte de république idéale, rapportant tout aux seules idées de beauté et d’art. Qu’il fût, dans son petit monde d’artistes, ce que, depuis la guerre, on appelle «un as», Seguey s’en doutait; mais que sa vision molestât tous les préjugés, il en était sûr. Auprès des jeunes, c’est une chance de grand succès que d’être brutal; dans les salons, on risque fort de passer pour un malappris. Carignan avait cette naïveté de n’en rien savoir, et de croire aveuglément que la valeur s’impose d’emblée, même au mauvais goût ou au goût prudent. Dans une société où régnaient exclusivement des calculs de réserve, de modération, son âpre touche ferait scandale.

Seguey, appuyé sur l’autre banquette, l’écoutait parler. Il revoyait Paule s’éloignant, dans la petite voiture qui était vers sept heures venue la chercher. Il avait regardé le feu des lanternes se perdre dans l’ombre. Les impressions que lui laissait cette journée ne l’inclinaient pas à l’optimisme, mais à une vue des choses toute réaliste et désabusée.

«Pauvre garçon, pensait-il, tandis que Carignan épanchait son cœur, il ne se doute pas avec quels cris les gens qu’il veut conquérir se plaindront d’être maltraités. Il est plein de lui, de son art, quand toute personne qui paie exige qu’on se remplisse d’elle exclusivement. Pour réussir, il devrait précisément renoncer à ce qui lui vaut, dans son milieu de peintres, sa réputation.»

Et il revoyait cette manière corrosive, heurtée, qui dépouillait impitoyablement les visages de leur bourre molle, faisant apparaître en ce monsieur si parfaitement correct un masque de faune, en tel autre, la paupière plissée et l’allure d’un éléphant.

Les femmes surtout jetaient des cris quand la toile leur présentait une face bouffie, qui leur paraissait odieusement vulgaire: «Mon portrait, ma chère, mais c’est une horreur. Je ne veux pas le voir.» La canaillerie inconsciente de certains regards, leur hébétement, il saisissait tout. Aussi était-ce, devant chaque tableau, la conflagration immédiate de son idéal aux angles durs, sans accommodements, ni compromissions, et de l’idéal mondain tout de vernis et de politesse. La folie était de vouloir les faire vivre ensemble, chacun ne pouvant entièrement absorber l’autre.

Un à un, les habitués reparaissaient. Sur une banquette du vestibule, Mme Saint-Estèphe racontait à M. Peyragay son entrée en ménage. Elle avait d’abord acheté trois lustres, dont un tout petit, charmant, en forme de poire. C’était amusant, ces lustres pendus dans des pièces vides. Son mari lui avait dit: «Vous auriez pu commencer par quelque chose de plus utile!»

—Madame, approuva le vieil avocat, sa redingote largement ouverte sur l’énorme surface de son gilet blanc, c’était assurément une idée de très jolie femme.

Mme Lafaurie, imposante dans une robe de taffetas noir, réclama son bras. Le dîner était annoncé.

Au milieu de la table, dans une corbeille d’argenterie, un massif de gloxinias répandait sur la nappe et dans les cristaux les reflets éclatants de son velours pourpre. Aux extrémités du couvert, sous de petits abat-jour soufre, les ampoules que portaient de hauts candélabres diffusaient sur les épaules et sur les smokings une lumière douce comme de l’huile.

Ces candélabres, au temps où leurs branches étaient encore enflammées de bougies ruisselantes dans des bobèches, avaient appartenu à un grand-oncle de M. Lafaurie, Mgr Blandin, dont Napoléon distingua lui-même les manières et l’intelligence. Il le nomma évêque d’Agen. La corbeille aussi, et les seaux d’argent dans lesquels rafraîchissaient de précieuses bouteilles, portaient les armes de l’évêché. Autour de ce surtout massif, les pauvres chanoines, tremblants encore des orages de la Révolution, avaient peu à peu réparé leurs forces et raconté l’extraordinaire histoire des années d’exil. M. Lafaurie, par tradition, gardait encore dans sa mémoire quelques bribes éparses de leurs aventures. Il savait en tirer parti. Quand sa table réunissait une société dont l’esprit dégelait un peu, une goutte de sang gascon remontait en lui; et il lui arrivait de conter, sur le cuisinier de Monseigneur, de savoureuses anecdotes, dont la dignité même des vieilles dames était égayée.

Ce soir-là, c’était M. Peyragay qui rompait la glace. Installé à la droite de Mme Lafaurie, son petit œil bleu était réjoui par la rangée décroissante des verres effilés, qui rappelaient devant chaque assiette la disposition d’un harmonica. C’était là un excellent clavier, sur lequel les grands crus feraient vibrer à l’instant choisi leur note spéciale. Aussi s’épanouissait-il, en homme qui est assuré de bien dîner et en savoure d’avance toute la jouissance.

