La vigne et la maison: roman
Son attitude montrait qu’il considérait l’entretien comme terminé. Mais, au moment où il se levait, M. Peyragay le retint: s’il n’avait pas immédiatement des fonds disponibles, peut-être pourrait-il s’adresser à M. Lafaurie?
Seguey se redressa:
—Je ne lui ai jamais rien demandé.
M. Peyragay le savait bien, et aussi que la veille encore toute démarche de ce genre eût sans doute été inutile, mais M. Lafaurie lui-même l’avait chargé de cette négociation, qui devait avoir l’avantage de placer Seguey sous sa dépendance. Un télégramme venait de lui apprendre la mort de l’agent qui dirigeait son comptoir, à la Martinique; et, dans l’embarras où il se trouvait, ne disposant de personne qui pût partir immédiatement, il avait pensé à Gérard. Le garçon lui plaisait. Il parlait peu, mais toujours avec un remarquable esprit de finesse. M. Lafaurie détestait les gens qui portent dans les affaires des façons tranchantes. Seguey, lui, avait de «la race»; petit-fils d’un grand armateur, il appartenait à la caste qui était la sienne et pouvait faire un chef de maison. M. Lafaurie croyait à l’atavisme. Il était aussi extrêmement jaloux de son autorité, prompt à prendre ombrage, et distinguait tout l’intérêt qu’il y aurait pour lui à tenir complètement en main ce garçon très intelligent et très délicat, scrupuleux peut-être, qui se sentirait les bras liés par une obligation matérielle. Que Seguey acceptât cet argent—et peut-être y serait-il forcé—il était désormais à lui, fixé pour longtemps, pour toujours peut-être, dans une situation qu’il lui ferait large, mais subalterne. Trop habile pour se découvrir lui-même immédiatement, il avait chargé M. Peyragay de le pressentir. L’affaire de Mme de Pontet venait à point pour précipiter une décision qu’il voulait rapide. Il comptait sur l’émotion du premier moment, le bouleversement d’une nature qui avait de son nom un respect extrême. Cette fois encore, Seguey ne laisserait pas glisser sa sœur dans la boue, dût-il y tout perdre.
C’était le reflet de ces impressions sur son visage que surveillait M. Peyragay. Toujours optimiste, heureux de voir les choses s’arranger vite et facilement, il n’avait pas pénétré d’ailleurs ce que cette offre dissimulait de calculs sagaces. Il avait hâte d’en venir au fait. Mais Seguey ne s’y prêtait pas.
Ainsi, M. Lafaurie était au courant et tous les autres aussi sans doute. On lui faisait offrir de l’argent. Pourquoi? Dans quel but? Quelle était la combinaison qui s’organisait et le jugeait-on assez naïf pour croire aux protestations d’amitié, aux bonnes paroles, quand il savait ce que coûtent dans le monde de tels services? L’affection seule, le dévouement vrai et indiscutable les peuvent offrir. Mais il ne s’agissait pas de cela, il le sentait bien. La vie et les affaires sont choses brutales où le sentiment fait triste figure. S’il fallait payer, il paierait lui-même.
Paule passant à ce moment devant le perron, il éluda la fin de l’entretien. M. Peyragay, puissant et massif, l’accompagna jusqu’à la porte:
—Je vous reverrai.
Il les regarda s’éloigner. L’idée lui vint que dans le plan si bien agencé, cette jeune fille était l’imprévu: qu’il y eût entre eux un sentiment vif, toutes les suppositions se trouvaient déplacées, l’issue incertaine.
Ils s’étaient enfin rejoints, et s’éloignaient dans la grande allée, Seguey s’excusait:
—Je vous voyais. J’aurais bien voulu vous rejoindre, mais avec M. Peyragay, il n’y a pas moyen de finir...
«Il a été retenu. Ce n’est pas sa faute», pensait Paule qui avait erré pendant une demi-heure, pleine d’anxiété et de confusion.
Il voulut savoir si elle venait souvent à Belle-Rive:
—Les Lafaurie reçoivent beaucoup. A la campagne, les visites sont une distraction... Odette sans doute est votre amie.
—Oh! non, protesta Paule, je ne viens pas souvent; aujourd’hui, c’est pour cet été la dernière fois.
Il entendait bien qu’elle voulait dire: «Quand vous serez parti, on ne me verra plus, c’est seulement à cause de vous.» Le ton de sa voix était un peu douloureux et désabusé:
—Odette n’est pas mon amie. Pour se plaire dans le monde, il faut se contenter d’une certaine amabilité superficielle. Seulement, pour moi, un peu, ce n’est rien. Les gens veulent surtout que tout soit facile, et que personne ne les dérange ou ne les ennuie. Moi, si j’avais des amis, j’aimerais me gêner, me fatiguer pour eux; ce serait mon bonheur de donner beaucoup. Mme Lafaurie, qui est très aimable pour moi, m’invite volontiers si elle me rencontre, elle n’aurait pas l’idée de m’écrire. Odette est très gentille, mais elle n’a pas besoin de moi; elle ne peut vivre que dans une bande de jeunes gens et de jeunes filles; elle n’aime pas causer. Si je venais trop souvent, je l’ennuierais. Ce n’est pas l’amitié, cela.
C’était la première fois qu’elle parlait si longuement à quelqu’un, si intimement, mais Seguey était encore pénétré par les pensées brûlantes que M. Peyragay avait suscitées. Il écoutait mal. Peu à peu, ce grand désir de sincérité l’atteignait pourtant. Il la regarda. Les yeux brun clair tournés vers lui étaient baignés d’un regard d’amour.
Elle continuait, comme si elle eût voulu, une fois au moins, aller au bout de cette pensée:
—Avoir des amis, c’est être sûr qu’on est aimé, qu’on ne gêne pas, qu’on peut entrer avec confiance dans une maison qui vous est ouverte.
Il semblait qu’elle eût déjà lutté longuement contre ce mensonge des apparences, dont se contentent tant d’autres natures: «Ce n’est pas bien prudent, lui disait-il, avec une amertume soudaine, de vouloir seulement ce qui est vrai, d’aller jusqu’au fond. On s’expose à des déceptions.»
Un groupe de jeunes femmes passa tout près d’eux. Odette Lafaurie les accompagnait; elle portait en travers devant elle une raquette de tennis, son pas enroulait sa robe lâche autour de ses jambes. Seguey continuait:
—Dans les relations, la plupart des gens apportent seulement des préoccupations d’intérêt ou de vanité. On recherche telle personne parce qu’elle est le lien qui vous rattache à certains milieux.
Elle marchait à côté de lui, les yeux maintenant baissés. Est-ce que lui non plus ne comprenait pas? Elle, si fière, qui demandait tout, elle était disposée avec lui à se contenter de très peu de chose...
—Chez vous, dit-elle enfin, je n’étais pas intimidée. Votre mère accueillait si bien. J’aurais aimé revenir sans cesse, rester plus longtemps.
Elle se rappelait être allée à Valmont un jour où les vendanges devaient s’achever. Plusieurs jeunes filles tressaient des guirlandes; dans la grande porte du cuvier ouvert, Mme Seguey avait fait suspendre une touffe d’asters et d’hélianthus...
—Oui, dit Seguey adouci et se souvenant, elle aimait que tout fût joli.
Il revoyait ces réjouissances. Après quinze jours de gaieté et de soleil, de branle-bas dans toute la maison, les vendanges se terminaient dans une grande fête. La charrette chargée de bastes entassées, dont la plus haute pavoisée de pampres, rentrait au milieu des rires, des chants, dans un cortège d’enfants qui écrasaient sur leurs joues les dernières grappes. Sa sœur était là aussi, petite fille, en robe claire... Le soir, conduite par le doyen des paysans, la troupe venait en procession offrir aux maîtres un bouquet énorme...
«Comme il se souvient de tout cela», pensait Paule.
Elle était heureuse d’avoir touché une partie de son cœur restée si sensible. Dans la douceur de cette intimité naissante, elle se sentait de nouveau revivre: ce jour-là, le visage éclairé, les mouvements recueillis et tendres, elle était jolie...
Ils venaient de faire volte-face au bout de l’allée, près d’un grand massif de cannas aurore. Pour revenir au fleuve, ils s’engagèrent dans un des étroits couloirs de verdure. La lumière filtrée par les feuilles y était blonde et dormante. Gérard s’était un peu rapproché de Paule; il se voyait l’attirant à lui, couvrant de baisers ce visage altéré d’amour.
Il n’y avait personne dans la petite tribune de pierre et ils y montèrent. Le ciel palpitait devant eux comme un abîme de lumière. Elle s’était accoudée et ne disait rien, les yeux fatigués par l’immense éblouissement. Des barques passaient. Elle se sentait comme en dehors de la vie, au-dessus des choses...
Un bruit de pas dans les feuilles mortes la fit tressaillir. Ils se retournèrent. Mme Saint-Estèphe, quittant vivement un jeune homme qui l’accompagnait, alla vers Seguey:
—Il m’a été dit que vous aviez l’intention de partir demain?
Sa voix, qu’elle s’efforçait de rendre ironique, tremblait légèrement de contrariété.
Il répondit, avec les formes habituelles de la politesse que des affaires le rappelaient. Elle affecta de ne rien en croire: les hommes se retranchaient toujours derrière ce prétexte.
Elle revenait vers la maison et ils la suivirent.
Dans le jardin, comme elle ouvrait une ombrelle verte, Odette, qui paraissait nerveuse et bouleversée, arrêta sa sœur. Elle voulait savoir s’il était vrai que Gérard Seguey allait partir.
—Il le dit du moins, répondit Gisèle, qui la regarda comme si une idée subite frappait son esprit.
Un peu en arrière, Seguey disait à Paule:
—Vous vous en allez? Je pensais vous voir davantage. Ici, je sais, c’était difficile. Si vous le vouliez, je pourrais aller vous dire adieu demain, dans la matinée.
XIV
Seguey refusa la voiture qui devait le raccompagner. La veille, à la fin de la soirée, il avait pris congé de ses hôtes, et demandé que ses valises fussent transportées à la gare dans la matinée. Quant à lui, il préférait marcher un peu avant de partir. Personne ne pensa qu’il voulait monter à Valmont.
Tout en s’éloignant, il revoyait les heures de la veille; Paule, en face de lui, sur la petite terrasse, pâle d’amour. Elle aussi, infiniment seule, se débattait dans les tristesses. Il aurait voulu l’attirer à lui et l’apaiser entre ses bras; mais, dans cet abandon, ne consommerait-il pas sa propre défaite? La vie l’entraînait. Vers quels lendemains?
Il revivait aussi une tout autre scène, qui avait éveillé en lui un monde de pensées. C’était le soir, après le dîner. Il avait vu M. Lafaurie venir à lui, souriant, affable. Dans le petit salon, où le vide s’était fait autour d’eux immédiatement, l’entretien avait commencé sans préliminaires: la proposition que M. Peyragay était évidemment chargé de lui transmettre, mais que sa froideur avait arrêtée, M. Lafaurie la lui avait faite du ton le plus aimable; rien d’autoritaire ne se dégageait de sa personne à ce moment-là, aucun désir de rappeler combien la situation présente de Seguey était difficile; au contraire, toute la bonne grâce que cet homme si fin savait déployer:
«Je serai heureux de vous avoir,» disait l’expression bienveillante de son beau visage. Tout de suite, il le traitait en collaborateur, mélangeant agréablement les louanges aux indications:
—Cette sorte d’affaires, vous la connaissez. Vous ne seriez pas le petit-fils d’un homme que Bordeaux n’a pas oublié si les questions d’armement vous restaient fermées... Vous n’avez jamais été là-bas... C’est parfait. Vous n’y apporterez pas d’idées préconçues. Chez moi, on a toujours eu une défiance extrême des gens qui prétendent tout savoir d’avance. D’ailleurs, avec votre tact, vous verrez vite ce qui en est, et que l’essentiel est de pénétrer les gens et les choses. Dans ces pays, il y a toujours beaucoup d’intrigues, de consciences douteuses ou malhonnêtes, mais vous n’êtes pas de ceux qui tombent dans les pièges, et ma proposition vous montre assez quelle confiance...
Certes, il n’était pas de ceux qu’on joue aisément. Tant de manières charmantes ne lui avaient pas dissimulé qu’il serait là-bas en sous-ordre, et que le petit-fils de Jean-Jacques Seguey tomberait au rôle d’employé supérieur, d’employé pourtant. Cette situation, dont M. Lafaurie disait habilement qu’elle était brillante, elle l’enchaînait au char d’un autre. Les apparences ne le trompaient pas. Le même homme qui était hier si séduisant pour le conquérir, resserrerait demain sur lui une poigne de fer. Il travaillerait à sa fortune. Entre cette maison et la sienne, une rivalité autrefois avait existé dont il retrouvait dans sa sensibilité les traces profondes. Voilà de quelle façon elle se terminait aujourd’hui en lui. La défaite encore, et irrémédiable! Dans de telles ruines, que pouvait-il d’ailleurs rebâtir?
Ses paupières battirent. A Valmont, n’était-ce pas encore cet air de désastre qu’il allait trouver?
Le village, qu’il dut traverser, avait son air de gaieté et d’animation. La journée commençante le rafraîchissait de ses brises. Le soleil le baignait de ces ondes argentées qui font si brillantes les heures du matin.
On voyait là, des deux côtés de la route départementale, une cinquantaine de maisons rangées. La gare avait été bâtie au fond du vallon. La Pimpine coulait auprès d’elle, baignant les chevaux que l’entrepreneur de charrois y faisait descendre et entraînant vers la Garonne des flottilles de canards que les ménagères allaient chercher dans les oseraies.
Le petit cours d’eau passait sous la route, au bas de la côte, à l’endroit où avaient été bâties les premières maisons. Celle du pharmacien, par crainte des inondations, avait été élevée sur une plate-forme de ciment qui formait un bastion au bord de la rue. En haut de la montée, dominé par le clocher de l’hospice, le rocher feuillu fermait la vue.
Il regardait toutes choses avec une émotion singulière, comme pour les pénétrer jusqu’au fond et s’en souvenir. Il n’avait jamais remarqué combien une petite épicerie sombre, à droite de la route, paraissait paisible et somnolente, avec sa vitrine encombrée de sabots, de pelotons de ficelle, d’engins de pêche, et les bidons d’essence posés sur un banc. Trois pas plus loin, étalant ses grandes devantures vitrées à un carrefour, en face d’une petite place en terrasse plantée de trois platanes et d’une croix de fer, un vaste établissement d’alimentation représentait dans le village l’activité et la vie moderne. Déjà grondait, le long du trottoir, la trépidation d’un grand camion automobile surchargé de sacs. On le sentait prêt à s’élancer sur toutes les routes, fait pour l’élargissement des affaires et pour la richesse. Dans le bureau de tabac, qui était aussi un cabaret, deux ou trois paysans buvaient du vin blanc. Seguey se rappela combien cette petite salle débordait le dimanche de fumée et de vie bruyante; c’était là le réceptacle des passions qui secouent les hommes, la politique fermentait au fond des gros verres, toutes les questions qui n’échauffent bien que lorsqu’on est plusieurs à les discuter, avec du vin et du tabac.
Il quitta la rue pour s’engager dans un chemin creux qui s’élevait au flanc du coteau. Encaissé, bordé d’un côté par un haut talus, il longeait le mur du couvent. A travers le portail, Seguey aperçut deux religieuses qui portaient un chaudron de cuivre. Elles avaient, sur leur robe brune, un tablier bleu. Dans le jardin, des volubilis couleur de saphir fleurissaient sur une barrière; quelques vieillards étaient assis: une femme trottinait, les cheveux tirés, sa jupe de pauvresse découvrant des bas de coton blanc dans de gros chaussons de lisière.
Une pensée grandissait qui lui cachait ce ramassis de vies misérables. Lui aussi souffrait d’une de ces douleurs qui ne s’avouent pas. Qu’y-a-t-il dans les plaies que nous font les questions d’argent? Quelle humiliation les corrode pour que la volonté s’exténue à les cacher sous les vêtements, comme cette bête qui rongea les entrailles du héros antique sans qu’il se fût trahi par un cri? Les amis mêmes ont le geste instinctif de s’en détourner. Seguey se demandait s’il en découvrirait tout à l’heure quelque chose à Paule. Devant elle, ne serait-ce pas aussi se diminuer? Les attendrissements lui faisaient horreur. Mais que ce pays était beau!
Au-dessous de lui, le grand paysage était étendu, vert au premier plan, puis baigné au delà du fleuve de lumière bleue. En bas du coteau, la palud se divisait en prés et en vignes, avec des rangées d’arbres fruitiers qui bordaient les chemins de propriété. Les maisons étaient posées dans les feuillages. Dans les lointains commençaient les pins, et les huit pylônes d’un poste de télégraphie aérienne dressaient sur l’horizon des silhouettes presque chimériques.
Quand Valmont fut sur le point de lui apparaître, il se surveilla, observant vis-à-vis de lui-même les règles de modération qu’il s’était fixées, mais une grande tristesse l’envahit dès qu’il vit la façade blanche et les contrevents fermés. Il se rappela le jour où là maison avait été vidée de ses meubles. Tout l’après-midi, devant le perron, les paysans attroupés regardaient descendre les sommiers, les armoires et les ciels de lit.
Il tourna dans une allée bordée de lilas. Derrière la maison, un noyer d’Amérique, léger feuillage agité et mêlé de jaune, avait jonché la pelouse de grosses noix vertes. Il en ramassa une, respira son odeur de poivre, et la rejeta.
Il se tint à l’écart des communs, ne voulant pas être reconnu. Un coin du jardin était marqué par un colombier, en bas duquel se trouvait une pièce remplie de ferraille et de vieux outils. Un pigeon posé sur une planchette le regarda passer; il était blanc, la queue relevée; son œil paraissait dur dans une peau rouge.
En un quart d’heure, il eut tout revu. Que ce jardin paraissait désert! Mais puisque sa mère n’était plus là, puisque jamais ne reparaîtraient sur la prairie son parasol de coutil rayé et sa chaise longue, que venait-il chercher ici? Valmont n’existait plus que dans sa mémoire. Que valait la réalité auprès de tant d’images descendues en lui, parmi lesquelles son cœur n’épuiserait jamais la déchirante douceur de se souvenir?
Partout les vendanges étaient commencées.
Depuis le début de septembre, chacun s’occupait des préparatifs. On avait balayé les cuviers, arrosé les cuves, et mis à l’air tous les ustensiles. Dans les vieux pressoirs, un ouvrier accroupi avait soigneusement mastiqué les joints, étalant avec une palette de bois un ciment rouge mélangé de suif qu’il faisait fondre dans un poêlon. Il s’en dégageait une odeur de cire qui se mêlait à celle des murs humides. Dans les cuisines, on avait fourbi les chenets, l’écumoire, la cuiller énorme qui sert à remuer la soupe dans un pot de fer. Les charrettes passaient sur les routes, transportant plusieurs étages de barriques vides qui s’élevaient au-dessus de leurs fourragères.
Dans les vignes, se détachant parmi les feuilles jaunes, apparaissaient de loin les mouchoirs noués sur le chapeau des jeunes filles. De toutes les maisons du village et de la campagne s’échappaient le matin des bandes joyeuses. Tous, depuis les vieillards jusqu’aux enfants, et les chiens mêmes, entraient dans le mouvement de la grande fête; les pêcheurs cessaient de pêcher, les couturières de tirer l’aiguille, Mme Rose abandonnait ses paniers et mettait son âne en vacances.
Tout ce monde coupe, mange et rit, s’enveloppe les jours de brouillard dans de vieux tricots, se régale le matin de raisins glacés, et vide des cruches de piquette dans le soleil. Les vapeurs roses du couchant éclairent le retour des lourdes charrettes. Une odeur de moût qui fermente s’échappe des cuves. Leur gouffre est plein d’un sourd grondement; et dans le sang échauffé par le vin nouveau, la vie aussi tressaille plus forte, les mouvements de joie et d’humeur s’y succèdent par sautes brusques, du rire, des chants, puis des querelles qui éclatent en une minute.
Le matin où Paule attendait Seguey, elle était allée près de la route, au bord d’une vigne que l’on vendangeait. La troupe avait vu glisser au-dessus d’un rang son ombrelle blanche. Le vieux Pichard, les bras ruisselants de jus écarlate, foulait les belles grappes d’un bleu noir que renversaient dans une baste les vide-paniers. Mme Rose, dont les ciseaux ne s’arrêtaient pas, encourageait un enfant qui lui faisait face:
—Passe par-dessous, mon petit homme. Voyez s’il coupe bien. C’est qu’il n’a pas du sang de lapin. Vide-paniers, tu ne veux donc pas venir me trouver... Ah! l’insolent, il courtise les jeunes filles. Cours vite ici, mon joli garçon!
Un peu plus loin, une femme âgée parlait aux pieds de vigne avec affection:
—Ah! le pauvre! Comme il est chargé! Encore un de débarrassé... Le voilà bien à l’aise jusqu’à l’année prochaine. C’est drôle, tout de même, que ces affaires-là poussent sur du bois.
Sa figure décharnée de vieille paysanne, sous son mouchoir sombre, était creusée de grandes rides autour du menton.
Deux jeunes filles, du bleu et du rose, le visage rapproché à travers les feuilles, chuchotaient longuement. L’une d’elles, fière de sa belle natte, de ses traits fins, de sa taille mince, aurait voulu savoir comment on danse le fox-trott. Mais l’autre, qui avait des yeux bleu clair, dans une figure ronde et plate, toute tachée de son, ne connaissait que la scottisch, la mazurka, et cette ronde pendant laquelle on chante: «A la tresse, jolie tresse...»
Plusieurs fois, pendant cette matinée, Paule avait été de la maison au bord de la route. Seguey tardait à paraître. Elle redoutait qu’il ne vînt pas. Toute la nuit, ayant été agitée, troublée, elle aurait voulu précipiter la marche des heures. Avant l’aube, elle avait ouvert sa fenêtre: la campagne était grise encore, les arbres tranquilles; tout exhalait un calme qui l’avait frappée. C’était donc ici qu’il allait venir. Quelle était cette parole qu’il n’avait pas dite et qu’il s’était décidé à lui apporter?
En ces heures glacées où la nuit s’achève, il lui semblait bien long d’attendre le jour. Maintenant, elle aurait voulu retenir le temps.
L’appel de la cloche éclata soudain. Louisa, quand elle ne savait où la trouver, avait coutume de sonner ainsi. Elle rentra rapidement. La vieille femme, plus hargneuse que jamais en ces jours où toutes ses casseroles étaient bousculées, se plaignit qu’elle ne fût jamais à la maison; on avait autre chose à faire qu’à l’aller chercher.
Paule, d’un geste, lui imposa silence:
—Mais enfin, pourquoi?
Pouley se montra.
Il avait son éternel sourire sur sa face rouge, tortillait sa casquette dans ses deux mains, et ne parut pas comprendre quand elle déclara, le visage mécontent et froid, qu’il lui était impossible de l’écouter:
—Revenez demain si vous voulez. Aujourd’hui, je suis occupée.
Elle insista:
—J’attends quelqu’un.
Louisa, qui ne perdait rien de la conversation sans en avoir l’air, tourna vivement la tête vers la route. Pouley, planté devant la porte de la cuisine, ne faisait pas mine de bouger. Paule répéta:
—Demain, si vous voulez.
Dans le jardin, comme elle contournait la maison, elle entendit le bruit de ses gros souliers. Toujours bonhomme, il la rattrapa, regarda à droite et à gauche, et, satisfait de la tenir enfin à l’écart:
—Crochard, il y a deux jours, est venu me trouver le soir.
