Le 13e Hussards, types, profils, esquisses et croquis militaires... á pied et á cheval
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Title: Le 13e Hussards, types, profils, esquisses et croquis militaires... á pied et á cheval
Author: Emile Gaboriau
Release date: August 17, 2014 [eBook #46604]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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LE
13E HUSSARDS
TYPES, PROFILS
ESQUISSES ET CROQUIS MILITAIRES...
A PIED ET A CHEVAL
PAR
É M I L E G A B O R I A U
VINGT-TROISIÈME ÉDITION
P A R I S
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES PALAIS-ROYAL, 17 ET 19,
GALERIE D’ORLÉANS
——
1879
Droits de traduction et de reproduction réservés
| TABLE DES MATIÈRES |
I
—Mille millions de tonnerres! s’écria le hussard Gédéon Flambert, j’y vois clair à la fin. Moi qui m’étais engagé pour servir glorieusement ma patrie, je suis tout simplement entré au service d’un cheval—de mon cheval.
Encore, ai-je bien le droit de l’appeler mon cheval, et n’est-ce pas lui, qui, à plus juste titre, pourrait dire: mon cavalier?
Le hussard Gédéon, de garde d’écurie ce soir-là était alors à demi couché sur une botte de paille. Pour la première fois, depuis cinq mois qu’il était soldat, il trouvait un instant pour réfléchir.
—Oui, continua-t-il, tout pour mon cheval, impossible de sortir de là. C’est, ma parole d’honneur, à en être jaloux. Je lui appartiens comme l’ombre au corps, ma vie est à lui, il l’absorbe, il la dévore. Car enfin, à quoi se passent mes jours, qu’ai-je fait aujourd’hui?
Ce matin, à cinq heures, bien avant le jour, j’ai été éveillé par les éclats enragés des trompettes.—Premier déjeuner et toilette de mon cheval.
Nouveau coup de trompette à six heures; pansage.—Cinq quarts d’heure durant j’ai étrillé, brossé, bouchonné, épongé, peigné mon cheval.
A neuf heures, promenade de mon cheval.
A midi, autre repas de mon cheval.
A deux heures, second pansage de mon cheval, nouveaux soins, autre repas.
A sept heures enfin, souper de mon cheval.
Et encore et toujours mon cheval! Pour lui on a remis en vigueur le cérémonial décrété par Caligula à l’usage de celui dont il fit un consul.
Cependant mon cheval est en bonne santé. Que serait-ce, grand Dieu! s’il était au régime. Je tremble à la seule pensée qu’il peut tomber malade et qu’alors je deviendrais son infirmier.
Mes journées ne lui suffisent pas, il lui faut mes nuits. Ainsi, à cette heure, lorsque je serais si aise de reposer dans mon lit, je suis ici de garde d’écurie, c’est-à-dire que je vais passer la nuit à veiller sur le sommeil de mon cheval, et du cheval de mon brigadier, et des chevaux de tous mes camarades...
—Garde d’écurie! cria une voix formidable, garde d’écurie!
D’un bond, Gédéon fut sur pied et en présence du brigadier de semaine qui faisait une ronde.
—Je présuppose que vous dormiez, dit sévèrement le brigadier; vous aurez le plaisir de me faire celui de deux jours de consigne.
—Brigadier, je vous assure...
—Silence dans le rrrang ou je réitère. Que je sais que les chevaux ils se plaignent que vos ronflements ils les empêchent de dormir.
Il n’y avait rien à répondre. Le brigadier s’éloigna en amortissant le bruit de ses pas, afin de surprendre quelque autre délinquant.
—Évidemment, se dit Gédéon, je suis dans mon tort. Je songerai une autre fois à ne plus réfléchir, mieux vaut dormir maintenant et tâcher de mériter ma punition. Mais pourquoi diable me suis-je engagé! Pourquoi ai-je été précisément choisir la cavalerie?
II
Il n’y a pas de cela longues années, le jeune Gédéon Flambert jouissait en paix de la réputation du plus détestable garnement de la ville de Mortagne, une de ces agréables sous-préfectures de quinze mille âmes, où chacun a le droit incontestable et sacré de vivre tranquille comme Baptiste, heureux comme le poisson dans l’eau et libre comme l’air, à la seule et bien simple condition d’accepter sans révoltes ni murmures la surveillance et le contrôle de ses quatorze mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf concitoyens.
Les fredaines—à Mortagne, on disait les débordements—de Gédéon étaient un des aliments les plus piquants et les plus vifs de toutes les conversations de la ville, et certes on pouvait parler longtemps sans tarir.
A dix-huit ans qu’il avait à peine, ce déplorable sujet—la désolation de sa famille—avait déjà contracté des dettes au Café militaire, inséré des vers dans l’Écho Mortagnais, et écorné, à dire d’experts, la vertu et la réputation de trois ou quatre grisettes sentimentales et romanesques.
Sans compter qu’il avait déjà tous les instincts du spadassin.
Une nuit, au bal travesti que donne tous les ans le théâtre, pour la mi-carême, il s’était pris de querelle avec un jeune homme des environs, l’avait conduit presque de force sur le pré et là, avait échangé avec lui des explications qui s’étaient terminées par un dîner trop largement arrosé.
C’en était trop. Aussi, tous les gens sensés n’avaient qu’une voix pour flétrir une semblable conduite, et même un soir, au Cercle littéraire, M. Narrault, juge de paix, homme sévère mais juste, n’avait pas hésité à comparer Gédéon à Faublas pour les aventures scandaleuses, et à Lacenaire à cause de son goût pour la poésie.
On trouva généralement la comparaison exagérée, mais les pères de famille prudents n’en défendirent pas moins à leurs fils la fréquentation d’un si précoce mauvais sujet.
Gédéon, presque fier de cet interdit, se souciait infiniment peu des bavardages de Mortagne; malheureusement il en était pas de même de son père.
L’excellent M. Flambert, qui du matin au soir avait les oreilles ahuries de compliments de condoléance sur les frasques de l’héritier de son nom, croyait voir sa considération sérieusement menacée par l’inconduite de son fils. Déjà plusieurs fois il avait songé sérieusement à prendre le parti de mourir de chagrin, lorsque M. Narrault, le juge de paix, homme sévère mais juste, lui conseilla «de destiner son Gédéon à la carrière des armes,» ou, en d’autres termes, de le faire soldat bon gré mal gré.
III
Or, cette idée est des plus naturelles aujourd’hui; elle est presque un système.
Prudhomme, que nous avons vu jadis flétrir les excès d’une soldatesque effrénée et tracer en rougissant une peinture énergique de la licence des camps, Prudhomme est complètement revenu de ses injustes préventions.
Pour lui, l’armée n’est plus qu’un lycée correctionnel, fondé à la seule fin de tirer de peine les papas embarrassés de leurs mauvais sujets de fils, un gymnase orthopédique moral qui se charge gratis du redressement des caractères vicieux et des instincts mauvais. C’est pour quoi il y envoie bravement ses héritiers manger de la vache enragée.
C’est un pis-aller honorable, commode, et surtout fort économique; où trouver mieux?
L’armée, à ce système, doit chaque année quelques centaines de chenapans et de cerveaux brûlés qui viennent d’un air décidé essayer l’uniforme, et qui huit jours après donneraient tout au monde pour s’en aller.
Les sept dixièmes tournent mal; et si les familles ne se hâtent de les faire remplacer—ce qui coûte de l’argent—bon nombre vont en Afrique prendre l’air des compagnies de discipline, ou, pour parler comme au régiment, rouler la brouette à biribi.
Croyez, excellent monsieur Prudhomme, qu’il m’en coûte de vous arracher une de vos dernières illusions, mais cependant retenez bien ceci:
1º Le régiment ne corrige rien du tout, et votre fils, au bout de deux ans, vous reviendra exactement le même, sinon pire.
2º Au régiment—en temps de paix—on n’adore pas les engagés volontaires. Oh! mais là, pas du tout.
Je sais des colonels qui les ont en horreur. Il en est un—je l’ai connu particulièrement—qui toutes les fois que, selon l’usage, on lui présentait un engagé volontaire nouvellement arrivé au corps, lui adressait la phrase sacramentelle que voici:
—Vous êtes engagé?
—Oui, mon colonel.
—Ah! très-bien. Mais, dites-moi, vous n’aviez donc aucun moyen d’aller vous faire pendre ailleurs?
L’accueil n’est pas encourageant, c’est un fait, mais les colonels ne sont pas des marchands de soupe, et la conscription donne tous les ans à l’armée assez de sujets pour la dispenser de recourir au fils de famille.
M. Veuillot, il est vrai, assure quelque part que «l’épée est un moyen de moralisation.» Mais parole de M. Veuillot n’est pas parole d’Évangile, et peut-être prétend-il parler des zouaves du saint-père.
Je sais bien, monsieur Prudhomme, que vous avez dans votre sac une foule d’exemples à me citer, vous allez me conter l’histoire de ce général qui...
De grâce, arrêtez, vos exemples ne sont que des exceptions. Il y en a. Bon nombre d’engagés volontaires arrivent, mais ceux-là ont un bien autre courage que monsieur votre fils et que tous ces étourneaux qui s’engagent pour faire pièce à leur famille ou parce qu’ils ont été séduits par la pompe de l’uniforme et par les éclats de la musique.
Avec un peu de courage vous pouviez faire de votre fils un médiocre parfait-notaire ou un très-honnête commerçant, vous en avez fait un mauvais soldat; et encore, il vous reviendra, soyez-en sûr, avant dix-huit mois et sans avoir, à l’exception de la charge en douze temps, appris «sous les drapeaux» autre chose qu’à jurer et à boire militairement la goutte.
IV
Le conseil du juge de paix fut un vrai trait de lumière pour le digne M. Flambert.
—Comment, se dit-il, n’avais-je pas eu cette idée! Gédéon ne me semble bon à rien, il aime la flânerie, le café, le vin et le reste, donc il est né pour faire un excellent militaire. Il sera soldat, c’est dit.
Cette détermination arrêtée, il ressentit aussitôt cette douce et secrète satisfaction qui inonde le cœur d’un père le jour où, à force de sacrifices, il assure le bonheur et l’avenir de son enfant.
Excusons-le. Il n’avait pu méditer le chapitre qui précède, et ses notions sur l’armée étaient des plus fantaisistes. Il les avait puisées aux sources mélodieuses de l’Opéra-Comique, et ne connaissait d’autres militaires que ceux qui servaient sous les ordres de feu le général Scribe, héros aimables, toujours colonels à trente ans, et dont les marquises et les baronnes, les plus riches et les plus belles, se disputaient la main.
De ce jour, avec un art infini, avec une adresse dont il se fût cru lui-même incapable, M. Flambert s’efforça de prouver à son fils qu’il avait toujours eu pour la carrière des armes une vocation irrésistible.
Il réussit au delà de ses espérances, et un beau matin, à la suite d’une explication orageuse, motivée par une nouvelle fredaine, Gédéon déclara tout net qu’il voulait s’engager—pour être libre!!...
Il n’eut pas besoin de le déclarer deux fois.
M. Flambert, dont le principe était qu’il faut battre le fer tandis qu’il est chaud, conduisit séance tenante son fils chez un médecin qui le déclara «bon pour le service,» et de là à la mairie, où en moins de rien on lui libella le contrat.
Gédéon n’hésita pas une minute, et d’un trait de plume il s’engagea à servir l’État pendant sept ans—à cheval.
V
Les engagés volontaires ayant le droit de désigner le corps où ils veulent servir, tous—je ne parle pas de ceux qui savent ce qu’ils font—se décident pour la cavalerie; sans doute parce que le service y est plus pénible et qu’on y a infiniment moins de chances d’avancement.
Gédéon fit comme tous les autres, et crut faire un coup de maître en choisissant le 13e hussards, ce magnifique régiment, chamarré d’or sur toutes les coutures, et dont les officiers lancent des gerbes d’étincelles, lorsqu’aux rayons du soleil ils font caracoler leurs chevaux sur le front de leurs escadrons.
En échange de sa signature, Gédéon reçut une feuille de route pour rejoindre son corps.
L’État, qu’il servait désormais, lui allouait vingt sous par étape, et un billet de logement avec place au feu et à la chandelle.
Ainsi Gédéon fut soldat sans jamais en avoir eu l’idée.
Que l’engagé volontaire dont ce n’est pas un peu l’histoire lui jette la première pierre!
VI
—Comme tu feras la route en chemin de fer, dit M. Flambert à son fils au moment où ils sortaient de la mairie, tu as au moins huit jours devant toi; profites-en pour t’amuser.
Et généreusement il sortit quelques louis de sa poche.
Gédéon était trop bon fils pour ne pas obéir scrupuleusement. Il ne songea donc qu’à enterrer le plus joyeusement du monde sa vie de bourgeois. On but en l’honneur du nouveau héros beaucoup de punch et de vin chaud au Café militaire et à l’estaminet de la ville. Un vieux commandant du premier Empire, M. de Tamballery, dont tout Mortagne admira longtemps la tenue et les cols-carcan, crut devoir lui donner de précieuses instructions, mais il abusa de ses avantages pour lui raconter toutes ses campagnes et lui faire une description infinie de la bataille de Lutzen, où il avait été blessé.
Enfin, le moment de la séparation arriva.
—Souviens-toi, mon fils, dit M. Flambert à Gédéon, que tu as ton avenir entre les mains. Tu as tout ce qu’il faut pour parvenir. Conduis-toi bien, et «reviens-moi avec l’épaulette.»
—Je ne reviendrai qu’avec deux épaulettes, dit Gédéon.
Il partit.
Alors seulement M. Flambert eut quelques doutes sur l’excellence du parti qu’il venait de faire prendre à son fils. Ah! s’il n’eût dû lui en coûter qu’un billet de cinq cents francs, avec quel bonheur il eût dit à l’enfant prodigue:
—Reste, ne me quitte pas.
Mais, à moins de deux mille francs, on ne trouve guère de remplaçant.
Et encore, d’aucuns estiment que ce n’est pas cher.
VII
Deux jours après, le nouveau hussard, descendu de voiture à six heures du matin, se promenait tristement dans les rues désertes de Saint-Urbain, où le 13e tenait alors garnison.
Saint-Urbain est une petite ville bien triste, bien tranquille, qui dort paresseusement au milieu du plus beau pays du monde, sur les bords de la Serpole, jolie rivière aux eaux bleues, qui l’entoure et l’étreint du triple rang de ses capricieux méandres.
Saint-Urbain, depuis deux siècles au moins, n’a pas changé de physionomie; on dirait une relique du passé, amoureusement conservée à quelques pas du château enchanté de la Belle au bois dormant.
A peine depuis deux ans y a-t-on installé des réverbères, et cette innovation est due aux plaintes d’un colonel et aux intrigues d’un jeune avocat nouvellement arrivé de Paris.
Le chemin de fer passe à huit lieues à peine, et cependant les communications étaient restées des plus difficiles, lorsque l’administration se décida à suppléer au peu d’industrie des habitants en organisant un service d’omnibus.
Dépendance autrefois de communautés religieuses riches et puissantes, Saint-Urbain a conservé un aspect austère et presque monacal. Les maisons sont hautes et noires, les rues étroites et mornes, bordées en certains endroits de cloîtres humides et sans jour. A chaque pas on rencontre de grands bâtiments sombres, aux fenêtres étroites et allongées, antiques couvents aujourd’hui déserts.
Des quatre églises, jadis à peine suffisantes à la dévotion des fidèles, deux seulement ont été conservées; les autres ont été converties en magasins à fourrages et en ateliers de fournitures militaires. Mais les quatre clochers, remarquables constructions du treizième siècle, sont restés debout, entourés des clochetons plus humbles des communautés abandonnées, et de loin prêtent à Saint-Urbain les apparences d’une grande cité.
Seule la garnison donne un peu de vie et de mouvement à cette nécropole. Aussi le gouvernement y entretient-il en tout temps deux régiments, l’un d’infanterie, l’autre de cavalerie, bien que pour cette dernière arme la situation soit assez défavorable.
Ces régiments sont la principale, l’unique source de la richesse du pays. Grâce à eux, bon nombre de petits industriels peuvent réaliser quelques économies, plus d’un bourgeois vit tranquillement du produit des chambres qu’il loue meublées à des officiers, enfin on cite quatre ou cinq limonadiers qui auront fait une fortune considérable, lorsqu’ils auront réussi à recouvrer toutes leurs créances.
Mais Saint-Urbain doit bien d’autres avantages encore à la garnison. D’abord, la reconstruction presque totale de la rue du Marché, la plus belle de la ville, où l’on a installé deux magnifiques cafés ornés de billards et de divans, luxe inouï! et la fondation d’un nouveau faubourg, où prospèrent cinq ou six bals publics et au moins autant de guinguettes.
On ne peut guère parler du théâtre, les habitants ayant une sainte horreur pour ce passe-temps profane.
Le triste directeur doit aux seuls officiers les quelques recettes qui lui permettent de faire chaque année une banqueroute honorable.
