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Le bonheur à cinq sous

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The Project Gutenberg eBook of Le bonheur à cinq sous

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Title: Le bonheur à cinq sous

Author: René Boylesve

Release date: August 10, 2006 [eBook #19021]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BONHEUR À CINQ SOUS ***

Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

RENÉ BOYLESVE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
LE BONHEUR A CINQ SOUS
DIXIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

A JEAN-LOUIS VAUDOYER

_De votre observatoire d'artillerie, mon cher ami, vous m'avez, à plusieurs reprises, affirmé que le journal qui vous apportait ces contes était pour vous et pour certains de vos camarades une cause de détente heureuse. D'autres lettres, reçues du front et de combattants que je n'avais pas l'honneur de connaître, ont contribué avec les vôtres à me laisser croire que notre vieille besogne littéraire, ingrate à accomplir par le temps qui court, pouvait cependant n'être pas tout à fait vaine. C'est ce qui me donne l'audace, en un moment pareil, de réunir ces feuilles disparates, certaines écrites avant la guerre, les autres inspirées par ses lointains échos, quelques-unes volontairement étrangères à ce grand sujet, afin de procurer aux pauvres hommes, durant cinq minutes, l'illusion qu'il en existe encore un autre.

B._

Juillet 1917.

LE BONHEUR A CINQ SOUS

Un jeune ménage rêvait à une maison de campagne.

C'était, bien entendu, un jeune ménage parisien, ou du moins digne d'être ainsi qualifié, puisqu'il habitait rue Henri-Martin, dans le XVIe arrondissement, un tout petit appartement, il est vrai, et bien que la jeune femme fût de Granville et le mari d'Issoudun. Mais en trois ans d'application acharnée, monsieur et madame Jérôme Jeton s'étaient fait ce que l'on appelle des relations, et Jérôme Jeton se déclarait homme de lettres.

Jérôme avait plus de peine à justifier sa qualité d'homme de lettres que Sylvie, sa chère «associée», à se faufiler «dans le monde» ainsi qu'elle disait, et à attirer à son petit appartement quelques couples lancés dans le tourbillon de la vie élégante et même, comme elle aimait à le dire encore plus volontiers, «quelques noms connus». Et Jérôme, pour son avenir littéraire, comptait beaucoup plus sur les efforts de Sylvie à se constituer un milieu singeant autant que possible le monde, que sur son talent qu'il niait lui-même carrément, dans l'intimité, car c'était un très brave garçon.

Mais l'activité déployée par la gracieuse Granvillaise pour être une Parisienne accomplie, et par l'honnête enfant d'Issoudun pour loger de tristes articles dans les feuilles, les harassait parfois l'un et l'autre; et, lorsqu'ils avaient un rare moment de répit, ils rêvaient avec une nostalgie, ardente au plaisir, lui de faire la sieste l'après-midi, en bras de chemise, sous un pommier, et elle d'aller distribuer du grain aux poules, suivie jusqu'à la grille de la basse-cour par un beau chien gambadant.

Evidemment, ils n'avaient pas le moyen de s'offrir une maison de campagne dans un lieu habitable et de conserver en même temps, si étroit fût-il, l'appartement où ils avaient adopté la tâche commune, opiniâtre et touchante, de faire connaître le nom de Jérôme Jeton. Chacun sait que le problème de vivre à Paris devient de plus en plus difficile à résoudre et il offrait les plus grands obstacles au ménage des Jérôme Jeton. Sylvie le résolvait par des prodiges d'ingéniosité, sinon d'économie,—car il faut à tout prix donner l'illusion d'une situation un peu supérieure à l'aisance,—et Jérôme, provisoirement, en vendant chaque année quelques titres de rente; la rémunération de la «copie» placée, ici ou là, dans les journaux, on en parlait, certes; Dieu sait si l'on en parlait! mais ce n'était pas la peine d'en parler.

Malgré tout, ni Jérôme, ni Sylvie, en leurs courses, ne manquaient guère de s'arrêter devant les agences de location où l'on voit un étalage de photographies poussiéreuses et pâlottes, généralement prises en hiver, afin qu'au travers des branchages dénudés soient mieux mis en évidence les détails de l'architecture, et qui représentent, pour tant de passants, des châteaux en Espagne. Quelques lignes, écrites à la main, en belle ronde, indiquent, au bas de l'épreuve, la contenance, les charmes de l'endroit, les «chasses» qui y sont possibles ou «l'étang poissonneux» dont il jouit, rarement le prix demandé, afin de vous obliger à entrer, jamais le nom du lieu. A l'aspect de la construction, aux essences d'arbres environnants, les Jeton étaient passés maîtres en l'art de deviner la contrée, la province, le département, et ils pénétraient quelquefois dans le bureau, non pour s'informer sérieusement d'un prix toujours déconcertant pour eux, mais pour vérifier leur perspicacité. Ils n'avaient point de goût déterminé pour une région ni pour une autre; la campagne, à leurs yeux, était la campagne; en réalité ils aimaient tout ce qui était à l'antipode et d'un quartier parisien et de la vie que l'on mène.

* * * * *

Un beau jour, un ménage ami, que des raisons de santé avaient obligé de se retirer momentanément en province, arriva rue Henri-Martin, avec des mines totalement restaurées, une santé reconquise et, qui plus est, un délicieux enfant qu'ils avaient jadis négligé d'avoir à Paris. D'où venait ce ménage? Mais d'un endroit paradisiaque, d'une bonne et vieille maison du Loiret, sise à l'entrée du village de Souzouches, avec un jardin ombragé descendant jusqu'à la rivière; sept à huit cents francs l'an; on laisserait à un peu moins que la moitié pour la saison.

D'enthousiasme, sans plus ample examen, les Jérôme Jeton louèrent la maison du Loiret pour la saison d'été qui venait. C'était une aubaine. On sait que l'aubaine, comme la déveine, d'ailleurs, ne se présente jamais seule.

Dans les trois jours où avait été conclu cet heureux marché, Jérôme Jeton recevait une lettre de M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, un de ces magazines illustrés qui ont conquis la faveur du public et répandent aux quatre coins du monde la pensée des plus grands savants et l'imagination des écrivains les plus notoires. M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, homme avisé, partout répandu, ne faisant fi de rien, à l'affût de toute nouveauté, s'était rencontré dans un «thé» avec madame Jérôme Jeton, et, frappé, tant par la grâce de la jeune femme que par l'âpre volonté qu'elle manifestait de faire «arriver» son mari, avait été porté à lire une nouvelle de celui-ci. Or, il demandait aujourd'hui au jeune écrivain s'il n'aurait pas en ses cartons un petit roman pour la rentrée d'octobre, quelque chose dans le genre de la nouvelle récemment lue et qu'il voulait bien juger «délicate et de bon ton». Il désirait seulement «plus développé». Quelques lignes quasi confidentielles suivaient, qui mirent le comble à l'étonnement de Jérôme: un des «maîtres du roman contemporain», avec qui l'on comptait inaugurer brillamment la saison, manquait à son engagement et, d'autre part, d'innombrables manuscrits d'ailleurs remarquables étaient présentement impubliables à cause de la liberté des sujets ou de la crudité de l'expression. Ceci était un avis. Jérôme Jeton ne faisait guère que débuter, il est vrai; mais que fallait-il pour que le public accueillît un nom nouveau? qu'il lui fût recommandé par qui de droit. On laissait entendre à Jérôme qu'il serait suppléé à l'éclat du nom par celui du «lancement»,—dont le tirage du Bonheur à cinq sous était un sûr garant;—effort si large, ajoutait-on, que le tout jeune écrivain y voudrait voir, on n'en doutait pas, sa juste rémunération.

Et c'était en effet une proposition non seulement acceptable, mais inespérée pour un inconnu.

Jérôme Jeton n'avait pas le moindre bout de roman dans ses cartons; il écrivait, au jour le jour, une nouvelle, quand sa femme avait entendu raconter une bonne histoire ou été témoin de quelque scène digne de mémoire, et il étendait là-dessus le voile gris de l'ennui qu'écrire lui causait; sans le faire exprès, il excellait à émousser, à affadir une anecdote et à la laisser du moins dépourvue des aspérités dont l'une toujours peut blesser quelqu'un. Le loyal Jérôme n'allait-il pas répondre la vérité à M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, attendu que deux mois à peine le séparaient de la date fixée pour la livraison du roman! Sylvie s'y opposa vertement: «Comment, nigaud! tu vas rater une occasion pareille—car ils se tutoyaient dans l'intimité—c'était bien la peine que je me mette en frais pour faire la conquête de ce bonze!… Deux mois? mais ignores-tu le temps qu'a mis Balzac à écrire César Birotteau?… Deux mois? mais songe que précisément nous allons les passer à la maison du Loiret, dans des conditions idéales?… Fais-moi le plaisir d'écrire dare dare que tu acceptes «malgré les conditions peu lucratives pour un romancier qui vit de sa plume»—je tiens absolument à ces termes;—que tu crois avoir précisément parmi tes travaux en cours ce qui convient au Bonheur à cinq sous, mais que «ta conscience d'écrivain» t'interdit de te séparer du manuscrit avant la dernière minute, afin de le revoir et mettre au point… Je me charge, moi, de lui parler, à ce vieux ladre, de tes scrupules, si je le rencontre demain chez madame X, car il faut reconnaître qu'il fait une affaire; mais, en attendant, toi, mon bonhomme, saute à pieds joints sur l'occasion qu'il t'offre de répandre ton nom!»

* * * * *

Là-dessus, les Jérôme Jeton partaient pour la maison du Loiret.

C'était une bonne grosse maison bourgeoise située à l'entrée du faubourg d'un petit chef-lieu de canton appelé Souzouches, et qu'on nommait Le Bout du Pont. On passait la rivière sur un pont de pierre d'où l'on apercevait le jardin touffu, la terrasse au-dessus de la berge et le toit d'ardoise avec le sommet d'une lucarne, deux cheminées énormes et des girouettes, l'une en forme de canot à deux rameurs et l'autre de chasseur épaulant, une petite fumée opaque à l'extrémité du canon de son fusil. A main droite, au bout du pont, passé la boulangerie qui sentait bon et le maréchal-ferrant qui répandait parmi des étincelles l'odeur de la corne brûlée, on pouvait tirer l'antique et crasseux pied de biche qui faisait tinter au loin la sonnette de la maison du Loiret.

Quand le jeune ménage arriva là, tout fut pour lui sujet d'enchantement. D'abord, au seul rez-de-chaussée eût tenu quatre fois tout l'appartement de la rue Henri-Martin; il y avait une grande pièce dallée, à gauche du corridor qui décelait à l'odorat l'inquiétante présence de souris: «Ça sent la province!…» dit Sylvie, les narines frémissantes, tandis que son mari était en train de découvrir dans le salon, à droite, un mobilier de la Restauration, authentique, et des tentures de vieille perse bleue qui correspondaient exactement à ce que les plus modernes décorateurs sont en train d'inventer. Sylvie poussait un cri d'extase et, en femme accoutumée à fréquenter les antiquaires, évaluait chaque pièce, d'un coup d'oeil. Et l'on passa au jardin.

La maison était un peu enfouie sous le jasmin de Virginie et la clématite qui devaient faciliter l'entrée des insectes dans les chambres à coucher,—ah! dame, c'était la campagne!—et elle manquait totalement de vue: «Tant mieux! tu seras moins distrait!…» On pénétra sous ces ombrages plus d'une fois «séculaires» et, en abattant les fils et toiles d'araignées tendus là comme les gazes, au théâtre, pour communiquer au spectacle un air de mystérieuse féerie, on parvint à l'allée qui, sous des tilleuls épais, longeait la berge, le chemin de halage et avait vue sur la rivière. Celle-ci, avec un calme imposant, roulait son onde profonde et noire, éclaircie tout à coup par endroits, où des myriades d'ablettes filaient en petits traits parallèles semblables au plan d'une revue navale de Cowes, et viraient de bord soudain pour disparaître «dans une direction inconnue». Il y avait là, autour d'une table de fer, de vieux fauteuils de châtaignier: «Un bureau de verdure!» déclara Jérôme. «Je ne travaille plus ailleurs qu'ici!» Le sol, humidifié par l'ombre et couvert, comme le mur bas, de lichens, était çà et là soulevé par les galeries des taupinières où le pied, surpris, enfonçait; des noisetiers, chargés de fruits, tendaient leurs bogues; Sylvie les déchirait rapidement, de ses fins doigts, à la manière des singes, et brisait les coques entre ses molaires; on l'entendait à la fois croquer la noisette et en cracher les détritus, comme une gamine qui va à l'école.

Au bout de l'allée une douzaine de marches descendaient à la porte marine: on pouvait par là se rendre à la pêche!…

—C'est un paradis, fut-il déclaré, d'un commun accord, avant même que l'on n'eût vu le potager.

Or ce paradis contenait par surcroît un potager! Il n'est pas de potager ordinaire; le plus pauvre d'entre eux est exquis. Celui-ci était le classique, l'idéal potager avec la pompe et les bassins, avec les très vieux poiriers à chaque angle, avec les cordons de pommiers nains, dans l'allée principale, les contre-allées étant bordées d'oseille, les unes, et les autres de thym et de ciboule; le potager à l'odeur d'oignon, de chou, de rave et de persil, le potager avec ruches d'abeilles, le potager avec brugnons en espalier et beaux chasselas encore durs qui deviendront transparents puis dorés en septembre et qu'il faudra disputer aux guêpes, le potager avec lézards sur la muraille!

—Tu vas commencer ton roman tout de suite! s'écria Sylvie.

—Pourquoi? demanda Jérôme.

—Pour que nous puissions ne rien faire après.

* * * * *

Mais Jérôme commença au contraire par ne rien faire. Tout était trop bon, trop beau; on n'a pas idée de faire travailler un homme qui a le moyen de louer une maison comme celle-ci.

—Le fait est, dit Sylvie, que si on louait à l'année…

—Et si on envoyait au diable la rue Henri-Martin et le Bonheur à cinq sous

—On aurait ici le bonheur tout simplement!

—Je veux m'informer, dit Jérôme, si notre inventaire comporte des accessoires de pêche…

* * * * *

Au bout d'une semaine, Jérôme Jeton n'avait pas écrit la première ligne de son roman, mais il avait rapporté de la berge mainte excellente friture. Et Sylvie avait fait connaissance avec tout le pays.

Ce n'étaient pas du tout des sauvages, que les habitants du petit pays de Souzouches. La profession d'homme de lettres, mise aussitôt en avant par Sylvie, avait bien tout d'abord inspiré quelque appréhension: «Quand la plume sert à composer de bons ouvrages, disait madame de Dracézaire, certes, c'est une belle chose que la renommée, mais, hormis ce cas, quelle vanité!… J'espère que votre mari, madame, n'est pas de ces écrivains…»

—Oh! rassurez-vous, madame, dit aussitôt Sylvie, mon mari écrit en ce moment pour Le Bonheur à cinq sous

Le magazine était sur toutes les tables. «Ah! s'écrièrent dix personnes à la fois, et aurons-nous bientôt le plaisir de voir son nom au sommaire!… Quel est le genre de monsieur votre mari?…»

—Oh! je parie qu'il écrit des romans, dit madame de Dracézaire: d'abord il a une jeune femme joliment élégante et lui-même n'a guère l'aspect d'un rat de bibliothèque… Il ne faut pas être une devineresse pour prédire le sujet de son prochain livre!