Il parlait d’une voix presque basse, l’air mystérieux:
—Pouley, qu’il me dit, je te préviens que tu n’as pas à compter l’année prochaine sur les prairies. «—Qu’est-ce que tu en sais? que je lui dis.—Parce que c’est moi qui les ai louées, l’affaire est faite.» Au premier mot, je ne l’ai pas cru, parce que je sais comme il se vante. Mais pour pouvoir mieux lui répondre, je suis venu voir. Ce n’est pas que la chose vaille le dérangement. Avec un homme comme moi, qui vous ai rentré tous vos foins, vous ne penseriez pas...
—Si ce n’est que cela, trancha Paule, vous pouvez être bien tranquille, nous n’en avons pas seulement parlé. Allons, au revoir, monsieur Pouley.
Mais il l’arrêta au coin de la maison, lui barrant la route:
—Alors, je pourrai lui dire que je les aurai l’année prochaine, et puis les autres. Un bail de dix ans, c’est ce que je voulais vous proposer.
Elle essayait de se dégager:
—Je vous ai dit que je suis pressée.
L’homme continuait de suivre son idée. Dans sa figure patiente, ses yeux clignotaient. Son menton, sur le col de sa blouse bleue, ressortait carré. Rien n’empêchait «Mademoiselle» de se prononcer.
Il soupira:
—Autrement, on parle, on dispute, on ne sait plus lequel écouter...
Sur ces derniers mots, elle le vit qui s’écartait respectueusement. Un chien aboya.
Seguey arrivait.
Depuis la veille, l’esprit de Paule s’était fatigué à imaginer ce moment. Cependant, à le voir paraître, elle éprouva un saisissement et son cœur battit. Le reste du monde s’effaça pour elle: les regards de Louisa, postée sur la porte de la cuisine, l’air de complicité de Pouley qui se retirait discrètement, tant d’autres curiosités cachées, tout lui échappa. Il n’y avait plus qu’elle et lui dans son vieux domaine et une solitude profonde les enveloppait.
Elle lui offrit d’entrer dans la maison, mais il refusa:
—Peut-être, lui dit-il, n’aurais-je pas dû venir ici?
Il paraissait hésitant, nerveux. Sa voix avait eu une inflexion de tristesse qui ne pouvait tromper. Il portait en lui un fond de douleur. Craignait-il que sa visite fût critiquée? Elle remarqua que sa figure était creusée; les yeux, dans son teint brun, paraissaient plus clairs, brillants et fiévreux.
—Mais, dit-elle doucement, je vous attendais.
Elle continua:
—A Belle-Rive, nous n’avons jamais pu causer tranquillement. Tout le monde semble agité, pressé. J’aurais voulu vous remercier mieux de m’avoir écrit, d’avoir eu quelquefois une pensée pour moi. Dans mon malheur, vous m’avez aidée...
—Moi, dit-il vivement en prenant sa main, mais je n’ai rien fait. C’est vous, Paule, vous seule. Tout à l’heure, à Valmont, je pensais à vous. Il n’y a que vous qui puissiez comprendre...
Elle marchait à côté de lui, tête nue, ayant oublié sur un banc son chapeau de paille et l’ombrelle blanche. Les allées étaient jonchées de feuilles rousses, de feuilles d’argent toutes tigrées de noir et de marrons d’Inde. Un peu de brise glissait dans les arbres déjà dégarnis; leur dépouille sèche passait par grands vols.
Il lui parlait de la vente de Valmont, du regret qu’il en avait eu. Un instant, ils se sentirent intérieurement tout près l’un de l’autre, près de se rejoindre.
—Oh! disait Paule, les choses qu’on aime, qu’il doit être dur de les céder pour de l’argent!
Il la regardait, avec la gravité d’un homme qui a mesuré toutes les bassesses de la vie:
—Dans les soucis d’argent, il y a toujours tant d’autres peines!
Elle courbait un peu la tête, hésitante, n’osant pas poser la question qui brûlait son cœur. Qu’y avait-il donc? Des tristesses qui touchaient peut-être au plus intime de lui-même, à la dignité, à l’honneur? Une force de passion s’élevait en elle. Les pires suppositions ne lui représentaient rien qui la fît frémir: elle ne redoutait qu’un malheur au monde, celui de le perdre.
Il la sentait à son côté entièrement à lui. Une émotion d’amour montait dans ses fibres. Avec elle, la médiocrité eût été embellie, la vie transformée; la douleur n’eût été qu’un motif d’être mieux aimé, plus complètement défendu par ce cœur profond prêt à se placer entre les duretés du monde et sa déchéance. Il imaginait sa tête posée sur l’épaule qui touchait la sienne, la laideur humaine oubliée, mais les mots fondaient sur ses lèvres. Il sentit que la minute était passée, qu’il ne pourrait pas...
L’horloge de la chapelle frappa lentement les coups de midi. Paule les comptait, par habitude, ne sachant pas que les battements fidèles avaient la mission de fixer exactement cette heure dans son souvenir.
Puis l’angélus souleva dans l’air ses grandes clameurs, exaltant sur la campagne riante et dorée la visite de l’ange, la fête éternelle du plus pur amour.
Ils s’étaient assis en face du fleuve, à droite du portail, sur un banc rongé de lichens. Plusieurs générations y avaient guetté, dans les jours d’été, la venue fameuse du mascaret, ou simplement le passage d’une «gondole» verte qui s’arrêtait à l’embarcadère mouillé près du port. On y accédait par une passerelle qui descendait en pente rapide, formant un angle presque droit quand la marée basse découvrait au-dessous des roseaux les pentes de vase.
Ce service de bateaux, interrompu pendant la guerre, n’avait pas été rétabli. Seguey le regrettait. Le court voyage était charmant. Il avait, sur le pont, une place de prédilection; dans la cabine, les riverains se recevaient comme dans un salon, M. Peyragay tenait sous le charme de ses histoires les propriétaires mêmes qui ne parlaient habituellement que du cours des vins.
Les yeux de Seguey se fixaient sur Paule qu’il se rappelait y avoir vue, petite fille, dans une robe blanche très empesée.
—Vous n’avez pas une photographie de vous, avec cette robe?
Il regrettait tout ce qu’il avait aimé, qui n’existait plus.
Le temps passait. Il fallait partir.
Elle fit quelques pas avec lui sur le chemin de halage. Il était protégé du soleil par une bordure de chênes magnifiques; à travers leurs plus basses branches, les yeux découvraient la nappe brillante du ciel d’automne et l’ondulation des coteaux. Le fleuve coulait de l’autre côté du chemin; une épaisseur grise de roseaux et d’oseraies le dissimulait.
Le soir, le soleil brûlait cette berge avant de descendre comme un globe rouge derrière l’écran de l’horizon. Les barques échouées sur la vase du petit port craquaient de chaleur, la réverbération de l’eau fatiguait les yeux. Mais, le matin, il n’était point sur cette rive un plus bel ombrage que celui du vieux rang de chênes: ils étaient sept ou huit, robustes, non point très hauts, mais développant une ample verdure; quelques tiges de lierre couraient dans la gerçure des écorces.
Seguey et Paule s’étaient arrêtés pour les regarder. Le soleil pleuvait entre les étages de verdure. Les feuilles touchées paraissaient blondes et translucides. Une barque passa que l’on devinait au battement des rames et au mouvement de l’eau sur la rive; quelques ondulations vinrent mourir au pied des roseaux qui s’inclinaient dans un bruit de soie.
Deux ou trois fois, il avait commencé de lui dire adieu. Mais elle le retenait:
—Vous avez le temps.
Elle ne pouvait croire que ce fût fini pour ce jour-là. Ses mains ne se tendaient que pour le garder. Elle avait tant de choses à lui dire qui, depuis toujours, pesaient sur son cœur. La ruine, elle s’y serait enfoncée avec lui, s’il l’avait permis; le bonheur était dans sa présence, il n’était que là, mais il y a sur les lèvres d’une jeune fille un sceau invisible qu’elle ne peut rompre la première.
Quand il fut parti, elle rentra dans le jardin vide. Tout ce qu’elle avait à faire paraissait soudain inutile et privé de sens: entre cette heure et les réalités quotidiennes, un abîme s’était creusé.
Elle avait senti qu’il l’aimait.
Le jour où les vendanges s’achevaient, une dispute s’éleva à la fin de l’après-midi. Paule avait donné de l’argent pour que la jeunesse s’amusât le soir à l’auberge. Ceux qui ne dansaient pas demandaient leur part. Crochard, qui avait beaucoup bu, réclamait très haut; la veille, une explication au sujet des prés l’avait mis en rage, Pouley s’était vanté d’avoir fait l’affaire et signé un bail pour dix ans. Depuis, Crochard rôdait sans cesse autour de la maison, aigri, violent.
Quand Paule, à la fin de la journée, le vit passer, poussant son bœuf, et jetant aux uns et aux autres des mots irrités, elle pensa avec angoisse qu’il lui serait impossible de garder cet homme.
Dans le cuvier, où était foulée la dernière vendange, sous le feu trouble d’une lampe, le travail se prolongea jusqu’à près de huit heures. Paule regardait, dans les demi-ténèbres, la danse de quatre hommes écrasant les grappes; leurs jambes rougies s’enfonçaient dans l’épaisseur bleue. Ils la ramenèrent, avec des pelles de bois, dans le milieu du large pressoir. Le moût ruisselait.
A ce moment, Crochard entra, le pas chancelant, et s’entrava dans le tuyau de la pompe à vin. Il lança un juron ignoble.
Elle lui demanda s’il s’était fait mal. Mais déjà, il avait jeté la pompe à bas et se répandait en injures.
Elle alla vers lui. Une force la poussait. Le moment était venu pour elle de rejeter enfin une odieuse domination.
Elle lui dit:
—Sortez.
Une rage folle le secoua. Il ne sortirait pas. Ce n’était pas comme cela qu’on parlait aux gens. Sa petite tête coiffée d’un béret se rapprochait d’elle, crispée et furieuse. Paule en sentait l’haleine avinée. Mais elle faisait tête, le visage pâle et impassible; d’un geste, elle écarta les hommes accourus:
—Non, laissez-moi!
Et à Crochard:
—Je vous ai dit de sortir.
Il la menaçait maintenant, de son poing noueux qui avait rompu tant de fouets sur ses chiens et sur son bétail. La colère qui était en lui balayait tout, ambition, calculs,—une colère d’homme fou d’orgueil et à moitié ivre. Elle, elle, cette petite, elle avait l’audace de lui résister. Et il lui jetait, tout contre sa face, son profond réservoir d’injures,—les mots les plus bas, ceux qu’on crache aux filles. Il les reprenait, avec les pâteuses répétitions de l’homme qui a bu; et elle reculait peu à peu, traquée maintenant contre le pressoir.
Elle dit enfin, affreusement pâle:
—Emmenez-le.
Il y eut un bref corps à corps, des «bordées» d’injures, puis le tapage se perdit...
A Louisa, promptement survenue au bruit, elle répondit d’une voix qui s’efforçait de demeurer ferme:
—Ce n’est rien.
Dans sa chambre seulement, elle s’abandonna. La brutalité de l’attaque l’avait étourdie. Elle éprouvait bien un soulagement à la pensée que cet homme ne pouvait plus rentrer chez elle, mais ses impressions étaient les plus fortes, et elle sanglotait de souffrance et d’humiliation, écœurée par les mots affreux.
Elle se sentait pleine de pitié pour sa jeunesse. Plus encore que d’affection, elle avait besoin de respect. Pendant ces quelques instants affreux, les barrages avaient été rompus et la vie avait précipité sur elle ses flots les plus sales. Où trouverait-elle un refuge sûr? Le nom de Seguey, qui avait été mêlé à cette scène, la faisait rougir.
Un sentiment d’horreur lui venait pour l’existence que ce vieux domaine lui imposait. Pour la première fois, elle le haïssait; tout ce qu’elle avait aimé en lui s’évanouissait dans l’impression que sa jeunesse était sacrifiée à une tâche lourde et inutile; elle l’avait vu, dans sa pensée, florissant, prospère, avec ses vignes croulant sous les fruits: maintenant, elle n’aspirait plus qu’à la paix. Y parviendrait-elle?
Une phrase reparut soudain dans sa mémoire:
«Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes.»
Un frémissement la secoua toute. Elle se marierait. Seguey reviendrait, elle appuierait sur lui sa tête si lourde et, quand il saurait de quelle manière elle était traitée, il l’envelopperait de ses deux bras pour la protéger. Toute sa peine se réfugierait contre son cœur.
DEUXIÈME PARTIE
I
Lorsque Gérard Seguey, descendant du train, se trouva au bout du pont de pierre, il remarqua tout de suite que les pêcheurs de morue étaient arrivés.
Huit jours avant, quand il avait quitté Bordeaux, il n’y avait encore, dans le port, que deux goélettes. Maintenant, elles étaient une quinzaine, rangées deux par deux et formant une file, comme un grand convoi ancré au milieu du fleuve. Autour d’elles, dans la lumière ambrée d’un après midi de septembre, crépitait comme pour une danse infatigable l’étincellement de petites vagues. Ce clapotis éblouissant courait sur leurs flancs. Les unes, hautes sur l’eau, allégées, découvraient une ligne de flottaison de couleur ocre; d’autres s’enfonçaient, appesanties par leur lourd butin. Quelques bricks-goélettes y étaient mêlés. Les coques battues par la mer se détachaient presque uniformément d’un gris de saumure, avec de grandes traînées rouilleuses; les ponts étaient encombrés de toiles roulées, de cordes, de doris enchâssées les unes dans les autres; de ces épaisseurs de choses jaunâtres jaillissaient les hautes mâtures—deux mâts, trois mâts, en bois clair, luisant, montant d’un seul jet ou croisés de vergues, et entre lesquels s’élançaient les drisses. Leurs gréements dessinaient, dans le grand paysage de la rade, d’aériennes figures de géométrie: pyramides nettes des haubans, aux faces tendues comme des échelles; losanges multiples, toute une architecture élégante et sèche dressée pour le vent et pour les oiseaux. Ses traits audacieux semblaient sur le ciel tracés au burin.
Chaque année, à la même époque, le cortège besogneux remontait le fleuve, ayant drainé dans les brouillards de l’océan l’antique richesse des poissons salés. Il avançait dans l’immense croissant formé par la rade, laissant derrière lui les bassins de réparation, les quais verticaux où s’amarrent les paquebots massifs des grandes Compagnies. Il passait devant la longue façade du dix-huitième siècle, coupée de loin en loin par de grands cours et de vastes places; la plus belle, l’esplanade des Quinconces, encadrée d’arbres, luxe royal d’air et d’espace, au cœur d’une ville toute commerçante, lui présentait son double phare, sa terrasse dressée au-dessus du port, sa rampe à balustres que l’on pourrait voir au fond d’un tableau de Claude Lorrain ou de Véronèse; la place Richelieu, avec ses hôtels où siègent les sociétés de navigation; l’ancienne place Royale, symétrique et harmonieuse, d’une noble architecture Louis XV, qui a gardé sous les fumées les belles lignes de Gabriel, et où l’âme même de la Cité règne vigilante et laborieuse. La Bourse et la Douane y ont été bâties face à face, comme à Venise la Libreria vis-à-vis du palais des Doges. Ce décor classique, d’un goût sobre et pur, s’accorde avec l’idéal de mesure, d’ordonnance régulière et de correction que l’aristocratie bordelaise impose à sa ville. Mais le vieux quartier est proche, pittoresque et sale, tout grouillant de vie populaire. C’est devant lui que les goélettes viennent s’amarrer sur les bouées de corps mort.
Il y a là, pour les attendre, de grosses gabares qui s’attachent au flanc des bateaux pêcheurs. Une fourmilière d’hommes se font passer de main en main les grands poissons plats qui n’apparaissent que pour disparaître. La ville réveille les portefaix, couchés sur le seuil des portes ou assis le long des trottoirs; les charretiers mettent en branle les longs camions bas que tirent plusieurs chevaux attelés en flèche. Les chargements s’engouffrent dans l’ancien Bordeaux où serpente, sombre et célèbre depuis des siècles, la rue de la Rousselle. Un relent de morue y flotte; les grands-parents de Montaigne, plusieurs générations d’Eyquem, s’y sont enrichis.
Les hommes de la mer débarquent. Ils ont revu de loin, en bas des maisons rangées sur le port, une bordure lépreuse de bars équivoques. Leurs larges carrures encombrent l’entrée toujours ouverte. Un perroquet enchaîné la garde. Des lanternes vénitiennes, orange, vertes, multicolores, s’y allument le soir dans la fumée, au-dessus des filles qui versent à boire. Ils se groupent aussi, le long des trottoirs, devant les petites voitures drapées d’andrinople où les marchands ambulants débitent des foulards, des bretelles et des pipes mélangés aux porte-monnaie. Par derrière cette façade, à la fois princière et sordide, les maisons louches entr’ouvrent sur des ruelles leur corridor noir où l’on trouve parfois au petit jour de grands corps couchés.
Seguey aimait ce tableau du port.
Il habitait sur le quai de Bourgogne, en face de la montée du pont: une longue terrasse en pente douce, plantée comme une promenade de quatre rangs de tilleuls. Les femmes, l’été, y cousent des voiles, les sandaliers y transportent leur établi. Un marché s’y tient le samedi, et le lundi la foire aux guenilles. Le grand effort monumental du dix-huitième siècle a élevé tout à côté un hémicycle de façades, la place Bourgogne, avec l’ouverture béante d’un arc de triomphe. Mais ce quartier bruyant, animé et dépenaillé, garde une physionomie que la vie moderne entame avec peine.
C’est Saint-Michel. Il se tasse au pied de ce monument populaire qui est son église. Il a son clocher, haut de cent huit mètres, planté sur la rade. Dans cette ville où les églises dressent dans le ciel tant de tours inégales, la sienne est unique. C’est la flèche, mot que toutes les bouches modulent d’un accent affreux. Un caveau s’ouvre dans sa base, recélant des momies qui passent pour une des curiosités de la ville. Mais, en réalité, elle est gardienne et symbole des choses vivantes; autour d’elle tettent en plein terroir les vieilles racines.
La flèche... Elle est la reine de l’esprit local, d’un vocabulaire qui fait parfois sursauter d’horreur l’oreille délicate ou non prévenue; un monde spécial s’accroche à elle, la foule des vanniers, des marchands de filets, des gagne-petit, et aussi la clientèle du bateau-soupe mouillé à côté des bains sur le bord du fleuve. La halle voisine déborde à ses pieds. Chaque matin dresse autour d’elle des parapluies de toile grise abritant des légumes, des viandes entassées, des quartiers de lard. Les oignons et les têtes d’ail s’accumulent par terre sur de vieilles toiles. Les ruisseaux traînent des détritus et des troncs de choux. Autour d’elle s’agite la nuée bruyante des portanières qui soutiennent en équilibre sur leur tête une corbeille ronde, ou reviennent couronnées de leur coussinet.
C’est alors, dans l’encombrement des caisses renversées, des paniers ouverts, que sa vraie vie éclate. Elle est dans le rire des jeunes filles, qui ont sur un peigne de strass un chignon déployé comme un éventail; elle est dans l’assemblée des femmes assises au milieu de leur déballage, les hanches rebondies, la poitrine grasse, et qui ont, pour interpeller, des roulements d’yeux, des rengorgements, toute une mimique inimitable. Son âme joyeuse se répand en cris, renouvelant derrière les tréteaux une séculaire comédie d’appels et d’insultes. Son âme misérable est dans l’éventail des petites rues souillées où des loques pendent aux fenêtres. L’Espagne est là aussi, avec ses femmes rondes comme des tourelles dans des entrepôts de grenades; l’Afrique y mêle ses grands diables de nègres en bourgeron bleu et casquette sombre, balançant leurs bras, quand ils ne pressent pas sur leur cœur des paquets enveloppés de gros papier jaune. Et voilà que la marée humaine roule encore parmi tous ceux-là, énormes et enfantins, accompagnés parfois par une coiffe blanche, ceux qu’on appelle ici les «Terre-Neuviens».
La maison qu’habitait Seguey, comme toutes celles de la «façade», avait été construite au dix-huitième siècle, alors que de véhémentes colères accusaient un grand Intendant, M. de Tourny, de transformer la ville en un chantier de construction. Elle avait une belle architecture classique, une entrée voûtée, des balcons charmants et un étage dans le toit d’ardoise. Celle-là n’était pas déshonorée par des rideaux sales derrière les vitres, de vieilles persiennes, une devanture bariolée de bar au rez-de-chaussée. Au second étage, on voyait même des stores de tulle et des jardinières remplies de géraniums.
Au-dessus de chaque porte s’épanouissait, sculptée dans la pierre, au fond d’une sorte de coquille, une figure malicieuse.
Elles apparaissaient entre des volutes et des attributs, noircies par les fumées du port, mais étonnamment vivantes sur cette cimaise. Le peuple des marins, des charretiers, des filles qui ont aux oreilles des pendants de cuivre, défilait au-dessous d’elles sans les voir jamais. Mais elles, d’en haut, les dévisageaient.
Elles regardaient passer la vie.
Le dix-huitième siècle souriait en elles. Quelle coquetterie animait cette figure de femme aux cheveux bouffants, au nez relevé sur une bouche en croissant de lune. Combien narquoise se révélait cette face d’homme: un front couronné de quatre cornes, le regard railleur, les lèvres charnues et délicates sur une barbe qui semblait douce dans la pierre même. Les navires pouvaient bien apparaître et s’évanouir, les couples, un instant enlacés, se jeter dans l’oreille des phrases brutales, elle disait, cette figure encadrée d’une ancre et d’un éventail, que l’amour est chose légère.
Il en était une surtout qui eût pu servir de modèle à Quentin-Latour: un masque de femme un peu lourd et gras, couronné de fleurs, qui lançait un regard oblique. Elle semblait épier le galant qui allait tourner au coin de la rue. La bouche spirituelle avait sa riposte prête au coin du sourire. Celle-là connaissait tout des choses et des gens: elle regardait, sur le trottoir, la vieille marchande qui s’était fait un chapeau de gendarme avec un journal, débiter dans ses cornets des poignées de crevettes et des crabes rouges. Les hommes, largement souillés de sueur, de charbon et d’huile, ne l’effrayaient pas. Mais, dans ce flot humain, elle n’avait qu’un seul amoureux, souvent infidèle, qui passait bien des fois sans lever la tête. Ce soir-là, après huit jours d’absence, il était rentré brusquement. Et elle guettait, malicieuse, sa sortie prochaine.
La domestique, Virginie, remettait à Seguey un paquet de lettres. C’était une mulâtresse qui avait servi pendant trente ans chez sa mère comme femme de charge. Elle avait un visage couleur de cannelle sous un madras jaune, des anneaux d’or aux oreilles, et un vieux cœur plein de dévouement passionné et d’enfantillage.
Seguey, qui la tutoyait depuis l’enfance, coupa court à son bavardage.
L’appel du téléphone résonna trois fois. Gérard, qui achevait de lire son courrier, étendit la main vers l’appareil posé sur sa table. Sa physionomie se fit attentive: M. Lafaurie l’attendait à la fin de l’après-midi.