Mais il ne faut pas oublier la musique.
Jeudis et dimanches, dans l’après-midi, lorsqu’il fait beau, et même lorsqu’il fait mauvais, les musiques des deux régiments viennent à tour de rôle donner un concert gratuit sur la promenade.
Les jours de musique sont jours de fête pour Saint-Urbain, toute la ville se donne rendez-vous sur le cours des Ormes; les dames de la société y étalent leurs belles toilettes, et les grisettes leurs frais minois et leurs robes de guingamp.
Eh bien, malgré tous ces avantages—et encore nous passons sous silence les revues et les grandes manœuvres—les Urbinois ne professent pas pour les militaires le faible et l’admiration des cités de l’Alsace et du Nord.
Les vieux maris de jeunes femmes prétendent—non sans raison—que leur sécurité est toujours menacée, et les parents des ouvrières gentilles assurent que leurs filles sont infiniment plus difficiles à garder.
Quant aux officiers qui ont tenu garnison à Saint-Urbain, ils bâillent au seul souvenir de cette charmante cité.
VIII
Pendant plus d’une heure Gédéon erra sans but à travers les rues de Saint-Urbain. Se présenter à ce régiment qu’il avait choisi avec joie lui semblait maintenant au-dessus de ses forces. Le cœur serré par une horrible angoisse, il marchait la tête basse, essuyant de temps à autre une larme que lui arrachait la conscience de son isolement, l’anxiété de l’avenir, et le regret de sa vie passée, dont les souvenirs charmants se présentaient en foule à son esprit.
Enfin à force de raisonnements, il parvint à surmonter ce qu’il appelait un accès de lâcheté indigne d’un homme. Apercevant un hussard de l’autre côté de la rue, il marcha vers lui, et d’une voix qu’il essayait de rendre assurée:
—Camarade, lui demanda-t-il, voudriez-vous m’enseigner le chemin de la caserne de votre régiment?
Le hussard, à ces mots, regarda le bourgeois de travers; il semblait tout prêt à se fâcher.
—Mon régiment, répondit-il enfin, d’un ton blessé, il ne loge pas dans une caserne, c’est bon pour de l’infanterie.
Gédéon fit un geste de surprise.
—Les hussards, vous devriez être susceptible de le savoir, ils logent dans un quartier, comme toute cavalerie; à preuve que c’est comme qui dirait une distinction qui les différencie ensemble et séparément du fantassin. Donc le quartier il est là, devant vous.
Gédéon leva les yeux, et, en effet, à peu de distance, au fond d’une impasse très-étroite, il aperçut une grande porte cintrée s’ouvrant sur une voûte assez obscure.
Au-dessus de la porte, un drapeau noirci par la pluie et effiloqué par le vent, pendait tristement le long de sa hampe retenue par un crampon de fer enfoncé dans la muraille.
Au-dessous du drapeau, et pour que nul n’ignorât la destination du bâtiment, on avait écrit en lettres d’un demi-pied:
QUARTIER DE CAVALERIE.
Devant la voûte, un factionnaire se promenait, le sabre au poing; sur le côté, à demi couché sur une des larges bornes de la porte, un sous-officier suivait d’un air distrait la fumée de sa cigarette; sous la voûte, deux soldats à cheval sur un banc battaient attentivement des cartes crasseuses.
—Allons, du courage, se dit Gédéon,—et d’un pas assez ferme il se dirigea vers la voûte.
Une première et cruelle déception l’attendait sur le seuil.
C’était l’heure des corvées du régiment. De tous côtés, le long des bâtiments et des écuries, des hommes allaient et venaient, les uns chargés de bottes de fourrage, les autres pliant sous le faix de lourdes civières de fumier, ou poussant devant eux des brouettes malpropres. Bon nombre, armés de balais de bouleau, faisaient la toilette des cours.
Tous ces hussards étaient en tenue d’écurie: un pantalon de toile écrue, et une petite veste écourtée. Quelques-uns étaient en manches de chemise, et quelles chemises! à rendre en noirceur des points aux Mystères d’Udolphe.
Pour coiffure, ils portaient d’atroces petites calottes d’un gris sale, bordées d’un galon vert. Tous avaient les pieds nus dans d’énormes sabots—escarpins en cuir de brouette—douillettement capitonnés de paille. Du reste, la plus grande activité.
Immobile, pétrifié sous la voûte d’entrée, Gédéon contemplait d’un œil morne ce spectacle qui renversait l’édifice de ses illusions.
—Eh quoi! se disait-il, ce sont là ces brillants hussards du 13e, si fiers sur leurs beaux chevaux! Quelle existence est la leur! Serai-je donc ainsi demain?
Il était sur le point de s’enfuir, lorsque le maréchal des logis, assis devant la porte, lui demanda poliment s’il attendait quelqu’un.
Gédéon aurait bien voulu répondre, mais il comprit que, s’il l’essayait, les sanglots qui l’étouffaient depuis un moment lui auraient vite coupé la parole.—Alors, Dieu sait, se dit-il, ce que pensera de moi ce militaire qui est mon supérieur. Un soldat pleurer! je serais déshonoré à tout jamais.
Sans mot dire il tira sa feuille de route et la présenta au sous-officier.
Gédéon crut s’apercevoir que la physionomie du maréchal des logis changeait soudainement d’expression; que d’insoucieusement joyeuse, elle devenait froide et méchante.
—Ah! vous êtes engagé volontaire, dit-il en ricanant; eh bien, vous pouvez vous flatter d’avoir une fière chance.
Puis avisant un fourrier qui sortait:
—Ohé! lui cria-t-il, voilà un hussard tout neuf, qui n’a jamais servi; dis-lui donc ce qu’il doit faire. Et poussant Gédéon: Allez donc, lui dit-il, vous présenter à l’intendance.
Gédéon suivit le fourrier, et, grâce à lui, eut bientôt terminé toutes les formalités de son admission au régiment.
Mais il était si troublé, qu’il n’entendit absolument rien de ce que lui dirent l’intendant, le chirurgien-major, un capitaine et un maréchal des logis chef, auxquels il fut successivement présenté.
En rentrant au quartier, et lorsque seulement il commençait à se remettre un peu, le complaisant fourrier fut obligé de lui répéter que désormais il faisait partie du 4e peloton du 1er escadron.
Gédéon et son guide traversaient alors un grand corridor étroit et sombre, aux murs horriblement maculés. Le fourrier ouvrit une porte, et poussant le nouveau hussard:
—Entrez, lui dit-il, voilà votre chambre.
IX
Il faut avoir visité une chambrée de cavalerie—avant midi—pour s’en faire une juste idée.
Là, dans un espace relativement étroit, vivent, mangent, boivent, dorment, de quinze à quarante hommes.
Des lits, placés autour de la salle, la tête au mur, à un demi-mètre environ les uns des autres, une table massive, deux bancs grossiers, une cruche de grès, une large planche suspendue au plafond, dite la planche à pain, voilà pour l’ameublement.
Dans l’après-midi, aux heures de revues, les armes du cavalier et le harnachement du cheval, symétriquement disposés à leurs râteliers le long des murailles, deviennent un ornement d’un bel effet. Mais tout cet attirail, le matin, lorsque le régiment descend de cheval, par un mauvais temps, donne à la chambrée une certaine analogie avec le chaos.
C’est alors un pêle-mêle horrible de selles et de brides boueuses, d’armes maculées de fange, de gibernes, de sabretaches, de buffleteries, inextricable confusion dont il semble invraisemblable que l’on puisse sortir.
Une incroyable activité règne au milieu de ce désordre. On cire, on polit, on astique, on brûle[A] avec fureur. Le blanc et le cirage coulent à flots.
[A] Bruler—frotter ou brosser un objet jusqu’à le rendre brûlant.
Quant à l’atmosphère, elle est à défier toutes les analyses, à faire pâlir le plus habile chimiste. Toutes les odeurs s’y mêlent, s’y amalgament, s’y confondent, et arrivent à former cette abominable et indescriptible exhalaison que Stendhal appelle le parfum du bivac.—Il est d’ailleurs avéré qu’on s’y habitue très-bien.
X
Brusquement introduit dans la chambre du 4e peloton, Gédéon ne put faire plus de deux pas, saisi à la gorge par l’émotion et l’atmosphère.
L’entrée d’un jeune homme élégamment vêtu faisait sensation. Toutes les brosses s’arrêtèrent. Il y eut une pause de plus d’une minute.
Enfin, comme le silence du nouveau venu ne paraissait pas près de finir, un des cavaliers lui adressa la parole.
—Vous venez visiter le quartier? demanda-t-il.
—Non, dit Gédéon, je suis engagé.
Il y eut une explosion de cris et de ricanements.
—Il n’y avait donc plus de pain chez vous, ni d’ouvrage dans votre pays? la marmite était donc renversée? lui cria un des plus jeunes....
Il faut l’avouer, hélas! pour les ouvriers, les pauvres paysans qui composent la masse de l’armée française, et dont la jeunesse a été troublée par le fantôme de la conscription, se faire soldat par goût, sans une nécessité absolue, impitoyable, est un trait de si insigne folie qu’ils peuvent à peine y croire, et qu’en tout cas ils ne le comprennent pas.
Passe encore de se vendre comme remplaçant, ne fût-ce que pour posséder, au moins une heure en sa vie, mille francs à la fois—mille francs à manger en noces et bombances.
Toute la chambrée riait aux larmes de l’air décontenancé de Gédéon, lorsqu’un brigadier entra, l’air fort affairé.
—Où est le bleu? demanda-t-il.
Tous les yeux lui désignèrent le nouvel arrivant.
—On va lui donner un lit, continua le brigadier, il est désigné pour le peloton. Et vous, jeune homme, demi-tour, en avant, arche, suivez votre supérieur.
Gédéon obéit. Le brigadier s’arrêta devant un corps de garde:
—June homme, dit-il à l’engagé volontaire, votre paletot est l’insigne d’une bonne inducation; aureriez-vous étudié la peinture?
—Moi! jamais, répondit Gédéon surpris.
—Alors, que vous pourrez vous vanter que le brigadier Goblot il vous aura mis au port d’armes de cet art: voilà le pinceau.
XI
Tout en se livrant, en compagnie d’une douzaine de hussards, au noble exercice du pinceau—suivant la pittoresque expression du brigadier—Gédéon se creusait la cervelle pour inventer un moyen à la fois adroit et respectueux d’adresser la parole à ce supérieur, dont les galons et l’importance lui imposaient beaucoup, lorsque familièrement celui-ci vint lui taper sur l’épaule.
—Vous savez, june homme, que si ce genre d’exercice n’est pas de votre goût, il vous est comme qui dirait loisible d’offrir la goutte à votre supérieur.
—Oh! avec le plus grand plaisir, brigadier, dit Gédéon.
—Alors, bas les armes, posez le bouleau, et au trot à la cantine.
XII
On dit comme ça, au 13e hussards, que la goutte est le lien des cœurs et le ciment de l’amitié.
Cet axiome est flamboyant de vérité, mais il ne dit pas toute la vérité.
Au 13e, la goutte est une puissance, une séduction irrésistible, un magique talisman qui, plus d’une fois, a fait fléchir l’inflexible discipline.
Pour elle, des brigadiers, des maréchaux des logis même, ont compromis et risqué leurs galons.
Pour elle, on a vu des brigadiers—c’est un grade si altéré—emboîter[B] avec préméditation leurs subalternes, des conscrits naïfs, les flagorner audacieusement, les admettre sans vergogne aux épanchements si doux de l’amitié, et le verre à peine vide, les lèvres humides encore, les coller impitoyablement au clou, pour la plus grande gloire du service intérieur.
[B] EMBOITER—circonvenir. L’armée a aussi sa langue verte.
Rien de plus figuré d’ailleurs que l’expression. La mesure de la goutte n’a d’autres limites que la fantaisie. Tel qui a mis à sec une bouteille, prétend et soutient qu’il n’a bu qu’une simple goutte.
Cependant la mesure généralement adoptée est le quart, si bien que les deux mots quart et goutte sont devenus synonymes.
Quant au liquide, c’est toujours de l’eau-de-vie, prononcez schnick, d’où le verbe schniquer et le substantif schniqueur.
La goutte se boit à toute heure de la journée, depuis le réveil jusqu’à l’extinction des feux, avant ou après la soupe. Mais de préférence on la boit le matin, au saut du lit.
Rien de meilleur pour éveiller son homme, de plus apéritif pour l’estomac, de plus sain pour dissiper le brouillard.
Sombre et mélancolique est le hussard qui n’a pas, dès l’aurore, son demi-quart au moins dans le fusil. Toute la journée s’en ressent, aussi assure-t-on que qui ne boit goutte n’y voit goutte.
Tous les militaires sont, dit-on, égaux devant la goutte parce qu’elle met dedans avec la même impartialité l’adjudant-major aussi bien que le dernier trompette.
N’est-ce pas le maréchal Bugeaud qui disait un jour: Le soldat s’agite, la goutte le mène.
Malheureusement, au 13e, on abuse souvent du schnick. Mais qui donc y trouverait à redire, si le service n’en souffre pas? Et chacun sait que le cavalier porte sans chanceler une ration qui anéantirait trois pékins, débiles buveurs de petits verres.
Le 13e hussards montre avec orgueil un vieux brigadier—cocardier à trois brisques—qui ne commence à voir clair dans ce qu’il appelle un peu fastueusement peut-être ses idées, qu’entre la troisième et la quatrième goutte.
Ce brave calculait un jour que, depuis son entrée au service, c’est-à-dire en vingt-deux ans, il avait absorbé trente-six mille cinq cent quarante quarts, encore devait-il se tromper en moins, n’ayant pas tenu compte des années bissextiles.
C’est le même qui, se trouvant indisposé, un matin qu’il avait schniqué plus que de coutume, s’écriait d’un air convaincu:
—C’est tout de même vrai, comme dit c’t autre, que quand le vase est déjà plein, faut qu’une goutte pour le faire déborder.
XIII
Devant la cantine, le brigadier Goblot arrêta Gédéon, et d’une voix tout à la fois sévère et paternelle:
—Ouvrez l’œil et l’oreille, june homme, dit-il; tant que vous et moi boirons insensiblement, je condescends à ce que tu oublies mes galons. Il n’y aura plus un brigadier et un simple hussard, mais deux camarades et collègues. Qu’ainsi tu peux sans crainte être facétieux et familier, et même me tutoyer, ainsi que je t’en donne l’exemple.
—Croyez, brigadier, commença Gédéon...
—Silence dans le rang! Une fois dehors, par exemple, garde à vos! je ne te connais plus que pour te flanquer à l’ours. Et maintenant, place, repos!
On s’assit, et le brigadier Goblot, trouvant dans Gédéon un merveilleux auditeur, devint lui-même facétieux et communicatif.
—C’est pour te dire, june homme, qu’il ne faut pas te fâcher si je t’ai appelé bleu. Les nouveaux soldats ont ainsi une foule de surnoms, comme qui dirait pour marquer leur ignorance militaire; ainsi les pékins disent des conscrits, ce qui est une insulte.
—Vous croyez, brigadier?
—Du moment que je te le dis, moi ton supérieur, c’est que c’est vrai comme la théorie: tu comprends Bien que puisque les conscrits sont plus que les pékins, les pékins sont dans leur tort en les appelant conscrits.
Le colonel, dans les rapports, et quand il parle au régiment, les appelle jeunes soldats.
Le capitaine instructeur dit: des recrues.
Les fantassins ils leur donnent le nom de grivets.
Mais nous autres, hussards, nous disons des bleus, des blaireaux ou des bleus sous le ventre.
—Parbleu, dit Gédéon, je voudrais bien savoir pourquoi?
—Cela, june homme, est au-dessus de ta compétence. Quant aux engagés volontaires, qui arrivent mis en mylords, comme qui dirait toi, on les appelle Parisiens à gros bec; Parisiens, à cause de leur tenue soignée, et à gros bec, vu leur inducation et qu’ils savent causer.
—Parole d’honneur, s’écria le nouveau hussard, je la trouve superbe, votre étymologie.
—Suffit, dit le brigadier visiblement flatté, les femmes elles m’en ont toujours fait compliment. Mais pour en revenir aux bleus, il faut avouer qu’en commençant ils ont du trimage, vu qu’il est de leur compétence de faire toutes les corvées qui manquent d’agrément: on leur fait ainsi mordre au métier par le bout le plus dur. Donc, si j’étais de toi, je tâcherais de travailler chez le chef.
—Quel chef, brigadier?
—Le marchef, donc.
—Je vous avouerai que je ne comprends pas de qui vous parlez.
—Et vous avez été éduqué! mais allez donc demander ça au premier enfant de troupe venu! Le chef, mais c’est le maréchal des logis chef; seulement, pour économiser la salive, on dit le marchichef ou le marchef, ou simplement le chef. De même qu’on ne dit pas un maréchal des logis, mais un marchegis ou un marchis. Et maintenant, assez causé, vu que je suis de semaine.
