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Le 13e Hussards, types, profils, esquisses et croquis militaires... á pied et á cheval

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«Mon cher fils,

«C’est avec douleur, et bien malgré moi, que je t’ai laissé t’engager. Que n’as-tu, lorsqu’il en était temps encore, écouté mes sages conseils? Enfin, tu l’as voulu. Tu as pris un parti; en changer serait de la versatilité. Dans ton intérêt, je ne t’en faciliterai pas les moyens. Gagne l’épaulette, ainsi que tu me l’as promis, alors seulement je te verrai revenir près de moi avec bonheur...»

Heureusement un billet de cent francs était joint à cette lettre; il calma un peu la colère de Gédéon.

—Gagne l’épaulette, murmurait-il, gagne l’épaulette!... Mon père en parle bien à son aise; ne dirait-on pas, à l’entendre, que c’est aussi simple que de gagner une demi-douzaine d’oublies au tourniquet? Enfin, nous verrons bien.

La seconde lettre n’avait que ces cinq lignes:

«Mon bon Gédéon,

«Depuis ton départ, je ne dors plus. Je me suis dit: Il faut que je le voie en soldat; doit-il être beau! Alors j’ai fait des économies pour le voyage, et me voici. J’attends à l’hôtel des Postes que tu viennes embrasser...

«Ta Justine.»

—O bonheur! s’écria Gédéon, transporté jusqu’au lyrisme. O Justine, ange de dévouement! Tu seras une étoile de mon ciel, le rayon de soleil de ma nuit profonde, la goutte d’eau dans mon désert.

Et il courut à la chambrée pour s’habiller et sortir.

Horrible déception! il venait d’être désigné pour prendre la garde d’écurie.

Il se lamentait et se désolait le plus inutilement du monde, maudissant la discipline, le 13e régiment et l’armée tout entière, lorsqu’un hussard s’approcha:

—Voulez-vous que je prenne à votre place la garde d’écurie?

—Est-ce une raillerie cruelle? demanda l’infortuné; vous moquez-vous de moi? est-ce permis?

—Le brigadier de semaine ne refuse jamais ces permissions-là, c’est admis.

—Et vous auriez ce dévouement?

—Oui, pour quinze sous. C’est le prix: trouvez-vous ça trop cher?

—Trop cher!... O le meilleur de mes amis! s’écria Gédéon, trop cher! mais tu ne vois donc pas que je te donnerais la moitié de mon existence si tu me la demandais.

—Je préfère quinze sous.

—Tu en auras trente, et ma reconnaissance éternelle..., et la goutte par-dessus le marché.

Tout bien convenu, Gédéon, muni d’une permission de pansage, prit sa course dans la direction de l’hôtel des Postes. Ce n’était plus des éperons qu’il portait aux talons de ses bottes, c’était des ailes.

XL

Gédéon couvrait de baisers brûlants les mains mignonnes et le cou charmant de mademoiselle Justine, la plus jolie, sans comparaison, de toutes les grisettes de Mortagne.

—O ma divine amie, jamais je ne t’avais vue si admirablement belle!

—Mon pauvre Gédéon! sais-tu que tu es affreux ainsi.

—Oui, tes yeux me semblent plus bleus, tes dents plus blanches, tes lèvres plus roses...

—Pourquoi donc as-tu coupé tes cheveux?

—C’est l’ordonnance... Mais laisse-moi plutôt te répéter encore...

—Je te trouve l’air tout ahuri.

—C’est le bonheur!... Combien, depuis notre séparation, le temps...

—Tu crois, bien vrai?

—Quoi?

—Que c’est le bonheur qui te donne cet air?

—Puisque je te le dis... Le temps écoulé loin de toi...

—Je ne sais pas, je me trompe peut-être, mais il me semble... je sens... tu as une odeur...

—Ce sont les basanes de mon pantalon... la moindre des choses... Loin de toi m’avait semblé long.

—Gédéon!

—Justine!

—Ah! mon ami! comme je t’aimais mieux en civil!

—En pékin! c’est que tu ne t’y connais pas. Voyons, admire un peu mon dolman, mes broderies d’or, ma ceinture de soie. Regarde mon sabre et ma sabretache. Vois-tu, j’ai des éperons...

—Ah! l’uniforme ne te va pas... Oh! mais, là, pas du tout.

—Tu crois? C’est que je suis à pied. Mais demain, si tu le veux, il te sera donné de me voir à cheval, tu pourras venir sur te terrain de manœuvres; je suis superbe lorsque je trotte en cercle, je suis devenu un très-bon écuyer. A propos, sais-tu, je me suis battu en duel, j’ai failli être tué...

—Malheureux!

—Ah! tu m’aimes toujours, tu as pâli. Vivat! aimons-nous encore comme autrefois; il y a du champagne à Saint-Urbain, et j’ai de l’or dans ma poche.

—Tu as fait des économies sur ta paye?

—Mon enfant, la patrie ne m’accorde que cinquante centimes tous les cinq jours.

—Ce n’est pas beaucoup.

—Sur lesquels on me retient deux sous pour la salle d’armes et un sou pour le cirage: reste sept, que j’abandonne généreusement à mon camarade de lit.

—Comment! tu es encore simple soldat! on disait à Mortagne que tu étais gradé.

—Cela viendra, ô ma douce amie! mais, en attendant, c’est à toi seule que je veux devoir tous mes grades. Je vais faire monter à dîner, car j’ai un appétit d’enfer, et du vin de Champagne. Nous allons oublier la terre. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Gédéon oublia si bien ce bas monde, qu’il ne se souvint même plus qu’il était soldat. Vainement pour lui sonna la retraite, puis l’appel, puis l’extinction des feux.

Il était deux heures du matin lorsqu’il frappa à la porte du quartier.

Le marchegis de garde, qui était un peu de ses amis, le reçut à merveille et le conduisit tout droit à la salle de police, sur l’ordre de l’adjudant-major, qui lui avait flanqué quatre jours d’ours pour avoir été porté manquant à l’appel du soir.

C’est sur la planche si dure du lit de camp que Gédéon dut achever son beau rêve. Il s’en aperçut à peine: on rêve si fort à vingt ans.

XLI

Savoir à cent pas de soi une femme qu’on adore, et ne pouvoir la rejoindre! brûler du désir de s’élancer vers elle, et se sentir prisonnier! entendre sonner l’heure du rendez-vous, et être consigné au quartier!

O Dante! tu as oublié ce supplice parmi tous les supplices de ton enfer.

Le lendemain de son escapade, Gédéon n’avait plus qu’une seule pensée: sortir! Comme une âme en peine, il rôdait autour de la porte du quartier.

Mais hélas! sur le seuil de cette porte fatale, le marchegis de planton fume, du matin au soir, d’éternelles cigarettes. Il sait le nom de tous les hommes punis, il a la liste dans sa poche et l’a dans la tête. Sortir sans se présenter à lui est défendu—et impossible.

Gédéon, encore naïf, ne savait comment faire. Ah! s’il l’eût su, avec quel bonheur il se fût évadé, au mépris de toute discipline, bravant même la prison.

Après tout, qu’est-ce, la prison? la même chose exactement que la salle de police, si ce n’est qu’au lieu d’être enfermé la nuit seulement, on est sous clef nuit et jour.

Ah! la prison! la belle affaire pour un hussard du 13e lorsque sa belle l’attend!

Pendant les deux premiers jours, Gédéon n’imagina que des expédients impraticables pour s’évader; toutes ses entreprises échouèrent avant même qu’il y eût tentative d’exécution.

Le troisième jour enfin, il put se glisser parmi les hommes qui chaque matin vont aux provisions et font ce qu’on appelle la corvée des vivres.

Perdu au milieu d’eux, il put franchir le seuil du quartier, sous le nez même du marchegis de planton, à la moustache du capitaine adjudant-major.

Au premier coin de rue il s’esquiva adroitement, gagna du terrain, et bientôt après, tout essoufflé, palpitant, le cœur bondissant de joie, il frappait à la chambre qu’occupait, à l’hôtel des Postes, mademoiselle Justine.

Un officier—le lieutenant même de son peloton—vint ouvrir.

Il est impossible de rendre les mille douleurs qui déchirèrent le cœur de l’amant infortuné: honte, jalousie, stupeur, colère.

—Madame n’y est pas, dit le lieutenant d’un ton goguenard.

—C’est que, balbutia Gédéon, je croyais... je voulais... je...

—Elle ne reviendra pas de longtemps, continua l’officier, c’est moi qui vous le dis.

Et il referma la porte.

Oh! cette porte maudite, comme il eût voulu pouvoir la jeter bas! Il le tenta, elle tint bon. Il dut renoncer à cette satisfaction d’écraser l’ingrate, l’infidèle sous le poids de ses mépris. Dans son désespoir, il essaya de s’arracher les cheveux; mais ils étaient coupés en brosse, et si courts, que cette ressource même, consolation suprême des désolés, lui fui aussi refusée.

Longtemps, l’œil hagard, les poings crispés, il se promena devant le grand portail de l’hôtel des Postes. Il roulait en son cœur les plus sinistres projets de vengeance. Il ne souhaitait rien moins que de passer son sabre au travers du corps de son officier.

—A qui donc en veut ce hussard à l’air menaçant? se demandaient les postillons, les palefreniers et les portefaix qui passent leur vie assis sur les bancs qui ornent la façade de l’hôtel; on dirait qu’il veut faire quelque mauvais coup.

Le mouvement, le grand air, la réflexion calmèrent un peu le triste ami de la trop légère Justine. Il finit par se rendre compte de son impuissance, et se dit que la traîtresse n’était pas digne de sa colère, qu’il lui avait fait trop d’honneur en s’exposant pour elle aux rigueurs de la discipline militaire.

Drapé dans sa tristesse, la tête courbée sous l’affront, plongé dans les plus amères pensées, il reprit à pas lents le chemin du quartier. Il avait oublié que, sorti en fraude, il devait, pour n’être pas découvert, prendre en rentrant les plus grandes précautions.

A la vue du quartier seulement, toute sa raison lui revint; avec la raison, la prudence. Trop tard. A trois pas de lui était l’adjudant-major, celui-là même qui lui avait infligé sa punition.

Il voulut s’échapper; il prit la fuite, espérant n’avoir pas été reconnu. Fatalité! dans sa course il perdit son schako, et cet accablant témoignage resta aux mains du capitaine, comme une irrécusable pièce de conviction.

Le numéro matricule n’est-il pas au fond de chaque couvre-chef? et le numéro matricule, c’est l’homme.

Si Cendrillon, après avoir perdu sa pantoufle, resta trois mois sans pouvoir remettre le pied dessus, si le prince qui avait trouvé ce bijou de chaussure fut obligé d’avoir recours à la quatrième page des journaux et au tambour de ville, c’est qu’on avait oublié de l’estampiller d’un numéro matricule.

Au 13e, les objets égarés ont vite retrouvé leur maître. Aussi les hussards qui sortent en fraude ont bien soin de ne rien laisser traîner après eux. Les plus malins, lorsqu’ils s’esquivent, poussent la prévoyance jusqu’à emprunter le képi d’un camarade, afin de se ménager un alibi en cas de malheur.

Pour Gédéon, il n’y avait pas d’alibi possible. Lorsqu’il se présenta au quartier, après une course bien inutile, les portes de la prison s’ouvrirent pour lui à deux battants.

Quand il se vit seul entre quatre murs, ne sachant même pas quel serait le terme de sa captivité, il eut comme une velléité d’en finir du même coup avec le régiment et avec la vie. N’avait-il pas au côté son fidèle bancal! Il pensa fort à propos que ce serait peut-être une sottise et qu’il devait vivre pour se venger.

Il chercha une distraction moins dangereuse, et, pour user le temps, il s’amusa à compter les boutons de son dolman. Il y en avait cent quatre-vingt-dix sept.

Se souvenant qu’il était obligé de les astiquer, il trouva que c’était beaucoup.

XLII

Gédéon en prison songeait.
Or, que faire, en prison, à moins que l’on ne songe?

Apprivoiser les rats et les souris, ou enseigner le solfège à des araignées mélomanes? Il faut bien de la patience. Creuser un souterrain, comme l’abbé Faria, ou tisser des échelles en effilant son mouchoir? C’est bon, tout au plus, pour des prisonniers à perpétuité, et Gédéon avait la conviction que, dans l’intérêt même de son cheval, on lui rendrait bientôt la clef des champs... et de l’écurie.

Gédéon songeait donc. Il cherchait le pourquoi et le comment des choses qui n’en ont jamais eu et n’en auront jamais.

—Pourquoi diable! se disait-il, Justine a t-elle fait soixante lieues précisément pour venir ici me jouer un tour pendable? elle eût mieux fait de ne pas se déplacer. Pourquoi, elle qui m’adorait pékin, ne m’aime-t-elle plus hussard? Ce n’est pas l’habit qui fait l’amoureux. Pourquoi, si elle a des préventions contre l’uniforme me trompe-t-elle pour un autre uniforme? Tout cela n’est pas logique. Le lieutenant, c’est vrai, n’a pas de basanes à son pantalon, mais est-ce une raison suffisante? Il faut que l’épaulette ait pour les femmes des prestiges dont je ne me rends pas compte.

Vers le soir, on apporta au prisonnier sa soupe et un pain de la munition. Son camarade de lit s’était chargé de cette corvée pour avoir occasion de le voir et de lui être utile.

—Prends garde à la gamelle, lui dit-il à demi-voix, ce n’est pas de la soupe qui est dedans, c’est du vin. Tu trouveras un jambon dans ton pain.

Gédéon serra affectueusement la main du vieux troupier. Ces attentions, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, le louchaient profondément.

—Je ne t’ai pas apporté de tabac, ajouta La Pinte, vu que le brigadier d’ordinaire n’a pas encore fait le prêt.

—Voici de l’argent, dit Gédéon, tâche de me faire passer des cigares.

—Tu en auras. Mais faut croire tout de même que ce matin tu étais paf ou maboul—ivre ou fou—que tu t’es fait pincer par le capitaine.

—Je ne savais ce que je faisais.

Et l’amant de mademoiselle Justine fit le déchirant récit de ses infortunes.

—Une particulière sous jeu! exclama La Pinte; connu, je m’en doutais. Si tu veux m’en croire, ouvre l’œil, et le bon; après ce qui s’est passé, renonces-y.