—Mon Dieu, madame, dit Sylvie, je crois que nous y mettrons bien en effet un peu d'amour; il en faut si l'on veut être lu; mais légitime et très décent.

Sylvie avait eu la chance de ne pas déplaire à madame de Dracézaire qui faisait la pluie et le beau temps dans l'endroit; et, cette conquête étant accomplie, il n'y avait point de maison qui ne lui fût ouverte. On jugeait sa toilette et sa coiffure un tout petit peu excentriques, mais elle savait passer pour extrêmement «correcte» et elle était fort bonne joueuse de tennis. Son mari avait aussi l'air si sage, toute la journée la ligne à la main, sur la berge! Est-ce qu'il «pensait» en s'adonnant à son plaisir favori? Madame de Dracézaire, qui s'enorgueillissait beaucoup d'avoir cinq petits-fils en bas-âge, était étonnée qu'un si charmant ménage fût sans enfants:

—Eh! grand Dieu! Où les logerais-je? s'écriait Sylvie.

—Ah! Eh bien, ma belle dame, il faut rester au Bout du Pont: le petit aura de quoi gambader dans votre jardin…

Sylvie rentrait au «Bout du Pont» un peu songeuse, tout en faisant par-dessus le parapet des signes à son mari immobile et béat à côté de son filet à poissons et de sa boîte d'asticots. Elle traversait le jardin, jusqu'à l'endroit où la table de fer et les fauteuils de châtaignier constituaient ce que Jérôme avait nommé «son bureau» et où il n'avait jamais écrit; et, accoudée au mur bas tapissé de mousse, elle venait apporter des nouvelles de la ville, demander celles de la pêche.

—Dis donc! Sais-tu ce qu'elle m'a dit, madame de Dracézaire? que «le petit» aurait de quoi gambader dans notre jardin!

—Quel petit?

—Celui que nous aurions si on habitait là…

Jérôme regardait au loin. Il eût aimé avoir un «petit».

—Le fait est, dit-il, que, pour m'enfiler ces sales vers de terre, un gamin ne serait pas de trop.

Il traduisait, par pudeur, en langage vulgaire le sentiment qui lui serrait le coeur.

—Oh! pour te seconder à la pêche, quant à ça, il faudrait quelques années.

—Elles passeraient vite…

Non seulement, comme grand nombre d'hommes, il avait l'instinct paternel, mais comme beaucoup, il était paresseux. L'engourdissement inspiré par cette eau si doucement courante, le plaisir de la pêche, le bien-être de la calme maison de province, la tentation supérieure, qui nous vient on ne sait d'où, de faire en sorte que «cela dure» et même que d'autres après nous, dans des conditions analogues, durent encore, cet instinct si puissant et si sûr, que l'adaptation saugrenue de la vie humaine à la trépidation mécanique a détruit, tout cela contribuait à l'attacher à ce coin de terre où il lui serait si simple et si aisé de passer la vie.

En dînant, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une petite salle à manger d'acajou où une vieille servante, nommée la mère Coinquin, leur préparait des petits plats selon d'antiques recettes, ils parlèrent de l'attrait qu'ils subissaient l'un comme l'autre. Tous deux, nés en province, issus de familles provinciales, retrouvaient les coutumes et les moeurs ancestrales à peine modifiées, et Sylvie affirmait que les gens de Souzouches n'étaient pas plus bêtes que ceux de Paris:

—Je te garantis que madame Faisand est une femme qui a infiniment de bon sens; sais-tu bien que madame Vaucoque a suivi son mari dans toutes les colonies? que monsieur Babin est membre de l'Institut? que monsieur le curé a refusé par humilité d'être évêque? Quant aux gens jeunes que je rencontre ici, ils ont l'esprit aussi ouvert que ceux que nous pouvons voir dans les meilleures maisons… Au point de vue économique, si j'en arrive à ce chapitre, l'avantage est prodigieux.

—Mais qui est-ce qui te dit le contraire? faisait Jérôme, en goûtant avec volupté le salmis de la mère Coinquin; moi, je me trouve très bien ici, et j'ai horreur de tous les embarras que tu m'obliges à faire à Paris…

—Que je t'oblige à faire! j'aime beaucoup ça. Mais si je t'oblige à les faire, c'est parce qu'il n'y a pas moyen de vivre à Paris autrement; veux-tu arriver ou bien non!

—Arriver à quoi?

—Arriver à te faire un nom, comme tout le monde, ou bien végéter misérablement dans l'obscurité!

—Me faire un nom, me faire un nom! Si c'était en accomplissant de grandes actions ou de grandes oeuvres; mais me faire un nom comme on se fait un nom aujourd'hui: comment? en prenant des tasses de thé avec des quantités de gens qui se fichent les uns des autres et qui se moquent aussi de moi; en écrivant—moi qui ne sais seulement pas écrire—des niaiseries qui me font mal au coeur!…

—Si ces gens se moquent les uns des autres, pourquoi ne peuvent-ils se quitter? s'ils se moquent de toi, pourquoi viennent-ils à la maison? Et pourquoi écrirais-tu, toi, des choses plus bêtes que ne font les autres?

—Ces gens se voient tous les jours et me voient pour la raison qui fait que les enfants vont à Guignol et les grandes personnes au théâtre. Ils ont besoin de spectacle, de comédie et de pièces, et ils aiment à revoir les mêmes grimaceries tous les jours… J'écris des choses plus ineptes que personne parce que, bien que presque tout le monde écrive, il en est du moins qui s'amusent à le faire, tandis que je n'en ai, moi, aucune envie, aucun besoin naturel, et n'y éprouve aucun plaisir; enfin, parce que, c'est une chose bien connue, tout le monde a du talent aujourd'hui, tandis que, moi, je le sais, je n'ai pas de talent, je n'ai aucun talent, je n'ai pas un soupçon de talent.

—Jérôme…, tais-toi! tu prononces des paroles…! Si on t'entendait…

—Je dis la vérité: je n'ai pas l'ombre de talent!… As-tu peur que la mère Coinquin comprenne ce que cela veut dire et aille le répéter? Je n'ai aucun talent et je n'aurai jamais de talent!

—Et après? qu'est-ce que ça fait?

—Comment! Qu'est-ce que ça fait?…

—Oui. Du moment que l'on croit que tu en as.

—Ah! ah! tu en as de bonnes!

—On le croira si tu le veux. On le croira si je m'en mêle. On le croit puisqu'un directeur te commande un roman… Enfin, pourquoi te commande-t-il un roman? Il y a trente-six mille personnes qui ont fait un roman; il y a toi qui n'en as jamais fait, et c'est à toi qu'il commande un roman… Voilà quelque chose dont il faut tenir compte. Et pour la suite, sois tranquille: j'ai déjà pris mes précautions. J'ai posé mes jalons. Avant de quitter Paris, j'avais parlé à trois critiques de ton futur roman; ils m'ont donné leur parole; je parierais que leur article est déjà fait…, ébauché, enfin, dans les grandes lignes; je m'entends…

—Mais le roman, le roman, lui, il n'est pas commencé. Je n'en ai même pas la première idée!…

—J'ai dit que tu le portais depuis toujours… que tu serais peut-être l'homme d'un seul livre, mais que ce serait de celui-là.

—C'est de la canaillerie; c'est tout simplement répugnant.

—Mon cher, c'est tout simplement ce qui se fait. En tous pays, il s'agit de se conformer à l'usage. Ah! tu es organisé pour vivre, toi, parlons-en!

—Je suis organisé pour vivre en pêchant à la ligne, dans un petit chef-lieu de canton, avec, si vous voulez, un tout petit emploi… J'aurais pu transporter des moellons, à la rigueur construire une maison, peut-être administrer tant bien que mal une propriété; et j'aurais fait, oui, j'en suis sûr, un très bon père de famille; et il y en a des centaines de mille, des millions, qui sont comme moi, pas plus malins que moi et dont le nom ne mérite pas d'être connu hors des limites de la commune; vous feriez bien mieux de l'y laisser.

—Moi, je ferai ce que tu voudras. Je suis bonne aussi bien à demeurer ici qu'à te faire valoir à Paris; mais il faudrait prendre un parti. Réfléchis aussi que tu as un engagement, que tu as promis d'écrire un roman…

—Mais ne dois-je pas l'écrire ici?

—Admettons. Mais, écrit ici, inséré même dans le Bonheur à cinq sous, si quelqu'un ne s'en mêle pas, malgré mes trois critiques, si quelqu'un n'est pas sur les lieux pour le faire mousser, c'est le four, c'est l'enterrement de première classe…

—Il y a eu des types comme George Sand, comme Flaubert, qui écrivaient en province…

—Taratata! Essaye. Si tu avais du génie, oui; avec un grand talent, peut-être…

—Ah! tu avoues que je n'ai même pas cela.

—Tu l'as peut-être, mais il faut qu'on le dise…

—Et «qu'on le dise» est ce qu'il y a de plus important?…

—Dame!…

—Tout ça, tout ça…

—Hein?

—Je dis: tout ça, tout ça ne vaut pas une bonne friture.

* * * * *

Et les jours s'écoulaient, en mangeant d'excellentes fritures et en s'adonnant à mille occupations si agréables et qui paraissaient à la vérité si indispensables, que l'on n'avait pas le loisir de penser seulement au roman.

Une lettre du Secrétaire de la rédaction du Bonheur à cinq sous vint sur ces entrefaites agiter le jeune ménage.

En l'absence de M. le Directeur, qui prenait ses vacances, le Secrétaire croyait devoir avertir Jérôme Jeton, que le photographe du Magazine, étant en tournée en province, à la recherche de sites pittoresques, et devant précisément faire quelques haltes sur le cours du Loiret, profiterait de la circonstance pour prendre une demi-douzaine de clichés du jeune maître travaillant dans son cottage à la confection du roman déjà annoncé aux lecteurs.

Jérôme fut atterré; mais Sylvie galvanisée au contraire.

—Je vais écrire, dit Jérôme, que j'ai attrapé une fièvre typhoïde. Non, ça pourrait porter malheur; mettons un rhumatisme, la coqueluche, enfin quelque chose qui m'empêche non seulement d'écrire, mais de concevoir deux idées… Et c'est bien le cas, ajouta-t-il.

—Ça n'est pas possible, dit Sylvie. Pour le Directeur, ton roman est déjà fait, depuis longtemps écrit; et tu n'as, pendant ces deux mois, qu'à lui donner le coup de fion.

—Alors, dit froidement Jérôme Jeton, je sais ce qu'il me reste à faire…

—Il te reste à faire tout ce qu'on croit déjà fait, parbleu!

—Il me reste à me jeter à l'eau.

Et déjà il enjambait le mur bas qui dominait la berge.

—Ah! s'écria Sylvie, dans ce cas, tu me ferais le plaisir de passer par la porte marine et de ne pas aller te casser les jambes en tombant de cette terrasse… Mais j'ai une idée: d'abord, si tu n'étais décidément pas prêt à temps, j'ai la ressource de pouvoir dire qu'un scrupule excessif t'a fait brûler ton manuscrit; Dieu merci, nous n'en sommes pas là: tu vas te mettre à écrire ton roman.

—Mais quel roman?

—Commence toujours. N'importe quoi. Tiens! tu vas écrire l'histoire d'une petite fille… Oui, d'une petite fille. Ça intéresse toujours les lecteurs et du premier coup: d'abord ceux qui ont une petite fille, et ensuite ceux qui n'en ont pas, parce qu'ils en voudraient une. Bon. Une petite fille qui aurait habité une maison comme celle-ci, par exemple… Mais, bien entendu, une maison comme celle-ci, en beaucoup plus beau…

—Pourquoi, en beaucoup plus beau?

—Mais, pour que ça séduise davantage! Imagine des portiques, des escaliers de marbre, des statues, des paons, des valets nombreux aussi, etc. Bref, cette petite fille, adorable, cela va sans dire, soudain a disparu.

—Ah! mon Dieu!

—Tu vois, tu es pincé toi-même; ça mord. Attends un peu! On la cherche; les gens accourent—les gens: il y a des quantités de serviteurs, je t'ai dit…—Énumération, costumes, émotions diverses. La nourrice, n'oublie pas!… Cela, tu comprends, fait des pages et des pages de description. Le jour baisse… Crépuscule… Silence… Écoute bien: On entend un cri du côté de la rivière. Toute la maison s'exclame. Il n'y a qu'un avis: on croit la petite fille tombée à l'eau.

—Mais si elle était tombée à l'eau, depuis tantôt, elle ne crierait pas!

—Moi je te parie que si on entend un cri du côté de la rivière, quelqu'un sera là pour affirmer qu'il parvient de la petite fille tombée à l'eau.—De petits détails observés, comme cela, ne font pas mal dans un récit, pourvu que le principal soit plus beau que la vérité. Embellir, embellir toujours!

—C'est commode à dire…

—Ce n'est rien du tout à exécuter: on emploie des mots superbes, et on les empile, en voulez-vous? en voilà. Ah! faire beau, c'est autre chose, à ce qu'il paraît: alors ça, ce n'est pas à la portée de tout le monde… Mais, en revanche, c'est bien moins compris.

* * * * *

Pour quelques jours, Jérôme abandonna la pêche, et Sylvie tant les plaisirs de la maison rustique que ceux de la société de Souzouches; et l'on échafauda une extraordinaire histoire, afin de pouvoir au moins exhiber un cahier de paperasses lorsque viendrait le photographe du Bonheur à cinq sous.

Cependant, de l'avis même de Sylvie, qui surtout y mettait de son cru, la chose n'allait pas très bien. Fichtre! un roman n'était pas encore un ouvrage si facile. Sylvie ne manquait pas de certaines idées sur le genre, parce qu'elle avait entendu beaucoup parler littérature; mais de connaître la recette à exécuter un bon plat, il y a un abîme, et elle touchait celui-ci. Et puis Jérôme vous décourageait en prétendant que l'aventure de la petite fille était écoeurante d'imbécillité, et qu'il aimerait mieux, lui, bon public qu'il était, vendre du sucre, rédiger des protêts ou retourner du soc de la charrue la terre, que, non pas même de signer pareille niaiserie, mais que de la lire. Et il se dépitait en concluant qu'il n'existait pas de métier plus bas que celui d'écrire quand on n'était pas un homme extraordinaire. «Allez donc faire de la copie, disait sa pauvre femme, en écoutant de pareilles incongruités!»

Mais il y avait pis que cela.