Mais comment n’avoir pas pitié de l’ignorance d’un bleu! Sur les instances de Gédéon, le brigadier lui expliqua que, chaque semaine, à tour de rôle, un lieutenant, un maréchal des logis et un brigadier par escadron sont plus spécialement chargés de tous les détails du service.
Sur le dernier grade retombe naturellement le plus lourd du fardeau.
Le brigadier de semaine est donc l’homme le plus à plaindre du régiment. Il doit tout voir, tout entendre, tout savoir, faire exécuter les ordres, prévoir au besoin.
Hommes et chevaux sont sous sa responsabilité. Aux uns il fait donner l’avoine, aux autres distribuer la soupe. Couché le dernier, il doit être le premier debout.
—Ainsi moi, conclut le brigadier Goblot, j’ai pris l’habitude, afin d’être plus vite prêt, de ne pas me déshabiller tant que je suis de semaine. Tel que vous me voyez, il y a cinq jours que je n’ai tiré mes bottes. Ah! les premiers galons coûtent cher.
Et il sortit en courant, laissant Gédéon assez refroidi par cette confidence.
XIV
Comme Gédéon venait de regagner, non sans peine, sa chambre, on le prévint qu’on allait lui donner un lit, et qu’il eût à venir le chercher.
Ce fut bientôt fait. Le lit du troupier, bien que suffisant, est des plus simples.
Soit: deux tréteaux de fer, trois planches, un matelas, une paillasse, un traversin, une couverture, et des draps.
Ce meuble primitif peut se déménager dix fois en une demi-heure.
Gédéon le trouva singulièrement étroit.—Si j’ai, se dit-il, le malheur de m’endormir, je ne songerai plus à me tenir en équilibre, et certainement je tomberai.
Si encore on dormait avec un balancier!
Le lit monté, il s’agissait de le faire; c’est à quoi s’escrimait Gédéon, lorsqu’un hussard, son voisin, lui expliqua qu’il s’y prenait on ne peut pas plus mal. Il le disposait en effet, ô simplicité! comme s’il eût dû se coucher dedans.
Mais au 13e hussards, on ne se couche pas le soir comme on fait son lit le matin, tant s’en faut.
Le matin on dispose son lit pour l’œil, pour l’apparat; le soir seulement on l’arrange pour la nuit. Un lit bien fait, pour une revue, doit être plat et carré comme une table. On obtient ce résultat en pliant les draps et la couverture d’une certaine façon, mais on n’y arrive pas du premier coup, ainsi que s’en aperçut le nouveau hussard.
Son lit terminé, tant bien que mal, avec l’aide d’un camarade, Gédéon se hasarda à demander au brigadier si on lui donnerait bientôt un uniforme.
—Vous pouvez être tranquille, june homme, lui fut-il répondu, on a écrit au tailleur, qui est à Paris, de venir vous prendre mesure; mais en attendant il faut vous mettre à l’ordonnance. Ohé, le bourreau!
Un hussard, les mains pleines de cirage, s’avança brandissant d’énormes ciseaux.
Gédéon comprit qu’il avait affaire au perruquier de l’escadron. Il trembla. Ses cheveux étaient soignés, il avait la faiblesse d’y tenir; il voulut dire quelques mots pour les défendre, mais le brigadier lui ordonna de se taire et de s’asseoir; il obéit.
—Au moins, dit-il au perruquier, vous devriez bien vous laver un peu les mains.
—Ah! tu m’insultes, méchant bleu, grogna l’artiste militaire, attends, attends, je vais te mettre à l’ordonnance.
Il fit plus, car l’ordonnance dit: cheveux en brosse, et Gédéon fut tondu comme un œuf.
—Subsidiairement qu’on le rase, dit le brigadier; qu’on le rase.
—Ah! par exemple! s’écria Gédéon exaspéré, ce serait assez difficile, je n’ai pas sur la figure un traître poil, et il montrait ses joues.
—Hein! déjà de l’insubordination!
Gédéon s’exécuta en soupirant.
Le perruquier ne put lui couper la barbe, et pour cause; mais il trouva moyen de lui faire deux ou trois balafres.
Tondu et rasé, Gédéon cherchait autour de la chambre une fontaine, un réservoir, un peu d’eau enfin, pour se tremper la tête, mais il ne voyait que la cruche de grès.
Alors on lui apprit à se servir du lavabo naturel en usage au 13e hussards.
On prend dans la bouche une gorgée d’eau aussi copieuse que possible; puis, se penchant en avant, on laisse tomber l’eau peu à peu, et avec les mains on s’en lave aisément le visage.
C’est aussi simple que cela.
Diogène eût cassé sa cuvette, Gédéon fut simplement saisi d’admiration.
XV
Enfin elle finit, cette première journée d’épreuves.
Depuis une demi-heure la retraite était sonnée. On avait fait l’appel du soir.
Les hommes causaient çà et là dans la chambre, éclairée par une mince chandelle, car on peut veiller jusqu’à l’extinction des feux, c’est-à-dire jusqu’à dix heures.
D’autres étaient couchés; Gédéon pensa qu’il pouvait faire comme eux, et avec mille précautions pour ne pas choir, il se glissa sous sa couverture.
Il allait s’endormir lorsque tout à coup on le découvrit brusquement.
Cinq ou six de ses nouveaux camarades, bizarrement costumés, étaient autour de son lit, armés de pinceaux à cirage et d’éponges à blanc.
Alors un vieux soldat, le plus ancien, lui expliqua que, conformément à l’usage, on allait le baptiser hussard, en noir ou en blanc à son choix.
Gédéon ne savait s’il devait rire ou se fâcher, lorsqu’un mot prononcé près de lui l’éclaira.
—Camarades, arrêtez! s’écria-t-il, je suis dans mon tort; je n’ai pas encore payé ma bienvenue, mais je veux réparer mon oubli.
Brosses et pinceaux se retirèrent.
—Je vous invite tous, poursuivit Gédéon, à me suivre à la cantine.
L’invitation fut acceptée, et, de mémoire de hussard, jamais réception n’avait été aussi belle: la dépense s’éleva à près de trente francs.
Au moment le plus brillant de la fête, une discussion extrêmement grave faillit troubler la gaieté générale. Deux vieux hussards se disputaient à qui serait le camarade de lit d’un bleu qui faisait si bien les choses.
Ce mot effraya Gédéon, il pensait à la largeur de la couchette.
Mais on lui expliqua que ce nom de camarade de lit, vrai dans toute son acception lorsque les soldats couchaient deux à deux, n’a plus aujourd’hui que la signification de copin. Les soldats, en effet, ont conservé l’habitude de s’associer deux par deux, et cette dualité offre des avantages réels.
Deux camarades de lit doivent être inséparables, presque solidaires; ils s’entr’aident, se prêtent la main, mettent tout en commun, répondent enfin l’un pour l’autre.
Autant que possible, à chaque conscrit, on donne pour camarade de lit un vieux soldat, qui devient, en quelque sorte, son répétiteur, et l’initie aux détails intimes du service.
Le plus vieux doit aide et protection au plus jeune. Le bleu doit obéissance et la goutte à son ancien.
Avoir un bon camarade de lit est pour un engagé volontaire un vrai quine à la loterie, une chance d’avancement. On raconta même à Gédéon des choses prodigieuses à ce sujet; comme, par exemple, que le général D*** a toujours pour brosseur son premier camarade de lit, et que jamais il n’a manqué de l’inviter, tous les matins, à boire avec lui un petit verre de vieille.
Cependant, les deux compétiteurs n’ayant pu s’entendre, sommèrent Gédéon de choisir entre eux. Il était dans le plus grand embarras, lorsque le brigadier intervint et désigna un vieux hussard maigre et tanné presque célèbre au 13e sous le nom de La Pinte.
Fort de cette décision, La Pinte déclara que le premier qui embêterait son bleu aurait affaire à lui, La Pinte, connu pour n’avoir pas froid aux yeux.
XVI
Le réveil venait de sonner, Gédéon s’habillait en toute hâte, lorsque le brigadier Goblot entra dans la chambre.
—Hussard Flambert, dit-il, vous êtes de cuisine.
—Ciel! vous n’y pensez pas, brigadier, je n’ai pas la moindre notion de cet art, je ferai des choses horribles.
—Que vous croyez peut-être qu’un blaireau comme vous va être cuisinier en pied? Vous êtes commandé pour aider. Allons, à cheval!
A l’aspect de la cuisine, Gédéon fut saisi d’effroi.—O Hercule nettoyeur, murmura-t-il, sois-moi propice et viens à mon aide.
Près d’un vaste fourneau, un grand diable vêtu d’une indescriptible blouse fumait tranquillement sa pipe.
—Allons, blaireau, dit-il à Gédéon, dépêchons-nous; et pour commencer tu vas astiquer toute cette vaisselle de fer-blanc. Et il montrait un énorme tas de gamelles.
Tristement Gédéon se mit à l’œuvre. Évidemment, se disait-il, je ne suis que le marmiton, cet autre est le cuisinier en chef.
Un homme important, le cuisinier en pied—il y en a un par escadron—presque un personnage!
Aussi ne l’est pas qui veut. Longue est la liste des conditions requises: il faut avoir fait très-peu de punitions, être un propre soldat, connaître à fond le métier de cavalier, et avoir sa masse complète.
Quant à des connaissances culinaires préalables, pas n’en est besoin. A quoi bon d’ailleurs? Tout l’art du cuisinier consiste à mettre, à une certaine heure, dans la marmite, de l’eau, du bœuf et des légumes, à faire bon feu dessous; puis, à une autre heure, à retirer le tout, pour le distribuer également dans un certain nombre de gamelles, et cela, deux fois par jour.
Le cuisinier sortant explique à son successeur les autres détails, comme, par exemple, qu’il est bon, sinon indispensable, d’éplucher les légumes.
Et cependant le 13e a eu ses illustrations culinaires. On y parle encore d’un Provençal qui n’avait pas son pareil pour le rata au lard et aux pommes de terre; et il est avéré que certain soir, ayant un grand dîner, le capitaine de l’escadron envoya chercher plein une soupière de cette délicieuse tamponne, pour en faire goûter à ses convives,—lesquels s’en léchèrent les doigts.
Ce poste de cuisinier est des plus convoités; mais aussi, que d’avantages! On assure qu’un cuisinier adroit fait sur la graisse, les os et les épluchures des bénéfices considérables, et qu’il met de l’argent de côté.
Ne va-t-on pas jusqu’à dire qu’il s’entend avec le brigadier d’ordinaire, qui lui gargarise le gosier et ne le laisse jamais manquer de tabac? Enfin, il est accusé de trafiquer avec une cantinière, et de lui livrer—meilleur marché que le boucher—les plus fins morceaux adroitement escamotés.
Mais cette dernière imputation est si formidable et peut conduire si loin les coupables, que mieux vaut ne pas approfondir.
Un cuisinier et un aide suffisent très-bien à préparer l’ordinaire d’un escadron; la chère est, il est vrai, des plus élémentaires: la soupe et le bœuf deux fois par jour, parfois, pour varier, un rata de pommes de terre et de lard ou de veau et de haricots.
Avec cela, un pain de trois livres tous les deux jours; et le soldat se porte comme un charme.
Gédéon avait beaucoup moins nettoyé sa porcelaine de fer-blanc que sali ses doigts, lorsqu’on lui commanda de tailler la soupe.
Comme il se livrait fort attentivement à cette occupation, armé d’un grand couteau et d’un gros pain blanc, le cuisinier, son chef pour l’instant, lui ordonna brutalement de siffler.
Pour le coup, se dit Gédéon, voilà de l’arbitraire et du despotisme; certes, je n’obéirai pas, d’autant que sur la manche de ce cuisinier je n’aperçois pas l’ombre d’un galon.
—Je n’ai pas la moindre envie de siffler, dit-il, et je ne sifflerai pas, n’y voyant aucune nécessité.
—Ah! tu ne veux pas! riposta le cuisinier furieux, eh bien, je me charge de faire régler ton compte.
En effet, un maréchal des logis étant entré, le cuisinier se plaignit amèrement de l’insubordination de son aide, et réclama pour lui une punition.
Le maréchal des logis se prit à rire.
—Il faut toujours obéir, dit-il à Gédéon, surtout quand on ne sait rien. On fait siffler les bleus en taillant la soupe, pour être sûr qu’ils ne mangent pas le pain blanc. Cet usage évite l’ennui de surveiller leurs mâchoires, l’expérience ayant démontré qu’il est impossible de siffler et de manger simultanément.
Pour cette fois je vous épargne la salle de police.
XVII
Gédéon sifflait comme un merle, lorsqu’il fut appelé par le marchef de son escadron: on allait enfin lui donner le brillant uniforme.
Gédéon suivit le marchef au magasin d’habillement.
Là trône et règne le capitaine d’habillement, un capitaine à part.
Celui du 13e est très-marié et on ne peut plus bourgeois. Il prétend avoir l’état militaire en horreur, et fera pour ce motif, sans doute, toutes les démarches imaginables pour reculer l’heure de sa retraite.
Il ne passe pas une heure de la journée sans s’écrier: Chien de métier! et, dans son exaspération contre le pantalon garance, il a juré que, dût-il faire acte d’autorité paternelle, son fils ne serait jamais troupier. Aussi l’a-t-il envoyé à la Flèche, où il pioche l’X en vue de Saint-Cyr.
C’est un gros homme à la face épanouie; l’habitude qu’il a prise de toujours gonfler ses joues comme s’il soufflait sur sa soupe, lui donne un faux air d’ange bouffi. Depuis longtemps d’ailleurs il a renoncé aux vanités de la fine taille, et son ventre croît en liberté dans les plis d’un pantalon à ceinture élastique. Il porte des uniformes aisés.
Sa position lui permet de vivre presque en dehors du régiment, et il en profite, sauf pour ce qui concerne le café.
Sa vie serait donc heureuse, si, de temps à autre, il n’y avait les grandes revues d’inspection—à cheval. Cette grande revue est le fantôme de ses nuits.
Ce jour-là, bon gré mal gré, il faut sangler le ceinturon et monter à cheval.
Monter à cheval! ô terreur! Ce n’est pas qu’une fois en selle il craigne de tomber, oh! non: il a, dit un mauvais plaisant de lieutenant, un trop bel aplomb pour cela; mais le difficile est d’arriver en selle.
Tous les hussards du 13e ont contemplé le capitaine d’habillement à cheval, nul jamais ne l’a vu ni monter ni descendre.
Comment s’y prend-il?
C’est un secret entre Dieu, son brosseur et lui. Et ce secret, nul ne l’a pénétré; mais il est à peu près établi qu’il emprunte sans façon le secours d’un escabeau.
Le gros capitaine regarda attentivement Gédéon; il le toisait, il lui prenait mesure.
—Qu’on apporte des uniformes, dit-il au maître tailleur.
L’essayage commença.
Au 13e hussards, où règne despotiquement la tradition d’élégance, habiller un bleu est une affaire capitale, le maître tailleur en sait quelque chose.
Ce n’est pas un de ces régiments où l’on n’admet que les trois tailles réglementaires, grande, moyenne et petite; où, pour habiller le soldat, on prend mesure sur sa guérite; où chaque homme peut impunément être «ficelé comme l’as de pique.»
Non. Le capitaine d’habillement ne lâche un hussard qu’après avoir trouvé le dolman qui lui donne du chic, ou qui du moins le coupe agréablement en deux.
On essaye, s’il le faut, cent uniformes: le colonel ne plaisante pas sur cet article.
Après le dolman, la pelisse et le pantalon, les bottes.
—Celles-ci, dit Gédéon, me vont très-bien, si ce n’est qu’elles me gênent abominablement et que je ne saurais marcher avec.
—Vous croyez-vous donc dans l’infanterie? répondit le capitaine.
Tandis qu’on donnait à Gédéon ses effets de petit équipement et ses armes, le capitaine lui demanda s’il avait de l’argent pour verser à sa masse.
Le marchef prit la peine de lui expliquer que la masse est une première mise que le gouvernement accorde à chaque soldat lors de son arrivée au corps. Cette masse varie suivant les armes; pour le 13e hussards elle est de 75 francs.
Naturellement, le premier équipement épuise presque la masse, et comme elle ne s’augmente que de quelques centimes chaque jour, il faut un temps assez long pour qu’elle remonte au chiffre réglementaire; encore faudrait-il supposer que le soldat n’userait que très-lentement les effets qu’il paye sur ses fonds.
Or, au 13e hussards, avoir sa masse complète est une excellente note. Gédéon déclara donc qu’il allait sur l’heure verser l’argent nécessaire.
—A la bonne heure! dit le capitaine, vous arriverez, vous: on va loin quand on a sa masse complète.
La toquade du capitaine d’habillement du 13e est de vouloir juger les hussards, seulement d’après l’état de leur masse. Il prétend que c’est un infaillible thermomètre qui ne l’a jamais induit en erreur.
