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Le bachelier

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Il me faudrait un tailleur, même au prix d'un crime.

Je L'AURAI.

Je ne rêve plus que toilette! Je voudrais toujours maintenant avoir une culotte qui ne tire-bouchonne pas, et qui ne me fasse pas mal entre les jambes.

Où cela me mènera-t-il?

N'ai-je pas le vertige? Icare, Icare, Masaniello, Masaniello!…

C'est Eudel qui, pour se débarrasser de mes emprunts de frusques, a préféré me présenter à son tailleur M. Caumont.

Mais il m'a demandé l'épingle qui s'était mise en travers de mon avenir, en m'entrant dans la pelote.

«Je la vendrai à des Anglais, le jour où tu seras célèbre.

—Ce jour-là je te la rachèterai et la mettrai dans mon blason.»

23 High life

J'arrive chez M. Caumont que je trouve dans son salon avec sa femme.

Il m'accueille comme si j'avais quarante mille livres de rente. C'est la première fois que je suis si bien reçu et qu'on est si poli avec moi.

Il me gêne presque… Je me crois obligé de lui avouer ma pauvreté.

«M. Eudel vous a dit que je ne savais pas au juste quand je pourrais vous payer…»

M. Caumont a l'air étonné au possible.

J'insiste encore. «Ah! cela se gâte!…»

«M. Vingtras!… Si vous parlez encore d'argent, nous nous fâchons! Qu'allons-nous vous faire, voyons?

—Une redingote…»

Une redingote?… M. Caumont est ahuri; madame Caumont aussi. Ils se consultent des yeux.

J'ai peur d'avoir été trop loin.—J'aurais dû demander un pet-en-l'air.

Je tâche de réparer ma maladresse et je fais des gestes qui me viennent à mi-fesse; je me scie la fesse avec la main.

«Avec de toutes petites basques. J'aime les basques courtes.»

Ce n'est pas vrai; j'aime les basques longues. C'est comme pour les têtes chez Turquet—mais il faut moins de drap pour les basques courtes, et on me fera plus facilement crédit si l'habit est taillé comme pour un nain.

M. et madame Caumont poussent un cri, ils semblent délivrés d'un grand poids.

«Vous parlez d'une jaquette! Nous nous disions aussi!… une redingote, c'est bon pour les gens de bureau et pour les vieux, mais pour un jeune homme comme vous! Il vous faut quelque chose dans le genre de ceci…»

On me montre un vêtement qui attend sur une chaise et qui a une tournure élégante! Boutons mats, doublure de soie marron, nuance grise, d'un gris doux et vif comme de la poussière d'acier…

On me donne le drap à choisir.

Que c'est souple sous la main! Il me semble que je caresse et compte des billets de banque.

Je joue le blasé et j'ai l'air de cligner de l'oeil et de faire le connaisseur.

À la fin, je me décide pour une étoffe très sombre, je déteste le sombre; mais je me figure que je parais plus sérieux et par conséquent que je présente plus de garantie de solvabilité en choisissant des étoffes tristes. Je regrette de n'avoir pas mis des lunettes bleues.

«Voyons, décidément, vous voulez être de l'Académie! dit M. Caumont en souriant avec finesse. Mais il faut avoir quarante ans pour une étoffe comme celle-là! Autant vous prendre mesure d'un cercueil!»

Je fais fausse route: «Vingtras, tu fais fausse route! Tu vas rater ta pelure!»

Je saute dans l'éclatant et je prends une étoffe qui me fait mal aux yeux! Je la prends comme les chiens savants prennent la carte dans le jeu étalé à terre, du bout des dents, en regardant de côté et la queue entre les jambes si le maître est content. J'ai l'air d'un Munito, d'un Munito des rues, qui sait qu'il lui en cuira de ramasser le neuf de carreau au lieu de la dame de trèfle! Si je commets encore un impair, il m'en cuira aussi. M. Caumont regarde mon choix. Que va-t-il me dire? «Oui, oui!—mais ça date.» Sa femme jette un petit coup d'oeil et dit aussi: «Ça date.» Je fais comme eux, et je dis: «Ça date.» Je ne comprends pas—je ne sais pas si c'est un substantif ou un verbe. Mais je ne veux pas avoir l'air d'un ignorant ni les contrarier. «Ça date peut-être un peu trop, répètent-ils.—Vous trouvez?» Je dis vous trouvez, comme un homme qui a eu sa hardiesse et qui n'en rougit pas, qui a ses idées à lui, son genre, sa crânerie. Je finis par choisir une étoffe qui ne date pas et qui ne me plaît pas, mais qui a l'air de plaire à Mme Caumont. C'est Mme Caumont qui m'inquiète. J'ai toujours vu pour les crédits qu'il fallait d'abord regarder la figure que faisait la femme. Cette étoffe lui va—ou bien il reste un coupon dont elle veut se débarrasser. Elle met une épingle sur l'échantillon. C'est entendu j'aurai cette jaquette.

«Le pantalon et le gilet pareil, n'est-ce pas?

—Parfaitement.

—Maintenant au pardessus!» J'ai peur de faire encore un four avec le pardessus.

Je renonce à regarder les échantillons, je déclare n'y connaître rien; je me rejette, comme un homme fatigué, dans l'excuse de ma vie sédentaire.

«Je vis dans les livres, je ne sors pas des livres. Voulez-vous choisir pour moi?

—Nous ne le faisons jamais. Le client n'a ensuite qu'à être mécontent…

—Je comprends, mais je vous dis… l'habitude de penser…
Ainsi, tenez, je pensais dans ce moment à une coutume romaine…

—Oui, les gens qui travaillent de tête! Je sais.»

M. et madame Caumont ont l'air d'avoir pitié de mon cerveau, et se décident à faire une exception en ma faveur. Ils me choisissent un pardessus.

«Vous viendrez essayer. Faut-il passer chez vous?»

Passer chez moi! mais il n'y a pas moyen d'essayer, chez moi! Il faut se mettre sur l'escalier pour enfiler ses bas et dedans, on se renfonce la tête.

«Non, non, je viendrai. Je vous éviterai la peine.»

Il faut pourtant qu'on sache où je demeure. Je ne puis pas emporter mes effets dans de la lustrine, quand ils seront finis, comme si j'allais rendre l'ouvrage, en marchant les reins cassés comme un tailleur. Il ne m'a pas encore demandé mon adresse. Il m'a seulement demandé pour le moment mes habitudes comme pantalon.

Je n'en ai pas de personnelles. J'ai eu longtemps les habitudes de ma mère; depuis j'ai eu l'habitude d'acheter mes culottes toutes faites.

«Pour votre pantalon, comment voulez-vous le fond?»

De même couleur!… oh! de même couleur! Mes derniers pantalons étaient comme fond d'une nuance si différente du ventre et des jambes!… De même couleur! Je le demanderais à genoux!

Ces cris allaient m'échapper comme une culotte trop large que j'ai failli laisser tomber une fois dans une maison, ayant oublié dans le feu de la conversation de la retenir en l'empoignant par le derrière.

J'ai pu, Dieu merci, les étrangler dans ma poitrine.

«Vous ne dites pas pour le fond?

—Ah! c'est vrai!»

Je fais l'homme qui revient de loin. Je secoue ma tête avec fatigue… M. Caumont insiste:

«Aimez-vous serré… la boucle en haut?… la boucle en bas?…»

Je veux la boucle juste sur le ventre. Quand je n'aurai pas de quoi dîner, je serrerai un cran, deux crans!

«La boucle correspondant au nombril, s'il vous plaît, monsieur
Caumont.»

On passe à la jaquette.

«Quelle forme ont vos jaquettes, d'ordinaire?»

L'air d'un sac généralement: d'un morceau de journal autour d'un os de gigot, d'une guenille autour d'un paquet de cannes—voilà la forme de mes pardessus jusqu'ici; mais à M. Caumont, je réponds:

«Je n'ai jamais remarqué la coupe de mes vêtements (avec un sourire grave et hochant la tête).—C'est que je vis du travail de la pensée!»

Menteur! menteur! Je vis de rien! D'un peu de saucisson ou d'un bout de roquefort, mais pas du travail de la pensée, ni de me pencher sur les livres! Ça me coupe tout de suite, d'ailleurs; ça me fait comme une barre sur l'estomac quand les volumes sont un peu gros.

M. Caumont a pris mes mesures, puis ouvert un registre.

«L'orthographe de votre nom, s'il vous plaît?… Vintras, sans g

J'ai peur de lui déplaire; il a peut-être l'horreur de la lettre g. Je consens à un faux,—je dénature le nom de mes pères!…

«Oui sans g.

—L'adresse?

—Hôtel Broussais, rue d'Enfer, 52.»

Je ne demeure pas hôtel Broussais, rue d'Enfer, 52, mais je ne pouvais pas donner mon adresse à moi. J'ai donné celle d'un camarade qui paie trente francs par mois. C'est un palais chez lui!

C'est la première fois de ma vie que j'ai eu du sang-froid, que j'ai trouvé illico ce qu'il fallait dire; le mensonge m'a donné de l'assurance.

M. Caumont connaît justement la maison!

«Celle qui a une statue du Dieu des Jardins, dans la cour?…

—Oui…»

Je n'ai jamais remarqué la statue—je ne remarque pas les statues généralement,—mais je dis: «oui» à tout hasard, parce que la maison a l'air de plaire à M. Caumont.

«Vous aimez les arts, M. Vin-tras?

—Beaucoup.»

Il attendait plus, je le vois.

J'ai répondu comme s'il m'avait interrogé sur un plat, des radis, des boulettes, de mou de veau; je crois bon d'insister, de donner un peu plus de développement à ma pensée et je répète d'un petit air échauffé:

«J'aime beaucoup les arts!»

Je suis habillé…

On se charge aussi de me procurer un chapelier et un bottier. À chaque commande j'ai un frisson.

J'hésite à m'endetter, mais les camarades m'y poussent…

«Tu végètes avec tes capacités; quand tu pourras te présenter partout, tu gagneras de quoi payer tes dettes et au delà!»

Je me laisse aller, d'autant mieux que je grille d'être bardé de drap fin et chaussé de chevreau.

On me fait des compliments sur mon pied chez le bottier. Il paraît que je ne l'ai pas trop vilain—je ne l'ai jamais su.

Je n'ai encore usé que les bas de ma mère, ou bien je me suis chaussé à la fortune du pot—à six sous la paire—toujours forcé de rentrer le bout sous les doigts de pied, ou de plier le talon comme une serviette, ce qui m'a fait, plus d'une fois, accuser de manquer de courage, sous l'Odéon, quand, après cent vingt-sept tours, je me plaignais de ne pouvoir marcher.

On accuse les gens de manquer de courage! On ne sait pas comment sont leurs chaussettes, si la main d'une mère n'a pas entassé les reprises qui font hernie ou tumeur dans le soulier!

J'ai toujours eu du linge propre, par bonheur! Je l'envoie à ma mère, qui le blanchit, le raccommode et me le renvoie. Ça ne coûte rien de transport, grâce à M. Truchet et M. Andrez des Messageries; mais toujours aussi, ce linge ressemble à de la peau de vieux soldat, trop raccommodée et mal recousue.

Le jour où j'essaie mes bottines, il y a des cris d'admiration. Je garde un moment l'ancien soulier à l'autre pied pour constater la différence. C'est celle du pied d'éléphant au pied de biche, du moignon à la griffe.

Me voilà enfin armé de pied en cap: bien pris dans ma jaquette; les hanches serrées dans mon pantalon doublé d'une bande de beau cuir rouge; à l'aise dans ce drap souple.

J'ai fait tailler ma barbe en pointe; ma cravate est lâche autour de mon cou couleur de cuir frais; mes manchettes illuminent de blanc ma main à teinte de citron, comme un papier de soie fait valoir une orange.

«Savez-vous que vous avez l'air d'un mâle!» dit une femme de camarade, de l'air d'un sauvage qui dit, en apercevant un missionnaire entrelardé,—et se léchant les lèvres: «J'en mangerais.»

Je tiens haut ma tête.

C'est la première fois que je la relève ainsi depuis que je suis «étudiant». Jusqu'à ce jour, je n'ai pas pu. Il fallait que je fusse un peu lancé. J'oubliais alors que j'avais à cacher le gras de ma cravate.

Ma grande joie est de pouvoir maintenant penser à ce que je dis.

J'ai pu penser en particulier, quand j'étais seul dans mes chambres de dix francs, devant les murs des cours!—mais je n'ai jamais pu penser à ce que je disais en public.

J'avais à songer, pendant que je parlais, à ma culotte qui s'en allait, à mes habits que je sentais craquer, il y avait à cacher mes déchirures et mes taches, mon linge sans boutons, mon derrière sans voile.

Toujours sur le qui-vive! Je monte la garde depuis le berceau devant mon amour-propre en danger. Je veille, les ciseaux aux poings, la ficelle à l'épaule, les pieds près de l'encrier, pour noircir mes chaussettes là où le soulier est fendu.

Je m'évadai un moment de cette vie grotesque quand je revenais de Nantes, mais ma liberté fut gâtée dès le lendemain par l'horrible spectacle de la mouchardise impériale et de l'aplatissement public —le coeur et le nez y sont faits maintenant, et l'on ne sent plus la mauvaise odeur qu'on a respirée des années: l'odorat s'est rallié!

Je n'ai pas une douleur qui vienne me prendre à la gorge, comme celle qui m'empoigna le lendemain de décembre dans mon premier vêtement neuf. Je me carre dans mes habits et me dresse sur le talon haut de mes bottines. Je garde mon chapeau sur ma tête… comme un grand d'Espagne.

Me voilà fier et libre de nouveau!

Je ne rentre plus mes côtes ni mes ongles, je ne traîne plus les pieds, je ne mâche plus les mots, je n'avale plus mes colères ou mes rires. Je ne marche plus sous l'Odéon, comme les réclusionnaires dans la promenade_ en queue de cervelas_, au fond des lugubres centrales.

Pour la première fois, je marche au milieu de la rue au risque d'être écrasé par les voitures, j'y marche. Je n'en ferai pas une habitude, c'est trop gênant, mais j'ai été condamné au rasage de murs trop longtemps. Il me faut cette sensation de la chaussée que je connais à peine. Je retournerai demain sur le trottoir, où l'on verra reluire mes bottines; en attendant, j'aveugle les gens de l'entresol avec les éclairs de mon chapeau. Je passe sous tous les entresols où je vois des gens à la fenêtre.

American Bar

Nous avons été promener nos beaux habits sur les boulevards. Il y a un bar américain, près du passage Jouffroy, où la mode est d'aller vers quatre heures.

Des boursiers, à diamants gros comme des châtaignes, des viveurs, des gens connus, viennent là parader devant les belles filles qui versent les liqueurs couleur d'herbe, d'or et de sang. Ils font changer des billets de banque pour payer leur absinthe.

Je ne déplais pas, paraît-il, à ces filles.

«Il a l'air d'un terre-neuve», a dit Maria la Croqueuse.

Je croyais que c'était une injure; il paraît que non!…

Avant les habits Caumont, j'avais l'air d'un chien de berger, d'un caniche d'aveugle, d'un barbet crotté auquel on avait coupé la queue.—Un homme vêtu de bric et de broc a l'air aussi bête qu'un chien à qui l'on a coupé la queue tout ras. Je paraissais avoir la maladie, on m'aurait offert du soufre. Maintenant, je suis un terre-neuve, un beau terre-neuve…

«Et pas bête», ajoutent quelques-uns en faisant allusion à mes audaces de conversation.

Pas bête?—Mais si demain j'avais de nouveau la redingote à la doublure déchirée, la cravate éraillée et tordue, le pantalon m'écartelant comme Ravaillac; si demain j'avais des chaussettes trop grosses dans des souliers percés, demain je serais de nouveau bête et laid,—bête comme une oie, laid comme un singe!

Vous ne savez donc pas de quoi j'ai eu l'air pendant quatre ans?

Deux ou trois fats qui, par-derrière, me blaguaient ou me calomniaient quand j'étais mal mis, sont arrivés caresser mes habits neufs.

«Bas les pattes!» ai-je sifflé en leur fumant au visage.

Je les ai traités comme des chiens.

Ah! vous voulez vous remettre avec Vingtras: ce Vingtras qu'on dit distingué à sa façon, à présent! Il faut rayer ça par des acceptations de blague cruelle ou des menaces de gifles toutes prêtes.

Je n'ai jamais eu l'envie de brutaliser un impertinent. Elle me prend. Je souffletterais bien un ganté du bout de mes gants neufs.

Je vaux moins pourtant depuis que j'ai ces habits-là!

Il a fallu mentir à mes habitudes d'honnêteté muette, démordre de mon entêtement à vivre de rien. Il a fallu dire adieu à mes résolutions de héros.

J'en ai souffert dans un coin de mon coeur.

Quelquefois je trouvais une vanité d'orgueilleux à me jurer que j'irais ainsi, mal vêtu, jusqu'au jour où je forcerais la chance; si je mourais, je mettrais mon éloge dans mon testament en racontant ma vie, et en fouettant de mes dernières guenilles les survivants qui devaient leurs habits—moi je ne devais rien, pas même une paire de savates.

Je vaux moins. J'ai dû jouer la comédie pour avoir mes vêtements, ces bottines et ce chapeau—une comédie dont j'ai honte!

Mes souliers percés étaient _miens; _je pouvais les jeter à la tête du premier passant, en disant:

—Tu es peut-être aussi honnête, mais tu n'es pas plus honnête que moi.

À un ruiné, je pouvais crier:

«Je te fais cadeau de l'empeigne.»

Je crois que je gagnerai de quoi payer, cependant! Le Vingtras est en hausse.

«Il a mis de l'eau dans son vin, dit l'un; il a jeté sa gourme, dit l'autre; j'avais toujours dit qu'il avait du bon, ce garçon-là!» fait un troisième.

Je n'ai pas mis d'eau dans mon vin, j'ai mis du vin dans mon eau; je n'ai pas jeté ma gourme, j'ai jeté mes frusques.

Tas de sots!

Partout, je fais prime.

Je suis devenu un grand homme chez Joly.

Je puis me pencher sans danger maintenant, pour corriger les devoirs.

Il y a une des mères, trente ans, cheveux d'or, rire d'argent, qui a toujours quelque chose à me montrer sur le cahier de son fils et qui se penche aussi, en appuyant le bout de ses seins sur mon épaule…

Un matin, ma jaquette m'allait bien, paraît-il, dans le demi-jour qui baignait la classe de latin—le corsage de la dame aux cheveux d'or luisait et sentait bon comme un gros bouquet! Sur un coin de cahier elle avait en souriant dessiné une tête échevelée qui ressemblait fort à la mienne. Nos lèvres se sont rencontrées…

…………………

Elle m'a présenté à son mari, l'autre soir.

«L'enfant ferait-il des progrès en prenant des répétitions? me demande-t-il.

—Beaucoup.»

Je n'ai pas dit ce «beaucoup»—là, comme j'ai dit le _beaucoup _à M. Caumont, quand il m'a demandé, à propos du Dieu des jardins, si j'aimais les arts.

Mon beaucoup a été entraînant et passionné.

M. Martel, le mari, voit déjà son fils traduisant les Verrines (ce qui serait bien utile pour son commerce, n'est-ce pas?) et il me demande mes prix. Jadis, j'aurais répondu: deux francs l'heure, vingt sous même, si j'avais eu le derrière sur les épingles.

Je ne l'ai plus sur des épingles, qu'on le sache! et qu'on se le tienne pour dit une bonne fois!

Je n'ai plus le derrière sur des épingles, aussi je prends cinq francs l'heure!

«Cinq francs l'heure, entendu. Vous vous arrangerez avec la mère pour les jours et les heures. Encore un verre de champagne?

—Merci! J'ai beaucoup dîné en ville ces jours derniers et il a fallu sabler le Jacquesson.

—Le Jacquesson!» J'ai voulu avoir l'air d'avoir une marque à moi que je préférais!

J'ai vu Jacquesson sur une bouteille à goulot entouré de papier d'argent et j'ai dit: «sabler le Jacquesson!»

M. Martel me regarde. Ce regard me suffit. J'ai lâché une bêtise; je le vois du coup.

«Vous dites Jacquesson, fait-il en ayant l'air de regarder si ma jaquette est de la Belle Jardinière.

—Pas Ja-que-sson.» Je lui parle très durement, comme un homme qui a à faire à un imbécile et qui le relève du péché de sottise.

«Pas jac-qué-sson! Savez-vous l'anglais?

—Non!» Ah! il ne sait pas l'anglais! Attends, va!

«Je n'ai pas dit Jac-qué-sson! j'ai dit Jack-sonn! une marque anglaise, la grande marque des William Jackson.» Je n'ai pas insisté sur l'n, je ne suis pas de ceux qui disent Baïronne, pour dire Lord Byron quand je suis avec un Français, et ne veut pas en abuser.

«Je vous demande pardon. J'avais entendu Jacquesson, la marque à deux mille francs la bouteille, du poiré de Champagne!

—Ah! ah! ah!» Je ris comme d'un calembour fait entre marquis à la Pomme de pin, mais il était temps. Mal habillé je n'aurais pas trouvé Jack-sonn, et je n'aurais pas ri d'un rire de marquis, bien sûr.

Je me lève de table un peu éméché comme dirait la mère Mouton, mais ma griserie consiste à croire que je descends d'une famille noble et je raconte, la jambe en l'air dans un fauteuil, une aventure arrivée à un de mes ancêtres qui ne voulait pas saluer le roi. Je n'oublie pas malgré mes habits et ma griserie mes opinions républicaines.