* * * * *

Madame de Dracézaire, qui s'était mis en tête de retenir le ménage Jeton à Souzouches afin qu'il y fût au large pour avoir un enfant, arriva inopinément pendant que le ménage Jeton s'arrachait les cheveux à propos de la petite fille, et elle était autorisée à lui dire que le propriétaire de la maison consentirait une diminution importante si on louait à l'année, une diminution plus importante si on faisait un bail, et qu'au surplus il serait disposé à faire toutes concessions attendu qu'il se trouvait harcelé par un des notaires de l'endroit, fort mal logé et très désireux de la maison, mais avec qui il était à couteaux tirés.

—Je connais votre propriétaire, disait madame de Dracézaire, il est à un liard près, et il cédera aux instances du notaire; mais il vous laisserait la maison pour rien, dans l'unique but de jouer à son ennemi un bon tour.

—Il n'y a pas à hésiter, dit Jérôme: madame, en moins de trois semaines, j'ai déjà gagné deux kilos. Ma femme a pris des couleurs, et nous serions ici de petits rentiers fort à l'aise…

—Y penses-tu? objecta Sylvie à cause de madame de Dracézaire, mon ami, et ta situation!

—Ma situation? dit Jérôme.

—Peut-on parler ainsi! s'écria Sylvie, quand on est à la veille de répandre son nom par le monde entier!…

Et elle prenait à témoin sa nouvelle amie, en jetant un regard éperdu sur les papiers où était griffonnée la lamentable histoire de la petite fille.

—Il suffit qu'un nom soit honorable, dit madame de Dracézaire, et l'important est de le transmettre à ses héritiers… Allons! allons! un bon mouvement: que diable! vous aurez le temps, ici, aux veillées d'hiver, d'écrire vos «amourettes»; un petit voyage à Paris de temps en temps vous maintiendra en contact avec votre éditeur et vos amis influents: je fais préparer le bail qu'on vous apportera à signer demain…

Sylvie, pour qui «se faire un nom» ce n'était pas écrire, mais voir tous les jours des gens des lettres et des gens qui parlent d'eux, considérait le bail comme une abdication, un renoncement définitif à toute sa vaniteuse gloriole; et d'un autre côté, tout lui plaisait ici, et elle partageait aussi les désirs qu'avait pour elle madame de Dracézaire. Elle était déchirée par une cruelle alternative; mais ne savait-elle pas que l'indolent, le provincial Jérôme pencherait vers la vie calme et saine qui avait été celle de tous les siens?

—Eh bien! dit-elle, allons réfléchir au grand air. Vous ne nous refuserez pas, madame, de venir faire un petit tour dans «notre propriété»?

* * * * *

On alla faire le petit tour. Le jardin n'était pas immense, et cependant, à chaque promenade, il semblait à Sylvie qu'elle découvrait un coin nouveau: c'était une vigne-vierge qui avait rougi, les hampes des yucas qui paraissaient plus hautes, le prunier de reine-claude qu'on avait dégarni, les poires qui mûrissaient, les melons qui devenaient d'une somptueuse obésité: c'étaient, derrière leur claie, les petits poussins, pareils à des pompons jaunes trois semaines auparavant, et qui étaient à présent d'affreuses et noires bêtes dévorantes; c'était madame Lapin, sous son toit trop odoriférant, qui avait l'avantage de se trouver depuis quelques jours «en famille». On alla cueillir des framboises et des grappes de cassis, en enjambant le cordon de pommiers nains, puis picorer, le long du grand mur du midi, les premiers chasselas. Et là, on vit la mère Coinquin s'avancer un bol blanc à la main, avec un peu de lait et une paille:

—Ah çà, pour qui est le petit goûter? demanda madame de Dracézaire.

—Ceci, dit Sylvie, c'est le régal de Jérôme II.

—Comment! Jérôme II? Grand Dieu, en auriez-vous un second?

—J'appelle Jérôme tous les lézards, madame; et le nom leur convient, croyez-moi. Tous mes Jérômes aiment à faire la sieste au soleil et, en général, à ne rien faire.

—Ah! ceci est une épigramme! dit madame de Dracézaire.

Jérôme rougit, mais déjà il s'amusait autant que sa femme à regarder le lézard presque familier, immobile, son petit coeur battant, sur la muraille, aspirer au bout de la paille la gouttelette de lait. Sylvie humectait la paille au fond du bol, et, penchée, la joue sans poudre, hâlée déjà, dans l'atmosphère ensoleillée et parfumée de l'odeur des fruits, d'un geste minutieux et charmant, elle servait le «thé», disait-elle, «à un de ses chers amis qui, celui-là, ne la débinerait pas en sortant…»

Madame de Dracézaire quitta le jeune ménage en ayant bon espoir; et, sans plus rien dire, s'en fut chez le propriétaire faire rédiger le bail.

* * * * *

Le lendemain, par une après-midi torride de fin d'août, Jérôme et Sylvie, dans la pénombre du salon de perse bleue, s'extasiaient sur la qualité de ces vieilles maisons aux murs épais, au sol dallé, qui entretiennent au coeur même de l'été une si douce fraîcheur. Quelques feuillets griffonnés du «sinistre» roman, ainsi que l'appelait son auteur, sortaient à demi d'un tiroir entre-bâillé. Jérôme, étalé sur un vieux sopha, ferma du pied le tiroir afin de s'épargner la vue de ce qu'il nommait aussi son «cauchemar» et dit:

—Zut!

—Le fait est, dit Sylvie, que cette aventure devenait, je le reconnais, un peu «rasoir»!

A ce moment l'on sonna à la porte d'entrée.

—Madame de Dracézaire avec le bail, je parie!…

Leur coeur fut secoué, et ni l'un ni l'autre ne s'effrayait de l'engagement à prendre.

* * * * *

La mère Coinquin, qui ne se pressait pas, arriva à la porte comme on faisait retentir la clochette pour la seconde fois. On l'entendit parlementer; puis elle se présenta avec des airs mystérieux, mi-méfiante et mi-amusée par le mot qu'elle avait à répéter: c'étaient deux jeunes messieurs, munis d'ustensiles, qui demandaient monsieur de la part du Bonheur à cinq sous

Monsieur et madame Jérôme Jeton furent aussitôt debout. Jérôme rouvrit le tiroir et dit d'un ton peu commun à sa bouche: «Faites entrer, je vous prie.» Sylvie se précipitait aux volets pour donner du jour.

Les «jeunes messieurs» entrèrent, après avoir déposé les «ustensiles» dans le corridor, et l'un d'eux, en disant: «cher maître», exposa le but de leur visite, qu'une lettre de M. le Secrétaire avait dû d'ailleurs annoncer.

—Messieurs, je suis à vous, dit Jérôme avec un sérieux extraordinaire et tout à fait inusité.

—Où avez-vous l'habitude de travailler, cher maître?

—… Heu… heu… dit Jérôme Jeton, avec moins d'assurance, ici… ou là…

—Tantôt ici, messieurs, se hâta de dire Sylvie, comme aujourd'hui, quand la chaleur est trop grande, tantôt au bord de la rivière où mon mari a ce qu'il appelle son «bureau de verdure».

—Un «bureau de verdure»! Ah! parfait, madame, voilà qui nous donnera un cliché sensationnel… Nous commencerons, si vous le permettez, par cette pièce-ci, dont le mobilier de style est fait pour enchanter nos lecteurs de goût… Madame est collaboratrice, je suppose?…

—Elle est ma muse, dit Jérôme.

—Aussi, nous ne vous séparerons point; les jeunes ménages d'artistes sont très à la mode… Je suis chargé, cher maître, de vous communiquer la maquette de notre numéro d'octobre… Votre ouvrage vient en tête du sommaire, comme de juste… Nous avons ici un médaillon…, ici un hors-texte… Les premiers chapitres sont-ils d'une certaine longueur? nous aurons trois ou quatre en-têtes, selon le nombre, et nous terminerons par un gracieux cul-de-lampe, un motif local, caractéristique si possible… Ah! voici l'épreuve du «chapeau» déjà rédigé, où votre oeuvre, cher maître, est présentée au public et déjà appréciée, en termes très généraux, cela va de soi.

Jérôme et Sylvie voyaient déjà les clichés exécutés, tirés, leurs traits à l'un et à l'autre, unis dans l'ovale, la scène touchante du travail en commun dans le hors-texte; quels détails de leur personne figureraient encore dans les en-têtes, dans le cul-de-lampe final?… Et pendant que Jérôme et Sylvie, penchés côte à côte sur la table, lisaient le «chapeau», c'est-à-dire la louange préconçue de l'oeuvre, les termes «tout à fait généraux» assurément, mais extrêmement flatteurs, qui caractérisaient le talent du jeune romancier, pendant qu'ils savouraient avec enivrement l'avant-goût de la gloire, l'éclair de magnésium jaillit.

—C'est fait, dit l'opérateur; nous n'aurions pas su trouver de pose plus satisfaisante.

Ils avaient été surpris. Ils n'avaient point entendu non plus un second tintement de la sonnette à la porte d'entrée; et, quand ils reprirent leurs sens, au milieu de l'asphyxiante fumée, ils virent, sortant du nuage, derrière l'opérateur, madame de Dracézaire avec ses cinq petits Dracézaire, qui respiraient comme eux la vapeur méphitique de la renommée.

Sylvie, surexcitée, expliqua aussitôt de quelle opération, sans doute insolite à Souzouches, madame de Dracézaire et ses cinq petits enfants avaient été témoins; elle répéta ce qu'avait dit le photographe: l'ovale, le hors-texte, les en-têtes, le cul-de-lampe final…; elle y joignit le chiffre étourdissant du tirage: «plus de deux cent mille exemplaires, madame!…» que le photographe ne contredit point.

—A présent, dit Sylvie, ces messieurs désirent un plein air… Allons, venez avec nous, chère madame! allons, venez, mes petits amis, vous nous donnerez vos conseils sur la pose…

—Ah! si vous prenez mon avis, dit madame de Dracézaire, un geste à immortaliser serait assurément celui du goûter des lézards… Figurez-vous, messieurs…

Et madame de Dracézaire de s'emparer des deux employés du Bonheur à cinq sous—elle, cependant si peu familière—pour leur narrer la gracieuse scène de la veille, contre le mur du midi. Les cinq petits Dracézaire bondirent; ils n'étaient venus que pour les lézards; et la photographie décuplait leur joie.

Quant au photographe, entendant parler d'un goûter offert aux lézards, il n'hésita pas à déclarer que si l'on en pouvait avoir un bon cliché le succès du numéro était assuré.

Jérôme Jeton, ayant emporté au jardin ses paperasses, posa comme un vieux cabotin de lettres, assis sur le fauteuil de châtaignier, appuyé à la table de fer du «bureau de verdure» où il n'avait jamais écrit une ligne. Sylvie, avec la paille et le bol de lait, tenta de renouveler la scène agréable de la veille. Mais, soit que l'heure ne fût point celle qui convenait au lézard, soit que tant de monde et le noir appareil sur son trépied effrayassent l'animal, il ne se prêta pas à ce jeu. On en était désespéré.

La mère Coinquin, qui avait apporté le bol et la paille, hasarda une réflexion:

—C'est que madame, aussi, n'est p'tét' ben point la même!…

Et, en effet, Sylvie, auparavant si gracieuse, n'était plus aujourd'hui la même: elle posait. Elle posait, non pas devant dix personnes et un appareil; elle posait, mentalement, devant un million de lecteurs et, en son esprit crédule, devant la postérité!… Madame de Dracézaire—qui l'eût cru?—n'était point du tout choquée de la transformation, qu'elle remarquait tout comme la mère Coinquin, et elle dit:

—Ah! c'est que cela doit être très impressionnant!…

Le lézard Jérôme II se refusant à l'épreuve du grand tirage, le cul-de-lampe final était compromis. On erra dans le potager, à la recherche de quelque autre sujet.

Chemin faisant, madame de Dracézaire dit au jeune couple qu'elle avait sur elle le projet de bail. Sylvie, du ton d'un capitaine partant pour quelque croisade sainte, répondit:

—Hélas! madame, il ne s'agit plus désormais de notre agrément. Vous l'avez vu: la carrière est ouverte; mon cher mari se doit tout entier à son nom… Nous demeurerons maintenant sur la brèche!

Jérôme lui-même était tout retourné, tout changé; qu'il fût appelé à une grande mission, il n'essaya pas de le nier.

* * * * *

Et telle est la vertu de la publicité, que madame de Dracézaire ne trouva pas à répliquer. En sa personne si prudente et si respectable, la Province elle-même était impressionnée, imprégnée, piquée par le redoutable virus. Elle ramassa tout à coup ses cinq garçons et dit aux Jérôme Jeton:

—Si un motif de cul-de-lampe ne se présente pas, que diriez-vous d'un joli groupe de cette jeunesse, avec la légende, par exemple: Cinq petits amis du romancier et de madame Jérôme Jeton: Jacques, Jean, Gaston, Félix et Louis de Dracézaire. Que l'on imprime le nom, oui, ma foi, pourquoi pas? c'est un départ: un jour, qui sait? peut-être sera-ce un nom connu!…

Septembre 1913.

LES DEUX AVEUGLES

Le vieux se tenait sur le pas de sa porte, à l'ombre que la maison opposait comme une seillée d'eau fraîche aux ardeurs du soleil de juillet. Il n'était plus bon qu'à être assis à l'ombre, l'été, au coin du foyer, l'hiver, sa vue s'étant complètement obscurcie vers la soixantaine. Et il ne s'en consolait pas, bien que son fils, un rude gars, fût en âge de faire aller la ferme, et, aidé des conseils du père aveugle, le remplaçât aujourd'hui, en somme, sans trop grand dommage.

Mais la mère Moreux ne cessait de grommeler; elle en voulait à tout et à tous, de la malédiction tombée sur les paupières de son mari. Sa besogne, à elle, en était plus que doublée en effet, car le vieux, chacun le savait, avait autrefois l'oeil partout.

Heureusement, le soir venu, Eugène, le fils, apaisait sa famille, quand il revenait des champs, gaillard, sentant la terre retournée, la feuille humide, le raisin pressé ou l'odeur poussiéreuse des grains. Aux dernières lueurs du crépuscule, comme il avait la vue bonne, lui, et pour économiser la chandelle, il lisait à son vieux le journal.

Et en cette fin de juillet, tout à coup, la lecture du journal, au crépuscule, cessa d'être une cause de délassement; Eugène lisait, lisait, sur un ton monotone, sans comprendre grand'chose à la politique extérieure, lorsque le vieux prononça, en branlant la tête:

—Vous allez voir qu'ils vont nous jouer le même tour qu'en 70, ces salauds-là!… Oh! je m'en souviens fichtre bien!…

Et il se fit conduire par son fils chez le notaire, puis composa un paquet qu'il enferma dans une vieille boîte à biscuits, et, à l'aide de son fils et de sa femme, seuls témoins, déposa dans une cachette.

Deux jours après, Eugène rejoignait son dépôt. Le père et la mère Moreux restèrent mornes. Qui est-ce qui ferait la vendange? Et puis, Eugène, qu'allait-il advenir de lui?

* * * * *

La même question se posa tous les jours, pendant cet éternel mois d'août et pendant ce mois de septembre, si effroyable au début, si plein d'espérance à la fin. C'était la mère, à présent, qui lisait à la lumière, et très difficilement, car elle n'était pas savante, et puis elle était harassée par l'ouvrage.

Eugène avait fait des marches précipitées, de soixante kilomètres par jour, le pauvre fieu; tout de même il avait assisté à une fameuse affaire, celle de la Marne, et puis, après, c'étaient des batailles terribles, de tous les jours, et qui n'en finissaient pas.

Puis on resta quelque temps sans savoir ce que devenait Eugène; puis il écrivit, ou plutôt il fit écrire par son infirmière, qu'il était dans un hôpital, à Béziers; qu'on le soignait très bien et que sa santé se maintenait.

—Il a le bras droit ou la main emportés, dit le père: je vois ça d'ici. J'en ai vu d'autres «du temps de la guerre»; autrement il écrirait lui-même.

—Tu «vois», tu «vois!» Tu sais bien que tu ne vois rien, disait la mère, l'estomac tordu par l'angoisse. Il a une bonne santé, il en réchappera…

—Avec un seul bras pour remuer la terre, et tailler les jeunes plants!
Il en réchappera joli garçon!…

On fit écrire au soldat blessé, pour avoir des renseignements plus précis. Ce fut encore l'infirmière qui répondit en répétant que l'état général de Moreux était excellent et que «sa blessure était insignifiante».

—Et c'est pour une blessure insignifiante qu'on l'a envoyé à Béziers! disait le vieil aveugle. Béziers, sais-tu où que c'est? J'ai fait venir de c'patelin-là des plants de vignes du Midi, la grande année du phylloxéra: c'est comme ça que j'sais où ça se trouve…

On recevait de l'hôpital, régulièrement aussi, des cartes postales officielles avec les signature et timbre du médecin-chef, portant toujours: «État satisfaisant».

—Drôle d'état satisfaisant! répétait le père, qui vous prive un homme de l'usage d'écrire!…

—Il est coquet, disait la mère! p't'-être bien que sa main tremble tant soit peu; y avait pas pareil à lui pour une belle écriture!…

Une bonne nouvelle arriva, après des mois: Eugène était décoré de la Médaille militaire. La Médaille militaire, ça n'est pas une plaisanterie! Ça ne tombe pas du ciel comme la grêle!… Qu'est-ce qu'il avait bien pu faire, pour décrocher ça? Et dire qu'il ne s'en vantait point!

* * * * *

Un beau jour du mois d'avril, en plein midi, tandis que la mère Moreux était en train de biner elle-même dans son champ, en haut de la côte, un grand gars parut sur la route, conduit à la main par un gamin du village. Des chiens aboyaient; le temps était superbe; les cerisiers, les amandiers en fleurs; il sortait de toute la terre, sous les cieux tranquilles, un parfum de jeunesse, un air de bonheur.

—Mon fil'! cria la mère Moreux.

Le «fil'» se retourna du côté d'où venait la voix. C'était lui. Et ce n'était pas lui. Il ne lâchait pas la main du petit qui le conduisait; il avait un bâton de l'autre main; il était affublé de vêtements bourgeois un peu étriqués; il portait la médaille au ruban jaune sur le revers du veston. Mais comment n'enjambait-il pas le fossé? Comment ne criait-il pas: «M'man, c'est moué!…»

Ce fut elle qui courut, elle qui enjamba le fossé. Et, dans le temps d'un éclair, elle comprit tout. Mais, en paysanne dure au mal, elle ne broncha pas, ne proféra pas une plainte, ne dit même pas un mot. Elle congédia le gamin qui avait amené son fieu; elle prit celui-ci par la main et eut le courage de lui parler seulement des semailles, qui avaient été faites si maladroitement que le blé noir et l'avoine levaient par paquets: des touffes d'herbe dans un champ nu. Elle lui expliquait, lui décrivait les choses de la culture, comme si, de tout temps, elle savait qu'il ne pouvait rien découvrir par lui-même. Et, en parlant, elle pensait: «C'est le p'pa!… Qu'est-ce que va dire le p'pa?…»

Elle arriva avec le malheureux mutilé jusqu'à la ferme; et, à l'idée de présenter son fils aveugle au vieux père aveugle, ses forces la trahirent. Elle n'ignorait pas que le vieux, bien que privé de lumière, se rendait compte de tout; que l'état de son garçon, quoi qu'on fît, ne lui échapperait pas. Elle dit à Eugène:

—Il est là, assis devant la porte; t'as qu'à marcher tout dret et étendre la main, tu toucheras la sienne.

Elle s'enfuit vers l'étable, en criant au vieux:

—Crois-tu c'te chance! V'là not'gars avec sa médaille!…

Le vieux redressa sa tête lente, fermée au jour; sa bouche, pareille à un cuir fendu, mais desséché, qu'une eau soudaine amollit, s'entr'ouvrit pour donner passage à un bégaiement. Pendant ce temps, Eugène, mal éduqué encore, au lieu d'avancer droit à son père, allait s'aplatir contre le mur. Il se fit mal, fut vexé et jura.

—Qu'è q'tu fais donc? dit le père. Tu m'vois donc point?…

Eugène se retourna vers l'endroit d'où venait la voix de son père, mais il le manqua encore et passa tout à côté de lui. Le vieil aveugle, dont les sens étaient très habiles et à qui presque rien ne pouvait être dissimulé, le rattrapa. Il lui palpa rapidement les quatre membres, et dit:

—C'est les yeux qu'ils t'ont ôtés, mon pauv'fil'… Malheu'd'malheu!…

Eugène ne répondit pas. Et, entre les paupières aux trois quarts baissées du vieil aveugle, les larmes coulèrent tout à coup.

La mère Moreux, près de l'étable, portait, comme l'eût fait un homme, une lourde botte de foin, piquée aux cornes d'une fourche.

La fille de ferme, témoin de la scène, lui désigna les deux hommes:

—L'ont manqué, le père et le fil', de n'pas arriver à s'toucher la main!… L'monde est damné: en v'la la preuve…

«ON PEUT LUI DIRE…»

L'entrée de Sabine chez les Bertin fit sensation, car elle s'était croisée certainement, dans l'escalier, avec M. de Vérancourt, qu'elle avait dû épouser récemment et qui s'était conduit avec elle de la façon la plus abjecte.

Sabine dit, simplement:

—Je viens de rencontrer monsieur de Vérancourt. Nous ne nous sommes pas mangés.

Tout le monde rit. On était enchanté qu'elle parlât de Vérancourt, et avec une pareille désinvolture. Personne n'eût osé, devant elle, aborder le sujet, bien que chacun en grillât d'envie.

—Bravo! s'écria madame Bertin; j'aime à voir que vous ne vous troublez pas à propos de ce personnage.

—Ah! les hommes! dit le maître de la maison, ils sont magnifiques à la guerre, oui, certes; mais regardés à la loupe, un à un, quels vauriens!…

—A qui le dites-vous! soupira Sabine.

Elle avait eu beaucoup à souffrir d'un mari de qui elle était séparée par le divorce; puis elle s'était aveuglément confiée à M. de Vérancourt, croyant trouver en lui l'homme rêvé.

On essaya de détourner la conversation, qui menaçait de devenir dangereuse; mais l'occasion inespérée de pouvoir parler, enfin, de Vérancourt, avec sa principale victime, ramenait, malgré toute opposition, le nom de l'homme qu'avait aimé Sabine.

—J'ai eu un pressentiment, dit une des quelques personnes retenues à dîner, tout le temps que monsieur de Vérancourt a été là, que Sabine entrerait… A chaque coup de sonnette je tremblais…

—Eh bien! je vous affirme, dit Sabine, que moi, je n'ai pas tremblé en le trouvant sur le palier! Quelqu'un m'eût annoncé, dans l'escalier, que monsieur de Vérancourt était à l'étage au-dessus, que je ne fusse pas redescendue d'une marche…

—Il a dû juger l'accueil ici assez froid, dit madame Bertin: je fais le pari qu'il ne s'y risque pas de nouveau.

—Oh! oh! s'écria quelqu'un, vous ne connaissez pas Vérancourt! C'est un de ces gaillards qu'un accueil glacial excite. Il reviendra ici jusqu'à ce qu'il y ait triomphé.

—En ce cas, puisque notre chère Sabine a la bravoure de l'affronter, je lui demande de ne pas manquer un seul de mes jours; on verra bien qui triomphera!

—Il n'y a pas une seule personne, parmi les amis et amies de cette maison, dont les sympathies, Sabine, n'aillent entièrement à vous.

—Pas une! non… sauf celle que Vérancourt se sera juré de séduire.

—Il faudrait supposer que celle-ci fût bien sotte, étant donné tout ce qu'on sait de lui aujourd'hui!

On chuchotait autour de la table, chacun stupéfait qu'on pût parler si librement devant Sabine. Mais, décidément, Sabine ne bronchait pas. Elle-même osa parler:

—Vous savez, dit-elle, avec qui il vit?

—Oui.

—Mais savez-vous de quoi il vit?

—Non.

—De la même! J'en ai les preuves…

Et elle cita des faits accablants.

On n'en revenait pas. On renchérit. Qui ne possédait quelque anecdote sur ce grand chenapan mondain qu'était M. de Vérancourt? Sabine les dévorait; elle en provoquait de nouvelles avec une sorte d'appétit rageur.

Deux voisins de table murmuraient:

—Elle a contre lui une rancune mortelle; elle le hait; on peut tout lui dire.

—Méfiez-vous, cependant, si vous connaissez les femmes!…

—Bast! celle-ci le juge comme ferait un président de tribunal…

—Elle a aimé Vérancourt, opinait un autre, c'est certain. Mais ce qui est non moins hors de doute, c'est qu'elle l'a en exécration. On peut tout lui dire…

Et les anecdotes de pleuvoir sur le dos de Vérancourt. C'était une joie, un soulagement pour tous, qui s'étaient tant apitoyés sur le sort d'une femme comme Sabine devenue la proie d'un tel homme, d'être témoins qu'enfin elle était revenue à la raison et donnait elle-même son assentiment à la réprobation générale.

Tout ce qu'on peut énumérer à la charge d'un homme qui, tout juste, ne fut pas un assassin de droit commun, on le fit, autour de la table, en présence de Sabine. Chaque histoire scandaleuse était précédée de la question, tantôt formulée à voix basse, tantôt ouvertement, et par manière plaisante; «On peut le dire…?» Sabine demeurait imperturbable; sa bouche souriait; ses yeux jetaient un feu inaccoutumé. Encore une fois, quelqu'un chuchota:

—On peut lui dire!…

—Oh! répondit-on, après ce qui a été dit, il ne s'agit vraiment là que d'une peccadille!

—Ma chère Sabine, avez-vous su cela? Quand Vérancourt était à vos pieds, l'hiver et le printemps 1913-1914; quand il était invité partout où vous dîniez, paraissait entièrement dompté, captivé, converti par vous,—miracle qui n'avait rien d'étonnant;—quand Vérancourt ne s'entretenait que de projets d'avenir charmant à vos côtés, et bâtissait châteaux en Espagne, et même en Ile-de-France, en s'ouvrant un crédit sur votre fortune personnelle, il est vrai, Vérancourt avait une liaison avec la propre femme de chambre de sa tante du Hautoit. Madame du Hautoit, qui les a surpris dans la mansarde de son hôtel, le raconte à qui veut entendre. Et il s'affichait, en outre, à Montmartre, avec la môme Tata dont le nom, au moins, vous est connu, chère amie…

Sabine bondit:

—Ça, ce n'est pas vrai!… Ce n'est pas vrai!

—Mais, chère amie, il y a les témoins, il y a les faits!…

—Je me moque des témoins et des faits. Je vous dis que ceci est faux, archi-faux! Et puis, j'en ai assez… j'en ai assez! Vous ne vous apercevez pas que vous dites des horreurs et que vous m'en faites dire?… Je connais Vérancourt, moi: voulez-vous que je vous dise ce qu'il est?…

—Il est celui qu'elle aime!… murmura quelqu'un.

LE P'TIOT

—C'est l'colo qui l'a dit lui-même, de sa bouche, devant témoins, mon vieux: t'es un brave! Et paraît même que t'es proposé pour la médaille…

—Moi? j'suis un brave? parce que j'ai été coupiller du fil de fer sous l'nez des Boches? La première fois c'est possible que ça m'ait gêné la digestion; mais, à présent, ça m'fait pus; ça m'fait pas pus que d'aller tailler un arbre fruitier dans mon clos…

—T'exagères, Brochut, t'aimerais mieux émonder tes poiriers dans ton clos.

—J'exagère pas pus que si je vous dis que j'suis pas un brave, mais un salaud…

—T'exagères encore, Brochut! Pourquoi que tu t'extermines quand tu viens d'couper le fil des Boches comme de la chicorée? L'colo sait c'qui' dit, pt'être?

—L'colo sait c'qui' dit, j'vas pas à l'encontre; mais, moi, j'sais c'que j'suis.

Cependant, vers trois heures du matin, comme on allait profiter de l'ouvrage accompli par Brochut, qui méritait l'éloge prononcé par le colonel, et l'attaque étant imminente, Brochut dit à ses compagnons, Janvier, Pilard et Sauvage:

—C'est pas le tout, mes pot', ça va barder avant que le soleil soit levé; eh bien! faut que j'vous l'explique, pourquoi que j'suis c'que j'vous ai dit. C'est à mes derniers six jours; ça remonte loin: neuf mois et trois semaines… Ça s'trouvait dans un village, à l'arrière, chez une bonne dame qui m'avait hébergé—moi, j'suis des pays envahis: pus de famille, pus de maison, pus rien…—Alors quand j'ai eu dormi quarante-huit heures, l'temps m'a paru long. L'cafard m'étranglait dans c'patelin où j'étais pourtant au chaud et au sec, à l'abri des marmites. Alors voilà: j'ai pris mon plaisir avec une fille…

—'tait-elle chouette, au moins, ta gonzesse?

—J'y ai point demandé ça. A'm'demandait rien, elle. Mais j'ai reconnu qu'elle était honnête…

Et Brochut, sous son hâle, rougit.

—V'là ce qui me taquine depuis ce temps-là, ajouta-t-il. J'aurais pas dû faire ce que j'ai fait à une fille honnête, sans le mariage. Mais, tout de même, attendez voir, j'y ai promis que si elle avait des ennuis par ma faute, j'étais homme à accorder réparation.

—Et elle a eu des ennuis?

—Tenez! dit Brochut en sortant ses papiers d'où faillit tomber le carton épais d'une photographie.

La pauvre fille s'était fait «tirer» candidement, grosse de huit mois au moins, et en pied. Cette image ne représentait qu'un ventre énorme surmonté d'une petite boule assez disgracieuse, qui était la tête. Brochut vit tout de suite que ses copains ne la trouvaient guère affriolante; il dit:

—Ce n'est pas tant elle, pardi! mais c'est le p'tiot. L'est de moi; j'le renierai point; j'épouserai.