Enfin Gédéon fut habillé, chaussé, coiffé et armé de pied en cap. On lui remit un livret, ce vade-mecum du troupier, sur lequel on inscrit ses dépenses à côté de ses états de service.
A la fin est imprimé un abrégé du code pénal militaire, et l’énumération des «devoirs du soldat envers ses supérieurs.»
Sur la première page, au-dessous de son nom écrit en grosses lettres, Gédéon aperçut son numéro matricule. Il était immatriculé sous le nº 1313, et il retrouva ce chiffre sur tous ses effets, depuis les tiges de ses bottes jusqu’au fond de son schako.
Comme il descendait l’escalier, chargé de tout son attirail, le marchef le rappela:
—Vous oubliez vos musettes, lui criait-il.
Gédéon remonta bien vite.—Quels peuvent être ces instruments? se demandait-il.
On lui remit deux sacs de toile, renfermant toute sorte de brosses, d’éponges, de peignes et d’étrilles.—Ce sont là, évidemment, se dit-il, les nécessaires de toilette de l’homme et du cheval; mais pourquoi ce singulier nom de musettes?
XVIII
Gédéon, cependant, brûlait du désir d’essayer ce brillant uniforme qui avait décidé son choix, et de se pavaner par les rues de Saint-Urbain.
Il se trouvait seul à la chambrée, le régiment étant retenu près des chevaux, il pensa que son désir était des plus simples à satisfaire.
Alors, comme la triste chrysalide, lorsqu’arrive l’heure de sa transformation, il commença à dépouiller les sombres vêtements du pékin pour revêtir la fulgurante tenue des hussards du 13e:—le papillon allait prendre son vol.
Mais bientôt un obstacle imprévu l’arrêta. Là, sous sa main, étaient une foule d’objets dont il ne pouvait comprendre ni l’usage ni la destination.
Son embarras était au comble, lorsque heureusement arriva son camarade de lit, qui s’empressa de présider à sa toilette.
—Mais à quoi diable cela peut-il servir? demandait Gédéon à chaque nouvel ornement dont se surchargeait sa tenue.
Et invariablement le camarade de lit répondait:
—A rien.
A rien, si ce n’est à gêner prodigieusement le hussard, et aussi à donner à sa tenue cette pompe un peu théâtrale qui saisit l’œil.
Il est convenu que la cavalerie française doit être brillante, et le 13e hussards est le plus brillant des régiments.
Presque tous les accessoires, d’ailleurs, aujourd’hui parfaitement inutiles, ont eu jadis leur raison d’être; seul le temps les a détournés de leur objet primitif.
Ainsi la fourragère d’or, dont le but avoué est de retenir le schako, fut autrefois une simple corde à fourrage; la ceinture de soie, qui fait huit fois le tour de la taille, a dû être une grossière courroie; la sabretache enfin n’est qu’une réminiscence—très-revue et très-augmentée—de l’aumônière de peau de daim que portaient au côté les hussards hongrois de Louis XIV.
Au 13e, la sabretache sert à renfermer la pipe, le tabac et le mouchoir de poche du cavalier. Le brigadier y met son calepin, et le fourrier les billets doux de sa maîtresse. A la rigueur, elle pourrait encore servir de porte-monnaie. C’est sans doute pour lui conserver ces importantes destinations que les pantalons des hussards n’ont pas de poches.
Il faut, par exemple, convenir que cet incommode portefeuille de cuir, qui bat disgracieusement les mollets des troupiers, leur donne une déplorable démarche. Au bout de deux ans de service, ils prennent l’habitude, même lorsqu’ils sont privés de cet ornement, de traîner la jambe comme des tambours, lesquels la traînent comme ces infortunés auxquels la justice humaine attache par précaution un boulet au pied.
Gédéon ne put s’empêcher de faire ces diverses remarques, mais à la dernière on lui répondit que les hussards du 13e ne vont à pied qu’accidentellement.
Quant à la ceinture—qui fait huit fois le tour du corps, et qu’il est à peu près impossible de mettre seul,—on lui apprit qu’elle tient le ventre très-chaud, ce qui est on ne peut pas plus hygiénique.
—Voilà qui est enfin terminé, dit à Gédéon son camarade de lit, en lui bouclant le ceinturon de son sabre. Êtes-vous à votre aise?
—Mais oui, répondit Gédéon.
En réalité, le malheureux se sentait plus serré qu’une momie sous ses bandelettes; son dolman l’étranglait, sa ceinture l’étouffait, ses bottes le meurtrissaient, son sabre et sa sabretache le gênaient au possible; il eût repris avec transport le costume dédaigné des bourgeois.
L’amour-propre le retint. Puis il sentit la nécessité de s’habituer; enfin, il avait invité son camarade de lit La Pinte à venir dîner en ville: reculer était impossible. Il partit en essayant, sans y réussir, de se donner la démarche crâne et gracieusement déhanchée d’un vieux troupier.
Par malheur, il avait tout à fait oublié les éperons vissés à ses bottes; si bien qu’à peine engagé dans l’escalier, il accrocha une marche, perdit pied, et décrivant un magnifique arc de cercle, faillit faire un plongeon à l’étage inférieur.
Comme il se relevait passablement meurtri:
—Ceci, camarade, lui dit La Pinte, est comme qui dirait une théorie préparatoire pour t’apprendre une autre fois à conserver tes distances. L’éperon est le signe distinctif du cavalier, c’est pourquoi qu’il se porte au talon. Il sert à piquer les flancs du poulet-dinde, comme aussi à faire dégringoler les bleus dans les escaliers.
XIX
L’idée agréable de l’effet qu’il ne pouvait manquer de produire sur les belles Saint-Urbinoises consolait un peu Gédéon. Mais cette dernière illusion devait, hélas! rejoindre les autres, à tire d’aile.
Vainement le nouveau hussard laissait traîner son sabre sur le pavé, vainement il faisait sonner ses éperons, les femmes passaient sans même avoir l’air, les ingrates, de se douter que le 13e comptait un hussard de plus.
Seule, une bonne d’enfants, assise sur un banc du cours des Ormes, parut faire attention aux deux troupiers.
—Si tu n’es pas sage, dit-elle à une petite fille qui jouait près d’elle, j’appellerai les militaires qui te mangeront.
—Horreur! s’écria Gédéon; suis-je donc passé à l’état de croquemitaine, d’épouvantail à enfants?
La Pinte le consola en lui expliquant que si les hussards ne mangent pas les enfants, ils ne se font aucun scrupule de croquer les bonnes, qui s’y prêtent assez volontiers.
Le moment de dîner venu, Gédéon se mit à table, mais, bien que mourant de faim, c’est à peine s’il osa toucher aux mets qui lui furent servis. Comme il déployait sa serviette, il avait été arrêté tout net par cette réflexion, pleine à la fois de justesse et de sens:
Sanglé comme je le suis, il faut de toute nécessité, si je veux manger au gré de mon estomac, desserrer mon ceinturon; or, si je commets cette imprudence, il me sera impossible de le remettre après dîner.
Et il s’était abstenu. Mais il eut la douce satisfaction de voir son camarade de lit besogner comme deux, avec un appétit digne d’avoir soixante-quatre dents à son service.
XX
Du matin au soir, et presque à chaque instant de la journée, Gédéon, depuis son arrivée au régiment, entendait la trompette retentir dans les cours.
C’étaient des ordres, évidemment. Les hussards allaient et venaient, obéissant sans hésitation et sans erreur aux commandements de ce porte-voix de la discipline.
Gédéon enrageait de n’y rien comprendre. Pour lui, tous les timbres se ressemblaient. Il sentait pourtant la nécessité de s’initier à ces ordres mystérieux, surtout dans un état où entendre c’est obéir. Il demandait une explication, un instant après il avait oublié le timbre.
Il désespérait presque, au bout de trois jours, de retenir jamais les sonneries si multipliées, lorsqu’un brigadier avec lequel il avait fait à la cantine commerce d’amitié le tira d’embarras.
—La trompette, lui dit le brigadier, est, à ce que prétend l’adjudant, le tambour de la cavalerie; c’est peut-être vrai, mais elle lui est bien supérieure, vu qu’il est impossible de mettre des paroles sur des ra et des fla.
Alors il expliqua à Gédéon qu’à presque toutes les sonneries d’ordonnance, un nommé La Tradition, troupier fini, a adapté des «couplets» de haute fantaisie. Ils manquent peut-être de la pointe chère à M. Clairville, le directeur des Bouffes-Parisiens les repousserait probablement, mais tels qu’ils sont ils ont semblé jusqu’ici assez suffisants pour qu’on ne s’embarrassât pas d’en composer d’autres.
—Ainsi, continua le brigadier, nonobstant mes galons, et considérant la chose comme affaire de service, je suis susceptible de condescendre à vous communiquer les paroles des sonneries les plus utiles à un bleu.
C’est d’abord la soupe. Un air facile à retenir, au bout de trois jours l’estomac du bleu le plus endurci le connaît admirablement. Et le brigadier se mit à chanter:
Ratatouille de pommes de choux.
Ensuite, la botte, qui est au cheval ce que la soupe est au cavalier:
La botte à coco.
Puis, la sonnerie des classes, qui appelle les recrues à l’exercice:
Les maladroits,
Les maladroits...
—Il me semble, brigadier, dit Gédéon, que je retiendrai facilement ces couplets, comme vous les appelez.
—Attention, continua le brigadier, à une sonnerie importante, l’appel:
Il est fait comme un autre,
Il est tout noir.
Et au demi-appel, qui indique les divers mouvement d’un même exercice:
Voilà l’tabac!
—Brigadier, demanda Gédéon, seriez-vous réaliste?
—Que ce n’est pas de votre compétence, tâchez plutôt de retenir le boute-selle, une belle sonnerie!
Formez vos joyeux escadrons.
Que chacun embrasse sa belle:
A cheval! nous partons;
A ch’val! nous partons,
A ch’val! nous partons.
—Naturellement, ajouta le brigadier, le nom de l’arme est à volonté, et suivant les régiments on dit: Allons, chasseurs ou: Allons, dragons; et ainsi de suite pour les autres. Mais je ne dois pas vous cacher que je préfère les paroles mises sur ce même air par les régiments qui ont été en Afrique, paroles que voici:
A la ferme du grand rocher;
Nous avons pris vingt mille moukères,
Et des Yaoulets et des Yaoulets;
Et des Yaoulets,
Et des Yaoulets.
—Brigadier, demanda Gédéon, est-ce que vous êtes allé en Afrique?
—Non pas par moi individuellement, mais par le brigadier Goblot, mon collègue, que c’est là qu’il a gagné ses galons, à preuve qu’il m’a démontré le maniement de la langue du pays.
—Eh quoi! brigadier, vous parlez arabe?
—Un peu, mon neveu, au 13e, tout le monde parle la langue des Arbicos, même les bleus, au bout de huit jours; il faut ça pour épater le pékin.
—Ce doit être terriblement difficile.
—Aucunement. Au lieu de beaucoup, tu dis bezef; une femme est une moukère, on appelle un bâton une matraque, et voilà...
—Comment, c’est tout?
—Absolument. Avec ces trois mots-là, une escorte, des guides, un chameau et une bonne provision d’eau, tu peux sans danger traverser le désert.
XXI
Enfin Gédéon fut admis à voir de près et même à toucher les chevaux, ces animaux sacrés à l’usage desquels paraît avoir été créée la cavalerie. Stylé préalablement par son brigadier, c’est avec une respectueuse émotion qu’il pénétra dans ce sanctuaire qu’on appelle l’écurie.
Là règnent le luxe et le confort exilés de la chambrée des hommes.
Une merveilleuse propreté, des attentions méticuleuses entourent les précieuses bêtes. Les murs sont soigneusement blanchis à la chaux, chaque semaine on lave scrupuleusement les peintures des stalles en bois de chêne; les mangeoires de pierre ont pris, à force de travail, les tons du marbre; les râteliers sont nettoyés et brossés, enfin le balai a poli les dalles qui recouvrent le sol. Quant à la litière, elle est sèche et brillante et tressée habilement à l’extrémité, c’est-à-dire à un demi-mètre des pieds de derrière du cheval.
—C’est fort bien tenu ici, pensa Gédéon, j’y descendrais volontiers mon lit.
Mais il s’agissait de bien autre chose, vraiment. C’était l’heure du pansage: tous les hommes avaient mis bas leur veste pour cet exercice, un des plus importants de la vie du cavalier.
Gédéon suivit le brigadier chargé de lui enseigner l’art délicat de brosser le poulet-dinde.
Dès la porte de l’écurie:
—Tourne! cria le brigadier, s’adressant aux chevaux, tourne!
—Brigadier, dit Gédéon, en entendant tous les autres cavaliers pousser le même cri, pourquoi dit-on aux chevaux de tourner?
—Que c’est rapport à l’usage, dit le brigadier, que jamais un cavalier ne doit s’approcher de son cheval sans lui adresser la parole.
—Vu que c’est un commandement préparatoire, pour l’inviter à ne pas ruer si on vient à le toucher.
Tout en apprenant à se servir des instruments contenus dans la musette de pansage, étrille, brosse, époussette, bouchon, peigne et éponge, Gédéon crut s’apercevoir que l’animal sur lequel il s’exerçait recevait ses soins avec un visible déplaisir: à son grand effroi, il s’agitait terriblement dans sa stalle, ruait, bondissait, secouait sa chaîne.
—Mais il est très-méchant, ce cheval! ne put-il s’empêcher de dire.
—Qu’il est seulement un peu chatouilleux, répondit le brigadier; je vous l’ai choisi ainsi, histoire de vous habituer.
Cette excellente plaisanterie est traditionnelle au 13e. Gédéon dut en prendre son parti.
Pendant le pansage, qui semblait plus long que de raison au nouveau cavalier, un hussard allait et venait dans l’écurie, expurgeant soigneusement la litière—avec ses mains.
—Voilà un gaillard furieusement malpropre, dit Gédéon; pourquoi ne se sert-il pas de cette pelle que je vois dans un coin?
Le brigadier haussa les épaules et apprit à Gédéon trois choses.
Que l’homme en question n’était pas plus sale que lui-même ne le serait dans huit jours; qu’il est plus facile et plus prompt d’employer les mains, qu’ainsi on ne se sert jamais de pelle; enfin que rien de ce qui regarde le cheval ne doit être considéré comme malpropre.
XXII
Le pansage terminé, et il n’avait pas duré moins d’une heure, Gédéon croyait bien en être quitte pour toute la journée; on le détrompa en lui apprenant qu’il y avait une seconde séance dans l’après-midi.
Au 13e, on ne consacre pas moins de trois heures par jour à la toilette du poulet-dinde, une heure et demie le matin, et une heure et demie le soir.
Cinq minutes de moins, et la chère santé des coûteux animaux serait, paraît-il, sérieusement compromise, aussi un capitaine adjudant-major, qui s’avisait quelquefois d’abréger un peu le temps consacré au pansage, fut-il vertement tancé par le colonel.
Pour la première fois, ce jour-là, Gédéon, à l’appel du pansage, vint prendre sa place dans les rangs du premier escadron.
Pour la première fois, il avait la tenue de rigueur pour l’écurie: pantalon de toile, veste, calotte. Aux pieds, il avait comme les autres des sabots, sous le bras un bouchon de paille, artistement fabriqué par son camarade de lit; enfin, accrochée sur l’épaule, la musette de pansage.—Le maréchal des logis chef fit l’appel nominal.
Un capitaine, un lieutenant et un maréchal des logis passèrent alors successivement devant le front de l’escadron, s’arrêtant devant chaque homme. A portée de leur voix se tenait le brigadier de semaine, son carnet à la main, prêt à inscrire les punitions.
Ce fut d’abord le capitaine. Toute l’attention de cet officier se concentrait sur les boutons des vestes: étaient-ils brillants, son visage rayonnait de satisfaction; il fronçait au contraire le sourcil lorsqu’ils lui paraissaient ternes.
Arrivé devant Gédéon:
—Vous êtes déjà sale! lui dit-il.
Gédéon rougit.
—Il faudra m’astiquer ces boutons, continua le capitaine; une autre fois, je vous punirais.
Il revint alors au hussard qui précédait Gédéon.
—A la bonne heure! fit-il d’un ton évidemment satisfait, voilà un propre soldat: prenez exemple sur lui.
Gédéon regarda son voisin: les boutons de la veste de ce militaire modèle étincelaient en effet; par malheur, ses mains, son cou et ses oreilles révélaient une déplorable incurie.—Oui-da, se dit Gédéon, le mot propreté aurait-il au régiment une autre signification que dans la vie civile?
Le lieutenant qui suivait le capitaine négligeait complétement les boutons. Se souciant peu des détails du costume, il ne s’inquiétait que des musettes, il les ouvrait toutes, afin de s’assurer que les instruments du pansage y étaient au complet. Il examinait aussi les bouchons de paille que les hommes tenaient sous le bras, réprimandant ou punissant lorsqu’ils lui paraissaient mal faits.