L'un de mes ancêtres s'est trouvé avec un roi, il a dû le saluer pourtant. Car nous sommes une noblesse d'écurie. Du côté de mon père on élevait les cochons, dans ma lignée maternelle on gardait les vaches. Nous portons pied de cochon sur queue de vache, avec une tête de veau dans le fond de l'écusson.

Je donne mes répétitions à cinq francs l'heure.

M. Caumont a déclaré qu'il me fallait un habit du matin.

J'ai toujours vu le matin représenté en jaune clair ou en bleu pâle dans les ballets et dans les pièces de vers. Vais-je être en matin de pièce de vers ou de féerie? Aurai-je des gouttes de rosée? M'entr'ouvrirai-je de quelque part au soleil levant?

Non. J'ai un vêtement dont M. Caumont lui-même est enchanté, qui est «du matin» au possible. Oh mais! Comme c'est du matin!

M. Caumont ajoute que c'est un vêtement de neuf heures à midi— pas avant neuf heures, pas après midi.

Je le garde pourtant jusqu'à une heure, deux heures même, quelquefois!—Car ma leçon va jusque-là—Ma leçon? C'est-à-dire la correction des cahiers de l'enfant, qu'on éloigne…

On entr'ouvre un grand peignoir à raies bleues, bordé de dentelles fines, et qui moule un corps de statue…

24 Le Christ au saucisson

Mes amours jusqu'ici avaient senti la crémerie ou le bastringue.

J'avais jeté mon mouchoir, de grosse toile, à quelques étudiantes qui trouvaient que j'avais de grands yeux et de larges épaules. Tout cela avait un parfum de friture et de petit noir.

Je respire maintenant l'élégance à pleines narines.

Je lui ai caché mon adresse, qu'elle me demande toujours.

«Si tu ne veux pas me la dire, c'est que tu as une autre femme!…

—Non, je demeure avec ma mère.

—Elle est rentière, ta mère?»

Je n'ose mentir, ni répondre oui.

Je sens bien que la misère lui paraît une laideur, et à toutes les allusions qu'elle fait à mon genre de vie, je réponds par la comédie de la médiocrité dorée.

«C'est pour être un jour professeur de faculté que j'ai pris la carrière de l'enseignement et que je donne des leçons.

—Oh! j'irai t'entendre! Mais toutes seront amoureuses de toi!…»

Elle fait une moue chagrine et reprend:

«Quelle couleur de meubles as-tu?… (Rougissant un peu.) Comment sont les rideaux de ton lit?…»

Elle baisse la tête et attend.

«Les rideaux de mon lit?…»

Je ne trouve rien.

«De quelle couleur?

—Couleur puce…»

J'ai failli dire: punaise!

«C'est moi qui t'arrangerais ta chambre de garçon!…»

J'ai pensé à en avoir une, mais quoique les leçons marchent, je ne suis pas riche. Les louis d'or fondent en route, dans nos promenades en voiture et nos haltes dans les restaurants heureux, où elle veut un rien—mais un rien, entends-tu! dit-elle en se dégantant.

Il m'est arrivé de souper avec du pain et de l'eau claire, la veille ou le lendemain des jours où nous avions pris un rien, chez le pâtissier d'abord, au restaurant ensuite, dans un café de riches après, où elle voulait entrer pour se regarder dans la glace et voir si elle était trop chiffonnée ou trop pâle.

Elle avait quelquefois peur de son mari.

Peur?—Elle faisait semblant, je crois, pour aiguiser ma joie. Elle voyait bien que je ne redoutais pas le danger et que le fantôme du péril, au contraire, attisait mes désirs et mon orgueil.

Peur?—Mais elle s'affichait à mon bras!

Au théâtre, elle se frottait tout contre moi, elle avait ses cheveux qui touchaient les miens…

Elle voulut une fois aller aux cafés du quartier, et se fâcha parce que je ne la tutoyais pas.

Patatras!

J'étais dans mon taudis. On a fait du train dans l'escalier.

«Que demandez-vous? criait l'hôtelier. Vous demandez M. Vingtras? Je vous dis: c'est ici; vous me dites: non! Je vous dis: si! Je sais bien les gens qui logent chez moi.—Monsieur Vingtras!

—Qu'y a-t-il?

—Une dame qui vous cherche.»

Par la cage de l'escalier j'ai vu une tête passer, mais qui a tout de suite disparu!… J'ai entendu un bruit de soie, des pas précipités… Une robe fuyait dans la rue.

Je cours, en me cachant derrière les gens et les voitures.

Cette robe, ce châle!… C'est ELLE, la femme au rire d'argent, aux cheveux d'or, au peignoir bleu…

Quelle honte! Je ne reparaîtrai pas devant ses yeux. Je ne reparaîtrai pas au cours non plus, je ne reverrai pas Joly, je fuirai le quartier où ELLE vit, je m'exilerai de ce coin de Paris.

J'ai envoyé un mot de démission.

Je suis resté huit jours et huit nuits à m'arracher les cheveux; heureusement j'en ai beaucoup.

Aux heures où elle avait l'habitude de m'attendre, près du Gymnase, je vais malgré moi de ce côté; je cours après toutes celles qui lui ressemblent—en me cachant quand je crois la reconnaître!

Mais je ne me laisse pas écraser par la douleur.

Je vais bûcher, bûcher, faire de l'argent, de l'or, louer ensuite un appartement avec un lit à rideaux puce, puis je lui écrirai. J'inventerai un roman; j'en cherche l'intrigue, j'en ourdis le mensonge…

Les répétitions pleuvent, je donne la première à sept heures du matin au fils d'un ancien colonel; la dernière à huit heures du soir, à un imbécile riche qui veut apprendre le style. Je le lui apprends. Crétin!

Tout va comme sur des roulettes d'argent. Même ma blessure se ferme.

Mon triomphe, pour avoir mal fini, ne m'en a pas moins enhardi; et tout en rêvant de revoir la jeune mère aux cheveux d'or, je_ flirte _auprès d'une miss anglaise, soeur d'un de mes élèves, qui n'a pas l'air, la jolie fille, de me trouver trop mal bâti.

LA DETTE

Mais M. Caumont m'a envoyé sa note.

Diable!

C'est plus que je ne pensais! deux fois plus!

Je donne un acompte. L'acompte donné, il me reste _sept francs _pour finir mon mois! Il s'agit d'être économe, sacrebleu!

Je le suis.

Je vis sur le pouce. Je déjeune avec du cochon.

Un jour, j'avais très faim. Je n'ai pas attendu d'être chez moi; j'ai acheté une saucisse, un petit pain, et je me suis mis à luncher sous la porte cochère d'une vieille grande maison, gaiement, sans penser qu'un malheur me menaçait!

Ce malheur arrive au trot.

C'est une calèche qui entre. Je n'ai que le temps de me garer contre le mur, les bras étendus comme un Christ.

Une jeune fille crie au cocher: «Prenez garde!»

Mais je la connais!—C'est la miss anglaise!

Elle m'a vu!

L'homme de ses rêves est là contre le mur, avec du cochon dans une main, un petit pain dans l'autre…

Je vais bien, moi!

On fit une romance dans un cénacle sur mon infortune: Le Christ au saucisson: quatre couplets et un refrain.

Je me décide à rentrer et à rester dans mon trou, ne me montrant plus dans les quartiers riches que pour vendre mes participes et enseigner le style.

Mais j'ai été un maladroit!

Les affaires baissent. Boulimart, que je rencontre, me dit:

«Montrez-vous donc! Faites des visites! Promenez vos chevaux! Vous devenez ours. On ne veut pas d'ours dans le milieu où vous emboquez vos élèves.»

Moi je voudrais ne pas perdre mes soirées à aller chez les bourgeois que Brignolin me recommande de ménager; je voudrais être libre,—ma journée faite—libre de travailler pour moi.

Je ne suis pas libre.

On ne gagne pas plus ou moins. On n'est pas maître de l'étoffe qui s'appelle le temps, on ne choisit pas ses heures, sa façon de vivre, quand on a la clientèle qui est la mienne.

Boulimart me répète:

«Avec votre air de sanglier, vous devez être habillé comme un lion.»

Il faut, pour pouvoir m'habiller comme un lion, que je continue à loger dans le taudis où la patricienne m'a surpris, et que je mange encore beaucoup de ces cervelas à deux sous, dont la miss anglaise a vu un échantillon dans mes mains dégantées sous la porte cochère. Je dois tout sacrifier à mes habits, comme une fille!

Je me maquille pour mes leçons.

J'en ai le coeur qui se soulève!

25 Mazas

Un soir, mon hôtelier me prend à part.

Il m'annonce qu'un homme «petit, trapu, brun» est venu me voir avec des airs mystérieux. Il reviendra demain, vers midi.

Le lendemain, à midi, Rock se trouve devant moi.

«Tu n'as plus l'air d'un républicain, me dit-il en toisant mes habits à la mode.

—Monte là-haut, lui dis-je, et tu verras si je suis resté pauvre.»

Il monte.

Nous sommes restés une heure à parler à voix basse dans mon trou.

J'ai gardé au fond de moi-même la haine amère, inguérissable, du 2
Décembre.

Ambitieux ou révolté, j'ai souffert,—à en mourir!—de la vie sourde et vile de l'empire; et dans le brouillard qui m'étouffe, moi, obscur, comme il étouffe les célèbres, je n'ai cessé de mâcher des mots de conspiration contre Bonaparte.

Après mon retour de Nantes, sous le coup du dégoût, j'ai renfoncé en moi-même ma douleur, j'ai essayé de la noyer dans l'idée d'un livre qui attendait cinq ans, dix ans pour passer au jour sa gueule comme un canon. Ah! bien oui! Je me suis heurté contre les stupidités de la bachellerie qui m'a laissé la tête gonflée de grec et le ventre presque toujours vide en face d'un monde qui me rit au nez. Avant d'écrire un livre comme on charge une pièce, il faut avoir jeté au vent le bagage qui gêne et mon écouvillon est gras de toute la graisse du collège, il faut un autre outil que ça au pointeur. Mon livre est dans mon coeur et point sur le papier. À quoi bon! qui en eût publié un chapitre, une page, une ligne? Je ne connais pas de champ de roseaux auxquels je puisse crier mes fureurs! S'il se trouve une conspiration honnête sur ma route, j'y entre et en avant!

Rock est venu me voir pour m'avertir que tout est prêt.

—Tes relations de high life te retiendront-elles, dit-il, en souriant! Auras-tu le courage de quitter les bonheurs qui t'arrivent pour les dangers que je t'offre.

—Le danger, mais je l'aime, j'en serai.

Des détails maintenant…

«On est prêt», me dit Rock.

Qui, on?

Rock peut me confier le nom d'un des conjurés, c'est celui d'un garçon qui était avec nous au poste du combat en Décembre.

«Va toujours!»

Rock me donne mes instructions et me met en rapport avec un homme grave. Il a des cheveux plats, porte des lunettes; on dirait un prêtre, s'il n'avait des favoris comme un jardinier et des moustaches comme un tambour.

C'est un professeur de philosophie qui a refusé le serment; il a le geste hésitant, la voix nasillarde, mais la parole amère et l'oeil dur—avec cela le nez un peu rouge: ce n'est pas la boisson, c'est l'âcreté du sang.

J'avais cru qu'on pouvait rire—surtout la veille de mourir —j'avais pensé même qu'il fallait rire par prudence, parce qu'on ne songe pas à soupçonner des gens qui plantent sur l'oreille du complotier la cocarde de l'insouciance. J'ai jeté je ne sais quelle ironie en entrant.

L'homme aux lunettes m'a regardé d'un air glacial et a fait un signe de mépris. Il m'a même dit un mot sévère, je crois.

C'est bon! Respect à la discipline! Je vais être grave et raide, si je puis, comme Robespierre.

Il y a convocation mystérieuse pour ce soir.

Nous nous rendons dans une chambre au fond d'une vieille cour, et là, nous recevons la nouvelle que c'est pour demain.

Fichtre! on n'en a pas pour longtemps à vivre. C'est donc sérieux, décidément?

Nous devons nous trouver après le dîner à un café de la place Saint-Michel. En effet, nous nous reconnaissons, le soir, en face de bocks dont nous regardons s'épanouir le faux col, et que nous vidons d'un air blasé.

«Vos hommes sont prêts?» me demande tout bas un des affiliés.

J'ai un peu honte, je rougis légèrement. «Mes hommes!» c'est bien solennel!—J'ai horreur du solennel!

Ils se composent de quatre ou cinq étudiants jeunes, roses et gras que je ne connais pas.

Je suis leur chef, il paraît, mais je n'en sais guère plus qu'eux. On m'a jugé trop blagueur, ou bien Rock s'est souvenu de nos disputes cruelles en Décembre, et il n'a pas voulu que je jetasse mes boutades de téméraire à travers l'organisation du complot. Il a eu peur de mes brutalités ou de mon impatience.

Je n'y regarde pas et n'en demande pas plus long. Je prends de bon coeur le rôle qu'on me donne—sans croire, à vrai dire, qu'il y aura représentation publique de la tragédie. Je sais ce que c'est que de songer à tuer un homme. J'en ai eu la pensée jadis, et je me rappelle les émotions qui me serraient le coeur et me glaçaient la peau du crâne, quand je me représentais la minute où je tirerais mon arme, … où je viserais… où je ferais feu…

Puis j'ai lu des livres, j'ai réfléchi, et je ne crois plus aussi fort que jadis à l'efficacité du régicide.

C'est le mal social qu'il faudrait tuer.

Sans perdre de temps à creuser la question, j'ai accepté ma part de danger dans l'entreprise, mais je n'ai pas la foi. C'est par amour de l'aventure, envie de ne pas paraître un hésitant ou un déserteur auprès des camarades de 51, que je me suis embrigadé dans le complot.

Je n'ai pu cacher à Rock mon incrédulité. Il me demande si, au cas où cette incrédulité recevrait un démenti sanglant, je serais prêt à appeler aux armes dans le quartier.

Certes.—S'il y a du tumulte dans l'air, s'il faut une voix pour donner le signal, s'il s'agit de monter sur les marches de cet Odéon où j'ai rôdé vaincu et honteux, pendant des années, et de crier debout sur ces pierres: «Vive la République!» en déployant un drapeau autour duquel on se battra, comme des enragés—s'il ne s'agit que de cela: en avant!

Ce sera un éclair dans mon ciel noir.

J'ai communiqué à Legrand le projet d'attaque.

Legrand aime le danger, il adore les décors tragiques.

«J'en suis», dit-il.

Bref, nous sommes bien sept qui donnerons le branle et prendrons la responsabilité d'engager la lutte dans ce coin de Paris.

Sept!

C'EST POUR AUJOURD'HUI.

On m'avait annoncé qu'il me serait délivré des pistolets et des cartouches quand le moment serait venu.

Pistolets et cartouches me sont en effet comptés à l'heure dite.

Allons, le sort en est jeté!

Au dernier moment j'avertis encore un ancien copain de Nantes, Collinet, maintenant étudiant en médecine, dont le père est millionnaire. Il se charge de porter la moitié des armes. Bravo!

On ne soupçonnera jamais ce fils de riche de jouer sa liberté et sa peau dans une entreprise de révoltés!

Il le fait carrément, par amitié pour moi et aussi par entrain républicain.—Il glisse les pistolets et les munitions dans les poches de sa redingote et de son pardessus, va en avant, et prend place, d'un air dégagé, à une table du café où les émissaires arriveront, le coup fait.

Le coup consiste à tirer sur l'empereur qui doit aller ce soir à l'Opéra-Comique. On l'attendra à la porte! Feu. Vive la République!

À moi, Vingtras, de soulever la rive gauche!

On m'a promis que des sections d'ouvriers accourront à ma voix.

Est-ce bien sûr? Je ne crois guère à ces sections-là, Rock non plus; je pense bien! Mais c'est bon pour rassurer les autres, sinon moi. Qu'il y ait des sections ou non, je réponds que si on tire des coups de pistolet, là-bas, on fera parler la poudre, ici.

Il est sept heures.—Ils sont partis!

Nous attendons.

Est-ce le doute, est-ce l'insouciance? Est-ce un effet des nerfs ou l'effet de la fièvre? Nous avons le rire aux lèvres.

Le puritain n'est pas là, et nous trouvons moyen de plaisanter nos tournures de conjurés; car les pistolets et les poignards font des bosses sous nos habits, et nous donnent l'air d'avoir volé des saucissons ou de réchauffer des marmottes.

Nous sifflons des bocks.

Il a été formé une caisse avec les sous que chacun pouvait avoir, et nous vivons là-dessus—jusqu'au grand moment où, si l'on a soif et faim, on réquisitionnera au nom de la République, dans le quartier en feu.

Huit heures et demie.

Il est huit heures et demie.—Point de nouvelles, pas d'orage dans l'air, pas d'affilié qui accoure!

Dix heures—Personne.

Minuit.

Minuit!…—Encore rien!

Mais c'est horrible de nous laisser ainsi sans nouvelles! Ils ont eu le temps de revenir!—Ils devraient être là pour nous dire qu'on a hésité, qu'on a eu peur, que les chefs et les hommes ont reculé, que nous sommes libres de rentrer chez nous, que ce sera pour une autre fois—pour les calendes grecques!

Il faut prendre un parti.

«Dispersez-vous, rôdez, je reste sous l'Odéon avec Collinet.»

Brave garçon. Il porte toujours les armes. Je le soulage un peu— nous sommes un arsenal à nous deux! Si un sergent de ville nous arrêtait, ce serait Cayenne pour l'avenir, ou la fusillade peut-être pour ce soir même.

Des pas!…

Est-ce la police? Est-ce un des nôtres?

C'est un camarade—mais il ne sait rien.

«Hé! Duriol! D'où viens-tu comme ça?

—D'où je viens?»

Il s'approche de moi en faisant mine de tituber et me glisse à l'oreille le mot d'ordre de la conjuration.

Comment! Duriol en est?

Qui donc l'a averti?

Il l'explique en deux mots,—c'est Joubert, un des initiés.

Puisqu'il en est, voyons, que sait-il!

«Étais-tu à l'Opéra-Comique?

—Oui.

—Eh bien?

—Eh bien! On n'a pas tiré quand l'empereur est entré; on n'était pas prêt, on devait tirer à la fin. Mais pendant la représentation, un des conjurés a laissé échapper un pistolet de sa poche; la police a pris l'homme; il a eu peur, il a fait des révélations, désigné des complices; on les a empoignés un à un, dans les couloirs, sans bruit…

—Qui a-t-on pris?

—Rock a-t-il été arrêté?

—Non, je ne crois pas.»

Encore des pas!… Cette fois, c'est le chapeau d'un sergent de ville!

Ah! il faut fuir!

Dans l'obscurité, nous longeons les murailles.

À trois heures du matin, je suis enfin dans mon lit, n'en pouvant plus, brisé de fatigue, broyé par sept heures d'anxiété mortelle.

Mes luttes contre l'empire se terminent toutes par des courbatures —des blessures piteuses font saigner mes pieds. C'est bête et honteux comme la fatigue d'un âne.

Je vais chez Duriol, au matin.

C'est un chétif, une tête faible; il n'a ni opinion, ni envie d'en avoir. Comment se fait-il qu'il ait été mis dans le secret?

Duriol me répète son histoire de la veille avec des variantes bizarres.

Il m'interroge moi-même et me demande ce que je sais.

«Halte-là!»

Je n'ai rien à dire. Je ne connais personne, et je ne reverrai même personne d'un mois, en dehors de mes familiers.—L'affaire manquée, égaillons-nous!

Ça va mal.

J'apprends que Rock est sous clef. Il est vrai qu'il était à l'Opéra-Comique.

Ceux qui n'y étaient pas s'en tireront-ils?

Legrand, Collinet, Duriol et moi, nous sommes les habitués d'une crémerie de la rue des Cordiers. Nous y prenons depuis le complot des attitudes de viveurs, nous faisons des_ extras._

«Mère Marie, encore un Montpellier d'un rond!»

Nous appelons de ce nom aristocratique un petit verre d'eau-de-vie d'un sou, faite avec du poivre et du vitriol; nous lampons ça comme des gentlemen lampent un verre de chartreuse au Café Anglais.

Nous essayons de paraître des gens qui ne vivent que pour s'amuser, qui jettent l'argent par les fenêtres…

Au nom de la loi.

Il est huit heures du soir.

Je viens de demander un petit mouton—c'est le demi-plat de ragoût qu'on appelle ainsi.

Les camarades me poussent le coude, me donnent des coups de pied sous la table, me lancent des yeux terribles…

_Mouton! _Autant dire Mouchards. Cette épithète de_ petit_ a l'air d'une impertinence. De plus ce n'est pas le moment de jouer avec le feu.

Il y a justement depuis deux jours un bonhomme que personne ne connaît et qui veut parler à tout le monde.

Je tâche de réparer ma bévue en disant:

«Non, mère Marie, un grand mouton!»

Je m'en fourre pour deux sous de plus, afin de détruire le mauvais effet. C'est six sous le grand mouton.

La crémerie est envahie!…

Un homme en écharpe tricolore est à la tête de six ou sept individus de mauvaise mine en bourgeois.

Il ordonne de fermer les portes—Au nom de la loi, que personne ne sorte!

L'écharpe tricolore, au milieu d'un silence profond, tire un papier de sa poche et appelle des noms:

«Legrand?

—Il n'y est pas.

—Voilquin?

—Il n'y est pas.

—Collinet?

—Voilà.»