Il donnait aux maîtresses de maison des satisfactions profondes et secrètes, en ne laissant point passer un plat sans l’apprécier. Pour le célébrer, il interrompait sans fausse honte la conversation la plus apprêtée. Il en résultait souvent une détente dont tout le monde lui savait gré. Mais personne d’autre n’eût osé amplifier ainsi les louanges autour d’un melon aux côtes énormes, ou d’un lièvre à la royale dont le fumet noyait les cerveaux. Mme Lafaurie, à l’écouter, éprouvait une exaltation bourgeoise de ses sentiments. La qualité des plats qu’on servait lui paraissait se confondre avec ses vertus. Auprès de lui, enveloppée par l’expansion de sa bonne humeur, elle ne pouvait douter que sa table fût incontestablement supérieure aux plus renommées.

M. Lafaurie, discrètement, donnait la réplique par-dessus le massif de fleurs éclatantes. Il fit se récrier à côté de lui une vieille dame, au visage long et parcheminé, en rappelant que la gelée de groseille accompagne chez les Allemands le lièvre rôti. Plusieurs personnes voulurent y voir une preuve de la grossièreté de leur goût; M. Peyragay, moins affirmatif, avait fait l’essai, mais la discussion ne laissa pas de doute sur l’excellence de la sauce forte.

La conversation se fixa un moment sur les bizarreries spéciales à divers pays. Les personnes d’âge en profitèrent pour émettre toutes sortes de contes. Mais M. Lafaurie aiguilla habilement l’entretien vers d’autres sujets.

Seguey, assis entre deux joueuses de tennis, suivait à peine leur conversation, qui allait d’une partie sensationnelle aux danses défendues par l’archevêché. Roger Montbadon, les cheveux relevés sur un front très haut, blâmait «Monseigneur». Il aurait volontiers dansé devant lui pour le convaincre.

Carignan, qui dévorait des yeux les physionomies, essaya de se jeter dans ces commentaires. Mais ses propos venaient mourir sur l’épaule froide d’une de ses voisines, obstinément tournée de l’autre côté. C’était une mince et hautaine jeune fille, qui avait une figure de porcelaine rose sous des cheveux très oxygénés; son attitude en disait long sur les différences sociales que le pauvre artiste fourvoyé ne mesurait pas.

Seguey pensait à un grand dîner auquel il avait dernièrement assisté à Londres. Bien qu’il se sentît las et attristé, il restait le spectateur dont les yeux sont toujours ouverts sur la vie. A deux reprises, un regard rapide de Mme Saint-Estèphe avait arrêté dans son esprit l’engrenage silencieux des comparaisons. Que lui voulait-elle? Odette, au contraire, assise non loin de lui, évitait ses yeux; plusieurs fois, comme il lui adressait la parole, elle avait paru troublée et embarrassée. Mais, à ce point de ses réflexions, le nom de Paule lancé dans la conversation le frappa soudain.

Un domestique venait de faire le tour de la table, versant dans les verres un vin doré et jetant d’une voix sourde dans chaque oreille: Château-Yquem 93. M. Peyragay, mis en verve par le feu caché de ce grand vin à la fois doux et embrasé, racontait l’histoire de la jeune fille. Il y ajoutait même, emporté par l’habitude professionnelle de donner à ses récits un tour dramatique. Dans la grande lutte avec Crochard, son humeur faisait ressortir un côté plaisant. En conteur incomparable, il noircissait et il égayait, passant de l’isolement de l’orpheline à la ruse entêtée de l’homme. Ses yeux mobiles sous les cils blancs, les mouvements de sa longue barbe animaient la scène.

Une rumeur dans laquelle se mélangeaient divers sentiments suivit les courbes de la table.

Mme Lafaurie était indignée. A première vue, elle avait jugé que Paule s’exposait à tous les périls. Elle dépeignit la maison isolée sur le bord de l’eau. Sa mère, Mme Montbadon, une très vieille et austère dame, évoqua d’une voix blanche des choses terribles. La campagne lui faisait peur. Elle y avait toujours nourri l’inquiétude d’être assassinée. Sa figure longue, un peu chevaline, exprimait l’horreur et l’étonnement. Les idées d’autrefois frémissaient en elle: qu’une jeune fille dût se débattre seule dans de tels tracas, c’était une preuve que les temps actuels ne valaient rien; elle rappela le nom de vieux domestiques, des rochers de fidélité, mais le type en était perdu, et le voisinage des usines avait tout gâté.

M. Lafaurie, en propriétaire, envisageait l’histoire sous une autre face. Ce qui le frappait, c’était le drame campagnard, la mise en marche des convoitises encerclant de loin la jeunesse et l’inexpérience:

—Le paysan, dit-il, est rapace.

Ses mains firent le geste d’agripper dans l’air une chose invisible:

—Il veut tout pour lui!

Une expression dure figea lentement son beau visage—ce visage qui avait jusque-là répandu sur la diversité des propos de table un sourire affable et épicurien. Il dissimulait un fond tyrannique. La défense de ses intérêts lui paraissait le premier devoir. C’était à la fois instinct, habitude et idée maîtresse, protestation de toute sa vie contre ce scandale: céder quelque chose. Son esprit, exercé à calculer ses propres affaires, n’avait pas été dressé à intervertir les rôles humains. On pouvait voir d’ailleurs une grandeur dans cette défense: elle représentait, en même temps que ses intérêts particuliers, des principes de droit, d’organisation sociale et des idées d’ordre.