Enfin venait le maréchal des logis. C’était un vieux troupier à la barbe revêche nuancée de fils d’argent.
Au 13e, il passait pour avoir «reçu un coup de marteau;» on savait qu’il ne faisait jamais rien comme les autres.
Ce jour-là, ne s’avisa-t-il pas de passer en revue les pieds de tous les hommes de l’escadron!
Bon nombre furent punis, qui le méritaient bien, pour avoir totalement oublié, et depuis bien longtemps sans doute, d’astiquer cette partie de leur personne. Le hussard aux boutons brillants, qu’avait complimenté le capitaine, se trouva de ce nombre.
Arrivé à Gédéon, le vieux marchegis s’arrêta, l’air visiblement étonné.
—Quelle diable de saloperie avez-vous dans vos sabots? lui demanda-t-il.
—Maréchal des logis, répondit respectueusement le jeune homme, ça s’appelle des chaussettes.
XXIII
S’engager dans les hussards est fort joli, mais encore faut-il faire l’exercice et savoir se tenir à cheval: on présenta Gédéon au capitaine instructeur.
C’est l’officier spécialement chargé de cette tâche ingrate et laborieuse de dresser les conscrits et les jeunes chevaux.
Aux uns il apprend à monter, aux autres à se laisser monter.
Mainte fois je l’ai entendu affirmer que les chevaux ne sont pas les plus difficiles à instruire.—Croyons-en son expérience.
En vertu de ce principe, il suit, à l’égard de ses élèves, deux méthodes bien différentes.
D’une patience, d’une douceur inaltérables avec les chevaux, il est pour les hommes incroyablement dur.—Gédéon disait brutal. N’est-ce pas lui qui affirmait un jour que la salle de police est l’éperon du hussard?
Les résultats de ce système ne sont pas toujours des plus heureux. Les conscrits tremblent au seul nom du capitaine instructeur, mais leur intelligence n’y gagne guère. S’ils sont niais, à sa vue ils deviennent stupides, et pour peu qu’il élève la voix, ils finissent par ne plus pouvoir distinguer leur main droite de leur main gauche.
Cependant il ne faut pas trop lui en vouloir de ses rigueurs. Pour lui, voir un cavalier maladroit tracasser un cheval par inexpérience, est le plus effroyable des supplices. Que de fois on l’a entendu crier, pâle de fureur, à quelque pauvre bleu bien ahuri:
—Mais que lui veux-tu donc, triple brute, à ton cheval? Que t’a-t-il fait, sauvage? Sais-tu ce que tu lui demandes?
Et comme le pauvre bleu, à cette voix menaçante, perdait de plus en plus la tête et les étriers:
—Vas-tu laisser ton cheval tranquille, brigand, ou je t’ordonne de mettre pied à terre, animal! et je le fais monter sur ton dos d’âne!
Dieu seul peut savoir et calculer ce que lui coûte, en moyenne, de jurons et de colères—non rentrées—chaque recrue qui sort de ses mains ayant enfin acquis la tenue, l’assiette, la souplesse et le liant qui constituent essentiellement le cavalier.
Et l’on ferait une petite armée avec les bleus qu’il a mis à cheval.
Le capitaine instructeur du 13e est de beaucoup le plus habile écuyer du régiment.
A Saumur, il s’était fait une certaine réputation, et son mérite est d’autant plus grand, qu’il lui a fallu vaincre la nature, et triompher d’obstacles physiques.
Il a le buste très-long et les jambes bien trop courtes. Il n’est pas fendu, quoi! Lui-même, quelquefois, le confesse avec douleur.
Disciple fervent du comte d’Aure, le capitaine instructeur professe ouvertement une aversion mêlée de mépris pour la méthode Baucher, qui brise, dit-il, le cheval, entrave ses allures naturelles pour lui en donner de factices, et achète quelques grâces de parade au prix de l’élan, de la vitesse et du fonds même de l’animal.
Aussi, de quelles épigrammes ne crible-t-il pas le capitaine-commandant du 3e escadron, qui s’amuse à bauchériser ses chevaux.
Tout ce qui a été écrit sur le cheval, le capitaine instructeur l’a lu, relu et médité. Plus d’une fois il a regretté tout haut que les Numides n’aient pas laissé de traité sur l’équitation.
C’est pour combler sans doute cette lacune que lui-même profite de ses rares loisirs pour en préparer un. Voilà cinq ans que, dans le silence du cabinet, il condense en aphorismes clairs et précis les règles d’une méthode qui lui est particulière.
Ces aphorismes, tous les hussards du 13e les savent déjà par cœur; ils l’ont tant de fois entendu répéter:
«Soignons la position; la position est la première chose dont on doit s’occuper.
«Le corps du cavalier se divise en plusieurs parties, dont chacune a son emploi spécial, ne l’oublions pas.»
Ou encore:
«Un homme ne peut pas plus être tout à fait semblable à un autre, à cheval, qu’il ne l’est à pied.
«La position du cavalier est à l’équitation ce que la grammaire est à l’art de parler et d’écrire.
«Les mots casterole et collidor sont moins défectueux que certaines positions à cheval.»
Ce n’est pas tout. Sans doute pour se délasser de son grand ouvrage, le capitaine instructeur s’occupe beaucoup de chercher et de trouver des améliorations au système du harnachement.
Déjà, il a successivement découvert et fait proposer au ministère de la guerre:
Une selle—nouveau modèle—qui ne blesserait pas le cheval et aurait ce rare avantage de ne pas être, comme les selles actuelles, impossible en campagne.
Une bride—nouveau modèle—moins compliquée, avec un mors qui récréerait la bouche du cheval, soulagerait les barres et amortirait les à-coups.
Une schabraque—nouveau modèle—qui, au moins, aurait l’air d’avoir l’apparence d’un semblant d’utilité.
Il a proposé encore un nouveau porte-manteau, une nouvelle sangle, des étriers très-perfectionnés—toujours pour le plus grand avantage du cheval.
Sans compter qu’il saisit toutes les occasions pour demander, au nom de l’humanité, la suppression de l’éperon, instrument barbare, bon tout au plus en temps de guerre, lorsqu’on a vraiment besoin des chevaux, et dont, en temps de paix, les hussards du 13e font, paraît-il, malgré une surveillance active, un déplorable abus.
Bref, le cheval est le bœuf Apis du capitaine instructeur, et sa plus vive colère lui est venue le jour où, par le plus grand des hasards, dépliant un journal, il y lut qu’une société de savants s’efforce de faire servir à l’alimentation la chair du vaillant animal.
De ce moment, les économistes ont été toisés.
Lui-même, cependant, une fois en sa vie, a mangé du cheval. Mais c’était en Afrique, et depuis deux jours on manquait de vivres. Ah! ce fut dur.
Il y a de cela huit ans, et sa conscience n’a pas encore pardonné à son estomac la digestion de ce beefsteack dénaturé. Les naufragés de la Méduse parlaient avec moins d’horreur de leurs épouvantables festins.
Un officier de hussards manger son cheval pour lui conserver son cavalier! terreur et abomination!!
Avec ou malgré tout cela, le capitaine instructeur est fort aimé de ses collègues, et il le mérite. Il y a deux hommes en lui.
Oui, il a deux caractères parfaitement distincts: un à pied, un autre à cheval.
Une fois en selle, il est terrible, inabordable, un vrai hérisson.
Met-il pied à terre, il redevient un homme charmant, sachant son monde, bienveillant et plein de sens, sauf en ce qui concerne les conscrits et les chevaux.
Même je vous engage fort à ne pas entamer ce sujet de discussion avec lui, à moins que ce ne soit pour lui entendre citer sa phrase favorite:
—«La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats, comme dit le grand Buffon.»
Justes dieux! nous l’a-t-il assez répétée, cette citation! a-t-il assez jeté le grand Buffon à la tête de son ennemi intime, le capitaine du 3e escadron, celui qui bauchérise ses chevaux!
Tant et si souvent, qu’un vieux sous-lieutenant adjoint aux classes finit par se persuader que ce Buffon tant invoqué devait être, en son temps, un grand et habile écuyer devant Dieu.
C’est pourquoi, voyant un jour un conscrit horriblement gauche, un de ces malins qui «brident leur cheval par la queue,» il lui dit en haussant les épaules:
—Eh bien, toi, tu n’es pas près de monter à cheval comme Buffon.
Le mot est resté. Et au 13e, lorsque les hussards veulent parler d’un excellent cavalier, ils disent de la meilleure foi du monde:
XXIV
Le capitaine instructeur examina fort attentivement Gédéon:
—Voilà, dit-il enfin, un homme bien fendu, il doit être intelligent.
Et il l’adressa au lieutenant adjoint aux classes, qui le confia à un maréchal des logis, lequel le remit aux mains d’un brigadier.
Séance tenante, la première leçon commença.
Souvent Gédéon, simple pékin, avait ri de la tournure grotesquement embarrassée des malheureux conscrits auxquels il voyait, sur la place d’armes de Mortagne, enseigner l’exercice.
Souvent il s’était amusé de leur maladresse, et de ce qu’il appelait leur bêtise.
Eh bien, il ne tarda pas à s’avouer que lui-même, hélas! devait sembler tout aussi ridicule, non moins maladroit, et plus niais encore.
Il lui fallut un grand quart d’heure avant d’arriver à prendre l’altitude à peu près correcte du cavalier à pied et sans armes.
Qui ne connaît cependant cette gracieuse position:
—«La tête libre et dégagée, les épaules tombantes, la ceinture rentrée, les talons sur la même ligne, les yeux à quinze pas,» etc., etc., etc.
Enfin le brigadier, après beaucoup de peine, parut assez satisfait de la position de son élève; il recula un peu pour mieux la juger, et ne voyant rien à redire, d’une voix rude il commanda:
—Fisque!...
L’emmobilité obtenue, l’instructeur se mit à réciter les premiers principes de la théorie, non sans les revoir, augmenter, embellir et commenter de réflexions et de vocables de son cru.
Le détail donné, lui-même exécutait le mouvement et alors le commandait. C’était à l’élève de comprendre, d’obéir et d’imiter de son mieux.
—Tête..... oite!—Fisque!—Tête..... auche!—Fisque.
De sa vie, Gédéon ne s’était autant ennuyé.
Depuis une heure, comme une girouette à toutes les variations de la rose des vents, il tournait la tête aux commandements du brigadier, lorsque l’idée lui vint d’offrir la goutte à son supérieur. Il pensait ainsi abréger la leçon.
Il hasarda sa question d’un ton dégagé, en homme qui connaît la valeur de ses avances et sait le prix de ses offres.
Il tombait mal.
L’instructeur était un de ces brigadiers qu’a enivrés le pouvoir. Ses galons lui montaient à la tête en bouffées d’orgueil, et, dans sa vanité insensée, il avait oublié que lui-même avait été simple hussard à ce 13e régiment aujourd’hui témoin de sa gloire.
Convaincu de son importance, il s’était décerné à lui-même des hommages presque païens. Il était de ceux qui portent avec respect les bras sur lesquels brille l’insigne de leur grade, qui les étalent avec affectation, les mettent en vue, afin que l’univers entier puisse les voir et s’incliner devant eux.
Il était de ces brigadiers qui saluent leur grade dans les glaces, et qui le soir, en se couchant, ôtent respectueusement leur veste et rendent les honneurs militaires à leurs propres galons—leur bâton de maréchal.
Un homme si fier ne pouvait accepter la proposition incongrûment familière d’un simple hussard de deuxième classe—d’un bleu.
Aussi, il faut voir de quelle façon il fit reprendre à son élève les distances oubliées. Encore un peu, il l’accusait d’embauchage.
Gédéon l’échappa belle. Il se tut et fit bien. Mais, sauvé de la salle de police, il put mesurer d’un œil épouvanté l’abîme qui sépare un brigadier d’un simple hussard.
La leçon continua.
Durant plus d’une heure et demie encore le brigadier enseigna à son élève l’art de l’immobilité et de la marche ordinaire et accélérée.
Il lui enseigna à partir du pied gauche, à marquer le pas, à allonger le pas, à changer de pas, à s’arrêter à la parole.
Et l’infortuné Gédéon n’osait se plaindre.
Son supérieur ne partageait-il pas ses fatigues et ses ennuis? sans compter qu’il s’enrouait à réciter la théorie, à commander et à marquer la cadence du pas.
—H’une—deusse—h’une—deusse—halllte!...
Et pendant huit jours encore, tous les matins, ce fut la même répétition.
—Que diable! se disait Gédéon, qui finissait par ne plus savoir distinguer—après tant d’explications—sa jambe droite de la gauche, que diable! si cela continue, je finirai par ne plus savoir me tenir debout. Autrefois, cependant, il me semble que je savais marcher.
Enfin, à sa grande satisfaction, on lui mit un fusil entre les mains: l’exercice allait commencer pour tout de bon.
Il s’agissait d’apprendre à porter l’arme, à la mettre à terre, ou au bras, ou sur l’épaule; à la charger, par temps et mouvements, à déchirer cartouche, à mettre son homme en joue, et enfin d’arriver à ce magnifique résultat, de tuer son homme par principes.
Malheureusement pour Gédéon, il avait choisi pour s’engager une mauvaise saison. Il faisait froid, très-froid; et outre que ses pieds refusaient de lui obéir, il en arrivait à perdre l’usage de ses mains.
Telle était alors sa maladresse, que lui-même en rougissait. Le brigadier, lui, jurait—à faire prendre les armes aux hommes du poste—et accablait son conscrit d’injures.
Disons-le à la honte de Gédéon, les jurons variés de son supérieur, les mots pittoresques qu’il inventait dans sa colère, faisaient ses délices et seuls abrégeaient un peu le temps.
Tout cela ne faisait toujours pas monter le thermomètre.
Mais l’arme véritable de la cavalerie est le sabre,—latte ou bancal suivant les corps,—un joli joujou qui ne plaisante pas quand on sait s’en servir.
Le maniement n’en est pas des plus faciles, Gédéon ne tarda pas à s’en apercevoir. C’est lourd, un bancal, et le bras, à moins d’une grande habitude, se fatigue vite à faire des moulinets.
Le brigadier commença par placer son élève dans la position convenable pour l’exercice du sabre—à pied.
Le cavalier doit avoir les jambes écartées d’un mètre environ, la main gauche fermée, le pouce sur les autres doigts, et placée à hauteur de la ceinture—comme s’il tenait la bride du cheval—il est en garde.
Gédéon posé, le brigadier commença à démontrer et à commander les mouvements.
—A droite moulinez, à gauche moulinez;—contre l’infanterie, à droite, sabrez;—contre l’infanterie, à gauche, sabrez;—contre l’infanterie, pointez;—contre l’infanterie....
—Il paraît, pensa Gédéon, que les cavaliers en veulent diablement aux fantassins.
Comme, après beaucoup de leçons, il lui sembla qu’il faisait aussi bien l’exercice que son professeur, il demanda à passer à l’école de peloton.
Mais on lui répondit qu’il ne suffit pas de faire très-bien l’exercice, qu’il faut encore arriver à le faire machinalement, c’est-à-dire presque sans qu’il soit besoin de l’action de la volonté.
C’est ainsi seulement qu’on arrive à cette admirable précision, à cet ensemble merveilleux dont le bataillon de Saint-Cyr est le plus parfait modèle.
—Ainsi soit-il! se dit Gédéon en reprenant son fusil, Je suis une machine et on me monte.
XXV
Le rêve de tous les engagés volontaires qui arrivent au 13e hussards est de monter à cheval. On le comprend, ils ne se sont engagés que pour cela.
Ce rêve, naturellement, était celui de Gédéon.
Depuis près de trois mois qu’il était au régiment, il ne s’était approché d’un cheval que pour faire le pansage, soir et matin—et une fois aussi juste à propos pour recevoir un coup de pied, qui lui valut de la part de l’officier de semaine l’épithète de brutal.
Aussi, quelle joie, le jour où on lui dit de seller un poulet-dinde! Il se voyait déjà le pied dans l’étrier, s’élançant sur ce noble et fougueux animal—comme dit le grand Buffon.
Mais il faut apprendre à s’élancer. Il fallut au jeune cavalier trois longues leçons pour cela. Le premier jour l’instructeur s’était contenté de lui détailler quelques principes.
—Pour monter à cheval, lui avait-il dit, placez les deux talons sur la même ligne.
Il ne fallut pas moins de six autres séances pour le placer et l’asseoir convenablement en selle, pour lui expliquer l’usage des bras, des mains, du buste, des jambes, des cuisses, et du reste;—car le corps du cavalier se divise en plusieurs parties dont chacune a son emploi spécial.
Enfin, on commanda à Gédéon de porter son cheval en avant.
Il obéit avec empressement. Même il obéit trop, car, oubliant que ses bottes étaient armées d’éperons neufs, il piqua violemment les flancs du cheval, qui partit au galop, piquant une charge à travers les cours.