Collinet, qui heureusement n'est plus saucissonné de pistolets, demande ce qu'on lui veut.

«On vous le dira tout à l'heure.

—Vingtras?

—Présent!»

J'avais envie de répondre: «Il n'y est pas.» Si l'on m'avait appelé avant Collinet, je n'y aurais pas manqué bien sûr; mais du moment où l'on ne ruse plus, je réponds d'une voix pleine et d'un air insolent.

J'ai été chef une soirée: je ne dois pas songer à m'esquiver quand les autres se livrent.

Le juge d'instruction a essayé de m'intimider.

Imbécile!

«Vous mangerez longtemps des lentilles d'ici si vous voulez faire le héros comme cela», m'a-t-il dit d'un air goguenard et menaçant.

Mais je ne les déteste pas, ces lentilles! Mais il ne sait donc pas que je me régale avec la chopine qu'on me donne. Je n'ai jamais tété de si bon vin.

Qu'est-ce donc? par la porte de la cellule, en face de la mienne, je viens de reconnaître une pipe, celle de Legrand.

J'ose en parler à un gardien qui me dit:

«Ah! oui! l'innocent qui dit beu, beu! heuh, heuh quand on l'interroge.»

Je vois qu'il a continué sa tradition; il fait comme au collège; il joue les ahuris.

J'en fais à peu près autant. J'ai l'air de ne pas comprendre. À ce qui sortira de mes lèvres est suspendu le sort de huit ou dix hommes. Il faut ne rien livrer, rien, et le juge d'instruction en est pour ses airs de menace.

Armes et bagages!

Ma tactique a réussi!

On vient de me crier: Armes et bagages!

Cela veut dire: «Vous êtes libre. Ramassez vos frusques!»

Je passe par les formalités et les grilles. Enfin, me voilà dehors!

Tous les camarades aussi—moins Rock! Mais tous ceux de ma fournée ont échappé! Enfoncés, les juges!

Mais, hélas! mon nom a été prononcé parmi ceux des arrêtés. Mon titre de républicain, mes relations avec les chefs du complot, tout mon passé de 1851 a été mis dans les journaux, et quand je me présente pour mes leçons, les visages sont glacés.

Je suis de la canaille, à présent.

On me règle, on me paye, et c'est fini.

Ma clientèle est morte. Il n'y a plus même de leçons à deux francs, ni à vingt sous.

26 Journaliste

«Vingtras, pourquoi ne te fais-tu pas journaliste?»

J'ai essayé.

Je suis parvenu à avoir ce que j'ai rêvé si longtemps, une place de teneur de copie.

On me trouve bien vieux, bien fort, pour ce métier de moutard.

On n'a besoin que d'un gamin pour prendre l'article et le lire au correcteur pendant que celui-ci, suivant sur l'épreuve, voit s'il n'a rien laissé passer et si l'imprimé correspond phrase par phrase, mot par mot au manuscrit.

Je suis forcé de cacher mon âge et on me regarde comme un phénomène.

«Il n'a donc pas d'autre état? Il est donc bien pauvre?»

Oui, je suis bien pauvre; non, je n'ai pas d'autre état. J'ai obtenu la place par un ancien maître d'études de Nantes qui est l'ami d'enfance du rédacteur en chef. Il est un peu fier de me prouver son influence, et heureux aussi (c'est un brave homme) de m'aider à gagner quelques sous.

J'ai trente francs par mois, c'est mon chiffre! Dans le journalisme ou l'enseignement, je vaux trente francs, pas un sou de plus.

Ma mère avait raison de dire que j'étais un maladroit. Je fais mal mon métier.

Je confonds les articles, je mêle les feuillets.

Je lis trop vite—quelquefois trop lentement. Le correcteur est un homme laid, chagrin, un vieux fruit sec, qui me traite comme un mauvais apprenti.

J'ai une grosse voix, malheureusement, et il m'échappe des éclats qui sonnent, comme de la tôle battue, tout d'un coup dans le silence de l'imprimerie.

On se retourne, on rit, on crie: «Pas si fort, le teneur de copie!»

Puis j'ai des distractions qui me font oublier de lire des membres de phrases tout entiers; et c'est à recommencer; à la grande colère du correcteur, à la grande fureur souvent de l'écrivain à qui je fais dire des bêtises, et qui vient le soir se fâcher tout haut: «Si c'est un crétin, qu'on le jette dehors!»

Les rédacteurs vont, viennent, je veux voir leur visage, savoir leur nom. Un grand, roux, avec un signe sur la joue, qui a de si longues jambes, et qui tutoie tout le monde, c'est Nadar. Et celui-ci, encore un roux, mais rond, boulot, le teint d'un Normand, favoris de sable et d'anjou joints en pelure d'oignon, A. Guéroult, et d'autres!

Je ne fais pas l'affaire décidément.

On me met à la porte après treize jours et on prend un gamin de douze ans, qui n'a pas une voix de trombone et qui ne se donne pas de torticolis à dévisager les auteurs.

J'ai été tellement ridicule avec ma timidité, mes rougeurs, mes explosions de voix, ce torticolis, que je n'ose pas passer de deux mois dans la rue Coq-Héron. J'ai bien débuté dans les imprimeries!

AUX 100 000 PALETOTS

Il vient de me venir une chance! J'ai un protecteur.

C'est le gérant des «100 000 paletots»: la grande maison de confection de Nantes. Il habille un de mes anciens camarades de classe; ce camarade m'écrit:

«Va voir M. Guyard des "100 000 paletots", il est à Paris pour ses achats, tu le trouveras passage du Grand-Cerf, à la maison-mère. Il y a un paletot en fer-blanc et de grandes affiches devant la porte. Il peut t'être utile pour le journalisme.»

Je me rends passage du Grand-Cerf.

Voilà le paletot en fer-blanc et les grandes affiches.

Je rôde devant le magasin, n'osant entrer.

On m'entoure:

«Monsieur a besoin d'un vêtement… Il y en a pour toutes les bourses… La vue ne coûte rien… Prenez toujours des cartes de la maison.»

Je me décide à dire que je viens voir M. Guyard.

M. Guyard paraît.

«Que voulez-vous?

—C'est mon ami, M. Leroy, qui…

—Ah bien! Vous voulez écrire, il m'a dit ça!

«Dunan!…»

Il appelle un homme gros, en sabots, avec une casquette en passe-montagne.

«Dunan! voici un jeune homme qui voudrait noircir du papier.

—Est-ce pour les affiches?

—Je ne sais pas.

—Aimeriez-vous à rédiger des affiches? Sauriez-vous faire des choses comme ça?» Il me montre un placard. Non. Je ne saurais pas faire des choses comme ça. À quoi ça m'a-t-il donc servi de faire toutes mes classes? Celui qu'on a appelé Dunan voit parfaitement mes gestes d'inquiétude.

«Ah! ce serait pour chroniquer dans le Pierrot?»

Le Pierrot est le journal appartenant aux «100 000 paletots».

On le vend à la porte des théâtres. Il donne à la fois le programme des spectacles et les prix de la maison: «Grand déballage de pantalons de lasting[14]! Grand succès de M. Mélingue! Un vêtement complet pour 19 francs! Demain, reprise de Gaspardo le pêcheur!»

Il y a des comptes rendus des premières représentations et des articles de genre. Tous les articles de genre contiennent une phrase au moins sur les cent mille paletots. Les comptes rendus des premières contiennent des attaques sourdes contre les tailleurs sur mesure, qui, sous prétexte d'élégance, mettent sur le dos de quelques acteurs des modes qui déconcertent les yeux du public, et font, avec un sifflet d'habit biscornu ou un revers de redingote exagéré, perdre le fil de la pièce.

On m'a confié un article à faire!

J'ai eu du mal à défendre la confection au bas d'une colonne! Je l'ai défendue tout de même, et j'ai réussi à annoncer en même temps un déballage. J'avais à analyser un drame de M. Anicet Bourgeois.

L'article doit paraître jeudi.

Jeudi, je suis levé à cinq heures du matin. Je vais m'asseoir sur une borne, d'où l'on peut voir le coin de la maison où le Pierrot s'imprime.

5 heures,—6 heures,—7 heures,—8 heures!…

J'ai la fièvre. Comme la borne doit être chaude!

«Monsieur, dis-je à un homme qui a l'air d'être de l'imprimerie, savez-vous où l'on fait le Pierrot

Il n'est pas de l'imprimerie et croit que je l'appelle Pierrot.
Nous avons été sur le point de nous battre!

Le _Pierrot _a fini par paraître. Je l'achète au premier porteur qui sort et je cherche…

Programme… Déballage, Pantalons, biographie de M. Hyacinthe, Vêtements de première communion. Drame de M. Anicet Bourgeois.

Une colonne et demie, et au bas la signature que j'ai adoptée— celle de ma mère! J'ai voulu placer mes premiers pas dans la carrière sous son patronage, et j'ai pris chastement son nom de demoiselle.

Mais on a mutilé ma pensée, il y a une phrase en moins!…

Cette phrase en moins était justement celle à laquelle je tenais le plus! J'avais écrit l'article pour elle—c'était le coup de poing de la fin.

Je la sais par coeur; je l'avais tant travaillée!

Je m'étais couché et j'avais mis mon front sous les draps en fermant les yeux pour mieux la voir.

Je donnais la moralité:

Ainsi finissent souvent ceux qui brûlent leurs vaisseaux devant le foyer paternel pour se lancer sur l'océan de la vie d'orages! Que j'en ai vu trébucher, parce qu'ils avaient voulu sauter à pieds joints par-dessus leur coeur!

Ont-ils su au journal que je n'ai jamais vu personne sauter par-dessus son coeur? Cette image de gens apportant leurs vaisseaux pour les brûler devant leur maison et s'embarquant ensuite, leur a-t-elle paru trop hardie?

Sont-ils des classiques?…

Je me perds en suppositions!…

Nous le saurons en allant me faire payer.

On m'a dit:

«Vous passerez à la caisse samedi.»

J'aurais donné l'article pour rien.—Presque tous les débutants sacrifient le premier fruit de leur inspiration.

La Revue des Deux Mondes ne paie jamais le premier article. Le Pierrot paie. Mais je suis peut-être le seul à qui cela arrive, depuis que le Pierrot existe. J'ai fait sensation sans doute!…

On a enlevé la phrase sur les vaisseaux et les pieds joints. Ce n'est pas une raison pour qu'on ne l'ait pas remarquée, et ils tiennent probablement à m'attacher à eux, ils font des sacrifices d'argent pour cela.

Je ne puis refuser cet argent! D'ailleurs, il me servira à payer un raccommodage que m'a fait un petit tailleur.

Je ne veux pourtant pas avoir l'air trop pressé et paraître entrer dans les lettres pour faire fortune.

Je flâne un peu le samedi—au jour fixé—avant d'aller toucher le paiement de ma copie.

Il ne faut pas non plus les faire trop attendre!

J'entre dans le bureau.

Le bureau est un petit trou noir à côté de l'endroit où l'on met les rossignols.

Je demande le rédacteur en chef, l'homme aux sabots et au passe-montagne.

«M. Dunan-Mousseux?

—Il n'y est pas, me dit un homme, mais il m'a prié de vous remettre le prix de votre article.»

Il me tend un paquet ficelé.

En billets de banque?—Mais c'est trop! c'est vraiment trop, un gros paquet comme ça pour un article de deux colonnes.—Enfin!

«Mais, j'oubliais, M. Dunan-Mousseux a laissé une lettre pour vous!»

Voyons la lettre:

«Cher monsieur,

«Le secrétaire de la rédaction vous remettra le montant de votre article. Ci-joint un pet-en-l'air. J'aurais voulu faire mieux; nos moyens ne nous le permettent pas. Il a même été question de ne vous donner qu'un petit gilet. J'ai eu toutes les peines du monde à obtenir le pet-en-l'air. Mais travaillez, monsieur, travaillez! et nul doute que vous ne vous éleviez avant peu jusqu'au pardessus d'été et même au paletot d'hiver.

«En vous souhaitant sous peu un joli complet.

«DUNAN-MOUSSEUX.»

Fallait-il refuser? Après tout, mieux vaut aller en pet-en-l'air qu'en bras de chemise. J'emportai le paquet, et ce petit vêtement me fit beaucoup d'usage.

Je n'ai pas encore touché un sou en monnaie de cuivre pour ce que j'ai écrit. J'ai gagné une paire de chaussures, dans le_ Journal de la Cordonnerie_, pour un article sur je ne sais quoi!—sur la botte de Bassompière, si je m'en souviens bien. On m'a remis une paire de souliers: presque des escarpins.

«C'est assez pour faire son chemin», m'a dit le rédacteur en chef, un gros, large, fort et joyeux garçon, qui mène de pair la tannerie et la poésie, le commerce de cuir et celui des Muses.

Ces souliers m'ont en effet aidé à aller quelque temps.

Comme ils avaient craqué, j'ai été au bureau du journal en offrant une nouvelle à la main, si l'on voulait mettre une pièce.

«On ne met pas de pièces, on ne fait pas les raccommodages.»

Si je veux ajouter à ma nouvelle à la main un entrefilet de quelques lignes, on me donnera des pantoufles claquées! C'est tout ce qu'on peut faire, et je ne me serai pas dérangé pour rien.

J'accepte, et bien m'en a pris. Je me suis promené avec ces pantoufles-là pendant toute une saison.

Je suis allé de Montrouge au Gros-Caillou, où j'avais des amis dans une petite crémerie. Je me mettais en négligé, j'avais l'air de rester au coin et de baguenauder comme en province, sur le pas des portes.

Je voudrais bien avoir tous les jours des pantoufles pour un entrefilet et une nouvelle à la main.

D'autre part, la pantoufle a bien ses inconvénients! Je n'osais plus élever la voix dans les discussions, je n'osais plus passer dans les endroits où l'on se disputait, moi qui les aimais tant jadis, je devenais vil, je tournais à la lâcheté… C'est que si j'avais eu une querelle avec des pantoufles, le coup de pied qui est mon fort m'est défendu. Ce n'est pas la peine de taper sur le tibia, je ne le casserais pas, ni d'enfoncer comme je le faisais autrefois mon soulier dans le ventre. Ce n'est pas la peine! Je me rouille et je vais le long des maisons comme un chat qui évite la pluie. Je n'ai pas encore reçu de volée. J'en recevrais à tout coup maintenant si je me battais avec des gens en souliers. Je fuis les gens en souliers, il y en a beaucoup.

Un pet-en-l'air et une paire de chaussures. Je m'y habitue! Si je trouvais maintenant un chemisier et des chapeaux.

Pour le logement il n'y a pas à y compter, il faut être dessinateur. Bourgachard a crédit pour quelque temps dans tous les hôtels parce qu'il dit qu'il fera des caricatures dans les coins les plus reculés, ça le fait connaître, aussi on a le temps de penser à lui.

Mais la littérature! Je ne pourrai jamais échanger de la copie contre une quinzaine de chambre.

Il ne faut pas désespérer de la Providence!

On m'a présenté à un monsieur qui m'a vu en pantoufles et qui, tandis que les autres s'étonnaient, a dit:

«Mais je sais pourquoi il a des pantoufles.

—Ah! il a des détails là-dessus! on a fait cercle.

—C'est parce qu'il n'a pas de souliers.»

Il est fort et l'on dit en effet qu'il est un des annonciers d'avenir sur la place de Paris.

«Vous crevez la faim, n'est-ce pas?»

Mais non, Ah! pardon, j'ai justement des souliers aujourd'hui.
Prenez garde, je n'aime pas qu'on mette le doigt sur ma pauvreté.

«Je vis de mon travail, monsieur!…»

Il n'est pas mauvais homme et m'a demandé très rondement pardon de sa brutalité, tout en me priant de lui apprendre quel était le travail si mal payé qui m'obligeait à aller en pantoufles de Montrouge au Gros Caillou, à me promener en babouches dans la vie.

«Vous ne pouvez pas sortir par les temps de pluie! Voulez-vous pouvoir sortir même par la pluie?»

Il me semble que je donnerais un volume pour cela.

Il m'est défendu de sortir par les temps humides! Je ne connais que la vie à sec. Je n'ai pas depuis deux mois pu suivre un jupon troussé, un bas blanc tiré, comme j'en suivais, les jours d'orage! Ma vie d'ermite me tue et je voudrais des chaussures à talons pour mon pauvre coeur.

«Eh bien, je vous donnerai des bottes, des chapeaux, des chemises comme à la foire de Beaucaire!

—Parlez!

—Voici. Je veux fonder un journal d'élégance pour l'annonce.
Vous y rédigerez la chronique du grand monde.»

Et je rédige la chronique du grand monde pour vingt francs par mois d'argent comptant, rubis sur l'ongle, qui ne doivent pas un sou à personne, puis le tailleur m'habille, le bottier me chausse, le chemisier m'enchemise. Je suis couvert de parfums! Mais je ne mange que des conserves!

Le journal n'en est pas à m'ouvrir les portes des restaurants. Les restaurants ne tiennent pas à être annoncé dans la Gazette du Grand Monde. S'il y en a quelques-uns qui s'y risquent, c'est le Rédacteur en chef qui en profite. Mais il y a surtout une raison grave pour que je ne fréquente pas les Maison Dorée, ni _Brébant _ni le Grand 16 du Café Anglais.

Dans mes chroniques je jette les louis par les fenêtres comme des haricots, je sable le champagne comme un Russe, je raie avec un diamant les glaces des cabinets à la mode et je parle de mon grand trotteur, une sacrée bête, pardon M. le Comte, dont je ne peux pas venir à bout.

Si j'allais dans les restaurants bien, le patron me montrerais aux viveurs en disant: «Voilà le Vicomte de ***» et il faudrait tenir le dé, raconter mes bonnes fortunes et faire vingt-cinq louis sur la main du Grand-chose ou de la Petite Machin, et se déboutonner, nom d'un gentilhomme!

Je ne puis pas me déboutonner, nous n'avons pas encore mis la main sur un marchand de bretelles qui voulût se faire annoncer, et j'ai fait des bretelles avec des ficelles, nouées au bouton. C'est même gênant quelquefois.

Je n'ai que la ressource du comestible en boîtes. Nous avons une annonce d'un sardinier qui n'est pas chien avec moi pourvu que je parle de lui dans ma chronique. C'est assez difficile, je suis forcé d'inventer des histoires tirées d'une longueur. C'est généralement un fils de famille qui s'est engagé et qui revient en congé. Sur le boulevard un de ses amis l'accoste.

«Tiens déjà caporal!

—Oui mon cher, la sardine! La sardine comme celle que nous mangions quand je finissais mon oncle! la sardine régence, la sardine du grand monde, la sardine (ici le nom du sardinier). Maintenant, termine-t-il avec un éclat de rire, la sardine Bugeaud…»

Et pour les timbales de thon?

«Qui est-ce qui donne le ton maintenant? Voilà dix mois que je n'ai pas quitté le château!

—Qui est-ce qui le donne? toujours la grande Clara. Qui est-ce qui le vend, toujours un tel…»

Je ne mets ces choses sur le papier qu'avec un sentiment profond de mon infériorité, la rougeur au front, je tire les rideaux pour qu'on ne me voie pas. Mais j'en vis!

C'est même échauffant au possible, toujours des conserves, jamais de viande fraîche. Heureusement la parfumerie donne énormément à la quatrième page et j'ai toutes espèces d'eaux pour rincer mon sel. Je me gargarise comme on dessale de la morue!

Ma chambre sent la mer malgré tout et ressemble avec ses boîtes à conserves à la cabine du cuisinier sur un paquebot qui fait le tour du monde.

Je trouve un soir une lettre près de mon chandelier.

Je fais sauter le cachet.

Matoussaint, que je n'ai pas revu depuis des siècles, est rédacteur de la Nymphe. Il m'écrit pour m'en avertir—lettre simple, point écrasante, qui ménage mon obscurité.

Je me rends aux bureaux de la Nymphe; c'est près des boulevards, de l'autre côté de l'eau. Heureux Matoussaint!

Passé les ponts, tiré du néant, parti pour la gloire, à mi-côte du
Capitole!

La maison est d'honnête apparence—sur le côté une plaque avec ces mots:

LA NYMPHE JOURNAL DES BAIGNEURS 2e, porte à gauche

Je monte au deuxième et trouve une autre plaque.

BUREAU DE RÉDACTION de 11 h à 4 h.

Tournez le bouton, S.V.P.

Je tourne, et m'y voici.

Comme il fait noir! Les volets sont baissés, les rideaux tirés— pas un chat!

J'entends un bruit de paille.

«Qui est là?» dit une voix qui vient d'une autre chambre et n'est pas reconnaissable; je ne suis pas sûr que ce soit celle de Matoussaint…

J'ai recours à un subterfuge, et avec l'accent d'un pauvre aveugle, je chante dans l'obscurité:

«Je suis un abonné de la Nymphe.

—Vous êtes l'Abonné de la Nymphe

Le bruit de paille et des paroles entrecoupées recommencent.

«L'Abonné… l'Abonné… Mais où est donc mon caleçon?…
L'Abonné!…»

Matoussaint (c'est bien lui), apparaît en se boutonnant.

«Comment! c'est toi!… Tu ne pouvais pas te nommer tout de suite?… Tu me fais croire que c'est l'Abonné! Je me disais aussi, ce n'est pas sa voix.

—Ils n'ont pas tous la même voix, tes abonnés?

—Mes abonnés?—pas mes! —_mon! Nous avons un _abonné, rien qu'un! —Mais passe donc dans l'autre pièce… Assieds-toi sur le bouillon.»