—Jamais!

—Alors tu peux faire ton paquetage pour biribi, et dire au chef de préparer ton folio de punitions, vu que ton compte est réglé d’avance.

—Et pourquoi, s’il te plaît?

—Parce que, voilà: le lieutenant tient à la particulière, ou il n’y tient pas.

—Rien de plus juste.

—S’il y tient, naturellement il tombera jaloux de toi, et pour que tu ne l’embêtes pas, il te collera au bloc plus souvent qu’à ton tour.

—Et s’il n’y tient pas?

—Oh! alors, c’est différent, il te bloquera la même chose. C’est pour te dire que tu aurais tort de te crever la cocarde à penser à une pas grand’chose.

—A tout prix, cependant, je veux lui faire parvenir une lettre.

—Toi, dit La Pinte, d’un ton de commisération, tu ne seras jamais seulement hussard de première classe. Enfin, ça te regarde. Marque-lui ton ordre du jour sur un bout de papier: elle l’aura, je m’en charge.

Gédéon arracha un feuillet de son calepin et écrivit à la traîtresse un billet de onze lignes: quatre pour l’accabler des plus sanglants reproches, sept pour lui laisser entrevoir la probabilité d’un pardon généreux, si elle avait la bonne pensée de l’implorer.

L’épître commençait ainsi: «C’est du fond d’un cachot humide...»

Le lendemain, grâce à un prétexte ingénieux, La Pinte put pénétrer dans la prison.

—Eh bien, demanda Gédéon, dès qu’il l’aperçut, que t’a-t-elle dit?

—Je n’ai pas vu la particulière, ce n’est pas elle qui m’a ouvert la porte.

—Quoi! toujours le lieutenant?

—Oh! non, aujourd’hui c’était le capitaine du 2e escadron.

—La malheureuse! s’écria Gédéon, elle monte en grade!...

XLIII

Tout le jour, Gédéon fumait; quand il ne fumait pas, il dormait.

Dans les intervalles, il écrivait à son père que, plutôt que de rester soldat, il était décidé à se faire sauter le caisson.

Le complaisant La Pinte usait ses bottes à porter des lettres non affranchies.

Eh bien, en dépit de toutes ces distractions, diversifiées encore par quelques gouttes introduites en fraude, Gédéon en était réduit à s’avouer qu’une quinzaine de prison est terriblement dure à tirer, lorsque la Providence qui avait, pour cette fois seulement, emprunté les épaulettes de l’adjudant-major, lui envoya un compagnon.

—Ouf!... s’écria le nouveau venu, lorsque la porte se fut refermée, me voilà tranquille pour un mois.

—Comment! dit Gédéon, vous avez un mois de prison, et vous vous réjouissez!

—Et beaucoup, encore, répondit cet effronté; plus de service, vivat!

Celui-là encore était un engagé volontaire, mais de vieille date. Il passait au 13e pour une forte tête, et devait à ses aventures une grande célébrité.

En cinq ans, il n’avait pas changé de corps moins de onze fois. Tour à tour dragon, lancier, chasseur, spahis même, il était enfin venu s’échouer dans les hussards, où, depuis son arrivée, il faisait le désespoir de tous les officiers de son escadron.

Déjà il avait fait l’impossible pour quitter le 13e, et, désespérant d’y réussir, il travaillait de son mieux à se faire envoyer aux compagnies de discipline, histoire de changer un peu.—Il était d’ailleurs en fort bon chemin pour cette dernière destination.

Du matin au soir, il criait contre la discipline du 13e.

A l’entendre, c’était le plus dur des régiments de l’armée française. Il ne parlait que d’un ton enthousiaste des autres corps où il avait servi. Là, au moins, il n’y avait rien à faire: les chevaux se pansaient seuls, la salle de police n’existait que de nom, les officiers fraternisaient au cabaret avec les simples troupiers, les alouettes, enfin, tombaient plumées, rôties et bardées de lard dans la marmite.

Malheureusement pour ce hardi conteur, ses assertions se trouvaient en contradiction flagrante avec son folio de punitions, ce dossier irrécusable qui suit le troupier dans toutes ses pérégrinations.

Le militaire modèle doit avoir son folio blanc, ou à peu près. Celui de ce vilain soldat, chargé outre mesure, témoignait hautement que partout et toujours il avait été la clef de voûte de la salle de police.

Il est vrai que les troupiers ignoraient généralement ce détail; et deux ou trois pauvres diables, convaincus par l’éloquence de ce bohème de l’armée, avaient cassé leur fusil, pour quitter au plus vite un régiment de malheur, et aller goûter dans un autre corps les délices d’une discipline plus douce.

C’est la mode au 13e. Quand un hussard s’ennuie par trop, il brise une de ses armes. Il passe alors au conseil de guerre, est condamné à six mois de détention, et de là envoyé au bataillon:—c’est réglé comme le papier du chef de musique.

Il y a des années où, dans certains régiments, il y a comme des épidémies; tout le monde veut casser son fusil.

Cependant, pour en revenir au compagnon de Gédéon, plein de hardiesse lorsqu’il s’agissait des autres, il était pour lui-même assez prudent. Protégé de très-haut, connaissant sur le bout du doigt ce qu’il pouvait faire à peu près sans se compromettre, il ne dépassait pas certaines limites.

—Sacrebleu! dit-il à Gédéon, on est heureux ici; rien à faire! Quand les autres, las de pivoter, veulent battre leur flemme, ils vont à l’hôpital: moi je préfère la prison.

—Je dois avouer, soupira Gédéon, que je n’aime ni l’un ni l’autre.

—Peuh!... reprit l’autre, vous êtes encore de votre village, vous.

Alors, ce hussard peu scrupuleux entama les théories les plus subversives.

—Vous croyez encore au vertus champêtres des troupiers, vous, allons donc! Le mérite au régiment est de savoir tirer sa paille. Tout est là. Il s’agit de faire le moins possible, tout en ayant l’air d’agir beaucoup. Moins on pivote, moins on a de chances d’être puni. Et à tout prendre, j’aime mieux être bloqué pour n’avoir rien fait, que pour avoir fait mal.

—Pardieu! dit Gédéon, j’admire votre système...

—Bast! c’est celui de tout le monde. Ces vieux hussards que vous voyez chevronnés jusqu’au col, ornés des galons de cavalier de première classe, que sont-ils? D’adroits carottiers. En voilà qui ont le chic pour couper à toutes les corvées. On veut leur faire prendre leur tour, crac, ils se dérobent. Aussi, jamais une punition... et on les appelle bons soldats. Vous connaissez le proverbe: Le soldat est comme son pompon, plus il est vieux, plus.....

—Je sais, je sais, interrompit Gédéon.

—Eh non! vous ne savez pas. Plus il est carottier... C’est ici comme ailleurs, l’adresse est tout. Voulez-vous monter en grade?

—Merci, je préférerais m’en aller.

—Quoi! vraiment? Mais c’est très-simple, cassez votre fusil. Ah! il y a longtemps que j’ai envie de prendre ce parti. On est si bien en Afrique, au bataillon, pas de manœuvres, rien, place-repos, tout le temps.

—Pardieu! que n’y allez-vous?

—Mes parents m’en empêcheraient. Ils arrêteraient la chose, car ma famille est très-influente. J’ai mon oncle général, mon cousin député, mon beau-frère millionnaire... je serais très-protégé, si je le voulais. Il me serait très-facile d’être au moins sous-lieutenant à cette heure. Et même si un officier m’embêtait trop, je pourrais lui faire flanquer sur les doigts.

—Oh! je vous sais par cœur, répondit Gédéon en riant, vous êtes l’engagé volontaire qui a des protections: connu!

—Certainement, dit l’autre, j’ai des protections; après?

—Rien. Sinon que vous devriez bien me les prêter, pour me tirer de prison d’abord, du régiment ensuite!

XLIV

En sortant de prison:

—Il faut, dit Gédéon, d’un ton décidé, à son camarade de lit, il faut que j’aille moi-même relancer Justine.

—Malheureux! s’écria La Pinte épouvanté. Ne fais pas ça, ou ton avancement est perdu.

—Je me moque de mon avancement.

Contre l’entêtement du jeune hussard, toutes les bonnes raisons du vieux troupier vinrent se briser. Désespéré, il appela à son aide les galons et l’éloquence du brigadier Goblot, lequel avait Gédéon en haute estime et en grande amitié.

Il lui exposa la question. Le brigadier hocha gravement la tête.

—Que vous avez tort, subséquemment, june homme, dit il à Gédéon, de vous cabrer et de ruer à la botte quand votre ami il vous explique ses raisons.

—Ah! vois-tu! fit La Pinte.

—Cependant, essaya Gédéon...

—Qu’il n’y a pas de cependant. Chacun, je le sais, il est né pour une chacune, mais il n’y a qu’un civil ou un musicien d’infanterie qui soient dans le cas de regretter une particulière, vu qu’ils ont assez de peine à en conter à la beauté. Un hussard du 13e doit se contenter de toutes les chacunes de chacun sans avancement au choix, et uniquement par rang d’ancienneté.

—Je comprends très-bien, répondit Gédéon, mais néanmoins...

—Nonobstant taisez-vous, et tâchez de prendre modèle sur votre brigadier. Quand un hussard du 13e il est dans votre cas, et qu’il veut faire une connaissance, il n’a qu’à prendre son sabre et son schako, et à sortir; toutes les particulières elles viennent lui manger dans la main.

—Hélas! soupira Gédéon, qui se souvenait du peu d’effet produit dans les rues de Saint-Urbain par son uniforme, vous parlez pour vous en ce moment.

—Mais non, répondit le brigadier Goblot en se déhanchant agréablement, mais non. Votre tour viendra, june homme, pour l’instant vous êtes trop nouvellement immatriculé. Nonobstant, vu mon amitié pour vous, je veux vous faciliter, pour ce qui est en dehors du service, les agréments de la vie. Donc subséquemment, je vous présenterai ce soir dans une société.

—C’est cela, exclama La Pinte.

—Donc je vous consigne au quartier pour jusqu’à ce soir, que vous aurez l’avantage d’avoir celui de nous offrir la moindre des choses à votre camarade de lit et à moi.

Le brigadier Goblot n’avait qu’une parole.

Itérativement, le pansage fini, il vint prendre le jeune hussard et son camarade de lit, et les conduisit à un affreux petit cabaret situé à l’extrémité du faubourg militaire de Saint-Urbain.

—Qu’on nous serve à dîner, dit en entrant le brigadier, qui s’était chargé de faire la carte, sinon de la payer, et pas de vin de fantassin, surtout!

On apporta des litres, et Gédéon eut cet insigne honneur d’être présenté à des particulières qui, de l’avis du brigadier Goblot, n’étaient pas démouchetées.

XLV

Ces beautés étaient les particulières en pied du 13e hussards—les beautés officielles.

Pauvres filles! un jour, le régiment passait, musique en tête, elles l’ont suivi, sans savoir pourquoi. Tout comme Chamboran, ce barbet à l’œil intelligent que vous avez remarqué, accroupi à la porte du corps-de-garde.

Comme Chamboran, elles ne connaissent plus qu’un maître: le régiment.

Autrefois, peut-être, leur amoureux faisait partie du 13e, mais bientôt elles n’ont plus su distinguer leur amoureux. Tous les hussards ne portent-ils pas le même dolman et le même schako? n’ont-ils pas sur les boutons le même numéro?

Et elles vivent, à la grâce de Dieu, comme le barbet, des bribes de l’ordinaire, des miettes tombées du banquet quotidien.

Le 13e change-t-il de garnison, elles changent aussi. La trompette a sonné le départ, elles sont prêtes. Les troupiers ont fait leur paquetage, elles ont fait comme les troupiers. Leur mince bagage, tout ce qu’elles possèdent au monde, tient dans un panier qu’elles ont sous le bras. S’il y a du surplus, quelque hussard complaisant l’aura glissé dans son porte-manteau.

On part. Étape par étape, elles font la route, si longue qu’elle soit, de leur pied.

Elles suivent la colonne, mais de loin; moins favorisées que le chien, qu’on laisse courir à côté des chevaux, et que de temps à autre un hussard hisse à côté de lui, sur le devant de sa selle, pour le délasser.

Lorsqu’elles tombent harassées de fatigue, elles n’ont que le revers d’un fossé. Trop heureuses si quelque routier pitoyable consent à leur laisser faire une lieue ou deux sur sa charrette.

Le soir, après une pénible journée de marche, souvent par un temps affreux, trempées de pluie, souillées de boue, harassées, les pieds en sang, elles s’abritent où elles peuvent; encore ne trouvent-elles pas toujours un abri. Les quelques sous nécessaires pour payer un grabat dans un taudis peuvent leur manquer, et les sous-officiers ne sont pas tous disposés à fermer les yeux, et à leur laisser la libre disposition d’une botte de paille, à côté de Chamboran.

La conscience de leur avilissement les empêche de demander un gîte à la charité; qui donc voudrait abriter une fille à soldats? Elles vont alors s’étendre au pied de quelque arbre, dans les champs, sur le bord de la route qu’elles reprendront le lendemain.

Il arrive que le colonel, ennuyé d’une pareille escorte, essaye de les faire chasser. On les chasse. Elles s’éloignent tristement. Mais elles reviennent. Toujours comme le barbet.

Que voulez-vous! c’est leur destinée. Elles aiment le pantalon rouge précisément comme les bœufs le détestent: d’instinct. Elles se sont données au régiment, elles lui resteront fidèles, jusqu’à ce que vienne la mort, leur suprême misère, mais non la plus grande. Il y a si longtemps que ces misérables créatures n’ont plus de la femme que le nom!

Le monde, pour elles, c’est le régiment. Hors de là, rien. Un civil à leurs yeux est moins que rien, ou plutôt il n’existe pas. La première condition pour être un homme est de porter l’uniforme, et spécialement l’uniforme de leur régiment. Chamboran, le barbet, ne pense pas autrement.