—Tu vois bien qu't'es pas si vaurien!

—T'as été un peu vif, dit Janvier; t'as le sang jeune; et pis c'est la guerre, tiens!…

—Et pis quoi? dit Sauvage, c'est un p'tit Français qu't'as fait…

—Un p'tit Français sans père, soupira Brochut, sait-on c' que c'est? Et dire que dans dix minutes j'peux être zigouillé!

Et, en effet, le soldat Brochut reçut trois balles, dont une au ventre, en mettant le pied dans la tranchée boche que sa section dut nettoyer avant de pouvoir s'occuper de lui.

Les trois copains étaient debout, l'un d'eux égratigné à peine. Ils virent Brochut s'affaisser, sur un matelas de grands corps gris dont la face était plaquée dans la terre, et leur joie d'avoir pris la tranchée fut gâtée. Brochut, qui tournait de l'oeil, les sentant penchés au-dessus, de lui avec leurs voix amicales, eut encore la force de dire:

—C'est l'pauv' p'tiot!…

Son doigt tremblant désignait la poche où étaient ses papiers. Et avec une préoccupation paternelle, il quitta cette vallée de misère.

Il fallut subir et repousser la contre-attaque, s'organiser de nouveau; après quoi, Pilard, Sauvage et Janvier allèrent à la recherche du corps de Brochut.

Tous les trois, célibataires, avaient eu spontanément la même idée; et chacun d'eux confiait aux autres: «Moi, j'sais bien ce qui me reste à faire…»

A quoi chacun des autres répondait: «Qué que t'as à faire, toi, gros malin?»

Ils atteignirent l'officier qui avait déjà entre les mains les papiers enlevés à la poche des morts:

—C'est rapport à Brochut, mon lieutenant… une photo, avec adresse de la personne au dos, et pis tout…

—I' nous avait donné ses instructions avant l'attaque, dit Pilard.

—Moi, c'est pas tout ça, dit Janvier, j'commence par déclarer que j'suis prêt à épouser la personne!

—Moi, de même! dit Pilard.

—Moi, pareillement! dit Sauvage.

—Ah ça! mes enfants, vous êtes fous! dit l'officier: trois pour une.
Voyons donc celle qui a un pareil succès!

Et, tandis qu'il feuilletait les papiers de Brochut, l'épais carton lui tomba dans la main. Il vit ce ventre énorme, cette chétive tête; et un imperceptible sourire effleura sa lèvre; mais la pitié et aussi l'admiration du sentiment qu'il devinait chez ces trois hommes l'emportèrent:

—Il faut jouer à pile ou face, dit-il.

Sans rien trouver de comique à la proposition, les trois hommes, successivement, lancèrent une pièce de dix centimes. Le sort désigna Janvier. Le brave garçon se réjouit comme s'il avait gagné quelque chose. Le sous-lieutenant tenait toujours la pitoyable photographie à la main. Janvier dit en regardant celle qu'avait séduite Brochut:

—C'est pas tant pour elle, mon lieutenant; mais c'est rapport au pauv' p'tiot…

«CHERCHEZ!»

Une bribe de dialogue surprise grâce à un malicieux hasard, au téléphone, par Jeanne Sannois, la femme du peintre, entre Cécile Collet et une commune amie. Comme Jeanne Sannois demandait au bureau le numéro de Cécile Collet, elle reconnut immédiatement la voix de celle-ci qui évidemment ne s'adressait pas à elle: «Eh bien! vous y avez coupé, vous, hier, fine mouche! au dîner des Sannois? Ah! ma chère, quelle barbe! Ces gens-là ont le doigté pour réunir à table tout ce qu'il y a de plus crevant… Mais non, ma petite, rien: pas un nom, pas un uniforme… Elle?… une cruche, voyons! Quant à lui, avec ses côtelettes à la tzigane, sur sa face de veau, j'avais envie de lui crier: «Mon vieux, les boucheries sont fermées désormais l'après-midi…» Ah! si je ne tenais pas à ce qu'il achève mon portrait! et à ce qu'il ne m'enlaidisse pas!…»

Non, en vérité, Jeanne Sannois n'en avait pas entendu davantage; et c'était là, somme toute, un fragment de conversation de genre très commun. Rapportant la chose à son mari, elle en était toutefois un peu blême.

Sannois ne conservait aucune illusion sur les relations mondaines; il ne les jugeait pas avec sévérité, sous le prétexte qu'elles ne valaient pas tant d'honneur; et il professait pour elles une aménité inaltérable. «On ne peut en vouloir aux femmes de ce qu'elles disent, affirmait-il, car elles n'y ont pas pensé seulement une seconde avant d'avoir parlé, et elles ne s'en souviennent, la seconde d'après, que si ce qu'elles ont improvisé a eu beaucoup de succès. D'une façon générale, elles ne parlent pas non plus par méchanceté—la vraie méchanceté est aussi rare que la beauté ou que le génie—elles parlent dans l'intention de produire un effet piquant, amusant, et agréable; si c'est aux dépens des absents, songez par contre qu'elles tendent à l'unique but de charmer la personne qui les écoute. A la rigueur, oui, oui, on trouverait de la générosité dans leurs pires excès de langage…»

Quoi qu'il en fût, le peintre Sannois demeurait un peu gêné de la manière dont Cécile Collet s'y était prise pour charmer par téléphone sa correspondante, et il lui déplut pendant quelques semaines de la voir, là, poser devant lui avec sa figure ornée, aimable et satisfaite. Vingt prétextes furent invoqués pour retarder les séances. Cécile commençait à s'inquiéter; elle interrogeait discrètement les amis des Sannois. Les Sannois? mais on les voyait partout! Sannois? mais il faisait poser la vieille mère de sa cuisinière ou son chauffeur inoccupé. Quelles fantaisies! Enfin, sur ses instances, Cécile obtint un rendez-vous et arriva à l'atelier le teint mieux fait que jamais.

—Ah çà, mon petit Sannois, vous êtes fâché avec moi?

—En verriez-vous la raison par hasard?

—Dieu de Dieu, non! mais pourquoi ce lâchage? pourquoi ces absences de Jeanne quand je lui téléphone? pourquoi ce portrait abandonné depuis six semaines—le temps de vieillir, pour une femme?—Franchement, vous ne pouviez pas venir chez moi ce dernier lundi, ni l'autre? Voyons, qu'est-ce qu'il vous a pris?

—Une fringale de braves gens. Regardez: j'ai peint Barnabé et la mère
Corneau.

—Dites-moi, Sannois: j'ai mal agi envers vous?

—En quoi, Cécile? je vous le demande.

—Oh! Oh! vous avez une dent contre moi!

—Vous y tenez? Je ne yeux pas vous contrarier… Après tout, c'est un petit jeu. Ma chère Cécile, je suppose, ou plutôt, il vous plaît que je suppose que vous m'avez offensé. Quelle mauvaise blague m'avez-vous pu faire? Cherchez!

—Oh! parbleu, je sais comment je vous aurai tarabusté: c'est en disant à quelqu'un—qui vous l'aura répété dans les vingt-quatre heures—que vous aviez une maîtresse trop jeune…

—Ce n'est pas cela. Le propos est bien, d'ailleurs. Je ne dis pas qu'il soit fondé; mais il est bien.

—Sapristoche! dit Cécile dépitée. Ce n'est pas cela?

Le peintre, installé à son chevalet, brossant déjà à force, disait:

—La tête inclinée légèrement, je vous prie; l'expression calme, un tantinet ingénue…

—Écoutez, Sannois, je ne vois qu'une chose qui ait pu vous froisser: vous aurez appris que c'est moi qui vous ai empêché de faire le portrait de Mrs Evans?

—Un modeste rapt de cinq mille dollars!… Allons, la bouche, s'il vous plaît! La bouche avec toute sa bonne grâce naturelle…

—C'est une folie, je le confesse: je lui ai fait dire par quelqu'un qui porte, que vous n'aviez pas pour deux liards de talent! Oui, oui, c'est rosse; mais j'étais jalouse; je voulais avoir mon portrait par vous, moi et pas elle. Ça peut vous flatter aussi…

—Je crois tenir la bouche, dit Sannois avec flegme; je vous la montrerai tout à l'heure… Il faut profiter d'un jour pareil. Votre visage s'éclaire d'une façon inespérée… L'affaire du portrait de Mrs Evans? Non; ce n'est pas cela.

—Sannois, vous êtes d'une cruauté! Je ne veux pas être fâchée avec vous; je ne le veux à aucun prix! Je ferai des bassesses pour vous donner la certitude que je ne suis qu'une pécheresse bien ordinaire…

—Sapristi! s'écria le peintre, et ma bouche qui f… le camp! Et cet oeil, donc!… Du calme! je vous en supplie, chère amie; un certain bonheur répandu sur l'ensemble des traits! cette sorte de mansuétude impartiale et quasi céleste, vous savez, qui est propre aux Bienheureux et à la femme qui reçoit… Vous ne voulez, pas, je suppose, que je fasse de vous une lady Macbeth?

—Sannois, mon petit Sannois, je vous jure que j'ai vidé le fond de mon sac! Même en fouillant bien, non! après celles que je vous ai dites, je n'ai pas commis d'autre imprudence que de chuchoter un soir à l'oreille de cette vieille pipelette de prince d'Ulloa que… que… Oh! mon Dieu! que j'ai de la peine à avouer cette babiole… Que… eh bien, oui, là! que vous ne saviez pas manger à table… Le prince répète tout, et je parie que cet enfantillage vous aura touché plus qu'un manquement à l'amitié?

—Ça y est! dit Sannois.

—Ah! j'étais sûre que c'était cela. Nous faisons la paix, hein? Ouf! que ça me soulage d'avoir mis devant vous ma conscience à nu.

—Non, non, dit Sannois; je dis: «Ça y est!» je veux dire que je tiens à présent tous les éléments de votre visage. Je vais faire de vous un de ces portraits! Saperlipopette! que je suis content. Levez-vous, s'il vous plaît, chère Cécile, et venez voir.

Cécile Collet se leva et contempla la toile:

—Mais, c'est un oeil de vipère que vous m'avez fait là!

—Vous trouvez?… Voyez-vous, ce qui manquait à cette figure, c'était la vie. La vie, quand on la trouve, elle est tellement surprenante qu'elle fait un peu peur, comme un serpent au bord de l'eau dormante… Ma foi, chère amie,—ajouta-t-il, d'un ton distrait et comme très éloigné de son souci principal,—je ne savais pas le premier mot de toutes les petites histoires que vous m'avez racontées; et, si on a pu ici vous bouder quelque peu, ce n'était que pour une vétille: je ne vous la dirai même pas; vous l'avez oubliée vous-même, car elle est annulée, inexistante, à côté des faits si intéressants, si caractéristiques que vous venez de me révéler.

LE RAYON DE SOLEIL

Le premier coup qui frappa la famille fut la mort de Jacques, tué, dès le début de la guerre; il avait vingt et un ans, et sa soeur, Louise, l'aimait d'un de ces amours fraternels qui étonnent par leur intensité. Après, ç'avait été le tour de la mère, inconsolable, et qui s'était effondrée en quelques semaines. Louise restait avec son père, désolé, petit propriétaire ayant consacré toutes ses économies à se rendre acquéreur de la modeste maison qu'il habitait et dont il ne touchait plus de loyers. Deux fillettes étaient là encore, à qui Louise allait désormais servir de mère.

Un soir, le père, qui s'assombrissait de jour en jour, en venant de se mettre à table, s'affaissa devant son potage. Le médecin, appelé en toute hâte, demanda à Louise: «Est-ce que c'est sa première attaque?»

Et Louise, surveillant et soignant le malheureux homme alité, songeait à la noire destinée.

S'il venait à mourir, que deviendraient ses deux jeunes soeurs et elle-même? Or le malade était condamné. Verrait-il seulement la fin d'une guerre si longue? La seule chose qui ranimait un peu, par l'admiration qu'elle inspirait, était la lutte épique de Verdun; mais en même temps elle étreignait le coeur à cause de ces grandes hécatombes d'hommes, et de tous ceux, en particulier, qu'on connaissait, et qui étaient là.

La maison, en banlieue, avait un jardinet qu'environnaient des arbres voisins, très feuillus cette année et sur lesquels la pluie continue égrenait de branche en branche ses gouttelettes pesantes. On entendait le bruit d'un moteur aérien invisible, et, à une certaine distance, des choeurs de voix enfantines qui répétaient des hymnes pour la Fête-Dieu prochaine. L'heure avait une mélancolie atroce et pénétrante. Le pire était la nostalgie des temps heureux que ce calme, cette pluie d'été et ces chants d'enfants évoquaient… «Il y a deux ans, à pareille date, que la pluie sur les feuillages était reposante et douce!… et quand ces petits, dans le jardin des Frères entonnaient le Magnificat!…» Les deux coudes à l'appui de la fenêtre, son mouchoir sur les yeux, Louise les sentait tout humides.

Ce fut à ce moment qu'on annonça à Louise la visite d'une amie,
Marie-Rose, qu'elle savait infirmière à un hôpital d'Auteuil.

—Écoute, dit Marie-Rose, je viens te demander un petit service qui, bien entendu, ne te coûtera rien. Je viens te demander d'être la marraine d'un pauvre poilu qui m'est signalé et recommandé d'une façon tout exceptionnelle. J'en ai tant! Je ne sais plus où les placer. Il faut que tu te dévoues. Je t'ai choisi celui-ci qui a une certaine instruction, des sentiments, m'a-t-on dit; il a été blessé déjà trois fois et il fait pour le moment de la neurasthénie à l'ambulance de N… C'est un traitement moral qu'il leur faut, à ces malheureux, et je t'ai connu une imagination si heureuse!… Prends mon poilu; abandonne-toi à toute ta verve.

Louise regarda autour d'elle comme au dedans d'elle-même; elle jeta un coup d'oeil sur la porte qui la séparait de son père mourant, sur les photographies de Jacques et de sa mère morts si cruellement, sur les petites qui jouaient dans le jardinet maussade, sur les feuillages superposés où la pluie, à intervalles réguliers, pleurait une larme lourde…

—Ma verve! dit-elle, je n'en ai guère pour le moment…

—Oui, je sais, dit Marie-Rose. Mais, par le temps qui court, que veux-tu? Chacun fait un peu au-dessus de ses forces…

—Donne-moi son adresse, dit Louise.

Et Louise écrivit au soldat qui avait besoin d'être remonté.

Elle écrivit sa lettre, à la nuit, sous la lampe, lorsqu'elle eut couché ses jeunes soeurs. Elle dut s'interrompre pour changer de la tête aux pieds le malade qui, à demi paralysé, devait être traité comme un enfant. Le pauvre homme remerciait sa fille de l'oeil droit et de la moitié de la bouche, d'où sortaient des sons inarticulés, inintelligibles. Et la jeune fille eût moins souffert s'il eût été complètement inerte et muet. Elle lui ingurgitait sa potion; elle allait se laver les mains; et elle reprenait, à grands efforts, sa lettre.