Il y a des paquets de journaux par terre. J'ai le séant sur la vignette; lui, il s'élance contre le mur et grimpe jusqu'à une soupente bordée de maïs, et qui a une odeur de chaumière indienne —une odeur d'enfermé aussi.

Matoussaint demeure là.

Le reste de l'appartement appartient au journal; ce coin est le logement du secrétaire de la rédaction. Il est chez lui dans cette soupente, il peut y recevoir ses visites particulières.

Matoussaint me conte l'histoire de la Nymphe, journal des baigneurs.

C'est une feuille d'annonces qui vit, ou plutôt qui doit vivre, de publicité, comme le Pierrot, mais avec une idée de génie.

L'idée consiste à donner pour rien aux maisons de bains une feuille, que le baigneur lira en attendant que son eau refroidisse, que sa peau soit mûre pour le savon, que ses cors soient attendris et qu'il puisse les arracher avec ses ongles.

On pouvait laisser traîner les coins du journal dans l'eau; c'était un papier étoffe qui ne se déchirait pas et ne s'empâtait point.

«Crois-tu, disait Matoussaint en se posant le doigt sur le front comme un vilebrequin, crois-tu qu'il y avait là une pensée grande!… Malheureusement, le siècle est à la prose, l'homme de génie est un anachronisme, puis le pouvoir a démoralisé les masses… On ne se lave plus, les riches vivent dans la corruption, les pauvres n'ont pas de quoi aller à la Samaritaine. Oh! l'Empire!…»

Les rédacteurs arrivent à ce moment. Ils causent, on me laisse de côté. Cependant, à la fin, celui qui a l'air d'être le chef se penche vers Matoussaint et lui demande qui je suis.

Il dit après l'avoir écouté:

«Mais il pourrait faire notre affaire!…»

Je saute sur Matoussaint dès qu'ils sont partis.

«Il t'a parlé de moi?

—Oui, tu peux entrer dans le journal, si tu veux.»

Déjà? Sur ma mine? Je fascine décidément.

«Voici, reprend Matoussaint. Nous avons besoin de quelqu'un qui aille dans les bains demander la Nymphe, et qui, si on ne l'a pas, se fâche et crie: "Comment, vous n'avez pas la Nymphe? Tous les bains qui se respectent ont la Nymphe!"—Tu fais alors sauter l'eau avec tes bras et tu te rhabilles avec colère.»

Je ne suis pas très flatté. Matoussaint s'en aperçoit.

«Tu ne peux pas non plus, d'un coup, arriver à l'Académie?

—Non, c'est vrai.

—À ta place, j'accepterais. Il faut bien commencer par quelque chose.»

J'accepte, je deviens demandeur de Nymphe.

La caisse du journal me paie mon bain—avec deux oeufs sur le plat ou une petite saucisse—pour que je déjeune dans l'eau et aie le temps de causer avec le garçon.

Je mange ma petite saucisse ou je mouille mon oeuf, et je dis d'un air négligé, quand j'ai noyé le jaune qui est resté dans ma barbe:

«La Nymphe, maintenant!»

Et si la _Nymphe _n'y est pas—elle y est rarement—je fais sauter l'eau avec mes bras et je sors brusquement, tout nu, de la baignoire—on me l'a bien recommandé!

Je fais ce que je peux. Je passe ma vie à me déshabiller et à me rhabiller.

Je détermine deux abonnements… mais ce n'est pas assez pour faire vivre le journal, et l'on trouve que je ne suis bon à rien, que je ne suis pas propre à ma mission. (Je suis bien propre, cependant! Si je n'étais pas propre en me baignant si souvent, c'est que je serais un cas médical bien curieux!)

Je quitte le peignoir de demandeur de Nymphe, emportant avec moi pour un temps infini l'horreur de l'eau chaude, et criant souvent, au milieu des conversations les plus sérieuses: «Garçon, un peignoir!» par habitude.

Je communique mes réflexions de baigneur en retraite à un vieux qui a accès dans les bureaux de quelques journaux par la porte des traductions.

Il me dit que c'est l'histoire de bien d'autres.

«On ne sent pas partout le poisson ou le savon, mais on avale bien des odeurs qui soulèvent le coeur, allez!»

Il me fait presque peur, ce vieux-là!

Il demeure pas loin de chez moi. Je le rencontre quelquefois, toujours à la même heure.

Il y a une semaine que je ne l'ai vu… Qu'est-il devenu?—
J'interroge la concierge.

«Vous ne savez donc pas? Il y a huit jours, il est rentré, l'air triste; il a embrassé mon petit garçon en me demandant quel état je lui donnerais. «Lui donnerez-vous un état, au moins?» On aurait dit qu'il tenait à le savoir… Il est monté et il n'est pas redescendu. Ne le voyant plus, nous avons frappé à sa porte. Pas de réponse! Mon mari a forcé la serrure, et nous sommes entrés. Il était étendu mort sur son lit, avec un mot dans sa main qui était déjà couleur de cire. «Je me tue par fatigue et par dégoût.»

JOURNAL DES DEMOISELLES

Boulimier, un de nos anciens camarades de l'hôtel Lisbonne, est entré comme correcteur chez Firmin Didot. Il glisse de temps en temps une pièce de vers dans la Revue de la Mode. Il veut bien essayer de faire passer une Nouvelle de moi.

J'ai beaucoup de barbe pour écrire dans le Journal des
Demoiselles!

Elle traîne sur mon papier pendant que je fais les phrases.

Quel sujet vais-je prendre? Mes études ne peuvent pas m'aider!

Il n'y a pas de demoiselles dans les livres de l'antiquité. Les vierges portent des offrandes et chantent dans les choeurs, ou bien sont assassinées et déshonorées pour la liberté de leur pays.

J'ai cherché mon sujet pendant bien longtemps.

«Vous devriez faire le roman d'une canéphore!» me souffle un agrégé en disgrâce pour ivrognerie.

Mais je ne sais plus ce que c'est qu'une canéphore.

«Si tu parlais d'une bouquetière? me dit Maria la Toquée, qui fait des vers.

—C'est une idée. Viens que je t'embrasse!»

Je préviens Boulimier.

Il me répond courrier par courrier:

«À quoi pensez-vous? Voulez-vous donc encourager les filles de nos lectrices à courir après les passants dans les rues et à leur accrocher des oeillets à la boutonnière!… Où avez-vous la tête, mon cher Vingtras!… Que personne ne se doute chez Didot que vous avez eu cette idée-là!… Si on savait que je vous fréquente, je perdrais ma place.»

Je lui réponds qu'il se trompe, et j'explique mon plan.

Je voulais peindre une petite orpheline qui, se trouvant seule au cimetière quand les fossoyeurs sont partis après avoir enterré sa mère, cueille des fleurs sur la tombe de celle qui n'est plus. La nuit venue, elle les vend pour acheter du pain.

Elle fait tous les cimetières de Paris, bien triste, naturellement! Elle se suffit avec ça. Un soir enfin, elle trouve un vieux monsieur qui est frappé de voir une bouquetière offrir des fleurs avec des larmes dans la voix, et une branche de saule pleureur dans les cheveux—ma bouquetière a toujours une branche de saule pleureur sur sa petite tête d'orpheline—il lui demande son histoire.

Elle la lui raconte en sanglotant. Ce monsieur l'adopte, lui fait apprendre le piano, et puis la marie richement.

«Vous le voyez, mon cher Boulimier, c'est la bouquetière prise à un point de vue émouvant, et, j'ose le dire, assez nouveau?»

Je trouve le lendemain une note de Boulimier:

«Je vous avais calomnié, je vous en demande pardon. En effet, il y a quelque chose à faire avec cette idée touchante d'une orpheline qui ne vend que des fleurs de cimetière. Mais avez-vous songé à l'hiver? Que vendra-t-elle l'hiver?

«Les mères se demanderont où couche votre héroïne. Est-elle en garni ou dans ses meubles? on ne loue pas facilement, vous savez bien, aux orphelines de huit ans. Je ne vois pas comment vous pourriez traiter cette question de logement. La passeriez-vous sous silence? Oh! mon ami!… Ne pas dire ce que la petite Cimetièrette (je vous félicite sur le choix du nom) fait quand les boutiques sont fermées!… M. Didot me renverrait, je vous assure.»

Je ne puis pourtant pas lui faire perdre son emploi!

Eh bien! je m'en vais tout simplement raconter une histoire que j'ai vue.

Une petite fille était toute seule dans la maison pendant qu'on enterrait sa mère qui était morte de faim…—On avait prié une voisine de veiller sur la petite, mais la voisine s'était enfermée avec son amoureux; la petite en jouant a roulé sur les marches de l'escalier et s'est cassé la jambe, on a dû la lui couper—elle marche maintenant avec une jambe de bois dans les rangs de l'hospice des orphelines.

Boulimier ne m'a pas écrit, il est venu lui-même,—en cheveux, et tout bouleversé! Ç'a été une scène!…

«Vous voulez donc appeler aux armes, exciter les pauvres contre les riches!… et vous prenez le _Journal des Demoiselles _pour tribune?… Pourquoi ne pas proposer une société secrète tout de suite… ou bien défendre l'Union libre!…»

Il faisait peine à voir!

Il a repris l'omnibus, plus calme. Je lui ai dit que je gardais mes convictions, que je restais républicain, mais je lui ai promis que je n'appellerais pas aux armes dans le Journal des Demoiselles.

Il a été bon comme un frère,—il m'a tout pardonné, il m'a lui-même trouvé un sujet.

Il m'en a envoyé le canevas.

_Sujet d'article pour le _JOURNAL DES DEMOISELLES.

LA TÊTE D'EDGARD

Une famille est rassemblée autour d'un berceau. Le père arrive.

«Est-ce une fille? Est-ce un garçon? (Passer légèrement là-dessus).»

C'est un garçon.

«Comme il a une grosse tête, mon petit frère!»

On s'aperçoit, en effet, que le nouveau-né a une tête énorme… Le médecin consulté appelle le père dans la chambre à côté. Le père le suit, reste quelque temps avec le docteur et reparaît. Il a l'air abattu. Il fait un signe aux domestiques:

«Que tout le monde sorte!

—Marie, dit-il à la mère, notre enfant est hydrocéphale!»

Voilà la première partie.

Dans la seconde partie l'enfant à grosse tête grandit. Le père est bien triste, mais la mère est un ange de dévouement et de tendresse pour le petit qui a la tête en ballon.

«Il y en a plus à aimer!» dit-elle.

Je vous donne le mot comme il me vient, vous en ferez ce que vous voudrez, je le crois bon; le geste du bras, qui se trouve être trop court pour embrasser toute la tête, peut arracher des larmes.

Vous établirez un contraste entre le dévouement des pères et mères et la froideur d'un oncle, qui trouve que cet enfant est plutôt une gêne pour la famille.

«Il vaudrait mieux qu'il remontât au ciel… on pourrait le vendre à des médecins!…»

«Vendre mon fils!…»

Vous voyez la scène.

Tout d'un coup un collégien saute dans la chambre. C'est le fils aîné de la famille. Il était en pension, boursier (mettez «boursier», cela fait bien) dans un petit collège du Midi. Il ne venait pas en vacances parce que c'était trop cher.

Il a enfin fini ses classes—on ne l'attendait pas—il ne devait passer son bachot que trois mois plus tard, mais il a ménagé cette surprise, et le voici!…

Il a tout entendu, caché derrière la porte; et il va droit à son oncle:

—Non, mon oncle, nous ne vendrons pas mon frère! il ne s'appelle pas Joseph! (se tournant vers son père). Comment s'appelle-t-il?

Je crois ce mouvement heureux, parce qu'il double le mérite de ce frère aîné qui va se dévouer à son frère sans même savoir son nom. On lui apprend qu'il s'appelle Edgard, et il continue:

«Je voulais être avocat, j'avais rêvé les palmes du barreau! (avec mélancolie). La tête de mon frère m'impose d'autres devoirs… Je me ferai médecin…»

Indiquer qu'il avait toujours eu de l'horreur pour ce métier… Ça le dégoûte, la médecine… mais il a conçu dans sa tête—de taille moyenne—le projet de se vouer à l'étude des têtes grosses comme celle de son frère.

«Qui sait! Ne peut-on pas les diminuer?… n'est-ce pas une enflure provisoire?… peut-être un dépôt seulement…!»

Ce n'était qu'un dépôt!…

Le frère héroïque a pâli, penché sur les livres. Il résulte de ses études qu'il y a des enfants qui paraissent hydrocéphales et qui ne le sont pas.

C'est l'histoire d'Edgard—Edgard qu'on revoit avec une petite tête à la fin.

Le frère aîné, lui, a pris goût à ses travaux qu'il n'avait entamés qu'avec répugnance et uniquement par dévouement fraternel.

Il est maintenant un de nos médecins spécialistes les plus distingués.

Il a la clientèle de l'aristocratie.

«Sur ce canevas, dit Boulimier en terminant, il est facile, je crois, de broder avec succès un récit où s'exerceront toutes vos qualités, récit simple et touchant, qui peut valoir au journal des abonnements d'hydrocéphales.

«M. Didot sait remarquer le talent où il est, s'il voit cela, il vous protégera, et vous pourrez devenir, vous aussi, une grosse tête de la maison.»

J'ai écrit la Nouvelle dans le sens indiqué par Boulimier, et je l'envoie.

Huit jours après je reçois une lettre.

«Monsieur,

«Nous vous renvoyons la nouvelle: La Tête d'Edgard, que vous aviez confiée à M. Boulimier. À côté de détails charmants et se jouant dans un cadre des plus heureux, nous avons remarqué une tendance à l'attendrissement qui vous fait le plus grand honneur. Mais c'est cet attendrissement même que nous redoutons pour nos lectrices frêles et sensibles. Tous les petits coeurs en deviendraient gros.… Vous m'avez comprise, j'en suis sûre, vous qui cachez sous un nom d'homme la grâce d'une femme.

«Agréez…

«La Directrice,

«ERNESTINA GARAUD.»

La grâce d'une femme!…

C'est possible—quoique j'aie vraiment beaucoup de barbe et une culotte qui en a vu de dures et fait un sacré bourrelet par-derrière.

BAS, LES COEURS!

J'ai fait connaissance de Mariani, qui était jadis chroniqueur à l'Illustration. Il fonde un journal hebdomadaire, et il a demandé à Renoul quelques garçons de talent pour composer la rédaction.

Il est vieux mais il aime les jeunes. C'est un vieillard aimable qui m'accueille sans morgue et me demande ce que je vais faire. Il voit vite que je n'ai rien sur la planche et que je suis un novice, malgré le Pierrot, le Journal de la Cordonnerie et la Gazette du Grand Monde.

Je m'ouvre à lui.

«Ma foi, monsieur, je ne sais rien faire de ce qu'on me demande. Je crois que je ne saurais bien faire que ce que je pense! J'ai eu tort de ma lancer dans la carrière des lettres, mais ce n'est pas tout à fait exprès. C'est que je n'en ai pas d'autres.

—Vous n'avez pas de fortune?» Il y a trop de pitié dans son accent pour que je lui dise la vérité. J'aurais peur de paraître m'être ouvert à lui pour aboutir à une lâcheté de pauvre.

«Pas de fortune, non, mais j'ai quelques ressources, de quoi vivre.

—À la bonne heure! sans cela quelle vie, mon ami!» et il lève les bras au ciel en hochant sa tête honnête et blanche.

S'il savait ce que j'ai déjà enduré! S'il voyait le fond de ma bourse!

«Eh bien, mais… dit-il en revenant à ma confession. Vous ne savez faire que ce que vous pensez! Ce serait beaucoup, savez-vous! Tenez, moi je vous donne carte blanche. Vous pouvez prendre le sujet qu'il vous plaira et vous le traiterez comme vous voudrez. Faites ce que vous pensez! Je voulais vous offrir deux sous la ligne, vous en aurez trois.»

Trois sous la ligne, cent lignes quinze francs! Cet homme à donc des millions à dépenser! Il a Rothschild derrière lui?

Ce ne sera pas en pet-en-l'air, ni en escarpins, ni en pommade, ni en salaison que ma copie sera payée. Je toucherais de l'argent.

«Quel sujet? voyons! me demande M. Mariani.

—Je ne sais trop…

—Avez-vous étudié telle ou telle question?

—Je n'ai rien étudié en particulier,—ni en général, il faut bien le dire. J'ai habité le quartier Latin,—on n'y étudie guère!…

—Le quartier Latin? Voulez-vous le raconter? Est-ce entendu? Un article, deux, trois, si vous voulez, intitulés: La jeunesse des Écoles. Le titre vous va-t-il?»

Il sonne bien, en effet.

Je suis rentré chez moi tout ému.

J'ai bien de la peine au commencement; je veux toujours parler des gymnases antiques, des jeunes Grecs, de la robe prétexte, etc., etc. C'est ma plume qui écrit tout cela contre mon gré; elle se refuse à me laisser entrer dans l'article, rien qu'avec mes souvenirs et mes idées, à moi Vingtras, sans nom, sans le sou, qui ai mis mes pieds dans du vieux linge pour n'avoir pas froid en travaillant.

Enfin, le voilà, mon article, tel qu'il est avec ses gribouillages. J'ai enlevé, comme des lambeaux de chair, quelques phrases douloureuses et brutales.

J'arrive chez Mariani.

«Vous ne pourrez jamais lire, dis-je en déployant mon manuscrit.

—Eh bien, lisez vous-même!»

Je lis—très pâle ma foi! Mais à mesure que je retrouve le fond de mon coeur à travers ces ratures et dans ces explosions de phrases, le sang me revient dans les veines et ma voix sonne haute et claire.

Le rédacteur en chef m'écoute, l'oeil tendu, et dit de temps en temps tout bas:

«C'est bien, bien…»

J'ai fini, j'attends mon sort.

«Mon ami, vous avez écrit là un morceau qu'il ne faut pas perdre. Mettez-en les tranches dans votre poche, et boutonnez bien votre habit par-dessus. Que les mouchards ne vous voient point! Il y a dans vos trois cents lignes trois ans de prison. Vous comprenez que je ne puis vous prendre un article qui a tant de choses dans le ventre. Je vous le paierai—et de grand coeur—mais je ne vous l'imprimerai pas!

—Alors, il n'y a pas à me le payer.

—Pas de fausse honte—il ne faut pas avoir travaillé pour rien, d'ailleurs vous m'avez empoigné, je vous le promets, pour l'argent que je vous donnerai! Il y a de la verdeur et de la force là-dedans, savez-vous bien?»

Je ne sais pas: je sais seulement que c'est le fond de mon coeur.

J'ai peint les dégoûts et les douleurs d'un étudiant de jadis enterré dans l'insignifiance d'aujourd'hui. J'ai parlé de la politique et de la misère!

«Il faut attendre un nouveau régime. Je ne crois même pas qu'un journal républicain, politique, vous prendrait cette page ardente. Cependant je vais vous donner un mot pour X…»

J'ai porté le mot. J'ai entrevu X…. entre deux portes.

«Ah! de la part de Chose? Laissez-moi votre copie.»

Huit jours après je reçus avis que tout_ cautionné_ et tout républicain qu'on fût, on ne pouvait se hasarder à publier mon travail. Je ferais condamner le journal.

Alors l'empire a peur de ces quatre feuilles que j'ai écrites dans mon cabinet de dix francs!

J'ai repris ma copie. Je suis rentré chez moi désespéré! Ce que je fais de personnel est dangereux, ce que je fais sur le patron des autres est bête!…

Pour ne pas être l'obligé du journal et n'être pas payé d'une copie non publiée, j'ai proposé à M. Mariani de lui livrer le même nombre de lignes en prose possible.

«Tout de même, a-t-il dit, pour me couvrir vis-à-vis du bailleur de fonds.»

J'ai bâclé deux ou trois articles que je n'ai pas eu le courage de relire quand je les ai vus imprimés!

Je serais honteux qu'on en parlât de ces articles, et je les cache comme des excréments.

Le jour de la paye, on m'a soldé en grosses pièces de cent sous, comme on paie à la campagne—elles suent noir dans ma main fiévreuse.

Une chance!

Un ancien voisin de Sorbonne, au grand concours, un Charlemagne,
Monnain me reconnaît et m'arrête. Il est ému

«C'est bien toi qui as allumé le brûlot dans une petite machine à esprit-de-vin, le jour de la composition de vers latins?…

—C'est moi.

—Deschanel qui était de garde dit: «Ouvrez les fenêtres! D'où vient cette odeur moderne?»—Et elle était bonne, ton eau-de-vie!… Tu sais, je suis maintenant directeur de la Revue de la Jeunesse[15]… Veux-tu faire la chronique?…—C'est bien toi qui as allumé le brûlot?…

—Oui, oui… Et c'est sérieux, ton offre de chronique?

—Elle paraîtra le 15, si tu veux. Viens un peu avant.»

J'arrive le 12 avec ma copie.

Monnain la lit avec des soubresauts et finit par la jeter sur la table.

«Je ne peux pas publier ça! Tu éreintes Nisard! C'est mon protecteur à l'école et je compte sur lui pour me faire recevoir à l'agrégation…»

Et ce sont des jeunes! Oui, des jeunes qui ont besoin des vieux! Des jeunes qui n'ont pas le droit, ni le courage, ni l'envie de crier ce qu'ils pensent!

Pourquoi ai-je mis les pieds dans ce métier! Mon père! pourquoi avez-vous commis le crime de ne pas me laisser devenir ouvrier!…

De quel droit m'avez-vous enchaîné à cette carrière de lâches?…

«Laisse donc ta sacrée politique de côté, et fais de la copie pour le pognon.»

Soit! je travaillerai pour le pognon.

Je laisserai aller de la prose qui sera tout simplement une traînée d'encre, mais par exemple je ne signerai pas!

Non, je ne signerai pas. J'avais mis mon nom au bas de l'article contre Nisard, je prends un masque de carton maintenant. Je n'ai pas attendu, pâti, lutté pour aboutir à signer des niaiseries!

On a consenti à me laisser prendre le masque de carton. À l'ombre de ses trois lettres je travaille sans responsabilité. J'en livre pour l'argent qu'on me donne. Je ne relis pas la copie que je porte. Si par hasard c'est bon, tant mieux, si c'est mauvais, tant pis. Il paraît qu'une fois ou deux j'ai été intéressant entre autres le jour où j'ai parlé d'un mort célèbre dont j'avais connu la misère. C'est qu'il était mort celui-là et l'on pouvait le louer ou l'assommer sans crainte. J'avais laissé parler mon coeur et on ne l'avait pas fait taire.

Une semaine pourtant—celle où l'on a enterré un réactionnaire célèbre de 48—je suis sorti de mon insouciance et de mon dégoût, et j'ai demandé à avoir le champ libre—je signerai cette fois, si l'on veut!

«Vas-y!»

Ah bien oui! J'ai encore mis des mots qui font bondir Monnain.

«Je ne croyais pas que tu prendrais le sujet aux entrailles! On tuerait la revue, si elle imprimait ton appel à la révolte.»

On tuerait ta revue? Eh! elle mourra, ta revue! Elle mourra d'insignifiance et de lâcheté. Ne valait-il pas mieux la faire sauter comme un navire qui ne veut pas amener son pavillon!

«Il faut attendre un nouveau régime»—voilà mon avenir!…

«Vous perdez courage, vous voulez lâcher la partie? Ce n'est pas brave! me dit un homme de coeur qui essaie de me retenir et de me consoler.—Encore un effort, me crie-t-il.—J'irai voir P…, qui a été déporté de Décembre avec moi, et je lui demanderai qu'il vous fasse entrer dans le journal dont il est actionnaire.»

Il a demandé et obtenu!

J'ai à faire une série d'articles sur les professeurs de l'empire: comme celui que j'avais écrit sur Nisard.—S'ils sont verts, on les prendra. Aussi verts que vous voudrez.

J'étais à la besogne quand on a frappé à ma porte.

C'est un professeur de Nantes, assez brave homme, qui m'aimait un peu et ne se moquait pas trop de ma mère.

«Je suis de passage à Paris, et je me suis dit: j'irai serrer la main à mon ancien élève.

—Merci.

—Et les affaires?—Vous n'êtes pas heureux, je vois ça!

—Ni heureux ni malheureux.»

Qu'a-t-il besoin de mettre le doigt sur ma misère! Est-ce qu'il vient pour m'offrir l'aumône?

«Qu'est-ce que vous faites maintenant? Est-ce encore des petites machines comme les choses dans la Revue de Monnain?

—Vous savez donc que j'écrivais?

—Un ami de Monnain, qui est venu faire la troisième à Nantes, nous l'a dit, mais je n'en ai pas été bien content, entre nous! Vous, le républicain, vous avez été bien pâle.»

Je ne me suis même pas donné la peine de lui expliquer pourquoi il m'avait trouvé si pâle.

Mais je lui ai lu l'article vert que j'étais en train d'écrire.

«Trouvez-vous ceci meilleur?

—Certes! mon cher, c'est superbe!»

Quelques jours après, je sortais du journal où mon manuscrit avait été lu, même applaudi. J'avais vu à la façon dont les domestiques et les petits m'avaient salué quand j'étais sorti, que j'avais pied dans la place.

Mais j'ai trouvé une lettre de mon père, en rentrant chez moi.

«M. Creton nous a dit que tu vas écrire contre les grands universitaires… Tu veux donc me faire destituer?… Quand paraît l'article? Quand nous ôtes-tu le pain de la bouche?… Nous trouveras-tu un lit à l'hôpital, après nous avoir jetés dans la rue? C'est ainsi que tu nous récompenses de t'avoir fait donner de l'éducation.»

Votre éducation!… N'en parlons plus, s'il vous plaît.

Je retirerai mes articles. Je ne vous ôterai pas le pain de la bouche.—Vous avez raison! Ce serait la destitution, et je ne pourrais pas vous trouver une place à l'hôpital…

IL FAUT SE FAIRE DES RELATIONS

LECAPET

Il y avait sous l'Odéon un petit journal qui pendait, le Mouvement artistique et littéraire. Il ne tenait que par une patte, le vent avait détaché l'une des pinces de bois qui le maintenait sur la ficelle.

Il allait dégringoler et s'envoler, emporté par la bise qui s'engouffrait dans les galeries. Je suis venu à son secours. Le père Brasseur m'a remercié et du même coup, j'ai jeté un coup d'oeil sur la feuille avant qu'on la rattachât à la ficelle.

Ce doit être un groupe de garçons sérieux qui rédige le Mouvement artistique et littéraire. Un des articles se termine ainsi: «Nous courons après des idées et non après des papillons.» Cette phrase indique des penseurs. L'envie me prend de voir ces jeunes courir après des idées.

C'est au fond d'une cour! bien humide! Mon nez coule, j'en serai pour un mouchoir. Je pousse la porte. On ne court pas! C'est bien petit pour courir—on ne court pas, au contraire on est assis.

Ils sont trois, le rédacteur en chef qui bégaie, le directeur qui zézaie et un troisième qui a l'air de communier! Il ressemble à un enfant de choeur qui aurait les cheveux gris et la patte d'oie, ou à une jeune fille qui se serait fait des moustaches et une barbiche avec du bouchon brûlé. On l'appelle M. Lecapet.

Il est maigre comme un salsifis et a bien la tournure d'un petit salsifis qu'on vient d'arracher d'un champ et qui est tout plein de terre, avec un petit fil qui le termine coquettement. Lecapet aussi a un fil qui pend de la doublure de sa redingote. Pourquoi ne boutonne-t-il pas sa chemise qui est toute ouverte par-devant, je vois son petit poitrail. Sa patte d'oie lui ride sa petite figure tout entière quand il rit. Quand j'étais enfant, dans les belles années de mon enfance, ma mère me donnait les pattes des volailles mortes, elle s'en privait pour me les donner et je tirais un nerf qui faisait recroqueviller les griffes: c'était innocent et instructif.—Tu apprends quelque chose au moins: tu apprends le système nerveux des poules. La figure de Lecapet quand il rit ressemble à une patte de poulet qu'on tire. On ne voit que son oeil comme une prunelle de crevette qui luit au-dessus d'un nez effilé et pâlot et un bout de langue qu'il laisse passer entre ses dents, ce qui est vraiment très enfantin et pas du tout déplaisant.

Il tient d'une main fluette, maigre, grise, une paire de gants noirs qu'il secoue: des gants qu'a écorchés la vie, ridés comme son cou de dindonneau.

Il est en train de réciter des vers:

Jamais le lourd manteau du fourbe ou du sectaire De ses plis ondoyants n'a blessé mes bras nus.

Il nous a dit cela en secouant ses gants comme la sonnette à l'élévation, et son petit bout de langue est sorti religieusement —comme pour qu'on y mette une hostie! Mais qu'entend-il par ses bras nus? Est-ce qu'il compte se promener les bras nus? Il doit avoir des bras comme des allumettes, ça doit faire pitié ses bras! Il ferait mieux d'avoir un tricot avec des manches.

…Oui, mon front est paré de grâce et de pudeur!

Mais il est tout mâchuré ton front!

Quand courra-t-on après des idées?

Ah! l'on aborde un sujet littéraire.

Jusqu'à présent on n'a pas fait attention à moi. Quand je suis entré et qu'on m'a demandé ce que je voulais, j'ai expliqué que sous l'Odéon…—le journal—ses articles graves—enfin, j'avais eu l'idée de venir fraterniser avec des camarades de la République des lettres. On ne m'a pas accueilli comme un frère. On n'a pas trop répondu grand-chose. Je pensais qu'ils auraient l'air plus flattés. C'est qu'aussi je suis très mal mis! Pourtant on me fait signe de m'asseoir sur une des deux chaises qu'il y a dans le bureau et l'on s'est remis à écouter Lecapet. Je me suis contenté de mettre une fesse comme tout le monde sur le rebord de quelque chose. Elle me fait mal même au bout d'un moment. J'ai choisi une place très incommode. M'asseoir pour me refaire? Je n'ose. J'aurais l'air dans cette chaise au milieu de la pièce d'un homme qui attend qu'on lui fasse la barbe.

On m'a négligé, trop négligé. Pourtant quand Lecapet est arrivé au manteau du fourbe, aux bras nus, au front paré de grâce et de pudeur, j'ai remué un peu: le bois a crié! On s'est tourné vers moi avec humeur, comme si on ne me tolérait qu'à condition que je ne ferais entendre aucun bruit. Avec ça, ce soupir du bois était comme une plainte étouffée! Il y a eu doute dans l'esprit des assistants…

Lecapet a fini, il remise son bout de langue, rebaisse ses paupières, dodeline sa petite tête et bat son genou pointu avec son gant fané. On reste un moment silencieux. Les yeux se tournent vers moi. Ça me gêne.

On ne me questionne pas encore, mais je suis tellement l'objet de la curiosité générale que je sens qu'il faut parler ou me brûler la cervelle.

«Messieurs, les sentiments qu'on vient d'exprimer sont tout à fait les miens—tout à fait, tout à fait—» j'y mets de l'enthousiasme et je répète tout à fait d'un air crâne, presque provocateur! On ne répond rien. S'il entrait un papillon, si on y souffrait les papillons dans cette maison, on entendrait le bruit de ses ailes!

On a l'air stupéfait.

L'idée du papillon qui passe me remet en selle. «C'est une phrase qui est une théorie, un drapeau! "Nous ne courons pas après les idées mais après les papillons!"«

J'ai su depuis que je m'étais trompé; c'était le contraire.

«Nous n'avons pas dit cela», bégaie le rédacteur en chef.

Me serais-je trompé de coin? Je m'informe comme si j'arrivais:

«C'est bien ici le Mouvement artistique et littéraire?

—Oui, monsieur.» Un «oui» très ferme et très carré.

Ils ne renient pas leur logement, ils ne rougissent pas de leur rez-de-chaussée. Ils mettraient _c'est ici _sur la porte, en grosse lettres s'il n'y avait pas à craindre une fâcheuse confusion.

«Eh bien, n'avez-vous pas eu l'honneur d'écrire que vous ne couriez pas après—après ci, après ça?»

Je mets tout, les papillons, les idées, papi-idées pa-llon-papi-pa-pardon!

Les yeux du rédacteur en chef jettent des flammes. Ils croient que j'imite le bègue pour me moquer de lui. Une querelle va s'en suivre, il y a un duel de bègues dans l'air, d'un vrai et d'un faux bègue.

Situation triste! malentendu pénible!

«Enfin, qu'êtes-vous venu faire ici?»

On s'avance vers moi.

«Fraterniser.

—Fra-fra-fra?»

Le bègue ne peut pas finir.

«Monsieur, mon père était officier de la Garde républicaine, dit celui qui zézaie, et on a l'habitude dans ma famille de corriger les insolents ou de flanquer à la porte les idiots. Qu'êtes-vous, un malotru ou un imbécile?»

Je ne veux pas y mettre d'animosité ni d'orgueil, de la franchise seulement.

«Monsieur, je suis un imbécile.»

Je donne cela comme ma profession, sans rougir! pourquoi rougirais-je? Il n'y a pas de sot métier, il n'y a que des sottes gens!

Une fois que j'ai joué cartes sur table, je me suis senti plus à l'aise! On savait qui j'étais maintenant sans avoir malheureusement d'adresse à distribuer. Je pense qu'on pouvait me croire sur parole et quelle raison avais-je d'abuser de la bonne foi des gens?

Je ne prenais donc personne en traître et fort de ma franchise je retrouvai de l'assurance.

«Si votre père était officier de la Garde républicaine, c'est que probablement il était républicain…»

Ce n'était pas une raison. Cependant je m'appuyai là-dessus pour dire que j'étais républicain aussi—j'appartenais à une bande dont on avait parlé au Cours Michelet, aux manifestations et au 2 Décembre.

«Vous connaissez C…

—Comment vous appelez-vous?

—Jacques Vingtras.

—Il fallait donc le dire! C'est vous qui rappelez les Saint-Vincent pour leur donner des coups de pieds au cul.»

Je rougis timidement, j'ai toujours eu des scrupules de conscience à cet endroit. J'ai ce coup de pied au cul sur le coeur.

«C'est vous qui avez voulu enlever l'Empereur?…» Et ils en content encore d'autres. Ils savent ma vie d'émeutier mieux que moi. Ils connaissent des amis de nos amis, Boulimier est venu leur apporter des vers!

«Monsieur, dit Lecapet après un instant de recueillement, d'une voix douce et les yeux baissés. Vous n'avez pas senti ce que vous avez d'idéal en vous se troubler quand vous avez prié ce jeune homme de Saint-Vincent de prendre une attitude qui répondît aux concepts de votre intelligence à ce moment…

—Je n'ai rien senti… Peut-être un peu d'engourdissement.

—Dans les facultés de votre âme?

—Non, au bout du pied qui avait frappé. J'avais tapé sur l'os probablement. C'est un os spécial qu'il ne faut pas prendre en biais. Quand on le prend en biais, on court le risque de se blesser.»

Lecapet me remercie d'un air séraphique et a l'air de se parler à lui-même.

J'ai revu souvent Lecapet.

Chaque fois que je l'ai revu, il lui manquait un lacet à ses souliers, des boutons à son paletot, il avait du noir sur le front, ses cheveux faisaient une petite queue par-derrière et sa cravate était nouée sur le côté. On voyait souvent son petit poitrail. Il a toujours un parapluie dont les baleines sont cassées, et un gros livre sous le bras droit, où il met l'état de son âme.

Lecapet écrit tous les soirs ce que son âme a fait dans la journée. Quand il en oublie il pique des renvois. Il doit se tromper de temps en temps aussi, mettre l'état de l'âme d'un autre par inadvertance—ou bien mettre l'état d'autre chose que son âme, faire erreur, car comment s'expliquer les ratures de son manuscrit?

Son âme fait ceci ou cela, il n'y a pas à dire—et pas à se tromper. C'est peut-être la faute du papier buvard. Il paraît que ce papier buvard lui a déjà joué de mauvais tours. Il a fait des pâtés dans certains endroits en essuyant des pensées trop fraîches, ailleurs il a brouillé les lettres et Lecapet ne s'y reconnaît plus. Il met des notes dans ce cas: «Je ne réponds pas de ce qui est sous le pâté»—«Je ne puis engager la virginité de ma pensée à l'endroit où il y a une tache de café ni à la place où un peu de jaune d'oeuf est tombé par mégarde un jour de rêverie.»

Pendant longtemps son âme a senti la salade de chicorée. Nous avions pris son livre d'âme dans sa poche et nous l'avions frotté d'ail.

Il nous arriva rêveur quelques jours après.

«Il y a, dit-il, une mystérieuse corrélation entre les phénomènes moraux et les phénomènes physiques. J'avais pensé tout un jour à l'idolâtrie végétale des Égyptiens qui adoraient les légumes et aux poulets qu'égorgeaient les augures. Il en est resté, dans ma pensée et mon livre, ce jour-là, une odeur de chapon et comme un parfum d'oignon sacré. (La tête dans la main.) Ceci prouve bien que j'ai une âme…

27 Hasards de la fourchette

Des gens qui travaillent pour un grand dictionnaire en cours de publication, sont devenus mes amis de bibliothèque.

Ils sont une bande qui vivent sur ce dictionnaire, qui y vivent comme des naufragés sur un radeau—en se disputant le vin et le biscuit—les yeux féroces, la folie de la faim au coeur. C'est épouvantable, ce spectacle!

Un contremaître à mine basse est chargé de distribuer l'ouvrage.— La plupart se tiennent vis-à-vis de lui dans l'attitude des sauvages devant les idoles et lèchent ses bottes ressemelées.

Il y a eu deux ou trois fausses joies. On a cru voir—non pas une voile à l'horizon—mais le requin de la mort qui venait manger un des travailleurs.

Un de moins! c'était des _mots _qui revenaient aux autres après l'enterrement—le quart d'une lettre qu'avaient à se partager les survivants—une ration qui augmentait le repas de chacun, une goutte de sang à boire, un morceau de chair à dévorer…— Vains espoirs!… Il faut en avoir vu de dures pour descendre jusqu'au Dictionnaire, et quand on en est là, c'est qu'on n'a pas envie de mourir. Celui qu'on croyait mener au cimetière y a échappé. Il y a contre lui une sourde colère.

J'ai demandé s'il ne restait pas quelques bribes pour moi; les mots difficiles, répugnants…

Malheureux!—j'ai eu l'air d'un voleur, presque d'un traître.

J'ai dû vite affirmer que c'était_ pour rire_—c'est à peine si l'on m'a cru, et chaque fois que j'entre dans le bureau, il y a des regards en dessous et des chuchotements redoutables.

Inutile de songer à gagner un sou là.—Le radeau est plein, on dirait qu'on va tirer au sort à qui sera le premier mangé.

Mais je me suis souvenu de cette ressource, un jour qu'on prononçait devant moi le nom d'un grammairien célèbre, qui travaille à un autre Dictionnaire qu'on a surnommé La Concurrence.

Un camarade du quartier, qui connaît le fils de ce grammairien, a posé ma candidature. Elle est prise en considération.

On me prie de venir.

J'ai assez de chance, je tombe souvent sur de braves gens.

J'ai affaire à un excellent homme, fort poli, point bégueule, qui me dit:

«J'ai justement besoin de quelqu'un, mais je ne suis pas riche. Je vous paierai peu, je ne vous paierai même pas. Je vous ferai avoir une table d'hôte et une chambre. Je connais un gargotier et un logeur.—En échange de ce crédit dont je répondrai, vous viendrez à neuf heures du matin et vous partirez à six heures du soir—avec une heure pour le déjeuner. Mon fils vous indiquera votre travail. J'ai tout mâché depuis quinze ans. Cependant, votre éducation pourra m'aider, et vous vivrez… Vous n'avez pas d'autre ressource?

—J'ai quatre cent quarante francs par an.

—C'est quelque chose…. c'est beaucoup! Je n'ai pas, moi, quatre cent quarante francs par an!—et j'ai cinquante-cinq ans. Avec du courage, vous pourrez vous en tirer… Vous ne finirez pas à l'hôpital… Si vous voulez, vous pouvez prendre votre chaise dans la salle dès aujourd'hui.»

Cela a duré quelque temps—mais un jour, il est survenu des querelles entre le grammairien et l'éditeur—le pauvre grammairien a été vaincu, et il a dû rogner son budget et se priver de mes services.

Pendant que j'étais chez lui, j'avais crédit, dans un petit restaurant, d'un déjeuner de dix sous le matin, d'un dîner de un francs vingt-cinq le soir—une chambre de douze francs—oh! bien laide, bien triste! dans un hôtel où paraît-il, Nadar a demeuré! Je plains Nadar!

Mais j'ai mis le pied à l'étrier.

On se connaît de lexique à lexique. Il y a la confrérie des Bescherellisants, des Boisteux, des Poitevinards.

Des propositions me sont faites de la part d'une maison de la rue de l'Éperon, qui a besoin de grammairiens à bon marché.

On m'offre un centime la ligne—deux sous les dix lignes—un franc le cent,—et encore il faut ajouter quelques citations des écrivains célèbres. Chaque sens particulier doit être appuyé d'un exemple.

On n'arrive pas à plus de deux francs cinquante par jour, en travaillant et en fouillant les écrivains célèbres!—C'est long de chercher les exemples dans les livres!…

J'ai trouvé un moyen pour aller plus vite.

C'est malhonnête, je trouble la source des littératures!… je change le génie de la langue… elle en souffrira peut-être pendant un siècle… mais qui y a vu et qui y verra quelque chose?

Voici ce que je fais.

Quand j'ai à ajouter un exemple, je l'invente tout bonnement, et je mets entre parenthèses, (Fléchier) (Bossuet) (Massillon) ou quelque autre grand prédicateur, de n'importe où, Cambrai, Meaux ou Pontoise.

C'est l'Aigle de Meaux que je contrefais le mieux et le plus souvent.

Mais s'il ne me vient pas sous la plume quelque chose de bien bouffi, bien creux, bien solennel, bien rond, je remonte d'un siècle, je mets mes citations sur le dos des gens de la Renaissance ou du Moyen Age.

Je gagne ainsi quinze sous de plus par jour.

Quinze sous!—C'est un dîner.

Il y a eu à propos de ces citations une violente dispute, un jour, au café Voltaire, où vont des universitaires et où je vais aussi de temps en temps.

Un des professeurs tenait en main la dernière livraison du Lexique, où je travaille, et avait le nez sur un mot_ traité_ par moi.

Il lit une phrase de Charron et se frotte les mains, se passe la langue sur les lèvres.

«Oh! les hommes de ce temps-là!»

Un de ses collègues s'extasie à son tour, mais prête à la citation un sens différent.

«Il n'a jamais été dans la pensée de Charron, monsieur
Vessoneau…

—C'est au contraire bien son génie. Il est tout entier là-dedans!

—Vous n'avez pas lu Charron comme moi, mon cher Pierran…»

Je buvais mon café, impassible.

La dispute s'est terminée par une épigramme amère empruntée encore à la livraison.