Épouvanté, Gédéon oublia leçons et principes, et, perdant toute pudeur, il ne songea plus qu’à s’accrocher solidement à la cinquième rêne:—il avait lâché les autres.
Au 13e, la cinquième rêne est, à volonté: le pommeau de la selle, la crinière, ou même le cou du cheval.
Les hussards de l’aune, qui vont, le dimanche, caracoler sur les locatis de Montmorency, en compagnie d’amazones de la petite vertu, n’en connaissent pas d’autre.
Gédéon, cependant, galopait toujours—bien malgré lui. Affreusement ballotté, il battait de ses jambes les flancs du cheval, dont la course devenait d’autant plus furieuse.
Cramponné solidement à la crinière, il ne serait peut-être pas tombé, mais le cheval, en tournant une écurie, glissa des quatre pieds à la fois, et s’abattit, envoyant rouler à quinze pas son malheureux cavalier.
Aussitôt il y eut foule autour du poulet-dinde. Le lieutenant chargé des classes et un autre sous-lieutenant étaient accourus, ainsi que l’adjudant-major. Des maréchaux des logis épient venus, et aussi des brigadiers, et bon nombre de hussards.
Le cheval s’était relevé. On l’examina avec la plus tendre sollicitude. On inspecta minutieusement ses genoux, ses jambes et ses hanches.
—Il n’est pas blessé, dit enfin le lieutenant, avec un soupir de satisfaction; ce ne sera rien, heureusement.
—Qu’on le reconduise à l’écurie, dit l’adjudant-major, et qu’on le bouchonne soigneusement!
Pendant ce temps, Gédéon avait réussi à se mettre sur pied. Il se sentait moulu et même se croyait le bras endommagé.
—Ces gens-ci sont curieux, maugréait-il en regagnant sa chambre clopin-clopant; je fais une chute affreuse, vite on court au cheval. Je pouvais fort bien me casser une jambe, et nul ne s’inquiète seulement de moi.
Comme il se plaignait amèrement à la chambrée de l’indifférence de tous ceux qui l’avaient vu tomber:
—Imbécile! lui dit un brigadier, est-ce que vous coûtez mille francs, vous?
XXVI
Cette chute ne devait pas être la dernière. Un apprenti cavalier tombe sept fois par jour, dit un proverbe, autant de fois que le sage pèche. Mais avec l’habitude, Gédéon, dans ces nombreuses séparations de corps, trouva moyen de choir sans se faire aucun mal.—C’était déjà un sensible progrès.
On le faisait alors trotter en cercle durant des heures entières; bon gré mal gré il acquérait cette solidité, cet aplomb, indispensables au hussard qui doit faire revivre le type du centaure Chiron, ce dieu du manége, ce patron des écuyers.
Trotter en cercle!... Jamais Gédéon, conscrit naïf, n’avait imaginé pareil supplice. Au quinzième tour il était brisé.
Monté sur un cheval à réactions violentes, un trotteur dur, il était affreusement secoué dans tous les sens. Enlevé à un pied au-dessus de la selle, il retombait à contre-temps, et, par un mouvement involontaire, à tout instant sa main demandait à la cinquième rêne un secours ou un point d’appui.
Essoufflé, endolori, il tournait vers son instructeur des regards suppliants; le brigadier n’y prenait garde:
—La tête haute, donc! criait-il, le corps en arrière les genoux liants.
Et le cheval trottait toujours, et Gédéon craignait à chaque moment de voir s’effondrer son estomac; il ressentait entre les épaules de sérieuses douleurs.
—Brigadier, disait-il, brigadier, une minute d’arrêt, je vous en prie, une minute.
Mais l’instructeur faisait la sourde oreille, ou répondait par ce commandement terrible:
—Allongez.....
C’est-à-dire: que le trot devienne plus rapide, que les réactions soient plus violentes, les secousses plus douloureuses.....—Allongez!
Et le cheval trottait toujours, et le brigadier commandait:
—Relevez et croisez les étriers!.....
En mettant pied à terre,—enfin!—ce fut une bien autre chanson; Gédéon s’aperçut qu’il avait l’assiette affreusement endommagée. Chaque pas lui coûtait une douleur et lui faisait faire d’horribles grimaces.
—En cet état, pensa-t-il, il m’est impossible de remonter à cheval.
Ses camarades, qu’il consulta, lui donnèrent comme calmants de merveilleuses recettes. L’un lui conseilla des compresses de tabac mouillé, l’autre prétendit le guérir—comme avec la main—avec des lotions d’eau-de-vie, de vinaigre et de poivre.
Gédéon essaya.... il lui en cuit encore.
De désespoir, il alla trouver le chirurgien-major, afin d’obtenir de lui une exemption de cheval. Il se croyait gravement malade.
Mais le docteur, après un coup d’œil, haussa les épaules:
—Que voulez-vous que j’y fasse! répondit-il; vous exempter de monter à cheval? ce serait toujours à recommencer. Il faut que l’assiette se cornifie.
Et comme Gédéon insistait:
—Il ne peut y avoir, dit le docteur, de hussard sans bœuf à la mode. Allez.
XXVII
Jusque-là, Gédéon avait réussi à se garer de toute punition.
En garçon intelligent, il avait compris que la première vertu d’un hussard qui a des prétentions à l’épaulette est l’obéissance passive.
Telle est la puissance de la discipline, qu’on arrive très-bien à l’obtenir du troupier, cette obéissance aveugle et muette, si éloignée qu’elle soit du caractère national. Le Français, en effet, tient essentiellement à savoir le pourquoi et le comment de toutes choses.
Or, l’examen personnel est absolument interdit, au 13e, interdite aussi la réflexion, et même l’interprétation. On n’a qu’un droit, obéir et se taire—sans murmurer.
Et bien, la force de l’exemple est si grande, qu’au bout de huit jours de régiment, le conscrit le plus gouailleur et le plus indiscipliné n’est même plus tenté de souffler mot.
Les traits d’obéissance passive—sans commentaires—sont d’ailleurs innombrables. On en raconta de prodigieux à Gédéon.
Un jour, une nuit plutôt, en Afrique, un brigadier pose un hussard en sentinelle avancée, assez loin du camp. Le poste était dangereux, vu le voisinage des Arabes.
—Mon garçon, dit le brigadier, tu vas te mettre derrière ton cheval qui te servira ainsi d’abri; prends ton fusil... bien... comme cela; maintenant ajuste... très-bien; et à présent, s’il vient, flanque-lui ton coup de fusil.
Et le brigadier s’éloigne.
Deux heures plus tard, comme il vient relever le hussard de sa faction, il le retrouve exactement dans la position indiquée.
—Que fais-tu là? lui dit-il.
—Rien, brigadier, que je l’ajuste; s’il était venu, je lui flanquais mon coup de fusil.
—A qui?
—Dame, brigadier, je ne sais pas, moi, vous ne me l’avez pas dit, vous m’avez dit s’il vient..... Il n’est pas venu.
Il y a encore la fameuse histoire du soldat de la retraite de Russie:
Ce brave avait été mis en faction non loin d’un petit village occupé par nos troupes. La position fut attaquée, l’ennemi repoussé, mais on oublia de relever le malheureux factionnaire. Peut-être le croyait-on mort.
Lui, cependant, fidèle à la consigne, ne déserta pas son poste.
Des jours se passèrent, des semaines, des mois, des années: il restait toujours où on l’avait placé, vivant comme il pouvait des secours des paysans, ne dormant que d’un œil.
Vingt ans plus tard, un officier général français, passant en voiture près de ce village, aperçut, l’arme au bras, un homme dont le costume gardait encore quelques vestiges de l’uniforme de notre armée.
Il fit arrêter sa voiture, descendit et s’approcha.
—Qui vive?... cria le factionnaire.
Le général, qui n’avait pas le mot d’ordre, eut toutes les peines du monde à lui persuader qu’il était bien et dûment relevé de sa consigne.
Sa faction avait duré vingt ans trois mois et onze jours.
XXVIII
Mais revenons à Gédéon, et à sa première punition, reçue dans des circonstances que lui-même qualifiait d’étranges.
Un jour, comme il était sur les rangs pour l’appel qui précède le pansage du matin, le lieutenant de semaine s’arrêta devant lui.
—Votre veste, lui dit-il, est décousue au bras,—les officiers doivent entrer dans les moindres détails;—il faut la donner en réparation.
Le brigadier de semaine, comme la chose se pratique en pareille circonstance, prit la veste pour la porter au tailleur.
Après le pansage, Gédéon, qui était désigné pour une corvée, trouva tout simple d’endosser la veste d’un de ses camarades. Il alla ainsi se placer sur les rangs.
—Qu’est-ce que cela? lui dit l’officier de semaine, vous n’avez donc pas donné votre veste en réparation?
—Pardonnez-moi, mon lieutenant, mais...
—D’où vient celle-ci, alors?
—Mon lieutenant, je l’ai empruntée à un homme de mon peloton.
—Vous ferez deux jours de salle de police, pour vous apprendre à porter les effets des autres.
Gédéon mourait d’envie de se disculper, il fut assez maître de lui pour se taire. Il paraît, pensa-t-il, que je suis dans mon tort, j’aurai soin de ne pas recommencer; mais mes camarades sont bien peu charitables de ne pas m’avoir prévenu.
Par cette simple raison qu’un bon averti en vaut deux, Gédéon, pour se rendre à l’exercice, ne trouva rien de mieux que de revêtir son dolman.
—Qu’est-ce que cet homme en grande tenue? cria le capitaine instructeur du plus loin qu’il l’aperçut; il sera deux jours à la salle de police.
—Mon capitaine... commença Gédéon.
—Voulez-vous deux jours de plus?
Le malheureux se tut.—Je dois avoir tort, se dit-il; on ne m’y reprendra plus.
Au pansage de l’après-midi, en effet, Gédéon vint se placer sur les rangs en manche de chemise.
—Deux jours de salle de police à cet imbécile, dit l’adjudant, qui le remarqua.
Et comme Gédéon ne bougeait pas:
—Mais allez-vous-en donc, ajouta l’adjudant; rendez-vous à l’écurie.
Le malheureux obéit. Porté manquant à l’appel, il fut, pour cette dernière raison, puni de quatre jours de salle de police.
Or, au 13e hussards, une punition ne tombe jamais dans l’eau; il se trouve toujours un brigadier ou un maréchal des logis pour l’inscrire et la porter chez le marchef de l’escadron, qui tient en partie double le grand livre des punitions.
Le soir donc de ce jour néfaste, Gédéon apprit qu’il était à la tête de dix jours de salle de police.
C’en était trop. Furieux, il voulut réclamer.
Sa voix fut entendue, lorsqu’il démontra qu’il ne méritait pas la punition; car enfin, de même qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, un hussard dont la veste est en réparation ne peut être qu’en dolman ou en manches de chemise.
Les dix jours de salle de police furent levés, mais Gédéon en attrapa quatre pour avoir réclamé non hiérarchiquement.
—Bien qu’au régiment on n’aime pas les réclameurs, se dit Gédéon, il faut que je me fasse bien expliquer la façon de s’y prendre pour faire des réclamations, car vraiment c’est nécessaire quelquefois.
Un brigadier qu’il interrogea sur ce grave sujet lui répondit que les réclamations doivent être faites par voie hiérarchique, c’est-à-dire présentées au brigadier, qui en fait part au marchegis, qui les porte au marchef, qui les soumet au lieutenant, qui les transmet au capitaine, et ainsi de suite.
C’est riche de cette précieuse expérience que, par un beau soir de janvier, Gédéon fut mis sous clef par le brigadier de garde.
XXIX
Si vous vous imaginiez que la salle de police n’est pas précisément un paradis terrestre, un séjour enchanté, vous êtes dans le vrai, et absolument de l’avis de Gédéon.
Cependant ce purgatoire du troupier n’est pas beaucoup plus laid qu’un poste. Seulement les fenêtres sont plus étroites, grillées soigneusement, et munies d’un abat-jour. En outre, la porte est agrémentée de verrous à l’épreuve et de solides ferrures.
D’ailleurs, même simplicité d’ornementation. Des murs malpropres, historiés d’inscriptions et de devises, un lit de camp en chêne grossièrement équarri, et poli par le frottement, puis le mobilier habituel de toutes les prisons des cinq parties du monde, la cruche de grès,—et le reste.
Au 13e, on donne à la salle de police les noms familiers de clou, de bloc ou de trou. On dit encore l’ours ou l’ousteau. Comme punition disciplinaire, elle tient le milieu entre la consigne et le cachot. On peut y être condamné pour des fautes moins graves que l’assassinat de son père.
Les hommes punis de salle de police sont enfermés pour la nuit seulement. On les met sous clef à la nuit, on leur ouvre au lever du soleil. Le jour, le service du poulet-dinde les réclame trop impérieusement pour qu’on ne les rende pas à la liberté. Seulement, il leur est défendu de sortir du quartier.
Outre leur besogne habituelle, ils sont condamnés à faire toutes les corvées du quartier. Il y en a d’assez répugnantes: ils lavent, frottent, nettoient, balayent et arrangent les fumiers.
Un brin de paille voltige-t-il dans les cours, vite l’adjudant-major fait sonner aux consignés, et tous les hommes punis doivent accourir. On fait l’appel, et aux manquants on allonge la courroie, c’est-à-dire qu’on augmente leur punition.
Il y a bien un article qui interdit aux hommes punis l’entrée de la cantine, mais cette consigne est tombée en désuétude, il y a aujourd’hui prescription.
La tenue de salle de police est toujours la même, été comme hiver: pantalon de treillis et veste;—la planche userait le pantalon de drap.
Or, si l’été on étouffe à l’ours, l’hiver on y gèle; il y a compensation. Aussi lorsqu’il fait froid, le costume étant par trop léger, il n’est pas de ruse que n’emploient les hussards pour y introduire des couvre-pieds ou des couvertes à cheval.
Avec certains adjudants, assez aimables pour fermer les yeux, c’est chose facile; mais il en est qui sont intraitables.
Les mauvais chiens—ainsi l’on dit au 13e—fouillent inexorablement tous les hommes avant de leur donner le bon à enfermer. Rien n’échappe à l’œil et au flair de ces curieux, rompus à toutes les ruses.
Ils devinent les doubles pantalons, les vestes superposées et les couvre-pieds, si habilement roulés qu’ils soient autour du corps et réduits à leur plus simple volume.
Alors, avec quelle orgueilleuse joie ils rebloquent les coupables fraudeurs!
Non contents de faire la chasse aux couvertures et aux vêtements préservatifs du froid, ils confisquent encore tous les objets de contrebande: les petites bouteilles d’eau-de-vie, les allumettes, le tabac, les chandelles même, faibles compensations qui consolent le troupier à la salle de police et adoucissent pour lui les duretés de la planche.
On en a vu, de ces durs à cuire, qui ne craignaient pas de scruter les profondeurs des sabots, et qui faisaient ouvrir la bouche aux hussards pour leur saisir jusqu’à la chique de consolation.
Par bonheur, si l’adjudant est malin, les soldats le sont plus encore. La ruse est l’arme du plus faible, il s’en sert. Il est bien rare qu’il n’entre pas au moins une couverture à la salle de police, lorsqu’il fait froid, et le tabac n’y manque jamais.
XXX
Malgré l’air délibéré qu’affectait Gédéon, il ressentit un certain malaise lorsque grincèrent dans leur pène les verrous de la prison. Volontiers il eût laissé glisser deux grosses larmes amassées dans le coin de ses yeux; une fausse honte le retint. Un de ses compagnons d’infortune pouvait le voir et le flétrir de l’odieux nom de pleurard, et ils étaient là une quinzaine de captifs qui semblaient se soucier infiniment peu de leur punition.
Les pas du brigadier de garde—geôlier constitué de la salle de police—résonnaient encore dans le corridor, que déjà toutes les pipes étaient allumées. On causait.
—Eh! camarade, dit un hussard à Gédéon, vous n’avez pas l’air content; est-ce la première fois que vous couchez au clou?
—Hélas oui! répondit le triste conscrit.
—Eh bien, rassurez-vous, ce ne sera pas la dernière; en attendant, vous nous devez la goutte demain matin, pour votre bienvenue.
Il faisait nuit tout à fait, et on avait allumé une chandelle dans un coin, afin que la lueur ne se trahît pas au dehors.
—Avec tout ça, dit en jurant le plus vieux de la bande, il fait un froid de loup; qui est-ce qui a une couverture?
—Moi, répondit l’un, j’ai un couvre-pieds.
—J’en avais un aussi, grogna un autre, l’adjudant me l’a pincé.
—Moi, dit Gédéon, j’attends une couverture que doit me faire passer mon camarade de lit, La Pinte.
—Alors nous sommes des bons, exclamèrent joyeusement les prisonniers; La Pinte est un vieux d’Afrique, il connaît le tour, nous aurons la chose.
Elle vint, en effet, cette couverture désirée, elle vint, glissée entre l’abat-jour et le mur, à l’aide d’une corde à fourrage et d’un long bâton. Même, il y avait avec une peau de bouc à moitié pleine d’eau-de-vie. Aimable surprise du vieux troubade à son bleu.