Un moment encore, dans le petit salon ouvert sur le quai, il examina sa situation. L’affaire qui se présentait à lui, s’il trouvait le moyen de la modifier à son avantage, était peut-être une chance heureuse. Il considérait comme transitoire la position qu’il occupait chez un courtier maritime, depuis longtemps en relation avec sa famille. Au lendemain de la démobilisation, il était entré dans ce bureau avec la pensée d’y faire un apprentissage, et aussi d’attendre qu’une occasion de fortune vînt s’offrir à lui. Il s’y était d’ailleurs attardé. Il avait été un peu distrait, quelquefois hautain et dédaigneux. En réalité, le goût de son indépendance morale le tenait souvent à l’écart. Dans ses relations, il avait tout naturellement cherché les qualités rares, la culture, la distinction, au détriment d’autres avantages que la vie monnaie. Cet art de choisir ses amitiés, ses plaisirs d’esprit, c’était le plus coûteux de tous les luxes, parce qu’il risquait de le mettre en marge. Au fond, il portait en lui un inconscient mépris de l’argent—mépris hérité de parents négligents, artistes et un peu prodigues. Maintenant, l’argent, qui ne souffre pas l’indifférence, prenait sa revanche. Et il se rappelait les mythes antiques: le monstre féroce qui affronte l’homme et le met en pièces s’il n’est pas dompté. Un plus lointain atavisme se réveillait aussi en lui: celui du grand-père Seguey qui avait vécu dans cette ville presque comme un roi, et dont l’œuvre s’était fondue. Il avait suffi pour cela de bien peu de temps. Deux générations avaient passé et le remettaient au point de départ.
Ses yeux cherchaient lentement ce qui lui restait: dans ce petit bureau, qui eût fait la joie d’un antiquaire, qu’est-ce que la vie lui avait laissé? Des éventails, des châles de l’Inde aux longues palmes rousses, des miniatures délicieuses. Son regard se fixa sur un petit tableau de Galard, un berger des Landes très haut perché sur ses échasses, son tricot aux doigts, qui avait été la perle d’une exposition de l’art du Sud-Ouest. Le conservateur du Musée lui en avait offert un grand prix. A des enchères, les amateurs bordelais se le fussent disputé. Mais tout cela, dont il avait tiré de si intimes satisfactions, comme c’était peu! Il y découvrait maintenant l’expression même de sa destinée; dans leur naufrage, quelques parcelles de beauté avaient surnagé, mais ce n’étaient que des débris.
Son esprit était vraiment ce jour-là extrêmement lucide. Il voyait exactement où il en était: au point de vue social, il bénéficiait d’un ancien prestige dont le lustre allait s’éteignant; son nom n’était coté comme une valeur que dans la mémoire des vieux négociants, il faisait partie d’un passé. «Ancienne Maison J.-J. Seguey», pouvait-il lire quai des Chartrons, sur une plaque de cuivre jaune. Des hangars se trouvaient en face, recevant les marchandises avant l’embarquement et à l’arrivée. La même raison sociale s’y étalait en grosses lettres d’outremer sur un fond gris-clair: «Compagnie de navigation. Ancienne Maison Seguey et Fils.» La vieille flotte n’existait plus, ces grands voiliers qui naviguaient autrefois pour eux entre Bordeaux et la Martinique. Les siens leur avaient donné de beaux noms: La France chérie, La Confiance...
Le capitaine Guignon, justifiant sa réputation malheureuse, en avait mis un sur des récifs. Les autres avaient eu peu à peu bien des avaries. C’étaient maintenant des paquebots à deux ou trois ponts qui portaient, largement peint sur leurs cheminées, le pavillon blanc aux étoiles bleues.
Dans le monde aussi, peut-être, le crédit dont il jouissait était-il tout près de sa fin? Pendant son séjour à Belle-Rive, auprès de certaines personnes qui exagéraient l’amabilité, il avait eu parfois l’impression d’une imperceptible réserve. Ce n’était presque rien encore, une nuance, mais que sa nature enregistrait immédiatement. Jusque-là, bien qu’il pût paraître diminué, ses qualités d’esprit et de goût lui valaient une indiscutable considération. Il n’était personne qui ne tirât quelque vanité de le fréquenter. Dès son entrée dans le monde, à la fin d’études brillantes, il avait été classé, déclaré une fois pour toutes «très intelligent» dans une société où le premier jugement se modifiait peu. Chacun y était, d’un bout à l’autre de son existence, auréolé ou desservi par cette mystérieuse sentence qui prenait la forme classique du lieu commun.
Certes, sans qu’il se mît jamais en avant, et sans doute à cause de cette réserve, l’opinion s’était plu à renchérir sur son mérite. Mais, auprès des gens qui représentaient une grosse fortune, une réputation de cette sorte ne pouvait se soutenir que difficilement.
Ah! il regardait devant lui sans illusion. Sa valeur intellectuelle, autour de laquelle on avait fait parfois un bruit déplaisant, personne ne lui aurait accordé la moindre attention s’il n’avait été un homme du monde, allié aux meilleures familles de la société. Dans d’autres conditions, il n’eût été qu’un pauvre garçon, un Jules Carignan, ce qui aurait autorisé chacun à prendre avec lui un air protecteur sans le protéger jamais effectivement. Mais, pour des raisons d’ordre différent, la même disgrâce le menaçait: la médiocrité était devant lui, et peut-être la pauvreté.
Lui-même, le matin, avait dit à Paule: «Vous ne savez pas combien la ruine est une laide chose.» Oh! bien laide! Non pas tant à cause des retranchements matériels que parce qu’elle pose la grande question: Être ou ne pas être. Manquer d’argent, c’est se trouver sans cesse limité, cerné, avec une sensation d’insécurité qui met une fièvre impuissante dans le goût d’agir. C’est aussi se voir chaque jour dans la dépendance des gens et des choses.
Ah! qu’il était difficile de vivre la vie. Les philosophes qui célèbrent le détachement intérieur et le stoïcisme n’avaient su bâtir que de précaires maisons de refuge, dont on n’est même jamais sûr de bien fermer la porte. Ils parlaient d’oubli, de retranchement. Tout cela lui paraissait faux, inutilisable, comme des paroles de paix quand la guerre éclate.
Sur le quai, alors qu’il se dirigeait vers le Pavé des Chartrons, sa tension nerveuse augmenta encore. Plus il y pensait, plus la pauvreté lui faisait horreur. Il n’avait jamais recherché le monde, mais quant à y être mis de côté ou traité de haut, il se refusait même à l’imaginer. Il avait vu tant de jeunes hommes se hasarder dans des milieux où ils se trouvaient peu à peu repoussés et éliminés. La fourmi fourvoyée dans une fourmilière qui n’est pas la sienne n’aurait pas fait plus triste figure. Tout cela pourtant valait-il la peine qu’il s’en occupât?
Soudain, une plus profonde émotion effaça les autres. Paule... Pourquoi l’avait-il revue? Son souvenir, quelque chose d’inquiet et de tendre où il la sentait vivre frémissait en lui. Si l’affaire qui l’amenait chez M. Lafaurie arrivait à sa conclusion, n’aurait-il pas à se reprocher d’avoir été imprudent, peut-être cruel? Il sentait en lui, quand il y pensait, comme une fêlure de sa volonté.
II
Les bureaux de M. Lafaurie se trouvaient au premier étage d’une maison du quai, entre les Quinconces majestueux et la petite place encombrée, bruyante, fermée au fond par l’Entrepôt, près de laquelle débouche le cours aristocratique entre tous: le Pavé des Chartrons. Le «Pavé» comme les Bordelais l’appellent par une abréviation qui n’implique aucune familiarité, planté d’arbres, bordé d’hôtels aux portes cintrées, aux façades brodées de fines guirlandes, et au bout duquel apparaît le Jardin Public éclatant de gaieté derrière ses grilles aux lances dorées.
Seguey, qui avait marché presque jusqu’aux docks pour tromper son impatience, revint lentement en suivant les quais. Il s’arrêta un moment devant un paquebot que l’on déchargeait: c’était l’Ausone, récemment sorti des chantiers, avec trois ponts superposés et deux énormes cheminées orange. Une nuée d’hommes s’agitait le long de son flanc noir amarré au quai, comme une fourmilière à côté d’un monstre. Avec sa masse énorme qui écrasait tout son entourage, ses moignons de mâts, il s’opposait vigoureusement aux fines goélettes dressées dans le fleuve qui ont l’élan et la liberté des oiseaux de mer. Un peuple tumultueux de machines et d’hommes le prenait d’assaut pour le vider jusqu’aux entrailles. Deux grues, dont la tourelle tournait à la hauteur d’un entresol, dévidaient une chaîne au fond de la cale et en arrachaient des grappes de sacs. Il y avait là, pour les recevoir, le troupeau puissant des hommes de peine que la hâte de jeter leur charge pourchasse comme un fouet à travers le quai. Deux mécaniciens nègres, en cotte bleue, indolemment accoudés à un bastingage, levaient au-dessus d’eux des faces joyeuses.
Les portefaix étaient toujours ceux qu’a sculptés Puget: des faces d’ivrogne aux cheveux trempés par la sueur; des encolures de taureau que le poids du sac tasse entre les épaules; des bras nus aux muscles gonflés, des mains qui s’accrochent à la charge inerte. L’un d’eux, énorme, tendait une tête contractée. Quelques malingres, la respiration courte, la peau collée, dépensaient précipitamment leur force nerveuse. L’un d’eux, aux moustaches gauloises, quand la charge tombait sur lui, semblait s’écraser.
Tout autour se pressaient des camions, les autos grondaient, un train long de cent cinquante mètres dévidait la file de ses plates-formes; des pauvresses, glissées entre les sacs comme des rats d’égout, balayaient hâtivement quelques grains perdus; d’autres, accroupies, misérables paquets de guenilles grises, grattaient avec leurs ongles dans des tas d’ordures. En face, quelques maisons inclinaient au-dessus de la chaussée les hampes nues où monte, aux jours de fête, le pavillon des grandes Compagnies. De l’autre côté, lisière du ciel éblouissant, s’étalait le bleu des coteaux; et dans tout cela, brume dorée du soir, fumées et relents, clameur du travail, affiches immenses, grues encrassées et infatigables, s’exhalait la puissante poésie du port.
Quand Seguey eut passé devant l’Entrepôt, ses yeux se tournèrent vers les fenêtres des bureaux où présidait M. Lafaurie. Il était à la fois irrité et respectueux de cette grandeur. Ses sentiments étaient ceux que peut avoir, devant le monument d’une victoire, le fils du chef qui a succombé. Que de fois, à cette place, il avait été mordu au cœur par le sentiment de son impuissance! Il enviait cette force qu’il avait perdue. Sa pensée se portait vers les grands paquebots, les grandes affaires; une ardeur d’action le tourmentait, fatigante et vaine, comme cette fièvre de réussite qui consume l’étudiant pauvre sur ses mornes livres. Puis il passait, il oubliait... avec ses pensées, il se composait un autre univers. Mais, aujourd’hui, M. Lafaurie, tendant vers lui une main ouverte, pouvait le remettre à sa vraie place. Le voudrait-il?... Trouverait-il en lui assez de ressources et d’habileté pour l’y décider?
Les bureaux comprenaient plusieurs pièces claires, sobrement garnies de meubles anglais et de cartonniers, dans lesquelles une quinzaine d’employés étaient répartis. Un garçon se tenait à l’entrée dans un vestibule arrangé en salon d’attente. Ce personnage en veste bleu barbeau toisait de très haut les nouveaux venus. La prétention de voir M. Lafaurie lui paraissait exorbitante. Le cabinet du chef de la maison était dans son esprit un lieu redoutable et presque sacré, devant lequel étaient dressés plusieurs barrages qu’il devait défendre. Mais à peine eut-il présenté la carte de Seguey qu’il reparut transformé des pieds à la tête, presque obséquieux.
Seguey attendit quelques minutes. Une porte entrebâillée découvrait une grande pièce partagée en deux parties inégales par une boiserie. Le crépitement des machines à écrire vous assourdissait. Deux dactylographes, tapant sur leur clavier à toute vitesse, le regardèrent curieusement....
M. Lafaurie représentait heureusement dans le monde le type du galant homme. Dans son bureau, il faisait figure de souverain. Son cabinet de travail, net et déblayé, avec une table d’acajou Empire, quelques larges fauteuils en cuir, donnait une haute idée de son importance. Bien des jeunes gens, entrés en solliciteurs dans ce sanctuaire des grandes affaires, y avaient immédiatement perdu leurs moyens et donné la plus piètre idée de leur caractère. L’empressement, qui est un signe de vulgarité, y tombait dans le vide d’un profond dédain; la timidité succombait sous l’indifférence. Mais, rien qu’à regarder Gérard Seguey entrer et s’asseoir, M. Lafaurie fut confirmé dans l’idée qu’aucun autre ne pourrait correspondre aussi parfaitement à ses propres vues.
M. Lafaurie, comme presque tout le monde, avait deux visages. Pour accueillir son futur «collaborateur», il avait arboré le plus séduisant, cette bonne grâce dans le sourire qui est une première suggestion d’entente. La confiance émanait de lui. «Tout cela n’est rien», semblait-il dire, devant le jeune homme un peu soucieux qui ne renonçait évidemment pas à ses objections.
Il est rare qu’un sujet difficile soit abordé immédiatement. Lorsque deux adversaires se trouvent en présence, une convention tacite leur accorde quelques minutes pour s’observer. M. Lafaurie reprit le cigare qu’il avait un instant posé à côté de lui, dans un cendrier. Il en regarda l’extrémité pour s’assurer que quelques points rouges y vivaient encore. Un œillet violet, cueilli le matin à Belle-Rive, fleurissait son veston noir un peu élimé. Depuis la guerre, il mettait une sorte d’ostentation à faire durer ses vieux vêtements. Mais sa cravate se détachait, souple et moelleuse, dans l’ouverture d’un gilet moucheté de gris.
Le préambule languit un peu, M. Lafaurie se tenant à des considérations générales de sympathie et de bienveillance. Seguey, assis dans un fauteuil qu’il lui avait désigné près de sa table, attendait que la conversation prît un autre tour; ce n’était pas pour entendre cela qu’il était venu. Ses manières, un peu créoles, trompaient sur la ténacité cachée de son caractère. Lorsqu’il écoutait, ses paupières se fermaient à demi. Ses cheveux ondulés aux tempes et divisés sur le côté par une raie très fine semblaient garder un pli féminin; mais la mâchoire ressortait, puissante.
M. Lafaurie le tâtait de regards vifs et précautionneux. Sans doute, sous les touffes de ses sourcils gris, son œil enfoncé vit-il clairement que sa première manœuvre ne pouvait sans inconvénient être prolongée; et, renonçant aux banalités:
—Maintenant, parlons de vous. Puis-je compter sur votre concours?
Une fois entrés dans le plein jour de la question, ils la discutèrent. M. Lafaurie insistait sur les avantages matériels.
—Que vous faut-il? Que demandez-vous?
Seguey se recueillit deux ou trois secondes:
—Des avantages immédiats, c’est beaucoup pour moi. Mais je suis obligé de regarder plus loin. Vous-même m’avez rappelé tout à l’heure le nom que je porte. Si l’un des miens avait accepté la situation que vous m’offrez, ce n’eût été que pour quelque temps, avec la promesse d’un autre avenir.
M. Lafaurie redressa ses larges épaules. On eût dit que sa personnalité allait se dilater et occuper la maison entière. L’association... Ce garçon, qu’il aurait cru désintéressé, de but en blanc, osait exprimer cette prétention inadmissible. Qu’était-il au juste? Un rêveur ou un ambitieux extrêmement pratique, osant jouer le tout pour le tout?
L’expression de bienveillance s’était glacée sur son beau visage. Un second masque se dessina. Seguey eut l’impression qu’il se trouvait en face d’un grand féodal.
M. Lafaurie affectait de ne pas comprendre:
—Il n’est pas question de cela. Vous connaissez les sentiments que je vous porte. Là-bas, représentant la Maison, vous aurez toute autorité.
Les traits de Seguey aussi se rétrécirent et se ramassèrent. Sous la courte moustache brune, les coins de sa bouche s’étaient creusés. Lui-même avait la révélation de sa volonté longtemps dormante, brusquement heurtée qui serait, dans la lutte, malléable mais résistante.
Il regarda discrètement M. Lafaurie:
—Je ne doute pas de vos sentiments.
Un éclat d’ironie passa dans sa voix. Décidément, il se sentait d’une caste, celle des chefs. Si elle l’excluait, il ne mendierait pas un morceau de pain.
M. Lafaurie essayait d’assoupir la question en épaississant sur elle les paroles condescendantes:
—Je crains que vous n’ayez pas une vue juste des circonstances. Les jeunes gens ont souvent beaucoup d’illusions. Plus tard, ils regrettent... Ils distinguent mieux de quel côté leurs intérêts auraient dû les mettre. Mais l’occasion passe et ne reparaît plus. Ceux-là mêmes qui ont en main les plus grandes chances, des relations, des capitaux, sont souvent déçus. Quand on entre dans le domaine des réalités, il faut se délester de beaucoup de rêves.
A d’autres moments, ses insinuations eussent accablé Seguey de découragement et de doute, mais, dans l’état de tension où il se trouvait, il les sentit comme un aiguillon.
Sa réponse fut, au début, un modèle de modération. Puis, dans la discussion, ses arguments peu à peu se développèrent. La sympathie qu’on lui témoignait ne pourrait-elle pas prendre une autre forme? Il ne recommencerait pas plusieurs fois sa vie. Pour la Maison même, ne vaudrait-il pas mieux qu’il lui fût attaché par un intérêt direct, permanent? Dans l’avenir, au moins, il lui fallait voir des possibilités d’élévation et de fortune...
Chacun avançait comme à pas feutrés, s’efforçant de poser le problème de telle façon que l’autre n’eût plus qu’à lui donner la solution la plus aisée. M. Lafaurie s’étonnait lui-même d’envisager avec sang-froid cette chose énorme, le partage futur de l’autorité. Mais, s’il avait trouvé devant lui un pauvre hère, consentant à tout, avec quel dédain il l’eût écarté!
L’un et l’autre, installés dans de semblables fauteuils carrés, se surveillaient attentivement. Il y a dans un jeune homme plein d’ambition dissimulée une singulière force attractive. M. Lafaurie, qui n’avait pas de fils, appréciait chez Seguey des manières et un tour d’esprit qui pourraient en faire un grand patricien. C’était dommage qu’il fût ruiné!
Gérard s’étant levé, M. Lafaurie le raccompagna jusqu’à la porte, le ton changé, presque paternel:
—Quand j’avais votre âge... non, quelques années de moins, avant que je parte pour le Chili... j’entrai chez M. Montbadon avec de très modestes appointements. Il me dit un mot que je me rappelle... Votre situation, c’est vous-même qui la ferez. Vous voyez, cela ne m’a pas trop mal réussi.
Il avait posé sur la manche de Seguey sa main large et blanche. L’annulaire était orné d’une pierre gravée, épaisse et sombre, entre deux griffes:
—Revenez me voir... Vous savez que j’ai beaucoup d’amitié pour vous. Les vieilles relations, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Nous trouverons peut-être un arrangement.
Seguey regardait à travers les vitres. Le crépuscule tombait rapidement sur l’eau gris d’argent. A travers ces petites phrases, il entrevoyait des sous-entendus comme autant de mines à exploiter, dont il extrairait peut-être sa part de fortune. Toute espérance n’était pas perdue, mais il fallait attendre, dissimuler...
Il trouva quelques mots délicats pour remercier M. Lafaurie d’une bienveillance qui le touchait profondément. Ce fut dit un peu froidement, sans démonstration, avec une attitude qui ne livrait rien.
Dans l’escalier, Seguey rencontra Carignan furieux qui enfonçait jusqu’à ses oreilles un vieux chapeau mou. Il avait mis une cravate voyante et son meilleur costume pour aller voir M. Lafaurie, dit des sottises au garçon posté à l’entrée et, finalement, échoué devant le barrage. C’était la troisième fois qu’il se présentait.
Sur le Pavé des Chartrons, les réverbères allumés éclairaient les arbres. Le gémissement d’une sirène s’enfla sur le port. Ils longèrent les façades silencieuses. Devant le Jardin Public, les hautes grilles d’or étaient fermées, les allées tournaient vides et blanches entre les feuillages.
Carignan, rongé de colère, soulageait son cœur:
—Depuis six mois, on me fait jouer un rôle ridicule. Partout où je vais, on m’arrête et on me présente: Carignan... médaille d’or... Les gens veulent mon avis sur n’importe quoi, leurs bronzes d’art, leurs porcelaines, leur appartement. A Belle-Rive, Mme Saint-Estèphe m’a demandé de lui dessiner une robe japonaise. Un croquis, cela ne peut pas se refuser.
Il marchait par grandes enjambées et fauchait l’air de gestes violents. Seguey, plus petit, d’apparence tranquille, et qui essayait de régler son pas sur le sien, voulut des détails. Cette robe serait-elle exécutée?
—Exécutée!... Personne ici ne va jamais au bout de quoi que ce soit! Ce n’est pas une, mais dix personnes qui m’ont parlé de faire leur portrait. Moi, naïf, qui m’y laissais prendre, je remuais les vieux éventails, les robes, les écharpes, tout ce que les femmes peuvent exhiber d’affreux et d’inutile dans ces moments-là. Ces dames me donnaient des rendez-vous où elles ne venaient pas; ou bien, elles me recevaient par grâce et d’un air pincé, en laissant entendre que je les dérangeais. C’est qu’elles attendaient ce jour-là leur modiste ou leur manucure...
Il respira profondément, à plusieurs reprises:
—Un artiste est traité comme un gobe-mouches. Les gens qui l’ont eux-mêmes prié de venir ne se souviennent plus de lui ni de rien. On n’oserait pas faire perdre ainsi son temps à un domestique. C’est fatigant, à la longue, ces faux espoirs, ces journées vides. Moi qui aurais tant à travailler...
Et d’une voix plus basse:
—Les gens du monde ne comprennent pas. Ou bien, ils n’ont aucune idée de l’honnêteté. Un artiste, s’il gâche son temps, se détruit lui-même. Le temps, un homme comme moi n’a que cela... Mais, pour ce qui est de ma peinture, ils ne m’auront pas! Je ne leur ferai aucune concession.
Ils suivaient les allées de Tourny, bleues et désertes, illuminées de hauts candélabres. Les devantures de fer des magasins étaient abaissées, l’heure du dîner hâtait la marche des rares passants. Au bout de cet espace éclairé, la masse sombre du Grand Théâtre dominait tout.
Seguey lui toucha légèrement le bras:
—Pourquoi êtes-vous venu ici?
Il avait à peine parlé qu’il le regretta. Ne savait-il pas Carignan pauvre, accablé de charges, talonné par un besoin d’argent qui était sa pire humiliation? Lui aussi tombait fatalement dans la dépendance des gens et des choses; et, sans lui donner le temps de répondre:
—Des sympathies... Vous en aurez, de très réelles. Les meilleures n’apparaissent d’abord qu’à un second plan.
Carignan tournait vers lui des yeux affamés d’amitié dans ses traits tirés. Seguey le regarda profondément:
—Vous avez raison de ne rien céder. Un artiste, s’il capitule, n’a vraiment plus sa raison d’être. De l’argent, vous n’avez pas besoin d’argent! Qu’est-ce que cela vous fait? Votre vie n’est pas là.
Il parlait avec une émotion singulière:
—Ne rien sacrifier de soi, c’est ce qu’il y a au monde de plus difficile. Pour la plupart des hommes, cela ne se peut pas. La vie est plus forte. Mais vous, peut-être, vous le pourrez. Quelques-uns résistent.
Quand il le laissa, Carignan marcha longuement dans les rues désertes. Devant un cinéma illuminé, comme il passait auprès d’une glace, il fut frappé par l’expression d’enthousiasme qui rajeunissait son maigre visage. Tous ses mécomptes se fondaient dans un sentiment de joie orgueilleuse: cet amour de son art, le seul amour qui fût dans son sang, dans toute sa chair, il avait l’impression de l’étreindre passionnément.
Seguey rentra sans se hâter, en passant dans le vieux quartier par un dédale de petites rues. L’entretien qu’il venait d’avoir décuplait ses forces nerveuses. «Votre situation, c’est vous-même qui la ferez,» avait dit M. Lafaurie, et il s’était cité comme exemple!