«Oh! l'on peut bien vous attribuer cet autre mot de Chamfort, celui-là, tenez, qui est cité au bout de la page!…»

Il est de moi, ce mot-là aussi. J'étais très gêné cette dernière quinzaine, très pressé d'argent, et j'ai beaucoup mis de Charron et de Chamfort dans la livraison.

Je jouis d'une renommée spéciale dans la maison, où il va pas mal de vieux professeurs qui parlent de moi… Ce qui est de son cru n'est pas fameux, mais il a beaucoup lu ses classiques et il sait admirablement choisir ses citations. Il connaît surtout le Moyen-Âge!

J'en abats pour environ soixante-dix francs par mois.

J'ai touché _recta _le premier mois. Pour arriver à un chiffre rond, il manquait quelques lignes, j'ai fait près de sept sous avec du Marmontel.

Encore pas mauvais, ce vieux!

Au bout du second mois j'attends en vain mon argent.

J'ai menacé de la justice de paix… du bruit… du scandale…

On m'a offert moitié—en me congédiant. J'ai pris moitié et suis parti, non sans grommeler—ce qui a irrité les patrons. Ils vont disant partout que je suis un mauvais coucheur.

«C'est dommage: un garçon qui possède si bien ses classiques!»

POÈTE SATIRIQUE

«Vous êtes poète, n'est-ce pas?»

C'est madame Gaux, la libraire, qui me demande cela un matin.

Je suis plutôt barde. Je chante la patrie, je chante ce que chantent les bardes ordinairement—on n'a qu'à voir dans le dictionnaire. Va pour poète tout de même! et je réponds à madame Gaux de façon à lui persuader que je sais manier la lyre—pincer les cordes d'un luth.

«Eh bien, je vous ai trouvé de l'ouvrage!»

Je prends bien vite une attitude d'inspiré.

«Voici, dit-elle.—Il y a un monsieur qui en veut à un huissier de chez lui, et qui désire se venger de cet huissier par une chanson. Savez-vous faire ça?»

C'est de l'Archiloque[16] qu'on me demande. Il faut saisir le fouet de la satire!…

«Je le saisirai! dis-je à madame Gaux, qui ne comprend pas très bien d'abord et me fait répéter et m'expliquer.

—Bon—Rendez-vous à l'hospice Dubois. Vous demanderez M. Poirier et vous lui direz que vous venez de ma part pour_ cracher sur l'huissier._ C'est ce qu'il a dit. Je cherche quelqu'un pour cracher sur un huissier.»

J'arrive à l'hôpital.

«M. Poirier?

—Que lui voulez-vous?»

Je n'ose dire pourquoi je viens. Je parlemente; on tient la porte fermée. Enfin je me décide à demander un bout de papier.

«Lui porterez-vous ce mot? dis-je au concierge.

—Oui.»

J'écris le mot.

Monsieur,

Je suis la personne envoyée par Mme Gaux et qui doit c—r sur l'huissier.

«Avez-vous une enveloppe?

—Non», répond l'hôpitaleux.

Je donne le mot plié en quatre.

À travers les vitres je vois l'homme qui ouvre le billet et le lit. Que doit-il penser?

C—r sur l'huissier!

J'aurais mieux fait de mettre cracher en toutes lettres. C'était plus franc. Cela coupait court aux suppositions.

L'homme revient en me regardant drôlement.

«M. Poirier vous attend, chambre 12, corridor 3.»

Je m'engage dans le troisième corridor—j'arrive à la chambre 12.

Je frappe.

«Entrez!»

M. Poirier a mauvaise mine—il est assis, jaune et maigre, dans un fauteuil, mais il lui reste de la bonne humeur tout de même.

«Ah! vous venez de la part de Mme Gaux! Vous venez pour mordre?…»

Je l'interromps.

«Je viens pour cracher!… Est-ce que je me tromperais de porte?»

Je m'en explique avec M. Poirier qui répond:

«Cracher! mordre! cela ne fait rien, pourvu que vous insultiez
Mussy et qu'il en crève!… Oui, monsieur, il faut qu'il en crève!
Si vous n'êtes pas homme à faire une chanson dont Mussy crèvera,
ne vous en mêlez pas!…»

Je n'ose trop m'engager.

M. Poirier paraît inquiet, et se gratte le menton.

«Vous avez l'air trop bon garçon!»

Ma commande file à vau-l'eau! Si j'ai l'air trop bon garçon, je suis perdu!—Je me fais une figure noire, un rire vert, des yeux jaunes…

M. Poirier semble plus rassuré, et me priant de m'asseoir:

«On peut toujours essayer, dit-il, nous verrons de quoi vous accoucherez! Je vais vous conter la chose. Suivez-moi bien! Il y avait une fois un huissier et sa femme, qui étaient les gens les plus canailles du pays; l'homme, grand comme une botte—la femme, tordue comme un tire-bouchon;—ils avaient un chien qui avait la queue en trompette.—Voilà votre canevas! Ils s'appelaient Mussy—allez-y!—Il faut qu'ils en crèvent… l'homme, la femme et le chien.»

Il s'agit donc de les faire crever!…

Je passe d'abord à la bibliothèque où je consulte les satiristes, pour me mettre en train. J'attrape un mal de tête seulement. Enfin j'accouche dans ma nuit de cinq malheureux couplets. Qu'en pensera M. Poirier?

Je lui écris.

Il me répond:

«Je suis justement mieux. Je sors demain de chez Dubois. J'ai invité des cousins du Nivernais pour écouter votre chanson.— Rendez-vous à midi chez Foyot; vous chanterez votre affaire au dessert.»

Le lendemain, déjeuner à la Gargantua. Pâté de foie gras, poulet, rôti, bourgogne, liqueurs, desserts, cigares!

Et maintenant, la parole est au chansonnier.

Je me lève, je tousse, pâlis, tousse encore.

«Buvez un verre de vin!»

J'en bois deux! Et rouge, un peu lancé, je commence. En avant!

Succès fou!

«Monsieur Vingtras! ILS EN CRÈVERONT!»

En même temps, étouffant de joie, se tortillant d'enthousiasme, M. Poirier m'emmène dans un coin, fouille dans ses poches et me glisse quatre louis!

«Je vous en ferai gagner d'autres encore, dit-il… Savez-vous embêter les notaires? Je voudrais aussi faire crever un notaire!»

C'est une veine. J'ai un débouché dans les départements du centre. Les commandes affluent. On m'écrit de province! Je fais sur mesure —je ridiculise sur photographie.

Je sème l'épigramme et la zizanie dans les familles. C'est très lucratif.

Mais tout s'use! Au bout de deux mois je suis vidé.

Mon rôle de satiriste est fini! Je meurs comme la guêpe dont le dard se brise dans la blessure, je meurs sur une chanson payée dix francs! J'en suis arrivé à piquer, cracher et mordre pour dix francs. La dernière ne m'a même été réglée qu'à sept francs cinquante.

C'est mon chant du cygne! Je ne gagnerai plus un sou dans ce genre-là. Je n'ai plus de sel, même pour mettre dans une soupe.

DIOGERNE

Je vais quelquefois dans un restaurant à prix fixe de la rue Rambuteau, à deux heures moins cinq. Je viens à ce moment là, parce qu'à deux heures le déjeuner finit et le dîner commence.

C'est cinquante centimes le déjeuner.

Pour cinquante centimes on a un plat de viande, du pain, un dessert. À cet instant de la journée, ce repas—à cheval sur le matin et sur le soir—est très profitable.

J'ai le droit de rester le temps qu'il me plaît, je lis les journaux et je réfléchis.

C'est au premier.—On entre par une allée noire, mais la salle est vaste, bien éclairée, avec des glaces dont le cadre est entouré de mousseline blanche.

Il y a toujours une odeur de rognons sautés qu'on respire pour rien.

De la fenêtre, on plonge dans la rue; on aperçoit le Colosse de
Rhodes
, on voit aller et venir un monde d'ouvriers.

J'éprouve de la joie à reposer mes yeux sur la foule des plébéiens; il y a chez eux de la simplicité, de l'abandon, des gestes ronds, des éclats de gaieté franche. Ce n'est pas grimaçant et tendu comme le milieu où je promène mon existence inutile.

Dès que je puis, je descends vers ces halles bruyantes et dans ce tourbillon de peuple.

Il faut pour cela que j'aie les cinquante centimes du déjeuner, plus les deux sous pour le garçon: il faut aussi que je ne sois pas trop ridicule de mise et n'aie pas l'air trop râpé. On peut avoir une blouse sale—c'est le travail qui a fait les taches— mais un habit noir fripé vous fait remarquer dans ces quartiers simples. On croit qu'il a été sali par des vices.

J'achevais mon dessert, le nez dans le journal.

Le patron entre avec un homme que je reconnais.

Il chantait le Vin à quatre sous, du temps de l'Hôtel Lisbonne, quand nous allions à Montrouge—sous le grand hangar —où l'on buvait assis sur les bancs de bois, dans de gros verres.

Ils sont camarades, le maître du restaurant et lui, et ils viennent siffler—loin de la chaleur des fourneaux—une bouteille de bordeaux frais.

Ils trinquent, retrinquent, causent et discutent à propos de chansons.

À un moment, ils ont besoin d'une consultation.

Le patron dit:

«Adressons-nous à monsieur.»

C'est de moi qu'il parle, et vers moi qu'il se tourne.

«Vous prendrez bien un verre de vin avec nous? et vous nous direz qui a tort de nous deux.»

C'est offert de bon coeur, et j'accepte.

«Voici la chose: Je dis à Rogier qui est là, qu'il ne doit pas dire Diogène mais Dio_gerne_—pas Gène: Gerne! J'en appelle à vous, fait le cuisinier en enfonçant sa toque blanche sur sa tête; vous avez de l'éducation. Prononcez.» Diable!

Si je me prononce contre lui, me laissera-t-il encore venir à deux heures moins cinq pour déjeuner: quand l'avis affiché sur le mur dit qu'à partir de deux heures tous les repas sont de seize sous?

J'hésite.

Le cuisinier répète en tapant sur la table:

«Je prétends que le refrain est comme ceci:»

Il chante:

C'est la lanterne
De Diogerne.

L'autre me regarde. Je me prononce:

«Oui, l'on dit DiogeRne!»

Que ceux qui ne connaissent pas le repas à cheval me jettent la première pierre! mais que ceux qui le connaissent me pardonnent!

…………………

Je n'ai pu persister dans la voie d'hypocrisie où je m'étais engagé! Dès que le patron a été sorti, m'approchant de Rogier et lui demandant pardon du regard et de la voix, tête baissée:

«Monsieur, je viens de mentir. On dit Diogène!

—Sans r?

—Sans r

J'ai laissé retomber mes bras et me tient devant mon juge avec des airs de statue cassée.

«Mais pourquoi alors?…»

Je lui ouvre mon coeur et mon estomac. Je lui explique le repas à cheval.

Il sourit—demande une autre bouteille.

«Vous boirez bien encore un coup?

—Non, merci!

—C'est peur de ne pouvoir payer la vôtre?

—Mon Dieu, oui!…»

Rogier reste un instant silencieux.

«Que faites-vous pour vivre? Savez-vous rimer?»

Je lui conte mon histoire de Mussy, ma série contre les notaires…

«Mais la romance! Savez-vous faire la romance?

—Je n'ai jamais essayé.

—Vous ne savez pas faire parler un nuage, un cheval, une houri?

—Je ne puis pas dire…

—Feriez-vous mieux du léger?—dans le genre du _petit lapin de ma femme? _Qu'aimeriez-vous mieux, chanter le pot de fleurs—ou le pot de nuit?

—Le pot de fleurs!—sans mépriser le pot de nuit, ai-je ajouté bien vite, ne sachant pas son goût et restant prudemment à cheval sur les deux.»

Mais j'ai échoué dans les deux genres!

«Vous n'avez pas d'esprit,» m'a dit Rogier, un matin.

Par bonté, il m'a donné quelques recueils de calembours à faire.

«Vous n'avez pas besoin de les inventer vous-même, vous n'en viendriez jamais à bout, mon pauvre garçon; cherchez dans les livres, ça ne fait rien!»

Je vais à la bibliothèque copier les vieux anas.

J'ai été surpris dans cet exercice, ce qui est un véritable malheur, et je mettrai des années à m'en relever.

Chaque fois que je fais une plaisanterie, on dit: «Tu l'as lu à la bibliothèque ce matin».

On croit que je vais y chercher ce que je dirai le soir pour paraître espiègle et folâtre. Ce manège dure peut-être depuis longtemps, dit-on.

«Et nous qui riions de confiance!»

D'autre part, des personnes graves qui me portaient de l'intérêt m'ont retiré leur confiance et croient que je suis un affreux polisson qui vais dénicher dans les coins les livres légers pour en faire ma nourriture journalière et en repaître mon imagination de saltimbanque et de corrompu.

Et c'est payé cinq francs—pas un radis de plus!—cent calembours pour un sou—demandez!

Je ferais mieux de crier ça dans une baraque, en habit de pitre.
Je gagnerais davantage.

28 À marier

Je reçois régulièrement mes quarante francs par mois.— Régulièrement? Hélas! non. Il y a parfois un jour, deux jours de retard, et alors j'ai le frisson, parce que ma logeuse attend. Mon estomac attend aussi—c'est dur. J'ai passé souvent vingt-quatre heures, le ventre creux, ayant à peine la force de parler quand j'avais une leçon à donner. Ce n'est la faute de personne! Mon père ne m'a jamais fait faux bond; mais j'ai eu beau lui écrire qu'une lenteur de quelques heures m'exposait à une humiliation pénible dans mon garni où ma quinzaine tombait à jour fixe, et me condamnait à des spasmes de faim. Il ne l'a pas cru. Les parents ne se figurent pas cela, loin de Paris. Au café, ils demandent le _Charivari, _lisent les légendes de Gavarni, qui parlent de carottes tirées par les étudiants. J'ai failli en tirer une, une fois—l'arracher d'un champ, à Montrouge, pour la croquer crue et sale, en deux coups de dent, tant mes boyaux grognaient! Je venais de rater un ami qui avait crédit dans une gargote de la banlieue.

Quelqu'un passa juste au moment où je me penchais: je partis comme un voleur. J'aurais peut-être bien été accusé de vol, si j'avais été surpris un instant plus tôt.

Ah! tant pis, je prendrai la vache enragée par les cornes!

C'est ma vie en garni qui me fait le plus souffrir. Je suis là souvent avec des voyous et des escrocs.

L'autre matin, des agents en bourgeois sont entrés au nom de la loi dans mon taudis, et m'ont cerné sur mon grabat comme coupable de je ne sais quel crime.

Ils s'étaient trompés de porte. C'était mon voisin qui avait volé ou violé. Il était chez lui; il chantait.

On a reconnu sa voix, ce qui a fait reconnaître mon innocence! Mais que le scélérat les eût entendus monter, qu'il eût descendu l'escalier à la dérobée, j'avais beau me débattre, on m'emmenait!

J'ai écrit à mon père, je lui ai conté l'aventure, et je lui ai demandé l'aumône:

«Avance-moi le prix d'un petit mobilier, de quoi meubler comme une cellule, un coin où je vivrai à l'abri de ces hasards. J'ai trouvé une chambre pour quatre-vingt francs, rue Contrescarpe. On veut le terme d'avance; je te le demande aussi. Mais, je t'en prie, fais ce sacrifice qui m'épargnera bien des douleurs et des dangers!»

J'ajoutais dans ma lettre—timidement—que, dans cette vie où l'on habite des masures vieilles et misérables, on perd à chaque instant le peu qu'on a, dans les expropriations, les descentes, les rafles… que j'avais déjà égaré des_ oeuvres_…

C'était vrai! En ai-je laissé dans les garnis, jetées aux ordures, cachées derrière une malle, gardées par le logeur, des pages qui avaient peut-être leur amère éloquence!

Mon père ne m'a pas répondu.

Oh! j'ai senti malgré moi remonter contre lui le flot de mes colères d'enfant!

…………………

«Mais ne savez-vous pas, m'a dit un de ses anciens collègues de Nantes—que j'ai heurté tout d'un coup au coin d'une rue: brave homme qui était notre ami, à qui j'ai avoué ma vie, tant le soir était triste, tant la pluie était noire, tant ma chambre de ce temps-là était froide!—Ne savez-vous pas que votre père n'est plus à Nantes?»

Il m'a conté une douloureuse histoire.

Mon père a retrouvé sur son chemin une Mme Brignolin, une veuve de censeur, qui l'a aimé ou a fait semblant de l'aimer. Il est devenu son amant, s'est compromis, affiché: ma mère, folle de jalousie et de chagrin, perdant la tête, a fait une scène à la maîtresse devant le collège; il y a eu un scandale affreux, un rapport terrible au ministère. On s'est contenté d'un déplacement, mais mon père est dans une ville du Nord maintenant.

Et je n'ai rien su de cela! Ni lui ni ma mère ne m'en ont rien dit!

«C'est que, voyez-vous, a répondu le vieillard, le lendemain a été arrosé de larmes! Votre père est parti seul… Votre mère est retournée chez elle, dans votre pays, où je l'ai vue, il n'y a pas trois semaines, bien changée, mon ami!… Elle vit là comme une veuve, entre le portrait de son mari et le vôtre… J'ai assisté à la scène de séparation… C'était à qui se demanderait pardon.

«—C'est moi qui suis coupable! criait-elle en se mettant à genoux.

«—Non, c'est moi que ma vie de professeur a rendu fou et mauvais…

«—Nous pouvons être heureux encore, répondait votre mère. N'est-ce pas?» répétait-elle, se tournant vers moi, et me consultant de ses yeux rougis.

«Et je dois vous dire que j'ai baissé la tête et ai répondu non! J'ai répondu non: parce que votre père est fou de celle à propos de laquelle le scandale a éclaté. Il la reprendra: il l'a déjà reprise… Honnête homme qui a l'air de commettre un crime… Mais il avait une nature d'irrégulier, et le hasard l'a mis dans un métier de forçat, en lui donnant pour compagne votre mère trop paysanne pour une âme haute et meurtrie. Je connais cela, moi qui ai souffert, qui ai aimé… sans qu'on le sache… Eh bien, oui, parce que j'avais passé par là, parce que j'étais au courant de toute l'histoire, j'ai conseillé la séparation! Votre mère n'aurait pas fait de scandale, tout en agonisant de douleur, mais l'Université a ses mouchards, et tôt ou tard c'était, non plus la disgrâce, mais la destitution. C'est votre mère qui a fait la première le sacrifice. «Oui, il vaut mieux que nous nous séparions!» Elle a éclaté en sanglots, et a embrassé votre père comme j'ai vu embrasser des morts avant qu'ils fussent mis dans la bière.

«Je croyais que vous saviez cette histoire. Sans doute, ils n'ont pas encore osé vous la dire!»

…………………

Le soir même de notre entretien—c'était le 31—le père de
Collinet est venu me voir et m'a apporté mes quarante francs.
«Vous viendrez les chercher à la maison, désormais, tous les
premiers du mois.» Il n'a rien ajouté, et je n'ai rien demandé.
Mais j'ai écrit à ma mère.

Ma plume a longtemps hésité; j'ai raturé bien des lignes, j'ai même effacé un mot sous des larmes que je n'ai pu retenir. Je ne savais comment ménager son coeur.

Elle m'a répondu.

«Oui, mon fils, ton père et moi, nous sommes séparés, séparés comme si la mort avait passé par là. Je te demanderai même comme une grâce de ne plus prononcer son nom dans tes lettres; fais-moi cette charité au nom de ma douleur.»

Par le vieux professeur, qui est revenu me voir, j'ai su qu'elle avait appris que la madame Brignolin nouvelle avait repris place dans le lit du père, et qu'auprès de certaines gens elle passait même pour l'épouse. C'est la fin, l'éternel veuvage; je la connais. Le nom de mon père est rayé de nos lèvres, tout en restant écrit comme avec la pointe d'un couteau dans le coeur de la pauvre femme.

Lui écrirai-je, à lui? Que lui dire? Un jour peut-être je saurai trouver le mot ou le cri qui rapproche le père du fils; aujourd'hui, il faudrait l'excuser ou l'accuser! Mais, à mes yeux, ma mère est malheureuse sans qu'il soit criminel. Je resterai muet entre ces deux victimes.

Le bon vieux professeur, qui est reparti là-bas, m'a promis qu'il m'avertirait, si dans la maison de l'abandonnée arrivait la maladie ou un malheur.

Mais ma mère elle-même m'écrit et m'appelle.

«Je t'en prie, arrive puisque tu vas avoir tes vacances de Pâques et du temps devant toi… et puis, je suis souffrante, et je me dis souvent que si j'allais, par hasard, mourir avant de t'avoir embrassé encore une fois, mon agonie serait si triste!… Essaie de venir, mon enfant, tu me rendras bien heureuse.»

Je tremble un peu en tenant cette feuille écrite là-bas, au village, par la main honnête de la pauvre femme… Comme ceux de la brasserie riraient s'ils me voyaient!

Je puis partir comme elle dit. J'ai même par hasard une redingote toute neuve et un chapeau tout frais.

Voir le pays!…

Toute la soirée, je me suis promené seul sous les arbres du Luxembourg en y songeant. Je n'ai pas mis les pieds à la brasserie, de peur d'enfumer mon émotion.

Me voilà en route! La locomotive est déjà à cent cinquante lieues de Paris!…

La vue des villages qui fuient devant moi ressuscite tout mon passé d'enfant!