Mme Lafaurie décida que Paule aurait déjà dû renvoyer Crochard. Elle se laissait intimider. Son jeune neveu, Roger Montbadon, qui portait le ruban de la croix de guerre, fut de cet avis: si la chose avait dépendu de lui, il eût vite fait de la terminer. Ce n’était pas si difficile. M. Peyragay, plus circonspect, hochait la tête. Il connaissait l’homme. Les jeunes gens mêlèrent à ces commentaires quelques remarques humoristiques que favorisait le nom de Crochard.

Seguey pensait aux anciens serviteurs qui avaient sans heurts vieilli à Valmont: d’honnêtes gens, non point très actifs, un peu négligents, mais dévoués dans le fond du cœur et dont sa mère était adorée. Installés pour toute leur vie dans des maisons éparses au bord du domaine, ils faisaient partie de la famille. Ils se souvenaient de très anciennes choses, des grands-parents morts, d’une jument: Trompette, que M. Seguey avait achetée à un officier, de l’année même où avait été plantée quelque vigne maigre et qui déclinait. Étaient-ce là des mœurs qui disparaissaient pour ne plus renaître?

En face de lui, Francis Saint-Estèphe désapprouvait au point de vue mondain la situation de la jeune fille. Elle n’aurait pas dû demeurer seule. Il croyait découvrir en Paule un penchant fâcheux à ne pas tenir compte de l’opinion. Une existence pareille, dans un certain monde, ne pouvait pas être tolérée:

—Cela ne se fait pas.

Il confia à sa voisine que les Dupouy appartenaient à un milieu qui manquait de tact.

Seguey regardait, d’une extrémité à l’autre, les deux côtés de la longue table. La dureté des jugements mondains atteignait en lui une douleur latente. Lui aussi, un jour, il serait peut-être exécuté. Rien ne le laverait du tort impardonnable de manquer d’argent. Puis sa pensée se fixa de nouveau sur Paule; il comprenait mieux maintenant certaines paroles qu’elle lui avait dites, et ce qui passait parfois de si triste dans ses silences.

 

Dans un petit salon où le café était servi, M. Lafaurie, debout devant un buffet ancien, réchauffait dans sa belle main un verre rempli d’un cognac fameux. Il le fit tourner plusieurs fois, en respira longuement l’odeur, et l’inséra enfin dans sa barbe blanche.

M. Peyragay, ses larges narines penchées aussi sur les effluves incomparables, développait l’éloge de Gérard Seguey:

—Un garçon charmant, sympathique.

Il ajouta, ménageant un sous-entendu qui s’étendait loin:

—Malheureusement, sa sœur lui donnera de l’ennui. On parle beaucoup d’elle.

M. Lafaurie voulut savoir ce que l’on en disait:

—Vous la connaissez bien, cette petite Mme de Pontet, dont le mari montait aux courses. Un officier très brillant, qui faisait des folies au jeu. Elle-même avait une vie plutôt compliquée. Maintenant, le capitaine est mort, laissant des dettes, et elle s’accroche désespérément d’un autre côté. On raconte que ses affaires ne vont pas du tout.

Et il lui chuchota, presque dans l’oreille, une histoire que M. Lafaurie écoutait attentivement.

Devant le perron, Seguey, tête nue, fumait en silence. Odette, un instant arrêtée au seuil du vestibule éclairé, dans une robe blanche, était rentrée vivement, en l’apercevant. Mais il regardait d’un autre côté. Son souffle avivait régulièrement le point rouge de son cigare. Un grand massif d’héliotropes embaumait la nuit.

XII

Le même soir, assise devant un couvert disposé à la hâte par Louisa, Paule avait l’impression de se réveiller.

La fin de l’après-midi avait suspendu en elle toute autre sensation que celle de la joie. Tandis que son poney filait sur la route, dans la fraîcheur de la nuit tombée, la vibration des minutes heureuses la maintenait au-dessus de la vie réelle. Ses pensées étaient délivrées. La griserie du bonheur et de la jeunesse soulevait son cœur.

L’heure qu’elle venait de vivre lui soufflait une inspiration merveilleuse, cette première inspiration de l’amour qui ressuscite la beauté du monde. La voiture, dont bondissaient sur la route les deux roues légères, ne courait pas vers sa maison obscure mais vers l’avenir. Son âme volait au-devant d’elle.

La fête de l’imagination commençait dans son souvenir. Les tristesses étaient effacées. Que lui importait la cohue des indifférents? Elle croyait emporter l’amour. Le rêve s’emparait de toutes les choses, du silence, de la solitude où elle s’était trouvée avec Seguey au milieu du monde. Le beau regard gris versait en elle sa lumière mystérieuse. Et elle oubliait que tout avait été entre eux indéfinissable. Aucun mot prononcé ne justifiait une joie si ardente; mais l’état d’esprit qui s’était profondément éclairé en elle n’avait pas commencé d’éteindre ses feux. Les pensées radieuses y descendaient naturellement comme des oiseaux dans le soleil. C’était la faute de ses vingt ans, de l’éclat des lampes, du monde brillant dont elle revenait. Son cœur, qui avait pâti en ces derniers mois, se penchait avidement sur la première sympathie trouvée sur sa route. Le désir qu’elle avait de l’amour s’y répétait merveilleusement.