Leur rêve serait d’être cantinières ou blanchisseuses de l’escadron. Mais il faut trop de protections. Quelques-unes, pourtant, ont gagné ce dernier grade. Et bien gagné, allez! c’est une bonne retraite. Lorsqu’elles sont trop misérables, que leurs robes tombent en lambeaux, que les morceaux de drap vert rouge et de toutes les couleurs de l’uniforme, dont elles se fabriquent des jupes, font complétement défaut, alors elles tâchent d’entrer comme servantes dans une cantine. Mais elles n’y restent que le temps juste de s’acheter des nippes.

Voilà ce qu’avec infiniment plus de détails raconta à Gédéon son supérieur et ami. Il lui nomma ensuite chacune des particulières présentes, sans oublier un rapide aperçu de leurs états de service.

—Comme tu peux voir, dit le brigadier Goblot, elles sont ici quatre, du meilleur genre, je m’en flatte. Celle-ci, la plus vieille, on l’appelle La Civière, je ne sais pourquoi. Aux hussards depuis environ dix-huit ans. Père, mère, nom, prénoms et pays inconnus; huit changements de garnison, deux campagnes...

—Elle est repoussante, fit Gédéon avec dégoût.

—Pas belle si on veut, c’est vrai, mais subsidiairement bonne personne. Cette autre est Marie Sac-au-dos, ainsi nommée vu ses services dans l’infanterie. Native de Limoges, presque ma payse, huit ans de présence au corps. La troisième, là, c’est la fameuse Julie Mange-mon-prêt. En voilà une qui aime la dépense! en a-t-elle fait manger de cet argent, et boire, donc! Et encore on prétend qu’elle s’amasse des économies péremptoirement...

—Passons, interrompit Gédéon.

—La dernière, continua le brigadier Goblot, est comme qui dirait un conscrit de ton numéro, voilà six mois à peine qu’elle est arrivée ici avec un de ses pays qui était allé en congé.—Est-elle assez jeune, assez jolie! aussi on l’appelle Rose Pain-blanc, un vrai régal de colonel.

Les verres s’étaient vidés, on redemanda des litres.

Les particulières ne faisaient pas la moindre attention au nouveau hussard, bien qu’il fût l’amphitryon. Peut-être n’avait-il pas l’air assez militaire.

En revanche, elles criblèrent d’agaceries le brigadier Goblot. Gédéon n’en fut pas jaloux.

XLVI

A quelque temps de là, une après-midi, Gédéon, armé d’un bouchon de liége et d’un morceau de cire, était en train de traverser sa giberne, lorsqu’il entendit dans la cour un bruit inusité.

Il descendit en toute hâte. Un détachement de conscrits venait d’arriver; il se composait d’environ cent cinquante hommes.

Tous tant que nous sommes, nous les avons vus partir, ces mêmes conscrits, pauvres diables qu’a trahis l’urne fatale.

Nous les avons vus partir. Leur air était crâne, alors, leur démarche assurée, au moins en apparence. Les plus tristes avaient renfoncé leurs larmes. S’ils pleuraient, ce ne pouvait être que des larmes d’alcool; s’ils chancelaient, le vin seul était coupable. Pour ne pas s’entendre eux-mêmes, ils chantaient à tue-tête, et couraient les rues, coiffés sur l’oreille en mauvais garçons, le chapeau orné de rubans de toutes les couleurs, en mémoire sans doute des bandelettes de pourpre et d’or des sacrifices antiques.

Les voici maintenant: les fumées du vin se sont dissipées, l’enthousiasme factice s’est éteint. Vous avez vu la représentation, voici la réalité. Dans quinze jours, ce seront peut-être les plus joyeux hussards du monde, mais voyez-les, en attendant, mornes, tristes, l’oreille basse, harassés par dix étapes, et se pressant les uns près des autres comme un troupeau de moutons effrayés.

Le colonel, le capitaine-instructeur, l’adjudant-major et quelques autres officiers examinaient attentivement les nouveaux venus, que des brigadiers essayaient vainement d’aligner.

—Ce sont d’assez beaux hommes qu’on nous envoie là, fit le colonel d’un ton satisfait.

—Ah! soupira le capitaine-instructeur, ils ont l’air terriblement abrutis.

—Le 13e ne tardera pas à les dégourdir, ajouta un officier.

L’examen qui avait duré un quart d’heure était terminé.

—De quel pays sont ces jeunes soldats? demanda le colonel.

—Nous allons le savoir, mon colonel, répondit le capitaine.

S’adressant aux conscrits:

—Que chacun de vous me montre sa main droite, commanda-t-il.

Après quelques hésitations, l’ordre fut exécuté.

—Très-bien! je m’en doutais, ce sont des Bretons et des Normands.

—A quoi voyez-vous cela, capitaine? interrogea un sous-lieutenant.

—Simple affaire d’observation, répondit le capitaine-instructeur. Pas un de ces empâtés-là ne sait, j’en suis sûr, distinguer sa droite de sa gauche, mais ils connaissent, les Bretons, la main dont il faut se servir pour faire le signe de la croix; les Normands, la main qu’on doit lever devant le juge pour prêter serment. Je leur ai demandé leur main droite: tous, avant de me la présenter, ont essayé le geste familier de leur province.

Tout le monde admira la profondeur de cette observation, sauf peut-être l’adjudant-major, qui à son tour avait passé l’inspection des conscrits et semblait fort mécontent. Il appela un brigadier:

—Ces hommes, lui dit-il, sont d’une malpropreté dégoûtante. On ne peut les laisser ainsi, ces sauvages-là; vous allez me les conduire aux pompes, et vous me les ferez pomper les uns sur les autres pendant au moins une demi-heure.

Le brigadier s’éloignait pour exécuter l’ordre, le capitaine le rappela.

—Attendez donc, tonnerre! vous êtes bien pressé! Quand tous ces malpropres seront bien bouchonnés et épongés des pieds à la tête, vous les mènerez autour des cuisines pour leur faire flairer l’odeur de la soupe. Allez.

Deux jeunes sous-lieutenants éclatèrent de rire en entendant cette dernière recommandation.

—Ne riez pas, messieurs, ajouta gravement l’adjudant-major, il faut prendre les jeunes soldats par l’estomac. Quand ces gaillards-là auront senti la marmite, ils n’auront plus envie de déserter. Ainsi, quand on veut habituer un jeune chat à une maison, on lui graisse les pattes avec du beurre.

Le groupe des officiers se dispersa. Gédéon, resté seul, regardait défiler ses nouveaux frères d’armes, lorsqu’il entendit un hussard dire auprès de lui:

—Voilà des pauvres b...leus qui ne sont pas près d’acheter leur étui.

—Que voulez-vous dire? lui demanda Gédéon.

—Je dis qu’ils ne sont pas près d’avoir leur congé, ce qui est la même chose. Quand un soldat a fini son temps, on lui donne une feuille de route pour rentrer dans ses foilliers, pas vrai? Eh bien, pour mettre la feuille de route on achète un de ces étuis de fer-blanc que vous avez dû voir pendre en bandoulière au côté des hommes congédiés. Moi qui ne m’en irai que dans huit mois, j’ai déjà acheté le mien. Je l’astique tous les jours, ça me distrait et ça me fait plaisir. Voilà pourquoi acheter son étui ou s’en aller est exactement la même chose.

—Dieu puissant! s’écria Gédéon, quand donc viendra mon tour d’acheter mon étui!

XLVII

A toutes les lettres de son fils, désolées ou menaçantes, invariablement M. Flambert répondait: «Sois officier.» Et Gédéon se désolait. La perspective de sept années de service lui donnait comme une idée de l’éternité, de l’infini.

—Si encore, se disait-il, nous avions la guerre! un lieutenant me l’a affirmé, aux jours de la bataille les canons ennemis crachent des épaulettes et des croix de la Légion d’honneur.

L’ennui et le chagrin du jeune volontaire, déjà bien grands, furent à leur comble le jour où il osa comparer son sort à celui de son cheval. Il se sentait jaloux et singulièrement humilié. On le serait à moins.

Si la métempsychose n’est pas une chimère insensée, une fable vaine, il est une faveur que je demande au ciel: habiter après ma mort le corps d’un cheval de troupe.

Trois fois heureux animaux! fortunatos nimium! est-il sur cette terre une existence plus belle, plus facile, plus enviable que la leur?

Le carlin pansu d’une vieille fille dévote est moins tendrement soigné. Ma hideuse portière dorlote moins son chat favori. Heureux chevaux! leur temps se partage entre une litière chaque matin renouvelée et un râtelier toujours garni. A eux l’avoine soigneusement mondée, le foin parfumé et la paille aux épis dorés.

Rien ne leur manqua jamais. Une maternelle sollicitude veille sur eux, sans cesse, du matin au soir, du crépuscule à l’aurore. Autour d’eux, prêts à satisfaire leurs moindres fantaisies, s’agite incessamment une armée de serviteurs, dévoués, empressés, payés pour l’être, surveillés de près par les officiers, intendants jurés de Sa Majesté cheval.

Qu’un cavalier ose manquer de respect à sa monture, sa bête se plaint et l’homme est sévèrement puni.

Soyez sûr que par la tête de quelque orgueilleux coursier a dû passer cette idée folle, que l’uniforme de la cavalerie n’est que sa livrée, à lui, seigneur cheval.

Et cette chère santé! que d’attentions, que de soins! Comme on craignait de ne pas trouver de médecins assez habiles, un jour on a fondé une école tout exprès.

Vous doutez-vous, monsieur, de l’importance du vétérinaire dans un régiment de cavalerie?

Sachez seulement que le vétérinaire est responsable de la santé de huit cents chevaux, qui représentent une valeur de plus d’un demi-million. Sachez encore qu’il est deux maladies terribles—sans remède—le farcin et la morve, qui peuvent en quinze jours mettre à pied le régiment le mieux monté.

(Un prix de cinq cent mille francs est offert à qui trouvera le topique de ces deux épizooties.—On le cherche encore.)

Mais aussi avec quelle religieuse attention on écoute les ordonnances, ou suit les prescriptions de l’oracle de la santé et de la maladie!

Thermomètre en main, c’est le vétérinaire qui a réglé le degré de température du temple des chevaux, et malheur au garde d’écurie peu soigneux qui le laisse s’élever ou s’abaisser sans ordres!

Et maintenant, écoutez: il pleut, les chevaux ne sortiront pas, même pour aller à l’abreuvoir, on les fera boire à l’écurie; que les hussards aillent chercher l’eau nécessaire, le cavalier ne doit pas craindre le rhume. Il fait froid, vite des couvertures. Le temps est chaud, le soleil brûlant,... petite promenade le matin, au frais. Ces messieurs semblent échauffés? allons, du barbotage et de la luzerne. Ils ont éprouvé quelque fatigue? qu’on double la ration d’avoine. C’est à n’en jamais finir.

Lorsqu’à Rome, dans les occasions solennelles, le grand prêtre du collége des augures allait interpréter la façon de manger des poulets sacrés, il était suivi avec moins d’anxiété, écouté avec moins de vénération que le vétérinaire, alors qu’il vient passer sa revue quotidienne et tâter le pouls, c’est-à-dire l’oreille à tous les poulets-dindes du 13e hussards.

De tout cela qu’est-il advenu? Le cheval, le plus orgueilleux de tous les animaux de la création, est devenu d’une insupportable fierté. Convaincu que sans lui il n’est pas de cavalerie possible, il en a lâchement abusé. Il a mesuré son mérite aux soins que l’on prend de lui, et s’est prodigieusement abusé sur son importance. Si bien que désormais, plus insolent qu’un banquier dans la prospérité, il considère son cavalier comme un laquais, et le traite à peu près comme ces fiers égalitaires de l’Amérique leurs bons frères les noirs.

—Il faut, me disait Gédéon, il faut avoir pivoté au 13e et frayé avec messieurs les chevaux pour se faire une idée de leur insoutenable morgue, pour comprendre leur tyrannie plus capricieuse mille fois, plus agaçante que celle d’un enfant gâté.

Par exemple, la botte sonne, et le garde d’écurie est en retard, fût-ce d’une minute. Voilà ces seigneurs furieux. Ils s’impatientent, ils trépignent dans leurs stalles, hennissent de colère, envoient des coups de pied à droite, à gauche, de tous côtés. Ils font tant de bruit, que le maréchal des logis accourt et bloque le retardataire.

Louis XIV, en semblable occurrence, se contentait de dire: J’ai failli attendre.

Tel poulet-dinde ne peut souffrir les conscrits. Il n’est sorte de méchanceté qu’il ne leur fasse. Il leur écrasera les pieds ou s’amusera à les étouffer un peu, entre son poitrail et la mangeoire. D’autres fois, il déchirera leur veste à belles dents, uniquement pour les faire punir.

Celui-ci ne veut être pansé que par un brigadier. Il faut des galons pour approcher Sa Seigneurie sans danger; Sa Seigneurie veut un valet de chambre gradé. Cet autre ne veut pas être pansé du tout.

Et on tolère toutes les fantaisies, et on les encourage, et on les trouve charmantes.

Un jour, tous les chevaux du 13e ne s’entendirent-ils pas pour déclarer immangeable du foin qui cependant était délicieux! On trouva le caprice exorbitant, on insista, ils s’entêtèrent. De guerre lasse, l’adjudicataire des fourrages fut contraint de reprendre sa livraison tout entière. Il perdit à ce jeu quatre ou cinq mille francs.

Autre chose: à Saint-Urbain, le magasin à fourrages est situé hors de la ville à plus d’un kilomètre. Le colonel prit en pitié les fatigues de ses hussards, obligés d’aller deux fois par semaine chercher—à dos—la pitance de leurs montures. Il décida qu’on irait au fourrage à cheval.

Décision vaine. Les chevaux s’y refusèrent tout net. On n’osa les contraindre, et après quatre ou cinq essais infructueux, les hommes durent reprendre leur corvée.

Mais que dire des poulets-dindes exceptionnels, vicieux, entêtés, rétifs, de ceux qui à leurs défauts de bêtes ont encore ajouté des vices de hussard?

Car à l’écurie aussi, on trouve des carottiers. Vienne le temps des grandes manœuvres, et vous verrez les faignants tirer au renard. L’un feindra des coliques, cet autre se déclarera atteint de rhumatisme, un troisième profitera de ce qu’on vient de le ferrer à neuf et déclarera qu’ayant été piqué, il lui est impossible de faire un pas. Sur quoi tous les cavaliers-servants de ces malingreux seront fourrés à l’ours pour avoir manqué de précautions.