Maisonnettes ceinturées de lierre et coiffées de tuiles rouges; basses-cours où traînent des troncs d'arbres et des socs de charrues rouillés; jardinets plantés de soleils à grosse panse d'or et à nombril noir; seuils branlants, fenêtres éborgnées, chemins pleins de purin et de crevasses; barrières contre lesquelles les bébés appuient leurs nez crottés et leurs fronts bombés, pour regarder le train; cette simplicité, cette grossièreté, ce silence, me rappellent la campagne où je buvais la liberté et le vent, étant tout petit.

Dans les femmes courbées pour sarcler les champs, je crois reconnaître mes tantes les paysannes; et je me lève malgré moi quand j'aperçois le miroir d'un étang ou d'un lac; je me penche, comme si je devais retrouver dans cette glace verte le Vingtras d'autrefois. Je regarde courir l'eau des ruisseaux et je suis le vol noir des corbeaux dans le bleu du ciel.

Dans ce champ d'espace, avec cette profondeur d'horizon et ce lointain vague, l'idée de Paris s'évanouit et meurt.

Tout parle à ma mémoire: ce mur bâti de pierres posées au hasard et qui laissent de grands trous de lumière comme des meurtrières de barricade abandonnée: cette échelle de vigne qui a fait pétiller dans ma cervelle, ainsi que la mousse du vin nouveau, les réminiscences des vendanges—et ce bois sombre qui me rappelle la forêt de sapins où il faisait si triste et où j'aimais tant à m'enfoncer pour avoir peur!

Nous sommes à Lyon.

Je n'ai plus regardé ni vu les peupliers, les ruisseaux, le ciel! J'ai cru seulement apercevoir là-haut, dans les nuages, une boule de sang; au-dessous, il me semblait que j'entendais claquer une guenille de deuil.

J'ai ôté d'instinct mon chapeau—pour saluer le drapeau noir… le drapeau noir, étendard des canuts, bannière de la Guillotière!

C'est en 1832, au sommet de cette Guillotière en armes, que des blouses bleues portèrent, pour la première fois, sur des fusils en croix, le berceau de la guerre sociale!

Heureusement, nous avons passé vite et nous ne nous sommes point arrêtés… J'aurais perdu la joie du recueillement doux et profond, pendant les pèlerinages que j'aurais faits aux endroits où l'on avait crié: Vivre en travaillant, mourir en combattant!

À Saint-Étienne nous avons pris le train qui longe la Loire.

J'ai toujours aimé les rivières!

De mes souvenirs de jadis, j'ai gardé par-dessus tout le souvenir de la Loire bleue! Je regardais là-dedans se briser le soleil; l'écume qui bouillonnait autour des semblants d'écueil avait des blancheurs de dentelle qui frissonne au vent. Elle avait été mon luxe, cette rivière, et j'avais pêché des coquillages dans le sable fin de ses rives, avec l'émotion d'un chercheur d'or.

Elle roule mon coeur dans son flot clair.

Tout à coup les bords se débrident comme une plaie.

C'est qu'il a fallu déchirer et casser à coups de pioche et à coups de mine les rochers qui barraient la route de la locomotive.

De chaque côté du fleuve, on dirait que l'on a livré des batailles. La terre glaise est rouge, les plantes qui n'ont pas été tuées sont tristes, la végétation semble avoir été fusillée ou meurtrie par le canon.

Cette poésie sombre sait, elle aussi, me remuer et m'émouvoir. Je me rappelle que toutes mes promenades d'enfant par les champs et les bois aboutissaient à des spectacles de cette couleur violente. Pour être complète et profonde, mon émotion avait besoin de retrouver ces cicatrices de la nature.

Ma vie a été labourée et mâchée par le malheur comme cet ourlet de terre griffée et saignante.

Ah! je sens que je suis bien un morceau de toi, un éclat de tes rochers, pays pauvre qui embaumes les fleurs et la poudre, terre de vignes et de volcans!

Ces paysans, ces paysannes qui passent, ce sont mes frères en veste de laine, mes soeurs en tablier rouge… ils sont pétris de la même argile, ils ont dans le sang le même fer!

Deux mots de patois, qui ont tout d'un coup brisé le silence d'une petite gare perdue près d'un bois de sapins, ont failli me faire évanouir.

Nous approchons!

Je suis pâle comme un linge, je l'ai vu dans la vitre, j'avais l'air d'un mort.

Le Puy! Le Puy!…

Je reconnais les enseignes, un chapeau en bois rouge, la botte à glands d'or, le Cheval blanc, l'Hôtel du Vivarais.

À une fenêtre, je vois tout à coup apparaître une face pâle avec de grands yeux noirs au larmier meurtri, et j'entends un cri…

«Jacques!»

C'est ma mère qui m'appelle et qui me tend les bras! Elle vient au-devant de moi dans l'escalier et m'embrasse en pleurant.

«Comme tu as l'air dur!» me dit-elle au bout d'un moment.

C'est qu'en effet j'ai senti comme le froid d'un couteau dans le coeur, en entrant dans la chambre où elle m'a entraîné et qui a comme une odeur de chapelle.

Partout, des reliques fanées: cadres de vieux tableaux, gravures jaunies par le temps…—C'est ce qui lui reste d'avant sa séparation.

Voilà le portrait de mon père, avec les cheveux en toupet comme on les portait quand il était jeune. La tête est presque souriante et pleine. Mais à côté est un dessin qui le représente amaigri et l'oeil triste. Ce dessin a été fait quand la vie avait fané et creusé ses traits.

Voici son portefeuille de vieux cuir vert, où il avait écrit des chansons qui avaient la forme de flacons et de gourdes, où il avait aussi laissé dans un des plis une fleur donnée par ma mère…

Cette fleur-là, elle vient de la retirer, et, après l'avoir pressée sur ses lèvres, elle a voulu que j'y appuie les miennes aussi. Je l'ai fait machinalement et avec gêne…

Toutes ces choses, porte-montre d'il y a trente ans, bonnet grec aux roses défraîchies et poudreuses, bouquet aux pétales secs embaumant pour elle le souvenir d'un jour heureux, tout cela est entremêlé de brins de rameau et de buis bénit, même d'images de sainteté, et la pauvre femme joint les mains et regarde le ciel en remuant les miettes du passé.

Elle est restée immobile dans sa douleur depuis le jour où son mari l'a quittée.

J'ai senti le voile des larmes, certes, quand j'ai eu son visage pâle et grave contre le mien, quand elle m'a serré contre sa poitrine amaigrie et tremblante: être faible qui n'avait plus que moi pour s'appuyer et que moi à aimer. Mais en voyant se dresser entre nous trois, elle, moi et mon père absent, cette reliquaillerie, c'est de la colère qui m'a pris les nerfs, et le sentiment de mélancolie qui m'envahissait a fait place à une sensation de mépris, dont ma figure a laissé voir les traces.

Je me suis échappé pour rôder dans la ville.

«Es-tu allé voir le collège? m'a dit ma mère quand je suis rentré.

—Non.»

Elle ne comprend pas les chagrins immenses pour mon âme d'écolier qui me dévorèrent dans les écoles aux murs sombres. J'allais brutaliser sa tendresse avec des gestes de rancune sauvage et mes exclamations de fureur… J'ai dû me taire!

Le collège?—J'ai pu aller jusqu'à la porte; encore mon coeur battait-il à se casser! Quand j'ai pris la petite rue qui y mène, je titubais comme un homme ivre.

Mais arrivé devant la grille, j'ai dû m'appuyer contre une borne pour ne pas tomber.

C'est là-dedans que mon père était maître d'études à vingt-deux ans, marié, déjà père de Jacques Vingtras.

C'est là qu'il fut humilié pendant des années; c'est là que je l'ai vu essuyer en cachette des larmes de honte, quand le proviseur lui parlait comme à un chien; c'est là que j'ai senti peser sur mes petites épaules le fardeau de sa grande douleur.

Non, je n'ai pas osé passer sous cette porte, pour revoir le coin de cour où un grand sauta sur lui et le souffleta.

Entrer?—Il me semble que je laisserais de mon sang sur le plancher de l'étude des grands, où était la table devant laquelle je travaillais—à côté de la chaire, dans laquelle celui qui m'avait mis au monde était installé, comme dans la tribune du réfectoire le gardien qui surveille les réclusionnaires.

«Te rappelles-tu que tu gagnas tous les prix en neuvième? tu avais trois couronnes, l'une sur l'autre, le jour de la distribution…»

Oui, je me rappelle ces couronnes: j'avais assez envie de pleurer là-dessous! C'est le premier ridicule qui m'ait écorché le coeur!

Mais il ne s'agit pas de la faire pleurer à son tour; je m'approche d'elle tendrement.

«Tu avais un secret à me dire…»

Elle a toussé, assujetti sur son front sa coiffe blanche, m'a lancé un regard doux et profond, et rapprochant sa chaise de la mienne, elle m'a pris les mains:

«Tu ne t'ennuies pas de vivre seul, toujours seul? Tu n'as jamais songé à prendre une femme qui t'aimerait?»

Aimé?

Ne voyant la vie que comme un combat; espèce de déserteur à qui les camarades même hésitent à tendre la main, tant j'ai des théories violentes qui les insultent et qui les gênent; ne trouvant nulle part un abri contre les préjugés et les traditions qui me cernent et me poursuivent comme des gendarmes, je ne pourrais être aimé que de quelque femme qui serait une révoltée comme moi. Mais j'ai remarqué que la révolte tuait souvent la grâce! Et, moi, je voudrais que celle à qui j'associerais ma vie eût l'air femme jusqu'au bout des ongles, fût jolie et élégante, et marchât comme une grande dame! C'est terrible, ces goûts d'aristocrate avec mes idées de plébéien!

«Mais si tu tombais malade loin de moi, ou quand je serai morte!»

Tomber malade, allons donc!

Il faudra qu'on me tue pour que je meure; et l'on me tuera certainement avant que le hasard ait apporté la maladie. Je cours trop après l'insurrection et la révolte pour ne pas tomber bientôt dans le combat.

Le sentiment du repos et le désir de l'existence calme sous la charmille ou au coin du feu ne me sont pas venus!—Sacrebleu non!

J'ai d'abord à briser le cercle d'impuissance dans lequel je tourne en désespéré!

Je cherche à devenir dans la mesure de mes forces le porte-voix et le porte-drapeau des insoumis. Cette idée veille à mon chevet depuis les premières heures libres de ma jeunesse. Le soir, quand je rentre dans mon trou, elle est là qui me regarde depuis des années, comme un chien qui attend un signe pour hurler et pour mordre.

D'ailleurs qui voudrait m'épouser, moi sans métier, sans fortune, sans nom?

Il paraît que ce caprice-là s'est logé dans une tête brune, qui est, ma foi, charmante et qu'éclairent de bien beaux yeux!

D'où me connaît-on?

C'est elle-même, la demoiselle aux beaux yeux, qui répond:

«D'où l'on vous connaît? Vous rappelez-vous quand vous étiez dans un journal et que vous aviez dû vous battre en duel? Vous êtes allé chercher comme témoin un élève de Saint-Cyr qui était de l'Auvergne comme vous. C'était tout simplement le frère de votre servante; mon Dieu, oui… Il s'appelait comme celle qui vous parle, et qui se charge d'épousseter votre mémoire… Vous ne vous souvenez pas?

—Oui… maintenant!

—Vous vous souvenez de mon frère? mais de moi?… Non, avouez!… J'étais trop petite fille pour vous… Cependant, voyons, vous devez vous rappeler qu'après le duel manqué vous êtes venu chez notre oncle… rue de Vaugirard… Vous y avez dîné deux ou trois fois… Même vous aviez l'air d'avoir faim!… On aurait dit que vous n'aviez pas mangé depuis deux jours. Malgré cela, vous avez été bien impertinent avec ma petite personne, qui vous en voulait beaucoup. Vous déclariez dans les coins que vous n'aimiez pas la musique et que mon tapotage sur le piano vous laissait froid. Vous préfériez passer dans le salon et causer de l'avenir de l'humanité avec des chauves… Ne dites pas non… j'écoutais aux portes.

«Un beau jour, mon frère partit au diable avec ses épaulettes de sous-lieutenant. Il vous a revu chaque fois qu'il est venu à Paris pendant ses congés d'officier. Mais vous ne reparûtes plus devant la tapoteuse de piano. Voilà l'histoire. Non, ce n'est pas tout… Je vais rougir un peu… ne me regardez pas… Vous m'aviez frappée avec votre air bizarre… Cette idée de se battre à propos de rien, pour l'honneur… par amour du danger, cela me faisait oublier que ma musique vous déplaisait… j'étais un peu romantique, vous aviez l'air un peu fatal. Puis mon frère vous a suivi de loin dans la vie, nous avons parlé de vous souvent— très souvent… Il m'a conté que vous aviez supporté si bravement et si gaiement une certaine existence que vous aviez acceptée à plaisir—pour rester libre,—au risque de dîner avec les gâteaux de soirée quand vous alliez dans le monde, comme vous faisiez quand vous veniez chez mon oncle.

«Je vous ai glissé ma part quelquefois, monsieur, sans que ni vous ni les autres y vissiez rien… même quand c'était de ces mokas de chez Julien que j'aimais tant, et que je vous sacrifiais… Bref, j'ai eu de vos nouvelles toujours; et mon frère m'a plus d'une fois volée à votre profit dans sa correspondance; je croyais que j'allais encore lire des câlineries à mon adresse, je tournais la page, c'était de M. Vingtras qu'il s'agissait… Ah! il vous aime bien… j'étais jalouse de vous… il vous le contera du reste, car il va arriver… exprès pour vous voir, parce qu'il sait que vous êtes ici, parce qu'il y a un complot, parce qu'il a mis dans la tête de papa et de maman, dans la tête de votre mère aussi, des idées!…»

Elle s'est arrêtée un instant, et a repris, en hochant la tête comme un chardonneret, avec un petit air fâché et moqueur:

«Ah! mais non… par exemple!…»

Elle s'est enfuie là-dessus, mais en me jetant un sourire qui avait la grâce d'un aveu, et elle m'a adressé un regard si long et si tendre que j'en ai eu froid dans le dos et chaud au coeur…

Nous en avons parlé le soir avec ma mère.—Les choses sont plus avancées que je ne pensais. À l'en croire, c'est fait si j'y tiens; à la condition que je resterai au Puy et ne retournerai point à Paris, avant un an, deux ans peut-être.—Ah! cela gâte tout.

«Comment, Jacques, tu hésiterais après les démarches que j'ai faites, quand la demoiselle est honnête et te plaît, quand cela te sort de la misère?»

«Cela te sort de la misère!»

Mais si j'avais voulu n'être pas misérable, je ne l'aurais jamais été, moi qui n'avais qu'à accepter le rôle de grand homme de province, après mes succès de collège. Je pouvais trouver, à Paris même, un gagne-pain, un tremplin; j'aurais enlevé des protections à la pointe de l'épée, grâce à ma nature bavarde et sanguine, à mon espèce de faconde et à ma verve d'audacieux. Je pouvais par mes anciens professeurs de Bonaparte ou de province obtenir une place qui m'eût mené à tout. On me l'a dix fois conseillé. Si je suis pauvre, c'est que je l'ai bien voulu; je n'avais qu'à vendre aux puissants ma jeunesse et ma force.

Je pouvais, il y a beau temps, cueillir une fille à marier, qui m'aurait apporté ou des écus ou des protections.

Protections ou écus auraient senti le sang du coup d'État; et je suis resté dans l'ombre où j'ai mangé les queues de merlan de Turquet.

«Mais, riche, tu pourras défendre tes idées et les mettre dans tes livres, tu aideras bien mieux les pauvres ainsi, qu'en te morfondant dans cette pauvreté qui te lie les mains et qui… (je te demande pardon de te parler ainsi) peut t'aigrir le coeur.»

Il y a du vrai dans ces mots-là.

Ma mère me voit ébranlé et reprend:

«Mon ami, ce que tu feras sera bien fait, je ne te reprocherai pas de ne pas m'avoir écoutée… Tu es un homme… J'ai trop à me reprocher de ne pas t'avoir compris quand tu étais un enfant. Mais ne te hâte point, je t'en prie.»

Soit, je ne briserai rien: j'attendrai: mais encore dois-je savoir si celle qui veut être ma femme voudra être mon compagnon et mon complice…

Chez mon père aussi, j'avais la vie assurée; il m'aimait, le pauvre professeur, tout dur qu'il parût.

Pourtant, cette vie-là, j'en ai eu horreur! Je l'ai fuie, pour entrer dans les jours sans pain,—parce que tous mes penchants heurtaient les siens, parce que toutes ses idées repoussaient les miennes, parce que nos coeurs ne battaient pas à l'unisson, et que nos regards, à la suite des discussions amères, étaient chargés, malgré nous, de douleur et de haine…

L'argent—cent mille francs! cinq mille livres de rente, vingt mille à la mort des parents.—C'est beau! on imprime bien des appels aux armes avec ça.

Mais si elle ne pense pas comme moi!…

Elle dira alors que je la vole ou que je la trahis, quand mes colères républicaines sauteront sur le monde auquel elle appartient.

Je sais à quoi m'en tenir depuis l'autre matin. C'est fini pour toujours!

Nous étions allés dans un des faubourgs, où un vieux professeur ancien collègue de mon père a organisé une espèce de bureau de charité.

En revenant elle m'a dit:

«Quand nous serons mariés, vous ne me mènerez pas dans des quartiers tristes.—Moi d'abord, a-t-elle repris avec une mine de suprême dégoût, je n'aime pas les pauvres…»

Ah! caillette! à qui j'étais capable d'enchaîner ma vie! Fille d'heureux qui avais, sans t'en douter, le mépris de celui que tu voulais pour mari! Car lui, il a été pauvre! Comme tu le mépriserais si tu savais qu'il a eu faim!

Elle sent bien qu'elle a fait une blessure.

Me reprenant le bras, et plongeant ses yeux tendres dans la sévérité des miens:

«Vous ne m'avez pas comprise», murmure-t-elle, anxieuse d'effacer le pli qui est sur mon front.

Pardon, bourgeoise! Le mot qui est sorti de vos lèvres est bien un cri de votre coeur et vos efforts pour réparer le mal n'ont fait qu'empoisonner la plaie.

Et j'en saigne et j'en pleure! Car j'adorais cette femme qui était bien mise et sentait si bon!

Mais n'ayez peur, camarades de combat et de misère, je ne vous lâcherai pas!

«Vous m'en voulez, on dirait que vous me haïssez depuis l'autre jour. Soyez franc, voyons, a-t-elle dit en se plantant devant moi.

—Eh bien oui, je vous en veux,—parce que vous aviez jeté un rayon de soleil dans l'ombre de ma jeunesse, et que j'ai soif de caresses et de bonheur. Mais j'ai encore plus soif de justice… un mot qui vous fait rire… n'est-ce pas?

«C'est comme cela pourtant… on ne vous a raconté que le côté drôle de ma vie de bohème… tandis que j'en ai gardé des impressions poignantes, la haine profonde des idées et des hommes qui écrasent les obscurs et les désarmés. De grands mots!… Que voulez-vous? Ils traduisent l'état de ma cervelle et de mon coeur! Il y avait place encore là-dedans pour votre charme et les joies douces que votre grâce m'eût données, mais il aurait fallu que vous eussiez avec votre belle santé de vierge, que vous eussiez un peu de ma maladie d'ancien pauvre…»

Et j'ai planté là celle qui était ma fiancée! j'ai fui, enfonçant ma tête dans le collet de ma redingote comme une autruche, laissant ma mère désolée. J'ai filé par le premier train, désespéré.

J'ai peur du milieu où je rentre, qui me paraissait déjà lugubre quand je n'étais pas sorti de ses frontières, mais qui va me sembler bien autrement sombre, maintenant que j'ai vu les rivières claires, les bois profonds; que j'ai vu surtout une maison heureuse où entraient à grands flots le soleil, le luxe et le bonheur; où une créature élégante et fine rôdait autour de moi avec des mines d'amoureuse; où j'étais celui qu'on regardait avec des yeux pleins de tendresse et pleins d'envie.

Un mot, rien qu'un mot a suffi pour noircir ce fond pur, pour mettre une tache de gale sur l'horizon. Par moments je me trouve si sot!… Je regrette mon acte de courage.

Pendant un arrêt, je suis bien resté cinq minutes, hésitant, prêt à lâcher le train qui me menait sur Paris, pour attendre celui qui me ramènerait au Puy…

Allons! Nous sommes arrivés.

Il est trois heures du matin.

J'ai laissé ma malle au bureau des bagages, ne sachant pas si, dans ma maison, après ma longue absence, à cette heure, je retrouverai ma chambre libre, et j'ai marché jusqu'au matin à travers les rues.

Encore un courage que je ne pourrais pas avoir deux nuits de suite: celui de rôder sur le pavé en regardant la lune mourir et le soleil renaître!

Il y a surtout un moment, quand vient l'aube, où le ciel ressemble à une aurore sale ou à une traînée de lait bleuâtre; où les glaces dans lesquelles on se reconnaît tout à coup, à l'extérieur des magasins de nouveautés et des boutiques de perruquier, reflètent un visage livide sur un horizon dur et triste comme une cour de prison.

Le silence est horrible et le froid vous prend: on sent la peau se tendre, et les tempes se serrer. Cette aurore aux doigts de roses, dont parlent les poètes, vous met un masque sale sur la figure, et les pieds finissent par avoir autant de crasse que de sang… On se trouve des allures de mendiant et de mutilé.