Quand la voiture tourna au portail, un dernier nuage couleur de rose noyait son reflet dans le miroir obscurci du fleuve.

Dans le désert de la vaste salle à manger, sous l’abat-jour de porcelaine, pendu au plafond, la médiocrité de son existence commença de réapparaître. Les battements de la pendule rejetaient inexorablement dans l’ombre le monde enchanté. Ses pensées peu à peu s’affaissaient, se décoloraient: ainsi retombe le fleuve au fond de son lit, quand se retire le flot puissant qui l’a soulevé.

Son regard voyait sur tout ce qui l’entourait des traces d’usure. Un grand cercle lumineux éclairait au plafond des solives brunes. La pièce, située dans un angle de la maison, rappelait les mœurs d’une vieille et simple bourgeoisie; elle était carrelée, sans luxe, meublée d’une grande armoire à linge, de chaises paillées et de deux buffets sur lesquels étaient sculptés des trophées de fruits et de gibier; les boiseries couleur de tabac, divisées en panneaux par des moulures rectangulaires, étaient décorées d’estampes qui représentaient des scènes de chasse, avec des chevaux, des chiens et des habits rouges.

La soupière posée devant Paule était remplie d’une soupe rustique que recouvrait une couche de légumes. Elle remarqua une assiette ébréchée et les carafes mises sur la nappe un peu au hasard. C’était un précepte de Louisa qu’on ne doit pas être difficile. Elle prétendait, comme un grand nombre de Méridionaux, qu’il est beaucoup plus long de faire bien que mal; dans son ignorance de paysanne, qui avait surtout travaillé aux champs, elle traitait les choses du ménage selon son humeur, passant de la brusquerie à la négligence et au sans-souci. Son caractère têtu et méfiant, d’une indépendance obstinée, redoutait plus que tout au monde ce qu’elle appelait la peine inutile:

—Est-ce que je sais, moi, ce que vous voulez?

Ou encore:

—Si vous croyez que j’ai le temps!

La contradiction montait en elle, comme s’enfle le lait qui bout.

Dans la cuisine qui communiquait avec la salle à manger par une porte restée entr’ouverte, elle admonestait maintenant le chat et le renvoyait à coups de balai. Un moment après, Paule l’entendit qui s’agitait devant la maison, secouant les arbustes dans lesquels des volailles s’étaient juchées, puis les pourchassant avec quantité de reproches vers le poulailler. Ces humbles détails d’une vie campagnarde, dénuée de préoccupations d’amour-propre, semblaient ce soir à la jeune fille choquants et pénibles. Ce n’était pas que cette existence toute proche de la terre et des paysans lui parût vulgaire. Elle en sentait profondément la beauté simple. Mais elle craignait que Gérard Seguey jugeât autrement: tout son être frémissait déjà devant ce regard d’homme qui se fixerait peut-être un jour sur l’intimité de sa vie; s’il la dédaignait, de cette manière presque imperceptible qui était la sienne, elle recevrait de son attitude une peine cruelle.

Il y avait plus d’une demi-heure qu’elle était à table, car Louisa entrant et sortant, oubliant toutes choses, ayant laissé refroidir les plats, n’en finissait plus de souffler le feu. Paule en était impatientée:

—Apportez-moi ce que vous voudrez et dînez aussi.

Une souffrance sourde faisait lever dans sa vie des pensées nouvelles. Bien qu’elle ne connût encore rien du monde, elle le devinait intransigeant, prompt à rendre des arrêts implacables et définitifs. Il lui apparaissait, très vaguement encore, qu’un code particulier en règle l’esprit, tenant peu de compte des vertus profondes, mais défendant, comme le saint des saints, une certaine idée d’élégance. Seguey, qui lui semblait différent de tous, était-il aussi détaché de son milieu qu’elle le souhaitait? Ses coudes nus posés sur la nappe, elle réfléchissait indéfiniment. La lumière paisible qui descendait de la suspension baignait ses cheveux, et faisait étinceler autour de son cou un collier de jais.

S’il l’aimait, elle se disait que tout cela ne compterait pas. Mais l’aimait-il? Les impressions qui tout à l’heure flambaient dans son âme s’étaient envolées. Sa mémoire même ne parvenait pas à les ressaisir. Elle n’en gardait aucune autre trace qu’une grande fatigue. La douceur qui avait un moment flotté sur sa vie, avant de s’y poser, elle la voyait mieux. Il se pouvait que ce fût seulement de la sympathie. La veille encore, elle l’eût goûtée comme un bienfait; mais sa soif, après avoir absorbé instantanément cette rosée précieuse, voulait davantage.

Ses mains se nouaient sur les tresses qui encerclaient son visage de leur double anneau. Ses prunelles avaient la même nuance châtain mêlés d’un peu d’or. Les premières inquiétudes de la jalousie, sous les cils levés, répandaient leurs ombres sévères.

Dans une vieille glace encadrée de chêne, placée au-dessus de la cheminée, elle regardait avec anxiété son visage émerger de l’ombre. L’image trouble, un peu déformée, ne la rassurait pas. Elle en aimait pourtant l’expression, cet air de droiture et de dignité où son âme se reconnaissait. Mais elle pensait à ces autres femmes, parées, séduisantes, qui devaient dans le grand salon de Belle-Rive entourer Seguey; l’éclat subtil qui rayonnait d’elles jetait de loin une lumière railleuse sur sa propre vie.

Une fois entrée en elle, cette idée ne la quitta plus. Elle voyait, dans l’obscurité du jardin, le rez-de-chaussée illuminé: au milieu des groupes, elle croyait découvrir Seguey. Mme Saint-Estèphe était près de lui, un peu renversée, avec ses yeux comme deux fleurs sombres dans son teint d’or; sa robe coulait en plis souples sur le canapé, à la place même où Paule était tout à l’heure assise; un grand coussin de guipure traînait à ses pieds. Ils causaient tous deux familièrement. Et à les revoir, dans l’attitude où elle les avait aperçus à son arrivée, une souffrance grandissait en elle, s’exaspérait de l’impossibilité où elle se trouvait de ressaisir cette chose fuyante, déjà évadée, que son cœur avait cru sentir.

La lune légère et comme transparente pouvait bien verser sur l’eau descendante son charme de rêve. Le ciel était clair sur les vignes et sur le coteau; les blanches maisons du dix-huitième siècle s’endormaient dans leurs bouquets d’arbres; près du vaisseau feuillu de l’île, partageant la nappe du fleuve, les feux égrenés de quelques pêcheurs semblaient des veilleuses. L’aboiement d’un chien en faisait éclater d’autres de loin en loin.

Mais cette atmosphère de paix sur les choses, Paule ne pouvait ni la voir ni la respirer.

Elle ferma les volets du salon, posa sur une petite table octogonale la lampe allumée, et s’enfonça dans la bergère tournée vers la cheminée. De temps en temps, ses yeux se levaient vers la pendule en bronze doré. Les aiguilles inégales élargissaient lentement leur angle: dix heures un quart... Dix heures vingt. Il était là-bas. On prenait le thé. Elle imaginait sa pensée distraite, son regard posé sur des visages, sur des sourires qui le lui volaient.

Tous, ils avaient été auprès de lui la journée entière. Il en serait ainsi demain, et tous les jours qu’il resterait à Belle-Rive, une semaine encore. Elle l’avait à peine approché qu’il lui échappait. Les circonstances se réunissaient pour le lui reprendre. Elles lui arrachaient sa pauvre parcelle de bonheur, et son illusion n’avait plus la force de souffler sur cette étincelle.

Que pouvait-elle être pour lui? Il était élégant, recherché, d’une culture qu’elle devinait rare. S’il était ruiné, ce qu’elle ne savait pas d’une façon précise, il n’en avait pas moins l’habitude d’une vie raffinée. Les milieux les plus brillants lui restaient ouverts. S’il avait été simple et bon pour elle, n’était-ce pas en souvenir de son enfance? Elle allait parfois à Valmont. Elle lui rappelait des étés anciens. Peut-être aussi sa solitude lui inspirait-elle une pensée délicate et compatissante? Mais qu’il y eût en lui, dans ce front impénétrable, dans toute cette nature mesurée, discrète, une préférence incompréhensible, elle ne le croyait plus.

Elle avait si peu de confiance en elle. Les femmes qu’elle avait vues dans l’après-midi, les jeunes filles mêmes, avaient le culte de leur beauté. Longuement, elles devaient l’étudier, la perfectionner, développant dans leur personne et dans leur esprit ce désir de plaire qui est un goût avant d’être un art. Elles excellaient à s’en servir. Cette habileté donnait de l’assurance à celles-là mêmes qui eussent pu paraître moins favorisées; et elle enviait ce soin heureux dont chacune portait le secret, suggérant l’impression que tout en elles était précieux, digne d’admiration. Elle seule ne savait pas.

Son esprit exagérait singulièrement ce charme mondain qui lasse si vite. Sous la physionomie que chacun se fait, elle ne découvrait pas les traits véritables. Qu’eussent-elles été, ces jeunes femmes, sans l’adulation qui les enivrait? C’était pour elles une si grande force de se sentir heureuses et fêtées. Mais ce pouvoir d’attirer les yeux, d’accroître par sa seule présence le plaisir de vivre, Paule était persuadée qu’elle ne l’aurait jamais. Un désir lui venait maintenant, grandissant et désespéré, de ne plus voir personne.

Le lendemain, le soleil levé dans le brouillard réveilla son tourment caché.

Dans le cuvier, aux murs noircis par l’humidité, un charpentier réparait la poutre que traversait la vis du pressoir. Le toit aussi était vieux, rongé. Toutes les choses criaient le besoin qu’elles avaient de soutien, de réparations. Paule voyait là une tâche trop grande devant laquelle sa bonne volonté restait désarmée.

Près de l’écurie, le père Pichard, la tête branlante, répétait pour la cinquantième fois depuis le matin qu’une échelle avait disparu. La veille encore, il l’avait vue là, dans une encoignure!

Saubat, à son habitude, écoutait sans vouloir se mêler de rien. Mais Octave, planté devant le vieux, s’excitait beaucoup:

—Vous l’avez vue. Allez la chercher.

Il avait levé sa main épaisse comme un battoir:

—Ce n’est pourtant pas moi qui l’ai prise!

Sa femme de loin lui faisait des gestes. Il tourna le dos:

—Bourrique, va!

Paule rentra, trop lasse pour approfondir ce qui s’était passé. Chaque jour, d’ailleurs, il lui fallait s’apercevoir que des objets indispensables ne pouvaient plus être retrouvés.

Dans le grand salon carrelé, devant le cercle des fauteuils vides, elle recommença de songer indéfiniment. Ses yeux découvraient partout des signes de déclin. Un certain pathétique frappait son esprit, cette âme des choses qui avoue la vieillesse, la défaite, les abandons.

Il y avait autour d’elle tant d’héritages accumulés! Au-dessus de la cheminée, dans le cadre écaillé d’un ancien trumeau, une nymphe aux chairs d’ivoire, une étoile au front, trempait son pied dans un ruisseau gris. Paule devinait que Seguey y aurait avec plaisir arrêté ses yeux. Il eût aimé aussi, entre les fenêtres, les belles consoles. Les autres meubles paraissaient un peu disparates. Les fauteuils à médaillon auraient sans doute été de son goût, mais le velours en était fané; plusieurs générations de chiens y avaient dormi. Des traces d’usure, entre les meubles, formaient sur le tapis d’Aubusson des sortes de sentiers; devant la cheminée, une partie de la rosace s’était effacée et montrait la trame.

Cette vie, qui peu à peu se retirait de toutes les choses, elle se sentait impuissante à la ranimer. Il aurait fallu qu’on l’aidât. Mais celui qui l’eût soutenue de son regard et de sa pensée, comme il était loin! Comme il lui semblait étranger!

XIII

Les propriétés qui bordaient le fleuve présentaient sur le chemin de halage de très beaux portails. La composition en était variée et harmonieuse. Leurs larges coupures, dans le soubassement foncé d’une haie, découvraient la vue des jardins.

Le soleil, levé derrière le coteau, venait se coucher en face d’eux. Leur plus belle heure était celle où la lumière horizontale les fardait de rose. Les gens de goût se plaisaient à les comparer. L’un d’eux surtout était renommé: une longue grille peinte en bleu de roi, entre deux piles cylindriques. L’une et l’autre, de belle pierre blanche éblouissante, élevaient sur un fond de feuillage, au-dessus d’une double couronne de moulures, une urne renflée à la base et enguirlandée que coiffait un couvercle de cassolette.

Le portail de Belle-Rive déployait, sur une longueur de cinquante pas, un grand décor d’architecture. Quatre piliers de pierre blanche aux cannelures régulières, sculptés à la base de feuilles de chêne, partageaient la claire-voie de barreaux effilés en pointes de lance. Ces beaux fûts du dix-huitième siècle, terminés par un large chapiteau carré, portaient des coupes très évasées. Des têtes de béliers y retenaient des cordons de fruits.

Cet ensemble s’appuyait, à droite et à gauche, sur deux petites tribunes bordées de balustres. On y accédait par un escalier à rampe ajourée, dont le pilier de départ s’ornait d’une corbeille débordant de fruits. Bâties en pierre blanche mélangée de briques, elles formaient en face du grand paysage d’eau et de verdure deux terrasses charmantes. Les habitués de Belle-Rive s’y isolaient volontiers le soir. Il était rare de n’y pas trouver au soleil couchant des groupes accoudés.

Tout l’après-midi, on voyait entre la maison et le fleuve une lente circulation. Les gens qui manquaient d’imagination vantaient la beauté de l’allée d’ormeaux. Elle était très belle en effet. Sa voûte s’allongeait, haute et régulière, entre deux plus étroits couloirs de verdure qui aboutissaient aux terrasses. Une atmosphère bleue flottait sous ses branches.

Francis Saint-Estèphe faisait volontiers les honneurs de cette grande allée. Il avait à son sujet un répertoire de phrases dont sa femme était excédée. Dès qu’il parlait de perspective et de point de vue, elle mettait entre eux une bonne distance. Il était rare, d’ailleurs, qu’elle consentît à l’écouter: à travers le déroulement des phrases ternes, son esprit fuyait, vagabond; il en était mécontent et déconcerté.