Je passe sous silence les rancuniers, qui ne se font pas faute de prendre en traître le cavalier dont ils sont mécontents, et de lui détacher une ruade ou de le jeter bas à la première occasion.

Parfois le hussard exaspéré se venge. Ne pouvant corriger honorablement son poulet-dinde, le châtier au grand jour, il le maltraite indignement et le roue de coups dans l’ombre de l’écurie; à ses risques et périls, par exemple; car une punition exemplaire atteint le cavalier pris en flagrant délit, et le cheval, qui sait son code militaire sur le bout du sabot, ne se fait pas faute de crier au feu.

Dans ces occasions rares, le hussard, armé d’une fourche, grimpe dans le râtelier pour être à l’abri des ruades, et de là administre à son maître d’atroces brûlées: on appelle cela flanquer une distribution extra.

Rien de comique comme l’inquiétude de tous les hôtes de l’écurie lorsqu’ils voient un troupier se hisser dans le râtelier. Il y a émeute, et ce n’est pas le battu qui crie le plus fort.

Si tels sont les chevaux de troupe, jugez de ce que doivent être les chevaux d’officiers! Ceux-ci sont moins dorlotés, il est vrai, leur repos est moins assuré, ils sont montés plus souvent. Mais quelle morgue aussi lorsqu’ils sont à l’écurie, quelle hauteur, quels dédains! Toujours placés dans un coin, dans une stalle plus large, c’est à peine s’ils daignent regarder leurs camarades, et rarement ils s’entretiennent avec leurs voisins.

Tristes chevaux de fiacre, vous qui du matin au soir usez vos fers et vos sabots sur le pavé de Paris, de cet enfer qui chaque année dévore quinze mille des vôtres, pauvres chevaux qui nuit et jour trottez, exposés à toutes les intempéries, qui mangez au hasard, qui vous reposez en mangeant, n’avez-vous jamais envié le sort de ces heureux du monde, qui ont la gloire et le bonheur de servir dans l’armée française, et qui piaffent la crinière au vent, lorsque sonnent les fanfares guerrières?

Maigres prolétaires du fiacre, bien des fois sans doute, en ruminant votre pauvre pitance, foin échauffé ou avoine aigrie, vous avez dû vous dire que Dieu pour les chevaux n’est pas plus juste que pour les hommes. Quelqu’un de vos poëtes vous a-t-il chanté le sic vos non vobis?

Tristes rosses aux flancs haletants, n’avez-vous jamais songé à vous cabrer sous le fouet brutal du cocher exaspéré par l’appât d’un pourboire? N’avez-vous jamais rêvé l’égalité de l’écurie, ne fût-ce que pour un jour, et ne désirez-vous pas aussi votre 89, pour chasser à jamais ces aristocrates de la cavalerie, et vous engraisser à votre tour à leur plantureux râtelier?

Non, pliés à votre joug, vaincus du sort, vous trottez la tête basse, trop heureux lorsque arrivés à la station vous pouvez plonger votre tête, jusqu’aux oreilles dans la musette à avoine qu’attache autour de votre cou le cocher votre bourreau.

Mais laissez faire, l’heure de la justice sonne toujours.

Vienne la guerre, et vous verrez ce cheval par vous si envié. Les soins dont on l’a entouré tourneront contre lui-même. Les intempéries ne vous font rien, à vous; mais lui, un courant d’air lui donne une fluxion de poitrine, et il meurt, juste au moment où l’on a besoin de lui.

Le colonel du 13e connaissait bien ce grave inconvénient, ce vice radical de notre cavalerie. Souvent il eut l’idée d’aguerrir véritablement les chevaux, de faire de ses hussards de vrais cavaliers en leur laissant plus de liberté individuelle, plus d’initiative... Il ne l’osa jamais. Son prédécesseur lui avait légué des poulets-dindes charmants, mais abrutis par l’oisiveté. Une expérience pouvait lui coûter le cinquième de ses chevaux. C’est grave, on note ces choses-là en certain lieu.

Le seul temps désagréable que le cheval ait à passer au régiment, est celui où il fait ses classes, car on l’instruit exactement comme un conscrit. Mais il est intelligent, et il en a vite fini avec les ennuyeuses leçons. Au bout de six mois il sait son affaire.

Après deux ou trois ans de présence au corps, il en remontrerait à n’importe quel hussard, et connaît les sonneries aussi bien que le plus vieux brigadier.

Si bien que, pourvu qu’un conscrit ait un poulet-dinde de bonne volonté—il y en a quelques-uns—il n’a qu’à lui laisser la bride sur le cou. L’animal ne se trompera jamais et exécutera à point nommé tous les commandements.

Enfin arrive pour le cheval du 13e l’heure où les dettes se payent, et avec intérêt.

Il a vieilli sur la litière de l’oisiveté, ses dents sont devenues longues, ses jambes raides. On le déclare impropre au service. On le met à la retraite. On le réforme. On lui fend l’oreille,—ô douleur!—et on le conduit au marché.

Mis aux enchères par le receveur des domaines, il est adjugé à vil prix, Dieu sait à qui!

Alors l’expiation commence. Le civil qui a avancé son argent veut rentrer dans ses fonds. Adieu les beaux jours de l’écurie régimentaire. Il a mangé son avoine blanche la première! A l’heure où sa vieillesse aurait besoin de repos, il lui faut faire le dur apprentissage du travail.

Plus de caprices, plus de fantaisies; le fouet et le bâton. Hue! ia!... tout chemin mène à Montfaucon.

Aussi que de regrets, que de tentatives de révoltes! Il ne peut oublier qu’il porte sur la hanche le chiffre d’un régiment français.

Si jamais il vous arrivait, ô lecteur, d’acheter un cheval de réforme pour traîner votre cabriolet, croyez-moi, évitez la rencontre d’un régiment de cavalerie, passez à distance du terrain des manœuvres. Malgré tous vos efforts, voyez-vous, votre coursier vous entraînerait, et, le cabriolet aux flancs, irait prendre son rang à la gauche de son ancien escadron.

Tel fut le sort du curé de Lovère. Un matin, comme il se rendait chez un desservant du voisinage, monté sur son poulet-dinde de réforme, sa vieille servante en croupe, il rencontra sur la route un régiment de cuirassiers.

Aux éclats de la trompette, le vieux cheval dressa les oreilles, hennit, et, malgré les efforts désespérés de son cavalier, s’élança au milieu des escadrons. Pendant toute une matinée, le curé et sa servante manœuvrèrent, firent les tirailleurs, sautèrent les fossés et coururent les têtes.

Vous voilà prévenu.

N’importe, si jamais la race chevaline eut quelque grand philosophe, il a dû s’écrier, parodiant sans le savoir la phrase du grand Buffon:

—De toutes les conquêtes du cheval, la plus noble et la plus utile est celle de ce patient et doux animal qu’on appelle le cavalier français.

XLVIII

L’époque de l’inspection approchait, et cet événement, d’une haute gravité pour tous les officiers du 13e, mettait le régiment en émoi.

Les hussards n’avaient plus une minute pour respirer. Il ne fallait plus même songer à sortir. Les travaux se succédaient sans une heure de répit. Le matin, manœuvre à cheval; l’après-midi, revue dans les chambres; le soir, exercice à pied. Le pansage était devenu relativement une récréation.

Les officiers, les sous-officiers et les brigadiers perdaient littéralement la tête, et déployaient une foudroyante activité pour faire exécuter tous les ordres du capitaine commandant de l’escadron.

Précisément, le général que l’on attendait en était à sa première tournée, on ignorait ses habitudes. Quel tic avait-il? Car tous les inspecteurs en ont un. Celui-ci ne s’adresse qu’aux détails, cet autre ne voit que les manœuvres. L’un s’attache particulièrement aux chevaux, un dernier n’y fait pas la moindre attention.

D’ordinaire ces choses-là se savent d’avance, et on se prépare en conséquence; mais avec un nouvel inspecteur pas de renseignements. Il s’agissait donc de parer à tout.

De là les manœuvres ordonnées par le colonel, de là les revues de détail commandées par les capitaines. Chaque jour, inspection attentive de quelque nouvel objet.

—Sacrebleu! disait Gédéon, le gouvernement ne nous donne donc des effets que pour fournir des prétextes à revues.

Et, malgré l’aide de son camarade de lit, il était toujours en retard de cinq minutes. De sorte que son officier de peloton ne l’appelait plus que rossard—une épithète fort en vogue au 13e—et que comme il pleuvait de la salle de police, il était toujours sous la gouttière.

Bon gré mal gré, son éducation de hussard s’achevait. Il commençait à savoir astiquer proprement un mors de bride, blanchir ses buffleteries, monter et démonter son fusil, brûler sa poignée de sabre, jaunir ses parements, et une foule d’autres choses encore, qui sont bien moins faciles qu’elles n’en ont l’air.

On lui avait appris aussi à faire son paquetage—science ardue, mais indispensable à un hussard.

Ah! c’est une terrible opération que le paquetage! le plus malin s’y fait pincer. Tel qui va au peloton de parade croyant avoir réussi le sien, revient avec deux jours de consigne, qui lui prouvent péremptoirement le contraire.

Il s’agit de faire tenir sur la selle et dans les fontes tout l’équipement du hussard. Seul, le porte-manteau est une œuvre d’art: il doit renfermer trois fois plus d’objets qu’il n’en peut contenir, être rond, cintré, plus mince aux extrémités qu’au milieu. Et le manteau à rouler! il faut se mettre à cinq pour le réussir à l’ordonnance.

Puis Gédéon s’écorcha les mains à fabriquer des bottillons. On appelle ainsi des tortils de foin fortement serrés et comprimés, la ration d’un cheval pour vingt-quatre heures, réduite à son plus mince volume. On apprend aux hussards à les fabriquer pour les expéditions et les marches forcées en campagne. Mais comme, pour faire un bottillon à l’ordonnance, il faut une demi-journée à deux hommes, je n’ai jamais entendu dire qu’on s’en fût servi. Le filet est d’ailleurs infiniment plus commode.

Quant aux revues dans les chambres, elles variaient suivant les escadrons, chaque capitaine ayant son objet de prédilection: pompons de schako, étuis à plumet, boutons de sous-pied, bretelles de sabre, molettes d’éperons, il y en a pour tous les goûts.

Le capitaine du 1er escadron, celui de Gédéon, s’attachait surtout aux trousses; il en passait l’inspection au moins deux fois par semaine.

—Sans trousse complète, disait-il souvent, pas de bon soldat possible, pas de hussard ficelé.

Peut-être avait-il raison. La trousse est en effet le nécessaire à ouvrage du troupier; c’est un petit sac de cuir, dit sac-à-malice, qui doit renfermer un nombre incalculable d’objets.

En voici à peu près l’énumération: une paire de ciseaux, un dé, un étui, six aiguilles, du fil, bleu, blanc et rouge, huit boutons d’uniforme, quatre pour les manches, douze boutons d’os blanc, autant de noirs, quatre boutons doubles pour sous-pieds, de la cire jaune, de la cire à giberne, une alène, un bouchon, un peigne, etc., etc., etc.

Gédéon m’a souvent avoué que cette revue lui avait rapporté plus de soixante jours de salle de police. Elle avait aussi valu au capitaine du 1er escadron le surnom de La Trousse, si connu au 13e, que ses collègues mêmes ne l’appelaient jamais autrement. Il ne s’en fâchait pas. Un motif analogue avait attiré au capitaine du 3e le sobriquet de La Molette.

A mesure que le grand jour approchait, l’activité devenait de plus en plus fiévreuse.

Du réveil à l’extinction des feux, le trompette de planton soufflait à perdre haleine.

C’était l’adjudant-major: Trompette! sonnez aux consignés. Et en avant le pinceau. Puis, le capitaine-instructeur qui voulait avancer l’instruction de ses conscrits: Trompettes, sonnez les classes. Et les corvées, et les manœuvres! Le régiment était sur les dents.

Gédéon ne savait où courir. Entre deux exercices, également obligatoires pour lui, il n’avait pas le bon esprit, de ne pas choisir. Il courait à l’un: porté manquant à l’autre, il était puni. Ses journées étaient une colère continue. Il ne cessait de jurer, mais il buvait des gouttes de consolation.

S’il avait une minute à lui, il réclamait, pour le principe, bien entendu; car réclamer, c’est cracher en l’air: il vous en tombe toujours quelque chose sur le nez.

—Si je ne me suis pas brûlé la cervelle à cette époque, disait-il plus tard, c’est que je n’ai pas trouvé le temps de charger mon pistolet.

XLIX

Enfin il vint, ce grand jour.

Les trompettes sonnent, la garde prend les armes, les officiers sont en grande tenue, l’or ruisselle sur leurs uniformes, le régiment retient sa respiration. C’est le général.

Une seule chose parut le préoccuper: l’armement.

A son départ pour l’Afrique, où il s’est illustré, entre parenthèses, le 13e avait reçu des fusils comme ceux des dragons. Le général voulait faire rendre la carabine.

Il eut à ce sujet de longues conférences avec le colonel, et le changement fut résolu en principe.

Puis il passa quelques revues à pied. Il était manœuvrier et tenait à faire montre de son habileté et de son expérience. Il avait aussi une voix superbe, ce qui est bien plus important qu’on ne se l’imagine.

Le jour de son départ, eut lieu une grande revue d’honneur, à cheval. Tout Saint-Urbain était accouru sur le terrain de manœuvres. Pour cette grande occasion, le colonel avait fait venir un premier piston soliste et une petite flûte également soliste qui firent merveille.

Ce fut le début de Gédéon. Il était là, à cheval, le corps en arrière, le sabre au poing; la musique lui montait à la tête, il eût voulu devant lui une batterie pour la charger, prendre les canons et gagner la croix. Aux fanfares des cuivres se mêlaient le cliquetis de l’acier et l’odeur de poudre. Car on avait tiré des coups de pistolet. Il était ivre, de cette ivresse folle qui fait les héros.