La peau de bouc fut lestement vidée, chacun but à la régalade, et Gédéon fut acclamé.
Tous ses compagnons s’efforcèrent alors de lui prouver que la salle de police est moins qu’une punition. Pour le consoler tout à fait, ils lui citèrent l’exemple de l’un d’eux, qui depuis plus de quatre mois n’avait pas couché dans son lit, et n’en était pas moins gai, ni moins frais, ni moins dispos.
Bientôt on songea à prendre les dispositions pour dormir.
Tous les hussards s’étendirent sur le lit de camp, les uns près des autres, serrés, pressés, emboîtés comme des harengs dans un baril. C’est le moyen employé pour éviter le froid.
Il faut avouer, par exemple, qu’on perd en aises ce qu’on gagne en chaleur. Nul ne peut faire un mouvement sans déranger tous les autres. Aussi, lorsqu’un des hommes éprouve le besoin de se retourner, il commande: Demi-tour! et tous les dormeurs sont forcés de suivre son exemple et de changer de position.
Lorsque chacun fut bien tassé, bien emboîté, le hussard placé à l’extrémité étendit la couverture sur tous les autres, et moins de cinq minutes après, une superbe symphonie de ronflements éclatait.
Mais Gédéon, à son grand regret, n’y pouvait faire sa partie. Outre que le bois meurtrissait ses côtes trop sensibles, il lui paraissait insupportable d’être pressé entre ses deux voisins. Vainement, cherchant le sommeil, il se retourna deux ou trois fois: il ne réussit qu’à se faire maudire par toute la bande, réduite à exécuter la même manœuvre.
De guerre lasse, n’y tenant plus, il abandonna la place, et bien tristement alla s’asseoir à l’écart sur le lit de camp. Ne pouvant reprendre décemment sa couverture, il se sentait geler jusque dans la moelle, mais il préférait encore ce dernier supplice.
Depuis une heure il était plongé dans les réflexions les plus sinistres, lorsque des pas retentirent dans le corridor.
A ce bruit, tous les dormeurs se soulevèrent à demi.
—Une ronde! dit l’un d’eux.
En un clin d’œil la couverture fut roulée et cachée. Le corps du délit avait disparu lorsque la porte tourna sur ses gonds.
Fausse alerte! c’était simplement le brigadier de garde qui venait serrer deux ivrognes rentrés en retard.
Les prisonniers rassurés reprirent bien vite la couverture et leur somme. Gédéon continua à grelotter en son coin.
Mais c’en était fait de la poix et du repos.
Les nouveaux venus étaient d’une gaieté folle, et leur joie se traduisait en rires bruyants et en chansons. Les dormeurs réclamèrent; les ivrognes n’y prirent garde et continuèrent leur tapage. Les protestations se changèrent en menaces. En vain; il y eut tumulte. On échangea quelques bourrades dans l’obscurité.
Après une courte lutte, la force resta au nombre et au bon droit. Les ivrognes furent jetés sous le lit de camp, et presque aussitôt firent chorus avec les dormeurs.
La tranquillité était à peine rétablie, que de nouveaux pas retentirent dans le corridor.
Mêmes transes, mêmes précautions. Cette fois c’était bien une ronde.
L’adjudant de semaine entra, éclairé par le brigadier de garde. Il fit un contre-appel. Tous les oiseaux étaient régulièrement en cage. Il parut satisfait. Même il s’éloigna sans avoir seulement pensé à faire la chasse à la contrebande.
Le reste de la nuit s’écoula paisiblement, bien tristement pour le gelé Gédéon. Un à un il compta les éternels quarts d’heure de cette nuit sans fin. Il n’avait même plus le courage de fumer.
Enfin le brigadier vint ouvrir la porte, une heure au moins avant le réveil. C’était la liberté.
Avec quelle joie Gédéon calcula qu’il avait au moins quarante minutes à lui pour se glisser dans son lit et essayer de regagner sa chaleur perdue.
Illusions folles!... Ce n’est pas pour qu’ils aillent paresseusement goûter les délices de leurs matelas qu’on délivre avant le réveil les détenus de la salle de police; et les corvées, donc, qui les ferait?
Gédéon, pour sa part, fut envoyé aux pompes. Il était chargé de remplir les abreuvoirs pour le pansage du matin.
Or, bien que deux fois par jour, depuis son arrivée, Gédéon eût fait boire son cheval, jamais il ne s’était demandé comment cette eau se trouvait là.
Elle n’y venait pas toute seule, comme il l’apprit fort bien à ses dépens. L’abreuvoir est rude à remplir.
—Qui donc, se disait-il, tout en pompant à tour de bras, qui donc croirait que le poulet-dinde est un animal si altéré?
XXXI
Cette punition qui lui semblait horriblement injuste, le refus du docteur de l’exempter de cheval, l’ennui des classes à pied, et mille autres déboires encore, avaient empli de colère le cœur de Gédéon; la fatigue de la pompe porta le dernier coup à sa vocation militaire.
Il maudit le jour où il s’était engagé, le jour où il avait choisi précisément le 13e hussards.
—Il faut aviser à m’en aller, se dit-il, et le plus promptement possible; ce n’est pas tenable.
En conséquence, au premier moment qu’il eut de libre, il courut à la cantine, et saisissant une plume, il écrivit:
«Mon cher père,
«L’expérience me démontre, clair comme le jour, que je ne suis pas né pour l’état militaire. Non que la vocation me manque, mais les aptitudes indispensables me font défaut. J’ai l’assiette trop délicate, et une sensibilité exagérée dans les côtes. Même je crains que le trot du cheval ne finisse par me faire cracher le sang.
«Je viens, en conséquence, vous demander de me faire remplacer en toute hâte, si vous tenez à mon existence. Vivre près de vous est désormais mon vœu le plus cher.
«La discipline du régiment a déjà sensiblement changé mon caractère, vous vous en apercevrez: j’ai maintenant au cœur ce feu sacré qui fait les avoués et les notaires.
«En attendant que mes espérances se réalisent, et que je puisse grossoyer, heureux à l’ombre des panonceaux, je vous serais bien reconnaissant de m’envoyer quelques fonds pour soigner la santé délicate et délabrée par les fatigues
«De votre fils respectueux,
«Gédéon.»
Cette lettre mise à la poste, Gédéon attendit sans trop d’effroi l’heure de rentrer à la salle de police.
A sa grande surprise, cette seconde nuit fut infiniment moins mauvaise que la première; la troisième, il trouva la planche moins dure et faillit reposer. La quatrième, il dormit comme un loir.
Il ne sentait plus le pli de la feuille de rose.
Ce qui prouve bien que l’homme se fait à tout.
XXXII
Tandis que Gédéon subissait une peine disciplinaire, la nuit couchant à l’ours, le jour faisant toutes les corvées imaginables, il fut témoin d’une punition bien autrement grave, infligée par les hussards à un de leurs camarades.
Les châtiments extra-légaux sont excessivement rares au 13e. Il faut des circonstances exceptionnelles pour que les soldats se permettent de s’attribuer ainsi les rôles de juges et d’exécuteurs. Il faut aussi qu’ils soient à peu près sûrs de l’impunité.
Depuis un certain temps on s’apercevait, au 1er escadron, que presque tous les jours il disparaissait du pain: c’est un fait douloureusement grave et des plus inquiétants. On n’a pas de superflu au régiment. Si l’homme auquel on prend sa ration n’a pas d’argent en poche, ce qui est l’ordinaire, il en est réduit à serrer son ceinturon d’un cran; or, il est toujours pénible de se brosser le ventre et de danser devant le buffet.
Évidemment il y avait un voleur. Mais quel était-il? On n’avait aucun soupçon, pas un indice.
Était-ce simplement quelque pauvre diable, doué d’un appétit malheureux, qui complétait ainsi sa ration? Était-ce, chose plus probable, quelque odieux coquin qui vivait sur autrui pour vendre son pain intact tous les deux jours?
Il fallait s’en assurer. Une surveillance habile fut établie, et on ne tarda pas à prendre le voleur la main au sac, c’est-à-dire armé d’un couteau, en train de faire un emprunt au pain d’un de ses camarades.
Un tribunal s’organisa, le coupable fut mis en jugement.
Pas l’ombre d’une circonstance atténuante. L’accusé fut convaincu d’avoir vendu non-seulement son pain, mais encore celui qu’il dérobait. On fouilla sa paillasse, et on y trouva une foule d’objets d’origine suspecte qui devaient avoir appartenu à quelqu’un et qui retrouvèrent leurs maîtres.
Après délibération, il fut décidé que le misérable serait puni. Seulement, on hésitait entre les trois supplices en usage au 13e dans les grandes occasions, la promenade, la savate et la couverte.
Ce sont, il faut l’avouer, trois peines également terribles.
Pour la promenade, le coupable est dépouillé jusqu’à la ceinture de tous ses vêtements. Les camarades alors s’arment chacun d’une courroie, forment une double haie, et le poussent au milieu. Chacun donne le plus de coups qu’il peut. On inflige un, deux, quatre tours de promenade, suivant la gravité de la faute.
L’homme condamné à passer à la savate est solidement lié, les épaules nues, sur un des bancs de la chambrée. Le peloton ou l’escadron défile devant lui, et chacun lui applique, en passant, un ou plusieurs coups de courroie, de surfaix, de baguette de fusil, ou de tout autre instrument.
Dans l’origine, on se servait, pour frapper, d’un vieux soulier à semelle hérissée de clous, d’où le nom du supplice.
Tout le monde connaît le châtiment de la couverte, ne fût ce que par ce fameux chapitre, «où Sancho est berné dans une hôtellerie.»
Mais ce qui dans Cervantes n’est qu’une plaisanterie, peut devenir au 13e une affreuse vengeance. Pêle-mêle dans la couverture où on fait sauter le malheureux, on jette des sabots, des nécessaires d’armes, voire des pistolets. Tous ces engins de douleur bondissent et retombent avec lui, le meurtrissent, le contusionnent, le blessent, si bien que plus d’une fois le but que se proposaient les juges-interprètes de cette justice du droit commun fut dépassé.
Dans les exécutions de ce genre, nul n’a le droit de se récuser. Le coupable, puni dans l’intérêt de tous, doit être puni par tous; le jugement rendu, chacun doit prêter main-forte, s’armer, et frapper en conscience, ou venir à son tour tenir un des coins de la couverte.
Tout le monde doit être également compromis. S’abstenir est considéré comme une trahison ou comme une lâcheté. Mais on ne laisse personne employer ce moyen facile de se mettre à couvert dans le cas où l’autorité voudrait à son tour juger les juges et exécuter les exécuteurs.
Seul, le camarade de lit du condamné est dispensé de frapper son compagnon, mais il doit assister au châtiment.
Il va sans dire qu’un homme jugé et puni par ses camarades est atteint d’une flétrissure dont il se lave difficilement.
Cette fois, après mûre délibération, il fut décidé que le voleur de pain passerait à la savate, et subirait sa peine le jour même.
—Ce soir, dit le plus ancien, trouvez-vous tous ici, le brigadier aura soin de sortir, et nous ferons ce que nous voudrons.
Un brigadier, en effet, ne pourrait assister à une scène pareille sans compromettre ses galons; mais, prévenu à temps, il a toujours soin, le moment venu, de s’absenter, par le plus grand des hasards.
C’est au régiment surtout que se pratique cette maxime de Napoléon le Grand: Il faut laver son linge sale en famille; et l’autorité militaire, qui repousse et défend les actes de justice sommaire, trouve bon en ces occasions de fermer les yeux.
Et bien elle fait. Le Code militaire ne plaisante pas, savez-vous? Cet homme qui a volé du pain, il irait aux fers: ne vaut-il pas mieux laisser les hussards le châtier eux-mêmes? La punition est moins forte, et elle porte mieux.
Aussi, de tous les colonels qui se sont succédé au 13e, aucun jamais n’a recherché les auteurs des quatre ou cinq exécutions qui y ont eu lieu; aucun n’a voulu savoir—officiellement, bien entendu—quel était le crime du coupable. Il ne voulait pas être, lui aussi, obligé de punir.
Au 13e, voyez-vous, il est rare, rarissime qu’il se rencontre un voleur. Il est vrai qu’il y a peu ou même rien à prendre. Mais si d’aucunes fois il s’en trouve un, on ne veut pas le reconnaître. Autant que possible, on évite de le faire passer en jugement. On s’en débarrasse comme on peut. On lui cherche une querelle d’Allemand, à propos de toute autre chose.
Et tenez, une fois, à Huningue, on prit sur le fait un sous-officier qui volait la montre de l’adjudant-major. Il avait commis bien d’autres détournements, il était impossible de ne pas l’arrêter, il fut mis en prison.
Il ne passa pas au conseil, pourtant. De l’aveu tacite du colonel, les sous-officiers se réunirent, et envoyèrent une députation au misérable.
On lui laissait le choix entre se brûler la cervelle ou passer à l’étranger.
Il préféra la dernière alternative. Alors, tous ses collègues se cotisèrent; et de même qu’ils lui avaient offert un pistolet et des balles, ils mirent à sa disposition une petite somme qui lui permit de gagner la frontière et de vivre quelque temps sans exercer son industrie.
Il fut jugé et condamné, c’est vrai—mais comme déserteur.
C’est qu’en cela le régiment est véritablement comme une famille bien unie, qui se croit atteinte par l’infamie d’un de ses membres, et qui fait tout au monde pour éviter que son déshonneur ne s’ébruite.
Et c’est là, sachez-le, ce qui fait la force de notre armée. C’est cette cohésion, cette solidarité qui la font invincible: tous se croient et se disent responsables de chacun.
On n’y peut pas être voleur, encore moins traître, encore moins lâche.
XXXIII
Tout se passa comme on en était convenu.
Après l’appel, le brigadier sortit pour une affaire urgente, et en moins d’un instant le voleur de pain fut saisi, déshabillé, et lié à un banc.
Alors tous les hussards, l’un après l’autre, le cinglèrent de trois vigoureux coups de courroie.
Les épaules du malheureux bleuissaient, il se tordait désespérément. Par instants une douleur plus forte que les autres lui arrachait un hurlement. Convaincus de leur bon droit, les soldats restaient impassibles.—Ils frappaient fort, mais froidement et sans colère, comme des justiciers.
Seul peut-être de la chambrée, où pourtant il n’était pas le seul engagé volontaire, Gédéon voyait ce spectacle avec horreur. Son cœur se soulevait de honte et de colère. Son tour venu:
—Non! s’écria-t-il, non, mille fois non, je ne frapperai pas.
Un murmure menaçant s’éleva.
—Je ne suis pas un bourreau, continua-t-il, écoutez-moi...
Alors, il entreprit un superbe discours pour prouver à ses camarades l’indignité de leur conduite; il parlait, sans comprendre que sa protestation était parfaitement ridicule, et qu’il prolongeait le supplice du malheureux dont il prenait la défense, et qui lui-même hurlait:
—Mais tape donc, s. n. d. D., et que ça finisse.
Déjà les imprécations de tous les hommes couvraient la voix de l’orateur. Plus impatient que les autres, un hussard, taillé en Hercule, marcha sur Gédéon, et lui mettant le poing sous le nez:
—Tu n’es qu’un propre à rien, lui cria-t-il, un pleurard, tu veux nous vendre.
Gédéon n’en entendit pas davantage. Il sauta à la gorge du hussard.
Il y eut, par ma foi, quelques bons coups de poing d’échangés, et Gédéon-Don-Quichotte allait, sans aucun doute, recevoir une superbe volée, lorsque son camarade de lit, qui jusque-là avait blâmé hautement sa conduite, l’arracha à ce danger.
—Assez d’épée d’Auvergnat comme ça, dit le vieux La Pinte; tout à l’heure vous vous arrangerez.
Le supplice s’acheva sans que personne songeât de nouveau à faire violence à Gédéon. Sa colère lui avait regagné l’estime générale, un instant perdue. On comprenait que, n’étant pas lâche, il ne pouvait être traître.
Lorsque l’homme fut détaché:
—Maintenant, mes enfants, dit La Pinte aux deux adversaires, vous ne pouvez en rester là. Il faut aller chez le chef vous faire porter pour un coup de sabre.
XXXIV
Lorsqu’une querelle s’est élevée entre deux hussards du 13e, et qu’ils veulent la vider sur le terrain, ils se font porter pour un coup de sabre.
C’est-à dire qu’ils vont ensemble chez le marchef de l’escadron et lui expliquent les motifs vrais ou faux de leur dispute. Le chef en prend note, et le lendemain, au rapport, soumet la demande au colonel, qui autorise ou défend le combat.
Le colonel du 13e aime trop ses soldats pour leur refuser jamais cette petite satisfaction.
Muni de son permis de duel pour le lendemain, Gédéon n’était pas sans inquiétude, mais il eût mieux aimé souffrir mille morts que d’en laisser rien voir. Et pourtant on eût été préoccupé à moins.