«Après tout, pensa Seguey, pour réussir, il lui a suffi de se marier.»
Une idée traversait son esprit: il l’écarta d’abord comme une folie, mais elle reparaissait, tâtonnant autour de faits oubliés, et répandant une lumière qui lui semblait presque insupportable.
«Non, protesta-t-il intérieurement, je n’aurais pas pu épouser Odette.»
Il revoyait l’air de froideur de la jeune fille. Pendant son séjour à Belle-Rive, elle avait été singulière et presque impolie: en dix jours, elle ne lui avait pas adressé trois fois la parole; cependant, il ne cessait de la rencontrer, puis, à la veille de son départ, cette agitation, ce trouble subit! A ce point de ses déductions, son esprit s’arrêta de nouveau, craignant de conclure.
Un camion attardé dans une petite rue passa près de lui avec fracas. Il se gara dans l’entrée d’un corridor noir.
«Non, répéta-t-il, je sais bien que c’est impossible.»
Mais des images se succédaient, lui représentant vivement ce qui aurait pu être. Cette fois encore, il avait été négligent, il avait vu faux; avec Mme Saint-Estèphe aussi, une occasion de fortune s’était présentée qu’il ne s’était pas soucié de saisir. Quand donc renoncerait-il à suivre imprudemment un attrait, un rêve? Le moment n’était-il pas venu enfin d’étouffer son âme de jeunesse?
L’impatience hâtait son pas comme pour une fuite. Il était temps de changer délibérément d’idéal et de jouissances. Mais Paule était comprise dans ce sacrifice, Paule, dont il voyait d’avance le visage meurtri, la désolation. L’abandonner... Cette pensée lui faisait horreur. L’ambitieux chez lui était doublé d’un délicat dont il ne parvenait pas à se délivrer.
Quand il arriva quai de Bourgogne, il fut surpris de voir éclairées les deux fenêtres de son bureau.
Au bas de l’escalier sombre, un papillon de gaz dansait dans un globe de verre dépoli; sa flamme éclairait un vieux tapis et une rampe en fer forgé s’élevant dans l’ombre. Il était neuf heures. Seguey trouva une lampe allumée dans le petit couloir et la salle à manger plongée dans l’obscurité. Virginie, qui avait entendu tourner la clef, versait le potage dans la soupière.
Il alla tout droit à son bureau. Une jeune femme assise dans une encoignure, la taille ployée, se leva vivement et comme en un sursaut.
C’était sa sœur.
Anna de Pontet avait eu dans l’après-midi avec M. Peyragay un long entretien. Il lui avait conseillé d’aller voir son frère. Un flot de sang était monté à son visage durement marqué par ces derniers temps. L’explication qu’elle redoutait, qu’elle avait fui obstinément, était maintenant tout près et inéluctable.
Chaque semaine, elle passait deux jours à Bordeaux, laissant ses enfants à sa belle-mère dans un domaine du Bazadais. Les de Pontet avaient là-bas, depuis cent cinquante ans, des châtaigneraies, une grande métairie, et un rendez-vous de chasse avec une tour en poivrière enguirlandée par un rosier. C’étaient deux jours tourmentés, fiévreux, pendant lesquels elle attendait l’amant, qui souvent tardait à venir. Quand il était là, elle ne pouvait s’empêcher de lui demander des explications, elle était jalouse; lui, de plus en plus capricieux, brutal... Elle lui reprochait de ne plus l’aimer.
Elle était montée chez son frère à la nuit tombante. Dans l’appartement vide, où son pas résonnait sur les parquets nus, Virginie l’avait reçue avec un attendrissement de vieille bonne. Un moment, elle la garda auprès d’elle, s’étourdissant de ses paroles.
Puis elle était demeurée seule. L’attente crispait ses nerfs fatigués. Elle paraissait maintenant plus vieille que son âge, élégante toujours, mais la figure osseuse, le nez aminci, le teint presque gris. Les agitations incessantes avaient encore agrandi ses yeux. Un peu de rouge ranimait sa bouche amère et comme harassée.
Par moment, un désir de fuite dilatait ses larges pupilles. Dans une minute peut-être, elle entendrait tourner une clef, la porte s’ouvrir. Que savait-il au juste de sa vie? La faisait-il appeler pour l’accabler de reproches et la rejeter?
L’idée lui vint que tous savaient et la méprisaient. Combien de fois s’était-elle heurtée à des manières contraintes et des regards froids? Le monde qui avait fêté sa jeunesse se retirait à son approche, sa vie angoissée haletait dans la solitude.
Parfois, une colère s’emparait d’elle. Oui, c’était vrai; son amer bonheur, elle l’avait volé. Mais de quel droit les indifférents tournaient-ils vers elle des faces de juge? Qui donc aurait su aimer comme elle l’avait fait, dans ces affres, cette agonie, toujours menacée par le scandale, engloutissant tout? Est-ce qu’on calcule... L’amour... Il n’y avait que cela au monde.
Des images passèrent fiévreusement dans son esprit. Quatre ans, pendant lesquels elle avait lutté, torturée de crainte, de jalousie, reprenant sans cesse un amant qui lui échappait! Maintenant, traquée par tous, elle ne s’humiliait pas. Elle avait vécu. Mais, dans cette ruine où elle s’abîmait, que ne pouvait-elle se griser encore? La pire honte, c’étaient les éclats d’une passion aigrie, les scènes, les reproches, ses bras refermés qui n’étreignaient plus qu’une haine aveugle. Malgré tout ce qu’elle avait fait, en arriver là... Et demain serait pire encore... Cet amour, qui n’était plus qu’une horrible exaspération, quel désastre l’en délivrerait?
Elle pensa:
—Quand Gérard sera là, je lui dirai tout.
Elle était venue à sept heures, pour être sûre de le rencontrer. Au point où elle en était arrivée, il n’y avait que lui pour la sauver. Quelle autre main se serait tendue? Lui seul pouvait souffrir avec elle, dans la même chair; et elle oubliait son silence de quatre années—ce silence dans lequel chacun d’eux s’était enfermé, inaccessible. Elle se voyait blottie contre lui, réfugiée dans ces bras d’homme. Les affaires, les femmes n’y comprennent rien, ce n’étaient pas des choses pour elles.
Elle écoutait, tendue vers l’instant où elle l’entendrait ouvrir la porte et marcher dans le corridor. Mais, quand il entra, son courage s’évanouit et elle s’abandonna aux événements.
Le dîner était servi. Doucement, elle repoussa le couvert que Virginie avait préparé pour elle et s’assit un peu à l’écart. Il lui demanda des nouvelles de ses enfants.
—Ils sont à Lugmeau, chez ma belle-mère. Je compte les laisser à la campagne pendant tout l’hiver. L’air des pins, c’est parfait pour eux. Moi-même, je ne viens ici qu’en passant...
Il évitait de regarder en face ses yeux misérables. S’il lui avait demandé ce qui l’amenait ainsi à Bordeaux, elle aurait menti; sa vie n’était que mensonge depuis si longtemps, mais, dans sa voix, il entendait le son d’une douleur cachée.
Elle grappillait dans un compotier des grains de raisin. Quand ils se retrouvèrent dans le petit bureau, la porte soigneusement fermée, elle se sentit prisonnière et à sa merci; Gérard, assis devant sa table, les mains éclairées, se dérobant à l’émotion, était à la fois son juge et le plus redoutable de ses créanciers; passive, elle répondait à ses questions. Ces billets, elle avait pu trois fois les renouveler. Maintenant, c’était impossible. D’autres dettes, oui, elle en avait... Elle ne se souvenait pas bien... Elle ferait le compte.
Un abat-jour très abaissé étouffait une lumière orange. Anna reculait peu à peu dans l’ombre, à l’extrémité d’un lit de repos. L’interrogatoire courbait ses épaules. Sa petite main blanche s’accrochait nerveusement à un appui d’acajou, qui avait la forme d’un col de cygne; ses doigts serraient par moments comme pour l’étrangler.
L’angoisse rendait sa voix haletante:
—Tu vas payer... Tu feras encore cela pour moi!
Elle souffrait horriblement, accablée, le cœur en détresse, mais avec l’idée que tout à l’heure elle pourrait partir. Dans la rue, toute honte bue, elle respirerait. Depuis six mois, épouvantée par ce cauchemar des questions d’argent, elle s’était abaissée à tant de démarches. Maintenant, pour quelque temps au moins, ce serait fini.
Elle murmura:
—Alors, tu veux... tu veux encore!
Il se leva, agité par la colère, et revint s’asseoir devant sa table:
—Si c’était la dernière fois... A présent, fais attention, je ne pourrai plus, tu nous as ruinés.
Après un silence:
—Et pourquoi, pourquoi?
Il s’était promis de se dominer, mais les reproches amassés en lui étaient plus forts que sa volonté, l’injustice qui le dépouillait était trop criante. D’une voix sourde et pourtant violente, il rappela tout...
Elle avait mis sur son visage ses mains amaigries. Son corps tremblait. C’était bien l’heure terrible qu’elle avait prévue, et elle essayait de ne pas l’entendre, de penser à «l’autre». Demain, s’il l’avait vue insolvable, ses meubles saisis, avec quelle brutalité il l’eût repoussée! Ces histoires-là lui faisaient horreur.
Gérard aussi la piétinait:
—Nous avons trop souffert par ta faute.
Elle revoyait les premiers temps de cette passion ardente; un début si doux, un enivrement rapide et total; puis, par de toutes petites blessures, un envahissement du malheur qui déchirait et emportait tout.
Elle se défendait intérieurement. L’appel avait été trop puissant, elle n’avait pas pu; l’excès même de sa folie ranimait ses forces. Soudain, une intonation meurtrie de Gérard la fit tressaillir, quelque chose en elle venait d’être heurté, l’ancienne tendresse...
—Comme tu me méprises!
Dans ses bras, intimement raccrochée à lui, elle avoua tout: ces signatures, son mari avait usé de menaces pour les obtenir; si elle avait résisté, il l’aurait chassée, il avait le droit. Elle aurait préféré mourir.
Gérard la serrait contre sa poitrine. Pour ce misérable argent, allait-il aussi la brutaliser? La passion qui l’avait arrachée aux siens la rejetait ce soir toute en larmes. Il l’avait aimée pourtant, il l’aimait toujours...
Une onde de tendresse submergea son cœur.
III
Gérard avait dit à Paule:
—Quelquefois, vers une heure, sur la terrasse du Jardin Public...
Mais il pensait qu’elle ne viendrait pas.
Le lendemain, le jour suivant, il parut très intéressé par les plates-bandes. L’étroite esplanade était presque vide. Un gardien à moustaches grises, assis dans l’entrée ouverte du Musée colonial, lisait son journal. C’était l’heure où le jardin est dégarni de petits enfants; des couples passaient; d’autres se penchaient, chuchotants, le long des allées, sur des chaises de fer rapprochées.
Un jardinier déplaçait le panache d’eau jailli d’une lance. Au-dessous de la terrasse, au bord d’une pelouse, un grand massif couleur d’incendie vous éblouissait. Sa large ceinture brune s’éclairait de festons verdâtres.
Il pensait:
«Pourquoi lui ai-je demandé de venir? N’avais-je pas assez d’ennuis, de difficultés? Si je pars, il eût mieux valu...»
Ou bien:
«Dans sa vie si triste, elle aura toujours eu cela. Quand bien même je ne lui donnerais que de l’amitié, c’est beaucoup pour elle. Après, je ne sais pas, je ne peux pas savoir. A son âge; on doit oublier...»
Mais sa sœur était comme présente en lui. Il revoyait sa poitrine creusée, son visage pitoyable et pourtant avide, le déséquilibre de tout son être:
—Avec les femmes, on n’est jamais sûr!
Il se rassurait en pensant que Paule était tout autre, très raisonnable. Elle avait été élevée dans des idées de réserve, de dignité; c’était cela aussi qu’il aimait en elle; avec celle-là, il serait toujours possible de raisonner et de réfléchir. Une tendresse de jeune fille n’avait d’ailleurs rien d’une passion de femme, c’était quelque chose de pur, de presque glacé...
La preuve semblait faite d’ailleurs: elle ne venait pas.
Il vivait de dures journées. Ses matinées se passaient chez les huissiers et chez les avoués, sa main tournait le loquet de portes gluantes, et, dans tout cela, il respirait un relent de misère, de malpropreté qui lui répugnait. Les affaires de sa sœur s’étaient enchevêtrées dans un tissu d’expédients presque inextricable. Devant les notaires, les gens de loi qui tournaient vers lui des masques d’Argus, il s’efforçait de paraître calme et indifférent, mais le mépris qu’il croyait lire sur tous les visages lui était odieux. Son intervention ne rendrait pas à Anna l’estime du monde. Il retirerait les billets honteusement souscrits des mains avides qui les retenaient, mais il ne pouvait faire que sa sœur ne les ait signés, et que ces mêmes cabinets aux portes rembourrées de crin ne l’eussent vue entrer, le visage décomposé, avec l’attitude d’une femme aux abois. Elle, si fine, dont toute la personne n’était que grâce et distinction, elle avait paru la bête traquée que les chiens achèvent.
Il devinait autour d’elle de douteuses complicités. Un sentiment d’amertume s’élevait dans son âme contre ceux qui avaient ainsi gâché sa vie. Sa mère même, entraînée par la violence de ce désespoir, avait fermé les yeux en se dépouillant. Dans ce désastre de leur fortune, le règlement définitif ne lui laisserait peut-être pas soixante mille francs. Que faire alors? Comment entreprendre? Le soir où il l’avait tenue dans ses bras, palpitante, exténuée, la pitié montée du fond de sa chair l’avait désarmé. A la réflexion, une colère impuissante l’irritait contre elle:
«Il faut qu’elle consente à une rupture», se répétait-il. Elle n’a donc pas d’honneur, pas de sens moral? Elle ne pense pas à ses enfants? Attendra-t-elle la dernière insulte, la honte d’être rejetée et abandonnée?» Après tant de sacrifices, il avait le droit de lui imposer... Puis, tout se fondait dans une sensation de tristesse, dont il ne parvenait pas à se délivrer; leur situation lui apparaissait tellement sombre que la seule issue était de partir.
«Il ne t’aime plus, voulait-il lui dire. Pourquoi n’as-tu pas le courage de faire aujourd’hui ce que tu seras forcée de subir demain?» Mais elle avait repris vis-à-vis de lui une attitude inquiète et craintive. Devant cette femme ombrageuse, toujours prête à se dérober, qui fixait anxieusement ses yeux sur la porte, il sentait l’inutilité des raisonnements; leurs conversations d’affaires déraillaient sans cesse, tous les gens qui lui réclamaient de l’argent étaient pour elle des hommes sans cœur et des malhonnêtes.
Puis elle s’interrompait, le cerveau perdu et comme épuisée:
—Je ne sais plus. C’est trop fort pour moi.
Dans la passion seulement, elle n’était qu’intuitions, ardeur, énergie.
Cette fièvre entraînait Gérard insensiblement. Lui aussi sentait l’attrait de l’abîme. Chaque jour, il se promettait de ne plus venir au Jardin Public, mais, quelques instants après une heure, il se retrouvait marchant de long en large sur la terrasse; il entendait les tramways passer dans un bruit de ferraille; quelques vieilles gens étaient assis le long des murs, sur des bancs verts, entre les colonnes du petit Musée colonial. Il y entrait, parcourait les salles tapissées de sandales tressées, de chapeaux en forme d’éteignoir, de peaux de boas qui descendaient depuis la voûte jusqu’au parquet; quelques flâneurs traînaient leurs semelles autour des vitrines, ébahis devant le tam-tam, les dents d’éléphant et un masque de féticheur auquel pend une barbe de paille; les petits oiseaux de Guyane à la gorge couleur d’étincelle brillaient doucement à travers les vitres.
Le troisième jour, comme il tournait au coin de la terrasse, il vit Paule qui venait à lui. Elle avait un chapeau recouvert d’un léger voile qui tombait jusqu’à ses épaules et une veste ouverte sur une blouse blanche. La clarté de son sourire effaçait toute idée de mensonge et de rendez-vous équivoque.
Elle approcha, le visage heureux, sans hésitation:
—Je me demandais si je vous verrais... Il y a longtemps que vous êtes là?
D’autres auraient regardé à droite et à gauche, inquiètes d’être vues, mais elle était très naturelle et comme au-dessus de tous les soupçons, avec un air de plaisir et de confiance.
Ils marchaient à côté des plates-bandes qui débordaient de fleurs mêlées et multicolores, encadrant les gazons d’un jardin français. Au-dessus s’élevait une figure d’adolescent enlacé à une chimère. Seguey lui demanda si elle venait souvent à Bordeaux. Dans la fatigue de la journée, un moment comme celui-là était délicieux.
Une semaine pendant laquelle ils se virent presque tous les jours; mais Seguey paraissait souvent nerveux et préoccupé. Quand elle l’apercevait, elle cherchait anxieusement dans ses yeux cette première impression qui ne trompe pas; le ton qu’il conservait avec elle était celui d’une amitié presque fraternelle; leur intimité était plus dans leurs sentiments que dans leurs paroles. Paule, après qu’elle l’avait quitté, s’en apercevait. Que savait-elle de lui, sinon qu’il y avait dans sa vie un fond douloureux et impénétrable?
Lui-même ne voulait rien connaître des soucis qui la tourmentaient. Le soir où Crochard l’avait insultée, elle avait pensé à Seguey, comme au seul être qui pût la défendre, mais le geste que son imagination lui prêtait,—ce geste des bras forts qui vous enveloppent,—pouvait-elle compter qu’il le fît jamais? Chaque fois qu’elle essayait de lui parler de cette scène, elle avait l’impression qu’il se dérobait, l’air contrarié, avec l’égoïsme des hommes qui redoutent d’être mêlés aux choses ennuyeuses. Tout cela était laid, brutal, et il lui reprochait instinctivement de ne pas savoir s’en garder:
—Ces gens-là abusent de votre faiblesse, il faut être ferme.
Pourquoi lui opposait-il, quand elle lui montrait sa vie véritable, cette réserve un peu hautaine et qui la glaçait? Elle avait cru qu’il serait indigné et qu’il la plaindrait; mais, quand il était à côté d’elle, tout cela lui paraissait tellement étranger et indifférent!
Chez elle aussi, elle oubliait... Elle pensait à tant d’autres choses; le matin, occupée à choisir sa robe, à préparer ses gants, ses rubans, elle ne regardait pas plus loin que le jour présent. Il lui fallait déjeuner rapidement pour prendre le train.
Un après-midi, elle l’attendit jusqu’à près de deux heures. Les allées ensoleillées se garnissaient peu à peu d’enfants et de bonnes... des petites robes roses, des bleues, des vertes. Elle se sentait fatiguée et abandonnée. S’il ne venait pas, quelle humiliation pour elle de l’attendre ainsi! Peut-être était-il déjà lassé? La veille aussi, il avait été en retard; elle était assoiffée de lui, et il lui avait parlé de Londres, d’un musée, de voyages interminables; ces récits, elle les détestait, parce qu’ils lui volaient un temps précieux. Qu’est-ce que tout cela pouvait lui faire? Elle attendait l’instant où un de ses regards descendrait en elle, comme pour y chercher des choses profondes. Ce regard n’était pas venu; elle l’avait trouvé froid, lointain et elle avait cru sentir qu’il était un autre, un étranger qui ne l’aimait pas et qui lui faisait peur.
Une voiture d’enfant passait près d’elle, la capote baissée, découvrant une petite figure embéguinée qui regardait à droite et à gauche.
Qu’attendait-elle là, perdue, toute seule? Elle se répétait qu’il était fatigué d’elle, qu’il ne viendrait pas. S’il l’avait aimée, ils auraient eu tant de choses à dire, intimes, secrètes, dont le frémissement seul la remplissait de trouble; mais, la veille, il lui avait serré la main hâtivement, la pensée ailleurs; elle l’avait regardé partir... Et elle avait eu la sensation de n’être plus rien pour lui. Il l’avait laissée si facilement.
Elle, au contraire, l’aurait accompagné indéfiniment, manquant tous les trains. Il lui eût fallu dix longues étreintes de leurs mains unies—et non point ce serrement sec et dégagé qui la froissait si intimement. Elle le sentait bien... A l’instant où l’on se sépare, toutes les impressions se résolvent en une impression décisive. C’est celle-là seulement qui se continue. Elle donne une physionomie au souvenir. Quand deux êtres se sont touchés, enivrés, déçus, c’est à cette seconde-là qu’ils le savent; les mains se retiennent, se quittent à regret ou se détachent tristement.
—Je ne reviendrai plus. Cette fois, c’est fini.
A cet instant même, elle le vit venir, maigri, l’air fiévreux. Une angoisse lui serra le cœur:
—Qu’est-ce qu’il y a? Vous êtes malade?
Elle gardait sa main dans la sienne et la réchauffait silencieusement.
En ces quelques jours, elle avait appris tant de choses! Avec lui, elle devenait vraiment une femme, découvrant les nuances, l’inconnu du cœur, et cette impossibilité de donner le bonheur à celui qu’on aime.
Un après-midi de pluie, ils avaient été au Musée.
Un jour gris régnait dans les longues salles silencieuses. Il avait voulu lui montrer un grand paysage de dunes et de mer. Mais elle paraissait accablée, la pensée absente.
Il la regardait, apitoyé:
—Vous venez presque tous les jours, c’est trop fatigant. Il fera nuit quand vous rentrerez.
Il la pressait un peu contre lui. C’était bien vrai qu’il se montrait égoïste et déraisonnable. Dans l’état d’insécurité où il se trouvait, il ne réfléchissait plus, buvant aveuglément sa goutte de bonheur comme il le faisait pendant la guerre, aux permissions, avec une hâte un peu avide et une sorte de fatalisme.
Dans une pâtisserie où il l’emmena, il prit son manteau pendant qu’elle se reposait enfin sur une banquette de velours rouge. Elle tourna un peu la tête pour se regarder dans une grande glace placée derrière elle, toucha ses cheveux, retira ses longs gants de soie et les plaça à côté de son sac, sur la petite table recouverte d’un napperon blanc et fleurie d’œillets. Il admirait ces jolis gestes de la femme qui tout de suite a l’air chez elle, s’arrange et s’installe, créant dans la pièce la plus banale une impression d’intimité, presque de home. Ils étaient assis dans un coin, en face l’un de l’autre. Elle voulut lui verser son thé, étendre du beurre sur le pain grillé; toute à la douceur de s’occuper de lui, de le gâter et de le servir, elle redevenait rose et rayonnante.
Il se rapprochait peu à peu d’elle, attiré par ce beau regard profond et doré. Il avait l’impression de l’avoir à lui, de respirer son charme. Comme il l’eût aimée si la vie ne l’avait pas harcelé de soucis et d’humiliations, lui rappelant sans cesse que rien au monde ne pouvait en ce moment lui appartenir; il eût éveillé son esprit, ses goûts, choisi pour elle des fleurs et des livres; il lui aurait appris à savourer la vie, délicatement, dans ce refuge de silence où ceux qui s’aiment oublient tout le reste. Mais que pouvait-il attendre et promettre? Cette tendresse de jeune fille qui faisait si doux ses mouvements, il se reprochait comme la pire faute d’en élargir la source profonde. «Aujourd’hui, pensa-t-il, une heure encore, et puis ce sera fini. Il faudra que je sache ce que je veux faire.»
Au dehors, les réverbères étaient allumés. Une buée grise couvrait les vitres sur lesquelles coulaient quelques gouttes d’eau. Ils distinguaient confusément les tramways illuminés, les phares d’autos, qui dardent dans l’obscurité de grands faisceaux blonds. Cette trépidation de vie emportée faisait tinter parfois les verres rangés dans une petite armoire. Le salon baigné de lumière paraissait plus tranquille encore; les tasses étaient vides, la théière refroidie, des miettes de pain traînaient sur la nappe... Il lui prit la main:
—Vous êtes bien... Vous n’avez plus froid?