A la fin de la revue, on commanda une charge en ligne, et Gédéon eut la jambe droite si fortement pressée entre son cheval et celui de son voisin, qu’il faillit s’évanouir. Du coup, tout son enthousiasme tomba. Il venait aussi de s’apercevoir que les femmes ne faisaient pas la moindre attention aux simples hussards. Tout au plus daignaient-elles regarder les maréchaux des logis. Tous leurs regards, toute leur admiration se concentraient sur les officiers, qui caracolaient autour de leurs escadrons.

Gédéon était devenu plus froid que marbre, il faisait ses observations. Le régiment était alors en colonne, on commanda un en avant en bataille! Il calcula que pour obtenir cette formation, il n’avait pas fallu moins de CENT QUARANTE COMMANDEMENTS, faits à tue-tête par trente-quatre officiers[C].

[C] Le 13e à cette époque avait six escadrons.

Enfin, à deux heures de l’après-midi, après trois heures d’attente sur le terrain et cinquante-cinq minutes de revue, le régiment put regagner son quartier et manger la soupe.

Le soir il y eut une distribution de vin. Gédéon remarqua que chaque homme avait une ration fort inférieure à celle annoncée. On lui expliqua que cela vient des nombreuses mains entre lesquelles elle passe avant d’arriver au hussard.

Les liquides perdent énormément à être dépotés; à passer de chez le fournisseur chez le chef, et du chef au brigadier d’ordinaire, ils s’évaporent plus qu’on ne saurait se l’imaginer.

L’inspection terminée, les gorges chaudes commencèrent.

Le général-inspecteur, qui avait gagné tous ses grades dans l’infanterie, n’était pas cavalier; sa tournure, à cheval, était grotesque, de l’avis même des simples soldats. Quelques-uns assuraient qu’à un changement de front, il avait eu recours à la cinquième rêne.

Même le brigadier Goblot ne craignit pas d’affirmer que, subsidiairement, il montait infiniment moins bien que le grand Buffon.

Gédéon ayant ouvert l’avis que tout le monde ne peut pourtant pas servir dans la cavalerie, ses camarades lui rirent au nez.

Puis un sous-officier lui raconta comme quoi un général commandant l’école de cavalerie de Saumur avait été surnommé Trousquin, parce qu’il n’était pas précisément le meilleur écuyer de l’armée.

Le lendemain de la grande revue, toutes les punitions furent levées, à la grande joie de Gédéon, qui depuis près d’un mois, n’avait pas couché dans ses draps.

On lut ensuite un ordre du jour du colonel, où se trouvait cette phrase: «Le régiment a été à la hauteur de sa réputation; hussards, je suis content de vous.»

Gédéon la traduisait ainsi:

—Hussards, j’espère bien ne pas tarder à passer général; je suis assez content de moi.

Peut-être n’était-ce pas exact, au moins était-ce bien trouvé.

Le soldat n’est-il pas la matière première de la gloire?...

L

Le colonel du 13e hussards a une idée fixe: passer général. Il subit son grade comme une transition nécessaire. On lit sur sa figure l’ennui de la résignation.

Jeune, riche, de la promotion de l’année dernière, il se demande très-sérieusement s’il doit, longtemps encore, moisir sous les épaulettes de colonel.

S’estime l’homme le plus malheureux du régiment, et cela se conçoit: mille hommes sont infiniment plus faciles à conduire qu’un pensionnat de demoiselles, mais il y a huit cents chevaux—sujets aux deux terribles maladies sus-nommées.—Voilà ce qui trouble les nuits du colonel.

Il aime à se dire le père du soldat, sans prétendre que «qui aime bien châtie bien.» Il a les punitions en horreur et exècre les punisseurs. Il punit rarement lui-même, mais alors il sangle serré.

Il n’a jamais compris qu’on fît des dettes, peut-être parce qu’il est riche; est impitoyable pour ceux qui en font, mais flanque à la porte sans commisération les fournisseurs qui viennent réclamer, avec cette seule phrase de consolation: «Il ne fallait pas faire crédit.»

Tout ses galops aux officiers dont il est mécontent commencent ainsi. «Pardieu! j’ai été capitaine aussi, moi...» ou: «Monsieur, lorsque j’étais sous-lieutenant...»

Cette fiction oratoire lui est si familière, qu’il l’emploie même avec les troupiers: «Lorsque j’étais simple hussard, et que j’étais de garde d’écurie...»

—Pardon, colonel, vous oubliez que vous êtes sorti de Saint-Cyr avec le numéro 3.

Ses visites au quartier sont assez rares, et encore le plus souvent se borne-t-il à examiner les chevaux avec le vétérinaire.

Quelquefois, madame la colonelle accompagne son mari. Elle ne manque jamais de demander la levée de punitions, ce qui lui est toujours accordé.

Enfin il autorise et encourage la fantaisie;—au 13e on dit fantasia.

Mais ce mot mérite bien les honneurs d’un chapitre à part.

DE LA FANTAISIE

On appelle fantaisie tout ce qui dans le costume n’est pas absolument d’ordonnance.

Un shako plus bas de forme, un ceinturon plus court, un col plus étroit, des bandes de pantalon plus larges, des bottes vernies, des gants de chevreau, voilà la fantaisie pour les officiers.

Les maréchaux des logis font fantaisie avec une tenue fine en drap d’officier, un képi d’officier sauf le liséré d’or, et des galons qui montent jusqu’aux épaules.

Pour les soldats, faire fantaisie, c’est porter du drap plus fin, des pantalons plus larges, des bottes fines et des éperons à vis.

C’est toujours l’uniforme, mais embelli, revu, enrichi. C’est quelque chose qui diffère de ce que portent tous les autres, une contravention à l’ordonnance, par conséquent.

Telle était dans le principe la signification de ce mot, qui depuis a pris la plus grande extension.

Un sous-officier qui s’en croit, un lieutenant qui punit plus que de raison, un troupier qui se fait toujours mettre à l’ours, un homme qui trotte à l’anglaise, tous ceux-là font de la fantaisie.

La fantasia, au reste, ne prend d’importance que lorsqu’elle est interdite. Alors c’est une rage, une fureur; outre le plaisir intime de se distinguer, on a celui de risquer une punition. C’est une question de chance et d’adresse; un jeu, en un mot.

C’est à qui fera le plus d’extravagances.

Le précédent colonel du 13e ne pouvait souffrir la fantaisie; c’était un terrible Alsacien, troupier de ses éperons à son pompon, et plus dur encore pour les autres que pour lui-même. Il portait des bottes d’ordonnance et se faisait faire des pantalons en drap de troupe; ce n’était pas pour tolérer des superfluités d’uniforme chez les autres. La moindre contravention lui semblait une épigramme amère.

Il fit donc son possible pour bannir la fantaisie. En vain. Soldats, sous-officiers, officiers, résistaient à qui mieux mieux.

Sous le porche du quartier, un sous-officier de planton était chargé d’inspecter minutieusement tout hussard qui se présentait pour sortir, avec ordre de faire faire demi-tour à quiconque n’était pas absolument à l’ordonnance.

Peines et soin perdus. Les coquins changeaient de vêtements en ville.

C’était bien une autre chanson pour les officiers. Lorsqu’ils étaient de service, le contrôle devenait facile, mais comment les atteindre au dehors?

Jusqu’au jour de sa retraite, car il ne passa jamais général, ce terrible colonel chercha vainement un moyen.

Lui-même cependant s’occupait activement de ce qu’il appelait la chasse à la fantaisie; il ne sortait jamais sans avoir dans sa poche un petit bout de ficelle de quarante-cinq millimètres, largeur réglementaire de la bande d’or des pantalons noirs du 13e hussards.

Une bande lui semblait-elle trop large, il appelait l’officier suspecté d’être en contravention et ne dédaignait pas, sa ficelle à la main, de s’assurer de la justesse de son coup d’œil.

S’il eût continué longtemps encore, les lieutenants du 13e porteraient à l’heure qu’il est une bande de drap noir sur un pantalon d’or.

LII

Une tête un peu ronde, des moustaches et des cheveux blancs, ont valu au lieutenant-colonel du 13e le surnom de la boule d’argent.

Jusqu’à ces jours passés, il espérait devenir colonel. Il ne l’espère plus. On vient de lui envoyer la croix d’officier de la Légion d’honneur.—Chacun sait ce que parler veut dire. C’est une fiche de consolation avant la retraite.

Un lieutenant facétieux qui ne lui a jamais pardonné certains huit jours d’arrêts, a prétendu que ce n’était pas la croix du bon larron.

Le lieutenant-colonel n’est riche que de trois filles; chaque matin il sort à cheval avec l’une d’elles, vêtue en amazone. Quelquefois il attelle ses deux chevaux à une voiture qu’il acheta d’occasion après certaine lettre reçue de Paris, où on lui disait encore d’espérer.

Il vient au quartier le moins possible, encore trouve-t-il que c’est trop. C’est aussi l’avis des hussards.

Dernièrement, pendant une absence du colonel, il a commandé le régiment par interim. Ce fut dur. Heureusement il n’a pas en main le tableau d’avancement.

Depuis qu’il est officier de la Légion d’honneur, sûr de sa retraite par conséquent, il émet toujours et en toutes circonstances, respectueusement, un avis diamétralement opposé à celui du colonel.

Ne lui parlez pas de fantaisie, il l’a en horreur et prétend que c’est pour l’armée un germe de corruption et de démoralisation.

*
* *

Le grade de chef d’escadrons, dans la cavalerie, correspond à celui de chef de bataillon dans l’infanterie. En s’adressant aux uns et aux autres on dit: mon commandant.

Il y a deux chefs d’escadrons au 13e. L’un est jeune, riche, beau cavalier, porte fièrement un grand nom, c’est un des généraux de l’avenir. L’autre est vieux, il s’attend tous les jours à être mis à la retraite.

Le premier est le type achevé du brillant militaire: il va beaucoup dans le monde, où il a le plus grand succès. Ses chevaux, ses uniformes, les livrées de ses gens sont tenus avec une correction digne d’un grand seigneur anglais. Fait de fréquents voyages à Paris, a des amis au ministère, est garçon.

Fait exactement son service, mais jamais de zèle. Ne paraît au quartier que lorsqu’il y est forcé. Change de gants deux fois par jour quand il est de semaine. Très-doux pour les simples hussards, sangle dur les sous-officiers, et avec les officiers est roide comme la justice.

Excellent théoricien, manœuvrier habile, il pèche par la voix. Son organe est grêle et pointu; mais, comme Démosthènes, il espère triompher de cette difficulté, et s’est logé hors la ville pour pouvoir s’exercer aux commandements dans son jardin, sans effrayer ses voisins ni troubler leur repos.

Le vieux chef d’escadrons n’a jamais eu de chance. Ne riez pas, c’est la vérité, seulement il en abuse. Il a vu tous ses contemporains lui passer sur le corps, et cependant son caractère ne s’est pas aigri; il est toujours ce qu’il était il y a trente ans—le plus gai des sous-lieutenants.

Adore les charges militaires qui font tant rire tout ceux qui n’en sont pas l’objet, et pour trouver un peu de gaieté recherche la société des jeunes officiers.

C’est lui qui, faisant un jour fonction d’aide de camp près d’un maréchal qui avait le malheur d’être le plus triste des écuyers, s’amusait à imiter—à s’y méprendre—le bruit éclatant que font les chevaux lorsqu’ils vont ruer. Le maréchal se retourna un peu ému:

—Prenez garde, messieurs, dit-il aux officiers de l’escorte, prenez garde, tenez bien vos chevaux.

Dieu sait les rires. Mais imaginez une douzaine de charges de ce genre, toujours ébruitées, et vous ne serez pas surpris du peu de chance du commandant.

Il est du dernier bien avec tous les généraux actuels, beaucoup ont été ses collègues à Saumur; il les tutoie et ils le tutoient, ce qui n’empêche qu’il aura sa retraite bientôt. On dit qu’il n’est pas sérieux.

Jamais cependant soldat plus soldat ne ceignit un ceinturon.

Il jure comme un diable après le service: tout retombe sur lui, il a un mal de chien; mais s’il est libre un seul jour, il s’ennuie à périr. Hiver comme été, tous les matins à six heures, il est debout, habillé et rasé. De semaine ou non, on est bien sûr, quand sonne le pansage, de le voir arriver au quartier. Il y vient, assure-t-il, pour savoir la nouvelle et prendre un peu l’air; il en profite pour prendre la goutte.

Les soldats l’adorent, les officiers le chérissent, il est aimé de tous; mais c’est parfois un malheur d’avoir trop d’amis.

*
* *

Plus dissemblables encore sont les deux adjudants-majors, qui de semaine chacun à leur tour font la police du quartier.

L’un est froid, triste, presque doucereux, et ne jure jamais. Rarement il ouvre la bouche, mais c’est toujours pour punir. On le craint comme le feu, il a été surnommé pince-sans-rire ou tape-sec. Son grand bonheur est de lutter de ruse avec tous les carottiers possibles. Il fait le désespoir des marchegis et des brigadiers de semaine, et se promène toutes les nuits pour surprendre les gardes d’écurie endormis.

L’autre est une tempête. Tous ses mots il les ponctue de deux jurons—lorsqu’il n’est pas en colère. Il ne vous adresse jamais la parole sans débuter par quatre ou cinq grosses injures. Son mot d’amitié quand il est content d’un troupier est: affreux rossard. Mais là se bornent ses fureurs, il ne punit presque jamais, et son collègue va jusqu’à prétendre qu’il gâte le métier d’adjudant-major.

Sa carrière militaire n’a été qu’une longue épreuve, qu’une série de passe-droits. Jamais il n’a passé qu’à l’ancienneté, il ne connaît le tour de faveur que par ouï-dire. Il a été quatorze ans maréchal des logis chef, avant d’arriver à la lieutenance; aussi l’épaulette de capitaine est-elle son bâton de maréchal. C’est peut-être le dernier troupier fini de l’armée française.

Son grand épouvantement est sa retraite qui approche; que fera-t-il une fois pékin?

—Sacré mille nom de nom de tonnerre de s. n. d. D!, s’écrie-t-il quelquefois, je suis f...ichu le jour où on me fendra l’oreille.

Que cette pittoresque locution, qui d’ordinaire s’applique aux chevaux réformés, ne surprenne pas. Le capitaine adjudant-major a transporté dans la vie privée toutes les expressions de la cavalerie.

Sa main gauche est la main de la bride, il ne dit ni la gauche ni la droite, mais bien le côté montoir et le côté hors montoir. Si on lui résiste, il prétend qu’on se cabre ou qu’on rue à la botte; un homme qui devient fou a perdu ses étriers.

Ne lui demandez jamais de vous indiquer votre chemin, il vous donnerait, des renseignements de ce genre:

Faites sentir l’éperon, un demi-tour, rendez la main; à la hauteur de la première rue, côté montoir, la botte à gauche, rendez, et au trot, en avant...

C’est lui qui, furieux, un jour que son déjeuner était en retard, disait à sa femme:

—Cré nom! on ne donne donc pas la botte, ici!

Mais le capitaine a beau hérisser ses moustaches, il n’a jamais réussi à effrayer sa femme, qui est, à ce qu’il prétend, bon cheval de trompette et n’a pas peur du bruit; on dit même qu’elle le fait trotter très-doux.

Comme signe particulier, Gédéon remarqua que lorsque le capitaine était très-irrité, il ne fumait pas ses cigares, il les mangeait.

Il y a encore, en ce moment, au 13e, un adjudant-major supplémentaire. C’est un officier d’état-major qui fait dans la cavalerie ses deux années de stage réglementaires.

En un an Gédéon ne l’aperçut pas dix fois. On savait seulement qu’il montait tous les jours à cheval avec le capitaine-instructeur; cavalier plus que médiocre, il aspirait à devenir écuyer.

Il traîne mélancoliquement le boulet de son ennui, considère Saint-Urbain comme un lieu d’exil, et porte des lunettes.

*
* *

Par une curieuse exception qui prouve bien que le 13e hussards n’est pas un régiment comme les autres, le gros-major est sec comme un clou. Cette maigreur est même la source d’une foule de plaisanteries toutes plus originales les unes que les autres.

*
* *

Chacun des cinq escadrons du 13e hussards a deux capitaines. Un en premier, un en second. En tout dix pour le régiment.

Le capitaine-commandant désire passer chef d’escadrons. C’est tout naturel. Pour son avancement, il compte sur son escadron comme le colonel sur son régiment; aussi s’occupe-t-il beaucoup de ses hommes. C’est lui qui chaque jour ordonne dans les chambres des revues, tantôt d’un effet, tantôt d’un autre.

Son bras droit est le maréchal des logis chef.

Avoir un bon chef est un vrai quine à la loterie pour un capitaine, et on sait si les quines sont rares. Peut-être y a-t-il cette raison qu’il est extrêmement dangereux d’être un très-bon marchef, on a trop l’air d’être créé pour l’emploi, et le capitaine est capable, autant par affection que par égoïsme, de ne pas mettre tout l’empressement possible à faire avancer son bras droit.

La revue des chambres par le colonel est l’affaire capitale du capitaine-commandant. Ces jours-là, il est comme un hérisson, surtout s’il croit avoir trouvé quelque combinaison nouvelle pour disposer la charge des hommes, c’est-à-dire leurs effets, combinaison qui doit produire un agréable coup d’œil.

Les jours de revue des chambres, le capitaine tracasse les lieutenants, qui embêtent les maréchaux des logis, qui bousculent les brigadiers, qui bloquent les hussards. Tout est ricochet au 13e.

—Sacredieu! je ne puis pourtant tout faire par moi même, et être partout.

Tel est le refrain du capitaine-commandant.

Il n’y a au 13e qu’un seul capitaine insouciant, celui du 4e escadron. Il ordonne peu de revues, et dit à tout propos: Je m’en bats l’œil. Chose surprenante! ses hommes sont tout aussi bien tenus que les autres.

Gédéon n’a jamais connu son capitaine en second. Il est détaché; c’est sa spécialité. En remonte, en mission, en fonction extraordinaire. Il écrit de temps à autre à ses collègues du régiment, pour savoir si le 13e est toujours en garnison dans la même ville.

On dit qu’il est très-appuyé d’en haut. Voilà deux ans qu’il habite Paris, on le rencontre presque tous les jours, de cinq à six, au Helder.

LIII

Bien que le 13e hussards soit peut-être l’endroit du monde où l’argent—le tyran du siècle—a le moins de valeur réelle et de prestige, les officiers sont cependant divisés en deux classes bien distinctes:

Ceux qui sont riches, et ceux qui ne le sont pas.

Au 13e, l’officier qui n’a que sa solde est plus malheureux, cent fois, que les maréchaux des logis.

Lorsqu’il a payé sa chambre, sa pension, le tailleur, le bottier, le sellier, l’armurier et dix autres fournisseurs, il ne lui reste plus un sou pour aller au café, pour fumer quelques cigares, pour faire un peu de fantaisie, etc., etc.

Et même payer les choses indispensables lui est matériellement impossible, ce qui fait qu’il garde son argent pour le superflu, qui est le véritable nécessaire.

Alors il fait des dettes!

Or, l’officier qui s’endette est à peu près perdu, au 13e s’entend. Son avancement est entravé, brisé!

Il n’ira pas à Clichy, mais que d’ennuis, de tracasseries! Puis viennent les oppositions. Et lorsque la solde entière était insuffisante pour joindre les deux bouts, la solde diminuée des retenues ne suffit pas davantage.

Le colonel ne badine pas avec les dettes. N’a-t-il pas fait une fois manger à l’ordinaire des sous-officiers un lieutenant que serraient de trop près ses créanciers? On a vu, pour ce motif, des officiers mis en demi-solde.

Choisir la cavalerie lorsqu’on n’a pas une famille riche, est un trait d’insigne folie: la solde est insuffisante, quoi qu’on fasse. Outre qu’on est malheureux comme les pierres, l’avancement même devient un désastre.

Changer de régiment, passer des lanciers dans les dragons, des hussards dans les chasseurs, est une véritable ruine. Tout est perdu de l’ancien uniforme, il faut s’équiper à neuf. On ne peut utiliser que deux objets, le col et les bottes.

Après trois avancements de ce genre, un officier de fortune, c’est-à-dire sans fortune, est obéré pour toute sa vie. Jamais il ne s’en tirera, à moins d’un mariage. Et on ne trouve pas si aisément à contracter.

Mais presque tous les officiers du 13e hussards sont riches, ou du moins ont quelque chose de chez eux. Quatre ou cinq ont plus de vingt mille livres de rente, deux viennent au quartier en tilbury quand ils sont de semaine.

Ils font donc peu ou point de dettes, et se soucient fort peu de l’état des fournisseurs qui leur a été laissé par les officiers qu’ils ont remplacés à Saint-Urbain.

Cet état est un document précieux que se transmettent les régiments lorsqu’ils changent de garnison. Tous les marchands de la ville y sont portés avec des notes détaillées à côté de leur nom.

Ce legs, essentiellement utile, devient pour les nouveaux venus un indispensable guide des étrangers, bien autrement renseigné que les livrets Joanne.

Voici un extrait textuel de celui qu’avaient reçu à leur arrivée les officiers du 13e.

VILLE DE SAINT-URBAIN

TABLE ALPHABÉTIQUE DES FOURNISSEURS

Ambroise,—limonadier.—Mauvaises consommations.—Crédit faible.

Ballandard,—table d’hôte.—On y a renoncé. Les cuirassiers ont failli y être empoisonnés.

Carajou,—chambres meublées.—Appartements bien tenus, pas de crédit. A éviter.—Pas de liberté, sous prétexte que la maison est une maison honnête.

Dufourneau, pension et chambres.—A fait avoir du désagrément à deux officiers.

Jubot,—tabac.—Cigares secs, crédit.

Moos,—limonadier.—Crédit tant qu’on veut, mais se méfier. Réclame. Marque les consommations avec une fourchette à sept dents...

LIV

Riches ou pauvres, les officiers du 13e s’ennuient. C’est leur principale distraction.

Lieutenants et sous-lieutenants pestent quand ils sont de service, et pestent encore quand ils n’en sont pas.

Ils regrettent leur dernière garnison—on y était si bien! Ils souhaitent une nouvelle résidence; sans doute on s’y trouvera mieux; la pire de toutes est celle où on est: c’est convenu.

Quand ils ont monté à cheval, fait l’absinthe, déjeuné, fait le café, la disette commence.—Garçon! l’Annuaire!

—Monsieur, il est en mains, et retenu après; je vais le retenir pour vous.

Il faut avouer que cet Annuaire est un précieux passe-temps. On ne lui laisse pas une minute de repos. Le propriétaire du Café militaire de Saint-Urbain compte dans ses frais généraux quatre Annuaires par an, usés à force d’être feuilletés.

Là on voit les mutations, l’avancement; on suit pas à pas d’anciens camarades, des amis: c’est le livre des vingt-cinq mille adresses de l’armée.

Deux officiers se rencontrent au café, n’importe où, ils se connaissent à peine, l’Annuaire sera leur trait d’union. Ils causent cinq minutes, puis:

—Garçon, l’Annuaire!

Un jour, à Saint-Urbain, imaginez-vous que ce diable d’Annuaire fut volé au café. Par qui? C’était bien sûr un méchant tour de quelque fourrier. Il fallut quatre jours pour le faire venir de Paris; on l’avait cherché inutilement quarante-huit heures: total six jours. Jugez si l’ennui redoubla, c’est-à-dire qu’on ne savait plus à quel saint se vouer. Ah! si on avait pincé le fourrier!

Mais voilà que, le nouvel Annuaire arrivé, on retrouva l’ancien. Le cafetier se gratta le nez:

—Je suis sûr, dit-il, que c’est un tour de ces messieurs pour avoir deux Annuaires.

Après l’Annuaire le cancan du jour:

—Savez-vous que la femme du capitaine Jean: a dit la femme du lieutenant Pierre que la femme du capitaine Paul avant son mariage...

—Eh bien?

—Hum!...

—Ah bah!

Ce diable de propos parti on ne sait d’où, met le 13e en révolution. Il y a deux camps bien arrêtés, l’un pour, l’autre contre. Ceux du camp pour ont parlé d’écrire pour avoir des renseignements. Les deux partis se disputent la femme du lieutenant-colonel, qui est neutre; on a cherché à la faire parler; elle a gardé un silence prudent que chacun interprète à sa fantaisie.

—Que le diable emporte les femmes! s’écrie le lieutenant Grognon, elles feraient battre des montagnes; on devrait interdire le mariage aux militaires comme aux prêtres.

Lieutenant, ne vous fâchez pas!
Ne vous fâchez pas!
Ne vous fâchez pas!

Chantonnent trois ou quatre jeunes officiers. Ce refrain est une scie organisée contre le lieutenant Grognon, lequel a un caractère en brosse, et trouve toujours moyen d’être en colère contre quelqu’un ou quelque chose.

Le lieutenant Grognon est seul de son bord et de son opinion, depuis le départ du lieutenant Susceptible, mis à la retraite.

C’est lui qui racontait ainsi l’histoire de sa dernière affaire:

—J’entre dans un café, un monsieur y entre aussi. Je demande une demi-tasse, il demande une demi-tasse. J’appelle le garçon, il l’appelle; je sucre mon café, il sucre le sien. Vous comprenez que la moutarde me monte au nez. Je prends ma petite cuiller, il prend la sienne; je remue mon café, il remue le sien. Je bouillais de colère. Je le regarde, il me regarde; enfin je verse mon petit verre dans ma tasse, il verse son petit verre dans sa tasse, mais d’une façon si impertinente et si grossière, que, ma foi, je n’y tins plus. Nous nous battîmes, je le blessai. J’en eus regret cependant, car, devenus amis, il me jura toujours n’avoir jamais eu l’intention de m’offenser.

Le lieutenant Grognon a, lui, la fantaisie en horreur.

—L’ordonnance, grogne-t-il souvent, je ne connais que ça.

—Mais cependant, lui disent les autres officiers pour aller dans le monde?...

—Je n’y vais pas. On est soldat ou on ne l’est pas. J’ai toujours des bottes d’ordonnance, moi.

—Lieutenant, couchez-vous avec?

Il sort furieux.

Son ennemi intime est le sous-lieutenant élégant, le roi de la fantaisie au 13e. Celui-là fait venir ses pantalons de chez Tribout, de Saumur, le bon faiseur. Il prend ses bottes chez Jayez, de Saumur, également le bon faiseur; ses schakos lui arrivent de chez Koski, de Paris, toujours le bon faiseur.

Souvent le soir, au risque d’attraper huit jours d’arrêts, car le colonel est intraitable sur cet article, il se met en bourgeois, afin d’essayer de délicieuses redingotes et des gilets exquis qu’un lui envoie de Paris.

Ce sous-lieutenant n’a de rival en élégance, au régiment, que le capitaine du 5e escadron; mais il l’emporte de beaucoup pour les avantages extérieurs. Jeune, joli garçon, il est grand et admirablement proportionné, et lorsqu’aux jours solennels il serre de deux crans le ceinturon qui le coupe en deux, sa taille, au dire des dames de Saint-Urbain, tiendrait dans les dix doigts.

Le capitaine du 5e escadron, lui, frise la quarantaine, ses cheveux blanchissent aux tempes, et l’on sait, à n’en pas douter, qu’il teint ses moustaches, toujours si noires et si brillantes, soigneusement cirées et encore fort longues, bien que le colonel lui ait demandé le sacrifice de quelques centimètres.

De plus, malgré tous ses efforts pour combattre l’obésité, il prend du ventre, et c’est à grand’peine qu’il le contient dans une ceinture-corset, que chaque matin son brosseur a toutes les peines du monde à serrer. Longtemps cette idée de corset a été repoussée par les amis du brillant capitaine, mais après deux ou trois expériences ils ont dû se rendre à l’évidence.

Lorsqu’il est en grande tenue, serré, sanglé, étranglé dans son uniforme—et son corset—le capitaine est dans l’impossibilité de faire le moindre mouvement, il ne peut ni se baisser, ni courir, ni même allonger la jambe, tant son pantalon bien tendu est fortement sollicité d’en haut par les bretelles, d’en bas par les sous-pieds.

Tout le régiment rit encore de la dernière mésaventure de l’élégant capitaine.

Un beau dimanche, dans l’après-midi, après une revue à pied, il traversait la cour du quartier, lorsqu’il laissa tomber son porte-monnaie qui ne renfermait pas moins de 500 francs ce jour-là.

Cet accident consterna le capitaine. Comment faire en effet? se baisser simplement et ramasser le maudit porte-monnaie?... impossible. Appeler un hussard pour lui demander ce service? impossible encore. C’était vouloir se couvrir de ridicule. Cependant il ne se sentait pas le courage d’abandonner ainsi 500 francs qui pouvaient lui revenir, c’est vrai, mais qui couraient aussi grand chance d’être à tout jamais perdus.

Debout, au milieu de la cour, il considérait d’un œil morne son fatal porte-monnaie. Il eut un instant l’idée de le ramasser. Il essaya de se baisser, en avant d’abord, puis de côté, puis en écartant les jambes. Vains efforts. Trois sous-lieutenants qui l’observaient de loin avaient parié qu’il allait s’éloigner abandonnant l’objet perdu, lorsqu’il lui vint une idée sublime.

Il poussa du pied le porte-monnaie doucement, puis plus fort et, de petites poussées en petites poussées, il le roula hors du quartier d’abord, puis tout le long de l’avenue, puis enfin jusqu’au Café militaire, où il le fit ramasser par un garçon.

Bien d’autres anecdotes encore charment les disettes du Café militaire, égayées par les calembours terribles des deux lieutenants atteints de cette affreuse maladie.

On épuise aussi le répertoire des souvenirs, variations éternelles sur l’air populaire de T’en souviens-tu? on parle de Saumur, de Saint-Cyr, de ce bon temps où l’on était si malheureux.

Les longues histoires n’y sont pas précisément goûtées, on les redoute; et l’officier conteur a tout le mal imaginable à se constituer un petit auditoire.

Depuis longtemps les fanfaronnades n’ont plus cours, et un certain capitaine Vantard, qui arriva, il y a cinq mois environ, au 13e, voyant combien peu il avait de succès, eut le bon esprit de discontinuer les récits du ses aventures et exploits.

Un mot avait suffi pour éteindre sa verve si brillante:

—Oui, s’écriait-il un jour, en guise de péroraison, je puis me vanter d’avoir traversé l’Europe l’épée à la main.

—Tudieu! exclama un lieutenant, vous deviez avoir le bras furieusement las.

Quand il pleut, que l’ennui est trop féroce, que tout est épuisé, on fait des réussites, mot honnête pour dire qu’on se tire les cartes.

Mais les flâneurs obstinés restent seuls au café ces jours-là, les autres se résignent à courir à leurs affaires ou à leurs plaisirs.

Voici un capitaine qui tourne des échiquiers; celui-ci fait de la tapisserie: ils sont mariés. L’un bûche la théorie, l’autre dessine, pour lui et les autres, des plans de reconnaissance:—deux piocheurs.

Ce lieutenant ne vise rien moins qu’à faire changer l’uniforme de la cavalerie; il dessine et colorie des costumes qu’il expédie régulièrement au ministère de la guerre.

Il y a encore l’officier permuteur et le sous-lieutenant romanesque. Ouvrez le Moniteur de l’armée, et vous verrez le nom du premier:

«Un lieutenant du 13e hussards, de la promotion de 65, désire permuter avec un de ses collègues, soit de l’infanterie, soit de la cavalerie, en Afrique ou en France.»

Voilà six régiments que fait déjà l’officier permuteur; ses amis prétendent qu’il cherche un escadron où il n’y ait pas de capitaine.

Le sous-lieutenant romanesque ne sort pas de Saint-Cyr; il y eût perdu ses illusions. Il abuse des cabinets de lecture et compose des vers qu’il communique à son collègue le mélomane.

Ce capitaine est à perpétuité l’ami de mesdames les artistes dramatiques du théâtre de Saint-Urbain. La Dugazon, surtout, a toutes ses sympathies. On le sait.

Ce lieutenant est bourgeois, très-bourgeois. Il est, dit-il, soldat malgré lui, uniquement parce qu’on lui a forcé la main; c’est pour cela peut-être qu’il est très sur la hanche avec les pékins.

Je vous présente le lieutenant qui cherche à se marier—rien de la maison de Foy.

Voici enfin bon nombre d’officiers qui vont dans le monde; brillants danseurs au bal, ils passent la journée à faire des visites.

Je dois le déclarer, si j’étais marié, je tiendrais fort en suspicion MM. les officiers du 13e hussards, surtout après une lecture approfondie de Stendhal.

Mais ceci n’est pas une physiologie..... les types aujourd’hui se fondent, disparaissent; demain ils ne seront plus.

Jadis, en endossant l’habit militaire, on se croyait forcé d’adopter un code de convention, des opinions, des usages, des façons de penser, des ridicules de tradition.

Chacun est soi, aujourd’hui, chacun a son caractère propre, ses défauts ou ses qualités.

Ce qui faisait dire à un commandant retraité, ami de Gédéon:

—Les militaires à présent sont exactement semblables aux pékins, excepté que les pékins ne seront jamais militaires.

LV

L’adjudant porte la tenue d’officier, un képi d’officier, des épaulettes d’officier, on dit en lui parlant: «Mon lieutenant.»—Et cependant il n’est que le premier des sous-officiers.

Son surnom vous dira combien est dur son métier, on l’appelle le chien du régiment.

Sa seule consolation est de penser qu’il ne tardera pas à passer officier pour de bon.

—Et il ne sera pas trop tôt, s’écrie-t-l; c’est embêtant, à la fin, de n’être ni chair ni poisson.

*
* *

Le maréchal des logis chef, dont le grade correspond à celui de sergent-major dans l’infanterie, est la pierre angulaire de l’escadron.

Le rapport est la grande affaire de sa matinée.

Ensuite on l’attend avec impatience à l’escadron pour connaître l’ordre du jour.

Enfin, en moyenne, l’adjudant-major fait sonner au marchef au moins une fois par heure.

Après son service actif vient sa comptabilité; c’est lui qui tient en partie double les états de linge et chaussures et le grand livre des punitions.

Il doit savoir pourquoi le hussard Bardouillet a été collé au bloc par le brigadier Goblot, et pourquoi l’administration n’a livré que cent quarante-neuf draps au lieu de cent cinquante.

Il est aidé dans sa besogne par deux fourriers, un brigadier et un maréchal des logis. Ce sont les comptables, ou gratte-papiers, ou buveurs d’encre.

Outre la responsabilité de tout le service, le marchef a en maniement les fonds de l’ordinaire. Là véritablement est le souci et le danger.

Hélas! on a vu des chefs, plus étourdis que coupables, emprunter à leur caisse... Au régiment comme dans le civil, ça s’appelle manger la grenouille. C’est grave.

Du matin au soir, le marchef se plaint de ses fourriers qui, à l’entendre, ne font absolument rien et lui laissent toute la besogne sur le dos.

Les fourriers, de leur côté, affirment que leur marchegis, qu’ils appellent le double, est un flâneur déterminé.

Tous les chefs mangent ensemble avec les adjudants, ils ont la main sur les autres sous-officiers.

De tout temps le fourrier a été le sous-off le plus ficelé du régiment. Il fait fine taille et fantaisie, porte des bottes fines et des pantalons d’une largeur exagérée. Le maître tailleur, qui est bien avec lui, confectionne à son intention des dolmans dont la poitrine est rembourrée outre mesure, ce qui est à la fois élégance et importance.

—Il n’est pas surprenant, disent les autres maréchaux des logis, que le fourrier soit si bien mis, il se fait un fourbi incroyable.

Le comptable, en effet, a la réputation d’être pillard;—c’est celle de tous les gens qui alignent des chiffres petits ou gros. Il gratte, assure-t-on, sur les ressemelages et les réparations, et a la spécialité de faire sauter des rations de pain.

Le fourrier est le Lovelace du régiment. Le 13e s’enorgueillit, à juste titre, de quatre beaux fourriers.

Outre ses conquêtes extérieures, il fait une cour assidue à la demoiselle du café des sous-officiers, dite la grande cafetière. Cette plaisanterie est de tradition.

Chaque soir il cause avec elle une demi-heure au moins en faisant marquer ses consommations, et dans la journée, pendant que les autres sont occupés au pansage, il trouve encore le moyen de venir faire avec elle un petit bout de causette.

Les bouquets de violettes et les poulets brûlants rentrent dans ses attributions; encore ne s’en tient-il pas toujours à la vile prose. Il versifie et compose des romances auxquelles le chef de musique daigne adapter des airs.

C’est à un brigadier-fourrier que le régiment doit la fameuse chanson du 13e, chantée un soir de gala, à la table même du colonel.

La grande prétention du fourrier est d’avoir été un civil un peu chic. Aussi il affecte des goûts peu militaires. Il n’est que comptable à ce qu’il prétend, et est fier de sa main superbe.

Quatre fois par an, le marchef et ses fourriers ont une besogne extraordinaire, c’est lorsqu’il s’agit de régler la feuille de décompte trimestrielle.

Comme de raison, ils attendent toujours au dernier moment, et c’est dans la nuit qui précède le décompte que se fait ce difficile travail.

Cette nuit-là, le brigadier d’ordinaire doit à son chef un paquet de bougies, le café, et une bouteille de rhum.

Outre ses fourriers, le marchef s’adjoint ordinairement un surnuméraire—un scribe. C’est quelque fils de famille, engagé volontaire, hussard intelligent mais paresseux, qui obtient ce poste envié. Pour s’exempter de service, il est tout heureux et tout aise de faire les courses et de bourrer les pipes des comptables.

Si le marchef a un capitaine criard, son poste n’est pas tenable. Alors il scie le dos à ses fourriers, et est au plus mal avec tous les sous-officiers de son escadron.

*
* *

Les maréchaux des logis, qui sont les sergents de la cavalerie, se partagent en deux camps:

Les saumuriens, qui ont gagné leurs galons en deux ans à l’école de Saumur;

Les régimentaires, qui n’ont jamais quitté le 13e.

Les premiers sont ferrés à glace sur la théorie, les seconds ont la prétention d’être infiniment plus troupiers.

Cette très-petite rivalité n’altère en rien la bonne intelligence.

Le sous-officier du 13e hussards a deux grands défauts: il se coiffe trop sur l’oreille et n’est pas assez ennemi de la pose et de l’épat.

Il a aussi la fâcheuse habitude de porter des pantalons démesurément larges et de serrer de quatre ou cinq crans de trop son ceinturon, ce qui fait faire à son dolman des plis affreux dans le dos.—Mais ainsi le veut dame fantaisie.

La passion du maréchal des logis pour l’absinthe est un bien autre mal. Le colonel a déjà essayé de proscrire des cantines cette Locuste verte, mais une persévérance patiente, infatigable, plus forte que sa volonté, l’y a toujours ramenée.

—Que je sais bien, dit le brigadier Goblot, que l’absinthe elle n’est autre qu’une décoction de gros sous, mais tant pis, une fois qu’on a mis le nez dans ce diable de vert-de-gris, on voudrait y fourrer la tête.

Le maréchal des logis aime encore le vin blanc le matin, la goutte en montant à cheval, le café en sortant de table, la bière dans l’après-midi, le vin chaud et le punch le soir.

Ainsi pris entre le quartier et le café, entre la partie de bésigue et le rendez-vous d’amour, il n’a pas une minute à lui. Sa vie se passe à résoudre ce problème difficile, de mener de front le service et les plaisirs.

Le sous-officier oublieux y perd la tête; mais celui-là ne marche jamais sans son calepin qui lui tient lieu de mémoire. Pêle-mêle il y inscrit toutes ses affaires, son existence y est notée heure par heure, un feuillet serait sa biographie...

Donc arrachons-en un au hasard:

Samedi.30 mars.—Descendu la garde...

Dimanche.31 mars.—Pris la semaine—touché le prêt—été voir Angélina, découché—pas vu, pas pris.

Lundi.1er avril.—Fait avancer la soupe—rien de nouveau à la botte—elle n’était pas chez elle.

Mardi.2 avril.Elle était chez son amie—deux jours de bloc à Mercaillou—gagné dix consum à Gentil.

Mercredi.—3 avril.—Fait faire les crins aux chevaux—emprunté cinq francs et un gigot au brigadier d’ordinaire—perdu l’absinthe—soupé avec Angélina—rentré en retard.

Jeudi.—4 avril.—Attrapé huit jours—Gentil a vu un fantassin entrer chez elle—rien de nouveau—promenade à cinq heures.

Vendredi.—5 avril.—Trouvé chez elle un képi de voltigeur—je m’en doutais—été voir son amie—rentré en retard.

Samedi.—6 avril.—Touché le prêt—à midi revue de détail—rencontré chez elle un sergent, j’en étais sûr—accepté une partie de billard—je lui gagne le gloria.

Dimanche.—7 avril.—Rien de nouveau—descendu la semaine—bloqué—consulté le docteur.

Lundi.—8 avril.—Entré à l’hôpital...

Le vieux sous-of grognard et brisqué n’existe plus au 13e; le dernier fut celui qui, s’arrêtant un jour devant la salle de police, épelait l’inscription placée au-dessus de la porte:

—S, a, l, sal, disait-il, l, e, le, salle... On voit bien que ces voleurs de peintres sont payés tant à la lettre qu’ils en collent en plus; faudra que j’en parle à l’adjudant.

Ce vieux cocardier était le meilleur enfant du régiment, se laissant punir plutôt que de bloquer un homme. Il faisait tenir son calepin par quelque engagé volontaire de son peloton.

Le maréchal des logis rageur est assez commun au 13e; on y trouve aussi le punisseur: ce dernier arrive toujours de Saumur. Il fait du zèle...

Presque tous les sous-officiers savent qu’ils peuvent passer officiers, peu l’espèrent. C’est si long. Il ne faut pas moins, en moyenne, de dix ans de grade et de bonne conduite.

Si maintenant on voulait se faire une idée exacte de la puissance de l’épaulette, de l’influence presque incroyable du grade, il faudrait voir un maréchal des logis le jour où il passe sous-lieutenant.

A midi, c’est un sous-officier comme les autres, bon garçon, insouciant, un peu casseur...

La nomination arrive.

A midi et une minute, c’est un autre homme. Il est officier, jamais il n’a été autre chose; il est grave, presque sévère.

La baguette magique de l’ambition l’a touché; il calcule déjà à quel âge il pourra bien être colonel.

Quant à ses anciens camarades, il ne les connaît plus. Un abîme les sépare.

On en a vu, le lendemain de leur promotion, bloquer impitoyablement l’ami qui la veille a partagé leur matelas à la salle de police.—C’est, il est vrai, une exception.

*
* *

Le brigadier est un caporal à cheval: mêmes galons, mêmes prérogatives.

Il est le trait d’union entre la troupe et le corps des officiers, le premier anneau de cette chaîne hiérarchique qui unit le simple soldat au maréchal de France.

Mais tandis que le caporal commande simplement quatre hommes, le brigadier commande quatre chevaux, ce qui explique ses airs de supériorité.

Au 13e, on ne compte que par chevaux, le cavalier passe par-dessus le marché.

Le brigadier, de sa nature, est bon enfant et pas fier avec les hussards, très-disposé par tempérament à accepter une politesse de tout un chacun—en dehors du service, s’entend.

Il n’y a d’insupportables que ceux qui ont la certitude de ne jamais passer maréchaux des logis.

Cette triste conviction les porte souvent à commettre des abus de pouvoir, moins par méchanceté que pour se prouver à eux-mêmes leur puissance.

Ils ont la susceptibilité de la sensitive et ne transigent jamais avec leur dignité. Ils sont intraitables à l’endroit du salut, l’exigent à cinq pas, et voudraient qu’on en fît un cas de conseil.

Enfin, ils ne peuvent souffrir les engagés volontaires.

Revenons au commun des martyrs, c’est bien le nom des brigadiers.

S’ils deviennent farouches, c’est qu’ils sont de semaine.—Ce genre de service produit le même effet à tous les grades.—En ce cas, pour s’éviter une punition, ils sont capables de bloquer tout l’escadron. Heureusement le brigadier ne peut que deux jours de salle de police ou quatre jours de consigne à la fois.

Il en est un pourtant, heureux entre tous, qui est envié, entouré, flagorné... c’est le brigadier d’ordinaire.

Celui-là est chargé de la tamponne de l’escadron, et fait le prêt tous les cinq jours. Il va à la provision, et règle avec les fournisseurs.

Il est au mieux avec le boucher, qui l’invite à dîner, et avec l’épicier qui lui offre la goutte, et lui fait présent de boîtes de chocolat pour sa particulière.

Outre le sou pour franc qui lui revient presque de droit, il fait, dit-on danser l’anse du panier de l’escadron. Ah! si le capitaine le savait!

Les maréchaux des logis lui font deux doigts de cour, sachant bien qu’au besoin il ne leur refusera pas une légère avance sur le prêt, et le chef a parfois de longues conférences avec lui.

Les brigadiers du 13e doivent, en partie, leur célébrité au rapport que l’un d’eux fit un jour à l’adjudant-major.

—Qu’y a-t-il aujourd’hui? avait demandé cet officier.

—Rien de nouveau à la botte, mon capitaine.

—Très-bien, allez.

—Capitaine, excusez-moi, c’est que...

—Quoi encore?

—C’est que... il y a que le hussard Castagnol a eu la jambe cassée d’un coup de pied, et qu’il y a un cheval qui s’est tué, et qu’il y a que le maréchal des logis de semaine a eu une attaque de choléra, et que le vétérinaire a fait conduire à l’infirmerie un cheval qui avait le farcin, et que le feu il a failli prendre à l’écurie.

—Et vous dites, brigadier, qu’il n’y a rien?

—Non, mon capitaine. Sauf ça... rien de nouveau à la botte.

LVI

—Fut-il jamais, disait Gédéon, existence plus triste et plus monotone que la nôtre! chaque jour se succède exactement copié sur celui de la veille; qui a vécu une journée sait d’avance quelle sera toute sa vie. On se ferait tuer, ma parole d’honneur, rien que pour se changer un peu.

Le jeune hussard parlait ainsi devant un sous-officier saumurien, garçon d’avenir, qui s’était engagé avec la ferme volonté d’arriver.

—Oui, continuait Gédéon, on parlait autrefois des moines inutiles, mais que sommes-nous, en temps de paix, nous autres soldats, sinon des moines armés? On a démoli les couvents, mais sur les ruines on a bâti des casernes; discipline pour discipline, je redemande les communautés: au moins on s’y engraissait.

—Eh bien, dit en riant le maréchal des logis, faites comme nous, souhaitez la guerre. Là, au moins, il y a de la variété. On ne moisit pas dans son grade à attendre son rang d’ancienneté. J’aime mieux le tour du boulet que le tour de faveur.

—Horreur! s’écria Gédéon; souhaiter la mort de mon prochain!

—Ah! par exemple, reprit le sous-officier, personne n’eut jamais cette idée.

—Le croyez-vous vraiment, maréchal des logis, le croyez-vous? Alors, prenez-vous-en à notre métier, qui, fatalement, nous conduit à cette pensée. Lorsque la campagne s’ouvre, et que je vois partir, bras dessus, bras dessous, un capitaine et un lieutenant, je ne puis m’empêcher de frémir, parce que, malgré lui, le lieutenant en arrive à se dire: Eh! eh!... s’il était tué, le capitaine, n’aurais-je pas ses épaulettes!...

—Taisez-vous, interrompit le sous-officier indigné, vous ne serez jamais un soldat. Il n’y eut, voyez-vous, pour les hommes de cœur de l’armée, qu’une époque bénie, le premier Empire. O Napoléon! de ton temps un homme comme moi était tué ou commandait en chef à trente-six ans.

—Cependant, maréchal des logis, raisonnons un peu.

—Pas de réplique, entendez-vous, dit sévèrement le sous-officier.

—Soit, conclut Gédéon, mais une chose me console: il n’est pas un officier qui ne s’ennuie au moins autant que moi.

Et de fait, pour troubler la monotone harmonie de l’existence de garnison, il faut un événement comme il ne s’en présente pas un tous les cinq ans.

Les changements de garnison et le camp sont des bonheurs passionnément désirés, surtout par les plus jeunes, qui en parlent longtemps à l’avance.

Dans l’année, il n’est guère que quatre ou cinq jours où l’on s’écarte un peu de la symétrie ordinaire; Dieu sait la joie, alors!

C’est d’abord à l’inspection générale, qui a lieu vers la fin de l’été.

En cette grande occasion, le 13e hussards organise toujours un carrousel qui, sans avoir la pompe et l’éclat des fêtes d’armes de l’école de Saumur, émerveille et transporte les bourgeois, et surtout les bourgeoises. Les estrades préparées sont toujours trop étroites pour la foule; les femmes combinent leurs toilettes de longue main.

Avec le carnaval arrive chaque année la cavalcade de charité.

Heureux pauvres! c’est pour eux, pourtant, que tous les sous-officiers se mettent en quête de travestissements, que le théâtre ouvre ses magasins, que les officiers riches font venir des costumes de Paris.

Venez au carnaval prochain, et vous verrez.

Le brigadier-fourrier, déguisé en femme, l’ours traditionnel, le sauvage dévorant de la chair crue avec voracité, et l’éternel fantassin à cheval, sac au dos, éperons aux coudes, toujours près de tomber, et tombant quelquefois, vu les bouteilles vidées.

En tête, vous verrez la musique travestie en Arabes, avec ses draps en turban.

Mais la plus grande de toutes les fêtes est le passage, dans la ville, d’un régiment de cavalerie.

Il y a réception. La ville est en émoi.

Officiers, sous-officiers et brigadiers du régiment en garnison traitent leurs collègues de passage.

Les broches tournent, les caves se vident.

On dîne jusqu’aux yeux, on chante, et au dessert on porte des toasts.

Le lendemain, seulement, on réfléchit.

Le régiment de passage est passé. Ceux qui restent font leurs comptes.

Les brigadiers s’aperçoivent qu’ils ont engagé leur prêt pour six semaines, les sous-officiers pour un mois.

Les officiers ont fait une rude brèche à leurs appointements.

Mais pouvait-on faire moins pour des collègues, pour des camarades? Ne revaudront-ils pas tout cela largement à la prochaine occasion?

Donc, qu’on serre le ceinturon d’un cran, et qu’on se brosse le ventre.

Quand on s’est amusé, on doit savoir tirer la langue sans murmure.

Ajoutons que jamais les propriétaires d’hôtels et de cafés d’une ville ne se sont plaints des réceptions.

LVII

Définitivement, Gédéon était devenu le plus vilain soldat du régiment.

Et cependant il avait obtenu, pour se dérober aux rigueurs du service, tous les emplois qui, au 13e, sont l’apanage presque exclusif des engagés volontaires.

Successivement il avait été scribe chez le chef, employé chez le trésorier, moniteur à l’école.

De partout sa mauvaise conduite l’avait fait renvoyer.

A l’infirmerie et à la salle de police, il s’était lié avec toutes les fortes têtes du régiment, et lui-même, désormais, était cité comme une pratique, véritable gibier de biribi.

Il découchait et tirait des bordées.

Découcher est une grave infraction à la discipline, punie d’autant plus sévèrement au 13e, que les obstacles matériels qui s’opposent à la sortie des hussards, une fois la porte fermée, ne sont pas insurmontables.

Le quartier de Saint-Urbain, en effet, est clos d’un côté par la Serpole, peu large en cet endroit, de l’autre par un mur médiocrement élevé.

Donc, s’en aller n’est pas le diable.

On passe l’eau à la nage, ou à l’aide d’une corde attachée aux branches d’un arbre du bord opposé, ou encore sur un radeau improvisé formé de deux de ces barres qui servent à séparer les chevaux à l’écurie.

Sauter le mur est un jeu d’enfant.

L’adjudant-major l’avait si bien compris, que, pour diminuer la tentation, il avait placé des factionnaires de nuit autour de la muraille provocatrice.

Mauvaise idée. Les factionnaires ne servaient qu’à faire la courte échelle à ceux qui voulaient fuir.

Mais, s’esquiver n’est rien. La seule chose vraiment à craindre est le contre-appel.

Presque chaque nuit l’adjudant-major de semaine fait passer ou passe lui-même dans les chambres accompagné du maréchal des logis chef.

Un lit est-il vide, on prend le nom du propriétaire, et s’il n’est pas de service, ou de garde, ou permissionnaire, il est porté manquant, et le lendemain quinze jours de salle de police l’attendent à sa rentrée.

C’est donc à parer à ce maudit contre-appel que s’évertuent les hussards découcheurs.

Autrefois on mettait une poupée faite d’une couverture et coiffée d’un bonnet de coton dans son lit, et tout était dit. Mais les adjudants-majors d’autrefois étaient myopes, sans doute, ceux d’aujourd’hui ne le sont pas.

De là mille ruses toujours déjouées.

Gédéon, pour son compte, inventa un assez joli moyen.

Il démontait son lit, en cachait les fers et les planches, donnait sa paillasse à l’un, son matelas à l’autre, puis rapprochait les lits de ses voisins de façon à diminuer le vide.

Vingt fois ainsi on passa sans s’apercevoir de son absence, et s’il fut découvert, c’est qu’une nuit, l’adjudant le reconnut dans un café de la ville. Un contre-appel nominal fut ordonné et la mèche éventée.

Tirer une bordée est infiniment plus simple, mais bien autrement grave. On appelle ainsi une absence illégale de plusieurs jours.

Deux ou trois équipées de ce genre, punies du cachot et de la prison, mènent inévitablement leur homme devant le conseil de discipline.

Le plus clair de tout cela est que Gédéon avait élu domicile à la prison ou à la salle de police.

LVIII

Fatalement le jeune engagé volontaire allait mal tourner. Les jours de prison s’entassaient sur son folio de punition, et le colonel n’attendait qu’une occasion pour se débarrasser de lui.

M. Flambert eut-il vent de ce qui se passait, fut-il prévenu par quelque officier charitable du sort qui était réservé à son héritier?

Toujours est-il qu’un beau matin, et comme il y avait presque renoncé, Gédéon reçut de son père la somme nécessaire à son remplacement.

Pâle d’émotion et de joie, il alla demander l’autorisation nécessaire.

Le colonel ne fit pas la moindre difficulté.

—J’aime autant, lui dit-il, ce moyen de me défaire avantageusement d’un triste soldat. Que ne pouvez-vous faire aussi remplacer tous vos bons amis!

Gédéon en eut vite fini avec les formalités. Il compta dix-neuf cents francs chez le trésorier, et un vieux hussard s’engagea à faire pour lui les six ans qu’il devait encore à la patrie.

Et il fut libre!!!. . . . . . . . . .

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L’ex-hussard habite aujourd’hui Mortagne, il y a acheté une étude, et passe pour un des forts avoués de l’arrondissement.

Il a reconquis l’estime publique en général, et en particulier celle de M. Narrault, le juge de paix, homme sévère mais juste. Peut-être le doit-il à la pratique de certaine vertu assez nécessaire dans bien des petites villes, l’hypocrisie.

Depuis qu’il n’est plus soldat, Gédéon est d’un chauvinisme exalté; il ne parle de son ancien régiment que les larmes aux yeux, et il ne passe pas un troupier par Mortagne sans qu’il veuille lui payer la goutte.

J’ai dîné quatre fois chez lui. A chaque fois, le dessert venu, il a trouvé moyen de relever ses manches pour nous montrer la cicatrice de sa blessure. Il a acheté un cheval, et passe pour un écuyer consommé.

Il donnerait, j’en suis sûr, son plus gras procès pour avoir à raconter une campagne, et son meilleur client pour une petite balafre...

Après ça, le 13e hussards n’a peut-être jamais existé que dans son imagination!...

FIN DU 13e HUSSARDS.


PROFILS MILITAIRES

LA CANTINIERE

Elle peut être jeune ou vieille, gentille à croquer ou laide à faire peur, l’extérieur n’y fait rien; elle est partout et toujours la même. Si elle a beaucoup de mauvais, elle a aussi beaucoup de bon; on est femme, quoique—ou parce que—cantinière. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle a toujours le cœur excellent, qu’elle aime le soldat et est toujours prête à lui rendre service.

Il est inutile de montrer la cantinière dans sa gloire c’est-à-dire à la tête de son régiment les jours de revue, en grand uniforme, chapeau ciré sur l’oreille et baril au dos. Tout le monde connaît sa tunique et son tablier coquet, et ses pantalons à bandes rouges, et ses bottes de fantaisie:

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