Ce jour-là, après le déjeuner, il essayait d’avoir son avis sur une question qui le tourmentait. Sa belle-mère, Mme Lafaurie, qui comptait donner avant son retour à Bordeaux deux ou trois grands dîners, l’avait prié de dresser la liste des invités; et il hésitait, préoccupé de grouper les gens sans faire une faute:

—Croyez-vous, ma chère amie, que nous puissions inscrire dans la première série M. Dubergier? C’est un homme charmant, qui nous a rendu pendant la guerre de très grands services, et que j’apprécie personnellement. Mais, aux dernières élections, il a eu la faiblesse de soutenir ce Louis Macaire, un homme d’hier, un spéculateur, que personne de notre monde ne devrait connaître. M. Le Vigean, que votre père désire inviter aussi, l’a beaucoup blâmé. Si nous lui imposons de le rencontrer, il trouvera peut-être que nous manquons de tact.

Le soleil de quatre heures étincelait sur l’argent du fleuve. La jeune femme, nonchalante et souple, le coude appuyé sur sa robe paille, regardait dans l’allée d’ormeaux. Seguey y faisait une lente promenade à côté de Paule. Deux fois déjà, ils l’avaient parcourue dans toute sa longueur; maintenant encore, ils s’éloignaient sous la voûte verte, et après avoir guetté tous leurs mouvements, surpris quelques-unes de leurs expressions, elle dissimulait un brûlant dépit.

Il insista:

—Vous ne me dites pas quel est votre avis?

Elle tourna lentement vers lui ses yeux assombris:

—Je pense que cela lui sera tout à fait égal.

Et comme il restait perplexe, craignant qu’elle jugeât trop légèrement:

—Invitez-le, ne l’invitez pas, que voulez-vous que cela me fasse? C’est insupportable de prêter à tout le monde ce petit esprit!

Son regard se fixait de nouveau sur la légère robe noire qui s’en allait au bout de la nef immense; Seguey aussi, très rapproché d’elle, semblait marcher vers une éblouissante vision de lumière.

Cependant, Saint-Estèphe, le front penché sur la table ronde du jardin, développait ses explications. Elle l’interrompit avec impatience: il était le seul à s’embarrasser de questions qui comptaient si peu. Cette élection, personne ne s’en souvenait.

Il protesta d’un geste navré de ses mains pâles.

Les moindres obligations mondaines étaient pour lui d’importantes choses, les seules dont eût jamais été occupée sa tête légèrement déprimée aux tempes, déjà grisonnante, qui avait rendu tant de saluts, et revêtu fidèlement, suivant les jours et les milieux, un air assorti aux événements. Il était de ceux qui ne sourient jamais aux enterrements, et qui présentent dans la cohue des mariages une figure discrètement épanouie, sur laquelle les félicitations semblent fleuries d’avance. Sa seule attitude, empressée ou condescendante, eût indiqué l’exacte valeur mondaine et sociale de la personne à qui il parlait. Son cerveau, qu’éclairait une lumière grise, était entièrement rempli de compartiments, de longue date classés et hiérarchisés, dans lesquels s’accumulaient les renseignements acquis pendant toute une carrière de vie mondaine, et où il puisait immédiatement ce qu’il eût été si honteux de ne pas savoir sur les familles, les alliances, les relations, et les fortunes. Sa science de ces choses était infaillible. Il la tenait soigneusement à jour, informé de toutes les nuances de l’opinion, sachant quelles personnes prenaient du relief dans la mobile géographie de la société, quelles autres y perdaient peu à peu leur force attractive. Il suivait tout cela comme d’autres le cours de la Bourse ou le taux du fret. Il n’avait jamais manqué l’envoi d’une carte. Une élection au cercle était pour lui un événement: il en discutait à l’avance l’opportunité, avec l’humeur opiniâtre d’un homme dont toutes les idées sont en mouvement. Une infraction au code établi lui aurait paru une menace à sa propre situation. Il s’en défendait avec âpreté. Son idéal était si profondément pétri de ses préjugés que la moindre atteinte à l’un d’eux eût été une blessure aux sentiments de toute sa vie.

Dès sa jeunesse, à l’âge où il choisissait ses premières cravates, il répondait à ceux qui l’interrogeaient sur son avenir:

—Je veux être un homme du monde.

Il le voulait, comme d’autres décident d’être notaire ou diplomate. Toutes ses ambitions se cristallisaient autour de l’image, invinciblement séduisante, de l’homme qu’environne un murmure discret de considération et de sympathie.

Sa femme lui disait:

—On aurait dû faire de vous l’introducteur des ambassadeurs.

Sa femme, elle, ne jouait jamais sa partie dans le même ton. Beaucoup plus jeune, d’un esprit libre et prime-sautier, elle n’avait d’abord vu en lui qu’une grande fortune; depuis, ayant eu le loisir de le regarder mieux, elle l’avait trouvé ennuyeux.