Elle ne voyait pas l’heure qui approchait, son retour solitaire dans la nuit d’automne. Un bien-être délicieux la pénétrait entièrement. Cette heure avec lui, c’était peut-être la plus intime qu’ils eussent goûtée. Elle avait une impression de foyer, de vie partagée. Un moment comme celui-là tous les jours, c’eût été si bon; et plus encore, des soirées entières, l’abandon total... Il y avait pourtant des gens qui s’aimaient ainsi, les rideaux fermés. Ceux-là ne connaissaient pas cet étouffement de l’heure qui passe... Toujours craindre, toujours se quitter...
Elle le regardait par-dessus les fleurs. Il prit un œillet et le lui donna, puis ils demeurèrent silencieux, les mains réunies, comme suspendus au-dessus d’un gouffre.
Dans la rue, la pluie avait cessé, un vent froid soufflait. Ils marchèrent rapidement sur un trottoir qu’éclairaient de grandes vitrines. Elle ne savait pas l’heure... Si le dernier train était parti, que ferait-elle? Il la sentait appuyée à lui, inquiète, oppressée...
Au coin d’une rue, une jeune femme très élégante ralentit le pas pour les saluer. C’était Mme Saint-Estèphe, les yeux brûlants sous sa voilette.
Sa vue donna à Seguey une brusque secousse.
Ils passaient sur le quai de Bourgogne. Gérard vit que Paule levait les yeux vers ses fenêtres, mais il l’entraîna; des ouvriers encombraient le trottoir, le bras de Seguey serrait celui de Paule:
—Venez... Venez...
Sur le pont, ils respirèrent la fraîcheur du soir. Les feux des navires brillaient dans la rade, ponctuant des masses d’ombre immobiles; les phares des Quinconces étincelaient dans le bleu nocturne.
Au bout du pont, ils ralentirent un peu leur marche. Ils étaient maintenant tout près de la petite gare de banlieue; le train qu’ils apercevaient à travers une barrière soufflait dans la nuit; le long du trottoir, deux voitures étaient arrêtées, leurs lanternes éclairaient faiblement le pavé boueux.
Seguey fut pris soudain d’une infinie pitié pour la jeune fille qu’il allait quitter. Dans un instant, elle s’enfoncerait dans l’obscurité, toute chaude encore de son étreinte. Elle serait seule dans ce train poussif, seule là-bas sur la route vide:
—Ne venez pas demain, je vous écrirai.
Un vertige s’emparait de lui. Brusquement, il saisit une des mains de Paule et l’écrasa contre sa bouche.
La nuit autour d’eux leur parut soudain impénétrable. Il eut l’impression qu’elle s’appuyait à lui, qu’il n’avait qu’à ouvrir les bras...
Un homme passa en courant. Le train allait partir.
—Paule, dit Seguey, desserrant l’étreinte qui les unissait.
Une hâte instinctive les précipita. Dans la gare déserte et froide, éclairée par un lumignon, un jeune garçon contrôlait le billet d’un petit homme revêtu d’une blouse qui les regarda. Ses prunelles s’allumèrent dans l’ombre comme des yeux de chat. Mais Paule, toute pénétrée par la grande flamme entrée dans sa chair, n’entendit pas dans les ténèbres du quai un ricanement.
IV
La vie domestique de Mme Lafaurie était fondée sur des règles et des habitudes auxquelles il n’était même pas question de manquer jamais. C’est ainsi qu’elle rentrait de Belle-Rive à la fin d’octobre, quel que fût le temps et l’agrément qu’un bel automne répand souvent sur la campagne.
Pour les fêtes de la Toussaint, elle voulait se trouver «en ville».
Le 28 octobre, les habitants du Pavé des Chartrons purent voir aux fenêtres de son hôtel les stores relevés, une voiture de déménagement arrêtée devant la porte, et sur le trottoir des débris de foin tombés des caisses que l’on déballait. Les plantes d’appartement, rapportées la veille par le jardinier prenaient l’air sur le grand balcon renflé du premier étage qui s’étendait devant les six fenêtres de la façade.
A travers les vitres du salon, le David vainqueur de Mercié, tout en remettant dans le fourreau son épée de bronze, inspectait le cours presque désert sous les marronniers.
Le retour en ville était pour Mme Lafaurie un événement. Il lui fallait réinstaller la maison entière. Quand elle remettait le pied dans son escalier, sa figure sévère sous sa capote jetait sur toutes les choses le regard d’un inquisiteur. Les grandes glaces reflétaient une enfilade de salons blafards, les lustres et les candélabres ayant été emmaillotés dans des linges blancs et les meubles ensevelis sous des housses pendant tout l’été.
Son ombrelle à la main, elle désignait les objets et donnait des ordres:
—Comment, l’escalier n’a pas encore été lavé! J’avais pourtant dit... Où est Frédéric? La femme de ménage devait venir hier pour commencer le nettoyage.
La cuisinière interpellée se mettait à la recherche du domestique. Frédéric, vexé, le teint brouillé de bile, et qui avait encore son chapeau melon, voulait envoyer une des femmes de chambre répondre à sa place; mais les unes et les autres, réfugiées dans la lingerie, parlaient surtout d’aller à la foire et encourageaient dans sa résistance la femme de chambre de Mme Saint-Estèphe qui se refusait à comparaître. Le personnel, satisfait de rentrer en ville, mais mécontent des observations et du brouhaha, témoignait de ses sentiments en disparaissant dans toutes les chambres.
Mme Lafaurie, essoufflée, grondeuse, accusait ses filles de ne vouloir s’occuper de rien. Elles aussi redoutaient l’orage. L’expérience leur avait appris que leur mère ne permettait à personne de donner des ordres. Peu à peu, cependant, tout s’apaisait, l’eau ruisselait dans l’escalier, la femme de service tordait dans un seau ses gros linges gris. Mme Saint-Estèphe, relevant sa robe sur ses petites bottines, sortait vivement:
—Je vais prévenir le tapissier.
Dans le fumoir, Odette téléphonait. Un peu penchée, auréolée d’un grand chapeau sombre sur lequel s’écrasait une pivoine rose, elle tenait le cornet de métal près de son visage:
—C’est vous, Gilberte... vous allez au théâtre ce soir... Primerose, on dit que c’est très joli... Vous croyez que votre mère voudra m’emmener... que vous êtes gentille!
Elle parlait en face d’un miroir encadré de vieil or et se regardait. Sa robe était fanée, ce chapeau d’été revu à Bordeaux la choquait comme une fausse note:
—Je n’ai rien à me mettre, c’est ennuyeux.
Elle continua de téléphoner:
—C’est vous, Madeleine... Bonjour, Paulette... Il y a un siècle que je ne vous ai vue... Arcachon, oui, c’est amusant, plus que la campagne... Irez-vous au tennis cet après-midi?
Une demi-heure après, elle avait repris contact avec toutes ses amies rentrées à Bordeaux. Il était convenu qu’on se retrouverait au théâtre le soir, le lendemain au golf, à cinq heures chez le pâtissier du cours de l’Intendance, où la fine fleur de la société bordelaise se réunit presque chaque jour, autour de petits gâteaux qu’on pourrait servir dans le royaume de Lilliput. La légende veut que le moindre chou à la crème enlevé aux compotiers de cristal de cette maison, surpasse toutes les pâtisseries parisiennes en délicatesse. Cela se répétait souvent autour des tables légères et des plateaux encombrés de tasses; mais il était parlé encore de bien d’autres choses...
Tout en remontant l’escalier, Odette pensait:
—Au tennis, il n’y aura pas beaucoup de monde. Maxime Le Vigean peut-être... Qu’il me déplaît! Nous rentrons trop tôt...
Dans sa chambre, un petit groupe en biscuit était encore empaqueté. Les meubles, comme déshabitués de la vie, avaient pris un air de froideur. Elle passa dans son cabinet de toilette et se recoiffa, brossant longuement ses beaux cheveux dorés. La ville lui paraissait maussade et grise. L’éblouissement du jardin de Belle-Rive restait dans ses yeux.
Elle sonna sa femme de chambre et demanda une robe de serge. Quand elle fut habillée, avec son teint de rose, ses dents régulières, elle ressemblait à une jeune Anglaise. L’entraînement physique lui donnait une démarche souple. Mais elle avait des jointures fortes et des mains trop grandes.
Un moment encore, avant de sortir, elle alla d’un meuble à l’autre, ouvrant des tiroirs, s’impatientant de ne pas trouver à leur place tous les objets. La vie l’ennuyait. L’année précédente, dans la joie de ses dix-huit ans, avec quelle ardeur elle pensait aux plaisirs, aux bals! L’hiver qui venait éveillait en elle un pressentiment de bonheur. Maintenant, si elle s’agitait, c’était pour échapper à la solitude.
«Je ne veux pas penser à lui, se disait-elle. Je ne le veux pas.»
Pourquoi, entre tous les jeunes gens qui l’entouraient, était-ce Seguey qui l’avait troublée, dominée, conquise? Elle avait senti cette attraction sans se l’expliquer. Tout de suite, elle avait été blessée dans sa confiance en elle-même et dans son orgueil. L’idée de sa supériorité vis-à-vis de Paule, établie depuis l’enfance, lui paraissait indiscutable. Aussi l’attitude de Seguey la remplissait-elle de colère et d’humiliation! C’était pour cela qu’elle l’avait à la fois évité, cherché, pendant son séjour à Belle-Rive, avec les brusqueries et les maladresses d’une nature qui n’admettait pas qu’on lui résistât. Ce secret qu’elle avait cru si bien comprimer, elle ne se doutait pas que sa sœur l’avait deviné.
Quand elle revoyait Seguey, avec son air indifférent, son sourire fin, un peu ironique, un sentiment de honte la bouleversait. Mais elle se défendait, en fille énergique, décidée à se sauver elle-même de cette souffrance:
«Non, se disait-elle, je ne serai pas malheureuse. Je m’occuperai, je m’amuserai.»
Les larmes qui montaient à ses grands yeux clairs, elle les refoula. Posément, elle arrangea ses cheveux et les rattacha sur la nuque avec une petite épingle d’écaille. Chaque mouvement de tête déplaçait sur son chapeau de longues aigrettes douces et légères. Quand elle eut fini, elle se détourna pour ne plus voir son regard brillant.
Ah! comme elle haïssait la tristesse et qu’il lui tardait de ne plus souffrir!
Un instant encore, elle revit Seguey avec Paule, absorbé, songeur, dans la grande allée. Quand elle était venue au-devant d’eux, de Gisèle qui les précédait, il avait levé sur elle des yeux étonnés. Peut-être son agitation lui avait-elle paru extraordinaire! Elle s’en voulait de n’avoir pas su mieux dissimuler; mais elle venait d’apprendre qu’il allait partir: une sorte de révolte lui faisait perdre toute prudence.
Maintenant encore, à se rappeler ces jours si récents, elle le détestait. Quand bien même il aurait compris, que lui importait? Elle saurait lui montrer qu’il s’était trompé.
A l’étage au-dessous, toutes les fenêtres étaient ouvertes. Frédéric, en tablier bleu, brossait sur le palier des fauteuils de soie capitonnée. Mme Lafaurie, la tête casquée de ses beaux cheveux, lançait des ordres d’une voix forte et autoritaire. Quand elle aperçut sa fille prête à sortir, elle s’arrêta net.
—Tu sors! Où vas-tu? Aujourd’hui, tu aurais bien pu m’aider un peu. Ta sœur, où est-elle?
Odette regardait avec dégoût à droite et à gauche:
—Oh! cette poussière, Frédéric, attendez un peu. Vous savez bien, maman, que je ne ferais rien...
—Ce n’est pas fini, pensa Gisèle Saint-Estèphe, quand elle eut rencontré Seguey avec Paule. Mais il faut que ce soit bientôt terminé.
A Belle-Rive, le soir où M. Lafaurie s’efforçait de capter Gérard, elle avait jugé d’un coup d’œil la situation. L’idée d’envoyer Seguey à la Martinique lui semblait plaisante. Pourquoi pas en Chine? Décidément, entre les affaires des hommes et celles des femmes, il y avait un monde. Il ne lui venait même pas à l’esprit qu’un tel projet fût pris au sérieux. Son père, avec ses belles manières flatteuses, ne comprenait donc pas qu’il perdait son temps; et aussi Seguey qui l’avait écouté attentivement... et encore Odette. La jeune femme, tapie dans son coin, l’esprit aiguisé par tous ces manèges, avait le sentiment qu’elle seule voyait juste et triompherait.
Ce n’était pas qu’elle voulût travailler pour son propre compte. Vis-à-vis de Seguey, elle gardait un fond de dépit plutôt bienveillant. M. Peyragay, tout à l’heure encore, n’avait-il pas fait le geste de l’homme qui met bas les armes pour lui dire qu’elle n’avait jamais été plus jolie. C’était d’ailleurs ce qu’elle sentait. Cette impression délicieuse mêlée à sa vie la disposait à l’indulgence: puisque sa sœur aimait Seguey, elle l’épouserait, et elle était sûre maintenant que de légers indices ne la trompaient pas.
Entre Odette et elle, il n’y avait jamais eu beaucoup d’affection ni d’intimité. Gisèle appartenait à une autre génération. Elle ne comprenait pas les goûts nouveaux des jeunes filles, leurs allures franches, cette passion des sports qui changeait jusqu’à l’atmosphère de la vie mondaine. «Ce n’est pas de mon temps», disait-elle, avec la coquetterie de ses vingt-huit ans brillants et épanouis. Cette agitation physique lui semblait fatigante et sèche, opposée à ce qui fait le charme de la femme, son attrait changeant, son caprice. Il fallait avoir bien peu de fantaisie pour passer des heures à courir après une balle. Le football était une horreur. Les jeunes gens qui se bousculaient à des jeux pareils s’endormaient à table. Si cela continuait, ce ne serait plus la peine de savoir s’habiller, de savoir causer... Odette, toujours pressée, était pour elle presque une étrangère. Mais, ce soir-là, mise en éveil par la découverte qu’elle venait de faire, Gisèle se sentait, vis-à-vis de sa sœur, curieuse, amicale et pleine d’entrain.
Comment n’avait-elle pas remarqué plus tôt qu’Odette était avec Seguey contrainte et sérieuse? Quand il approchait, sa physionomie perdait sa vivacité et elle évitait de le regarder.
«Comme elle est jeune, pensait Gisèle, devant ce visage franc et ouvert sur lequel les impressions étaient si visibles. A son âge, nous savions mieux cacher notre jeu. Et elle fait précisément tout ce qu’il ne faut pas. Ces petites ne comprennent rien.»
Il y avait dans cette affaire sentimentale un plaisir d’intrigue, de combinaisons, qui l’eût animée en toute circonstance; mais sa jouissance était plus complexe et un goût de revanche y était mêlé.
Dans l’attitude de Gérard vis-à-vis de Paule, elle avait discerné des hésitations, cet air des gens qui se demandent s’ils sont amoureux. Tout était d’ailleurs au rebours du bon sens dans cette aventure. Seguey ne pouvait manquer de comprendre qu’il n’est pas pour un homme de plus grande faute qu’un sot mariage. Agréable, fin, mais appauvri, il devait avant tout chercher la fortune. Quant à Paule, elle la jugeait en femme du monde. Une jeune fille qui menait une vie de sauvage, seule, à la campagne, n’était en rien intéressante. Il entrait dans son antipathie beaucoup de dédain, de l’amour-propre, et ce goût de prendre qui est pour certaines jolies femmes tout le plaisir de vivre.
Combien il serait agréable de réussir, elle le sentit plus vivement encore le soir où elle rencontra les deux jeunes gens. C’était le lendemain du jour où elle était rentrée à Bordeaux. A les voir ensemble, elle éprouva un froissement vif. Vraiment, il était de son devoir d’occuper Seguey plus utilement. Les femmes veulent toujours que l’homme qui les intéresse soit un peu leur œuvre; elles ont des exigences de protectrice et de conseillère, une de leurs plus vives satisfactions est de pouvoir dire: «Vous voyez bien... Comme j’avais raison!» Gisèle pensa que si Seguey venait la voir, entre cinq et six, tout s’arrangerait.
Le soir de cette rencontre, Gisèle qui habitait le troisième étage de l’hôtel dînait chez sa mère. M. Lafaurie, le dos légèrement voûté, était entré dans la salle à manger d’un air mécontent. Tout de suite, il avait cherché des yeux le couvert d’Odette:
—Où est-elle?... Voilà deux soirs qu’elle dîne hors de la maison. Je ne supporterai pas que cela continue.
M. Lafaurie, qui avait dans le monde une réputation d’amabilité, était dans la vie quotidienne un père irritable. Pour sa seconde fille, il se montrait extrêmement jaloux, susceptible, et accusait sa femme de contrecarrer son autorité. En réalité, les défenses qu’il accumulait ne servaient à rien. Mme Lafaurie, tout en blâmant les nouvelles habitudes de liberté et d’indépendance, laissait Odette faire à sa volonté. Elle récriminait beaucoup et n’empêchait rien. M. Lafaurie, d’ailleurs, ne disait guère autre chose qu’elle; mais ses propres observations, dans la bouche de son mari, la révoltaient comme une injustice. Quand il commençait, elle prenait une attitude de mère outragée:
—Qu’est-ce que tu me reproches? Tu ne veux pourtant pas que je l’empêche de s’amuser? Elle serait la seule.
Saint-Estèphe, conciliant, citait toutes les jeunes filles de leurs relations qui jouaient aussi au tennis, allaient au théâtre, montaient à cheval beaucoup plus qu’Odette. C’étaient, disait-il, les nouveaux usages. Il ne fallait pourtant rien exagérer.
Le dîner à peine fini, ces messieurs sortirent. Gisèle s’inquiétait peu de savoir où Saint-Estèphe passait la soirée. Quant à Mme Lafaurie, tout en continuant de gronder un peu, elle était contente que son mari eût l’habitude d’aller au cercle. Jusqu’à dix heures au moins, on était tranquille.
La mère et la fille s’installèrent en tête-à-tête dans un petit salon réservé à la vie intime. Un plateau lumineux suspendu au plafond diffusait une lumière douce. Mme Lafaurie se plaignit qu’elle n’y voyait pas, éteignit le plafonnier, puis le ralluma. La jeune femme à demi étendue sur un canapé lui conseillait de rester tranquille:
—Vous ne savez pas ce que vous voulez. J’aime beaucoup cet éclairage. C’est très reposant...
—Mais on ne peut rien faire. Comment veux-tu que je travaille?
Une lampe de Chine, coiffée d’un abat-jour rose voilé de dentelle, noya de lumière le salon vert d’eau. Mme Lafaurie s’assit enfin près d’une bonne table de style Louis-Philippe, repoussa des journaux pliés, les derniers numéros de l’Illustration, et ouvrit une boîte à ouvrage en vannerie ronde nouée d’un ruban. La bergère qu’elle affectionnait était recouverte d’un velours côtelé qui avait la nuance des très vieux vins. Quand elle eut assuré ses grosses lunettes d’écaille sur son nez busqué et pris son tricot, ses mains commencèrent à s’agiter. Un médaillon ovale entouré de perles fermait son corsage de blonde noire. Elle parut soudain vieillie, fatiguée, avec des ombres creusant son masque blafard, sa corpulence de quinquagénaire en robe de soie un peu craquante, et les pelotons roulant dans son tablier.
Gisèle ouvrit une petite boîte de cigarettes, en choisit une, l’alluma soigneusement et se renversa dans la courbe du canapé. Elle fumait lentement, avec des gestes paresseux de son beau bras nu. Quand sa main s’approchait de ses lèvres, ses bagues brillaient.
—Je ne comprends pas, déclara Mme Lafaurie, quel plaisir tu trouves à fumer. Je ne peux pas m’y habituer. Autrefois, une jeune femme n’aurait pas osé! On eût été bien étonné.
Gisèle, dans son nuage de fumée légère, ne semblait entendre que très vaguement ces observations. Sa mère ne remarqua pas son expression qui était à cet instant singulière et presque cruelle. Elle ne répondait que sur un ton de condescendance:
—Moi, vous savez, rien ne m’étonne.
Elle avait une tunique claire en crêpe de Chine. Sa jupe noire, un peu remontée, découvrait ses bas de soie gris et ses pieds charmants chaussés de satin. Habituellement, lorsque sa mère récriminait, elle montrait plus d’impatience. Mais, ce soir, ses yeux pleins de feu semblaient sourire à d’autres pensées.
A dix heures et demie, Saint-Estèphe rentra et referma soigneusement la porte. Il avait l’air pressé et mystérieux de quelqu’un qui a marché vite pour apporter une nouvelle:
—Vous ne savez pas, commença-t-il...
Frédéric se montrait pour servir le thé. Il s’interrompit.
Le domestique avançait une petite table sur laquelle étaient disposées, autour d’un grand samovar d’argent, des tasses de porcelaine transparente à petits bouquets.
Gisèle se leva:
—Je vous sers du thé?
—Non, un peu de tilleul, si vous voulez bien.
Il souffrait de l’estomac et reprochait à sa femme de ne pas y faire attention. Son visage se rembrunit. C’était une contrariété pour lui de n’avoir pas dit tout de suite ce qu’il voulait dire.
Tout en attendant que le domestique se retirât—et il semblait prendre plaisir à prolonger son manège autour de la table—Saint-Estèphe regardait sa femme à la dérobée. Valait-il la peine qu’il eût quitté si tôt une réunion extrêmement joyeuse pour être accueilli de cette façon? Depuis quelque temps, elle était maussade, agacée. Lui, au contraire, qui avait une infidélité à se reprocher, exagérait l’empressement. Si elle se doutait de quelque chose, pensait-il, ce serait terrible! Devant cette idée, il se sentait pusillanime comme un enfant, prêt à toutes les protestations, à tous les mensonges. En réalité, cette liaison avec une modiste en renom—celle-là même qui faisait à Gisèle de charmants chapeaux—ne l’amusait guère. Cette femme avait des manières vulgaires qui lui déplaisaient; mais, dans le monde où il fréquentait, n’était-il pas presque de règle que tout homme marié eût une maîtresse? Il ne comprenait pas comment l’opinion exigeait de lui cette chose ennuyeuse, qui contrariait ses goûts de prudence, de tranquillité; néanmoins le souci de ne pas manquer à «ce qui se fait» l’empêchait de mener jusqu’au bout son raisonnement.
—Non, elle ne sait rien, pensa-t-il en regardant la jeune femme verser tranquillement du thé dans sa tasse; et l’intérêt de la nouvelle qu’il apportait le gonfla de nouveau du sentiment de son importance.
Mme Lafaurie, tirée de son assoupissement, tenait Frédéric comme au port d’armes en face d’elle. Presque chaque soir, elle entamait ainsi un interrogatoire et lui donnait en cinq minutes trois ou quatre ordres contradictoires.
—Que nous disiez-vous? demanda-t-elle enfin à son gendre.
Et elle s’installa confortablement, avec une sensation de bien-être. C’était un bon moment pour elle que celui où elle s’apprêtait à dévorer quelque nouvelle. La mine de Saint-Estèphe mettait en appétit sa curiosité de dame presque mûre, barricadée de vertus bourgeoises mais qui éprouvait vaguement devant le scandale le mouvement de l’ogre flairant la chair fraîche.
La physionomie de Saint-Estèphe s’éclaira de satisfaction. Il s’assit à côté de sa belle-mère, remuant son tilleul avec une petite cuiller, ses maigres jambes croisées par-dessous la table. Gisèle eut soudain l’intuition qu’il allait parler de Seguey.