Par la fenêtre ouverte sur la nuit de juin, les noctuelles entraient et tourbillonnaient sous l'abat-jour. Louise entendait les arbres s'égoutter encore à intervalles plus espacés; au loin, les longs sifflets des trains, évocation de départs, de voyages mystérieux, musique plaintive des nuits de Paris… Derrière le bouquet d'arbres, une main inconnue jouait amoureusement une valse de Chopin… Souvenirs des beaux jours! Il y avait de quoi suffoquer. Louise dut reposer plusieurs fois sa plume.

* * * * *

Mais le soldat neurasthénique reçut la lettre de sa nouvelle marraine, et il lui répondit aussitôt:

«Mademoiselle ou madame,—je ne sais pas au juste, car votre main a couru bien vite en écrivant votre adresse,—j'ai reçu de vous la plus jolie lettre qui me soit parvenue de ma vie, qui n'est pas bien longue, car il faut vous dire que j'ai vingt-deux ans—C'est «mademoiselle» que je dois lire, j'en suis sûr, car il faut être bien jeune pour avoir l'esprit aussi enchanté et aussi étranger aux petits ennuis qu'apporte forcément la vie de famille… Ah! comme vous m'avez fait du bien! Ç'a été comme une main fraîche posée sur un front qui brûle… un bon bain, si on pouvait en prendre quand on descend des tranchées… Je ne suis pas heureux, moi, mademoiselle; j'ai beaucoup souffert, allez! et il me passe par la tête bien des papillons noirs… Eh! bien, depuis que j'ai sous mon traversin votre lettre, toutes mes misères sont comme une blessure cicatrisée par la lumière; je crois même, Dieu me pardonne, que le bonheur est possible; oui, malgré toutes les horreurs que j'ai vues, j'y crois! Je sais qu'il existe quelque part un endroit, et je sais où,—puisque je sais où vous habitez,—qui a été épargné, que le sort respecte, dont le malheur se tient écarté, et où fleurit l'âme la plus blanche, la plus gaie et la plus réjouissante qui soit sur la pauvre terre. Ah! mademoiselle, il faut que vous ne soyez pas de ce monde pour avoir tant de bonne humeur! Vous m'avez fait sourire, ma chère marraine, moi à qui ça n'était pas arrivé depuis longtemps. La soeur qui me soigne en a été toute ébaubie; je lui ai montré votre lettre, et elle a fait comme moi; elle a dit: «Dieu permet qu'il y ait quelques petits coins de paradis sur terre.» Nous n'en sommes pas jaloux, mademoiselle, car cela nous laisse l'espérance de passer peut-être un jour par ces oasis… Je vous dirai que ma santé va beaucoup mieux depuis que vous avez dardé sur moi un rayon de soleil…, etc.»

LE COUP D'ADRIENNE

La fantaisie prit tout à coup à Martine, le 14 juillet, au matin, d'entraîner sa mère voir défiler les troupes, du balcon de l'oncle Olivier, parti depuis deux jours pour la campagne. Ce balcon donnait sur le boulevard des Italiens, avec un retrait sur la rue Louis-le-Grand: point de meilleure place. Il était déjà neuf heures du matin: le temps de se démener un peu, de téléphoner à deux ou trois familles amies qui acceptent avec empressement, et tout le groupe se met en route. On sait que la fidèle Adrienne est restée pour garder l'appartement, boulevard des Italiens; on n'aura qu'à sonner et à s'installer comme chez soi.

On sonna, en effet, boulevard des Italiens, et la fidèle Adrienne vint ouvrir, un peu surprise en vérité de voir mademoiselle Martine, sa mère et des figures de connaissance.

—Ces dames n'avaient pas averti qu'elles viendraient pour le défilé…

—Ça ne fait rien, ma bonne Adrienne! s'il y a un peu de poussière et des housses, voilà qui nous est bien égal; nous ne venons que pour le balcon et ne verrons que les braves poilus…

Adrienne, verdâtre et troublée, tient visiblement à faire l'aimable:

—Mademoiselle va-t-elle se décider à choisir parmi eux un gentil mari?… Puisque mademoiselle n'a jamais voulu se laisser faire par un compatriote, ça n'est pas défendu d'épouser un allié, un Russe, par exemple; ah! on dit qu'ils sont joliment beaux hommes!…

La maman et les amis hochèrent la tête. C'était le sujet délicat dans la famille. Martine, à vingt-cinq ans sonnés, quoique jolie et courtisée tant et plus, et demandée vingt fois en mariage, n'avait jamais trouvé un homme à son goût. C'était désespérant.

—J'épouserai un amputé des deux jambes, dit Martine; comme cela je serai sûre qu'il ne courra pas!…

Et, ayant traversé plusieurs pièces, aux volets clos, on gagnait le balcon.

Ici, effarante surprise: le balcon était occupé. Occupé à peu près entièrement, et la meilleure partie, celle qui donnait sur le boulevard, par une foule compacte!

—Ça, dit-on, c'est un coup d'Adrienne…

On cherche Adrienne pour s'informer quels sont ces gens. Adrienne a disparu. Martine, qui n'a pas froid aux yeux, demande au premiers venus:

—Vous êtes invités par mon oncle, sans doute?…

Embarras des étrangers; balbutiements; quelques-uns disent enfin:

—Mais non, c'est Adrienne qui…

Martine se retourne vers sa mère:

—Crois-tu qu'Adrienne a loué le balcon! Non, ça, par exemple, c'est un peu fort! Ah! ça, c'est un toupet! Où est cette file, que je l'amène ici faire une trouée pour nous dans un pareil public?

Déjà on entend les tambours, la grosse caisse, les clairons, les fifres, les cornemuses écossaises. Point d'Adrienne.

Alors, à la tête de ses amis et de sa mère, Martine, résolument, s'adresse aux occupants:

—Place à la famille, s'il vous plaît!

Des gens confus ne savent où se mettre. Une ou deux personnes même, subrepticement, s'enfuient. Les autres, comprenant ce qui est arrivé, s'effacent et livrent le côté boulevard à la famille.

Martine, furieuse, plus jolie que jamais avec ses joues animées par la colère, fait juger à ses amis et à sa mère le cas de la femme de chambre. On avertira l'oncle Olivier; il est inadmissible qu'on laisse envahir un appartement par des gens qu'on ne connaît pas.

—Je suis sûre que chaque place, ici, a été payée au moins cent sous!…

La colère contre Adrienne augmente de ce qu'on ne parvient pas à trouver la femme de chambre dans l'appartement pour lui exprimer l'indignation qu'on ressent et de ce qu'on n'ose pas exprimer cette indignation aux personnes—peut-être non coupables—qui ont payé cinq francs leur place sur le balcon. Payer sa place sur le balcon de l'oncle Olivier! d'un homme qui ne permettrait, pour tout l'or du monde, de franchir son seuil à quelqu'un qui ne serait un ami! S'il savait cela, il en ferait une maladie!… Non, c'est un comble! c'est inouï! Martine dit même: «Pour un culot, c'est un culot!» La vue en est troublée pour regarder le magnifique cortège des héros qui passent; et quelques-unes des personnes étrangères, confuses, en ont elles-mêmes leur plaisir gâté.

Parmi elles, un grand monsieur, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, le bras gauche en écharpe, les rubans des décorations militaires à la boutonnière, se détache du groupe et vient présenter ses excuses à la jeune fille qu'il a vue si fort irritée. Il habite à côté, mais par derrière; il a entendu dire par sa concierge que le balcon était libre,—il ne dit pas «à louer» pour ne pas trop compromettre Adrienne,—il s'est présenté ce matin dès huit heures; on lui a ouvert, et, depuis lors, il est là. Il affirme toute sa désolation de paraître indiscret. Il est si poli, si distingué d'ailleurs, que Martine, à son tour, se reproche d'avoir manifesté, avec une telle désinvolture, son courroux.

Et l'on cause; et côte à côte avec le grand monsieur, Martine regarde le cortège. Le grand monsieur n'est pas inutile, car il sait tout: il sait le nom, la qualité du chef anglais qui précède, solitaire et sans armes, son bataillon, et il explique les raisons de cet usage qui paraît étrange; il sait nombre de particularités sur les imposantes troupes russes; il sait le nom des hymnes que jouent les musiques; il reconnaît à la lorgnette un tel et un tel parmi les Français bleus; il a été blessé au commencement de Verdun, auprès de tel officier que voici; il a ses idées sur la guerre, qui ressemblent à celles que l'on entend un peu partout, mais qui font à Martine l'effet de provenir d'une source exceptionnelle, captée pour elle exclusivement.

Aussitôt après le défilé, Martine présente son nouvel ami à sa mère.

—Maman, un monsieur sans qui je n'aurais vraiment rien vu… Venir se poster à un balcon pour voir des troupes, c'est stupide si on ne sait seulement pas discerner un Belge d'un Anglais… Il faut être renseigné…

—Madame, dit le grand monsieur, permettez-moi, pour effacer le souvenir d'une singulière façon de faire connaissance, d'aller vous offrir mes hommages… et de renouer une conversation qui m'a été tout particulièrement précieuse…

—Mais, monsieur, je serai charmée… Ma fille aussi, je n'en doute pas…

—Oh! certainement, dit Martine.

Le plus inattendu fut que, voyant et entendant cela, la population du balcon, ou les invités d'Adrienne, firent mine de venir saluer Martine, sa mère et le grand monsieur qui était si bien avec elles. Mais ces dames se défilèrent aussitôt par un couloir dérobé, et, là, tombèrent sur Adrienne, qui s'y était dissimulée et blottie, et n'en menait pas large.

La maman, qui ne sortait pas volontiers de son calme et qui n'aimait pas les observations ouvrait cependant la bouche pour administrer à Adrienne une semonce méritée par le coup qu'elle avait fait:

—Laisse-la donc! dit Martine: on s'en donne, du mal, et on en fait, des frais, à la maison, pour organiser des petites réunions qui n'aboutissent jamais! Voilà cette fille qui se fait une centaine de francs, ce matin, en ramassant au hasard cette cohue, et…

—Et… elle te procurera, un mari?…

—Qui sait? dit Martine.

UN MIRACLE

—Il y a vingt francs à votre compte, Dupont: les voulez-vous?

—Ça n'est pas de refus, dit Dupont, en tendant la main vers le billet.

Ce Dupont était, parmi les mutilés, des plus adroits. Il n'avait plus qu'un bras, et le gauche! Et avec ce bras gauche, il bricolait, il clouait des boîtes, il peinturlurait des figurines de poupées, il sculptait des petites bottines cambrées, à la mode, et il ajustait à ces corps de bois blanc des chiffons de robes troussées comme par une couturière. On eût affirmé qu'il n'avait fait que cela de sa vie.

—Non, disait-il; mais ce qui a rapport aux dames, ça me connaît.

Avec cela, une jambe pliée à angle droit qui l'obligeait à user de béquilles. Il avait la médaille militaire, la Croix de guerre, vingt mois de présence au front; il avait été aussi débrouillard à accommoder les Boches qu'il l'était à confectionner des jouets au Foyer.

En rentrant au petit hôpital auxiliaire où il couchait et prenait ses repas, il tira le billet de vingt francs pour l'agiter au nez de la Soeur qu'il taquinait parce qu'elle prétendait que les hommes faisaient mauvais usage de leur argent.

—N'allez pas me rentrer ivre, demain soir, au moins! Vous feriez bien mieux de déposer vos vingt francs à la Caisse…

—Je les ai gagnés que d'une main, c'est la vérité; mais toutes ces dames elles ont dit comme ça que j'avais travaillé comme un ange.

—Ah! un ange! parlons-en, dit la Soeur qui se méfiait de Dupont parce qu'il avait le diable au corps et parce qu'il manquait de dévotion.

Le soir même, Dupont dégringola en catimini, béquillant avec précaution dans l'escalier. Il conversa mystérieusement avec la concierge, puis sortit. C'était la fin d'une journée de mai, un peu orageuse. Une heure après, il était rentré et couché: ni vu ni connu.

Cependant le billet de vingt francs inquiétait la Soeur. Elle s'était promis de le faire déposer par Dupont qui, momentanément, n'avait aucun besoin d'argent et serait trop content de se trouver un petit pécule, une fois sa réforme liquidée. Elle vint lui tenir un discours en ce sens, le matin, dès avant l'heure des pansements. Et, comme il était récalcitrant, elle éleva un peu le ton:

—Vous avez été un excellent soldat, mon garçon, et vous êtes adroit de votre main, c'est entendu; mais vous n'avez aucun ordre. Ce billet de vingt francs, où est-il?

—Il est bien caché, dit Dupont, satisfait de faire enrager un peu la
Soeur.

Elle fouilla la poche de la vareuse où il avait enfoui le billet la veille au soir.

—Cherchez bien, ma soeur. Ah! vous ne brûlez pas!…

La Soeur commençait à s'impatienter:

—Je vais vous faire ordonner par le médecin-chef de me confier ce billet!

—Je l'ai gagné de ma malheureuse main, dit Dupont; l'emploi que j'en fais, ça regarde personne: p't'être que j'ai payé quatre cierges à cinq francs à Notre-Dame-des-Victoires!…

—Impie! je vous défends de plaisanter.

En son genre, la Soeur était aussi habile que Dupont. Elle mena rapidement son enquête. Elle eut un colloque avec la concierge qui, très embarrassée, lui dit:

—Des fois, est-ce qu'on sait?… un homme passe devant la loge, on ne le voit pas; on ne sait pas qui c'est; y en a trop!…

—Et s'il passe des hommes devant la loge, où vont-ils? Où peuvent-ils aller dans la soirée, quand tout est fermé?

—Oh!… tout est fermé!… Que ça en a l'air!… Faut s'méfier des yeux clos, comme on dit…

La Soeur s'alarma tout à coup; elle devint pourpre:

—Y aurait-il un mauvais lieu dans le voisinage, par hasard?

—Oh! ma soeur, nous n'avons pas de ça, Dieu merci!… Mais vous savez, dans une rue comme dans une autre, y a toujours des personnes!…

—Allons! allons! dit la Soeur, désignez-moi «les personnes», «la personne». J'ai charge d'âmes, moi, vous comprenez…

—Mon Dieu, ma soeur, tout le monde connaît mademoiselle Irma, par exemple, au 19…

—Ah! «mademoiselle Irma»! Ah! «mademoiselle Irma, au 19»! Eh bien! elle va avoir de mes nouvelles, mademoiselle Irma!

Et voilà la Soeur partie pour le 19. Jamais de sa vie elle n'avait éprouvé une telle indignation. Rien au monde ne l'eût arrêtée dans sa course. Elle demanda mademoiselle Irma à la concierge du 19.