Dans le monde, où il se préoccupait d’être irréprochable, elle prenait sa revanche de très jolie femme. Insatiable d’hommages et d’adulation, elle avait pourtant le goût des natures fines, de celles surtout qui lui résistaient. Depuis que Seguey était à Belle-Rive, le plaisir qu’elle aurait eu à le capturer l’occupait beaucoup. C’était un divertissement d’été, dont elle avait réglé d’avance les péripéties. Elle ne menait jamais jusqu’au bout cette sorte de jeu, mais trouvait à le conduire, et à l’arrêter, le genre d’émotion qui lui convenait. Seulement, cette fois, elle se voyait déçue et dupée. Les allées et venues des deux jeunes gens, sous les grands ormeaux, faisaient tressaillir son orgueil blessé: ce dilettante, ce raffiné, qu’elle avait cru si difficile, voilà donc la surprise qu’il lui réservait!

 

Il l’avait vue venir, la svelte jeune fille, dans sa robe unie et flottante. Son visage était pâle comme une perle sous la transparence d’un grand chapeau d’étoffe légère. Elle avait ses deux mains gantées. Et comme elle montait les marches du perron, il l’accueillit d’un regard qui la pénétra de douceur et d’apaisement.

Dans un petit salon dont la porte était ouverte sur le vestibule, M. Peyragay jouait au bridge avec M. Lafaurie et deux vieilles dames. Le grand avocat, comme ils passaient, les avait d’un signe priés de l’attendre. Paule pensait que le geste s’adressait à elle. Mais, la partie finie, il avait entraîné Seguey:

—J’ai à vous parler.

Elle les avait vus s’installer un peu à l’écart sur une banquette du vestibule. Aux premières paroles, M. Peyragay tourna vers Gérard une physionomie sérieuse et professionnelle; sa voix sonore s’était assourdie: il s’agissait des affaires de sa sœur.

Il protesta qu’un sentiment d’amitié lui commandait de le prévenir: l’ignorance pour lui n’était plus possible. Cette fois, le jet de lumière que Seguey redoutait depuis bien des jours allait l’aveugler. De sa main grasse, toute parsemée de taches de rousseur, le vieil avocat commençait de tourner le disque terrible. Seguey eut l’impression qu’il chancelait au bord d’un abîme. Son visage se faisait hautain:

—Comment savez-vous?

Il n’acceptait pas qu’un autre pût connaître avant lui des affaires qui étaient les siennes, celles de sa famille, et qu’il avait eu la faiblesse de ne pas sonder. Il lui était intolérable de penser qu’elles étaient déjà divulguées et presque publiques. De quel droit venait-on jouer auprès de lui le rôle de fâcheux? Était-il si aveugle, au jugement de tous, qu’on crût nécessaire de l’avertir charitablement? Son être frémissait d’orgueil et d’humiliation.

M. Peyragay fit un geste qui semblait imposer silence à ce qui n’était pas le fond de l’affaire:

—Votre sœur est venue me voir.

Puis, avec une sympathie sincère:

—Ah! mon pauvre ami!

Il raconta qu’elle l’avait consulté la veille, au sujet de plusieurs billets qui étaient près d’arriver à leur échéance; des billets signés par le capitaine, quelques jours seulement avant sa mort, et pour lesquels il avait obtenu la signature de sa femme.

Seguey protesta:

—Nous avons déjà payé trois fois. Ma mère s’est presque ruinée. Valmont, notre hôtel du Cours du Chapeau-Rouge, tout y a passé.

M. Peyragay eut un geste de réprobation. Le capitaine s’était conduit comme un misérable.

Seguey réfléchissait:

—Mais elle, elle, comment a-t-elle toujours cédé? Elle a deux enfants. La dernière fois, ma mère avait exigé la promesse qu’elle ne donnerait plus aucune signature.

M. Peyragay leva vers le plafond ses petits yeux qui avaient plongé dans tant de ruines et de vies défaites:

—Elle ne pouvait pas agir autrement.

Puis rapidement, d’une voix plus basse:

—Voyons, Seguey, vous êtes un homme, vous me comprenez. Si votre sœur avait refusé, dans la situation où elle se trouvait, son mari n’aurait pas hésité à faire un scandale. Cette liaison qu’elle traîne toujours, il la connaissait. Non, ne l’accablez pas, ne jetez pas la pierre; demain, elle n’aura peut-être plus que vous.

Il avait appuyé sur ces derniers mots d’une manière significative. Un nom était sur ses lèvres qu’il eût aimé dire. Mais Seguey, le visage aride, s’était détourné: la vérité lui brûlait le cœur.

Certes, s’il avait voulu savoir davantage, M. Peyragay eût été amplement communicatif. Il suffisait de le regarder pour voir que son information était abondante. Un certain orgueil se dégageait de toute sa personne, primant des sentiments d’amitié pourtant très réels; devant une affaire passionnelle, et alors même que sa bienveillance la déplorait, il redevenait le vieux spécialiste au flair infaillible; son geste ne pouvait s’interdire de soulever des vagues d’émotion. Mais Seguey s’était ressaisi:

—Pouvez-vous me dire quelles sont les sommes?

—Quinze et vingt mille francs. Si vous voulez payer, ou essayer d’une transaction, il faut que ce soit avant le 30.

Seguey réfléchissait: huit jours pour agir... Il rentrerait à Bordeaux le lendemain.

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