—Videau m’a appris ce soir de bien tristes choses, commença-t-il sur le ton affligé d’un homme du monde qui déplore des événements contraires aux bienséances élémentaires. Vous savez ce que l’on dit du capitaine Galet, et que Mme de Pontet serait du dernier bien avec lui depuis des années...
Il regardait alternativement sa belle-mère pétrifiée par l’attention et sa femme qui mangeait un petit gâteau:
—Le capitaine, qui est en garnison à Libourne, venait la voir chaque semaine. Elle-même le rejoignait le samedi et restait deux jours. C’était soi-disant pour des affaires, mais le monde avait son opinion faite et ses voyages à Bordeaux étaient remarqués. Il y a vraiment des femmes qui ne redoutent rien. On s’étonne que sa belle-mère, qui est une personne de grand mérite, n’ait pas essayé de la retenir. Cependant le capitaine se serait lassé. Certains disent que la dame aurait des dettes, et qu’il a eu peur...
Sa voix se faisait de plus en plus basse et chuchotante, comme s’il eût craint que quelqu’un écoutât derrière la porte:
—Le capitaine, qui voulait rompre, a obtenu de permuter. Il part pour Nancy. On raconte que cette malheureuse l’a relancé jusque chez lui, et qu’il lui a refusé sa porte. C’est vraiment une créature sans dignité.
—Quelle horreur, déclara énergiquement Mme Lafaurie qui avait le mépris du monde militaire. Cette petite femme n’a jamais été de mon goût. J’espère bien que son frère ne la verra plus.
—Vous-même, interrogea Saint-Estèphe, tourné vers sa femme, ne pensez-vous pas qu’il serait convenable de lui faire comprendre que nous ne pouvons plus la recevoir?
—Oh! dit Gisèle, je ne pense pas qu’elle vienne. Vous savez bien qu’elle ne s’occupe pas beaucoup de nous. Il faut croire qu’une grande passion est très absorbante.
Saint-Estèphe, gêné, se demandait s’il n’était pas visé par quelque allusion. Certaines phrases de sa femme le déconcertaient. Sa belle-mère, au contraire, fortement établie dans ses opinions, n’attendait pas d’autres informations pour prendre parti; tout à fait réveillée maintenant, son tricot repris, elle sautait selon son habitude d’une idée à l’autre:
—Les enfants sont bien à plaindre. Ce qu’elle aura de mieux à faire, c’est de rester à la campagne. Tout cela, c’est pour de l’argent. Sa pauvre mère aurait bien souffert...
—Qu’est-ce qu’il y a? dit M. Lafaurie qui venait d’entrer.
Sa fille lui offrit une tasse de thé qu’il but sans s’asseoir appuyé à la cheminée. Lui aussi connaissait l’histoire, mais se donna l’air de ne rien savoir:
—Odette n’est pas rentrée? demanda-t-il.
Mme Lafaurie lui jeta un regard de blâme, plia son ouvrage et quitta la pièce majestueusement. Gisèle, les coudes posés sur ses genoux, paraissait pensive. Son mari, qui avait sommeil, s’excusa de se retirer.
Quand il fut parti, M. Lafaurie s’assit, calmé, et elle lui tendit la petite boîte à cigarettes: il y avait entre eux une affinité de père à fille, profonde, immédiate, plus pénétrante que les paroles.
—Odette, lui dit-elle, après un silence, je voulais justement vous parler d’elle....
Mme Saint-Estèphe s’était composé, dans son appartement du troisième étage, un petit coin moderne avec des meubles achetés rue du Faubourg-Saint-Honoré, des tentures violet évêque et des coussins de toutes les couleurs. Cette initiative n’avait pas été sans préoccuper Saint-Estèphe qui craignait que sa femme fût critiquée. La plus haute société bordelaise, celle qui a ses hôtels dans le voisinage du Jardin Public, n’admettait que le Louis XVI, les meubles anciens. Quant à la bourgeoisie de vieille souche, qui a moins de brillant et d’automobiles, elle se contentait de vivre confortablement, avec sérieux et dignité, dans son acajou et dans ses peluches, renouvelant de loin en loin quelque bon tapis ou faisant recouvrir ses canapés d’étoffe pompadour. Gisèle Saint-Estèphe, avec ses coussins et les petites pattes de ses fauteuils, fit beaucoup parler et choqua grand nombre de ces personnes dont il est convenu de dire qu’elles ont «beaucoup de goût»; mais les mêmes dames qui avaient déclaré tout cela affreux, et peut-être pas très comme il faut, trouvèrent en rentrant chez elles leurs meubles plus éteints et éprouvèrent un déplaisir qu’elles ne s’expliquaient pas.
Les messieurs, très favorables au contraire, disaient à Gisèle que ce petit coin lui allait bien. Quand on entrait, il y avait toujours des revues sur la table, un grand étui plein de cigarettes et un je ne sais quoi d’intime et d’amical qui vous accueillait. Le divan gardait quelque chose de ses repos de jeune femme, et aussi les coussins jetés, le livre oublié qui restait ouvert.
Entre cinq et six heures, le plateau du thé était posé sur une table basse. Des amis entraient et sortaient, des jeunes gens apportaient des fleurs. Un éclairage spécial avait été ménagé sur un petit vase.
—... Moi, déclarait Gisèle quand Seguey entra, j’aime beaucoup le jaune serin.
Elle élevait sur son poing un petit abat-jour en forme de cloche, la bouche rieuse, les cheveux tirés découvrant son front. Sa souple robe noire s’enroulait sur ses jambes minces. Deux jeunes gens, assis à l’autre bout du divan, comparaient des morceaux d’étoffe.
Elle tendit la main à Seguey comme s’il eût été un des habitués de ce petit coin.
Lorsque la portière s’était soulevée et qu’elle l’avait vu paraître, un peu pâle, habillé avec ce soin où il excellait, elle avait compris ce que signifiait sa présence. La veille, elle lui avait envoyé un de ces billets que les femmes savent écrire et qui laissent beaucoup entendre en ne disant rien. Toute la journée, elle avait pensé qu’il viendrait, le soir même ou le lendemain, à une heure qu’il essaierait de retarder mais qui devait sonner infailliblement; elle sentait, elle, que l’attrait de leur fortune, de leur situation l’amènerait là, à défaut d’autres sentiments, et que ses essais d’indépendance viendraient sombrer au pied de son divan, sur cette peau d’ours blanc dans laquelle se perdaient ses petits souliers de satin.
Maintenant elle le regardait, elle lui souriait, avec des attitudes où quelque chose de son père affleurait sans cesse. Elle semblait lui dire: «Vous voyez comme c’était facile», et avec elle, dans son atmosphère, Seguey sentait se dissiper les impressions presque intolérables qui se pressaient en lui un instant avant, comme il montait avec un peu d’oppression le grand escalier. Il avait redouté une explication, un étalage de paroles dont sa pensée accablée se détournerait. Mais, à peine introduit, dans la lumière violette de ce petit salon, ses appréhensions s’étaient effacées: il ne trouvait que la réunion de chaque soir, autour des tasses de thé d’une femme agréable, qui savait rendre attrayantes toutes les choses mêlées à son petit monde. Un des jeunes gens la contemplait avec des yeux extasiés.
Elle les présenta: «Louis Castéra... Daniel d’Eysines. Mais vous les connaissez. Tous mes amis doivent se connaître!»
Et elle lui demanda son opinion sur l’abat-jour.
Seguey cligna des yeux comme un peintre en face d’un tableau dont il ne sait que dire et approuva le jaune serin.
La jeune femme jouait avec des chapelets d’olives sombres qui glissaient sur un fil de soie:
—Je pourrais y suspendre quelques petits pruneaux.
Puis elle écarta l’abat-jour qui alla rouler sur le divan comme une petite cage renversée dont l’oiseau a fui. Elle se leva, versa du thé dans de minuscules tasses de Chine, s’assit de nouveau, se leva encore.
—Elle est charmante, pensa Seguey, qui vit deux roses grenat sur la cheminée et regretta de ne pas lui avoir envoyé des fleurs.
Le premier feu de l’année, entre deux chenets coiffés de boules de cuivre, consumait doucement une grosse bûche doublée de braises; quelques mottes incandescentes se recouvraient lentement de cendres; il y avait dans l’atmosphère un peu lourde et chaude des odeurs de thé, de pain grillé, et une impression d’intimité qui faisait oublier la vie du dehors.
En un moment, Gisèle avait fourni à chacun des jeunes gens un sujet de conversation, parlé d’un livre, d’un concert qui se préparait, mais en conservant à toutes ces choses leur caractère qui était pour elle d’embellir la vie.
Un des jeunes gens parlait beaucoup. C’était Louis d’Eysines qui avait des cheveux très noirs sur un masque de Japonais. Il était connu à Bordeaux pour ses singularités d’esprit: avant même d’avoir passé son baccalauréat, il lisait Claudel, et méprisait les vieux opéras. L’autre, Louis Castéra, demeurait à l’extrémité du divan et ne disait rien; c’était un petit brun, mince, aux yeux bleu-tendre, l’air réservé et délicat: il n’avait ni la vigueur ni l’allure ferme des «sportsmen». Un garçon qui aimait à rester tranquille, qui savait des vers. Mme Saint-Estèphe lui avait révélé ces choses qui n’ont l’air de rien, et qui sont tout pour certaines natures, le charme d’une étoffe moderne, d’un appartement, d’une fleur dans un vase. Il l’admirait, comme on admire une fois dans sa vie, quand on a vingt ans, des rêveries flottantes, et un goût de la femme qui ne sait encore comment se fixer. Seguey fut frappé par le caractère poétique de cette figure: quand on lui parlait, ses yeux s’éclairaient un peu lentement...
—Madame, dit Gérard en posant sa tasse sur la petite table, il paraît que vous allez avoir une bien belle robe, une robe japonaise...
Et il parla de Carignan. Mme Saint-Estèphe trouvait qu’il avait l’air un peu farouche:
—Je ne sais pas s’il réussira.
Elle disait cela comme si elle pensait:
«Le pauvre garçon! Je lui ai demandé ce croquis de robe pour le distraire, pour lui faire une politesse. Cela ne m’intéressait pas beaucoup...»
Elle fixait sur Seguey ses beaux grands yeux sombres:
—Sa peinture, vous croyez vraiment que c’est bien? Moi, je ne sais pas.
Et avec gaieté:
—Ces jeunes gens qui arrivent de Paris croient que nous n’avons jamais rien vu. Si, ils nous méprisent. Mon portrait, croyez-vous que ce serait très cher? Mais je suis sûre qu’il m’enlaidirait.
Seguey sourit:
—Les peintres ne pensent jamais à cela.
La conversation s’anima sur ce sujet de la beauté, trois jeunes gens réunis autour d’une femme ayant naturellement beaucoup à dire. Gérard, tout à fait détendu, se sentait presque de la maison...
Pendant ce temps, à l’étage au-dessous, Mme Lafaurie disait à son mari d’une voix impétueuse:
—Je t’assure que c’est impossible!
M. Lafaurie, qui devait assister le soir à un dîner officiel donné à l’Hôtel de Ville, mettait sa cravate. Il renversait un peu la tête, en face d’une glace, pour voir le nœud immaculé par-dessous sa barbe. Lui aussi, la veille au soir, avait eu un mouvement de réprobation quand Gisèle lui avait insinué l’idée audacieuse de donner sa fille à Seguey; à la réflexion, cette pensée ne lui paraissait plus si déraisonnable.
Ce n’était pas la première fois qu’une scène éclatait entre eux au sujet d’un projet de mariage. Mme Lafaurie, comme presque toutes les femmes, cherchait pour Odette un parti brillant, de la fortune, cet ensemble de conditions sur lequel le monde ne transige pas. Mais son mari, pour sa seconde fille, ne voulait pas d’un Saint-Estèphe: une préoccupation pour lui dominait les autres, celle de sa Maison.
Il entendit sa femme qui disait:
—Tu ne penses pas à sa sœur. Lui-même, quoiqu’il soit ruiné, croira nous faire un grand honneur. D’ailleurs, à Belle-Rive, il n’était occupé que de cette petite Dupouy qui n’est pourtant ni belle, ni riche. Odette aurait bien peu d’amour-propre...
M. Lafaurie ne discutant pas davantage, elle pensa l’avoir convaincu. Mais, quand il fut sur le point de partir, son chapeau de soie luisant à la main, il dit seulement:
—Je l’inviterai à dîner demain.
V
Le lendemain, en s’habillant, dans sa chambre tendue de camaïeux qui communiquait avec le salon, Seguey regardait la rade par-dessus les tilleuls rouilleux que les premières gelées avaient éclaircis. Le grand paysage du port baignait dans le ciel comme dans une opale. Des chariots passaient, des voitures chargées de malles; sur le quai poisseux, un double courant s’établissait, montant vers la gare et en descendant; les carrioles des maraîchers roulaient sur le pont. C’était l’heure où des filles échevelées, en bas roses et violets, traînant leurs savates, versent le vin blanc aux charretiers qui entrent dans les cabarets, leur fouet sur l’épaule.
Seguey passa dans son cabinet de toilette, noua une cravate sombre sur un col souple, ouvrit une armoire et la referma. Le soleil levé derrière le coteau montait lentement au-dessus du fleuve. Virginie, coiffée de son turban orange à grands carreaux bruns, versait une carafe d’eau sur les jardinières de géraniums et de pétunias. Le plateau du déjeuner était posé sur une petite table. Elle tambourina sur la porte.
—Voilà, dit Seguey en apparaissant, rasé, rafraîchi, mais les yeux profondément enfoncés et l’air fatigué.
Tout en trempant le pain grillé dans sa tasse de thé, il jeta les yeux sur le carnet fripé où elle inscrivait ses dépenses; un bout de crayon y était attaché par une ficelle. Familière, elle s’asseyait à côté de Gérard, les mains croisées sur son tablier; le contentement épanouissait sa bonne figure marron, joyeuse et soumise, sur laquelle saillaient les grosses prunelles roulant comme des boules dans un globe jaune; les larges narines se relevaient à la manière d’un énorme accent circonflexe. Son dévouement était celui du chien de la maison, toujours prêt à lécher la main de son maître, même s’il est injuste ou de mauvaise humeur. Le rire plissait toute la face, secouait aux oreilles les grands anneaux d’or et élargissait la bouche lippue sur la gaieté des grosses dents blanches.
Gérard ferma le petit carnet:
—Aujourd’hui, je pense que Mme de Pontet viendra déjeuner. Ce n’est pas sûr, mais tu mettras son couvert.
Virginie emporta le plateau en combinant dans sa tête laineuse un plat de volaille au kari auquel elle mélangeait toujours un peu de safran.
Seguey écrivit un moment avant de sortir. Une serviette de cuir placée dans le tiroir de sa table contenait des papiers relatifs à la succession de ses parents et aux affaires de sa sœur. Il l’ouvrit, en retira des notes, et s’absorba dans des calculs.
Puis il chercha un brouillon de lettre, plusieurs fois repris et abandonné, qui commençait par ces mots: Ma chère Paule... Il le relut lentement, ratura des lignes entières et enfin l’écarta d’un geste de lassitude.
Il resta un moment encore, les coudes sur la table, comme s’il eût fixé son regard sur une image qui lui était extrêmement pénible: on eût dit que toute la lâcheté de la vie lui apparaissait et que ses yeux s’éteignaient en la mesurant. Puis il se leva, agité, comme s’il eût cherché en marchant à se fuir lui-même. Bien des fois, depuis quelques jours, cette expression de fatigue morale avait creusé sur son visage un masque tragique. Il semblait voir une chose à la fois redoutée et souhaitée s’approcher de lui. Son regard parcourut le port, les paquebots amarrés au quai, et un feu trouble baigna ses prunelles grises.
Il descendit et fit les cent pas sur le trottoir. Chaque matin, il allait ainsi à la rencontre du facteur, un homme alerte et jovial, au teint échauffé, content de distribuer sous forme de lettres la pâture impatiemment attendue des joies et des peines. Des femmes en peignoir, soulevant un rideau, le guettaient à tous les étages. Seguey jeta sur les enveloppes qui portaient son nom un coup d’œil rapide; le facteur passé, il respira, une légère rougeur au visage, avec la sensation d’un répit gagné.
Sur le quai, il salua successivement un courtier et un grand négociant en grains qu’il rencontrait presque tous les jours. Il marchait vite, pressé par ce désir d’agitation qui tourmente les tempéraments nerveux aux heures de crise. Le trottoir était grouillant de vie populaire. Une brume jaune pesait ce matin sur les toits d’ardoise, lustrés et sombres, d’un bleu d’hirondelle; la petite gondole qui va et vient d’une rive à l’autre, pareille, de loin, à une mouche verte, gonflait son panache de coton blanc; les navires se dressaient comme des îles sur la grande courbe d’eau limoneuse. Devant tout cela, il voyait double... Des deux hommes qu’il portait en lui, il fallait que l’un fût sacrifié.
Il regardait machinalement les devantures qui lui donnaient la sensation de défiler à côté de lui. Dans leurs boutiques, les sandaliers, manches retroussées, tapaient les semelles de corde sur leur établi; des charretiers en pantalon rapiécé et veste de toile, essuyant leur moustache du revers de la main, sortaient des cabarets d’un pas incertain; un groupe, attablé, mangeait des sardines bleues figées dans du sel; d’autres puisaient dans des cornets de gros papier jaune, et jetaient derrière eux sur le trottoir des débris de crabes. Il y avait cercle, au coin du quai et d’un grand cours, autour de la grosse marchande assise entre ses deux corbeilles rondes, les hanches écroulées sur un escabeau. Tout cela lui apparaissait comme à travers un brouillard de fièvre.
A midi, en rentrant chez lui, il trouva Virginie consternée et le salon vide. Anna de Pontet n’avait pas paru. Cette absence, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, le troubla comme ces moments d’attente angoissée qui précèdent une catastrophe.
Après le déjeuner, il s’étendit sur le lit d’acajou en forme de barque, doucement soutenu par les cols de cygne. Que de fois, à cette même place, il avait joui de sa solitude, dans ce petit salon tapissé de livres, de gravures, et où son âme respirait si bien. Il demeurait immobile, un bras replié sous sa tête, laissant s’éteindre une cigarette presque consumée. La pensée qui avait le matin assombri ses traits, se reflétait de nouveau dans son regard morne.
Une petite pendule de voyage encadrée de cuir, posée sur sa table, marquait une heure moins le quart. Il la regarda... Sa physionomie changeait peu à peu, déformée par des sensations qui devaient être presque intolérables. Des images passaient lentement en lui comme des taches claires sur un écran sombre... un sourire, une expression de bonté merveilleuse qui un jour l’avait ébloui.
Quand la pendule sonna une heure, il se leva, ouvrit la fenêtre et demeura quelques minutes dans la corbeille ajourée du balcon de fer: là-bas, sur la droite, au delà de la passerelle où roulait un train, les clochers pointaient sur la ligne douce des coteaux. Tout son être, penché comme sur un visage, semblait implorer un pardon secret.
A ce moment même, abaissant ses yeux, il aperçut Paule qui débouchait du pont et suivait la rampe inclinée au-dessus du fleuve. C’était bien sa démarche parfaitement noble, sa tête pensive sous un léger voile. Il quitta le balcon et continua de la regarder. Un instant elle s’arrêta devant la balustrade de pierre, les yeux sur la rade. Il eut le pressentiment qu’une émotion la retenait là, le désir peut-être de se retourner. Une flamme de tendresse passa dans ses veines.
Brusquement, il entra dans sa chambre, chercha son chapeau, puis le posa d’un air indécis: quelque chose d’inexprimable le clouait là, le sentiment qu’il ne pouvait commettre que plus de mal encore.
Quand il se rapprocha du balcon, la terrasse inclinée lui parut étrangement vide. Un homme, la figure cachée sous son bras, dormait sur un banc, des enfants couraient. Il se pencha pour chercher sur la chaussée, dans le mouvement des voitures, un point noir lointain. Mais il ne vit rien.
Gisèle Saint-Estèphe entra chez sa sœur un moment avant le dîner. Odette était assise sous la cage rose d’un abat-jour pendu au plafond. Elle était encore en costume de ville; une fourrure jetée sur ses épaules enveloppait sa gorge d’une pénombre douce. Elle semblait engourdie et triste, ses grands bras croisés sur sa taille.
La jeune femme, au contraire, paraissait contente. Elle s’assit sur un petit pouf et ouvrit sur un corsage émeraude sa longue jaquette de couleur sombre; à travers sa voilette, ses beaux yeux brillaient:
—Comment t’habilles-tu ce soir? demanda-t-elle en souriant.
L’atmosphère de la chambre avait la teinte des roses de Bengale. C’était Odette qui avait choisi l’année précédente les cretonnes claires sur lesquelles se détachaient de grandes fleurs et de grands oiseaux. Le lit bas et blanc était adossé à une tenture; blanche aussi l’armoire sans angles, doucement renflée de chaque côté et treillissée d’or. Il y avait sur les petits meubles ces bibelots informes et mièvres qu’une jeune fille riche ne peut manquer de recevoir comme cadeaux de fête et d’anniversaire. Mme Saint-Estèphe négligea de leur jeter son coup d’œil moqueur:
—Je suis rentrée de bonne heure pour causer un peu avec toi, dit-elle à Odette en tirant ses gants. Tu sais qui nous avons à dîner ce soir?
Odette cita deux ou trois noms. Sa mère lui avait parlé d’un jeune Anglais, de passage à Bordeaux, et que patronnait une famille de grands négociants:
—Je ne sais pas, dit-elle, s’il parle français. Il est descendu chez les Butlow qui ont été reçus chez lui à Londres et le promènent en automobile. Aujourd’hui, ils ont dû aller en Médoc...
—Odette, interrompit sa sœur, d’une voix insinuante, tu sais bien que ce n’est pas de lui que je veux parler...
Une rougeur se répandit sur le visage de la jeune fille. Pourquoi Gisèle prenait-elle plaisir à la tourmenter? Elle se demandait aussi ce que signifiait ce dîner. Il lui semblait singulier que sa mère eût consenti à recevoir alors qu’elle venait seulement de revenir en ville et que la maison était encore désorganisée. Et pourquoi Seguey avait-il été invité? Depuis le matin, elle s’efforçait de composer son visage et ses attitudes; mais, maintenant, elle avait l’impression que son secret lui échappait...
Brusquement, elle couvrit son visage de ses deux mains:
—Laisse-moi, dit-elle. Tu sais bien qu’il ne m’aime pas. Moi non plus, je ne tiens pas à lui. Si tu crois le contraire, c’est pour me blesser; personne ici ne me comprend...
—Oh! déclara Mme Saint-Estèphe, le mariage n’est pas du tout ce que tu crois. Je suis sûre, moi, qu’il t’épousera.
Elle avait envie de lui dire:
—Tu n’as plus qu’à te laisser faire.
Une discussion s’engagea qui fut assez vive. Odette répétait à travers ses larmes que Seguey ne la trouvait pas intelligente: si elle était bête, on pouvait au moins la laisser tranquille. Les femmes ne confiant jamais le fond de leurs pensées, elle ne dit pas qu’elle était jalouse de Paule. Gisèle ne donnait pas au facteur sentimental une grande importance:
—Si tu ne l’épouses pas, continua-t-elle, il végétera. Ce sera un homme fini, un homme à la côte. Tu ne voudrais pourtant pas le laisser partir pour la Martinique.
Et, changeant de ton:
—Cette petite Dupouy était une erreur. Il l’a vu lui-même. D’ailleurs, quand quelqu’un vous plaît, il faut savoir lutter, se jeter en travers des événements. Pour une femme, c’est le seul match qui vaille la peine. Et maintenant, montre-moi tes robes...