—Mademoiselle Irma! s'écrie la concierge du 19. C'est vous, ma bonne Soeur, qui demandez à voir mademoiselle Irma!… Si vous y tenez absolument, eh! bien… Son nom est écrit sur sa porte…

Et la concierge reste écroulée, son balai à la main, pendant que la Soeur grimpe quatre à quatre.

Au deuxième, c'est une espèce de gamine blonde, un fruit acide et vert, une petite nommée Georgette, qui vient lui ouvrir et manque de pouffer en voyant une religieuse. Mademoiselle Irma, elle, auprès de qui l'on introduit la religieuse, est bien plus grave. On la sent craintive. La Soeur, visiblement, lui en impose.

La Soeur, furieuse, n'y va pas par quatre chemins:

—C'est vous dit-elle, qui avez reçu, hier soir, un malheureux estropié de notre hôpital, un soldat médaillé, décoré, qui s'est conduit en héros: vous n'avez pas honte!

—Tiens! dit Georgette, faudrait-il être flatté de recevoir des sales types et non pas d'autres?

—Tais-toi! dit mademoiselle Irma. La Soeur me parle. Je me souviens que j'ai été au catéchisme, moi…

—On ne s'en douterait pas au métier que vous faites! dit la Soeur.
Malheureuse! Vous ne devriez pas songer que Dieu vous voit?

—Elle n'est pas désagréable à voir, dit Georgette.

—Ferme ça, que je te répète, petite vermine: c'est moi, pas toi, qui suis en nom ici.

Et mademoiselle Irma met Georgette à la porte, en lui soufflant tout bas: «J'ai trop peur que ça me porte la guigne d'être mal avec une Soeur!»

—Et vous lui avez pris vingt francs! dit la Soeur. Vingt francs: son petit bénéfice de trois semaines de travail, au pauvre garçon!…

—Pardi, ma soeur, je ne lui ai seulement rien demandé: c'est lui qui a été gentil, généreux comme pas un civil, vous pouvez m'en croire; il a glissé son billet, plié en quatre, sous un pied de la pendule… Tenez, le voilà.

Là, Soeur n'hésita pas un instant; elle pinça entre ses doigts le précieux billet et rentra triomphante à l'hôpital.

—Dupont, dit-elle, vos vingt francs sont déposés.

—Ça, c'est raide! fit le mutilé.

—Vous pourrez les demander à la Caisse, par fractions, si vous en aviez besoin, supposons, pour un emploi sérieux…

Dupont dit à ses camarades:

—Un miracle, dans ma vie, mes copains, j'en ai vu un!

Et il raconta l'emploi de ses vingt francs, la veille, et ce que la Soeur venait de lui apprendre.

CE MONSIEUR OU L'EXCÈS DE ZÈLE

On était très uni dans la famille, et la grand'mère étant condamnée à faire une cure d'eaux dans une toute petite station au pied des Alpes, personne n'avait hésité un instant à l'accompagner.

—Bah! avait dit Edith, on trouve un tennis partout!

M. Leloitre, le père, s'installerait, lui, à Chamonix, pour éprouver ses poumons en quelques ascensions. Madame Leloitre, peu exigeante, suivrait sa vieille mère à l'établissement. Quant au petit frère André, pendant qu'Edith ferait ses prouesses au tennis, il ramasserait les balles.

Ces dispositions prises, la cure d'eaux commença: bains et douches alternés, séances à la buvette, échange d'impressions sur l'efficacité du traitement, papotages avec les nouvelles connaissances, tant à l'hôtel qu'à la musique du parc.

Ces dames s'adonnent à de petits travaux d'aiguille ou de crochet, quelques-unes à la lecture, tout en causant et en scandant de la tête le rythme de morceaux d'opéras très connus.

—Et votre charmante jeune fille ne vous accompagne pas aujourd'hui, mesdames?

—Edith est au tennis ainsi que son petit frère. Oh! on ne manque pas l'occasion d'une partie!

—D'autant moins que l'un de ses partenaires est, si je ne me trompe, un fort joueur…

—C'est un champion, madame, paraît-il. Il condescend à se mesurer avec
Edith qui n'est qu'une raquette très ordinaire; et elle en profite.
Outre l'exercice physique qui lui est bon, elle apprend…

—Oh! elle n'en a guère besoin, car il faut que ce monsieur apprécie son jeu pour renoncer à ses excursions en montagne: c'est aussi un alpiniste fameux…

—Vous le connaissez, madame?

—Personnellement, certes non! Mais qui n'a entendu parler de lui! Plût à Dieu qu'il n'eût accompli que des excursions et remporté des victoires que dans les matches!…

—Ah! ah! mais… Et où en a-t-il remporté d'autres?

—Mon Dieu!… ici même et en maint endroit… Remarquez, madame, que je ne dis point cela pour nuire à ce jeune homme… Je n'ai rien vu, je n'ai été témoin de rien: il passe pour un don Juan. Un point, c'est tout.

Là-dessus la maman sursaute et, sous un prétexte quelconque, vole vers le terrain du tennis. La partie bat son plein. Les partenaires ont une activité sereine et sérieuse; on n'entend, dans un camp comme dans l'autre, que les termes consacrés, indispensables.

Cependant la grand'mère a gagné une agitation nerveuse que ne combattra pas la douche d'aujourd'hui. Et, dès le soir même, elle se met à chapitrer Edith:

—Il faut te surveiller, ma chère enfant! On remarque que tu joues beaucoup avec ce Monsieur. Le connais-tu? Sais-tu qui il est? Il paraît qu'il a fait le désespoir de plusieurs familles, c'est un garçon sans principes, un coureur…

—Mais, grand'mère, nous jouons: que veux-tu que je sache d'autre? Avec ça, nous sommes lui et moi les deux plus forts, nous ne sommes jamais ensemble; nous n'avons pas échangé trois paroles…

—Il faut prendre garde. Ces personnages-là ont une façon de s'insinuer qu'une jeune fille comme toi ne peut soupçonner… Un don Juan! affirme-t-on. Un don Juan: une figure en boule d'escalier et qui n'a seulement pas un brin de poil sur la lèvre!… De mon temps on eût ri de lui… Comment le trouves-tu, voyons, Edith, toi qui as du bon sens?

—Mais, grand'mère, ni bien ni mal; je n'ai jamais fait attention à sa figure, je suis bien trop occupée de sa raquette!… Il a un service foudroyant!… Je me donne un mal!… N'empêche qu'il ne nous a battus que de deux jeux!…

—C'est bon, c'est bon! Enfin, demain, ma petite, tu me feras le plaisir d'envoyer dire que tu vas aussi toi en excursion et que tu ne peux pas jouer au tennis.

—Demain, ça se trouve bien, il va déjeuner au Planet.

—Eh bien, tant mieux: tu te montreras avec ta mère et moi à la musique, et l'on ne te croira pas subjuguée par ce Monsieur.

Edith n'avait pas un seul instant songé à être subjuguée par «ce Monsieur». Mais elle pensa à «ce Monsieur» toute la soirée, et le lendemain, surtout l'après-midi: à la musique, autour de la petite charmille circulaire qui cache le quatuor d'instruments à cordes, et où l'on ne cessa de dire pis que pendre de «ce Monsieur», afin de prévenir définitivement contre lui la jeune fille.

«Ce Monsieur» avait, paraît-il, séduit une jeune femme à Houlgate, il n'y avait pas de cela trois années; d'où scandale, divorce, etc., et finalement lâchage complet de la pauvre victime, aujourd'hui tombée au dernier degré de la misère. En outre, la fille d'un avocat très connu au barreau de Paris, quoique la chose eût été étouffée, s'était bel et bien donné la mort pour n'avoir pas obtenu l'autorisation d'épouser «ce Monsieur». «Ce Monsieur» par-ci, «ce Monsieur» par-là, ah! les oreilles durent tinter à «ce Monsieur» toute l'après-midi.

Edith rêva de lui la nuit suivante. Il l'«enlevait», s'il vous plaît! mais en aéroplane; ils partaient d'Houlgate, qu'elle connaissait bien, et montaient, montaient vers l'azur immaculé, au-dessus de la mer. Ils ne parlaient pas plus qu'au tennis, cela va sans dire, mais elle admirait son audace comme elle avait admiré son jeu, et elle le confondait avec le ciel, avec la mer, avec le plaisir d'amour-propre qu'elle allait éprouver en atterrissant. Tout à coup, des ratés dans le moteur, un silence affreux succédant au bruit régulier, un fléchissement sur l'aile gauche… et un réveil brutal de la malheureuse Edith, avec palpitations.

Elle pensait à son rêve, le lendemain matin, quand «ce Monsieur» se présenta à l'hôtel avec sa raquette, faisant demander si mademoiselle Leloitre était disposée à jouer. Le matin, quel prétexte fournir pour ne pas jouer? Et, de plus, mère et grand'mère pouvaient surveiller le tennis de leurs chambres, ou venir s'asseoir hors du grillage avec le petit frère qui, d'ailleurs, non seulement ramassait les balles égarées, mais jugeait les coups, épiait les gestes, écoutait les propos et annonçait le tout comme un instrument enregistreur.

Loyalement, ingénument aussi, selon sa coutume, Edith confessa à sa famille qu'elle avait, cette fois, bien observé ce Monsieur, de qui on lui avait tant parlé et qu'elle avait peine à croire qu'il fût un type si redoutable: «C'est un grand gosse, dit-elle; il aime à jouer, comme moi, et je fais le pari qu'il ne pense qu'à cela. Quant à le trouver repoussant, comme le prétend grand'mère, moi, je ne l'avais pas regardé jusqu'ici, mais, à présent, je lui vois plutôt une tête à caractère: on m'a fait dessiner des méplats de Romains qui se rapprochaient de ça…

—Romains! Romains! ton petit frère affirme qu'il l'a entendu dire des gros mots entre les dents.

—Je le crois volontiers: son partenaire fait des services déplorables!… Si tu crois…

—Enfin, André prétend que, quand il rate son coup, il a une figure d'assassin!

—Mais, grand'mère, c'est la dame de la musique, à l'établissement, qui a prononcé ce mot-là, hier! André ne sait que rapporter, il ferait aussi bien de se taire… Et cette vieille bavarde de la musique, est-ce que tu la connais, elle? pas plus qu'elle ne connaît elle-même ce Monsieur!

—Enfin, tu défends ce Monsieur, c'est clair!

—Mais, grand'mère, je défends ce Monsieur parce qu'on l'attaque! Ce n'est pas moi qui m'intéressais à lui…

—«Qui m'intéressais à lui!…» c'est avouer que tu t'intéresses à lui aujourd'hui?

—Mais, grand'mère, on ne parle que de lui!…

Un conseil fut tenu. La famille était alarmée. On ne prit pas quatre chemins. La grand'mère n'hésita point à sacrifier sa santé pour épargner un malheur à sa petite-fille. Toute la famille était venue aux eaux, sans rechigner, dans son intérêt à elle; elle pouvait bien quitter les eaux dans l'intérêt du coeur de la chère Edith. On partit, sans plus tarder, rejoindre M. Leloitre à Chamonix. Et quand le lent petit train à crémaillère commença de s'élever en serpentant, et quitta la vallée, Edith poussa un soupir qui n'échappa pas à la sollicitude des deux mères. Et, ce qui ne lui arrivait jamais, elle devint rêveuse pendant le reste du voyage, et ses yeux avaient une humidité inaccoutumée. Le père fut mis au courant des faits. Il connaissait plusieurs traits épouvantables de jeunes aventuriers cyniques, et il mêla sa voix à celles de sa femme et de sa belle-mère pour détruire, dans l'esprit d'Edith, le souvenir du champion qu'on ne nommait plus que «ce Monsieur». Si le souvenir de «ce Monsieur» n'était pas exterminé après tant d'insistance, grand Dieu! que fallait-il donc?

* * * * *

Un jour, pendant le déjeuner, au Régina-Palace, «ce Monsieur» parut. Il salua de loin ces dames. Edith devint de la couleur d'un citron.

Après le repas, comme on se levait de table, «ce Monsieur» vint présenter ses hommages. Il avait organisé une partie au tennis de l'hôtel, l'après-midi: «Mademoiselle consentirait-elle à faire un quatrième?»

—Je le regrette, dit gravement M. Leloitre, mais nous avons organisé, de notre côté, une petite excursion.

On se sépara froidement. Edith s'étonnait elle-même d'avoir le coeur aussi serré. A peine dans l'auto qui emmenait la famille faire la petite excursion, nullement organisée, Edith fut prise de faiblesse et s'évanouit. Il fallut la ramener à l'hôtel. On passa devant le tennis. «Ce Monsieur» avait trouvé une quatrième. Il «servait», debout sur les orteils, le corps menaçant de tomber en arrière. Il vit toutefois très bien Edith, qu'on descendait de voiture, quasi inanimée. Il n'interrompit pas son service.

Lorsque Edith fut un peu calmée, et lorsqu'on crut possible autour d'elle de lui adresser quelque remontrance à propos de cette crise, on ne manqua pas de lui rappeler que «ce Monsieur» l'avait vue, pâle comme une morte, et n'avait seulement pas ralenti sa partie. Mais Edith n'en fut nullement étonnée, ni indignée, elle dit:

—Vous ne comprenez pas cela: quand on joue, on joue. Quand je jouais avec lui, moi non plus, je ne pensais à rien d'autre qu'à jouer… Ah! pourquoi s'est-on mis à me dire tant de mal de lui!…

L'HOMME JEUNE

Je m'apprêtais à franchir la passerelle du pont de l'Aisne, à Soissons, quand une sentinelle m'appela en tenant à la main une carte où je lus le nom d'un de mes amis, peintre de son métier. Il me faisait dire que, ayant appris ma présence dans la ville, il me priait de venir déjeuner avec lui chez des cousins, les Jaubert, rue du Courtmanteau, près de la Tourelle. Je trouvai, à la maison indiquée, mon ami, en costume kaki, camoufleur aux armées; il me présenta à monsieur et madame Jaubert, ménage bourgeois aisé, d'aspect vénérable. On allait servir; on semblait attendre quelqu'un. Madame Jaubert cria dans l'escalier:

—Bébé!… Bébé!… allons, descendras-tu, lambin?

—Excusez notre grand gamin, dit le père: il relève de maladie, il est en convalescence et fait la grasse matinée.

Le camoufleur me souffla à l'oreille:

—Ce «Bébé» est un capitaine. Il n'a pas vingt-trois ans; il a montré des capacités et une bravoure extraordinaires; il a la Légion d'honneur que n'a pas son père, la médaille au ruban jaune, la Croix de guerre, comme de juste; il a été blessé deux fois et encore a trouvé le temps de faire une fièvre typhoïde. C'est un type.

Je vis entrer un jeune homme, en vêtements civils, sans seulement un ruban à la boutonnière; sur la lèvre, une ombre de moustache naissante; la joue encore un peu pâle.

—Monsieur votre fils a déjà trois galons? fis-je à M. Jaubert.

Le père sourit, flatté, mais ne semblant pas attacher à la chose d'autre importance.