Je rencontre des gens sans asile qui baissent la tête et qui traînent la jambe; j'en déniche qui sont étendus, comme des mouches mortes, sur les marches d'escalier blanches comme des pierres de tombe.

L'un d'eux m'a parlé; il était maigre et cassé, quoiqu'il n'eût pas plus de trente ans; il avait presque la peau bleue, et ses oreilles s'écartaient comme celles des poitrinaires.

«Monsieur, m'a-t-il dit, je suis bachelier. J'ai commencé mon droit. Mes parents sont morts. Ils ne m'ont rien laissé. J'ai été maître d'études, mais on m'a renvoyé parce que je crachais le sang. Je n'ai pas de logement et je n'ai pas mangé depuis deux jours.»

J'ai éprouvé une impression de terreur, comme une nuit où, dans la campagne, j'avais été accosté, au détour d'un chemin qu'inondait la pleine lune, par une mendiante qui avait une grande coiffe blanche, la tête ronde et blême, l'oeil fixe, et qui était recouverte d'une longue robe noire.

Je vis à un mouvement de cette robe, relevée tout d'un coup d'un geste gauche, que c'était un homme habillé en femme! Pourquoi? Était-ce un fou ou un assassin? un échappé d'asile, un évadé de bagne las de la fuite et qui s'arrêtait une minute entre la prison et l'échafaud?

De ses lèvres sortirent ces seuls mots:

«N'ayez pas peur, allez! Ayez pitié de moi.»

Devant cet homme de Paris avec ses oreilles décollées, et qui murmurait: «Je suis bachelier, je crache le sang, je meurs de faim», devant cette apparition, comme devant l'homme habillé en femme, j'ai ressenti de l'épouvante!

Il est bachelier comme moi… et il mendie; et il n'en a pas pour une semaine à vivre… peut-être il va pousser un dernier cri et mourir!

Dans le calme immense de la nuit, au milieu de la rue déserte, c'était si triste!

Je suis parti; parti sans retourner la tête…

C'est qu'il est mon égal par l'éducation et l'habit! c'est qu'il en sait autant que moi—plus, peut-être!

Et il marche, le ventre creux, l'oeil hagard… Il marche et la mort ne lui fait pas l'aumône, elle ne lui tord pas le cou!…

Son coeur continue à battre, son cerveau las pense encore—et ce coeur et ce cerveau n'ont rien trouvé pour l'aider à ne pas crever comme un chien—non: rien trouvé, que la mendicité, la mendicité en larmes!

J'aurais dû lui parler, lui prêter mon bras, l'aider à se soutenir sur le pavé! J'ai craint d'attraper sa fièvre, celle des poitrinaires et des mendiants…

Le soir, j'ai conté l'histoire aux camarades. On n'a point frémi de mon frémissement, on a même blagué ma sensibilité et ma frayeur.

L'un des assistants qui vit avec mille francs de rente et qu'on appelle le Tribun, parce qu'il a parfois des gestes et des souffles d'éloquence, a souri amèrement:

«Que diriez-vous d'un marin qui passerait toute sa vie à plaindre les naufragés et qui aurait l'air de supplier l'océan de ne pas porter l'agonie de tant de victimes!»

«Votre chambre est encore libre», m'a-t-il été répondu à mon ancien hôtel quand j'y suis rentré le matin.

Mais des lettres, vieilles de huit jours, m'annoncent que j'ai exaspéré deux leçons, mes deux meilleures, qui me lâchent. Il ne me reste que du fretin. Me voilà frais! Je suis juste aussi avancé que quand j'ai débuté.

Tout est à recommencer après tant d'hésitations, d'efforts, de douleurs! Eh! pourquoi suis-je allé dans ce trou de province? Est-ce qu'on a le temps de faire du sentiment et de la villégiature quand on est engagé pour vendre à heure fixe du latin et du grec, quand il y a pour cela des périodes sacrées?

Je rêvais de revoir mon village comme la _Vielleuse _de mélodrame ou le _Petit Savoyard! _Triple niais!

J'ai recouru après les leçons perdues, j'ai eu le courage d'être lâche et de demander pardon.

Mais les places étaient prises et l'on ne pouvait ou l'on ne voulait flanquer dehors ceux qui m'avaient remplacé.

Si j'attends seulement un mois avant de gagner quelque argent, je ne serai plus en état de me présenter nulle part. Il ne me reste qu'un vêtement propre, redingote, pantalon et gilet noirs,—à peu près noirs encore, quoiqu'ils montrent par endroits la corde.

J'ai de quoi manger et payer un garni ignoble avec mes vingt-six sous et trois centimes par jour, mais mes habits sont mes outils. Il m'en faut de propres et de décents.

Je connais Cicéron, Virgile, Homère, tous les grands auteurs anciens, mais je ne connais pas de petit tailleur moderne pour me raccommoder ou me faire un costume.

Il y a bien longtemps que je n'ose plus passer devant la maison de
Caumont à qui je n'ai pas pu payer sa dernière note.

J'avais trouvé une belle leçon dans ce voisinage. Je n'ai pas osé l'accepter, j'aurais rencontré le tailleur et il m'aurait peut-être fait une scène.

29 Monsieur, Monsieur Bonardel

Que faire?

Copier des rôles? Mais pourrai-je! J'ai une écriture d'enfant, embrouillée et illisible. On disait dans les classes de lettres: «Il n'y a que les imbéciles qui peignent bien»; on promettait le prix de calligraphie au plus bête. Et moi, faisant chorus avec mon professeur, ce niais! avec mon père, cet aveugle! j'étais presque fier d'écrire si mal. On trouvait cela original et coquet de la part d'un fort.

Si, au lieu de faire des discours latins, j'avais fait des bâtons,—si, au lieu d'étudier Cicéron, j'avais étudié Favarger!—je pourrais aujourd'hui copier des rôles le jour, et être libre le soir, ou bien les copier la nuit et bûcher le jour à mon choix! Il eût suffi de cela pour que je fusse libre.

J'ai cherché tout de même les demandes de copistes derrière les grillages du Palais de Justice, dans les colonnes des Petites affiches, sur les plaques des pissotières, et je me suis rendu aux adresses indiquées.

On m'a ri au nez quand j'ai montré mes échantillons; on m'a mis en face de gens à tête de sous-officier ou de notaire qui écrivaient comme des graveurs—c'était moulé!

J'en ai été quitte pour ma courte honte; je ne puis pas gagner mon pain de cette façon.

«Ce serait bien difficile, allez, même si vous aviez une belle main! On ne vit pas de cela; vous vous useriez les yeux sans encore récolter de quoi manger», m'a dit un de ces calligraphes.

Il faut avoir des maisons attitrées.—Cela ne s'acquiert qu'avec le temps et de grandes protections!…

Il a l'air de m'assurer que c'est aussi difficile que d'être nommé préfet ou consul.

Peut-être bien! et ce n'est pas plus sûr!

Mon écriture me tue. Toutes mes tentatives pour entrer n'importe où saignent et meurent sous le bec de ma plume maladroite.

Si je pouvais être caissier, teneur de livres?

Je m'y mettrai!

Je crois qu'avec ma volonté de fils de paysanne, j'arriverais à faire entrer de force dans ma caboche les notions sèches qu'il faut au pays de la pierre et du fer, je forgerais mon outil d'employé de manufacture ou d'usine. J'apprendrais les chiffres, je me cramponnerais à l'arithmétique comme Quasimodo à sa cloche, dussé-je en avoir le tympan cassé, le cerveau meurtri, les ailes de mon imagination brisées.

Oh! ce serait terrible, si je devenais un chiffreur, qui ne rêve plus, n'espère plus, chez qui l'idée de révolte ou de poésie est morte! Mais je me figure que qui est bien doué résiste—je résisterai!

Allons! j'irai trouver les commerçants, et je leur crierai:— Tenez voilà trois ans de ma jeunesse. Je _débiterai, j'aunerai, j'appellerai à la caisse, _je ferai les paquets ou je vendrai du fil!…

Est-ce qu'au moins, dans trois ans, j'aurai conquis un poste qui me laissera de la liberté?… des heures pour causer avec moi-même et pour préparer la défense ou la rébellion des autres?

Un camarade né dans la Laine, à qui j'en ai parlé, hoche la tête, et me dit:

«Dans trois ans, tu seras esclave, comme au premier jour! maladroit, autant que tu l'es aujourd'hui! Mettons que tu t'y fasses, que tu ne sois pas renvoyé de maison en maison—ce qui est la destinée des commençants—mais quant à être libre! Es-tu fou? Libre après trois ans!…—Pas après cinq, pas après dix!… Cette vie n'est possible qu'à qui l'aime et n'est bonne que pour qui peut, un jour, avec l'argent du papa ou de la fiancée, acheter un fonds—et ce jour-là, turlupiner les employés, _refaire _le client pour devenir riche au lieu de devenir failli—ou banqueroutier!… As-tu ce goût? As-tu ces avances?… As-tu ce courage, cette lâcheté? Mon pauvre Vingtras, je suis commerçant parvenu, et je sais ce que c'est!… Tu entrerais chez mon père demain, que dans quinze jours, tu le souffletterais et l'insulterais!—si brave homme qu'il soit; si bon garçon que tu puisses être! N'y pense plus! Mieux vaut que tu ailles porter ailleurs tes gifles et ton ambition.»

Je me suis mis à rire. Il m'a fait remarquer que mon rire seul était un obstacle.

«Un tonnerre! Mauvais vendeur, avec ce rire-là!… Mais tout est contre toi, malheureux! Tes yeux noirs, ta voix de stentor, ton air d'insurgé, de lutteur!… Il ne faut pas ça pour écouler du ruban ou du drap, pour faire l'article, _glisser le rossignol! _Raye le commerce de tes papiers—à moins que tu ne t'engages, ne te fasses un de ces matins glorieusement trouer pour la patrie, et qu'on te décore! Tu pourras alors, comme l'homme du Prophète, avec une calotte à glands et un habit noir, te tenir à l'entrée des magasins pour ouvrir les portes, pour porter les parapluies des clients, faire enseigne, en étalant, large comme un chou, le ruban de ta boutonnière.»

Il faut que j'en aie le coeur net cependant!

Je vais m'adresser à tous ceux qui ont paru m'aimer un peu, et leur demander des lettres de recommandation pour n'importe qui et n'importe où.

J'ai écrit à tous mes anciens professeurs—non, pas à tous! je n'avais pas de quoi affranchir, et il ne me restait plus de papier.

J'attends les réponses.

Quatre jours, huit jours, quinze jours! Rien!

Faut-il écrire de nouveau? mais les timbres?…

Un dernier effort, voyons!

Serrons la boucle, mangeons du pain bis—sans rien autre pendant deux jours—et affranchissons deux lettres encore.

J'ai eu de la peine pour les enveloppes! Il ne m'en restait qu'une de propre—l'autre était vieille.—J'ai dépensé sur elle un sou de mie pour la nettoyer. Elle a mangé le quart de mon déjeuner, la malheureuse.

Enfin, je reçois une lettre du père Civanne.

«J'ai fouillé mes souvenirs, et me suis rappelé que le père d'un de mes anciens élèves, M. Bonardel, est un grand fabricant de Paris…

«Il trouvera peut-être à vous employer pour la correspondance, pour l'anglais. N'avez-vous pas eu un prix d'anglais?

«Ci-joint la lettre pour M. Bonardel.»

M. Bonardel reste du côté de l'Hippodrome, dans une grande maison qui me fait peur par son silence… C'est sa demeure privée.

Je m'adresse au concierge:

«M. Bonardel y est-il?

—Non, il n'y est pas.»

Un «il n'y est pas» insolent comme un coup de pied.

Il faut faire son deuil du linge blanc étalé exprès, de la toilette organisée à grand-peine, et redescendre vers Paris pour revenir ici demain, si j'en ai le courage.

Ah! j'aimerais mieux me battre en duel, passer sous le feu d'une compagnie—je marcherais droit, je crois; tandis que je reviens le lendemain, tout gauche et tremblant de peur!

«M. Bonardel?»

Même réponse qu'hier.

«J'ai quelque chose de très pressé à lui dire.»

Le concierge m'écoute, il me demande mon nom…

«Monsieur Vingtras.

—Vous dites?»

Il me fait répéter; je réponds timidement—il entend Vingtra_ze_ —je n'ai osé appuyer sur l's, j'ai escamoté l's qui est une lettre dure, pas bonne enfant.

«Avez-vous votre carte?

—Je l'ai oubliée.»

Ce n'est pas vrai, je n'ai pas de cartes—pourquoi en aurais-je? —et je n'ai pas pu trouver un carré de carton pour en faire une ce matin. L'homme ne s'y trompe pas et m'enveloppe d'un regard de mépris, tout en montant le grand escalier qui conduit sans doute au cabinet de M. Bonardel.

Je ne serais pas plus ému si j'attendais la décision d'un tribunal. J'écoute les pas qui sonnent, la porte qui grince, l'écho triste. Deux voix!… on parle… le concierge redescend…

«M. Bonardel a dit qu'il ne vous connaissait pas. Il faudra lui écrire pourquoi vous voulez le voir.»

Je vais rédiger la lettre chez un de mes amis qui a du papier et des enveloppes; mais il ne m'offrira plus de faire ma correspondance chez lui.

J'ai usé trois cahiers, six plumes—brouillons sur brouillons, taches sur taches! Pour la suscription, je m'y suis pris à trois fois.

Comment fallait-il mettre?

Monsieur

Monsieur Bonardel

ou mettre:

Monsieur Bonardel

simplement—sur une seule ligne?

Que fait-on dans le commerce?

J'ai mis deux fois Monsieur à tout hasard! Mieux vaut un Monsieur de trop qu'un Monsieur de moins.

À ma lettre j'ai joint celle de mon vieux professeur.

La réponse m'arrive.

«M. Bonardel vous recevra demain, vendredi, à 8 heures du matin.»

Je me suis levé à cinq heures—par prudence—il fait froid. J'ai été forcé d'ôter mes bottines et de tenir mes pieds dans mes mains jusqu'à six heures.

Il pleuvait.

Je n'avais pas d'argent pour prendre une voiture, bien entendu. J'ai dû marcher en sautillant pour éviter les flaques: j'ai sautillé depuis le quartier Latin jusqu'à l'Hippodrome. J'ai un pantalon noir qui traîne dans la boue. Je suis forcé de l'éponger avec mon mouchoir.

Mes bottes aussi sont sales; je les gratte avec ce que j'ai de papier dans mes poches. Il y a là-dedans des lettres auxquelles je tiens, mais je ne puis pas arriver crotté comme ça!

Ô mes lettres d'amour, de vertu, de jeunesse!

Pour finir; je suis forcé de me rincer les mains dans le ruisseau.

Je sens encore du gravier dans mes gants; mais je n'ai plus de plaques de boue. C'est terne malheureusement! Les bottes que j'ai essuyées avec mon mouchoir sont ternes aussi: on dirait que je les ai graissées avec du lard.

Pour entrer juste à l'heure fixée sur la lettre, je suis allé dix fois regarder l'oeil-de-boeuf d'un marchand de vin qui fait le coin; j'y suis allé sur la pointe du pied, pour ne plus me crotter. J'avais l'air d'un maître de danse.

Enfin, il est 8 heures moins 5 minutes. Il me faut ces 5 minutes pour arriver.

M'y voici.

M. Bonardel a donné le mot.

Le portier me dit dès que j'ai montré mon nez:

«Suivez-moi.»

Il m'emmène par le grand escalier jusqu'à une porte devant laquelle il me laisse planté. Enfin il revient et me fait signe d'entrer. J'entre.

M. Bonardel m'indique un siège.

J'attends.

Rien!

Il regarde des papiers—et a l'air de ne plus s'occuper de moi.
Je puis faire des cocottes, si je veux!

Je tousse un peu—ça lui est égal; je peux tousser, je puis faire hum, en mettant ma main gantée de noir devant ma bouche; il écrit toujours!

C'est terrible, ce silence!…

Si je brisais quelque chose?…

Je laisse tomber mon chapeau; il se met à rouler jusqu'au bout de la chambre, en faisant un grand rond avant de s'arrêter, comme une toupie qui va mourir…

Il s'en paie, mon chapeau!…

Je cours après; cela prend un bon moment. Je le ramasse; j'ai le temps de le ramasser, de revenir sur ma chaise. M. Bonardel me laisse libre, tranquille. Je ne le gêne pas.

…………………

Ah! tant pis, je casse la glace!

—MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL!

Je me suis décidé à parler, mais d'avoir mis deux fois Monsieur sur la lettre l'autre jour, ça m'est resté dans l'esprit, et j'ai dit Monsieur, Monsieur Bonardel, comme si je lisais mon enveloppe.

Il ne bouge pas. Il croit que je lui écris une lettre, il attend sans doute que je la lui remette.

Je recommence, en précisant:

«Monsieur Bonardel, rue du Colysée, 28…»

J'espère qu'il n'y a pas à s'y tromper et que je prends bien mes précautions!

C'est toujours le souvenir de l'enveloppe!

M. Bonardel a-t-il été frappé de mon insistance à mettre les points sur les i? Reconnaît-il là des habitudes de commerce vraiment sérieuses et toujours utiles?—Probablement, car, se tournant de mon côté:

«Monsieur Vingtras…. fait-il avec un geste de lapin de plâtre.

—13, rue Saint-Jacques!»

M. Bonardel s'incline.

Nous sommes bien les deux hommes en question. Pas de surprise!

Et maintenant, qu'est-ce que je veux? L'oeil de M. Bonardel, rue du Colysée, 28, demande à M. Vingtras, 13, rue Saint-Jacques, de quoi il s'agit.

Ce n'est pas sans doute pour faire rouler mon chapeau et lui lire des enveloppes que je suis venu.

Il faut s'expliquer.

«Monsieur, je suis jeune…»

J'ai dit cela très haut, comme si je faisais un aveu qui me coûtât; comme si d'autre part, j'en avais pris mon parti carrément.

«Je suis jeune…»

M. Bonardel a l'air de n'en être ni triste ni heureux. Ça ne lui fait rien à M. Bonardel!

Je laisse mon âge de côté et je reprends d'une traite: «Monsieur, j'ai compté, que sur la recommandation de M. Civanne, mon ancien professeur, vous voudriez bien vous intéresser à moi et m'aider à obtenir une situation, qu'il m'est difficile de trouver sans connaissance et sans appui.»

M. Bonardel me fait signe de m'arrêter—et d'une voix lente:

«Que savez-vous faire?»

CE-QUE-JE-SAIS-FAIRE?

Il me demande cela sans me prévenir, à brûle-pourpoint!…

CE-QUE-JE-SAIS-FAIRE?

Mais je ne suis pas préparé! je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir!

CE-QUE-JE-SAIS-FAIRE?

«Je suis bachelier.»

M. Bonardel répète sa question plus haut; il croit sans doute que je suis sourd.

«Que-sa-vez-vous-fai-re?»

Je tortille mon chapeau, je cherche…

M. Bonardel attend un moment, me donne deux minutes.

Les deux minutes passées, il étend la main vers un cordon de sonnette et le tire.

«Reconduisez monsieur.»

Il remet le nez dans ses papiers. J'emboîte le pas du domestique et je sors, la tête perdue.

CE-QUE-JE-SAIS-FAIRE????

J'ai encore cherché toute la nuit, je n'ai rien trouvé.

…………………

J'ai lié connaissance avec un fils d'usinier, brave garçon que je mets franchement au courant de ma situation d'argent, d'esprit et d'ambition; je lui fais part de mes déconvenues et de mes maladresses.

Il me répond en bon enfant:

«J'ai mon oncle qui est fabricant aussi, mais qui ne vous recevra pas comme M. Bonardel. Je lui parlerai de vous: allez le voir mardi, et bonne chance!»

Mardi est arrivé.

Je m'ouvre à l'homme, il m'écoute avec bienveillance.

Quand j'ai fini:

«Eh bien! je ne veux pas qu'il soit dit qu'un garçon de courage, qui demande à s'occuper, ne trouvera pas de travail chez moi. Vous entrerez à l'usine pour faire la correspondance. Vous savez tourner une lettre, comprendre ce qu'il y a dans les lettres des autres?»

Je réponds: «Oui.»

Je dois savoir faire une lettre, puisque j'ai été dix ans au collège.

«Vous viendrez après-demain.»

J'arrive au jour dit.

On me regarde beaucoup.

Les blouses bleues, les bourgerons, les tricots, les cottes, les chemises de couleur, les ouvriers et les hommes de peine toisent ma redingote noire avec un air de pitié.

Ma redingote est propre, cependant: elle est boutonnée; c'est pour cacher le gilet qui est fripé, mais il n'y a ni taches, ni trous, et mon col retombe bien blanc sur ma cravate de satin noir. Mes souliers brillent.

Vais-je briller aussi?

«Par ici, monsieur Vingtras…»

M. Maillart me conduit à travers une longue galerie encombrée de débris de fer rouillé, jusqu'à un cabinet vitré où il y a une chaise haute, un pupitre très haut aussi, du papier bleu, des plumes d'oie et le courrier du matin.

«Voilà votre bureau.»

Je fais une mine de satisfait; j'esquisse un sourire de reconnaissance.

«Maintenant, ajoute M. Maillart, vous allez dépouiller cette correspondance; je reviendrai dans une heure et vous me montrerez votre classement, vos pointages… J'ai dit à celui qui faisait la besogne avant vous, de n'arriver que vers midi, pour voir comment vous vous en tirerez par vous-même.»

Je frémis à l'idée de me trouver seul dans ce bureau vitré.

M. Maillart reprend en décachetant une lettre dans le tas et en me la montrant:

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