Mme Lafaurie recevait d’une manière un peu pompeuse. Elle avait été jeune dans un milieu où une maîtresse de maison n’improvisait rien, mais donnait au contraire une sorte de bouffissure à tous les détails. La vieille société bordelaise avait sur ce sujet un fond de principes extrêmement solide.
Gisèle, invitant des amis au dernier moment, téléphonait d’abord à la fleuriste pour avoir des roses. C’était le genre des jeunes femmes qui ne veulent décidément rien prendre au sérieux. Les nouvelles générations bouleversaient l’existence avec cette idée que l’on ne doit vivre que pour son plaisir; mais les dames qui approchaient de la cinquantaine tenaient bon encore. Mme Lafaurie, héritière d’aïeules intransigeantes et plantureuses, considérait comme une charge de donner des dîners cossus, confortables, avec de grands vins, des foies gras, et un de ces entremets qui font la gloire d’une cuisinière. La sienne était une personnalité avec laquelle il fallait compter. Bien des maîtresses de maison la lui enviaient depuis le jour où M. Klipcher, un des arbitres de la ville, avait dit sur une certaine purée de bécasses un mot que toute la société avait répété.
M. Lafaurie, lui, aimait à réunir autour de sa table quelques vieux amis, bien choisis, qui savaient apprécier les vins. Mais il invitait volontiers les étrangers, surtout les Anglais de passage et les Hollandais, ayant le souci d’entretenir des relations très étendues qui lui étaient utiles. Ce soir-là, Charly Hudson, un jeune Anglais frais et rasé, haut de deux mètres, dont le père expédiait du charbon dans toute la France, venait dans la maison pour la première fois.
A sept heures et demie, Seguey n’était pas encore arrivé. La lumière inondait le grand salon crème. Mme Lafaurie, en velours noir, essayait de tirer quelques paroles du jeune Hudson, écarlate, qui répondait par des gloussements d’approbation. M. Butlow, de la maison Schamming et Butlow, lui donnait en anglais des explications. C’était un petit homme court et couperosé, qui portait des faux cols trop étroits et élevait dans ses prairies du Médoc d’assez beaux chevaux. Sa femme, longue, maigre, d’une distinction ennuyeuse, avait sur ses lèvres pincées un pâle sourire. Elle s’occupait d’œuvres protestantes. Ses amis la redoutaient, à cause du tribut qu’elle prélevait régulièrement sous forme de souscriptions et de billets de loterie.
La conversation languissait. Un nouvel arrivant, en redingote et cravate grise, le sourcil froncé sur son monocle, glaça tout le monde. C’était M. Lafay, un administrateur de la Banque de Bordeaux, que M. Lafaurie avait invité par égard pour M. Butlow. Gisèle, toute scintillante, dans une robe noire brodée d’argent, laissait pendre avec ennui ses manches de gaze.
Seguey, précédé d’un domestique en habit noir, rencontra Odette dans l’antichambre. Il s’arrêta pour la saluer. Elle remarqua qu’il s’inclinait profondément et que quelque chose entre eux paraissait changé.
—Suis-je en retard? lui demanda-t-il.
Il ne l’avait pas revue depuis son départ de Belle-Rive. Elle portait une robe verte très éclatante. Dans le salon, quand elle entra, les yeux exprimèrent une admiration dont il fut flatté:
«Quel dommage, pensa-t-il, qu’elle ait les mains lourdes.»
Instinctivement, quand il l’avait vue, il s’était composé une attitude; maintenant encore, il avait l’impression que les convenances lui suggéraient certains sentiments: somme toute, elle était jolie, d’une beauté un peu trop physique et comme vide de pensées, mais son teint avait le rose nacré des coquillages.
«C’est du moins une jeune fille énergique et droite», pensa-t-il un moment après, comme s’il avait eu à la défendre contre lui-même.
A l’instant où Mme Lafaurie regardait la pendule avec inquiétude, un dernier convive arriva. C’était un de ses cousins, Auguste Montbadon, bibliophile et collectionneur, qui avait le défaut de se faire attendre. Ses amis déploraient son inexactitude et aussi qu’il dépensât plus que de raison pour enrichir sa bibliothèque. Quand il vit Seguey, un sourire éclaira son visage rond.
Le dîner fut servi cérémonieusement, avec le luxe habituel de linge damassé et d’argenterie. Un sauternes couleur de soleil accompagna les grosses huîtres vertes; après le filet aux champignons, le verre voisin se remplit d’un Château-Laroze. M. Butlow, déjà repu et congestionné, le compara avec La Mission; il parla aussi d’une excellente bouteille qu’il avait fait boire à des Hollandais.
La conversation continuait de languir un peu, M. Lafay aborda la question des changes:
—Les Américains, déclara-t-il, vont recevoir nos vins légers; si la chose n’est pas encore faite, elle le sera demain.
Il se rengorgea et regarda autour de lui pour mesurer l’effet de cette nouvelle.
M. Lafaurie paraissait sceptique:
—La question reste bien discutée.
Discrètement, avec des sourires, des sous-entendus, il parla d’un débit de tempérance ouvert à Bordeaux: le premier soir, l’homme de confiance qu’on y avait mis était ivre-mort. Montesquieu, ajouta-t-il, plantait de la vigne, c’était lui qui restait dans la vérité.
Il s’interrompit pour conjurer Mme Butlow de reprendre un peu de filet. Butlow, circonspect depuis la guerre, n’osa pas dire que les Allemands du moins buvaient bien; mais il parla des caves du Nord qui avaient besoin d’être regarnies.
Montbadon, le bibliophile, rappela que le grand-duc Constantin de Russie, frère du tsar, passant à Bordeaux, acheta vingt-quatre mille francs un tonneau d’Yquem.
—Oh! manifesta le jeune Anglais dont les mâchoires avaient travaillé jusque-là silencieusement, vous avez dit vingt-quatre mille francs!
Sa phrase se termina par un gloussement de stupéfaction.
Mme Lafaurie surveillait l’entrée de Frédéric qui apportait un plat de bécasses. Une longue rôtie, sur laquelle les entrailles étaient écrasées, fut placée devant son mari qui se réservait d’y ajouter lui-même divers ingrédients. La rôtie de bécasses nécessitait une sorte de rite. Il récapitulait: beaucoup de beurre, un peu de muscade, un jus de citron, du poivre, du sel, une goutte de cognac...
Tous les convives suivaient des yeux les évolutions de son couteau qui triturait sur le pain détrempé une crème de couleur brune. La rôtie, renvoyée à la cuisine, pour passer sur le gril, reparut trois minutes après et fut goûtée avec attention:
—Très bonne... Excellente... un peu plus de cognac peut-être...
—Cette année, confiait Butlow à Gisèle, je vais engraisser des ortolans.
Montbadon plaignait Saint-Estèphe qui buvait de la camomille et émiettait du pain grillé:
—Les médecins sont de grands coupables.
M. Lafaurie, souriant, félicité, le visage un peu coloré, détourna la conversation. Le directeur du Grand-Théâtre avait engagé un nouveau ténor qui débuterait dans les Huguenots.
—Ah! s’écria Gisèle, toujours ce beau ciel de la Touraine!
Mme Butlow parut choquée. Dans cette ville, où des concerts classiques réunissent toute la société, on revenait toujours entendre la Juive, le Prophète et les Huguenots. C’était le fonds du répertoire. Les artistes continuaient d’être jugés aux mêmes grands morceaux.
—Non, disait Odette à Seguey, je n’aime pas beaucoup la musique. Le chant peut-être... Mais les acteurs sont souvent si laids et si ridicules...
Il lui cita quelques noms: Debussy... Ravel... C’était pour elle une langue étrangère. Peut-être préférait-il qu’elle ne comprît pas. A quoi bon? Il garderait du moins, fermé et intact, son monde intérieur.
Soudain, pendant ce dîner, il avait eu la sensation que sa destinée était fixée. Il ne savait pas à quel moment sa résolution avait été prise; mais pouvons-nous jamais remonter jusqu’aux plus profondes racines de nos décisions? Le moment où il hésitait encore semblait déjà loin: la vie l’avait si bien emporté qu’il ne distinguait plus le point de départ.
Il voyait, lui, le sens réel de la scène qui se jouait là, autour de cette table couverte de fruits, sous des paroles insignifiantes. Ce Butlow, rogue et trop nourri, croyait être le personnage important de cette réunion; M. Lafay, qui semblait regretter chaque parole qu’il lui adressait, le considérait d’un air protecteur. Ni l’un ni l’autre ne se doutaient qu’ils devraient bientôt changer de ton. Ce n’était pas la première fois qu’il se sentait ainsi mesuré, classé... Chaque coup d’œil tombé sur lui décuplait le désir de revanche que réveillait toujours dans son sang le contact du monde. Une trépidation rapide passa dans ses nerfs: la partie se jouait et il ne souffrirait pas de ne la point gagner. Le souvenir de Paule, gênant et obscur, était relégué ce soir hors de la vraie vie.
Après le dîner, dans le salon, il se sentit harassé comme s’il avait longtemps marché. Quel chemin avait-il donc parcouru sans que son corps changeât de place? Le regard de Gisèle posé sur lui semblait lui dire: «Mais allez donc! Qu’attendez-vous?»
Odette était assise un peu à l’écart, ses bras nus très blancs dans les volants de sa robe verte. Son visage avait une expression passive, un peu animale; dans ses grands yeux vides, il crut voir une intelligence engourdie. Et il cherchait les mots qu’il fallait, respectueux, pas trop intimes; avec elle, il valait mieux que ce fût banal.
Sa vue intérieure s’obscurcit un instant comme se ferment les yeux de l’homme qui se jette à l’eau: ce fut une déchirante sensation d’angoisse. Puis il se leva, traversa le salon, et alla s’asseoir à côté d’Odette...
VI
«Ne revenez pas, je vous écrirai», avait dit Seguey à Paule, d’une voix rapide et sourde qui l’avait frappée. C’était dans l’obscurité, sur le bord du fleuve. Au même instant, elle avait senti sa bouche à travers son gant, et ce grand saisissement dont elle était restée comme foudroyée.
Dans le train, elle avait fermé les yeux. Une chétive lumière agonisait avec des sursauts dans une cuvette de verre fixée au plafond; les vêtements pressés dégageaient une odeur de laine mouillée. Son visage gardait une impression de brûlure et tout son être défaillait d’une joie étrange et inapaisable.
Octave l’attendait à la gare. Dans la petite voiture, enveloppée d’un grand manteau, elle regardait les étoiles suspendues dans un ciel noir et froid comme un ciel d’hiver. Le grand garçon grommelait à son côté des paroles qu’elle entendait mal. Ce n’était pas la première fois que la voiture venue la chercher à un autre train stationnait pendant deux heures devant la gare: la colère grondait chez ses gens à cause du souper retardé, du cheval qu’il fallait encore dételer, soigner. Elle passait vite, les oreilles bourdonnantes. Mais, ce soir-là, elle se sentait soulevée au-dessus des choses quotidiennes, dans l’isolement farouche de l’amour.
La porte de la cuisine était ouverte et une seule fenêtre éclairée. Elle prit une petite lampe qui brûlait dans le vestibule. Il y avait sur la table de sa chambre une boîte à gants bouleversée et sur le lit un corsage qu’elle avait jeté avant de partir. Il lui semblait qu’elle revenait après une très longue absence; elle n’avait plus la notion du temps; il lui était aussi impossible de rentrer dans sa vie ancienne que d’étouffer dans tout son être ce besoin d’aimer et d’être aimée. Son cœur continuait de battre dans un autre cœur.
Elle n’avait jamais imaginé la minute obscure et poignante qu’elle venait de vivre: tout était surprise pour elle dans le mouvement irrésistible qui, un instant, l’avait enlacée. Combien elle avait dû douter pour éprouver tant d’étonnement, une si enivrante sensation d’orgueil! Et elle allait d’un meuble à l’autre, égarée et désorientée, oubliant d’enlever son chapeau.
Toute la soirée elle se réfugia dans un souvenir.
D’autres femmes, peut-être, désiraient la fortune, des colliers de perles; mais elle, dans son petit monde, chez tous les êtres mêlés à sa vie, n’avait jamais cherché qu’un cœur qui l’aimât. Il y avait en elle comme un grand amas de tendresse que les jours avaient entassé. Que Seguey fût ruiné, peut-être tourmenté de soucis tragiques, ce n’était qu’une raison d’aimer davantage. En un instant, avec une sorte de violence, il avait serré autour de ses mains un nœud de tendresse qui la ravissait; et elle se taisait, le regard ébloui par les joies si proches de la fiancée et de l’épouse, comme devant une lumière trop vive dont elle pouvait à peine supporter l’éclat.
Il lui avait dit: «Je vous écrirai...» Cette lettre, sans doute, lui apporterait ce qu’il avait tant tardé à lui dire. Désormais, elle ne serait plus tourmentée, troublée; elle vivrait sous son regard comme la campagne sous le soleil, avec le même frisson de bonheur, et cette sécurité inconsciente qui abonde dans la lumière et dans la chaleur. Elle avait été si souvent froissée et déçue! Le mariage ne lui apparaissait pas comme une dangereuse et grave aventure, mais comme une large sérénité.
Le lendemain, il tombait une petite pluie grise. Le facteur se fit beaucoup attendre. A onze heures seulement, elle entendit le grelot de sa bicyclette. Il ne lui remit que des journaux et des lettres insignifiantes. Elle imagina que Seguey viendrait peut-être dans l’après-midi et changea de robe, se recoiffa, avec une hâte un peu fiévreuse. L’après-midi passa, puis une autre journée encore. Elle attendait, frissonnante, se démontrant sans cesse qu’il avait pu être empêché d’écrire et qu’il lui était impossible de venir par ce mauvais temps; mais un instinct grandissait en elle qui la remplissait d’effroi et de honte; quoi qu’elle essayât de se représenter, elle savait maintenant qu’il ne viendrait pas, qu’il avait peur de la revoir et qu’un vent de défaite soufflait sur sa vie. Par moments, il lui semblait même qu’il la haïssait. Ah! qu’elle aurait voulu le revoir! Elle était tellement tourmentée par le désir de s’expliquer, de se justifier. Maintenant, plus encore que d’amour, elle avait besoin de respect. Il y avait eu en elle un idéal immaculé que les derniers événements avaient piétiné. Elle découvrait que cet idéal était sa force, sa sécurité; si elle pardonnait à Seguey son geste violent—et quelle femme ne pardonne pas ces choses-là à celui qu’elle aime—elle était sans pitié pour sa propre erreur.
Chez ceux qui l’entouraient, elle croyait découvrir aussi de l’hostilité. Il était bien vrai qu’Octave la dévisageait avec insolence; Crochard, quand elle le croisait sur la route, la regardait d’un air de triomphe. Une rancune s’amassait en elle contre tous les siens, qui n’avaient pas su la défendre, la protéger...
Une fois seulement, elle avait été à Bordeaux. Sur le quai de Bourgogne, elle crut sentir, par une de ces divinations du cœur qui ne trompent guère, le regard de Seguey attaché à elle; mais elle avait passé solitaire, marchant dans un rêve, avec le sentiment que sa dignité au moins devait lui rester.
Le lendemain, qui était un samedi, Mlle Dumont arriva aux Tilleuls dans l’après-midi. Paule éprouvait le désir violent de s’accrocher à quelqu’un et de s’étourdir. Elle ne pouvait plus supporter de se trouver seule. Toutes deux s’installèrent près du feu, avec leur ouvrage, de chaque côté d’une petite table. Paule regardait la vieille demoiselle; elle n’avait jamais remarqué ces yeux paisibles, ces bandeaux blancs; une vie irréprochable était inscrite sur cette figure, dans cette bienveillance qui avait traversé le monde sans y voir le mal, et elle l’écoutait raconter tranquillement de petites nouvelles de société: une de ses élèves allait se marier... Mme Lafaurie avait donné un grand dîner.
Paule tressaillit comme si Mlle Dumont allait toucher en elle un point douloureux:
—Gérard Seguey y était sans doute?
—Naturellement, déclara très innocemment la vieille demoiselle qui était informée de tout. On prétend qu’il va beaucoup ces temps-ci chez les Lafaurie et qu’il aurait l’intention d’épouser Odette.
Le lendemain, un peu avant quatre heures, Paule se dirigeait vers le Pavé des Chartrons. La place des Quinconces et les quais étaient noirs de ces promeneurs du dimanche qui vont en famille à travers les rues, achetant aux petits marchands des ballons de toutes les couleurs tenus par un fil, des sucres d’orge, des pains au lait, et des arachides grillées. Un grand calme régnait pourtant sur le port, à cause du travail arrêté, des grues immobiles. La vie ralentie couvrait les chaussées à la manière d’une eau presque étale.
L’après-midi était ensoleillé. Paule marchait, le cœur battant, dans un état de vaillance et de décision qui tendait ses forces. Il lui était impossible de s’adresser à Seguey et elle était trop fière pour lui demander jamais des explications. Mais Mme Lafaurie recevait le dimanche; elle s’était dit que rien ne l’empêcherait d’être accueillie, à Bordeaux comme à Belle-Rive, bien qu’aucune invitation ne lui eût été adressée.
En réalité, sa simple logique faisait fausse route, et il y avait là une nuance qui lui échappait. Elle ne savait pas que certaines relations de voisinage ne sont admises qu’à la campagne, et qu’elles ne sauraient être transplantées, à Bordeaux surtout, où chaque milieu se défend par une intermittente faculté d’oubli. Il en est de ces relations comme de toutes celles que l’on peut faire fortuitement, au collège, aux eaux, sur les plages, et dont chacun sait qu’elles ne comptent pas.
Mais ce sont des choses au milieu desquelles s’égarent les natures simples. Paule ignorait de même qu’une jeune fille isolée est partout reçue d’un air méfiant, parce que sa situation n’a de place dans aucune catégorie. Elle ne savait même pas, l’ignorante, ce que représente sur le «Pavé» l’alignement des hôtels discrets et corrects. Une aristocratie s’y est constituée, issue du Danemark, de Hambourg et de l’Angleterre, qui a acquis peu à peu son droit de cité, constitué un code, et dans laquelle il lui eût été presque aussi impossible de pénétrer qu’à un chrétien d’entrer dans la Mecque. Elle ne savait pas ce qu’est le Bordeaux véritable, entrepôt des Antilles, de l’Amérique du Sud et du Sénégal, marché des arachides et du caoutchouc, cité des grands vins, dont la suzeraineté commerciale s’étend à travers les mers. Ses mœurs véritables lui étaient aussi étrangères que celles de la Chine, parce que cette science des valeurs sociales, cette hiérarchie sans galons, sans grades, ne s’apprend dans aucun manuel. Le monde lui apparaissait comme une réunion de personnes aimables et polies, où, à vrai dire, elle respirait mal, mais sans soupçonner que son cœur viendrait s’y briser.
Tout en montant le grand escalier fraîchement repeint, au tapis épais, elle avait seulement l’impression que son sort allait se décider. Elle pensait à Seguey qu’elle allait revoir. Pourtant, quand un domestique l’accueillit sur un grand palier, meublé d’une commode ventrue et de chaises anciennes, elle sentit avec angoisse la fausseté de sa situation. Que venait-elle faire dans cette maison et était-ce sous les yeux d’Odette qu’elle allait mettre Gérard en demeure de se décider? N’y avait-il pas là une démarche qui pouvait paraître vulgaire, et dans quelle position cruelle ne se trouveraient-ils pas tous les trois?
Le grand salon était plein de monde. Elle eut la sensation que son entrée causait de l’étonnement. Les messieurs qui se tenaient debout reculèrent comme si personne ne la connaissait. Des mots bourdonnaient à ses oreilles: «Nous ne vous attendions pas», disait Mme Saint-Estèphe sur un ton indéfinissable. Odette, avec une brusque rougeur qui colora son visage jusqu’à la nuque, lui tendit rapidement la main.
Devant Mme Lafaurie, elle s’arrêta, attendant qu’une conversation engagée entre plusieurs dames lui permit de la saluer. Ainsi isolée, le visage calme, elle avait un charme singulier de distinction et de gravité. Seguey, qui la vit à cette minute, ne devait jamais l’oublier.
Il avait réprimé d’abord un mouvement violent de surprise et d’irritation. Comment était-elle venue ici? Voulait-elle le poursuivre, faire un éclat? Mais devant son air de dignité qui lui faisait comme une solitude au milieu du monde, il eut honte de ces sentiments. Les préoccupations de ces derniers jours l’avaient amincie. Elle lui parut plus grande, transfigurée par une beauté pathétique qui montait de l’âme.
Il sentait bien qu’elle était venue parce qu’elle savait. Était-ce un dernier effort qu’elle avait tenté, ou sa présence signifiait-elle une acceptation des faits accomplis? A cet instant, il vit qu’elle l’apercevait dans le groupe des jeunes gens et allait vers lui; leurs mains se touchèrent comme s’ils eussent été l’un pour l’autre des étrangers.
—Lui avez-vous dit la nouvelle? demanda Mme Saint-Estèphe qui approchait toute scintillante dans une robe bruissante de perles de jais. Mais un mouvement se produisit vers la salle à manger dont les portes venaient d’être ouvertes. Une fois encore, Paule vit tout proche ce visage qui avait pour elle reflété l’amour. Elle le regarda profondément. L’expression en était si humble et si suppliante qu’elle eut honte pour lui et détourna lentement les yeux.
Dans la salle à manger, une bande de jeunes filles commençaient à servir le thé; elles portaient des robes de taffetas aux nuances vives, qui ressortaient parmi les toilettes sombres des jeunes femmes presque toutes habillées de noir. L’une d’elles, très belle, gainée de velours, son grand chapeau ombragé d’une plume, avait une bouche relevée sur des dents d’un éclat laiteux. Un groupe l’entourait. Maxime Le Vigean, luisant, trop nourri, le cou cramoisi dans son faux col, lui parlait très haut; autour de lui se tenaient d’autres jeunes gens dont la principale occupation était de manger du foie gras truffé dans les restaurants.
Paule était restée debout et remuait d’un geste machinal le thé dans sa tasse. La nouvelle dont avait parlé Mme Saint-Estèphe, et qui n’était sans doute pas officielle encore, elle la connaissait. Seguey était au fond de la salle à manger à côté d’Odette. Chaque fois qu’elle se tournait vers lui, ses yeux clairs brillaient. L’éclat du succès était répandu sur toute sa personne. Elle portait cette robe verte qui s’harmonisait avec son teint; ses cheveux blonds formaient sur ses joues de grosses coquilles, et un bracelet s’enroulait autour de son bras. Sa coiffure était exactement celle qui figurait à toutes les pages des journaux de modes, de même que les trois volants de sa robe s’étalaient sur les derniers catalogues des grands couturiers. Mais le sourire qui entr’ouvrait sa large bouche, un peu tombante, la montrait grisée de joie orgueilleuse.
«L’aime-t-il, se demanda Paule?» Elle le regarda aussi avec un détachement d’elle-même qui était une sorte d’inconscience. Auprès de la grande jeune fille, il paraissait petit, d’une finesse nerveuse. Sa physionomie était soucieuse, avec une expression de politesse un peu forcée. Où étaient ce feu dans le regard, cette supplication passionnée qu’elle avait vus sur ce visage et qui exerçaient sur elle un pouvoir terrible? Ici, il paraissait plus semblable aux autres. L’homme qui s’était rapidement penché sur elle avait disparu. Celui qui se tenait à côté d’Odette, avec tant de tact, n’était pas le même. Leurs deux visages se détachaient sur le fond mouvant de la vie mondaine, et elle eut l’impression que ce milieu où on affectait de ne point la connaître le lui reprenait avec une force qu’elle avait toujours pressentie, et qui avait, dès les premiers jours, oppressé son cœur.