En dépit de sa réputation de Mortagne, c’est à peine s’il savait tomber en garde, et son adversaire pouvait être très-fort. Son camarade de lit, heureusement, entreprit de lui faire un peu la main, et, tout en lui démontrant un bon coup, lui rendit quelque assurance.
Au 13e les cavaliers fréquentent peu la salle d’armes, bien qu’elle soit obligatoire, pendant les trois premières années au moins, et qu’on leur retienne dix centimes par prêt pour les fournitures et la haute paye des prévôts.
Les hussards, qui ont toute leur journée prise pour le service des chevaux, ne peuvent aller à la salle d’armes que le soir; or, s’ils sont libres, ils aiment infiniment mieux se reposer sur leurs lits ou aller se promener, que d’ajouter une fatigue de plus à leurs autres fatigues.
Aussi, généralement, sont-ils beaucoup moins forts que les fantassins, dont l’escrime est à peu près la seule occupation et, avec la danse, le seul art d’agrément.
Pendant qu’il donnait à son bleu ces renseignements, La Pinte, qui avait été prévôt autrefois, essayait de l’initier à la science du maître d’armes, à cet «art difficile de donner sans jamais recevoir.» Les banquiers enseignent le contraire à leurs élèves. Il lui apprenait à donner et à parer les coups de tête, de flanc, de banderole, de manchette, et bien d’autres encore.
Car au 13e, l’épée et le fleuret ne sont pas admis pour les duels; les hussards, lorsqu’ils s’alignent pour se flanquer un coup de torchon, se servent toujours du bancal.
—Une arme effrayante, le sabre! pensait Gédéon, longue, large, pesante, bien tranchante, bien pointue, qui tombe comme une massue et coupe comme un rasoir!
Eh bien! non! le sabre est terrible, c’est vrai, son aspect est formidable, mais il est peut-être moins dangereux que l’épée, moins perfide que le fleuret; ces armes souples comme le serpent, acérées comme l’aiguille, qui vous tuent sans vous tirer une goutte de sang.
Avec le bancal, au moins, on voit sa blessure. Pas n’est besoin qu’un des témoins y vienne coller ses lèvres pour arrêter l’épanchement intérieur, elle saigne pardieu bien d’elle-même!
Voulez-vous des entailles et des estafilades? parlez-moi du sabre. Tudieu! quels beefsteacks il vous enlève, lorsqu’habilement manié il tombe sur une partie charnue.
—Et voilà pourquoi, conclut La Pinte, le bancal est pour un maladroit comme la meilleure des armes. Il ne te tuera pas en traître, comme un carrelet, tu auras le temps de le voir venir, et si tu es estropié, sois tranquille, tu le sentiras bien.
XXXV
Le lendemain, à la pointe du jour, Gédéon et son adversaire se rencontraient sur le terrain des manœuvres, théâtre ordinaire de ces expéditions. Ils étaient suivis de leurs témoins et assistés du maître d’armes.
Sans ce dernier, pas de duel autorisé au 13e. Arbitre absolu, il remplit les fonctions de juge ou maître de camp. Il décide des coups, et, le moment venu, déclare l’honneur satisfait.
Un homme charmant, le maître d’armes du 13e, et le meilleur tireur de contre-pointe de l’armée! Un bras de fer, des muscles et des jarrets d’acier, et quel coup d’œil!
Il faut le voir à sa salle, lorsqu’il a mis bas le dolman pour revêtir le plastron blanc, sur lequel brille un cœur écarlate. Sans peine et sans fatigue, il suit les cinq ou six leçons que donnent ses prévôts. Un joli coup se présente-t-il? crac, son épée étincelle comme l’éclair et arrive comme la foudre, à l’un, à l’autre. Il pare, riposte, attaque, il a dix engagements à la fois. Les scintillements des sabres et des épées font à son front comme une auréole, il est le dieu du fer.
On n’a vraiment à lui faire qu’un seul reproche. Lorsque lui-même daigne donner une leçon avec les sabres de bois d’étude, il prend un malin plaisir à faire de temps à autre pleuvoir une grêle de coups sur les doigts, les bras et les épaules de ses élèves trop lents à la parade.
D’ailleurs, d’une fabuleuse urbanité, d’une politesse méticuleuse, esclave des formes et des belles manières; beau diseur, démonstrateur prolixe et recherchant volontiers cette fine pointe qui jaillit dans la conversation comme l’éclair de l’épée.
Aimant l’art pour l’art, il ne comprend pas le duel entre deux maladroits. Il pleure encore un de ses amis tué dans une rencontre, moins parce qu’il est mort que parce qu’il a été mis bas par un de ces coups qui, sans être déloyaux, sont hors de toutes les règles—et ne devraient pas compter.
Lui-même a eu bon nombre d’affaires, car dans sa jeunesse il avait la tête près du bonnet de police, mais Gédéon ne lui en entendit jamais parler. A coup sûr il ne devait pas avoir tort. Demandez au premier hussard du 13e que vous rencontrerez, il vous affirmera que le maître d’armes du régiment est incapable de chercher une querelle à un enfant, et ne massacrerait pas une mouche de propos délibéré.
XXXVI
Il tombait, ce matin-là, une jolie petite pluie, bien fine, bien serrée, bien glaciale.
—Habit bas! commanda le maître d’armes.
Alors, tandis que Gédéon et son adversaire se mettaient en tenue de combat, il appela leur attention, par quelques paroles bien senties, sur l’avantage immense des armes, qui substituent l’adresse à la force, et égalisent les chances entre le fort et le faible. En terminant il leur recommanda d’éviter autant que possible le coup de pointe.
Au 13e, en effet, dans les duels ordinaires, le coup de pointe n’est pas admis. Si, emporté par l’ardeur de la lutte, un des combattants se fend la pointe en avant, le maître d’armes, qui a une épée à la main pare le coup, et le coup est jugé nul.
Le colonel permet l’estafilade, mais il ne veut pas, autant que possible, la mort du hussard, excepté dans les cas très-graves—fort rares au régiment.
Après ça, on peut fort bien être descendu par un coup de banderole. Essayez.
Lorsque Gédéon se vit le torse nu devant le grand sabre de son adversaire, il sentit courir dans ses veines ce petit frisson taquin qu’une fois au moins en leur vie ont connu les plus braves.
—Suis-je niais! se disait-il; bien évidemment une chemise ne serait pas un bouclier, eh bien! il me semble que le plus léger tissu sur mes épaules me donnerait de l’assistance.
Les adversaires étaient placés, les fers croisés.
—Partez! dit le maître d’armes.
Gédéon avait recouvré tout son sang-froid. Tant bien que mal il para les trois ou quatre premiers coups. Il voulut alors attaquer à son tour, se fendit, et... le sabre de son adversaire lui dessina proprement sur le bras un magnifique chevron de quinze centimètres.
—Assez! prononça le maître d’armes en relevant les sabres.
Et il engagea les combattants à se donner une poignée de mains «loyale et sincère,» et l’accolade fraternelle, gage d’oubli des «torts de l’un et de l’autre et réciproquement.»
—Parce que, ajouta-t-il, entre deux braves qui ont croisé le fer, et se sont mutuellement donné des preuves de courage, il doit y avoir amitié à la vie à la mort.
Donc, on s’embrassa, et une goutte à la cantine acheva l’œuvre de réconciliation si heureusement commencée par le bancal.
XXXVII
D’un coup d’œil, le docteur jugea la blessure de Gédéon.
—Ce n’est rien, lui dit-il, dans huit jours, il n’y paraîtra plus; rendez-vous à l’infirmerie.
C’est une vaste chambre, située dans le coin le plus reculé du quartier, et qui ressemblerait à toutes les chambrées, n’était son aspect lugubre. Elle est bien plus malpropre aussi, et au parfum du bivac se mêlent d’horribles émanations pharmaceutiques.
Prison pour prison, Gédéon regretta la salle de police.
A l’infirmerie commande et règne despotiquement le chirurgien-major. Là il purge, déterge et vaccine à son gré, pour le plus grand désespoir de ses malades.
Je ne dirai pas qu’il y taille et qu’il y rogne, ce serait exagérer. Tous les hussards un peu gravement atteints sont envoyés à l’hôpital, le docteur ne se réserve que les indispositions très-légères, les contusions, les luxations, les foulures simples, les petites coupures, et les clous, qui sont sa spécialité.
Gédéon ne sut jamais le nom du chirurgien du 13e hussards.
On l’appelait le docteur Ipéca.
Sans doute à cause de sa drogue favorite, l’ipécacuana, panacée universelle, à son avis, dont il use et abuse dans de fabuleuses proportions.
Cette plante rubiacée et le bistouri composent tout son arsenal de guérisseur. Souvent il laisse le choix au patient. Dans les cas graves, il emploie les deux.
Maintes fois Gédéon lui entendit affirmer que pas un malade n’est dans le cas de résister à ce traitement. On aime à le croire sur parole.
Rarement il lui est arrivé de se tromper, sauf peut-être lorsqu’il enfonçait son bistouri dans une tumeur, croyant panser un furoncle, ou lorsqu’il s’obstinait à traiter par l’ipécacuana, pour des coliques de miserere, un pauvre diable qui avait une côte enfoncée.
Il n’en est pas plus fier pour cela, et n’en fait pas plus un vain étalage de science. On dit seulement qu’en secret il est jaloux du vétérinaire, qui possède une recette infaillible contre certaines affections dont moururent autrefois, à ce qu’assure Voltaire, deux parentes de l’homme aux quarante écus.
La grande prétention du docteur Ipéca est d’éventer toutes les ruses que peuvent imaginer les hussards paresseux afin de se faire passer pour malades.
Sa méthode à ce sujet est d’une simplicité admirable, il nie toutes les maladies qu’il ne voit pas de ses yeux. Les troupiers qui savent cela lui en font voir de toutes les couleurs.
De plus, il n’admet pas qu’un homme puni puisse ne pas se porter très-bien. Inutile donc, à moins d’avoir une jambe cassée ou quelque chose d’aussi apparent, d’aller le consulter lorsqu’on est à la salle de police.
A tous ceux qu’il soupçonne vouloir mettre sa science et sa perspicacité en défaut, il inflige une dose d’ipécacuana et quatre jours de salle de police.
Jamais, dans aucun régiment, les soldats n’ont joui d’une aussi florissante santé qu’au 13e.
A ses moments perdus, le chirurgien-major s’occupe de statistique: il a calculé le nombre de bras et de jambes qui ont été authentiquement cassés dans les combats européens depuis cent ans. Il a trouvé qu’en moyenne, dans une bataille rangée, il n’y a guère plus d’un homme et quart de tué par mille balles tirées. Enfin, c’est lui qui répétait avec variante cet axiome d’un instructeur de Saint-Cyr:
—Quand un boulet pénètre dans les rangs ennemis, et qu’il tue treize hommes, on ne peut rien lui demander de plus; il a donné tout son rendement.
XXXVIII
Le personnel de l’infirmerie se composait, lorsque Gédéon y fut admis, de quatorze malades, dont neuf engagés volontaires.
L’infirmerie, pour ces jeunes seigneurs, troupiers par coups de tête, est une maison de repos, un séjour béni exempt de corvées, et de grand cœur ils y élisent domicile, surtout pendant les mois d’hiver.
Et pourtant, les heures s’y traînent lourdes et monotones, car il est formellement interdit de communiquer avec le dehors, interdit de sortir, ne fût-ce que pour un quart d’heure.
On y tue le temps comme on peut. La pipe et les cartes sont les principales distractions. Les fonds sont-ils en hausse, on fait un peu de contrebande. Le brigadier qui veille aux portes de l’infirmerie n’est pas féroce à ce point d’empêcher l’introduction de quelques bouteilles de vin on d’une bouteille de schnick.
On se couche avec la nuit. C’est le moment de la causerie. L’orateur de la troupe raconte ses plus belles histoires: Les aventures du soldat La Ramée avant et après son congé, ou les Amours de la fille du vieux général, ou encore, les Voyages et souffrances d’un malheureux régiment de cavalerie qui, pour avoir laissé brûler son quartier, fut condamné par un conseil de guerre à marcher pendant cinq années, nuit et jour, sans s’arrêter jamais, sauf pour faire boire les chevaux.
Épopées étranges, où se mêlent et se confondent des traditions populaires de toutes les provinces de France, travesties, mais fort reconnaissables encore sous leur déguisement militaire.
Le Normand a fourni le plan de ces histoires, le Breton y a glissé quelques-unes de ses légendes fantastiques, l’élément dramatique revient de droit à l’ouvrier des grandes villes, le Provençal enfin y a mis pour sa part l’esprit, la gaîté et les jurons.
Le tout forme quelque chose d’assez indescriptible. Mais ces histoires peuvent atteindre les dernières limites du grotesque, surtout racontées par un Alsacien, qui, voulant donner à son récit plus de couleur locale, fait d’héroïques efforts pour imiter l’inimitable assent des pays de l’ail.
Gédéon, à son entrée à l’infirmerie, fut salué comme un héros. On lui adjugea d’emblée la place d’honneur au coin du poêle. Il rougissait presque du peu de gravité de sa blessure.
Il ne devait pas tarder à s’apercevoir qu’il était encore un des plus malades.
—Auriez-vous une brosse un peu dure? lui demanda le soir même son plus proche voisin.
—Certes! en voici une.
—Ah! merci mille fois! j’en avais, voyez-vous, le plus grand besoin.
—Quoi! à cette heure, pensait Gédéon; que prétend-il donc faire?
Mais déjà ce malade se livrait à une occupation vraiment singulière. Il avait pris la brosse, et, avec une persévérance acharnée, s’en frappait la jambe à petits coups répétés, un peu au-dessous du genou. Cette place rougissait et enflait à vue d’œil.
—Quelle diable de folie vous prend donc? dit Gédéon.
L’autre le regarda d’un air comiquement surpris.
—Quoi! vous ne voyez pas que je renouvelle mon coup de pied de cheval!
Il avait quitté la brosse. Armé d’une cuiller d’étain, il s’en frottait avec non moins d’acharnement. Au bout de cinq minutes de cet exercice:
—Regardez, dit-il à Gédéon. Comment trouvez-vous ma blessure?
C’était à n’y pas croire. La jambe s’était tuméfiée et avait pris, à l’endroit attaqué, des tons violacés et noirs effrayants de vérité. On eût dit une contusion des plus dangereuses.
—Et voilà!... s’écria avec orgueil le faux malade. A moi le pompon pour le coup de pied artificiel! Enfoncé le docteur Ipéca!
—C’est merveilleux! murmura Gédéon abasourdi.
Chacun alors de montrer sa merveille à un bleu si naïf, que l’art de tirer une carotte de longueur lui était encore inconnu.
L’un était propriétaire d’une jolie entorse numéro un, fabriquée avec une forte bande de toile et de la ficelle un peu mince. L’autre, au moyen d’une solide ligature un peu au-dessous de l’épaule, trouvait le moyen, tous les matins, de se donner une fièvre de cheval. Le troisième, profitant de sa mine pâle et allongée, crachait un peu de sang à l’heure de la visite.
Enfin il y en avait un qui avait réussi à se rendre malade pour tout de bon en s’amusant à avaler du tabac.
—C’est très-joli, dit Gédéon, mais le chirurgien-major ne s’aperçoit donc de rien?
—Il ne pince que les imbéciles!
—Quand une mèche est éventée, on sait trouver autre chose.
—Nous sommes plus malins que lui.
Je le dis à regret, mais au 13e hussards il y a une foule de malins de ce genre, tristes troupiers dont le rêve est de battre leur flemme, c’est-à-dire de ne rien faire.
Ils ont élevé la carotte à la hauteur d’une institution.
Ils glissent comme des anguilles entre les mains des brigadiers de semaine. On est sûr de ne jamais les trouver quand on en a besoin. On les appelle, ils fuient, ils se la cavalent. Ils coupent à toutes les corvées. En un mot, ils passent leur vie à éviter tout service, autrement dit, à tirer au grenadier.
Leur grande ressource, lorsqu’ils sont traqués, est la maladie. Qu’y faire? Les hussards le savent si bien qu’ils ont appelé la sonnerie qui chaque matin annonce la visite du docteur, la sonnerie des carottiers.
La carotte, au 13e, a ses victimes et ses héros. Celui-ci, en cinq ans, a réussi à ne faire que dix-neuf demi-journées de service; cet autre, depuis trois ans, a été promené d’eaux en eaux pour un mal qu’il n’eut jamais.
Enfin on en cite trois morts de maladies qu’ils n’avaient pas.
—Fort bien! dit Gédéon en s’endormant; il paraît que je suis ici dans une succursale de la Cour des miracles.
XXXIX
Comme Gédéon sortait guéri de l’infirmerie, son marchef le fit appeler et lui remit deux lettres qui lui étaient adressées.
L’une venait du père du jeune hussard, l’autre portait le timbre de Saint-Urbain même.
Voici ce qu’écrivait M. Flambert: