Le bachelier
«Si je suis blessé, me soignerez-vous?
—Vous ne serez pas blessé,—on ne se battra pas!»
On ne se battra pas?—Je la souffletterais. Elle m'en fait venir la terreur dans l'âme!
C'est qu'au fond—tout au fond de moi,—il y a, caché et se tordant comme dans de la boue, le pressentiment de l'indifférence publique!…
L'hôtel n'est pas sens dessus dessous! Les autres locataires ne paraissent pas indignés, on n'a pas la honte, la fièvre. Je croyais que tous allaient sauter dans la salle, demandant comment on allait se partager la besogne, où l'on trouverait des armes, qui commanderait: «Allons! en avant! Vive la République! En marche sur l'Élysée! Mort au dictateur!»
On ne se battra pas?
La rue est-elle déjà debout et en feu? Y a-t-il des chefs de barricades, les hommes des sociétés secrètes, les vieux, les jeunes, ceux de 39, ceux de Juin, et derrière eux la foule frémissante des républicains?
À peine de maigres rassemblements! des gouttes de pluie sur la tête, de la boue sous les pieds,—les affiches blanches sont claires dans le sombre du temps, et crèvent, comme d'une lueur, la brume grise. Elles paraissent seules vivantes en face de ces visages morts!
Les déchire-t-on? hurle-t-on?
Non. Les gens lisent les proclamations de Napoléon, les mains dans leurs poches, sans fureur!
Oh! si le pain était augmenté d'un sou, il y aurait plus de bruit!… Les pauvres ont-ils tort ou raison?
On ne se battra pas!
Nous sommes perdus! Je le sens, mon coeur me le crie! mes yeux me le disent!… La République est morte, morte!
Dix heures.
On est assemblé chez Renoul.
«Y sommes-nous tous?»
Oui, tous, et encore quelques amis. Il doit en venir d'autres à midi…
À midi? Mais d'ici là, il faut commencer le branle bas!
Il faut qu'à midi la rue soit en feu, que la bataille soit engagée, qu'on sache le mot d'ordre, et qu'on crie de barricade en barricade, et pour tout de bon, cette fois: Sentinelles! prenez garde à vous!
On ne se battra pas!
Voilà qu'il vient d'arriver un grand garçon brun, long et gras, frère d'un célèbre de 1848.
Plus vieux que nous, couvert de son nom, il a la parole, on l'écoute.
Que dit-il?
«Citoyens, je vous apporte le mot d'ordre de la résistance.—«Ne pas se lever; attendre; laisser se fatiguer la troupe!»
Et on l'écoute! et on ne le prend pas par les épaules, et on ne le jette pas dans la rue pour faire le premier morceau de la barricade?
Je m'indigne!
«Proclamons plutôt que c'est fini, perdu! Rentrez chez vous, faisons-en notre deuil! Est-ce cela que vous voulez?…»
On se récrie.
«Non?—eh bien faites voir, comme un éclair, que tous les bras, toutes les âmes protestent et se révoltent… À l'oeuvre, tout de suite! Je vous le demande au nom de la Révolution!
—Que veux-tu donc faire?
—Faire ce que nous pourrons, descendre l'escalier, entamer le pavé, crier aux armes! aux armes!… Camarades, croyez-moi!…»
On m'arrête. L'homme brun, long et gras, se tourne vers les amis et demande si l'on veut suivre le mot d'ordre qu'ont donné les députés que l'on a vus; ou bien si l'on veut m'écouter, moi: descendre l'escalier, entamer le pavé, crier aux armes!…
«Il faut obéir aux Comités», dit la bande.
Un autre arrive encore.
Est-il aussi pour_ fatiguer la troupe?_
Oui… et il apporte quelque chose de plus.
«On fera passer, dit-il, un mot d'ordre pour ce soir. Ce soir, rendez-vous place des Vosges…»
Mes camarades me regardent; suis-je convaincu, cette fois?
«Convaincu? Je suis convaincu que nous sommes perdus… Convaincu que nous sommes des enfants, convaincu que si nous étions des hommes d'action, nous aurions déjà une barricade commencée…
—Nous serions tout seuls… hasarde Renoul, le plus prêt à se ranger de mon avis, et la voix frémissante.
—Tout seuls! Mais si tout le monde en dit autant, c'est la lâcheté sur toute la ligne! Que ceux qui parlent de fatiguer la troupe aillent derrière les soldats, les mains dans leurs poches, avec des chaussettes de rechange!…
«Allez chercher des chaussettes, monsieur, moi je dis qu'il faut aller chercher des combattants et en faire venir en commençant le combat.
—Où le commencer?
—Où nous voudrons, encore une fois! Sous ces fenêtres… n'importe où! Et je m'offre à arracher le premier pavé.»
Ce n'est pas pour montrer que j'ai du courage, c'est pour indiquer que je sens venir la défaite à pas de loup! Je ne crois pas que nous pouvons, à nous dix, sauver la République, mais nous monterons sur un tas de pierres, sur le plus haut tas, et nous crierons: «À nous! à nous! Voyez, nous sommes dix; dix hommes de dix-huit ans en redingote… dix des Écoles! Que les Blouses viennent nous commander!»
Je m'accroche aux habits, aux regards de mes camarades… Il paraît que je dis une folie. On me blâme, on me parle même avec colère.
«Tu commences par insulter ceux qui viennent avec nous.
—Je n'insulte pas. Je dis que c'est insensé de croire que la troupe sera fatiguée avant nous; je dis que nos souliers seront usés, nos bas percés, nos talons mangés, nos voix cassées avant que les soldats aient une ampoule…—Fatiguer la troupe!…»
Le dégoût et la douleur m'étranglent.
On ne se battra pas!
Je reviens à Renoul et aux autres:
«Pour la dernière fois, je vous en supplie. Pas besoin de mot d'ordre! Partons ensemble, prenons un bout d'étoffe rouge, arrachons ces rideaux, déchirons ce tapis et allons planter ça au premier carrefour! Mais tout de suite! Le peuple perd confiance, la troupe devient notre ennemie, Napoléon gagne du terrain à chaque minute qui s'envole, à chaque phrase que nous faisons, à chaque bêtise que dit cet homme, à chaque cri que je jette en vain!…»
On ne m'écoute plus; on fait même autour de moi un cercle de fureur. J'ai trouvé le moyen d'exaspérer mes amis…
Il y en a un qui m'a dit déjà:
«Si nous survivons, tu te battras avec moi.»
Si nous survivons? Mais nous en prenons le chemin.
Il faut se rendre pourtant à l'avis de tous!—Je serais seul, tout seul, et désavoué par les miens. Les étudiants qui me connaissent me demanderont où sont les autres, où est ma bande?
J'ai pensé à aller quand même me planter, comme je l'ai dit, devant la porte, avec une barre de fer pour soulever les pierres. Où la prendrai-je, cette barre? Il faut que je l'arrache à la boutique et aux mains de quelqu'un; on se mettra vingt pour m'assommer et on me la cassera sur le dos.—Puis, avant tout, le tort d'être isolé! Je n'aurai pas qualité d'envoyé de barricade, ni de délégué de résistance…
«Il va faire remarquer la maison, et l'on viendra nous assassiner! voilà ce qui arrivera», a dit Lisette, pendant que je criais si fort.
Il faut se rendre!…
Se rendre à la merci de ce frère d'adjoint!
Je lance encore un suprême appel.
«Vous croyez qu'il faut de la discipline… la discipline, toujours la discipline… mais c'est l'indiscipline qui est l'âme des combats du peuple!… Ah! bourgeois!…»
On me met la main sur la bouche; un peu plus, ils m'étrangleraient. Ils ont leur énergie de leur côté, c'est leur conviction qui parle; mais pourquoi a-t-elle ce caractère d'obéissance, ce respect des mots d'ordre à attendre et du signal à recevoir? Ils veulent des chefs! et pourquoi? C'est le plus brave qui commande.
3 décembre.
Depuis hier, onze heures, nous courons, cherchant le danger et sentant la déroute.
Nous nous sommes réconciliés, pour appeler aux armes, publiquement. On s'est battu, de-ci, de-là, avec une écharpe rouge au bout d'une canne—point comme il fallait pour vaincre. Alexandrine avait raison.
Les_ redingotes_ ont pris le fusil; les blouses, non!
Un mot, un mot sinistre m'a été dit par un ouvrier à qui je montrais une barricade que nous avions ébauchée.
«Venez avec nous!» lui criais-je.
Il m'a répondu, en toisant mon paletot, qui est bien usé cependant:
«Jeune bourgeois! Est-ce votre père ou votre oncle qui nous a fusillés et déportés en Juin?»
Ils ont gardé le souvenir terrible de Juin et ils ont ri en voyant emmener prisonnière l'assemblée des déporteurs et des fusillards.
Quelques hommes de coeur ont fait le coup de feu—les ouvriers n'ont pas bougé.
Cinq cents gantés qui tirent et meurent, ce n'est pas une bataille!…
Le frère de l'adjoint se promène toujours et dit:
«Allons fatiguer la troupe.»
4 décembre, au soir.
Nous n'avons pas fatigué la troupe, et je ne puis plus me tenir, je n'ai plus de voix dans la gorge; à peine s'il peut sortir de ma poitrine des sons brisés, tant j'ai crié: «Vive la République! à bas le dictateur!» tant j'ai dépensé de rage et de désespoir, depuis que Rock a frappé à ma porte…
Il est je ne sais quelle heure. J'ai regagné l'hôtel j'ignore comment—en m'attachant aux murs, en traînant les pieds, en soutenant de mes mains ma tête, pesante comme s'il y était entré du plomb, et je suis tombé sur mon lit.
Je n'ai pas reçu une blessure, je ne saigne pas; je râle…
Le sommeil me prend, mais il me semble qu'une main m'enfonce la bouche dans l'oreiller; je me réveille suffoquant et demandant grâce, j'ouvre ma fenêtre.
J'entends un roulement de coups de fusil!
On se bat donc encore? On m'avait dit que c'était fini, que tous ceux qui avaient du coeur étaient épuisés ou morts.
C'est sans doute des prisonniers qu'on achève; on dit qu'on tue à la Préfecture…
Si la lutte avait recommencé!
Je dois y être!… Ma place n'est pas dans ce lit d'hôtel. Je vais essayer de repartir, d'aller voir…
Mais le sommeil m'accable, mais mes jambes refusent le service, mais j'ai le bras droit qui est lourd comme si j'avais un boulet au bout.
Encore des coups de fusil!
Oh! je descendrai tout de même!
Tout le monde dort dans la maison, excepté deux ou trois personnes qui jouent aux cartes.
Il y en a un qui dit: «Quatre-vingts de rois!» et l'autre qui répond: «Dis plutôt quatre-vingts d'empereurs!»
Et je croyais qu'on se battrait, que les jeunes gens se feraient hacher jusqu'au dernier!—Cinq cents de bésigue, quatre-vingts d'empereurs…
J'ai pu me traîner jusque dans la rue. Comme elle est noire!… Je descends jusqu'au pont. Des factionnaires montent la garde.
«Où allez-vous?»
Si j'avais du courage, si j'étais un homme, je leur dirais où je vais… où je crois de mon devoir d'aller. Je crierais: À bas Napoléon!
Je regretterai plus d'une fois peut-être dans l'avenir, de ne pas avoir poussé ce cri et laissé là ma vie…
J'ai balbutié, tourné à gauche…
La Seine coule muette et sombre. On dit qu'on y a jeté un blessé vivant et qu'il a pu regagner l'autre rive en laissant derrière lui un sillon d'eau sanglante. Il est peut-être blotti mourant dans un coin. N'y a-t-il pas quelque part une flaque rouge?
Je n'entends plus la fusillade, mais les factionnaires reparaissent, victorieux et insolents.
C'est fini… fini… Il ne s'élèvera plus un cri de révolte vers le ciel!
Je suis rentré, le cerveau éteint, le coeur troué, chancelant comme un boeuf qui tombe et s'abat sous le maillet, dans le sang fumant de l'abattoir!
13 Après la défaite
8 décembre.
Il y a trois jours que c'est fini…
Il me semble que j'ai vieilli de vingt ans!…
La terreur règne à Paris.
Renoul, Rock, Matoussaint, tous les camarades sont comme moi écrasés de douleur et de honte. On se revoit—mais en osant à peine se parler et lever les yeux. On dirait que nous avons commis une mauvaise action en nous laissant vaincre.
Qu'allons-nous devenir?
Moi, je vais partir. Mon père m'a écrit qu'il fallait revenir— revenir sur-le-champ!
On prétend à Nantes que j'étais parmi les insurgés et que j'ai été blessé à une barricade.—Il est destitué si je n'arrive pas pour démentir ce bruit par ma présence.
Devant cette peur de destitution, je dois obéir, quoique cependant je sois malade.
Dans le froid de ces trois nuits de décembre, mon bras droit s'est glacé. Je n'ai pas une plaie glorieuse, j'ai un rhumatisme bête qui me supplicie l'épaule gauche.
N'importe, je retournerai. Mais il y a une question qui me rend bien malheureux.
Je dois à l'hôtel; c'est grâce à Alexandrine que j'ai eu crédit.
Je pensais payer à la première éclaircie de journalisme ou de professorat libres. Je ne dois pas beaucoup. Je dois un peu plus de cent francs. Voilà tout.
Depuis le départ du Russe je mangeais à trente deux francs par mois—le café au lait le matin; le boeuf, le soir.
J'écris la situation à Nantes, en suppliant qu'on m'envoie de quoi m'acquitter avant que je parte. J'aurais honte de rester le débiteur du père après avoir été l'amoureux de la fille.
On me répond qu'on verra quand je serai revenu.
J'ai pleuré de tristesse et de colère; j'oublie la bataille perdue pour ne voir que ma situation pénible et fausse.
J'écris et supplie encore.
On envoie cinquante francs, en répétant que tout sera réglé dès que j'aurai remis le pied au foyer paternel.
Il faut s'humilier—demander à Alexandrine d'intercéder auprès de son père et de faire accepter la convention.
«Ce n'est rien, dit-elle, et elle me console et m'engage à partir vite pour revenir plus tôt—vous me retrouverez comme autrefois, ajoute-t-elle doucement.»
Je l'ai remerciée, mais je donnerais mon bras malade pour ces cent francs!
Enfin, c'est fait.
Elle m'a dit adieu dans un coin. Je tenais la tête baissée et j'avais comme de la boue dans le coeur.
J'ai pris le train, les troisièmes. Mon épaule se gèle dans ces wagons ouverts au vent. Je ne puis plus lever mon bras; il est comme mort quand j'arrive.
«Mais avec ce bras mort, tu as l'air d'avoir été blessé comme on le dit, me crie mon père d'un air furieux. Tu peux bien le lever un peu, voyons!
—Non, je ne puis pas, mais j'essaierai, je te le promets; seulement j'ai un poids sur la conscience. Qu'on m'en débarrasse pour me donner du courage! Envoie dès ce soir à Paris l'argent de l'hôtel.»
Je montre la lettre où est sa promesse de payer dès que je serai revenu; il me répond à peine et cela dure un jour, deux jours.
Mon père n'est pas un méchant homme. Je me rappelle ses sanglots, le matin où après que je m'étais battu pour lui j'allais être arrêté, saignant encore, sur une demande qu'il avait faite huit jours avant.
Mais, la frayeur de perdre sa place,—que serait-il devenu?— la colère de me voir lui répondre, comme un écolier rebelle—il se vantait de les mater tous—la fièvre d'ignominie qui était alors dans l'air! et aussi—je l'ai su depuis—une aventure de femme à la suite de laquelle il avait été ridicule et malheureux; tout cela avait affolé cet homme qui avait déjà, de par son métier, l'âme malade et appauvrie.
Ma mère, depuis le jour où je lui avais crié combien ma vie d'enfant avait été douloureuse près d'elle, ma mère avait ménagé mon coeur avec des tendresses de sainte. Seulement elle était si loin de comprendre les révoltes, les barricades, les coups de fusil sur l'armée!
Elle ne me reprochait rien, mais au fond, je crois, me trouvait criminel. Malgré elle, ses pensées de bourgeoise honnête donnaient raison à son mari et m'accusaient. Sa main prenait la mienne dans les coins quelquefois, mais ses yeux se tournaient en même temps vers le ciel, comme pour demander pitié ou pardon pour moi! Pauvre femme!
Elle promène sa douleur muette entre nos deux colères.
«Je vais chercher le médecin, dit-elle un jour.
—Je suis mieux.
—Laisse-moi faire, mon enfant. C'est pour qu'il voie bien que ce n'est pas une blessure. Il le fera savoir dans la ville.»
Le docteur arrive, me demande ci, ça…—Je ne vais pas lui conter ce que j'ai dans le coeur. À lui de voir ce que j'ai à l'épaule.
Il prononce je ne sais quels mots, ordonne je ne sais quoi, et s'en va.
Ma mère de faire l'ordonnance et de me veiller comme un agonisant.
«Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit! Ma maladie, la belle affaire! un rhumatisme, et après! C'est de ma dette de Paris qu'il faut parler—dette sacrée!
—Pourquoi sacrée?» fait ma mère.
Pourquoi?—Je ne peux pas, je ne veux pas leur conter que, Alexandrine et moi, nous nous sommes aimés!… ils seraient capables d'avertir le père Mouton. Je ne puis que rappeler à mon père sa promesse, et, comme il me répond presque avec ironie, je me dresse devant lui et je lui jette—le bras pendant, la tête haute—ces mots d'indignation.
«Tu m'as menti alors, en m'écrivant!»
J'ai répété le mot sous son poing levé! Il ne l'a pas laissé retomber sur mon épaule endolorie, mais il a lâché ces paroles:
«Tu sais que tu n'as pas vingt et un ans et que j'ai le droit de te faire arrêter.»
Encore cette menace!…
Me faire arrêter, ce n'est pas ce qui guérirait mon bras…
Il y a songé sérieusement. On me laisserait quelque temps en prison, le temps de laisser tomber les bruits qui ont pu courir sur mes folies barricadières de Paris.
L'exemple de ces expédients paternels a été donné, et plus crânement encore, par un collègue du lycée. Son fils aussi a crié publiquement: «À bas le dictateur!» dans une ville de province, au Mans, je crois.
Qu'a fait le père? Il a dit qu'il fallait pour cela que son fils eût perdu la tête, et il l'a fait empoigner et diriger sur l'hospice où l'on met les fous.
Au bout de deux mois on l'a délivré, mais sa soeur a été tellement émue d'entendre dire que son frère était fou qu'elle est tombée malade et va, dit-on, en mourir.
La peur courbe toutes les têtes, la peur des fonctionnaires nouveaux et des bonapartistes terrorisants! Ils promènent la faux dans les collèges, et jettent sur le pavé quiconque a couleur républicaine.
Au dernier moment mon père a hésité cependant… mais mon bras est déjà guéri, mon rhumatisme envolé depuis longtemps, qu'on n'a pas encore payé ma dette de Paris.
J'en reparle. Je ne puis vivre avec cette idée, il me semble que je n'ai plus d'honneur.
Mon père, à la fin, me jette la nouvelle qu'il va payer; mais il accompagne cette nouvelle d'observations amères, sanglantes, qui font de nous deux ennemis, et la vie va s'écouler sournoise et horrible dans la maison Vingtras. C'est comme avant mon premier départ pour Paris.
Je demande à m'éloigner… je vivrai au loin comme je pourrai… Ou bien veut-on me laisser entrer en apprentissage ici pour être ouvrier?
«Toujours démoc-soc, n'est-ce pas? Va-t'en dire au proviseur que tu veux te faire savetier, te remêler à la canaille! Arrive en blouse au collège, devant ma classe! C'est ce que tu veux, peut-être!»
Je passe mes journées dans ma chambre. Mon père exige de moi que j'abatte un devoir grec ou latin, tous les jours.
Voilà à quoi j'occupe mon temps, moi, l'échappé de barricades.
Est-ce pour me châtier? Est-ce une farce de bourreau?
Quand j'ai latinassé, je suis libre—libre de regarder le quai.
Quai Richebourg.
Oh! ce quai Richebourg, si long, si vide, si triste!
Ce n'est plus l'odeur de la ville, c'est l'odeur du canal. Il étale ses eaux grasses sous les fenêtres et porte comme sur de l'huile les bateaux de mariniers, d'où sort, par un tuyau, la fumée de la soupe qui cuit. La batelière montre de temps en temps sa coiffe et grimpe sur le pont pour jeter ses épluchures par-dessus bord.
C'est plein d'épluchures, ce canal sans courant!
C'est le sommeil de l'eau. C'est le sommeil de tout.
Pas de bruit. Trois ou quatre taches humaines sur le ruban jaunâtre du quai.
En face, au loin, des chantiers dépeuplés, où quelques hommes rôdent avec un outil à la main, donnant de temps en temps un coup de marteau qu'on entend à une demi-lieue dans l'air, lugubre comme un coup de cloche d'église.
À gauche, la prairie de Mauves brûlée par le givre.
À droite, la longueur de la rivière, qui est trop étroite encore à cet endroit pour recevoir les grands navires. On y voit les cheminées des vapeurs de transport, rangées comme des tuyaux de poêle contre un mur; et les mâts avec les voiles ressemblent à des perches où l'on a accroché des chemises—espèce de hangar abandonné, longue cour de blanchisseur, corridor de vieille usine, ce morceau de la Loire!
Le ciel, là-dessus, est pâle et pur: pureté et pâleur qui m'irritent comme un sourire de niais, comme une moquerie que je ne puis corriger ni atteindre… C'est affreux, ce clair du ciel! tandis que mon coeur saigne noir dans ma poitrine…
Oh! ce silence!—troublé seulement par le bruit d'une conversation entre les mariniers! ou le _ho, ho! _lent de ceux qui tirent sur la corde, dans le chemin de halage, pour remonter un bateau…
Pourquoi le train qui me ramenait n'a-t-il pas sauté! Pourquoi n'ai-je pas eu le courage de me jeter, la tête la première, sous la locomotive, au lieu de m'installer dans le wagon comme un condamné à mort dans la charrette qui le prend et le mène, à travers champs, à l'endroit de l'exécution! Il y en a qui vont ainsi trois heures en voiture, côte à côte, avec le bourreau! Mais, quand ils arrivent, ils n'en ont plus que pour un moment, ils sont près de la délivrance; moi, je suis arrivé et je ne sais pas quand mon agonie finira!
J'avais à mes côtés, dans le train, un homme qui ne devait descendre de wagon que pour s'embarquer sur un paquebot; il allait dans le pays des aventures et du soleil, où l'on se poignarde dans les tavernes, où l'on se tue à coups de pistolet dans les rues.
Il fallait lui dire:
«Emmenez-moi! je me jetterai à côté de vous dans les mêlées— payez mon passage, et je vous vends ma peau pour le temps qui servira à m'acquitter! Je ne serai pas chien, j'ai du sang de reste à vomir.»
Pourquoi ne le lui ai-je pas dit?
C'est affreux! il me semble que mon coeur s'en va et je pousse comme des aboiements de douleur.
Donc, par-devant, c'est le quai vide, la rivière lente, le canal sale; à gauche, la prairie pleine de mélancolie…
Par-derrière s'étend la rue mal pavée, bordée de maisons de pauvres, pleine—comme toutes les rues misérables—d'enfants déguenillés, de femmes débraillées, de vieillards qui se traînent!
Il y a un nègre qui a cinq enfants dans ce tas, et qui va sans souliers et tête nue demander de l'ouvrage et du pain…
Il y a un estropié qui criait l'autre jour sous une fenêtre: «Ma femme a faim, ma femme a faim!»
Et cela ne fait pas plus dans cette rue, que le hennissement d'une bête dans un pré ou le cri d'un geai dans un arbre!
14 Désespoir
Mon passé se colle à moi comme l'emplâtre d'une plaie. Je tourne et retourne dans le cercle bête où s'est écoulée une partie de ma jeunesse.
Le vieux collège me menace encore de sa silhouette lugubre, de son silence monacal.
Je ne puis entrer dans la ruelle qui longe ses murailles, sans me rappeler les années affreuses, où, quatre fois par jour, je montais ou descendais ce chemin, pavé de pierres pointues qui avaient la barbe verte. Au milieu, quand il pleuvait, courait un flot vaseux qui entraînait des pourritures.
En été, il y faisait bon, quelquefois; mais mon père me disait: «Repasse ta leçon», et je n'avais pas même la joie de renifler l'air pur, de regarder se balancer les arbres de la grande cour, troués par le soleil et fourmillant d'oiseaux.
Au coude, à l'endroit où la ruelle tournait, se trouvait une maison garnie de fleurs aux croisées et qui montrait, à dix heures, une de ses chambres ouverte au frais, toute gaie et bien vivante.
Mais il était défendu de s'arrêter pour voir, parce que, paraît-il, cette maison était le nid d'un ménage immoral, où l'homme et la femme se couraient après pour s'embrasser. J'avais risqué un oeil deux ou trois fois; ma mère m'avait surpris et retiré brusquement en arrière comme si j'allais tomber dans un trou.
Une vieille dame qu'elle connaissait et qui demeurait en face avait été chargée de l'avertir.
«Si Jacques regarde, vous me le direz.»
Et cette femme, à l'heure du collège, m'espionnait, le nez aplati contre la vitre, la bouche méchante, l'air ignoble—bien plus ignoble que les deux amoureux qui s'embrassaient en face.
Elle y est encore, cette moucharde!—elle a des mèches grises maintenant, qui passent sous son bonnet crasseux du matin; elle me dévisage d'un regard vitreux, et il me semble qu'elle me vieillit en arrêtant sa prunelle ronde sur moi!
À travers la grille du collège j'aperçois la cour des classes…
C'est donc là que je suis venu, depuis ma troisième jusqu'à ma rhétorique, avec des livres sous le bras, des devoirs dans mon cahier? Il fallait pousser une de ces portes, entrer et rester deux heures—deux heures le matin, deux heures le soir!
On me punissait si je parlais, on me punissait si j'avais fait un gallicisme dans un thème, on me punissait si je ne pouvais pas réciter par coeur dix vers d'Eschyle, un morceau de Cicéron ou une tranche de quelque autre mort; on me punissait pour tout.
La rage me dévore à voir la place où j'ai si bêtement souffert.
En face, est la cage où j'ai passé ma dernière année. J'ai bien envie de me précipiter là-dedans et de crier au professeur:
«Descendez donc de cette chaire et jouons tous à saute-mouton! Ça vaudra mieux que de leur chanter ces bêtises, normalien idiot!»
Je me rappelle surtout les samedis d'alors!
Les samedis, le proviseur, le censeur et le surveillant général venaient proclamer les places, écouter les notes.
Est-ce qu'ils ne se permettaient pas, les niais, de branler la tête en signe de louange, quand j'étais premier encore une fois!
Niais, niais, niais! Blagueurs plutôt, je le sais maintenant. Vous n'ignoriez pas que c'était comme un cautère sur une tête de bois, cette latinasserie qu'on m'appliquait sur le crâne!
Plutôt que de repasser sous ces voûtes, de rentrer dans ces classes, plutôt que de revoir ce trio et de recevoir ces caresses de cuistres, je préférerais, dans cette cour qui ressemble à un cirque, me battre avec un ours, marcher contre un taureau en fureur, même commettre un crime qui me mènerait au bagne! oh! ma foi, oui!
Je reconnais ces rues basses qui, avec leurs murs effrités et jaunes, ressemblent à des roqueforts moisis qui s'écroulent. Les professeurs demeurent volontiers dans ces endroits à mine de vieux fromage. Le maître de mathématiques pour les petites classes restait dans un de ces coins gâtés. Un homme affreux, boiteux, velu, qui était sale comme un peigne et dont la narine enflammée par le tabac était toujours rouge comme un naseau de cheval! Mon père lui avait prêté quelque argent, qu'il ne rendait pas. Pour se rembourser, on m'envoyait à lui. Quelles heures épouvantables j'ai passées là. Il m'apprenait la théorie de l'arithmétique, ce velu!
La théorie, qu'est-ce que c'est que ça! Est-ce que je ne suis pas trop jeune? Je n'ai que quatorze ans! Je voudrais savoir comment on fait, voilà tout! Je n'ai pas besoin de savoir pourquoi c'est comme ça? Je ne comprendrais jamais, ma tête pète à suivre ce que vous dites. Je ne voudrais pas que ma tête pétât…
Ma mère était bien contente que je m'ennuie à mourir. Si ça avait été un amusement, il n'y en aurait pas eu pour vingt sous.
«Tu t'es bien ennuyé la dernière fois?
—Oh oui!
Elle avait l'air enchantée—Allons! ce gueux-là ne nous volera pas tout! Il embête Jacques énormément.»
Je la sais par coeur votre théorie à la fin! Êtes-vous content! Je la sais mot à mot comme dans l'armée, mais je ne sais pas faire l'opération. Quand il y a des zéros dans la multiplication, je suis déjà bien embarrassé. Mais pour une division, il n'y a pas mèche, mon bonhomme!
«Il reste à devoir au moins pour dix francs, je te dis», a crié ma mère.
Mon père voulait délivrer le vieux. Il se juge remboursé.
Allons plus loin!
Voici un endroit que je hais bien!
On me promena sur cette place, de maison en maison, chez des gens de notre connaissance, un jour de distribution de prix, pour montrer mes livres.
J'avais l'air de vendre des tablettes de chocolat.
Une femme charmante, en robe gris d'argent—je la vois encore— n'avait pu cacher un sourire; il lui était échappé un mot de bonté:
«Pauvre garçon!»
En ai-je gardé un souvenir de ces distributions!
Il fallait bien avoir des prix cependant, puisque c'était utile à mon père.
Dans toutes ces rues de collège et de professeurs, je retrouve une douleur comique. Il me semble que j'ai un _palmarès _accroché dans le dos, et que ma mère me suit avec de la musique! Je marche, malgré moi, comme un petit éléphant que promène une troupe de cirque.
Je me croise à chaque instant avec d'anciens cancres qui ne s'en portent pas plus mal. Ils n'ont pas du tout l'air de se souvenir qu'ils étaient les derniers dans la classe. Ils sont entrés dans l'industrie, quelques-uns ont voyagé; ils ont la mine dégagée et ouverte. Ils se rappellent que je passais pour l'espoir du collège.
«Eh bien, que deviens-tu? Vas-tu un de ces jours faire parler de toi?
—Dis donc, est-ce vrai que tu_ t'en es mêlé _et que tu as failli être tué en décembre?»
Il est interrompu par le rire et le coup de coude d'un autre qui dit:
«Allons donc, c'est pas Vingtras qui irait où l'on joue sa peau!»
Que fais-tu? Va-t-on un de ces jours entendre parler de toi?
Que répondre?
Un matin, je disparaîtrai pour n'avoir à rougir devant personne de n'être rien, de ne rien gagner; sans aucun espoir d'être quelqu'un ni de jamais gagner quelque chose.
Je suis le seul peut-être, à Nantes, qui vive cette vie de malheureux.
Je ne sors plus le jour, je me cache.
Je ne puis pas expliquer à tout le monde mes relations tendues avec mon père; je ne le veux ni pour lui ni pour moi. On me donne les torts—Qu'on me les donne!
On m'accuse de le réduire au désespoir—Je me défendrais, que j'aurais encore plus l'air d'un fils indigne.
Je vis comme les bêtes de nuit, je fuis les rues éclairées, je me croise avec les mendiants et les maniaques. C'est épouvantable!
Chercher le bruit? Me perdre dans la foule?… Quelle émotion y trouverais-je?
Il n'y a, dans cette grande ville de province, comme bruit et comme foule, que les marchés où l'on fait tapage, sur le bord de l'Erdre; mais je n'aime pas les paysans à la ville,—avec leurs têtes de renards méchants.—Ils ne me plaisent que dans la campagne, derrière les boeufs, ou battant le blé dans la grange!
Sur la place fashionable, à certaines heures, on voit du monde, mais un monde qui ressemble à celui des dimanches de Paris, un monde sans passion sur la face, et qui parle de tout ce que je hais, qui méprise tout ce que j'aime.
Je leur sens l'insolence dédaigneuse et le bonheur impitoyable…
On entend des plaisanteries sur Bonaparte:
«Il les a tout de même foutus dedans, les républicains!»
Et de rire!…
Je préfère encore le silence écrasant du quai et le spectacle désolé de la rue…
Et des prêtres, toujours des prêtres!
C'est triste, ces robes noires, les gens qui sont derrière eux sont si tristes aussi! Elles ont la graisse jaune comme leur cierge d'un sou ces femmes qui vendent des scapulaires et des ex-voto de quatre sous, tapies dans les angles de la cathédrale. Ils ont la chair grise et molle comme les monstres de caves, tous les rats d'église, les bedeaux et les sacristains.
Où est donc la vie? La vie!
À Paris, les pauvres, mes voisins seraient des irrités et il y aurait la consolation des souvenirs de République, la gloire des cicatrices! Sur le quai, il y aurait des bouquinistes, il passerait des blouses!
Le peuple! où est donc le peuple ici?
Ces meneurs de bateaux, ces porteurs de cottes, ces Bas-Bretons en veste de toile crottée, ces paysans du voisinage en habit de drap vert, tout cela n'est pas le peuple!
Trouverai-je quelque part, dans un coin, parmi les redingotes, sinon parmi les vestes ou les blouses, quelqu'un à qui je puisse conter mon supplice, qui soit capable de comprendre ce que je souffre, qui ait dans le coeur un peu de ma foi républicaine, de mon angoisse de vaincu!
Si M. Andrez, le directeur des Messageries, était encore ici! Mais il est parti.
N'avait-il pas un ami jadis, qui est venu s'installer à Nantes?
J'apprends qu'il y est encore.
Il est chef de bureau je ne sais où. Il a habité Paris. Si je me souviens même, il y avait publié un livre où il mettait en scène une maison de filles et où la justice humaine commettait un crime à la face du ciel. Il faisait mourir sur l'échafaud un innocent, pendant que le vrai coupable regardait l'exécution, son bras passé dans le bras du président des assises, et qu'une catin faisait des _moumours _au valet du bourreau.
C'était hardi.
Avec celui-là peut-être je pourrai parler société injuste, peuple à défendre.
Je monte chez lui.
Il a maintenant des lunettes, une redingote un peu longue.
Il m'accueille singulièrement; il me fait sentir qu'il n'est pas libre de recevoir qui il veut: il parle bas et marche mou.
«Vous a-t-on vu monter? me demande-t-il.
—Comment, vous qui avez écrit ce livre, vous avez aussi peur que cela?…»
Quoiqu'il ait vingt ans de plus que moi, je lui parle comme s'il avait mon âge, et je lui reproche d'avoir_ trahi_, ou tout au moins, dis-je en corrigeant ma colère, d'avoir abdiqué.
«Abdiqué, mais oui, j'ai abdiqué, du jour où j'ai eu la lâcheté de venir ici après vingt ans de Paris!»
Et il s'est levé au bout de trois minutes:
«Allons, jeune homme, quittons-nous! Je ne veux pas avoir été si longtemps servile pour être compromis en un quart d'heure par vos éclats de voix. Vous n'avez pas de femme à nourrir, vous, ni de famille à élever.»
Il y a peut-être de l'héroïsme à faire ce qu'il fait! Il a écrasé son orgueil et étouffé ses idées pour donner du pain aux siens!
Comme il coûte cher, ce pain!…
Celui que mon père me donne est cher aussi.
On me tient comme un prisonnier et on me traite comme un mendiant!
Je ne puis pas même me lever de table quand j'ai fini la part qu'on m'a donnée. Un jour mon père m'a dit:
«C'est impoli de partir ainsi, on ne va pas digérer si vite!»
Il faut à tout prix que je trouve une besogne à faire.
J'y mets du courage. Je m'adresse à d'anciens camarades, en leur demandant s'ils n'ont pas des parents, des amis, grands ou petits, à qui je pourrais donner des leçons.
Ils rient!—Il y a trop peu de temps que j'ai été élève, que je faisais des farces avec eux et que je blaguais le latin! L'un d'eux, cependant, me présente, à la fin, à son père, qui me déniche une répétition. Ils ont été séduits par le bon marché.
«Vous me donnerez ce que vous voudrez», ai-je dit.
J'ai même ajouté que c'était pour m'occuper, plutôt que pour gagner de l'argent, et il est entendu que moyennant vingt francs par mois j'enseignerai, une heure par jour, un petit mulâtre dont le père de mon camarade est le correspondant. Il me paiera vingt francs et en comptera peut-être cinquante à la famille; c'est ce qui m'a fait avoir la répétition, probablement.
Je repasse mon Burnouf, je prends un _Conciones _dans la bibliothèque de mon père, et je vais donner ma leçon au mulâtre.
Je reviens—c'est l'heure du dîner.—Ma mère est seule à table. Elle est fort pâle et m'annonce que mon père a une explication à me demander avant de consentir à s'asseoir près de moi.
«Laquelle donc?
—Il paraît que tu donnes tes répétitions au rabais, maintenant…»
Mon père entre sur ces entrefaites; il essaie d'être calme, mais il ne peut y parvenir. Il est forcé de se lever et sort pâle comme un linge.
J'interroge ma mère.
«Mais, malheureux, si tu fais payer tes répétitions vingt francs, comment veux-tu que ton père les fasse payer quarante!… Ton père en est malade…
—Dis-lui qu'il peut ôter son bonnet de nuit; je ne donnerai pas de répétition à vingt francs, je ne ferai pas baisser les prix!»
Le soir de ce jour-là, dans la maison où je devais aller, l'homme disait à sa femme:
«Comprends-tu ce fils Vingtras?… Nous convenons hier qu'il viendra donner des leçons à Virgile (c'était le nom du petit mulâtre), il m'écrit ce matin qu'il ne faut pas compter sur lui.
—Quel braque!
—Dis plutôt quel_ feignant! _J'ai vu ça tout de suite, que c'était un feignant!… Ah! son pauvre père n'a pas de chance!»
Si j'allais trouver des fils d'armateurs maintenant? Non plus pour avoir des répétitions, mais pour obtenir de partir sur un navire qui m'emmènera loin de mon père qui a si peu de chance, loin de ma mère qui est si désolée, loin de ce quai qui est si vide, loin de ce coin de France qui ressemble si peu au grand Paris: ce Paris où j'ai souffert, mais où toute douleur a son remède et toute passion son écho!
J'irai n'importe où: là où il y a la fièvre jaune, la peste noire, la loi de Lynch, mais où je pourrai défendre ma liberté à coups de fusil, ou à coups de couteau. Je me ferai chercheur d'or ou chasseur de buffles; j'irai peut-être avec des aventuriers envahir un pays, tuer un roi, relever une République—ce qu'on voudra! Ou bien je vivrai sur un corsaire, quitte à être pendu et à mourir en tirant la langue au bout d'une vergue…
C'est entendu. J'essaierai de m'évader sur l'Océan.
Je vis avec les marins. Quelques-uns de mes anciens condisciples ont été pilotins ou mousses. Le frère aîné de l'un d'eux est lieutenant sur un vaisseau marchand; dans quelque temps il doit repartir pour un voyage au long cours. Il me prendra; j'aiderai à bord pour payer ma place. En attendant, il noce comme un matelot qui a touché sa paye et il m'entraîne dans ses orgies.
Quelles soirées, devant les bouteilles dont on fait des massues, dans ces bouges où l'on se soûle et où l'on s'assomme!
Mais pendant qu'on hurle et qu'on se bat, la fièvre me tient, je vois mon but à travers la fumée des pipes et le sang des blessures.
Le lendemain, j'ai les côtes brisées, j'ai aussi l'âme malade; mais le silence de la maison, le froid glacial des visages me font plus peur encore; et le soir je retourne avec joie piquer ma tête et noyer mon coeur dans cette fange.
Il y a bien la bibliothèque, mais je suis arrivé à en avoir l'horreur, de cette grande pièce où j'ai passé enfant de si belles heures. Je croyais alors à ce que je lisais. Je n'y crois plus!
Les livres dont elle est riche sont des livres sévères ou vieux, qui me reparlent de ce qu'on m'a rabâché au collège. Non! non! Je ne puis pas remettre mon nez là-dedans, retourner à ce vomissement de vers latins et de thèmes grecs!
Je me suis rejeté sur Chateaubriand, sur Casimir Delavigne, sur Alexandre Duval qui brillent en première ligne sur les rayons. Chateaubriand! Il y a les Natchez, les Martyrs! C'est ce que m'apporte et me conseille le bibliothécaire que je connais un peu. Il me gêne même, parce que je ne puis pas demander, ni même prendre sur les rayons des livres qui auraient l'air frivole ou trop libre.
Je dois être mal construit décidément! J'ai tort d'accuser mes parents, c'est moi qui ne vaux rien. Étant au collège je ne trouvais pas de joie saine—malgré ce que les professeurs en disent—dans le commerce de l'antiquité. Je n'en trouve pas davantage dans la lecture de ce moderne qu'on appelle Chateaubriand.
Ces Martyrs m'ennuient, mais m'ennuient! Si je ne connaissais pas le bibliothécaire, je dormirais. Mais je paraîtrais n'avoir pas de coeur de venir dormir sur les chefs-d'oeuvre. Puis il est défendu de dormir. Il n'y a qu'à baisser la tête et encore non! Je ronflerais tout de suite.
On ne parle pas comme ces gens de Chateaubriand cependant,—ni à Paris, ni à Nantes. Je ne suis pas un des premiers chrétiens. Je suis un vieux chrétien, c'est-à-dire qu'il y a mille huit cent cinquante-deux ans qu'il y a eu des chrétiens avant le fils Vingtras.—Il faudrait remonter jusqu'à l'an I de notre ère. Remonter! toujours remonter! Je ne fais que remonter depuis le collège—et ça fatigue à la fin! Les chevaux des diligences ont plus de chance que moi; ils n'ont pas des côtes tout le temps!
Les Natchez sont moins «haut», il y a moins à remonter. Mais je n'ai pas besoin non plus de savoir comment vivent les gens dans les forêts vierges. J'ai plus besoin de petit bois que des grandes forêts. Deux sous de petit bois, voilà tout ce qu'il me fallait pour ma semaine à Paris! Et je trouvais cela chez le charbonnier du coin.
«Vous avez fini Chateaubriand? me demande le bibliothécaire qui me protège.
—Oui.—Il m'a surpris au moment où je commençais un somme!
—Vous ne voulez pas le relire?
—Pas tout de suite.
—Je vous conseille Marmontel maintenant.»
Les Incas! les Mêlés-Caciques! Mais j'aime mieux les sauvages de la foire, mais je préfère voir manger des poulets crus, mais Guatimozin me rase! Il ne m'est rien, Guatimozin. On veut donc me faire pleurer sur Guatimozin! Dites donc vous, avez-vous vu les canons du coup d'État, les assassinés de la rue Montmartre, l'enfant de la rue Tiquetonne… Le soleil brûlant des Incas! moi j'ai vu le ciel glacé du 2 décembre!
15 Legrand
Je suis tombé sur Legrand!
Au collège, Legrand était d'une classe au-dessous de la mienne et nous ne nous rencontrions que dans la cour; mais il m'avait remarqué à cause de mon air embêté, éternellement embêté.
J'avais remarqué, moi, qu'il était grand comme un officier: qu'il avait tout autant—sinon plus que moi—le mépris le plus parfait et le plus convaincu pour les versions, les thèmes, les vers latins, le grec, la philosophie.
Oh mais! un mépris!…
Il n'apprenait jamais une leçon, ne faisait jamais un devoir, il opposait à toute question sur ce sujet, point l'injure, point le mensonge; il opposait le sommeil et l'ahurissement…
Pendant sept ans, quand on lui demandait ses leçons ou qu'on s'étonnait qu'il ne fit jamais un devoir, Legrand répondit en se frottant les yeux et en ayant l'air d'être pris au saut du lit.
Lorsqu'on insistait, quand les pensums venaient, et que le professeur voulait absolument avoir une explication… alors on assistait à un spectacle vraiment lamentable… celui de Legrand se levant et regardant du côté de la chaire, d'un oeil terne, la bouche ouverte, comme s'il se passait là quelque chose de curieux et qu'il aurait bien voulu comprendre, mais il ne jetait que des sons inarticulés: pas moyen d'en tirer autre chose!
Il n'avait pas l'air de se moquer, ni d'être méchant!—Non! Il voulait bien rendre service, s'il le pouvait, mais il indiquait par des gestes sans suite qu'il n'était pas à la conversation et qu'il vaudrait mieux qu'il fût dans un hospice de sourds ou d'_innocents, _plutôt que de faire ses études.
Il était parvenu à les faire tout de même de cette façon; mis à la porte de la classe, mais point du collège.
On avait pitié de lui.
«Sortez! allez-vous-en!»
Il ne bougeait pas; ou bien, si on le mettait dehors par les épaules, il allait s'asseoir tranquillement dans la cour entre les colonnes: souvent en hiver, il entrait où il y avait du feu,— chez le concierge, qui ne pouvait pas le renvoyer; car Legrand faisait paquet, et devenait trop lourd.
Il allait aussi dans la classe de spéciales ou d'élémentaires, où il n'y avait jamais que sept ou huit élèves qui travaillaient en famille avec le professeur; on laissait Legrand se mettre comme un vieux près du poêle.
J'avais conçu une grande admiration pour lui.
Cette patience, tant de simplicité!—Se frotter les yeux ou faire _heuh! heuh! _et de cette façon, éviter le grec et le latin! Que n'avais-je eu cette idée-là! J'aurais passé pour un idiot; mais je ne trouvais pas grand avantage à passer pour avoir beaucoup de moyens.
On ne me saluait pas dans la rue pour mes moyens, et je recevais mes raclées tout pareil quand j'étais petit.
«Mais comment ça t'est-il venu? lui demandai-je un jour, avec le respect qu'on a pour l'inventeur et la curiosité qui se mêle à l'étude d'une découverte nouvelle.
—Je m'en vais te le conter. Je connais Janet qui joue les ganaches au théâtre. J'ai voulu être acteur et faire les ganaches aussi… Voilà comment l'idée m'est venue. Je n'ai même pas fait exprès au commencement, je t'assure.
—Ah! tu voulais être acteur!»
J'aurais dû m'en douter. Il avait toujours des gilets à revers, des vestes en velours, des pantalons à carreaux; il marchait, dès qu'il n'était plus forcé d'avoir l'air ahuri—il marchait comme j'ai vu marcher au théâtre; il secouait ses cheveux en arrière.
IL AVAIT UNE CANNE.
C'était le seul probablement dans tous les collèges de France! Il avait une canne pour laquelle il payait deux sous de location par semaine: pour deux sous on la lui gardait chez le savetier en face pendant les classes.
Il m'a mené chez lui.
Il a bien la plus drôle de famille qu'on puisse voir—et je comprends qu'il ait le goût du théâtre.
La maison est une comédie.
On n'entend que des cris, des gémissements et des appels à la Divinité. On boit là-dedans trente tasses de café par jour, ce qui met tout le monde dans un état d'exaltation impossible à décrire.
Sa mère et sa soeur—deux créatures excellentes—le dévouement et la vertu même—croient au Bon Dieu d'une façon bruyante. Elles l'appellent à chaque instant en faisant bouillir l'eau, en portant le marc, en remplissant les demi-tasses! On me confond quelquefois avec la bonne. Je m'y laisse moi-même prendre de temps en temps! «Monsieur Jacques encore une goutte!—Oh! versez-nous! —Je ne comprends pas bien qu'on me demande une demi-tasse avec des larmes dans la voix et en crevant la plafond avec ses yeux!— Versez-nous la consolation!
—Comme en Normandie alors?—Je vais chercher l'eau-de-vie! Mais c'est du Bon Dieu qu'il s'agit, et elles repoussent la topette avec un geste religieux!
—Donnez-nous du sucre?—Je ne m'y laisse plus prendre. C'est bon une fois.—Monsieur Jacques, vous ne voulez donc pas nous donner du sucre?—C'est bien du sucre qu'elles veulent.
—Bénissez-nous, bénissez-nous.—Je vous en prie, bénissez-nous.»
Est-ce à moi, est-ce à Lui?
Ils demeurent sur la cour et on ne voit pas très clair. Elles ont l'air positivement de se tourner vers moi pour que je les bénisse. Faut-il faire le geste de les bénir? Comment bénit-on? «Il est moins fort que l'autre fois!» C'est du café qu'elles parlent!
Chaque fois que la bonne rentre des courses, c'est comme si la Nonne sanglante apparaissait—chaque fois que quelqu'un frappe, c'est comme s'il arrivait un revenant… Tout ce café qu'on boit a donné aux nerfs de toute la maison une sensibilité extrême; un coup de sonnette, le chant de coq, le miaou des chats, une armoire qui craque, un hanneton qui bat la vitre, un rien, fait partir un cri vers le ciel,—le ciel qu'on voit très peu, pas assez! c'est décidément trop sombre sur le derrière, des gens si religieux devraient rester sur le devant—pas à un entresol—ou tout à fait en haut, avec une tabatière. Quand elles disent: «Nous en appelons à toi, Dieu qui vois tout!» pour croire qu'il les voit là-dedans, il faut lui supposer une bonne vue.
Le père croit peut-être en Dieu, mais il cause moins souvent avec lui, et il n'est pas toujours à le tirer par la manche pour lui parler.
Sa spécialité est de donner le moins possible pour l'entretien de la maison. Il prétend que le café soutient énormément et il est chien pour la viande. Il prétend encore que Dieu ne regarde pas à l'habit et il est vraiment rat pour les vêtements.
Mais, au fond, il a aussi bon coeur que la mère et la fille et je vis près d'eux comme dans une nouvelle famille.
Je suis arrivé tout de même à deviner quand c'est à moi ou au ciel qu'on s'adresse. Je ne crois plus qu'il est arrivé un malheur quand on me demande l'heure sur le ton d'une douleur profonde et avec des déchirements dans la voix! Je sais qu'un moment après on va me dire: «Je crois que Pinaud l'épicier met de la chicorée!» ou bien: «Si nous achetions un melon pour ce soir!» Cela sera dit sur le ton d'un missionnaire qui prie Dieu de le faire manger par les sauvages bien vite pour aller plus vite au paradis.
Mais on a tout de même un bon melon et l'on a très bien balancé
Pinaud parce qu'il continuait à mettre de la chicorée.
Nous nous entendons bien avec Legrand. Il est tant soit peu catholique, mais il n'en est pas moins une belle plante d'homme, libre et forte, qui ne repousse pas la chicorée sceptique qui pousse près de lui, dans ma personne[10].
Nous nous disputons, c'est clair—il y a des malentendus, c'est sûr—mais nous sentons bien, tous deux, que nous avons du ridicule à venger et que nous avons besoin de nous détendre plus que d'autres, tant nous avons été étouffés: lui, entre les feuillets d'un paroissien; moi, entre le dictionnaire latin-français de mon père et l'éducation paysanne de ma mère!
Aussi, comme nous nous en donnons! Ma foi, ma douleur pesante et laide, ma douleur qui sentait le canal aux épluchures et la rue aux pauvres; qui sentait aussi la pommade des femmes à matelots et l'eau-de-vie des bouges; ma douleur d'hier s'est changée en une fièvre qui n'a plus la sueur si sale et si noire!
Nous cherchons querelle dans les cafés. C'est notre occupation, à mon_ élève_ et à moi—car Legrand est mon élève. C'est en qualité de camarade que je suis entré dans l'entresol de la famille, et que j'ai pris la première demi-tasse; c'est en qualité de préparateur au baccalauréat que je suis resté.
Je suis censé préparer Legrand au baccalauréat!
Je fais bien ce que je peux—lui aussi! Il voudrait se débarrasser de cela, ramasser ce diplôme! Et j'essaie de lui faire entrer cette _bachellerie _dans la tête, puisque je me connais mieux en _bachellerie _que lui,—moi nourri dans le sérail, fils de professeur, âne chargé des reliques des distributions!…
Je paie donc ainsi mon café, ma part de melon. Mon père et ma mère n'ont rien dit, parce que je ne fais pas baisser les prix des répétitions en buvant du café et en mangeant du melon.
Café Molière.
Nous allons au Café Molière.
Un café célèbre, le café de la jeunesse dorée. Là se trouvent toutes les têtes brûlées de la ville. Des garçons qui mangent leur fortune.
Je ne savais pas qu'il y eût cette race de gens dans ce pays.
Je n'aurais pas eu des évanouissements de courage et d'espoir si profonds, si j'avais connu ce monde inquiet et fiévreux— bourreaux d'argent, creveurs de chevaux, entreteneurs de filles, crânement batailleurs et duellistes.
Je ne puis pas vivre toujours dans ce milieu—je n'ai pas de fortune à manger—mais ce voisinage me va!
Il y a ici la comédie de la misère frottée de blanc d'argent, avec des impures dans le fond, et les émotions du tapis vert, la nuit.
Il en est, parmi ces rieurs, quelques-uns dont le père s'est fait sauter la cervelle le lendemain de sa ruine ou à la veille de son déshonneur! Il en est qui vont être ruinés ou déshonorés pour leur compte, avant d'avoir eu—comme leur père—la vertu de la lutte: déshonorés avec des cheveux blonds et une rose à la boutonnière…
Mais je me suis senti à l'aise tout de suite dans ce café, avec ces gens. Ils n'auraient pas l'idée de se moquer d'un paletot mal fait—ils ne s'amuseraient pas de si peu.
Ces viveurs méprisent la pauvreté, point les pauvres: je le sens. Ils sont tous les soirs trop près de l'abîme… ils savent trop combien la ruine arrive vite… combien les créanciers deviennent facilement insolents!… Aussi mon habit ne me gêne pas. C'est la première fois peut-être.
On ne laisse pas traîner un soufflet sur la joue au café Molière.
J'ai vu des cimes d'herbes se gommer de rouge, l'autre matin.
C'était le frère d'un de nos anciens condisciples qui se battait; nous avions été prévenus du combat. Nous pouvions tout voir, abrités derrière un bouquet d'arbres.
Il m'est venu des idées folles par la tête. J'aurais voulu être le témoin du blessé, prendre l'épée tombée de ses mains.
J'ai honte de vivre comme un crapaud dans une mare; je voudrais sortir de mon silence et de mon obscurité—par besoin d'action ou par orgueil, je ne sais pas!…
Legrand est comme moi—pis encore…
C'est un homme de théâtre.
Je crois sur ma parole qu'il préférerait être blessé, pour avoir un plus beau rôle, une plus belle scène, pour tâter la place qu'a fouillée l'épée, et tourner sa tête sur son cou comme cela se fait dans les beaux moments des mélodrames.
Il le voudrait, il en crève d'envie, j'en suis sûr!
Je suis plus lâche…
Je ne comprends pas pourtant qu'on ait peur d'un duel.
Est-ce parce que je trouverais là l'occasion d'être l'égal d'un riche, et même de faire saigner ce riche, de le faire saigner dur, si le fer entrait bien?…
Est-ce parce que je me figure qu'on ne peut pas me tuer? Je me sens trop de force! Mourir, allons donc! J'ai encore à faire avant de mourir!
En me tâtant, j'ai vu que j'avais autant que ces viveurs ce qu'ils appellent le courage du gentilhomme. Je ne manquerais pas de toupet sur le terrain.
Ah! je crois bien! Il y a eu deux ou trois occasions de se montrer. Nous nous sommes jetés dessus, Legrand et moi.
Nous sommes arrivés, gourmands de la querelle, avides d'empoigner l'occasion. Il me semble que cela me grandirait de tenir cette belle lame d'acier, que cela m'apaiserait aussi de tuer un homme, un de ceux qui trouvent niais les gens qui ont un drapeau.
Nous serions certainement arrivés à un duel avec n'importe qui, si un jour le père Legrand n'avait dit à son fils:
«Tu tiens à aller à Paris?—Eh bien, vas-y! Je t'y ferai cent francs par mois.»
Legrand voulait m'emmener.
J'en ai parlé à mon père, qui a repris son masque de glace, son geste menaçant—les gendarmes sont au bout. Je ne suis pas majeur encore!
J'ai souhaité bonne chance à Legrand, en lui donnant des lettres pour les camarades, et de la fenêtre de notre maison triste j'ai suivi le panache de fumée qui flottait au-dessus du paquebot; j'ai regardé du côté de Paris, pâle, irrité.—Pourquoi me retient-on ici?
Loi infâme qui met le fils sous le talon du père jusqu'à vingt-et-un ans!
UNE OUBLIÉE
Mais la physionomie de la maison change tout à coup…
Mon père me parle presque avec bonté depuis quelque temps.
La barrière de glace qui séparait Vingtras senior et Vingtras _junior _est trouée, et désormais la vie est moins pénible; toujours aussi bête, mais point si gênée et si cruelle.
Qu'est-ce que cela veut dire?
J'ai oublié qu'il y avait au pays jadis une créature qui m'aimait, qui fut la protectrice de ma vie d'enfance… qui depuis notre départ ne nous a donné de ses nouvelles que deux fois—deux fois seulement—mais qui n'a pas cessé de penser à moi. Bonne mademoiselle Balandreau!
On a appris, je ne sais comment, à la maison, qu'elle est depuis longtemps souffrante et paralysée, ne pouvant écrire, mais qu'elle parle de Jacques et qu'elle a fait venir le notaire pour lui annoncer qu'elle voulait—quand elle mourrait—laisser au petit Vingtras ce qu'elle avait.
Mon oncle m'avait parlé aussi autrefois de me faire son héritier.
Est-ce que les douleurs des enfants les font aimer des vieillards?
Toujours est-il qu'on connaît à la maison—sans m'en rien dire— la maladie et le voeu de mademoiselle Balandreau, et voilà pourquoi on me ménage maintenant.
Un jour ma mère m'appelle.
«Jacques, ton père a à causer avec toi.»
Elle dit cela d'une voix grave et me conduit jusqu'au salon dont les volets sont baissés. Une lettre encadrée de noir est sur la table, mon père me la montre et dit:
«Tu te rappelles mademoiselle Balandreau?»
Oh! J'ai compris… et les larmes me sortent des yeux.
«Morte… Elle est morte?…
—Oui: mais elle te fait son héritier.»
Mes larmes coulent aussi fort.—Je regarde à travers ces larmes dans mon passé d'enfant.
«Elle te laisse treize mille francs et son mobilier.»
Son grand fauteuil? La table où elle mettait la nappe pour moi tout seul? Sa commode avec des crochets dorés? La chaise où je m'asseyais—meurtri quelquefois!… Brave vieille fille!
Ma mère reprend:
«Mais tu es mineur.»
Ah! je m'en aperçois bien! Si j'avais vingt-un ans, je ne serais pas ici. Pourquoi n'ai-je pas vingt-un ans!… Avec ces treize mille francs-là je retournerais à Paris—on aurait de quoi acheter des armes pour un complot, de quoi payer un gardien pour faire évader Barbès…
Il m'en passe des rêves par la tête! Des rêves qui brûlent mes pleurs et me font déjà oublier celle qui a songé à moi en mourant. Ma mère me ramène à la lettre encadrée de noir… mais je l'arrête.
Je me suis enfermé seul avec ma douleur.
J'ai pleuré toute la journée comme un enfant!
7 juin.
Dix heures cinq minutes, sept juin!
_J'ai ma liberté! _J'ai le droit de quitter le quai Richebourg, de lâcher Nantes, de filer sur Paris.
Je l'ai payé, ce droit; il est à moi; on me l'a vendu. Me l'a-t-on vendu cher, bon marché? Je n'y ai pas regardé.
On m'a dit: «Tu es mineur, il te faudra attendre des années avant d'être maître de ton argent; si tu veux t'arranger avec ton père, il te laissera libre dès aujourd'hui, tu pourras partir.»
«Mais, mineur, est-ce que j'ai le droit de signer?
—Pourvu que tu écrives une lettre. Nous avons confiance en toi.
Tu ne manqueras pas à ta parole, nous le savons.»
Vous le savez?—Je sais, moi, que vous avez souvent manqué à la vôtre! Je me rappelle la dette du père Mouton… Oh! le sang m'en bout dans les veines, à y penser!
Allons, faisons l'acte, écrivons la lettre que vous voudrez, demandez-moi la promesse qu'il vous plaira—et que je tiendrai. Ouvrez-moi la porte. Que je sorte pour ne jamais revenir! Les gendarmes ne m'arrêteront pas maintenant que j'ai hérité. Je ne suis plus un gredin et un vagabond.
On a terminé, je ne sais comment. Je me rappelle seulement que j'ai transcrit une lettre dont le brouillon a été mis sous ma main. Mon père gardera l'argent de la succession, mais me servira quarante francs par mois—plus cinq cents francs d'un coup pour m'habiller et m'installer à Paris.
J'oubliais; on m'assurera pour un billet de mille ou quinze cents contre la conscription.
«Quand aurai-je ces cinq cents francs?
—Dans huit jours.»
C'est long!…
Je commande des habits chez le tailleur en vogue.
Qu'ils soient prêts samedi, surtout!
Ils arrivent à l'heure, les cinq cents francs aussi.
Je les prends et je regarde mon père. Il tremble un peu.
«Tu vas donc me quitter en me haïssant?
—Non, non… Vous voyez bien qu'il me vient des sanglots… mais nous ne pouvons vivre ensemble, vous m'avez rendu trop malheureux!…»
Adieu! adieu!
Je ne suis pourtant pas parti encore! Ma foi, de le voir pleurer, j'en ai eu le coeur attendri et j'ai tout pardonné!
J'ai passé avec eux la dernière soirée.
«Je vous paie le spectacle: voulez-vous?»
Nous sommes allés au théâtre. Je les y ai menés en leur donnant le bras à tous deux.
Il me semblait que c'était moi le père, et que je conduisais deux grands enfants qui m'avaient sans doute fait souffrir, mais qui m'aimaient bien tout de même!
16 Paris
Nous voici dans la cour Laffitte et Gaillard.
Je reconnais l'homme qui brusqua ma malle lors de ma première arrivée à Paris; il me parla alors d'un hôtel rue des Deux-Écus, où je ne pus aller parce que je n'avais que vingt-quatre sous. Allons à cet hôtel-là maintenant que je suis riche!
«Cocher, connaissez-vous un hôtel, rue des Deux-Écus?
—Oui, hôtel de la Monnaie.»
Mais je suis très mal à l'auberge de la Monnaie. Je n'y resterai que le temps de chercher un logement définitif.
J'ai écrit de Nantes, à Alexandrine: elle ne m'a pas donné signe de vie. J'ai prié Legrand d'y passer; il m'a répondu qu'elle avait eu l'air de ne pas se rappeler M. Vingtras.
J'en ai souffert d'abord! Mais peu à peu son souvenir s'est noyé tout entier dans mes colères de province.
En remettant le pied sur le sol de Paris, j'ai de nouveau pourtant un petit battement de coeur.
Je vais rue de La Harpe.
Elle est là—le père, la mère aussi. La mère me dit _qu'il reste encore vingt-cinq francs de dus; _elle les avait oubliés dans le compte.
«Les voici.»
La fille est gênée, et me reçoit froidement. Elle a un autre amoureux, elle va se marier, paraît-il.
Qu'elle se marie! Elle fait bien. Je sens que je suis guéri. Mon compte est réglé. Son caprice est mort. N'en parlons plus!
J'ai été bien heureux avec elle tout de même, jadis, et elle était bonne fille.
Hôtel Jean-Jacques Rousseau.
J'ai lu mon Balzac, et je me rappelle que Lucien de Rubempré demeurait rue des Cordiers, hôtel Jean-Jacques Rousseau.
M'y voici.
Une vieille femme—à tête de paysanne corrigée par un bonnet à rubans verts—est assise et tricote dans le fond du bureau.
Ce bureau est une pièce noire, humide, bien triste. Cette vieille n'a pas l'air gaie non plus; rien de la femme de roman.
Je la fais causer tout en demandant si elle a quelque chose de libre.
Causer?—Elle cause peu; on dirait même qu'elle redoute de montrer sa maison aux voyageurs, et qu'elle craint qu'on n'y découvre un mystère comme dans une pièce que Legrand m'a racontée: on versait du plomb fondu dans l'oreille des gens quand ils étaient couchés, puis on les coupait en morceaux, et on les donnait à manger aux cochons! Je crois même que le voile se déchirait sur une exclamation d'un voyageur qui s'écriait: «Comme vos cochons sont gras!» L'aubergiste se troublait, le voyageur le remarquait, et l'on remontait ainsi à la source du crime.
La vieille me montre une chambre qui est toute chaude encore du dernier locataire. Le lit est défait, la table de nuit trop ouverte. Il y a un faux-col éraillé sur le carreau.
«Combien?
—Dix-huit francs.»
Elle reprend:
«Vous avez une malle? Qu'est-ce que vous faites? Vous êtes étudiant?»
Va pour étudiant!—J'écris «étudiant» sur le livre de garni.
Ah! ce livre! où il y a de toutes les écritures, où les doigts ont fait des marques de toute crasse et de toute fièvre!…
Balzac, sans doute, a choisi l'hôtel qui lui paraissait répondre le mieux à l'ambition et au caractère de son héros…—C'est à donner la chair de poule!
Je suis gelé par l'aspect misérable de cette maison. Ma fenêtre donne sur un mur. Je ne puis pas regarder Paris et le menacer du poing comme Rastignac! Je ne vois pas Paris. Il y a ce mur en face, avec des crottes d'oiseaux dessus. Dans un coin—sur une tuile rongée—un chat qui me regarde avec des yeux verts.
Je suis installé.
On a refait le lit, mis des draps blancs, fermé la table de nuit, effacé la tache d'encre. On a même apporté sur la cheminée un vase en albâtre avec lequel j'ai envie de me frotter: il ressemble à du camphre. On a ajouté à mes gravures un Napoléon au siège de Toulon, qui a vraiment l'air d'avoir la gale. Je voulais le renvoyer d'abord, à cause de mes opinions; mais je le garde, tout bien réfléchi—je cracherai dessus de temps en temps.
Je meurs d'ennui chez moi!
J'avais été si heureux, jadis, à ma première arrivée, hôtel Riffault. Il me restait dans un morceau de journal, un bout de côtelette que m'avait laissé Angelina, dans le cas où j'aurais faim la nuit… J'étais heureux parce que je me sentais libre!
Je me sens à peine libre aujourd'hui dans cette chambre trois fois plus grande, où je puis faire les cent pas.
C'est que je suis plus vieux, c'est que j'ai déjà été mon maître dans Paris!
Hôtel Riffault, je sortais du collège: voilà tout, aujourd'hui j'entre dans la vie.
Maintenant, c'est _pour de bon, _mon garçon!
J'ai de l'argent, heureusement!—Courons après les camarades!
Nous irons à Ramponneau prendre des portions à dix sous, boire du vin à douze… je demanderai le cabinet qui donnait sur le jardin et où l'on met des nappes sur la table. Tant pis si les purs se fâchent!
Nous appellerons par la fenêtre la marchande de noix et la marchande de moules. Nous mangerons des moules tant que nous voudrons.
Je m'étais toujours dit:—«Dès que tu auras de l'argent, il faudra que tu te paies des moules jusqu'à ce que tu gonfles!»
Nous allons tous gonfler, si ça nous fait plaisir.
Ohé! la marchande de moules!
Je demanderai du veau braisé—je n'ai jamais mangé mon content de veau braisé.
Nous filerons vers Montrouge sous le hangar où l'on buvait le vin à quatre sous. Nous en boirons pour cinq francs! On invitera les carriers du voisinage!…
Je tombe dans la rue sur un de nos anciens condisciples qui venait quelquefois fumer une pipe avec nous. Il est tout étonné de me revoir.
«On disait que tu étais parti pour les Indes!
—Où sont les amis? Quel est le café où l'on va?
—On ne va pas au café, mais il y a le restaurant de la mère
Petray, rue Taranne, où l'on dîne en bande le soir.»
Je cours rue Taranne au restaurant Petray.
Ce n'est pas le chand de vin du quartier. Ce n'est pas la crémerie non plus. Il n'y a ni la fumée des pipes d'étudiants, ni l'odeur de plâtre des maçons; ils n'y viennent pas à midi faire tremper la soupe.
Au comptoir se tient madame Petray; elle a les cheveux blonds, le teint fade, elle ressemble à un pain qui a gardé de la farine sur sa croûte.
Je n'ai jamais été à pareille fête, dans une salle à manger si claire.
Il y a un bouquet sur une table du milieu, qui domine l'odeur des sauces. Cela sent bon, si bon!…
Il me semble que je suis à Nantes, aux jours calmes, quand on avait un grand dîner, lorsque ma mère rendait d'un seul coup ses invitations de trois ans.
C'était presque toujours aux vacances de Pâques quand renaissaient le printemps, les lilas, et j'étais chargé d'aller chercher des fleurs en plein champ.
On en décorait la grande chambre qui reluisait de fraîcheur et avait un grand parfum de campagne.
Par le soleil d'aujourd'hui, avec ce linge blanc et ce bouquet, le petit restaurant, où je viens d'entrer, a l'air de gaieté honnête qu'avait par exception tous les trois ou quatre ans la maison Vingtras!
Les joies du foyer, mais les voilà! Je n'ai pas besoin de ma famille pour les savourer; madame Petray peut me servir un bon dîner sans m'avoir donné le jour; le père Petray a l'air plus aimable que mon père: il a une toque aussi et un uniforme, mais c'est beaucoup plus joli que le costume de professeur, son costume de cuisinier.
«Garçon, l'addition!
—Vingt-quatre sous!»
J'ai eu une julienne, une côtelette Soubise, un artichaut barigoule, un pot de crème, mon café. Les puissants ne dînent pas mieux, voyons!
Quelle demi-heure exquise je viens de passer!
Je m'essuie la bouche en lisant un journal, le dos contre le mur, un pied sur une chaise; je fais claquer entre mes dents de marbre le bout de mon cure-dent.
L'égoïsme m'empoigne!
Si je gardais pour moi, si je caressais, encore une heure, cette sensation du premier repas fait sans autre convive que ma liberté?
Je retrouverai les camarades demain, rien que demain.
Le ciel est si clair et il fera si bon marcher dans les rues! Oui, sortons!
«Garçon, payez-vous!»
Payez-vous: avec de l'argent qui n'est ni à la famille, ni à la communauté, ni à la maison Vingtras, ni à l'hôtel Lisbonne, avec cette belle pièce de cinq francs qui a de grosses soeurs blanches et de petites soeurs jaunes.
Il y a encore des_ roues de derrière_ par ici et dans cet autre coin quelques louis. Je suis sûr qu'ils y sont, car je tâte à chaque instant la place où dort ma fortune.
«Payez-vous, et gardez ces trois sous pour vous!»
J'en ai une petite larme d'orgueil au bout des cils.
Un salut à madame Petray; un dernier coup d'oeil—jeté par pose —sur le journal, de l'air d'un homme qui regarde le cours de la rente; un signe de tête au garçon; et je m'esquive de peur d'incidents qui couperaient ma sensation dans sa fleur.
Tous les bonheurs!
J'achète un trois sous: blond, bien roulé, et qui donne une fumée bleue…
«La bouquetière! Vite un bouquet!»
Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes d'officier; mon habit me va bien, on dirait.
Je vois dans une glace un garçon brun, large d'épaules, mince de taille, qui a l'air heureux et fort. Je connais cette tête, ce teint de cuivre et ces yeux noirs. Ils appartiennent à un évadé qui s'appelle Vingtras[11].
Je me dandine sur mes jambes comme sur des tiges d'acier.
Il me semble que j'essaie un tremplin: j'ai de l'élasticité plein les muscles, et je bondirais comme une panthère.
Je donne à tous les aveugles; la monnaie qu'on m'a rendue chez
Mme Petray y passe.
Je préférerais un autre genre d'infirmes, soit des sourds ou des amputés qui pourraient voir au moins la mine que j'ai quand je suis habillé à ma manière, et que je marche sans peur de faire craquer ma culotte.
Les Tuileries! Ah! voilà le SANGLIER!—C'est là qu'on faisait les parties de barres, au temps du collège.
Je déteste ce sanglier de marbre, truffé de taches noires faites par la pluie. Legnagna, mon maître de pension, avec son nez rouge, ses joues bleues, ses jambes cagneuses, son air de sacristain, me revient à la mémoire et va me gâter ma journée!…
J'aime mieux passer de côté où le pion défendait d'aller et où étaient les femmes.
Oh! ces remous de jupe, ces ondulations de hanches, ces mains gantées de long, ces éclairs de chair blanche, que laisse voir le corsage échancré!… Il n'y a ni ces hanches, ni ces remous en province… Au quartier Latin non plus!
Et dire que je ne suis jamais venu m'asseoir sur un de ces bancs pendant tout le temps que j'ai habité autour du Panthéon! Je regardais sauter, au Prado, des filles de vingt ans; les promeneuses d'ici en ont trente. Je préfère leurs trente ans, et leurs reins souples, leur corsage plein et leur peau dorée.
Elles s'en vont une à une. Il y en a qui s'attardent un moment avec des hommes à tête de capitaines, après avoir dit à leur enfant:—«Va, va, fais aller ton cerceau.»
Les femmes de chambre aussi disent à leurs ouailles: «Faites à celui qui sera le plus tôt à la grille!»—et, tandis que les gamins courent, elles se retournent pour embrasser des moustachus.
Tout ce monde a l'air heureux et amoureux! Oh! je reviendrai et je tâcherai de retenir en arrière, moi aussi, une de ces robes de soie ou d'indienne…
J'ai dîné au café!
Un bifteck avec des pommes soufflées roulées autour, comme des boucles de cheveux blonds autour d'une tête brune.
Ici encore je retrouve des femmes qui parlent plus haut, qui rient plus fort que celles des Tuileries, qui ressemblent davantage aux filles du quartier Latin, mais, dans cet éclat de lumières dorées, dans ce poudroiement du gaz et dans ce scintillement de vaisselle d'argent, le criard de la voix ou de la robe ne fait point trop vilain effet.
Elles ont de la poudre de riz sur les joues, comme il y a du sucre sur les fraises.
Mon dîner m'a coûté trente-cinq sous—sans vin. Je n'ai pas bu de vin ce matin non plus; je veux prendre l'habitude de n'en pas boire. J'aime mieux pour le prix acheter des bouquets, et m'étendre sur une chaise verte près du _Philipoemen__[12]_.
Je n'ai pas besoin—comme jadis, quand je cherchais Torchonette —de me donner du courage.
Je pris un canon sur le comptoir, ce jour-là… J'ai de quoi me payer une bouteille aujourd'hui.—Mais pourquoi?
J'ai eu mon ivresse, je me suis grisé à respirer cet air, à voir ces femmes, à lécher les fourchettes d'argent!… Cela vaut mieux que dix canons de la bouteille.
Je vois passer tout Paris! Il ne me fait plus peur comme jadis!
Peur?…
J'ai appelé aux armes sur ce boulevard même. C'est sur ce banc, en face, devant le passage des Panoramas, que je montai et criai, le 3 décembre: «Mort à Napoléon!»
Encore ce souvenir!—Faiblesse!… Regret d'enfant!…
«Garçon! le Journal pour rire!…»
Où irai-je finir ma journée?
On donne Paillasse à l'Ambigu. Va pour Paillasse!
Sacrebleu, c'est beau, la scène où Paillasse dit, en s'évanouissant: j'ai faim!—C'est beau, l'acte de la maison vide, la femme partie, les enfants qu'il faut faire souper, le coup de couteau dans le coeur, le coup de couteau dans le gros pain!
En sortant, je suis allé m'asseoir à l'Estaminet des Mousquetaires, plein d'hommes de lettres, plein de comédiens, plein de femmes encore!
J'emporte avec moi, rue des Cordiers, un monde de sensations douces et fortes.
Est-ce le vent de la nuit qui secoue mes cheveux sur mon cou? Est-ce l'émotion de ces heures si saines?
Je ne sais!—mais j'ai un frisson qui me va jusqu'au coeur: frisson de froid ou frisson d'orgueil.
Le ciel est clair et dur comme une plaque d'acier…
Quelques jupons éclairent de blanc les trottoirs; on voit à cent pas devant soi… mon ombre s'allonge aux rayons de la lune et emplit toute la chaussée…
Il s'agit de me faire une place aussi large au soleil!
17 Les camarades
J'arrive chez Petray.
Personne encore. Le garçon me demande si je veux un journal, en attendant.
Je prends le journal, comme s'il devait y être question de moi, de mon bonheur d'hier, d'un monsieur qu'on a vu se promener, cigare aux dents, fleur à la boutonnière, poitrine en avant: qui est allé aux Tuileries, puis au spectacle le soir, un De Marsay chevelu, trapu, et qui va compter dans Paris.
Parole d'honneur, je cherche entre les lignes s'il n'y a pas trace de ma promenade si inondée de soleil, de joie intime, d'insouciance robuste et de confiance en moi!
C'est Legrand qui paraît le premier, mais Legrand méconnaissable. —L'air d'un homme épié par le Conseil des Dix, regardant de droite et de gauche comme s'il avait peur de la Bouche de fer, vêtu d'un paletot sombre et coiffé d'un chapeau triste.
Il me reconnaît, comme dans une conspiration, avec des gestes de conjuré. Je lui serre la main et lui lâche mon impression sur sa mine et son costume.
«Je t'aime encore mieux dans les rôles de cape et d'épée, tu sais!
Tu ressembles à un ermite, tu as l'air d'un capucin de baromètre.
—Rôles de cape et d'épée! fait-il avec un sourire de Tour de Nesle: cinq manants contre un gentilhomme—ce temps-là est passé—c'est maintenant dix sergents de ville contre un républicain, un officier de paix par rue, un mouchard par maison! On voit bien que tu arrives de Nantes! Vingtrassello, il n'y a plus qu'à se cacher dans un coin et à rêvasser comme un toqué ou à faire de l'alchimie sociale comme un sorcier… J'ai le costume de la pièce!»
Il a dit juste, le théâtral!
Le souvenir de la défaite m'est revenu deux ou trois fois hier, pendant que je me promenais,—mais j'ai chassé ce souvenir, je lui ai crié: «Ôte-toi de mon soleil!»
N'ai-je pas dit une bêtise? Ne viendra-t-il pas toujours, ce souvenir, jeter son ombre noire et sanglante sur mon chemin? Il enténèbre déjà ce restaurant!
Nous, qui parlions toujours si haut, voilà que nous parlons tout bas!…
Je n'y pensais plus, je n'en savais rien. Je suis parti le lendemain de la bataille, n'ayant vu que les soldats, la tragédie, le sang! Je n'ai pas respiré la fange, je n'ai pas senti derrière moi l'oeil des espions.
La police avait une épée et tuait en plein jour au coup d'État; maintenant c'est autre chose.
On ne peut pas parler, on ne peut pas se taire… Les mots sont saisis au vol… les gestes et le silence sont mouchardés… Oh je sens la honte me monter, comme un pou, sur le crâne! Mes impressions d'hier, mes espoirs de demain, tout cela est fané, rayé de sale tout d'un coup…
Quelle pitié!
Les bouches se ferment machinalement, nos yeux se baissent, nos faces s'essaient à mentir—parce qu'un homme à mine douteuse vient d'entrer et s'est mis dans ce coin…
Legrand m'a fait signe, et nous avons dû jouer la comédie comme au collège on criait: _Vesse! _quand on croyait que le surveillant arrivait.
Je me sens plus malheureux que quand j'avais mes habits grotesques, que quand ma mère faisait rire de moi, que quand mon père me battait devant le collège assemblé! Je pouvais faire le fanfaron alors, ici il faut que je fasse le lâche!
«Tu as raison, Legrand. Trouve-moi, comme à toi, un chapeau qui me tombe sur les yeux, une souquenille d'ermite, un trou de sorcier!
—Plus bas, plus bas donc!»
Justement, le garçon a cligné de l'oeil du côté de la mine douteuse, pour nous faire signe qu'on écoutait, et tout le monde a dit: «Plus bas, plus bas!»
Voici d'autres camarades!
Mais ils n'ont plus les mêmes têtes, le même regard, les mêmes gestes que la dernière fois où je les vis!…
Les mains dans les manches, eux aussi: le pied traînant, la lèvre molle…
Ils trouvent que je fais trop de bruit, ils le trouvent pour tout de bon. Leur poignée de main a été chaude, mais leur conversation est gelée.
Ils m'envoient des coups de genou sous la table.
Est-ce la rancune du passé, de nos querelles de Décembre, qui revient malgré tout, et qui a creusé entre nous un abîme? Il y a peut-être des mots irréparables, même ceux prononcés sous le canon!…
Non! c'est bien Décembre qui pèse sur nous; mais point le souvenir de ce que j'ai dit en ces heures de désespoir: c'est la peur de ce que je puis dire dans le milieu d'espionnage et de terreur que Décembre a créé.
L'homme à mine douteuse regarde toujours de notre côté.
Nous avons dîné ainsi, sur le qui-vive!
Je tire ma bourse.
«C'est moi qui paie, voulez-vous?
—Allons, si tu es riche!
—J'offre des petits verres, un punch. Ça va-t-il?
—Non, non», disent-ils d'une voix fatiguée, d'un air indifférent, et nous sortons.
J'étais entré dans ce restaurant joyeux et rayonnant. J'en sors désespéré.
Cette séance d'une heure m'a montré dans quel ruisseau j'avais à chercher ma joie, mon pain, un métier, la gloire!…
«Eh bien! tenez, je crois qu'il aurait mieux valu nous faire tuer au coup d'État…»
Je n'ai pas eu le temps de parler en particulier à personne, avec tout cela, et je n'ai pas vu les intimes.
Pourquoi Renoul et Rock n'étaient-ils pas là?
«Où est Renoul? Que fait-il?
—Entré au ministère de l'instruction publique comme surnuméraire.
—Où demeure-t-il?
—Encore rue de l'École-de-Médecine, mais non plus au 39; plus haut, près de chez Charrière.»
J'y vais:
La concierge me reçoit mal—on dirait qu'elle croit que j'en suis.
«C'est au cinquième.»
Je suis venu le soir, pensant que Renoul serait de retour de son bureau.
En effet, il est là, en redingote, il ne porte plus de robe de chambre.
Mais c'est la peste du chagrin, la gale du désespoir!… Il a l'air si las et si triste! Sa robe de chambre le vieillissait moins. Où donc a-t-il pris ce teint gris, ce regard creux?
«Tu as été malade?
—Non…»
Lisette arrive.
Oh! non, vous n'êtes plus Lisette!
«Quel vent a donc passé, qui vous a changés ainsi tous deux?… Vous ne m'en voulez pas?… Ce n'est pas parce que ma visite vous déplaît?
—Mais non, non!»
Un «non» qui jaillit du coeur.
«Nous sommes si heureux de te revoir, au contraire! Nous te croyions perdu, enlevé, mort.
—J'ai eu ma part de supplice, en effet…»
Je leur racontai ma vie de Nantes.
Je file chez Rock, qu'on ne voit que par hasard chez Petray, parce qu'il reste trop loin.
Il ne demeure plus où il demeurait, lui non plus.
Tout le monde a délogé. On était connu comme républicain par le concierge et les voisins; ils savent qu'on a été absent pendant les événements de Décembre. Il y a à craindre les dénonciations et les poursuites, et l'on a porté ailleurs ses hardes, sa malle et sa douleur.
J'aborde Rock plus difficilement encore que je n'avais abordé Renoul. C'est lui-même, qui à la fin, après avoir regardé par le trou de la serrure, vient m'ouvrir en chemise.
Il me paraît bien changé.
Il est un peu moins abattu que les autres, cependant. Il trouve à la défaite une consolation.
Il a le goût du complot, l'amour du comité dans l'ombre. Est-ce croyance ou manie? Il est vraiment maniaque et il tourne la tête de tous les côtés avant de parler. Même il regarde sous le lit et fait toc toc à tous les placards. Il sait que, s'il y avait quelqu'un dedans, le son serait plus sourd.
Rock s'ouvre à moi—autant qu'il peut—il ne peut pas énormément.—Plus tard, il me dira tout, dès qu'il aura reçu du «centurion» le droit de me communiquer le mot d'ordre.
Comme il répondra de moi, ça ne sera pas long.
«Tu feras bien de ne pas rester longtemps, par exemple. On doit savoir ton retour, à la préfecture de police!»
Il regarde de nouveau, par surcroît de précaution, entre le mur et la ruelle, et ouvre carrément un placard dont il n'était pas sûr.
Il n'y a personne.
N'importe! il me reconduit sur les orteils et je rentre chez moi découragé.
Je m'accoude à ma fenêtre dans le silence du soir, et je réfléchis à ce que j'ai vu et entendu depuis deux jours!
Oh! ma jeunesse, ma jeunesse! Je t'avais délivrée du joug paternel, et je t'amenais fière et résolue dans la mêlée!
Il n'y a plus de mêlée; il y a l'odeur de la vie servile, et ceux qui ont des voix de stentor doivent se mettre une pratique de polichinelle dans la bouche. C'est à se faire sauter le caisson, si l'on ne se sent pas le courage d'être un lâche!
Quand j'ai lâché en fermant ma porte, le cri que j'avais gardé au fond de ma gorge, dans les cafés, chez mes amis, le long du chemin plein d'agents et de soldats; à ce bruit, on a dû se demander dans la chambre à côté, s'il y avait par là un sanglier mangé par des chiens!
Ah! ils disaient au collège que les gamins de Sparte se laissaient dévorer le ventre par le renard! Je me sens le coeur dévoré, et il faudra que, comme le Spartiate, je ne dise rien?
Que je ne dise rien?… de combien de semaines, de combien de mois, de combien d'années?…
Mais c'est affreux! Et moi qui avais pris goût à la vie!… qui avais trouvé le ciel si clair, les rues si joyeuses!…
Malheureux! Il n'y a plus qu'à se tapir comme une bête dans un trou, ou bien à sortir pour lécher la botte du vainqueur!
Je le sens!… c'est la boue… c'est la nuit!…
J'ai fermé ma fenêtre du geste d'un dompteur qui boucle la porte de la cage où est le tigre et s'enferme avec lui.
RÉGICIDE.
Il m'est venu une pensée!…
Elle me serre le crâne et me tient le cerveau. Je n'en dors pas de la nuit.
Plus de calme, voyons! Tes amis ont raison—il faut voiler ton oeil, cacher ta fièvre, étouffer tes pas.
Il faut marcher à ton but prudemment, pour pouvoir arriver, sauter et faire le coup…
Je n'oserai pas tout seul!
Il faut que j'aille consulter ceux qui ont de l'expérience et qui approchent les hommes influents du parti.
Il y a Limard, Dutripond, dont j'ai fait connaissance en 51.
Je les trouve gris, en face d'une absinthe qui est la cinquième de la soirée, et ils s'avancent vers moi en titubant; ils me prennent les mains et me tirent par les basques, baveux et laids, l'oeil écarquillé, la bouche béante.
«Laissez-moi!…»
Je les écarte d'un geste trop fort, l'un d'eux va rouler dans le coin; il se relève gauchement avec des allures d'estropié.
C'est qu'aussi j'ai été irrité et indigné en les voyant ivres, moi qui venais parler du salut de la patrie!… Oui, je venais pour cela!
Le salut de la patrie!—Et qui donc veut la sauver?
Ce n'est ni celui-ci, ni celui-là! À aucun je n'ose confier ce que j'ai rêvé, ni dire que j'épargne mon argent pour réaliser mon projet!… Car je l'épargne, je ne vis de rien.
Je regrette les sous que je donnai aux aveugles, que je dépensai en bouquets.
…………………
Personne qui m'écoute, ou qui m'ayant écouté, m'encourage…
«_Faites le coup! _nous verrons après», répondent quelques-uns.
D'autres s'indignent et s'épouvantent.
«Ne les écoutez pas!… Vous inspirerez l'horreur simplement et cela ne mènera à rien, à rien—me dit avec sympathie et effroi un vieillard qui a déjà fait ses preuves, et au courage duquel je dois croire. Chassez cette idée, mon ami! Réfléchissez pendant dix ans! IL Y SERA encore dans dix ans, allez!…»
Et comme je murmurais: «C'est pour qu'IL n'y soit plus!
—Vous n'avez pas, en tout cas, le droit, dit-il en dernier argument, parce que vous joueriez votre vie comme un fou, de jouer la vie de ceux que votre action fera, le soir même, emprisonner et déporter en masse! Vous n'avez pas ce droit là!…»
Il ne faudrait écouter personne.
Le courage me manque.
J'offre d'avancer le premier, de donner le signal. Je l'offre! Je commanderai le feu en tête du groupe; mais voilà tout… Et encore, je demande que l'insurrection soit prête derrière… moi; que ce soit le commencement d'un combat!…
Je tiendrais Bonaparte sous ma main que je ne lèverais pas le bras, que je n'abaisserais pas l'arme si j'étais seul à avoir décrété la mort!…
J'ai voulu avoir l'opinion et l'appui de ceux qui font autorité, avant de confier aux intimes l'idée qui avait traversé mon esprit et me brûlait le coeur.
Puisqu'il n'y a rien à attendre de ce côté, rien que la peur, la pitié ou le soupçon, je vais retourner aux amis sans nom, mais sûrs et braves, et leur conter mon projet et mon échec.
Rock me répond comme on m'a répondu déjà:
«Cela ne servirait à rien, à rien!… N'y pense plus!»
Mais il ajoute: «Il y en a de plus braves que ceux que tu as vus qui s'en occupent. On te préviendra. Ne tente plus de démarches, ne bouge pas!… Tu te ferais arrêter, et nous ferais peut-être arrêter aussi!…»
Ah! il a raison!… Il n'est pas facile de tuer un Bonaparte!
Donc il n'y a pas à jouer sa tête pour le moment, au nom de la
République.
Mon rêve est mort!
Maintenant que la fièvre du régicide est passée, il me semble que c'eût été terrible, et je me figure du sang tiède me sautant à la face—un homme pâle, que j'ai frappé… Il aurait fallu être en bande et que personne ne fût spécialement l'assassin!
Il n'y a plus qu'à rouler sa carcasse bêtement, tristement, jusqu'au moment où elle sera démantibulée par la maladie plutôt que par le combat—j'en tremble[13]!…
Je gardais mes pièces de cent sous, mes pièces d'or, pour acheter des armes, pour avoir aussi de l'argent dans mon gilet quand on m'arrêterait, afin qu'on ne crût pas que j'avais du courage par misère et que j'avais attendu mon dernier sou pour agir.
Puisque je n'ai plus besoin de cet argent pour cela, il me servira au moins à me consoler.
Mais la consolation ne vient pas!
Il y a par les rues autant de soleil et autant de bouquetières; dans les Tuileries, autant de femmes à la peau dorée; il y a autant de bruit et d'éclat dans les cafés; pour trois sous on a toujours un cigare blond qui lance de la fumée bleue—mais je n'ai plus le même regard, ni la même santé! Je n'ai plus l'insouciance heureuse, ni la curiosité ardente; j'ai du dégoût plein le coeur.
Je dois avoir l'air vieux que je reprochais à mes amis; j'ai vieilli, comme eux, plus qu'eux peut-être, parce que j'étais monté plus haut sur l'échelle des illusions!
Oh! je voudrais oublier cela… en rire… m'enfiévrer d'autre chose!
Contre quoi se cogner la tête?
Voilà huit jours que nous courons les restaurants de nuit en cassant des chaises et du monde! Nous nous rattrapons sur les civils de ne pouvoir nous mettre en ligne contre les soldats. Nous courons après les heureux qui sont contents de ce qui se passe et qui s'amusent; nous leur cherchons querelle avec des airs de fous!
Nous campons dans les restaurants des Halles où l'on passe les nuits.
On siffle du vin blanc, on gobe des huîtres. Mais ce vin nous brûle et fait bouillir dans nos veines le sang caillé de Décembre!
La nostalgie des grands bruits, le regret des foules républicaines me revient en tête, se mêle à mon ivresse bête, et la rend méchante.
Malheur à qui me regarde et me donne prétexte à insulte!
On nous défend de faire tant de bruit.
Mais nous venons pour en moudre, du bruit! C'est parce que dans Paris, écrasé et mort, nous ne pouvons plus élever la voix, jeter des harangues, crier: «Vive la République!» que nous sommes ici et que nous poussons des hurlements.
Notre colère de bâillonnés s'y dégorge, nos gorges se cassent et nos coeurs se soûlent…
Le reste de mes cinq cents francs file vite dans cette vie-là!
L'achat des habits, le prix du voyage, le reliquat dû au père
Mouton, avaient déjà fait un trou.
Il ne me reste plus que quelques pièces de cinq francs; je les retrouve au milieu de gros sous qui se sont entassés dans mes poches.
Oh! j'ai eu tort!
Maintenant que l'argent est parti, je me dis qu'en mettant le pied sur le pavé il fallait aller acheter tout de suite—le soir de mon arrivée—un mobilier de pauvre, et porter cela dans une chambre de cent francs par an dont j'aurais payé six mois d'avance.
J'avais cent quatre-vingt-deux nuits assurées—bien à moi! clef en poche!
Je pouvais regarder en face l'avenir.
Ah bah!—Je ne pouvais pas être heureux! Quelques sous de plus ou de moins!
Petit à petit, d'ailleurs, la fièvre tombe, et il me reste de ma foi meurtrie, de ma crise de désespoir, une douleur blagueuse, une ironie de crocodile.
Je me retrouve avec mes quarante francs par mois—la même somme que lorsque j'arrivai rejoindre Matoussaint en pleine république et en pleine bohème.
Mais on ne vit plus maintenant avec quarante francs comme on vivait avant décembre. On ne vivait pas d'ailleurs. Il fallait s'endetter chez les fournisseurs d'Angelina, ou chez le père Mouton.
Je pourrais avoir crédit dans un hôtel du quartier Latin.
Non. Pas de dettes!
J'ai trop souffert avec le compte Alexandrine.
D'ailleurs il me faudrait vivre près de ces fils de bourgeois qui n'ont ni passion ni drapeau. Je les méprise et je veux les fuir.
Je préfère me réfugier dans mon coin: travaillant le jour pour les autres, afin de gagner les quelques sous dont j'ai besoin en plus de mon revenu misérable; le soir, travaillant pour moi seul, cherchant ma voie, méditant l'oeuvre où je pourrai mettre mon coeur, avec ses chagrins ou ses fureurs.
Allons, Vingtras, en route pour la vie de pauvreté et de travail!
Tu ne peux charger ton fusil! Prépare un beau livre!
18 Le garni
Je donne congé à la mère Honoré. Il faut chercher une chambre qui soit au niveau de mes ressources. Il s'agirait de trouver quelque chose dans les cinq francs par quinzaine.
Je cours beaucoup. Je ne puis mettre la main sur ce que je désire. Dans ce cours-là, il n'y a que les garnis de maçons—du côté de la place Maubert.
Comme j'ai une redingote, quand j'entre dans les maisons, on croit que je vais acheter l'immeuble, et l'on est prêt à me faire un mauvais parti.—Je ferais blanchir, tapisser, coller du papier… Où irait donc se loger le pauvre monde?…
On me regarde de travers. Mais quand je dis ce que je veux—à savoir: un cabinet, qui me revienne à six sous par jour comme aux maçons—on me toise avec défiance et l'on me renvoie lestement. Si l'on m'accueille, il faudrait coucher à deux avec un limousin.
J'en fais de ces garnis, j'en monte de ces escaliers!…
Je me trompe quelquefois du tout au tout.
Rue de la Parcheminerie, je croyais avoir découvert ce qu'il me faut, quand la propriétaire m'a posé une question qui équivalait à celle-ci: «Est-ce que vous vivez des produits de la prostitution?»
Sur ma réponse négative:
«Mais alors quelles sont vos ressources, vous n'avez donc pas d'état?»
Du haut de l'escalier, elle m'a encore regardé avec mépris:
«Va donc! Hé! feignant!»
Enfin je suis tombé sur un logement qu'on ne voulait pas me montrer d'abord.
Le propriétaire me regardait du haut en bas et consultait sa femme au lieu de répondre à mes questions.—Quel étage? Est-ce libre tout de suite?…
Il se grattait les cheveux sous sa casquette et avait l'air de faire de grands calculs.
«Je crois que ça pourra aller», a-t-il dit cependant, au bout d'un moment.
Se tournant vers moi:
«Combien avez-vous?»
Je crois qu'il me demande mes ressources et m'apprête à répondre.
«Je te dis qu'il ne pourra pas entrer», dit la femme.
Est-ce qu'ils veulent me mettre dans une malle?… Non, c'est bien d'une chambre qu'il s'agit. On m'y conduit. J'entre.
«Tenez-vous courbé. Tenez-vous donc courbé, je vous dis!»
Ah! quel coup!—Je ne me suis pas courbé à temps, mon crâne a cogné contre le plafond; ça a fait clac comme si on cassait un oeuf.
Le propriétaire instinctivement et doucement me frotte la place comme on fait rouler une pilule sous le bout du doigt.
«La hauteur, dit-il, en retirant son doigt de dessus ma tête qu'il paraît avoir assez caressée pour son plaisir, la hauteur, c'est entendu… Je sais qu'il faut se courber, vous le savez aussi maintenant, mais c'est de la longueur qu'il s'agit… Voulez-vous vous mettre dans le coin de l'escalier? Nous avons plus court de mesurer, ôtez votre chapeau!»
Il me mesure.
«Je le disais bien! Vous avez encore deux pouces de marge.»
Deux pouces de marge! Mais c'est énorme! Avec deux pouces de marge, je serai comme un sybarite. Il ne faudra pas laisser pousser mes ongles, par exemple!
Il y a de la bonhomie et une grande puissance de fascination chez cet homme, qui n'est pourtant qu'un simple friturier; il a ses poêles au rez-de-chaussée et ses cabinets garnis au quatrième.
J'ai tant trotté, traîné, j'ai été si mal reçu, si mal jugé, depuis que je cherche des logements, que j'ai hâte d'en finir. Puisque j'ai deux pouces de marge, c'est tout ce qu'il m'en faut!…
«Je ne pourrai pas me promener, dis-je en riant.
—Ah! si vous voulez vous promener, n'en parlons plus!»
Il ne veut pas m'induire en erreur. Si je veux me promener, il me conseille de ne pas louer ce cabinet.
Je me gratte la tête pour réfléchir,—et aussi parce qu'elle me fait encore mal,—et je me décide.
«Vous dites neuf francs? Mettons huit francs.
—Huit francs cinquante, c'est mon dernier mot.
—Tenez, voilà vingt sous d'acompte, je vais chercher ma malle.»
C'est petit la pièce, mais la rue est centrale, c'est très central. J'ai toujours entendu dire: Logez-vous autant que vous pourrez dans un endroit central. Vous vous en trouverez bien.
J'ai longtemps vécu la bride sur le cou, sans écouter les autres. Je crois qu'il faut mettre un peu d'eau dans son vin, et finir comme tout le monde. Quand on tombe sur un endroit central, ne pas le lâcher.
Mon Dieu, pour ce que j'ai à faire, ce n'est pas absolument nécessaire d'être dans le centre et d'avoir la rue des Noyers devant moi, la rue de la Huchette à gauche et la rue de la Parcheminerie à droite! Je n'en aperçois pas tout de suite le grand avantage. C'est que je suis un sceptique aussi, j'ai des habitudes de bohème qui me dominent. Ce cabinet les resserrera! Je ne pouvais décidément pas trouver mieux.
Avant de partir, nous causons encore une minute en bas, dans l'escalier, avec le friturier qui me félicite de ma décision.
«Je crois que vous serez bien, dit-il; et puis, vous savez… si un soir… j'ai été jeune aussi, je comprends ça; si un soir… (il cligne de l'oeil et me donne un coup de coude), si un soir l'amour s'en mêle!… eh bien, pourvu que ma femme n'entende pas, moi je fermerai les yeux…»
J'ai apporté ma malle. Il y a une place dans un renfoncement où on peut la mettre. On peut même faire une petite pièce de ce renfoncement.
«Celui qui y était avant s'asseyait là, le soir, pour réfléchir, m'a expliqué le friturier. Je ne vous ai pas fait remarquer ça tout à l'heure… Je me suis dit: «Il a l'air intelligent, il le remarquera tout seul»; puis, on ne peut pas tout dire en une fois!»
Pour un petit cabinet comme ça, je crois que si. Mais je sais que j'ai l'esprit trop critique et que je cherche des poux où il n'y en a pas.
Pourvu qu'il n'y ait pas de punaises!… Ce n'est pas probable. S'il y en a, c'est deux ou trois tout au plus: Les autres ne pourraient pas tenir.
C'est que c'est l'exacte vérité! Il n'y a que deux pouces de marge —et malheureusement _je gagne _beaucoup dans le lit.
Je suis forcé de recroqueviller mes doigts quand je veux être tout de mon long. C'est une habitude à prendre.
Le jour vient par une tabatière, qui s'ouvre en grinçant comme celle de Robert Macaire.
Je puis rentrer à l'heure où je veux. J'ai ma clef.
Je pourrai amener… Ô amour!
J'ai ce renfoncement où je n'ai qu'à méditer—pas autre chose! et à méditer sérieusement et longtemps—car on ne s'amuse pas là-dedans, et c'est le diable pour en sortir.
Quand je n'ai que du pain pour mon souper, je passe mon bras dans l'escalier, et je fais prendre l'air à ma tartine qui s'imbibe de l'odeur de friture dont la maison est empestée.
Je ne vole personne et j'ai un petit goût de poisson qui me tient lieu d'un plat de viande. De quoi me plaindrais-je?
J'aurais pu tomber sur une de ces grandes chambres tristes où l'on a toute la place qu'on veut pour se promener!
Se promener, et après? Flâner, toujours flâner, au lieu de réfléchir! Se dandiner, faire aller ses jambes de droite et de gauche dans un grand lit—comme une courtisane ou un saltimbanque!
Vendredi, 7 heures du soir.
Ils ont dû laisser tomber une sole dans le feu, en bas! C'est une infection—elle ne devait pas être fraîche… non plus!…
Samedi, 7 heures du matin.
Tiens! une de mes deux punaises!
Pas de fla fla.
Je vis comme cela sans faire de fla fla, dans mon petit intérieur.
«Et vous avez trouvé un logement, me demande M. C., mon correspondant, qui savait que j'en cherchais un.
—Oui, Monsieur, rue… entre la rue de la Parcheminerie et la rue des Noyers.
—Ah! c'est très central!»
Je ne le lui fais pas dire! Aurais-je le génie du logement, l'instinct de la topographie; la bosse du central: les bosses ne manquent pas, tous les matins une. Je ne sais pas si j'ai celle de la topographie. On le dirait. C'est peut-être celle qui saigne.
Tout s'arrange bien. Je n'ai pas de quoi manger beaucoup, mais je me dis que si je menais une vie de goinfre, j'engraisserais et ne pourrais plus entrer dans mon réfléchissoir.
Il me reste vingt et un sous pour attendre la fin de la semaine; samedi l'on doit me rendre deux francs que j'ai prêtés à un garçon sûr. Sûr? Aussi sûr qu'on peut être sûr de quelqu'un en ce monde!
J'ai heureusement un petit crédit en bas. Je crois bien que le friturier me donne les raies dont on ne veut pas—en tout cas il me donne des têtes, beaucoup de têtes.
«Vous les aimez, m'avez-vous dit?»
J'ai fait croire que je les aimais, pour avoir crédit. Je n'osais pas demander crédit d'une friture avec des poissons comme on les pêche, ayant une tête, un ventre et une queue. C'est le poisson de ceux qui paient comptant, celui-là! C'est le poisson des arrivés!
J'ai dit:
«Quand vous aurez des têtes, vous m'en donnerez: c'est le morceau que je préfère.»
J'ai même eu bien peur, l'autre jour. Il y avait un homme, à face de mouchard, dans la boutique. On m'a appelé devant lui: _l'homme qui demande des têtes; _c'était assez pour me faire arrêter.
Où est Legrand?
Si l'on en croit des «on-dit» il vit dans le grand monde. Il est venu des gens de Nantes qui lui auraient apporté, de la part de sa mère, une malle bourrée de chaussettes, avec un vêtement de fantaisie complet, et un chapeau mou tout neuf!
On-dit!… Il y a bien des bruits qui courent.
Un vêtement complet, un chapeau mou tout neuf!
On parle aussi de cinq livres de beurre salé.
Si Legrand a reçu cinq livres de beurre salé, il aurait bien fait de m'en apporter un peu, avant d'aller dans le monde! On va dans le monde, on étale ses grâces, on fait le talon rouge, et on laisse des amis seuls dans leur renfoncement.
Je n'ai rien fait à Legrand pour qu'il me cache son beurre. Il sait pourtant qu'un demi-quart m'aurait rendu service!
Je passe des journées bien longues et des nuits bien courtes— trop courtes de jambes, décidément.—Ce n'est pas tout à fait assez, deux pouces de marge!… C'est monotone, presque humiliant de vivre en chien de fusil, l'estomac vide… Il crie, cet estomac, mes boyaux font un tapage! Et comme c'est tout petit, ça vous assourdit.
Je n'ai toujours comme ressource habituelle que le poisson d'en bas. Il commence à me faire horreur! J'ai eu l'énergie de demander des queues—pas toujours des têtes! On m'a donné des queues, mais c'est la même pâte; il me semble que je mange de la chandelle en beignets. Je suis sûr qu'avec une mèche un merlan m'éclairerait toute la nuit.
Qui est là?
Je dormais les jambes en l'air! J'ai arrangé un petit appareil— comme on met dans les hôpitaux pour que les malades accrochent leurs bras. Ce n'est pas mes bras, moi, que j'ai envie d'accrocher, c'est mes jambes.
Je leur ai fait une petite balançoire—ça les délasse beaucoup.
Je dormais, les jambes en l'air…
Et l'enfant prodigue revint (Bible, vers 11.)
On frappe à ma porte—on la pousse—c'est Legrand! Je ne me dérange pas! Un homme qui a reçu de province deux douzaines de chaussettes—un vêtement complet—un chapeau mou—tout neuf —cinq livres de beurre salé—et qui a disparu sans donner de ses nouvelles pendant un mois!… Je ne me dé-ran-ge-pas!…
À lui de comprendre ce que ça veut dire; tant pis s'il se sent blessé.
Mais il n'a pas son vêtement neuf, il est très râpé, Legrand.
Il faut tout pardonner à qui a souffert.
Legrand ne s'est pas jeté dans mes bras—il n'y avait pas de place, c'est trop bas.—Je ne le lui demandais point.—Une foule de raisons!—Il ne s'est pas jeté dans mes bras, mais il m'a tout conté; il m'a mis son coeur à nu!…
L'histoire de Legrand est lamentable! C'est un béguin qui l'a perdu!
Legrand, sans en dire rien, aimait. Ayant reçu ces choses de chez lui, il les a portées dans la famille de sa_ connaissance _qui a pris son beurre, ses vêtements, son chapeau, ses chaussettes, et puis l'a flanqué dehors.
Il pourrait plaider, il ne veut pas; il lui répugne de salir un souvenir de tendresse.
En attendant, il n'a plus rien à se mettre sur le dos ni sous la dent, et il vient me demander un bout d'hospitalité.
Une petite sole aussi, s'il y a moyen… il a bien faim…
Je lui ai pardonné.
Je voudrais bien tuer le veau gras! Je ne puis!
J'obtiens même, à grand-peine, d'en bas, la petite sole pour lui et des têtes de merlan pour moi.
Il veut se coucher maintenant.
«Tu n'as pas peur de te coucher comme ça après dîner?»
Se coucher? Il n'y a pas moyen! Il faudrait qu'il y en eût toujours un ou la moitié d'un sur l'escalier!
J'avais deux pouces de marge… Legrand a la tête de trop! Il la met dans ses mains, il voudrait pouvoir la mettre dans sa poche!
«C'est inutile, mon ami! Mais il ne faut pas se décourager, allons! Cherchons.»
En cherchant, on trouve qu'il peut garder ses jambes à l'intérieur, s'il consent à ouvrir la tabatière en haut pour y passer sa tête.
Il essaie. On pourrait croire à un crime, à une tête déposée là; mais cette tête remue; les voisins des mansardes, d'abord étonnés, se rassurent et on lui dit même bonjour le matin.
Legrand a peur d'être égratigné par les chats.
Tout n'est pas rose certainement. Il ne faut pas non plus demander du luxe quand on en est où nous en sommes!
Et Legrand vit ainsi, tantôt la tête sur le toit, tantôt les jambes dans le corridor, les jours où il n'est pas _d'escalier. _On lui chatouille la plante des pieds en montant, et ça le fait pleurer au lieu de le faire rire, parce que sa bonne amie le chatouillait aussi (c'était pour avoir le beurre) et lui faisait ki-ki dans le cou.
Il a faim tout de même et il est incapable de faire oeuvre lucrative de ses vingt doigts, dont dix sont bien crispés pour le moment.
Il n'est pas né dans le professorat et perd la tête à l'idée d'être pion… Le jour où il aura de l'argent, il le jettera sur la table en disant: c'est à nous! il n'est pas seulement long, il est large, dans le beau sens du mot. En attendant, moi qui suis plus pauvre que lui, je puis, comme enfant de la balle universitaire, apporter plus à la masse.
Il faut que je me remette en route pour trouver une place où je gagnerais notre vie, avec mon éducation. C'est que j'en ai, de l'éducation!
19 La pension Entêtard
Oui, il faut gagner la vie de Legrand et la mienne; j'ai charge d'âmes; c'est comme si j'avais fait des enfants.
Je me rends chez le père Firmin, le placeur que j'ai vu avec Matoussaint, jadis, mais qui ne me reconnaît pas d'abord—il m'est venu des moustaches.
Je lui fais part de mon intention d'entrer dans l'enseignement.
«Mais ce n'est pas la saison! Malheureux garçon, vous ne trouverez rien pour le moment.»
Il faut que je trouve! Legrand a faim—j'ai faim aussi…
Le père Firmin continue à me déconseiller l'enseignement à une si mauvaise époque de l'année.
Il ne sait pas que Legrand a aimé et que nous en portons le châtiment. Tout le beurre salé est resté dans les mains de la connaissance et le pain manque!
«Enfin, puisque vous y tenez, nous allons vous chercher quelque chose.»
Il feuillette son registre.
«Voulez-vous aller à Arpajon?
—Je voudrais ne pas quitter Paris.
—Ah! ils sont tous comme ça… Paris! Paris!…»
Il continue à feuilleter le registre…
«Mon cher garçon, rien à Paris—rien!… qu'une place au pair, rue de la Chopinette—chez Ugolin—nous l'appelons Ugolin parce qu'on y crève la faim.»
Je ne puis accepter le pair—le pair, c'est la vie pour moi, mais pour Legrand, c'est la mort.
Madame Firmin intervient.
«Dis donc, Firmin? dans les places où l'on siffle?…
—Mais M. Vingtras ne veut peut-être pas d'une place où l'on siffle?»
Je ne sais de quoi ils parlent. Mais de peur d'embarrasser la situation, je déclare qu'au contraire j'adore ces places-là. «C'est ce que je rêvais, une place où l'on siffle.» Nous verrons ce que c'est! En attendant, il faut que Legrand mange; je ne voudrais pas retrouver son cadavre froid dans mon lit: je ne pourrais pas dormir de la nuit.
«Eh bien, voici une lettre pour M. Entêtard, rue Vanneau. Vous avez le déjeuner au pupitre et quinze francs par mois.»
Le déjeuner au pupitre!… quinze francs par mois—c'est dix sous par jour. Oh! mon Dieu! le mois a trente et un jours!…
Je prends la lettre pour M. Entêtard, et je me dirige rue Vanneau.
INSTITUTION ENTÊTARD
Une immense porte cochère avec deux battants.
À gauche la loge.
J'entre.—La concierge est en train de faire cuire du gras-double.
«M. Entêtard?»
Elle me toise d'un air de défiance et ne se presse pas de répondre. À la fin elle se figure me reconnaître.
«Ah! c'est vous qui êtes déjà venu pour les caleçons?
—Vous faites erreur…
—Si, si, je vous remets bien!
—Je vous assure, madame…
—Pour les saucisses alors?»
J'essaie d'expliquer le but de ma visite.
«Je répands l'éducation…
—Nenni, nenni!» elle secoue la tête d'un air malin.
Il n'y a pas moyen de pénétrer. Impossible!
Je rôde devant la porte désespéré! Je cherche si je ne pourrai pas monter par-dessus le mur!…
En rôdant, je vois un gros homme qui entre, et une minute après, la portière au gras-double qui sort.
C'est le concierge mâle, ce gros homme. Il sera peut-être plus accommodant que sa femme. Je retourne vers la loge et je lui débite mon cas très vite, en mettant en avant le nom du placeur cette fois.
«Je viens…»
Il m'interrompt d'un air entendu:
«Vous venez pour les saucisses?
—Non, je suis envoyé par un bureau de placement comme professeur. On a le déjeuner au pupitre et quinze francs par mois.
—Ah! ah! C'est bien vrai, ce que vous dites là?»
Je proteste de ma sincérité.
«Eh bien! allez là-bas, au fond de la cour à droite. M. Entêtard doit y être, lui ou sa femme. Vous leur expliquerez votre affaire.»
Je traverse la cour.—Quel silence!…
Je crois apercevoir une forme humaine qui fuit à mon approche. Il me semble entendre: «Il vient pour les confitures!»
Je vais frapper à la porte que la concierge m'a indiquée.
J'y vais tout droit—tant pis!
Je crois deviner un oeil qui se colle contre la serrure—un gros oeil, comme ceux qui sont au fond des porcelaines: «Ah! petit polisson!»
On ouvre au petit polisson…
Je me précipite dans la place, et à peine entré, je crie de toutes mes forces le nom du placeur:
«Monsieur Firmin!…»
Je crie ça, comme on appelle un numéro de fiacre à la porte d'un bal! Je le crie sans m'adresser à personne, la tête en l'air, et fermant les yeux pour prouver que je ne suis pas un espion et que je ne viens pas pour les caleçons, ni pour les saucisses, ni pour les confitures.
Je répète en fermant encore plus les yeux, comme s'il y avait du savon dedans:
«Monsieur Firmin, monsieur Firmin!»
Une main me prend, et je sens que l'on me conduit dans une petite salle.
«Ne criez pas si fort!…»
Je le faisais dans une bonne intention.
Je suis enfin devant M. Entêtard, qui regarde la lettre de Firmin et me dit:
«Monsieur, vous savez les conditions? quinze francs par mois, le déjeuner au pupitre et vous fournissez le sifflet.»
Je m'incline—décidé à ne m'étonner de rien.
M. Entêtard a encore un mot à ajouter.
«Une observation! Êtes-vous fier?»
Je pense qu'il aime les natures orgueilleuses, ardentes.
«Oui, monsieur, je suis fier.»
J'essaie d'avoir un rayon dans les yeux. Je redresse la tête quoique mon col en papier me gêne beaucoup.
«Eh bien! si vous êtes fier, rien de fait. Il ne faut pas de gens fiers ici.»
Je tremble pour Legrand, je joue sa vie en ce moment!
«Il y a fierté et fierté…»
Je mets des demandes de secours pour les noyés dans ma voix!
«Allons, je vois que vous ne l'êtes pas—pas plus qu'il ne faut, toujours. Venez demain à sept heures; ayez votre sifflet…»
Un gros, un petit sifflet?—je ne sais pas.
J'achète ce que je trouve, en bois jaune, avec des fleurs qui se dévernissent sous ma langue.
J'arrive le lendemain à sept heures du matin.
«Vous sonnerez, puis vous sifflerez trois fois!» m'a dit le concierge la veille.
J'arrive, je sonne et je siffle! J'ai l'air d'un capitaine de voleurs.
On m'ouvre. Je suis venu un peu plus tôt qu'il ne fallait.
«Il n'y a pas de mal, dit le concierge, je m'habille; asseyez-vous.»
Il me parle en chemise.
«Tel que vous me voyez, je suis concierge de l'Institution depuis dix ans; pendant neuf ans c'était un autre que M. Entêtard qui tenait la boîte.—Il y faisait de l'or, monsieur!—Mais M. Entêtard est un maladroit qui a perdu la clientèle, qui a tout de suite fait des dettes, et va comme je te pousse!… Il s'est enferré au point d'acheter des caleçons à crédit pour les revendre, et de nourrir ses élèves avec un lot de saucisses allemandes qui leur ont mis le feu dans le corps. Ma femme s'en est aperçue, allez!… Il n'a pas encore payé les caleçons, pas davantage les saucisses! Il n'a payé, il ne payera personne, personne! Il doit à Dieu et au diable, au marchand de caleçons, au marchand de saucisses, au marchand de lait et au marchand de fourrage…
—Au marchand de fourrage?
—C'est pour le cheval—il y a un cheval et une voiture, vous ne saviez pas cela? On va chercher les élèves le matin dans la voiture, on les ramène le soir. Je suis concierge et cocher. C'est vous alors qui allez être professeur et bonne d'enfants?»
En effet, je suis bonne d'enfants, le matin et le soir. Je suis professeur dans le courant de la journée.
À midi, je déjeune au pupitre, cela veut dire déjeuner dans l'étude.
Ma stupéfaction a été profonde, immense, le premier jour. On m'a apporté du raisiné dans une soucoupe, avec une tranche de pain au bord.
La confiture en premier?…
En premier et en dernier! Du raisiné, rien de plus…
Le second jour, des pommes de terre frites.
Le troisième jour, des noix!
Le quatrième jour, un oeuf!…
Cet oeuf m'a refait—on me donne un oeuf après tous les cinq jours, pour que je ne meure pas.
Heureusement, un gros croûton—mais les Entêtard ne paient pas souvent le boulanger, et celui-ci leur fournit des pains qui ont beaucoup de cafards. La maison n'a que des demi-pensionnaires qui apportent leur déjeuner dans un panier et qui le mangent en classe à midi—un déjeuner qui sent bon la viande!
Moi je dévore mon croûton avec une goutte de raisiné qui me poisse la barbe, ou avec mon oeuf qui me clarifie la voix. Ce serait très bon si je voulais être ténor; mais je ne veux pas être ténor.
J'ai bien plus faim, je crois, que si je ne mangeais rien.
Au bout de huit jours, je suis méconnaissable; j'ai eu, c'est vrai, l'albumine de l'oeuf,—et l'on dit que l'albumine c'est très nourrissant.—Mais l'albumine d'un seul oeuf tous les quatre jours, c'est trop peu pour moi.
Le soir, Legrand et moi nous dépensons neuf sous pour le dîner-soupatoire, neuf sous!… Nous avons vendu à un usurier mon mois d'avance, et il nous donne neuf sous pour que nous lui en rendions dix à la fin du mois.
C'est le père Turquet, mon friturier maître d'hôtel, qui nous l'a fait connaître. Nous aurions bien voulu avoir les treize francs dix sous d'avance et d'un coup. On aurait pu faire des provisions; ça coûte bien moins cher en gros; l'achat en détail est ruineux. Mais si je mourais…
L'homme qui nous prête l'argent n'aventure ses fonds qu'au fur et à mesure; je suis forcé de passer à la caisse tous les soirs. Les jours d'oeuf, j'ai assez bonne mine et il paraît tranquille… mais les jours de raisiné, il tremble…
Je vais donc en voiture prendre et reporter les enfants à domicile.
J'ai déjà usé un sifflet.
Mon rôle est de siffler dans les cours, pour avertir les parents.
V'là vot' fils que j'vous ramène…
Je siffle. Les enfants descendent.
La mère a fait la toilette à la diable… Elle n'a pas que lui, n'est-ce pas? On a oublié de petites précautions!… Elle me crie souvent de la fenêtre:
«Voulez-vous le moucher, s'il vous plaît!»
Je prends le petit nez de ces innocents dans mon mouchoir et je fais de mon mieux pour ne pas les blesser…
Les enfants ne se plaignent pas de moi, généralement; quelques-uns même attendent pour que je les mouche, et s'offrent à moi ingénument; beaucoup préfèrent ma façon à celle de leur mère.
Il y a toujours des gens injustes… quelques parents qui crient:
«Pas si fort! Voulez-vous arracher le nez d'Adolphe?»
Non, qu'en ferais-je!
En dépit de quelques ingratitudes, je suis aimé, bien aimé.
On me donne même des marques de confiance qu'on ne donne pas à tout le monde.
Beaucoup de ces enfants sont jeunes—tout jeunes—ils ont des pantalons fendus par-derrière, comme étaient les miens, mon Dieu!
«Monsieur, voudriez-vous lui rentrer sa petite chemise?»
Je suis nouveau dans l'enseignement, il y a une belle carrière au bout, il faut faire ce qu'il faut, et s'occuper de plaire au début!
Je remets en place la petite chemise.
On a l'air content—j'ai le geste pour ça, presque coquet, il paraît, un tour de main, comme une femme frise une coque ou une papillote d'un doigt léger. On reconnaît quand c'est moi qui ai opéré.
«Ce monsieur Vingtras! (on me connaît déjà, cela m'a fait un nom) il n'y a pas son pareil, il a une façon, une manière de rouler… À lui le pompon!…
On attaque la voiture de l'institution quelquefois.
L'autre jour, un homme s'est jeté à la tête du cheval: c'étaient les Caleçons. Un second s'est précipité à la portière: c'étaient les Saucisses: les Saucisses, violentes, fébriles, qui se dressaient menaçantes et prétendaient qu'elles avaient faim!… Les Caleçons disaient qu'ils avaient froid.
On s'en prenait à moi, comme si c'était moi qui eusse commandé saucisses et caleçons.
La scène a duré longtemps.
On aurait cru à un vol de grand chemin, il y avait attroupement… heureusement la police est intervenue.
J'ai dû faire taire mes opinions, abaisser mon drapeau, m'adresser —moi républicain—à un sergent de ville de l'empire… J'aurais préféré moucher quatorze nez d'enfants sur un théâtre et rentrer dix petites chemises dans la coulisse. On ne fait pas toujours ce que l'on préfère.
À moi le pompon!
Chose curieuse, et dont je suis content comme philosophe, je n'en ai point pris d'orgueil; j'ai même gardé toute ma modestie. Je fais tranquillement mon devoir dans les cours avec mon sifflet, mon mouchoir… et je donne mon petit tour de main sans en être pour cela plus fier, et sans faire des embarras comme tant d'autres, qui ont toujours leur éloge à la bouche et jamais la main à l'ouvrage.
Fin de mois.
La fin du mois est arrivée. Je dois toucher mes quinze francs ce soir.
Joie saine de recevoir un argent bien gagné—je puis dire bien gagné, puisque ces quinze francs représentent l'effort de deux personnes—un travail d'homme et un travail de femme: l'éducation répandue, les petites chemises rentrées.
J'ai ce matin exagéré plutôt que négligé mes devoirs.
Pas un nez, pas un pan de chemise ne peut se retrousser et m'accuser! On est bien fort quand on a sa conscience pour soi.
J'attends pourtant inutilement que M. Entêtard m'appelle; l'heure de monter en voiture arrive, et je n'ai pas vu le bout de son nez.
Je pars sans mes appointements.
La rentrée est terrible.
L'usurier est là: Turquet aussi. Oh! ils doivent être associés!
J'explique qu'il y a eu oubli, retard… que c'est pour demain…
«Il faut bien se contenter de paroles quand on n'a pas d'argent!» grogne le juif.
Jeudi, 5 heures.
M. Entêtard n'a pas paru!…
Autre signe: c'était mon jour d'oeuf, j'ai eu du raisiné. C'est le troisième raisiné de la semaine. On veut m'affaiblir.
Je guette à travers les carreaux de la classe… les quarts d'heure passent, passent… Entêtard ne revient pas.
Que dira le juif?…
Je n'ose reparaître, je descends les quais, je longe la Seine. Quand je reviens, il est minuit. Je pense qu'ils seront couchés!… Peut-être Legrand sera mort…
Ils sont couchés, Legrand est encore vivant; mais Dieu seul—qui voit sa tête par la tabatière—Dieu seul sait ce qu'il a souffert! Il me confie ses angoisses.
«Les heures étaient des siècles, vois-tu!»
C'était mon tour d'être de lit, mais je me suis mis _d'escalier _pour être réveillé de bonne heure par la bonne qui nous gratte toujours les pieds en descendant.
6 heures du matin.
Le ciel est tout pâle, la nuit est à peine finie. Je vais partir, descendre à pas de loup, éviter Turquet, fuir l'usurier! Ce soir, j'aurai l'argent, mais, ce matin que leur répondrais-je?
Vendredi.
Quelle journée!
J'ai vu Entêtard. Je me suis avancé pour lui parler.
«Trop, trop pressé en ce moment!»
Il m'a éloigné d'un geste rapide…
«Ce soir, alors?
—Oui, oui! ce soir, ce soir!…» et il a disparu.
Six heures sont arrivées!—Où est Entêtard?…
Le cocher m'appelle…
Que faire?
Le mieux est de ne pas donner prétexte à un retard de paye. Je ramènerai les enfants chez eux, et je reviendrai.
7 heures.
Les enfants sont ramenés. Je rentre au gaz, dans l'institution.
Où est Entêtard? J'appelle!
J'appelle, comme, dans les contes du chanoine Schmidt, on appelle l'enfant qui s'est égaré dans la forêt.
L'écho me renvoie Têtard, rien que Têtard! Entêtard ne vient pas.
Mais sa femme doit être là.
Je vois de la lumière à travers les volets. Je vais frapper à ces volets…
On ne m'ouvre pas.
Une fois, deux fois!
J'enfonce la porte. Tant pis! Il me faut mon dû!
Lanterne rouge.
Je suis chez le commissaire, accusé de m'être introduit chez Mme Entêtard par violence et de l'avoir poursuivie jusque dans sa chambre à coucher, où elle s'était réfugiée pour m'échapper.
Elle a fermé une porte, deux portes! Je les ai forcées; je criais:
Quinze francs! Quinze francs!
En fuyant, elle ôtait ses vêtements, je ne sais pourquoi.
Quand on est arrivé au bruit de ses cris, elle n'avait plus qu'un jupon et un petit tricot.
Nous sommes donc chez le commissaire.
M. Entêtard paraît…
Il sort de je ne sais où, l'air accablé, et plonge dans le cabinet particulier du commissaire. On a évité de le faire passer près de moi; on craint une scène de honte et de douleur.
Le chien du commissaire est entré, derrière lui, mais ce chien revient un moment après, se glisse vers moi, s'assied d'une fesse sur mon banc et me dit à demi-voix d'un air sympathique et entendu:
«Avez-vous de la fortune?!!!!!
—C'est que si vous aviez de la fortune, ça pourrait s'arranger.
—Ça ne s'arrangera donc pas?…»
Une voix à travers la porte:
«Introduisez le sieur Vingtras.»
Je pénètre.
Le commissaire me fait signe de m'asseoir, et commence:
«Vous avez été arrêté sur la plainte de Mme Entêtard qui, pour échapper à vos obsessions, a dû fuir de chambre en chambre, jusqu'à ce qu'elle ait réussi à fermer une porte sur vous et à vous tenir prisonnier dans un petit cabinet. C'est là que la police est venue vous trouver.
—Monsieur…»
Le commissaire n'a pas fini, il a une phrase à placer.
«Nous avons des personnes qui, emportées par la passion, se précipitent sur les honnêtes femmes; mais ils les choisissent généralement jolies. Madame Entêtard est laide…»
Je fais un signe de complète approbation.
«Vous dites cela maintenant, fait le commissaire en hochant la tête… Mais il reste un point à éclaircir! On vous a entendu crier «Quinze francs, Quinze francs!» Offriez-vous quinze francs, ou demandiez-vous quinze francs? Nous devons ne voir ici que des faits. Si Mme Entêtard était dans l'habitude de vous donner quinze francs pour vos faveurs coupables, cela vaudrait mieux pour vous; votre cas serait plus simple; vous vivriez de prostitution, voilà tout; l'accusation perdrait beaucoup de sa gravité.»
Vivre de prostitution!—comme rue de la Parcheminerie, alors!—
Cela eût mieux valu, c'est le commissaire qui le dit!
Ah! mais non!
Je ne m'appelle plus Vingtras, mais Lesurques.
Je demande à être réhabilité. Je commence mes explications—«le sifflet, le mouchoir, la chemise, le raisiné!»
Le commissaire voit bien à mon geste de rouler la chemise que j'ai des habitudes de coquetterie plutôt que de libertinage.
Il sourit.
Je dévoile tout!… Je lève les caleçons, j'éventre les saucisses, je montre par des chiffres que mon mois tombait avant-hier. Je puis invoquer des témoignages précis. M. Firmin, le placeur, déposera qu'on avait fait prix pour quinze francs!
Voilà pourquoi je criais: Quinze francs, quinze francs!—mais ce n'était ni une offre pour acheter des faveurs, ni une réclamation pour faveurs fournies par moi antérieurement.
«J'aurais pris plus cher, dis-je avec un sourire.
—Hé! c'est un prix!… Mais c'est question à débattre entre les deux sujets.»
Le commissaire réfléchit un moment et reprend:
«Je vous crois innocent. Avec des noix, des pommes de terre frites et du raisiné, vos passions devaient plutôt être calmes qu'ardentes… Vous aviez un oeuf, à la vérité, tous les quatre jours, mais si ce que vous dites est vrai,—si vous pouvez faire constater qu'il y avait trois jours que vous n'aviez pas eu d'oeuf —aucun médecin ne conclura en faveur de l'attentat par la violence.
—N'est-ce pas, monsieur?
—Éteignons l'affaire! Je vous conseille seulement de leur laisser les quinze francs.
—Mais, monsieur, je ne suis pas seul!
—Vous êtes marié, diable!
—Non, mais je nourris un orphelin.»
Je fais passer Legrand pour orphelin—j'espérais attendrir! mais il a fallu laisser les quinze francs; les Entêtard poursuivraient, si je ne les laissais pas! J'en suis donc pour un mois de raisiné, de chemises roulées, d'enfants mouchés, et je serai traité de voleur ce soir par le juif, chassé demain par Turquet; et ce sera le second jour que Legrand n'a pas mangé!…
S'il est mort, je ne pourrai même pas le faire enterrer!
Voilà mes débuts dans la carrière de l'enseignement!…
Legrand ne peut résister au coup qui nous frappe et il demande à sa famille—dans une lettre qui sent la queue de merlan—de lui tendre les bras. Il ira s'y jeter quelques semaines.
Les bras s'ouvrent en laissant tomber l'argent du voyage.
Il part, un peu contrefait et un peu fou à l'idée qu'il pourra étendre ses jambes la nuit.—Étendre ses jambes!
Il part, me laissant généreusement quelque argent pour liquider la friture.
Je liquide et repars, Paturot maigre, à la recherche d'une nouvelle position sociale.
20 Ba be bi bo bu
Je retourne chez M. Firmin, il est en voyage; il marie sa fille.
Je vais chez M. Fidèle—un autre placeur.
M. Fidèle demeure rue Suger, à l'entresol.
Personne pour vous recevoir. Le patron ne se dérange pas pour ouvrir la porte—il n'y a ni bonne ni domestique pour vous annoncer. On tourne le bouton et l'on entre…
Une antichambre avec des chaises de bois usées par les derrières de pauvres diables; noires—du noir qu'ont laissé les pantalons repeints à l'encre; luisantes d'avoir trop servi comme les culottes; les pieds boiteux comme ceux des _frottés de latin _qui —dans des souliers percés—ont marché jusqu'ici, le ventre creux.
Un jour sombre, des rideaux verts, fanés—on retient son souffle en arrivant! Dans l'air, le silence du couloir de préfecture… du cabinet du commissaire—je m'y connais!—du corridor où l'on attend le juge d'instruction comme témoin ou comme accusé…
On parlait à voix basse. Le patron arrive. On se tait—comme au collège.
Tous ici, pourtant, nous sommes taillés pour faire des soldats!…
J'appréhende le moment où mon tour viendra!
C'était bon avec le père Firmin, qui me traitait en favori, chez lequel j'étais entré derrière Matoussaint. Mais M. Fidèle, le placeur de la rue Suger, M. Fidèle ne m'a jamais vu encore, et M. Fidèle a une tête peu engageante, une tête jaune, verte, avec des lunettes bleues et des moustaches noires collées sur la peau comme une fausse barbe de théâtre; des cheveux longs et plats, des dents gâtées.
Je n'ai pas peur des gens qui ont la mine féroce; mais je tremble devant tous ceux qui ont des faces béates. Je préférerais être en Décembre, devant le canon de Canrobert!
Mon tour est arrivé, M. Fidèle m'interroge:
«Que voulez-vous? Avez-vous déjà enseigné? Quels sont vos états de service? Avez-vous des certificats?»
Il me demande cela d'une voix dégoûtée et irritée; il paraît écoeuré de vivre sur le dos des pauvres; il trouve trop bêtes aussi ceux qui pensent à gagner le pain moisi qu'il procure!
Mes certificats? Je n'en ai pas! Je n'ose pas dire que j'ai été chez Entêtard! Je ne sais que répondre; je montre mon diplôme de bachelier. J'invoque la profession de mon père. Je suis né dans l'université.
«Ah! votre père est professeur! Vous auriez dû rester dans son collège, y entrer comme maître d'études, au lieu de pourrir dans l'enseignement libre.»
Je ne puis pourtant pas lui dire que je déteste ce métier de professeur, encore moins lui conter que je ne voudrais pas _prêter le serment; _il me flanquerait à la porte comme un imbécile ou un fou, et il aurait raison…
Il finit par me jeter comme un os la proposition suivante:
«Il y a une place dans un externat rue Saint-Roch,—de huit heures du matin à sept heures du soir. Si vous voulez commencer par là pour faire votre apprentissage?…
—Je veux bien.»
J'ai donné mes nom et prénoms, mon adresse.
Je pars avec une lettre pour M. Benoizet, rue Saint-Roch.
Je heurte, en entrant dans la rue, l'aveugle de l'église, bien dodu, chaussé de chaussons fourrés, avec un gros tricot de laine, —les lèvres luisantes d'une soupe grasse qu'il vient d'avaler et qui a laissé à son haleine une bonne odeur de choux, que m'apporte la brise.
Il m'appelle «infirme», et replaque en grommelant son écriteau sur sa poitrine.
J'arrive chez M. Benoizet.
Il se dispute avec sa femme; ils se jettent à la tête des mots qui ne sont pas dans la grammaire, il s'en faut! Je les dérange dans leur entretien, ils ne m'ont pas entendu venir.
J'avais pourtant frappé, et je croyais qu'on m'avait dit:
«Entrez!»
M. Benoizet se dresse comme un coq et me demande ce que je veux.
Je tends ma lettre.
«Avez-vous enseigné déjà?…»
Toujours la même question!—à laquelle je fais toujours la même réponse:
«Non, je suis bachelier.
—Je ne veux pas de bacheliers. Savez-vous apprendre BA, BE, BI,
BO, BU? Avez-vous dit pendant des journées BA, BE, BI, BO, BU?—
BA, BE, BI, BO, BU, pendant des journées?»
Pas pendant des journées, non! Quand j'étais petit seulement. Mais j'ai besoin de gagner mon pain et je fais signe que j'ai dit BA, BE, BI, BO, BU—BBA, BBÉ… J'en ai les lèvres qui se collent!…
Madame Benoizet, qui a rajusté son bonnet, entre dans le débat.
«Tu peux en essayer», dit-elle à son mari, en me toisant, comme elle doit soupeser un morceau de viande, en faisant son marché.
On en essaie.
Trente francs par mois. Je me nourris moi-même. J'ai une demi-heure de libre à midi pour déjeuner.
Il n'y a pas de voiture, comme chez Entêtard, ni d'écurie; mais je préférerais qu'il y eût une écurie, l'odeur contrebalancerait celle de la classe. Oh! s'il y avait une écurie!
J'étouffe, mon coeur se soulève; cette atmosphère me fait mal!
Mais j'y mets du courage, et je reste mon mois, exact comme une pendule. Je viens avant l'heure, je pars après l'heure.
Le soir, je pleure de dégoût en rentrant dans mon taudis, mais je me suis juré d'être brave.
Mes élèves ont de six à dix ans.
Je dis BA, BE, BI, BO, BU aux uns. Je fais faire des bâtons aux autres.
J'ouvre la porte de temps en temps, mais M. Benoizet et sa femme s'injurient dans le corridor et il faut fermer bien vite.
Aux plus âgés, je fais réciter: À est long dans pâte et bref dans patte; U est long dans flûte et bref dans butte.
C'est le 30… M. Benoizet m'appelle.
«Monsieur, voici vos appointements.»
Ah! celui-là est un honnête homme!
«Voulez-vous me donner un reçu?»
Je le donne.
M. Benoizet encaisse le papier et me tient ce langage:
«Je dois vous avertir que je serai obligé de me priver de vos services dans quinze jours. Cherchez une place d'ici-là, une place plus en rapport avec vos goûts, votre âge. Il nous faut des gens que l'odeur des enfants ne dégoûte pas, et qui n'ont pas besoin d'ouvrir les portes pour respirer.
—L'odeur ne me dégoûte pas.»
J'ai même l'air de dire: «au contraire!» Mais M. Benoizet a pris sa résolution.
«Vous me donnerez un certificat, au moins? fais-je tout ému.
—Je vous donnerai un certificat établissant que vous avez de l'exactitude, sans dire que vous êtes incapable—je pourrais le dire; vous l'êtes—l'incapacité même! Et de plus vous faites peur aux enfants.»
Il me parle comme à un homme qui lui a menti, qui l'a trompé sur la qualité de ses BA, BE, BI, BO, BU. Va pour cela; passe encore! Mais quant à faire peur aux enfants!…
«Oui, vous leur faites peur. Vous avez l'air de ne pas vouloir qu'ils vous embêtent… Jamais une espièglerie! Vous ne vous êtes pas seulement mis une fois à quatre pattes! Enfin, c'est bien! vous êtes payé. Dans quinze jours vous nous quitterez—ni vu, ni connu.—J'ai bien l'honneur de vous saluer!…»
Il me plante là et va sortir: mais comme il n'est pas mauvais homme au fond, il me jette en passant cette excuse à sa brusquerie:
«Ce n'est pas votre faute; vous êtes trop vieux pour ces places-là, voilà tout… trop vieux.»
J'y serais resté, dans cette place, malgré l'odeur!
Je n'ai eu qu'un moment de faiblesse et de basse envie dans tout le mois: c'est quand j'ai senti le chou dans la respiration de l'aveugle.
BAHUTS
«Mais, mon cher garçon, me dit M. Firmin,—qui est de retour et que je suis allé revoir pour mettre de nouveau mon avenir entre ses mains—mon cher garçon, vous ne trouverez jamais une place de professeur dans une pension de Paris avec votre diplôme de bachelier!… C'est trop pour les pensions où il faut faire la petite classe; c'est trop peu pour les grandes institutions. Dans les grandes institutions, vous pourrez être pion, pas professeur…
«Croyez-moi, il vaut mieux, si vous voulez entrer dans cette voie-là, faire comme Fidèle vous a dit, retourner près de votre papa, commencer dans son lycée… Vous secouez la tête, vous avez l'air de dire: «Jamais!»
En effet, je secoue la tête et je dis: «Jamais!»
Je veux bien donner mes journées, me louer comme un cheval, mais je ne veux pas rentrer dans la peau d'un maître d'études. J'ai trop vu souffrir mon père. Je ne veux pas être enchaîné à cette galère. Coucher au dortoir, subir le proviseur, martyriser à mon tour les élèves, pour qu'ils ne me martyrisent pas! Non.
Je remercie M. Firmin; je le quitte d'ailleurs avec l'idée qu'il se trompe ou me trompe.
Je frapperai à d'autres portes… J'irai chez Bellaguet, Massin,
Jauffret, chez Barbet ou chez Favart, et je leur dirai:
«Je n'ai besoin que de gagner 30 francs par mois; je vous donnerai trois heures, deux heures par jour pour 30 francs—je sais bien le latin, vous verrez!—essayez-moi, faites-moi faire un thème, un discours, des vers…»
J'ai commencé par Bellaguet.
Il tient une grande boîte, rue de la Pépinière, et mène les élèves à Bonaparte. Je me recommande de mon titre d'ancien «Bonaparte».
—VOUS ÊTES TROP JEUNE.
M. Benoizet m'avait dit que j'étais trop vieux!
«Vous êtes trop jeune, reprend M. Bellaguet; il faudrait sortir de l'École normale! Plus âgé, déjà connu, avec des recommandations et des cheveux gris, je ne dis pas!… Il y a des routiniers qui gagnent, non pas trente francs par mois, mais trois cents et quatre cents francs même! et qui ne sont pas bacheliers; mais ils ont une façon qui est connue, on sait qu'ils s'entendent à seriner les élèves.»
C'est ce que le père Firmin m'avait dit!
Je suis trop vieux pour les uns, trop jeune pour les autres.
Le professorat libre m'est défendu! Il faut absolument commencer par le bagne du pionnage.
«Merci, monsieur.»
M. Bellaguet me reconduit, poli, bienveillant, en murmurant, avec grande tristesse, comme si lui-même était un meurtri de l'Université, las de sa chaîne:
«Si vous pouvez ne pas mettre les pieds dans cette galère, ne les mettez pas!»
Je ne me laisserai pas abattre; je ne dois pas encore céder!
J'ai couru tous les bahuts, je me suis offert à vil prix; on n'a voulu de moi nulle part.
Je n'ai pas de certificats;—trop jeune ou trop vieux, c'est entendu!
Enfin, j'ai découvert un chef d'institution râpé, qui veut bien m'embaucher à 50 francs par mois pour quatre heures par jour.
C'est justement dans mon quartier, c'est rue Saint-Jacques.
On doit être là à six heures du matin pour corriger, puis revenir le soir de sept à huit.
Six heures du matin, que m'importe! J'aurai toute la journée et presque toute la soirée à moi!
«Seulement, dit le patron du bahut, il faut me laisser le temps de congédier celui que vous devez remplacer: un professeur qui a refusé le serment en Décembre et qui vit d'être répétiteur chez moi et chez les autres. Il me prend cent francs, mais il a une réputation, des titres… il écrit et il est agrégé.
—Vous l'appelez?…»
Il me donne le nom.
C'est celui d'un républicain connu. Son refus de serment a fait du bruit. Il a une réputation, en effet.
C'est donc lui que je remplacerais!
«Mettez, monsieur, que je n'ai rien dit. Je refuse de prendre la place de cet homme… S'il s'en va, voici mon adresse, écrivez-moi; mais je ne veux pas lui voler son pain.»
Le chef de pension râpé semble surpris et blessé de ma décision et de ma phrase; je ne trouverai plus de place chez lui, il ne m'écrira jamais, certainement.
N'importe!
Je songe à cela le soir, dans le silence de ma chambre.
On est lâche.
Je regrette presque ce que j'ai fait. J'avais l'occasion de m'exercer, je cueillais un certificat, il me restait du temps, je pouvais m'acheter des habits et des livres… J'ai posé pour le généreux, j'ai fait le crâne; jamais je ne retrouverai cette occasion-là!
Partout, de tout côté, c'est la même réponse.
«Pas normalien, pas licencié! Pour un maître d'études, nous ne disons pas… Quoique nous soyons au complet, et qu'il y ait dix candidats pour une place. On pourrait voir, cependant… puisque votre père est professeur, et que vous paraissez aimer la carrière de l'enseignement!…»
Je parais l'aimer?—Je la hais!
Vous invoquez la position de mon père?—J'en rougis!
Mes prières et mes lâchetés ont été inutiles. Je ne trouve que des places pour _coucher au dortoir! _J'aimerais mieux être porteur à la Halle!
Je puis encore tenir la campagne d'ailleurs avec mes 40 francs par mois.
Mes souliers se décollent, mon habit se découd…
Eh bien, j'irai pieds nus et déguenillé. Je ne fais de tort à personne; je rôderai par les rues sans logement, si je n'ai pas l'héroïsme de rogner ma ration et de prendre sur mon estomac pour payer une chambre… mais je ne serai pas pion et je ne coucherai pas au dortoir.
On est mieux dans un lit de collège, on a chaud dans l'étude, on fait trois repas par jour—Je préfère crever de faim et crever de froid.
Je n'aurais _enseigné _que si j'avais pu être l'employé d'un chef d'institution sans porter l'uniforme et sans prêter serment.
Le serment?
Celui que je devais remplacer chez le maître de pension râpé n'est pas le seul qui, ayant refusé de jurer fidélité à Napoléon, ait trouvé de l'ouvrage dans les institutions libres. Un tas de portes se sont ouvertes devant leur malheur et leurs titres.
L'enseignement libre appartient à ces vaincus, et les simples bacheliers, comme Vingtras, n'ont qu'à moisir chez les Entêtards et les Benoizets, pour être chassés à la fin du mois, comme des domestiques!
Mon bonhomme, recommence ta course et remonte les escaliers noirs des placeurs!…
Je vais chez tous.
C'est pour l'acquit de ma conscience, c'est pour pouvoir me dire que je ne me suis pas acoquiné dans la misère; c'est pour cela que je cherche encore! Mais je n'ai fait que perdre mon temps, user mes souliers, ma langue, avoir des espoirs niais, éprouver de sales déboires!
Professeur libre!—Cela veut dire partout: petite salle qui empeste… dîner au raisiné, les créanciers interrompant la classe… les appointements refusés, rognés, volés!…
Quelqu'un m'a dit:—«On s'y fait, on finit par aimer cette vie-là.»
Est-ce vrai?…
Oh! alors je ne remonte plus un des escaliers; je raye mon nom des livres des placeurs!
C'est fini!… Je préfère chercher ailleurs le pain dont j'ai besoin.
À bas le raisiné! À BA, BE, BI, BO, BU.—À bas BA, BA, BU, BA!
J'en ai bé-bégayé pendant huit jours.
21 Préceptorat. Chausson
Si, ne pouvant réussir dans les petites places, je visais plus haut?
Reste le métier de précepteur ou de secrétaire.
Secrétaire?
Des amis m'ont déniché un emploi de secrétaire chez un Autrichien riche qui a besoin de quelqu'un pour écrire ses lettres et lui tenir compagnie le matin. J'aurais 50 francs par mois, j'irai de huit heures à midi.
C'est ce que je rêvais!—J'aurais mes soirs à moi pour piocher.
J'arrive chez l'Autrichien.
Il est couché; ses habits traînent à terre au milieu de bouteilles vides et de bouts de cigares.
On a dû faire une fière noce hier soir.
«Ah! c'est vous qui m'avez été recommandé, fait-il en se tournant dans son lit. Voudriez-vous ramasser mes vêtements?»
Il doit confondre, il attend probablement un domestique. Moi, je viens comme secrétaire.
Je le lui dis.
«Qu'est-ce que vous me chantez?»
Je ne chante pas—je lui rappelle que c'est pour être secrétaire!
«Je le sais. Passez-moi mon pantalon.»
J'hésite.
Il était peut-être gris.—Il a mal aux cheveux… Il est impoli quand il est en chemise, mais redevient gentleman quand il est habillé.
Je pose le pantalon sur le lit.
L'Autrichien sort des draps, met ses chaussettes, enfile son pantalon.
«Voulez-vous me donner ma jaquette?»
Non, je ne veux pas lui donner sa jaquette—je lui donnerai une raclée, s'il y tient—c'est tout ce qu'il aura s'il insiste.
Il insiste—ah! tant pis!—Je n'y tiens plus! et je lui tombe dessus et je le gifle, et je le rosse!
J'y vais de bon coeur, mille misères!
J'ai pu réussir à m'échapper en bousculant voisins et portier.—
Pourvu qu'il ne pense pas que j'emporte sa montre en partant!
C'est ma dernière tentative d'ambitieux!
Les places de secrétaire que je suis capable de trouver seront toutes chez les Autrichiens ivrognes ou des Français compromis, dans des maisons de comédie ou de drame.
Précepteur? Éleveur d'enfants dans une famille riche?
Je voudrais bien!
Je voudrais connaître le monde, savoir leurs vices et leurs faiblesses, à ces riches, pour pouvoir les blaguer ou les sangler un jour! J'aurai bien ma minute tôt ou tard!
Voyons à décrocher une place de précepteur!
J'ai remué ciel et terre. J'ai fait des demandes d'une incroyable audace.
Il faut se donner du mal, frapper partout, n'avoir pas peur, disent les livres de maximes et les gens de conseil.
Je ne dis pas que je n'ai pas eu peur—au contraire! Mais j'ai frappé partout, et je me suis donné du mal, un mal douloureux et héroïque.
J'ai couru au-devant du ridicule; j'ai avancé ma tête et mon coeur, mes suppliques et ma fierté entre des portes qui se sont refermées avec mépris!… Courage, fierté, coeur et tête sont restés déchirés et saignants!
J'ai fait des sauts de grenouille sur l'échelle des chiffres.
«Demandez cher!» me disait-on
J'ai demandé cher.
«C'est trop, ont répondu les payeurs.
—Demandez moins!»
J'ai demandé moins.
«C'est un gueux», a-t-on murmuré en me toisant.
Chaque fois qu'une lettre de recommandation, prise je ne sais où, arrachée par mon génie à celui-ci ou à celui-là, m'a amené jusqu'à un salon; dès que j'ai rencontré une oreille forcée de m'écouter, j'ai offert mes services au prix le plus haut ou le plus vil, suivant qu'il semblait répondre au cadre dans lequel vivaient les gens à qui je m'adressais.
Mais on m'a toujours éconduit!
Ces recommandations étaient toutes de hasard—de bric et de broc. Je ne connais personne haut placé ou puissant.
_Puissant, haut placé! _Il faut appartenir à l'empire! Je ne puis pas, je ne dois pas, je ne veux pas être protégé par les gens de l'empire. Plutôt l'hôpital!
Il ne manque pas de pieds à lécher. Pour me payer de la lècherie, on me jetterait peut-être une situation. Je n'ai pas la langue à ça!
Par mon origine, je n'ai de racines que dans la terre des champs— point dans la race des heureux! Je suis le fils d'une paysanne qui a trop crié qu'elle avait gardé les vaches et d'un professeur qui a bien assez de chercher des protections pour lui-même!… Il fait une petite classe, d'ailleurs, ce qui ne lui donne pas d'autorité et le prive de prestige.
Où ramasser les introductions, par ce temps de banqueroutisme triomphant, de républicains exilés?
……………
J'ai eu une veine!
Près de moi est venu demeurer un maître de chausson misérable. Il est du Midi, communicatif, bavard, pétulant. Je suis la seule redingote de la maison, et il me recherche. Il me poursuit de ses bonjours, même de ses visites. Je ne puis m'en débarrasser et je prends le parti de causer boxe et_ savate _avec lui pour ne pas trop souffrir, pour profiter plutôt de son encombrant voisinage.
Quelquefois, le soir, il me donne rendez-vous dans une espèce d'écurie où il enseigne deux pelés et un tondu—et je me livre à la_ savate_, faute de mieux! J'ai des dispositions, paraît-il.
J'arrive à être un_ tireur_—ce qui ne me donne pas mes entrées dans le grand monde et ne m'aidera pas à être de l'Académie, mais ce qui me met en relation avec des saltimbanques.
Mes professeurs, mes recommandeurs, ne m'ont pas jusqu'ici trouvé pour un sou d'ouvrage. Les saltimbanques m'en procurent.
Ceux qui ont une médaille de charlatan, un écriteau de monstre, prenant la place de mes maîtres chargés de diplôme et d'hermine, m'offrent honnêtement de leur rédiger des boniments, des_ __parades_, des affiches pour la lutte, Au tombeau des hommes forts, et des récits de prophéties miraculeuses pour des élèves de Mlle Lenormand à trois sous la séance!…
Je me suis lié avec ce monde-là dans la salle de chausson.
Un champion du pujullasse antique, comme il est dit à la parade, est venu tirer (en manière de rigolade), avec deux ou trois prévôts de régiment, camarades du père Noirot, mon voisin. Je me suis moi-même aligné, et l'on s'est touché la main, comme on fait en public, sur la sciure de bois.
Le saltimbanque m'a emmené après l'assaut à la Barrière du Trône, où est sa baraque.
Pour rire, je suis entré avec lui un dimanche matin chez les monstres; je les ai vus en déshabillé. De fil en aiguille, nous sommes devenus deux amis et l'on a fini par me faire des commandes dans les _caravanes _célèbres.
C'est surtout pour les_ Alcides_ que j'ai à travailler.
On me demande des affiches d'avance pour faire imprimer les soirs de grande séance en province. J'en prépare qui sont des épopées.
Mes connaissances classiques me profitent enfin à quelque chose!
Je puis placer de l'Homère par-ci, par-là; parler de Milon de
Crotone, qui faisait craquer des cordes enroulées sur sa tête;
parler d'Antée qui retrouvait des forces en touchant la terre!
Il ne m'avait servi à rien dans la vie, jusqu'à présent, d'avoir fait mes classes, mais ça me devient très utile à la Foire au pain d'épice.
J'ai refait un théâtre pour cette foire. M. Nisard n'en parlera pas dans sa prochaine édition de l'Histoire de la littérature. M. Magnin non plus dans son Histoire des marionnettes. C'est vrai cependant. Pour une trentaine de francs, récoltés d'ici et là, j'ai rajeuni les Buridans et l'infâme Golo des baraques. Et cela m'amusait! Quelles soirées comiques j'ai passées au milieu des paillasses vivants et des patins en bois, entre les géants et les nains, tout friand, osant manger à la gamelle et presque fier ma foi d'être classé par les lutteurs et les savetiers dans la bonne moyenne des tireurs de chausson et des leveurs de poids… Un jour je suis tombé sur un livre de Dickens où il parle des pauvres saltimbanques. Il les aime autant que moi, mais il ne les connaît pas si bien, j'ose le dire.
Il ne lui est pas arrivé cette bonne fortune de recevoir comme moi un timide aveu d'amour écrit par une femme qui pesait quatre cents… C'est même cela qui me sépara de ce monde dans lequel j'aimais à rôder et où je conduisais des camarades ébahis. Le caprice de ce colosse m'effraya et je m'éloignai, mais j'avais bien gagné une centaine de francs dans le pays des entre-sorts et je m'étais régalé les oreilles et les yeux des spectacles dont je ferai peut-être un jour mon profit. Il n'est pas inutile d'avoir assisté au petit lever des lions de ménagerie ou des sorcières de baraque! Nous verrons à en faire un roman ou une pièce un jour!
Puis un hasard m'a mis sur le chemin d'une relation aimable.
Le Savatier mon voisin n'était pas un maladroit et connaissait les gloires du_ chausson_. Il pria Lecourt, le célèbre Lecourt, de venir figurer dans une salle au bénéfice d'une veuve de confrère. Lecourt vint. Il eut contre un brutal de régiment un triomphe de politesse, d'élégance et de force!
Je fis passer dans un petit journal un article qui racontait la séance et saluait le vainqueur.
Je lui portai la feuille, il me remercia, nous nous revîmes et j'eus mes entrées dans sa salle de la rue de Tournon, que fréquentait un monde distingué, composé de jeunes médecins, d'avocats stagiaires, de rentiers bien musclés, qui allaient là se distraire à l'anglaise de leurs travaux sérieux.
J'ai une société maintenant.—Il faut bien le dire, ce n'est pas à M. Vingtras, le lettré, que s'adressent les politesses ou les amitiés, c'est à M. Vingtras le savatier: à M. Vingtras qui, paraît-il, porte le coup de pied de bas comme personne, et se tire de l'arrêt chassé avec une vigueur et une maestria qu'il n'a jamais eues dans le discours latin, même quand il faisait parler Catilina ou Spartacus.
J'ai essayé dans cette salle de briller sur des sujets classiques; on m'a toujours ramené au coup de pied et à la parade. Je veux causer des Grands siècles, on m'arrête pour me demander comment je fais pour_ fouetter_ si fort. J'ai envie de dire que c'est de famille! J'ai ce coup de fouet-là comme j'avais le tour de main chez Entêtard—et j'entends répéter ce mot flatteur: «À lui le pompon!»
Un des tireurs de l'endroit possède un neveu qui est au collège et a besoin d'être pistonné pour le grec.
Il me demande si je voudrais pistonner le môme.
«Comment donc!
—Nous ferons en même temps de la savate», me dit-il.
Il ne me procure la leçon que pour tirer avec moi, prendre mon entrain, ma furie d'attaque. Je m'en aperçois dès le premier jour. —Il dit au bout d'une demi-heure de grec:
«C'est assez, ça fatiguerait Georges.»
Il ferme bien vite les cahiers, m'accroche par la manche et m'emmène dans une grande pièce, où il tombe en garde. «Allons-y!»
Il me paye les leçons de son neveu cinq francs, m'en laisse donner pour trente sous, et me demande trois francs cinquante de chausson.
Je dois à mes pieds de gagner ces 5 francs deux fois par semaine.
C'est mes pieds qu'il faudrait couronner, s'il y avait encore une distribution de prix.
«Y êtes-vous? Pan, pan, pan.
—Dans l'estomac, houp! à moi, touché.
—Oh! là! là! J'ai laissé la peau de mon nez sur votre gant…»
C'est vrai—la peau est sur le cuir, le nez est à vif.
J'ai avancé le nez exprès: En me le laissant écraser de temps en temps, j'aurai la répétition, toute ma vie.
Malheureusement, ce fanatique du chausson a voulu faire le brave, un soir, contre des voyous. Ils lui ont cassé la jambe…
Je ne suis plus bon à rien, le neveu n'a plus besoin de répétitions.
On règle avec moi, et je n'ai plus que ma tête pour vivre; ma tête avec ce qu'il y a dedans: thèmes, versions, discours, empilés comme du linge sale dans un panier!…
Trouverai-je encore un savatier amateur?
Si j'avais assez d'argent, j'ouvrirais une salle de chausson. Il me faudrait une petite avance, un capital!
J'enseignerais le chausson dans le jour, je lirais les bons auteurs et je préparerais les matériaux de mon grand livre le soir. L'éternel rêve du pain gagné dans l'ennui, même la sciure de bois, de huit à six heures, mais du talent préparé par le travail, de sept à minuit!
22 L'épingle
Y aurait-il un Dieu pour les petits professeurs? Un Dieu avec une longue barbe et un faux col de deux jours?
Boulimart, un lancé, qui a des leçons dans la Haute, arrive un matin dans un atelier de peintre où je vais quelquefois, et où je suis seul pour le moment, le peintre cuisant chez la voisine.
«Dites donc, il y a une place vacante chez Joly, l'homme des Cours de dames. On cherche un garçon jeune comme il faut, bien tourné…»
Eh! eh!
«J'ai promis de trouver quelqu'un, et je ne connais personne. (Il a l'air de fouiller ses souvenirs.) Des jeunes, parbleu, il n'en manque pas! Il suffit d'avoir vingt ans, mais comme il faut et bien tournés!… Où trouver ça?»
Pas si loin! Voyons! Je sais quelqu'un qui n'est pas mal tourné— il est dans la peau d'un bon ami à moi, ce monsieur-là.
«Vous ne pourriez m'indiquer personne, reprend Boulimart, quelqu'un qui n'ait pas l'air bête comme tous ceux que je fréquente?»
Malhonnête, va!
Il poursuit ses recherches avec conscience—«Un tel, un tel!»— Je l'entends qui tout bas fait son énumération en se parlant à lui-même: «Thérion, Meyret, Bressler», mais il passe outre, en secouant la tête.
«Allons, je serai forcé de prendre le premier imbécile venu!…
Avez-vous du tabac, une pipe?
—Voilà…»
Il bourre sa pipe, tire quelques bouffées, se gratte encore la tête… On voit qu'il cherche. À la fin, il se tourne vers moi.
«Je ne trouve rien, mon cher, et j'ai promis d'envoyer pour ce soir! (Après une pause.) Dites donc, vous, voulez-vous y aller? Si c'est le père qui vous reçoit, lui, ça lui est égal qu'on ne soit pas distingué. Vous courez chance de tomber sur le père… Qu'en pensez-vous?
—J'ai peur de paraître trop peu comme il faut et mal tourné…
—Si c'est le père qui vous reçoit, je vous dis, vous pouvez passer. Il préfère même les gens communs, lui! Ça y est, n'est-ce pas? Vous y allez?…»
Je balbutie un peu et je finis par accepter.
C'est se reconnaître mal tourné, mais il y a quelques sous à gagner et je ferais le cagneux pour trente francs par mois.
Il faut s'habiller pour se rendre là.
Quoique le père n'exige pas qu'on soit distingué, je ne puis y aller comme je suis.—Pantalon qui a deux yeux par-derrière, redingote à reflets de tôle…. souliers à gueule de poisson mort.
J'ai un vieil habit noir!—Il n'y aura qu'à mettre un peu d'encre sur les capsules des boutons.
Je me promène dans ma chambre, nu en habit.
Un coup d'oeil dans la glace!…
Ce n'est décidément pas assez.
Il s'agit de recueillir des vêtements, comme un naufragé.
C'est le diable!
Je cours chez un ancien camarade de Nantes, Tertroud, étudiant en médecine:
«As-tu un pantalon?
—Tiens, si j'ai un pantalon!… Regarde ça!»
Il me fait tâter l'étoffe sur sa cuisse.
«Peux-tu me le prêter pour deux heures?
—Mais moi!…
—Tu n'en as pas d'autres?
—J'ai le vieux. Si tu peux t'en servir…»
On le peut, en le réparant comme une masure…
Tertroud m'aide lui-même à ma toilette avec toute la sollicitude d'une mère.
Il se place derrière moi. Son attitude me fait venir la sueur dans le dos. Je le vois qui se gratte le front, je le sens qui agace le fond… Je lui demande des nouvelles!
Tertroud n'ose pas s'avancer. Cependant il ne me décourage pas.
Il continue ses études et son travail, il tourne, examine, l'oeil au guet, l'épingle aux dents. Il finit par déclarer que cela ira— mais avec un vêtement long, pour cacher les réparations.
Il n'a pas de vêtement long.
Lui, il apporte le pantalon—Qu'un autre y aille du pardessus!
«Eudel te donnera peut-être ce qu'il te faut.»
On va chez Eudel.
Eudel fait des difficultés, il a déjà prêté des paletots qu'on ne lui a pas rendus ou qu'on lui a rendus tachés et décousus—avec des allumettes dans la doublure et une drôle d'odeur dans le drap.
«Cependant, si c'est indispensable!
—Merci, à charge de revanche!»
J'essaie le vêtement, qu'il a décroché de son armoire.
J'entends un petit craquement! Je ne dis rien… Eudel me retirerait son paletot tout de suite, je le sens, si je parlais du petit craquement.
Me voilà ficelé.
Je n'arriverai jamais à pied; c'est tout au plus si j'ai pu descendre les escaliers en sautant.
Quand il faut marcher, c'est une affaire! Je vais me partager en deux, sûrement—payer double place, alors?… J'ai juste six sous.
On est forcé de me mettre en omnibus, on le fait avec plaisir, on a assez de moi, on n'en veut plus.
Quel ennui pour descendre! Je sue—tout le ventre de Tertroud est mouillé sur ma poitrine.
Je marche comme je peux—avec des airs bien équivoques! Je finis par arriver à la maison où l'on attend un professeur, qui ait l'air comme il faut et bien tourné…
Je sonne. Oh! je crois que la bretelle a craqué!
«Monsieur Joly.
—C'est ici.
—Y est-il?»
Ah! s'il pouvait ne pas y être!
Il y est: il arrive. Est-ce le fils difficile? est-ce le père insouciant?
C'est le fils!
«Vous venez pour la leçon?»
Je ne réponds pas! Quelque chose a sauté en dessous…
Le monsieur attend.
Je me contente d'un signe.
«Vous avez déjà enseigné?»
Nouveau signe de tête très court et un «oui, monsieur», très sec.
Si je parle, je gonfle—on gonfle toujours un peu en parlant.
Cet homme ne se doute pas de ce qu'il est appelé à voir si le
paletot craque.
Il continue à parler tout seul.
«Je voudrais, monsieur,—mais prenez donc la peine de vous asseoir, j'ai besoin de vous expliquer mon intention…»
Je m'assieds tout juste! C'est encore trop! une épingle s'est défaite par-derrière. Il m'expose son plan.
«Quelques mères s'adonnent à l'éducation de leurs enfants jusqu'à l'héroïsme. Elles regrettent de ne pas savoir les langues mortes pour pouvoir suivre les travaux du collège. J'ai pensé à créer un cours, où un garçon du monde—habitué aux belles manières— leur donnerait, avec grâce, des leçons de latin, même de grec. Je sais ce qu'en vaut l'aune, vous pensez bien, mais il y a là une idée qui peut séduire, pendant quelque temps, des jeunes mères amoureuses de leurs petits.»
Le sang est venu sous mon épingle, je dois avoir rougi le fauteuil…
Il faut cependant que je réponde quelque chose!…
«Sans doute…»
Je m'arrête, l'épingle s'est mise en travers—c'est affreux! Je remue la tête, la seule chose que je puisse remuer sans trop de danger.
«Eh bien! monsieur, vous réfléchirez… Vous me paraissez sobre de gestes et de paroles… c'est ce que j'aime. Nous pouvons nous entendre… C'est dix francs le cachet de deux heures. Les dames fixeront le jour. Mais vous avez peut-être vos jours retenus?»
Je voudrais dire «oui» pour faire des embarras, mais la pomme d'Adam me fait trop de mal et j'ai besoin de remuer la tête en largeur pour me soulager d'un col en papier qui m'étrangle: je remue en largeur—ce qui veut dire: «non» dans toutes les pantomimes.
«Bon, c'est bien! Veuillez revenir ou m'écrire.»
Il se lève. Je n'ai qu'à m'en aller!
Je souffrirai moins debout.
Je m'éloigne à reculons.
Le lendemain, Boulimart arrive chez moi.
«Savez-vous que vous avez plu comme tout à M. Joly? Il vous a trouvé une distinction!…—un peu de raideur—trop la manière anglaise—pas desserré les dents… assis comme sur un trotteur dur… des gestes un peu secs…—mais il ne déteste pas cette froideur, à ce qu'il a dit.
«Bref, mon cher, l'affaire est dans le sac si vous voulez. Mais montrez-moi donc comment vous vous êtes présenté!
—Eh! eh! maître Boulimart, vous m'envoyiez comme pis-aller…
Vous voyez qu'ils se connaissent mieux que vous en distinction…
Et qu'aurait-ce été si je n'avais pas eu d'épingles?
—Quelles épingles?
—N'insistez pas! ou je vous mets en face d'un affreux spectacle» et je fais (à moitié) un geste qui le déconcerte.
«Revenez ou écrivez-moi», m'a dit le monsieur qui me trouve la raideur anglaise.
J'écris.—Je ne puis apparaître encore. Je n'ai toujours comme habits de visite que le pantalon de Tertroud et le paletot d'Eudel, si seulement ils veulent me les prêter de nouveau. J'ai cela—et les épingles…
J'aurais encore l'air distingué, c'est possible, si je m'assieds sur la pointe, mais je préfère avoir l'air plus commun et ne plus souffrir comme j'ai souffert. La place est encore si sensible!
M. Jolyme fait savoir que j'ai à ouvrir mon cours le lundi suivant.
Quelles luttes tous les lundis!
Dès le vendredi, l'inquiétude me prend, et je tremble de ne pas pouvoir arriver!
Je vais emprunter des habits comme il faut chez l'un, chez l'autre.
Je me lie avec des gens qui ne sont ni de mon éducation, ni de ma race, mais qui sont de ma grosseur et de ma taille. Il faut être de ma grosseur maintenant, avoir ma_ ceinture_, pour devenir mon ami.
«Que pensez-vous d'un tel, me demande-t-on quelquefois?
—Un tel?—Ses pantalons pourront-ils m'aller?»
Moi, si difficile comme opinions, moi, le pur, je porte des vêtements appartenant à des nuances bizarres comme couleurs, ce qui n'est rien, mais dissemblables aussi comme opinion!—ce qui est grave!
Des vêtements de républicains modérés, que j'aurais fait fusiller si j'avais été vainqueur, et qui me tiennent maintenant par là: ils me tiennent par le revers de leur paletot ou le fond de leur culotte.
Je parviens tout de même à être à peu près proprement vêtu, à force de me boutonner haut—parce que je suis souple, que je puis me crisper pendant deux heures, et ne pas respirer beaucoup, comme si je voulais faire passer le hoquet.
Mais c'est dur; il faut que je me surveille bien!
On n'aime pas mon caractère. «Drôle d'homme, nature si peu ouverte, trop boutonnée.» Voilà les bruits qui se répandent. Mais je ne puis pas m'ouvrir, ni me déboutonner!
Je n'ai déjà plus personne qui veuille m'habiller, c'est trop long,—il me faudrait une femme de chambre, tous les camarades y ont renoncé.
Les camarades!… C'est tout feu au début, ça vous mettrait des épingles partout, si on les laissait faire; puis, peu à peu, l'indifférence arrive—l'indifférence, la fatigue—je ne sais quoi! et ils ne sont plus là quand on a besoin d'eux,—on ne les trouve plus pour remonter la boucle, replier le fond—ils sont loin, les camarades!…