Plusieurs personnes autour d’elle allaient et venaient. Elle posa sa tasse sur une desserte. Les sensations qu’elle éprouvait brouillaient maintenant la vue distincte de toutes ces choses; elle sentait bien qu’elle devait partir, mais un sentiment plus fort qu’elle la retenait à son supplice.
Dans le flot qui la ramenait vers le salon, Maxime Le Vigean, qu’elle avait vu à Belle-Rive, passa près d’elle sans la saluer. Cette grossièreté fit monter le sang à son visage, en même temps que se répandait en elle une impression de secours divin; parmi tous ces gens dont l’ensemble paraissait parfaitement poli et bien élevé, et où elle était seule, elle sentit affluer un sentiment de pardon qui débordait tout. Que lui importait ce que l’on pensait, ce qu’on pouvait dire? Une beauté supérieure était dans son cœur qui l’enivrait comme un autre amour.
Dans le salon, Seguey s’approcha d’elle. Sous le léger voile qui recouvrait son chapeau et retombait sur ses épaules, son visage avait un recueillement indéfinissable.
Elle eut un sourire qui parut comme un rayon de soleil dans un soir de neige. Un instant, il essaya de ressaisir les mots que depuis une heure il avait cherchés, et qui ne pouvaient être ceux qu’il aurait voulus.
—Vous savez, murmura-t-il—et il s’interrompit—vous savez qu’il y a des choses plus fortes que nous.
Il s’arrêta encore, fit un geste de lassitude comme si ces choses ne pouvaient être dites, maintenant ni jamais, la regarda d’une manière inexprimable et disparut dans un groupe qui se déplaçait.
A côté de Paule, une jeune femme en robe de taffetas sombre, brodée de soie grise, blâmait le mariage d’une de ses amies:
—Je lui ai dit ce que j’en pensais, mais elle prétend qu’on est bien partout avec celui qu’on aime.
Il y eut une rumeur de rires dans laquelle la voix se perdit.
Paule se disposait à partir sans prendre congé, quand elle vit M. Peyragay entrant, sa barbe étalée, saluant à droite et à gauche. Les visages exprimèrent le plaisir que tous avaient à le rencontrer. A peine eut-il aperçu Paule qu’il lui adressa un geste bienveillant; ses salutations faites, il se retourna, d’un mouvement vaste, et alla vers elle:
—Justement, lui dit-il, je parlais de vous. Un jeune homme, que je viens de rencontrer dans le vestibule, m’a demandé si je vous connaissais.
Paule leva les yeux. Derrière les épaules du vieil avocat, Louis Talet se tenait debout et la saluait. Elle eut l’impression qu’il ne s’attendait pas à la rencontrer et que sa présence lui causait une joie mélangée de crainte. Il lui apparut qu’elle aussi pouvait, si elle le voulait, faire souffrir Seguey; mais cette vanité misérable passa comme un éclair et sombra en elle.
Ils échangèrent quelques paroles. La pensée que Gérard lui prêterait une intention de revanche la paralysait. Elle eût voulu partir tout de suite. Devant ce grand garçon fortement constitué, un peu lourd et digne, elle avait le sentiment d’être, elle aussi, toute puissante; mais un frisson de désespoir s’élevait en elle:
—Il faut que je parte, dit-elle doucement, comme avec pitié.
Il l’accompagna jusque sur le palier où il la quitta, après l’avoir saluée respectueusement. Quand il revint dans le vestibule, il rencontra Seguey qui eut un mouvement nerveux en l’apercevant. Alors il demanda son chapeau et son pardessus, descendit l’escalier, longea trois automobiles arrêtées le long du trottoir et disparut dans l’obscurité.
VII
Il y avait ce vendredi soir au Grand-Théâtre une représentation de gala.
Cette fois, on ne jouait ni les Huguenots ni la Favorite: Une troupe venue de Paris devait chanter Orphée. Seguey, qui arrivait un peu avant huit heures et demie, vit devant le théâtre une file de voitures. Des groupes montaient précipitamment les longues marches solennelles qui s’élèvent vers le péristyle de Louis; les jeunes filles, enveloppées de fourrures claires, des têtes entourées de dentelle blanche se détachaient parmi les pardessus sombres; on apercevait des silhouettes lourdes et grotesques et des robes relevées très haut.
Seguey s’arrêta sous le portique magnifique comme celui d’un temple. Le jaillissement des hautes colonnes lui reposait l’âme. Depuis la veille, ses fiançailles étaient officielles, et la journée s’était passée en visites fastidieuses dont il gardait une courbature. Des centaines de cartes lancées par la poste répandaient automatiquement, depuis le matin, la nouvelle que sa fiancée semblait porter inscrite sur son front. Quelqu’un qui l’aurait connu véritablement aurait vu se refléter sur son visage un ennui qui n’appartient qu’à certaines âmes, après une activité stérile qui les a lassées. Ce n’était pas qu’il eût l’intention de reculer ni de s’évader; mais quelque chose souffrait au plus intime de lui-même, dans cette partie obscure de l’être où aucun regard ne descend jamais. Il aurait eu besoin d’être seul, de fermer les yeux.
La foule envahissait le vestibule illuminé, véritable propylée dorique, au milieu duquel s’élargit, entre ses deux rampes de pierre, la majesté du grand escalier. Seguey monta la première volée, comme soulevé par un mouvement de beauté paisible. Un homme âgé, en habit, qui accompagnait deux dames surchargées d’étoffes, s’engouffra devant lui dans la porte hautaine du premier palier. Une animation de fourmilière régnait dans la pénombre du couloir recourbé sur lequel s’ouvrent les portes des loges. Seguey chercha une des ouvreuses qui couraient affolées dans le corridor. Un instant après, il ressortait: les Lafaurie n’étaient pas encore arrivés.
Il monta vers les grands dégagements bordés de colonnes qui réunissent au-dessus de l’escalier monumental la salle au foyer. L’harmonie de ce décor si vaste et si beau exerçait toujours sur lui une influence d’apaisement. Son âme ne s’était jamais trouvée à l’étroit dans ce grand peuple de colonnes. Tout y était abondant, noble, d’un goût élevé. Une foule même y circulait avec aisance. On y sentait cette présence de l’art qui éveille dans les natures impressionnables des associations d’idées et d’émotions. Cette grandeur, au seuil du royaume des sons et des mélodies, agissait comme une admirable préparation.
Combien il découvrait ce soir qu’il avait faim et soif de beauté! Une part de son âme, durement comprimée et mise à l’étau, tournait vers elle un regard d’esclave. La liberté, il ne l’aurait plus désormais que dans ces régions où l’esprit oublie. Mais ici même, dans ces sortes d’avenues bordées de fûts magnifiques, malgré cette solitude particulière que l’on éprouve au milieu de l’agitation, tout son être demeurait meurtri. Il y avait en lui une lutte sourde contre cette chose qui n’était pas tout à fait vaincue, son remords, un fond de sentiments confus et intraduisibles.
Il marcha un moment dans le foyer désert. Quand il était seul, et que des occupations ne l’absorbaient pas, il revoyait Paule, ce geste grave qu’elle avait eu pour se détourner et ne pas regarder en face son humiliation. Il se rappelait aussi cette expression si belle qu’il avait entrevue au seuil du salon. Son visage avait une douceur ineffable de détachement. C’était la pire souffrance qu’elle lui pardonnât; par moments, il eût préféré des reproches, de la colère, cette violence désordonnée qui éclate chez tant de femmes et détruit l’amour; à d’autres, il aurait voulu se justifier... Quand il l’avait vue s’en aller, tout enveloppée du calme effrayant qui précède le désespoir, il avait failli descendre avec elle. Il n’aurait pas dû la laisser partir de cette façon. Mais, dans le salon même de sa fiancée, entouré, surveillé, que pouvait-il dire? Que pensait-elle de lui maintenant? Il savait quelle sincérité animait son âme, et combien elle avait cherché, souhaité, voulu que la vie prît la forme passionnée de son idéal. Combien le monde devait lui paraître trompeur et vide, la foi inutile et les hommes lâches!
C’était un supplice de ne pouvoir lui dire qu’il valait mieux que ce qu’il avait fait. Mais il ne s’attendait pas à la voir paraître; il avait été surpris, dominé par les circonstances: il n’était pas prêt. Maintenant, alors que ses fiançailles étaient annoncées, il y aurait dans toute explication une ironie cruelle qui lui répugnait.
Pourquoi n’avait-il pas voulu la revoir à temps? Il avait eu peur de lui-même—peur de ces surprises sentimentales dont les siens étaient coutumiers et qui avaient été la cause de leur ruine. Il se représentait ce qui, vraisemblablement, serait arrivé: il aurait cédé à l’amour. Mais c’était ne point échapper au dénouement d’une vie médiocre, et il avait fui devant la douleur de l’enlisement, devant la peur aussi de ne pouvoir l’aimer comme elle l’aimait, de sentir toujours le dissentiment prêt à se creuser entre son cœur d’homme ambitieux, avide, et ce cœur royal d’ombre et de bonté. N’y avait-il pas eu tout un ensemble de circonstances? Sa sœur même, qu’il avait vue ces jours derniers, misérable, hagarde, traînant la chaîne brisée rivée à sa chair, lui montrait la passion sous un jour odieux!
Dans la salle, le rideau frémissait comme impatient et l’orchestre s’installait au bas de la scène. Les violons s’accordaient longuement, avec des hésitations et des fausses notes. Seguey, revenu dans le couloir, aperçut Odette. L’ouvreuse la débarrassait de sa longue mante claire bordée d’hermine. Un instant après, entré derrière elle dans la loge, saluant les dames, il avait repris sa figure de fiancé.
La grande salle en hémicycle, au-dessus de la courbe bourdonnante de l’amphithéâtre, tendait le double étage de ses balcons d’or; ils débordaient de robes claires, d’épaules nues, de chevelures; tout près du plafond, sur lequel s’étale en tons brillants l’apothéose de Bordeaux, les cordons humains s’épaississaient, présentant des rangées compactes de têtes avides.
Dans le bas, mis en valeur par la pénombre empourprée des loges, des bustes de femmes se détachaient.
Odette, assise au premier rang, sa lorgnette de nacre posée sur le bourrelet de velours rouge, rendait des saluts. Elle se retourna pour parler à sa mère qui se plaignait déjà d’étouffer. Seguey avait été chercher un programme.
Quand il rentra, le rideau se levait sur une forêt.
L’orchestre un peu grêle et tout vibrant de violons répandait dans la salle assombrie les premières phrases évocatrices de ce grand drame d’amour et de mort. Au-dessus du chœur des pleureuses qui se succédaient autour du tombeau, le premier appel s’éleva: Orphée, prostré, en tunique blanche, le front ceint d’un mince laurier, exhalait la plainte immortelle:
—Eurydice, répéta lentement la voix déchirante qui s’affaissa sur la dernière note comme dans la mort même.
—C’est une femme, chuchota Odette, qui n’avait jamais vu Orphée. Mme Lafaurie, braquant ses jumelles, inspectait la scène. L’entrée de Mme Saint-Estèphe qui se glissa entre les sièges, fit se retourner plusieurs têtes.
Seguey, après s’être levé deux fois, avait repris sa place au fond de la loge. La musique l’entraînait dans ce monde de poésie où la douleur n’est plus qu’une forme divine de la beauté. Il avait entendu déjà cette voix de femme, un peu sourde et riche; jamais elle n’avait éveillé en lui cet écho poignant, Orphée redemandait maintenant Eurydice aux dieux. Avec lui, par les sonorités flexibles de dix violons, par le jaillissement du hautbois solitaire et pur comme un chant de source, l’orchestre redisait l’arrachement de l’homme à la femme aimée, les allées et venues de l’âme gémissante en quête d’une ombre. Mais quand s’éleva, fluette et acide, la voix de l’Amour, quand chancela, sous le premier rayon de la joie, la face errante inondée peu à peu d’un sentiment inexprimable, Seguey eut l’impression que lui aussi était entraîné au delà des choses possibles.
Les applaudissements avaient éclaté, crépitants et nourris dans les hautes régions du théâtre où se pressent les étudiants pauvres, réservés dans le bas où la meilleure société croirait déchoir en manifestant. La salle, de nouveau rutilante et illuminée, s’emplissait d’une rumeur immense. Les visages se cherchaient, se reconnaissaient. De chaque côté de la scène, où elles formaient des taches mêlées de noir et de blanc, se vidaient les loges réservées aux cercles. Maxime Le Vigean, debout, en smoking, adossé à un des beaux fûts d’or cannelés, appliquait ses lorgnettes sur son masque gras; un vieil abonné entamait par-dessus la balustrade de l’orchestre sa conversation quotidienne avec un flûtiste; au cinquième rang des fauteuils, à côté d’une dame luisante de chaleur, dont la tête reposait sur deux bourrelets, Louis d’Eysines cherchait avec indécision à saluer Gisèle.
M. Lafaurie venait d’arriver. Le petit salon, attenant à la loge, était rempli de visiteurs qui avaient appris dans la journée la nouvelle des fiançailles; les jeunes filles se frayaient un passage jusqu’à Odette, triomphante, qui absorbait les félicitations par tous les pores de son âme vide. Gérard, brusquement tombé de son rêve, l’air attentif, subissait les présentations.
Au fond de la loge, Mme Lafaurie, le ton haussé, abondait en éloges sur le fiancé. Maintenant que le mariage était décidé, elle prenait le parti de se faire honneur de Seguey comme de tout ce qui était sa propriété.
Dans le couloir, M. Butlow interrogeait M. Le Vigean:
—Est-il vrai que ce jeune homme entre dans la maison?
On disait déjà que M. Lafaurie, préoccupé de se choisir un successeur, avait mis ce projet à l’étude depuis des années. Lui-même, debout, très entouré, l’air mystérieux et satisfait, goûtait la sensation d’un très grand succès personnel. Il jugeait bien, lui, que la vieille dynastie rivale, à peine entrée dans son rayonnement, verrait son lustre se ranimer. Gisèle avait compris cela du premier coup d’œil. Mais c’était sa fille. Quant aux autres histoires de femmes, il savait le peu qu’elles comptent... Sa volonté dédaigneuse les balayait dans une ombre où personne n’oserait plus aller les chercher.
La sonnerie qui annonçait le second acte fit refluer vers la salle la foule désœuvrée, richement coloriée de toilettes claires, qui s’était répandue dans le foyer et parmi les avenues bordées de colonnes qui ennoblissent le bel étage du Grand-Théâtre. Les loges regarnies, où scintillaient les feux des bijoux, étaient fouillées comme des devantures par la curiosité des yeux fureteurs. Seguey prit une lorgnette qui traînait sur un tabouret. Les marques de considération venaient de réchauffer sa vanité. Toutes ces femmes parées comme des idoles, ces hommes si complètement satisfaits d’eux-mêmes le recevraient désormais sur le plan de l’égalité. Lui aussi posséderait ces réalités de la fortune qui font régner; il serait délivré de l’angoisse du lendemain, des expédients; il ne connaîtrait plus l’embarras de vivre pauvre au milieu des riches, avec tout ce que ce rôle comporte de difficultés dans une société où le classement est avant tout utilitaire. Ce serait son tour d’être recherché, non plus pour ces seules qualités d’esprit qui pèsent dans les balances du monde le poids d’une paille, mais parce que beaucoup auraient intérêt à être vus dans son entourage. Le mot que Paule lui avait dit sur les amitiés véritables, qui ne cherchent en nous que nous-mêmes, était étouffé comme l’aspiration la plus chimérique par le crescendo enivrant d’autres sensations.
L’orchestre pouvait bien maintenant évoquer tumultueusement les tourments de l’enfer et Orphée exhaler le Chant de l’amour. Tout ce prélude, saccadé, strident, opposé à la douceur de la plainte en larmes, échouait sur son cœur où les parties divines s’étaient refermées. «Laissez-vous toucher par mes pleurs», chantait la jeune femme en tunique blanche, penchée sur sa lyre, dans le rougeoiement des feux de Bengale. Mais, tout cela, c’était le mirage de l’art, l’appel des sirènes que personne n’a jamais revues au jour cru des réalités. Dans la vie qu’il faut vivre, les barrières ne s’écartaient pas, aucune prière à la beauté parfaite n’était exaucée. Orphée s’enfonçant dans le sentier crépusculaire, s’éloignait à jamais des hommes: la pathétique et poignante histoire se déroulait au pays des ombres.
—C’est très bien, n’est-ce pas, fit Odette, comme s’élevait devant la forme blanche étreignant sa lyre ce miraculeux chant de bienvenue qui semble porté par des souffles d’aube.
Il s’était rapproché d’elle et regardait la scène par-dessus son épaule nue. Elle avait ce port de tête impérieux que le bonheur lui avait donné. Sa taille était élargie par une toilette d’un rose vif—la nuance à la mode cette année pour les jeunes filles—sur laquelle se détachait une grosse rose d’un éclat banal. Une heure auparavant, à reconnaître dans la salle dix robes semblables, il lui avait été désagréable de constater que sa fiancée n’avait pas d’autre goût que celui de sa couturière. Maintenant, cette impression aussi était effacée. Et cependant que le chœur subjugué laissait s’éteindre le chant de triomphe: Il est vainqueur, il est vainqueur, une substitution se faisait en lui qui l’inondait dans toute sa chair des secrètes délices de sa victoire.
A l’entr’acte, il aperçut au premier rang des places populaires, dans cette courbe haute que l’on appelle «le paradis», le visage jaune et barbu de Jules Carignan. Son orgueil satisfait lui suggéra un bon mouvement. Pourquoi ne commencerait-il pas d’être généreux?
Mme Lafaurie, consultée, accueillit comme une marque d’empressement le désir qu’il exprima d’avoir un portrait d’Odette. Mais le nom du peintre la déçut. Elle en eût préféré un autre, auquel cette manière qu’on nomme «léchée», une touche un peu molle et la longue pratique de ce qui plaît au monde avaient assuré des succès durables. Avec lui, il n’y aurait pas eu de déceptions à craindre et la ressemblance eût été parfaite. Odette, le visage brillant de satisfaction, se mit du côté de son fiancé. Seguey comprit qu’elle avait pour son goût une admiration qui se ferait volontiers aveugle et passive. Il trancha tout de suite, en faveur de Carignan, un débat qui pouvait reprendre le lendemain dans des conditions plus défavorables:
—Voulez-vous, demanda-t-il à Odette, que j’aille le chercher?
Elle le laissa faire, avec une expression de contrariété, et bien que la proposition lui parût un peu singulière.
Carignan, qui respirait un air moins lourd en haut d’un petit escalier, eut un mouvement de joie violente. Mais il refusa avec une sorte d’effroi d’aller dans la loge. Seguey, constatant qu’il était venu au théâtre avec son veston de travail, une chemise molle et de gros souliers à lacets, n’eut garde d’insister.
Carignan voulut cependant descendre avec lui. La musique d’Orphée l’avait enivré. Il y avait respiré une atmosphère de terreur sacrée, en même temps que son esprit s’emplissait de formes et de visions:
—Avez-vous remarqué, dit-il à Seguey, en prenant son bras, combien les mouvements de cette femme sont évocateurs. Elle passe, elle marche et l’on voit des dieux. Mais tous ces gens ne comprennent rien.
Il eût volontiers traité de philistins les Bordelais, qui avaient mesuré à la grande artiste les acclamations. Seguey, cette fois, n’était pas disposé à entrer dans ces sentiments. Carignan avait tort de mépriser sans la connaître une société où le goût de la musique est indiscutable et traditionnel. Quelque chose le choquait ce soir dans son amertume; il y voyait l’humeur agressive d’un intransigeant qui ne veut pas accepter tels qu’ils sont la vie et les hommes.
Ils marchèrent quelques instants dans le foyer doré et illuminé. Carignan, levant la tête, montra le plafond de Bouguereau:
—Voilà ce qu’ils aiment!
La sonnerie retentissait. Seguey, qui avait conscience de s’attarder, éprouvait vis-à-vis de tant d’âpreté une irritation grandissante:
—Cette société que vous méprisez, vous la recherchez cependant. Pourquoi élargir le fossé entre vous et elle? Combien d’artistes s’asphyxient pour avoir voulu vivre entre eux dans un monde fermé à la vie réelle! Vos préjugés, tout autant que ceux de cette caste, sont impénétrables; vous avez des grandeurs qui ne sont pas les siennes, un ordre de valeurs qu’elle se refuse à reconnaître. Mais n’a-t-elle pas le droit d’avoir son orgueil comme vous aussi avez le vôtre? Elle est dans le pays l’élément solide, fortement fixé, qui trouve en lui-même ses satisfactions, regarde de haut les aventures et se passe de curiosités. Tout ce qui s’agite hors de ses limites l’intéresse peu. Mais combien de milieux se heurtent ainsi et vous-même n’avez pas le droit...
Quand il le laissa, Carignan remonta lentement le petit escalier. Il avait l’impression d’une amitié déjà finie, qui n’avait jeté qu’une lueur furtive et sombrait sans qu’il sût pourquoi. Seguey, qu’il aurait cru tout près de lui, était au fond comme les autres. La nostalgie du monde qui était le sien agitait en Carignan des nerfs douloureux. Qu’attendait-il pour tout quitter ici et le retrouver? Il lui fallait respirer encore, et dût-il retomber dans sa misère d’artiste, cette atmosphère de liberté dont s’était nourri son être ombrageux. Il saurait bien, par la seule force du travail, avoir sa victoire; lui aussi régnerait, non par l’argent, mais par cette autorité de l’art qui conquiert lentement les yeux et les cœurs.
Seguey, rentré dans la loge, se sentit encore plus mécontent de lui-même que de Carignan. Cet essai de générosité n’aboutissait qu’à une sottise: mieux valait pour lui rester maintenant dans le cadre qu’il avait choisi, sans se jeter imprudemment à droite et à gauche, parmi des gens qui mettaient leur orgueil à voir les choses comme elles ne sont pas. Que leur folie roulât n’importe où, c’était leur affaire; sa dépense de compassion n’avait vraiment pas sa raison d’être.
L’orchestre essayait vainement de l’entraîner encore vers l’enchantement des pays divins. Il lui tardait maintenant d’échapper à cette musique imprégnée de nostalgies, de rêves trop grands. Ce n’était pas au milieu des ombres voilées qu’il devait vivre. Les supplications d’Eurydice, implorant son époux de se retourner, lui paraissaient interminables.
Pourtant, quand éclata le fameux air: J’ai perdu mon Eurydice, son âme eut soudain l’impression d’être arrêtée au-dessus du vide. Il disait, ce cri impuissant, qu’il n’est pour le cœur qu’un être au monde et que le supplice de l’avoir perdu est inapaisable: le sanglot d’Orphée atteignait au pathétique d’une fureur sacrée.
Seguey, le front dans sa main, s’isolait pour lui résister. L’écho immortel se propageait dans toute sa chair, réveillant un monde de douleur qui l’épouvantait. Mais tout cela, c’était la beauté de l’Art, dont le triomphe dure à peine une heure, dans des régions imaginaires d’où l’âme tombe avec le rideau.
Tout était fini, en effet, les acteurs saluaient dans le brouhaha du départ.
Dans le couloir, comme l’ouvreuse remuait fébrilement les chapeaux et les pardessus, Seguey entendit chuchoter le nom de sa sœur. Il jeta derrière lui un coup d’œil rapide. Un officier, qui parlait dans un groupe, le dévisagea. Ce fut brusque comme un éclair. Il se redressa...
Un instant après, à côté de sa fiancée blonde, enveloppée d’une cape de soie, Seguey descendait l’escalier presque royal du Grand-Théâtre avec cet air indéfinissable que donne la possession d’une fortune acquise.