Le capitaine avait de la gentillesse, de la simplicité, une jeunesse fraîche et charmante en ses manières; mais son oeil contenait de ces dessous que nous n'avions pas vus avant la guerre: une certaine gravité qui n'est ni celle des hommes d'âge ni celle des jeunes qui affectent un sérieux précoce; comme un amoncellement de clichés pris sur des scènes d'horreur ou sur des embûches de cauchemar, inimaginables par l'homme d'avant et auxquelles cet homme-ci s'est accoutumé et qu'il domine; le sens des responsabilités gaillardement assumées, ce qui a tant manqué aux générations précédentes; un sentiment profond, inconscient peut-être, d'appartenir à une race neuve, que les vieux peuvent admirer mais qu'ils ne pénétreront jamais.

Notez que les parents de ce jeune homme étaient déjà des êtres exceptionnels et vivant depuis vingt-quatre mois dans le tragique; ils étaient des meilleurs citoyens d'aujourd'hui, ils avaient positivement l'ennemi à leur porte et tenaient celle-ci ouverte pour secourir jusqu'à la dernière extrémité tout venant. Cependant, je les entendis parler, pendant tout ce déjeuner, comme les gens d'autrefois. Comment expliquer ce qu'il faut entendre par ces mots? C'est délicat. Mais l'habitude de la vie paisible, troublée par de mesquines luttes politiques, impose une forme et une direction à l'esprit que nos jeunes hommes, surpris au sortir de l'enfance par des difficultés égales à celles des premiers âges de la terre, ne sauront plus adopter. Ceux-ci voient d'un coup les grandes lignes, ce qu'il faut inévitablement pour conserver la vie; ceux-là s'attardent en de faux chemins, et les plus bourgeois d'entre les bourgeois semblent encore des dilettantes. Celui qui a dû défendre sa peau attaquée de tous les côtés, ou qui a seulement été enterré vif une ou deux fois dans l'entonnoir, comme il s'entend à déblayer les questions!

Madame Jaubert, d'un revers de main, semblait chasser la parole de son fils. Elle l'appela encore «Bébé», à plusieurs reprises, durant le repas. Elle lui dit: «Remonte ta serviette, Henri, tu vas tacher ton gilet…» Elle le trouvait cruel, parce qu'il racontait, d'un ton froid, sans sourciller, des choses épouvantables dont il avait été témoin. Il avait vécu dans la charogne, dans la vermine, dans la boue, dans l'eau jusqu'à la ceinture: il tirait de ces circonstances des motifs de blague à la fois déconcertante et sublime. Ce n'était pas qu'il fût dénué de sensibilité, car, au récit qu'il faisait de la mort d'un de ses amis, l'émotion contenue lui coupa le souffle dans la gorge. Cependant, tout aussitôt, il se mit à conter quelques faits épiques, avec une humeur de gavroche. Il m'apparaissait, à moi, comme un personnage de Shakespeare. Jamais je n'avais eu sous mes yeux, vivant, un exemplaire d'humanité qui me plût à ce point: la malignité, la grâce et le calme viril étroitement mêlés à la sauvage grandeur; la splendeur de l'aube encore accrochée aux voiles de la nuit; ce mélange, si vrai pourtant, du comique avec la tragédie, que nos préjugés condamnent, mais dont les grandes crises, les plus importants cataclysmes proclament la nécessaire beauté.

Il vint, après le déjeuner, quelques amis de ces honnêtes et courageuses gens demeurés dans la ville, à peu près évacuée. Ils parlaient avec beaucoup de bon sens, des événements; ils rendaient hommage au petit capitaine, mais avec l'arrière-pensée, on le sentait, de la révision des grades, après la campagne, et la conviction bien assise que les capacités s'acquièrent avec l'âge et que les titres mérités le sont surtout «à l'ancienneté». On ne pouvait leur en vouloir et, cependant, leur impuissance à comprendre un certain état nouveau avait quelque chose de gênant. Si je leur eusse dit: «Mais, vous n'êtes donc pas frappés par le rôle que joue et qu'est appelé à jouer désormais l'homme jeune et même le tout jeune homme?», ils m'eussent fait des objections irréfutables sur l'heure, à cause du respect que méritent les actions de nombreux hommes d'âge avancé, mais qui n'ébranlent pas ma foi secrète dans le règne futur d'une humanité rafraîchie par la notion des nécessités essentielles. «Et ce qu'elle enverra vos routines et vos idées désuètes rejoindre les vieilles lunes, ah! mes braves gens, vous n'en avez pas le moindre soupçon!…» Mais le capitaine lui-même m'eût blâmé peut-être, parce que ce qu'il est, ce qu'il fait, ce qu'il fera, est tout naturel et tout simple pour lui, et il ne l'oppose pas à ce que la brusquerie des événements a précipité dans le gouffre du passé. Enfin! en voilà donc un qui n'agit pas par réaction et pour se donner des airs de faire le contraire de ce que d'autres ont fait, mais qui agit sous l'impulsion directe des réalités pressantes!

A quelques-unes de ses opinions vigoureuses, son père opinait:

—Il en rabattra, quand il connaîtra la vie…

—Mais, la vie, monsieur Jaubert, c'est lui qui la construit, c'est lui qui la fait!…

Le père hochait la tête. Le fils, un peu harcelé par nous, voulut bien nous raconter des épisodes auxquels il avait été mêlé, devant Verdun, plus de quatre mois durant. Et nous l'écoutions, je n'exagère pas, comme nous n'avions jamais écouté aucun récit, aucun lecteur, aucun acteur célèbre; nous l'écoutions comme nous eussions écouté chanter le vieil Homère.

Situation étrange: les parents, les amis, médusés comme nous, secoués dans leurs entrailles, palpitant de tout leur coeur, mais en proie au plus singulier malaise: l'impossibilité, malgré l'amour-propre, d'allier l'image de tant de grandeur à celle de ce «gamin» disant: «J'ai fait, j'ai vu.»

Et, quand il eut fini, personne n'osa prendre la parole.

La mère se leva, alla plonger un doigt sous le faux-col de «Bébé» et elle résuma ingénument son impression:

—En 1911, monsieur—c'est hier—il a eu sa rougeole! Il était dans son petit lit, là-haut. On lui mesurait la taille quand il se levait: il grandissait encore…

«COMME JE NE TE CACHE RIEN»

—Comme je ne te cache rien, murmura Isabelle, je te dirai que je ne suis pas du tout allée hier dîner chez les Jadin, ainsi que je te l'avais annoncé; mais un cousin à moi est arrivé en permission et nous avons fait ensemble de la musique…

—Tu sais combien j'aime, dit Albert, que tu me racontes exactement ce que tu fais. C'est charmant d'avouer tout à son grand ami! Pourtant, tu m'as quitté à 6 heures en me disant: «Je dîne chez les Jadin…»

—Eh bien! Et j'ai trouvé Jean-Claude à la maison… Et alors, zut pour les Jadin!

—Mais, tu ne m'as jamais parlé de ce cousin?…

—Parbleu! je ne vais pas aller, pour me flatter, crier sur les toits que j'ai un cousin dans les chasseurs à pied, et qui s'est conduit d'une façon exemplaire.

—Je rends hommage à ta modestie, Isabelle… Si ton cousin le chasseur à pied te faisait la cour, tu me le dirais, au moins?

—Est-ce que je te cache jamais quelque chose?

Deux jours après, Isabelle dit à Albert:

—Comme je ne te cache rien, je t'avouerai que, si je ne me suis pas trouvée hier à notre rendez-vous, c'est qu'un monsieur est venu à la maison.

—Quel monsieur?

—Un monsieur que tu ne connais pas. Son nom ne te dirait rien du tout.
Un monsieur qui venait pour un renseignement.

—On n'a pas idée de laisser un homme attendre sa petite amie pendant toute une soirée, sous prétexte qu'un monsieur est venu demander un renseignement!

—Mon chéri, c'est que, après le monsieur, je te dirai que ç'a été mon cousin qui est revenu: impossible de lui confier, à ce garçon, que j'avais à te rejoindre…

—Mais tu n'es pas obligée de dire toute la vérité à tout le monde comme à moi, diable! Tu pouvais bien lui conter une blague!…

—Encourage-moi à mentir! Et mentir, par-dessus le marché, à un soldat qui se fait casser la figure depuis deux ans pour toi et moi!

—En considération du soldat, je ne me fâche pas; mais je m'étonne que tu sois aussi dépourvue d'imagination.

—Je te conseille de t'en plaindre. Si j'avais de l'imagination, il me resterait bien de temps en temps quelque blague, comme tu dis, à employer à ton usage, tandis que, dépourvue autant que je le suis, tu peux être parfaitement tranquille.

—Le fait est que je le suis, ma bonne Isabelle. J'ai bien avec toi quelques déconvenues et quelques sujets de m'impatienter plus souvent que je ne voudrais, lorsque, comme hier soir, tu me poses carrément un lapin; mais j'ai la certitude que peu après j'en aurai l'explication…

—Et par le menu encore!

—Je ne pourrais pas, mais absolument pas, supporter une femme dissimulée.

—Fichtre, ce n'est pas mon cas.

—Viens, que je t'embrasse, Isabelle, pendant que je te tiens.

Isabelle se jeta dans les bras d'Albert. Ils s'embrassèrent.

—Comme je ne te cache rien, dit Isabelle, sache aussi que Turpin m'a demandée en mariage.

—Turpin? Qui ça, Turpin? Tu ne m'as jamais parlé de celui-là?

—Oh! c'est que je le désigne tantôt par un nom, tantôt par un autre: une vieille manie entre lui et moi: c'est un jeu; tu auras confondu.

—Qu'est-ce que tu as répondu à Turpin?

—Je l'ai prié de repasser, tiens!

—Tâche au moins de lui conserver ce nom de Turpin, et ne viens pas, dans huit jours, me dire que Tartempion te convoite en justes noces. Ça vous donne toujours un petit coup.

—Au fond, qu'est-ce que ça peut te faire, puisque tu sais que je suis amoureuse?

—Tu dis ça gentiment, Isabelle, avec conviction, ma foi! et avec autant de plaisir que… que j'en éprouve à l'entendre, moi.

—Je dis ça tout bêtement, comme on aime; je dis ça avec le plaisir que j'éprouve à aimer, comme tu dis, toi, que ton plus grand plaisir est de m'entendre dire toute la vérité…

—Oui, ma chère Isabelle! Oh! répète-moi cela; c'est comme une pluie d'été bienfaisante, une douche tiède… Et tu sais: on ne met jamais assez de précision à dire ce que l'on pense fortement, tout ce que l'on pense. Et on aime à réentendre aine chose si douce. Tu es amoureuse.—Dieu! que ce mot est joli!—Tu es amoureuse, Isabelle! et dites le nom de la personne, ma petite amie chérie?… Allons! de qui est-on amoureuse?

—Mais, de mon cousin Jean-Claude, parbleu!

—Ha! ha! ha! ha!… tu es vraiment la plus amusante des femmes! Adieu, tiens. C'est vraiment dommage d'être obligé de se séparer de toi ce soir. Mais demain, Isabelle, tu me réserves ta soirée, ta soirée tout entière… et même un peu plus?…

Le lendemain soir, Albert attendit vainement Isabelle; et il l'attendit la soirée entière, et même un peu plus. Elle apparut deux jours après:

—Me diras-tu ce qui s'est passé, Isabelle?

—Comment! ce qui s'est passé? Mais je ne te cache rien, tu le sais: Jean-Claude en était à la fin de sa permission; il repartait pour le front, le malheureux. Ah! qui sait si je le reverrai jamais!

—Jean-Claude?—Il repartait?… Et… Et alors?…

—Et alors?… Mais certainement!… Quand tu seras là à pousser des «Et alors?» Je ne t'ai pas dit, peut-être, que je l'aimais?

—Oui, tu me l'as dit… et bien d'autres choses encore… Je m'aperçois à présent de tout ce que tu m'as dit… Pour moi, le fait de dire semblait impliquer que… Mais tu ne me comprendras pas… J'étais tranquille, enfin, parce que tu me disais tout… Est-on bête! Dieu de Dieu! est-ce qu'un pauvre homme est bête!

—Bon! voilà que tu pleures, à présent! Es-tu drôle! Ah! çà, voyons! oui ou non, m'as-tu demandé de ne te rien cacher?

LES POMMES DE TERRE

Enfin, enfin, la pauvre vieille maman était sauvée! Sa fille, Jeannette, la vit descendre du train sur le quai de la gare de l'Est. La bonne femme portait un grand panier sous le bras, et elle avait échangé sa coiffe pour un chapeau, en venant se réfugier à Paris.

Jeannette embrassa sa mère. Que de choses, Seigneur Dieu! Que de malheurs effroyables!… La vieille bredouilla:

—Je t'ai apporté du beurre,—la Sicot a encore sa vache…—une douzaine d'oeufs et des grappes de raisin… Oui: le cep en espalier sur le mur qui regarde le carré de pommes de terre, il est encore debout, ma petite!… et le carré de pommes de terre, y a pas une marmite qui l'ait seulement «fourragé»!

Elle appuyait sur ce détail avec une espèce de défi, comme si son pan de mur debout, son cep et ses pommes de terre narguaient toutes les armées germaniques. Et puis, son oeil s'éteignit, aussitôt dans le Métro.

—L'essentiel est que tu sois là, avec tes quatre membres, disait et répétait la fille, à peu près à chaque station.

—C'est tout de même malheureux de quitter!… murmurait la mère. Et un sanglot contenu lui coupait le souffle dans la gorge.

Elle recouvra pourtant, et petit à petit, la parole, une fois installée chez sa fille. Ah! c'est qu'on l'interrogeait, vous pensez! sur le palier, dans la maison et dans la rue.

«C'est Gauilly qu'on habitait, oui, mesdames, un petit patelin comme ça, en vue de Reims… Ah! la cathédrale, on l'a toujours vue, depuis le temps qu'on était marmots, défunt le père Souriau, comme moi,—on était cousins avant que de s'établir en ménage, en ménage si on peut dire, car on avait tout juste quatre-vingts francs, à nous deux, le lendemain des noces.—Du vin blanc, par exemple, il en avait coulé! Chez nous autres, il n'y a pas que les riches pour s'offrir ça, vous pensez bien… Vigneron? Oui, madame, il était vigneron, mon homme, comme de juste… Eh bien! ça ne l'a pas empêché d'amasser, sou par sou, de quoi se bâtir une maison avec cave et jardin, oui, et d'entourer son clos de murs… Cinq enfants… Vous avez dit le chiffre, madame, oui, cinq, qui étaient beaux et bien vivants, sans aucun manquant, avant la guerre, et élevés tous les cinq comme ma fille ici présente qui m'a forcée de venir m'abriter chez elle, quoique ça soit dur de quitter…»

Quand elle disait «dur de quitter…» ses yeux se couvraient d'une buée, sa gorge se contractait et elle s'arrêtait un instant de parler.

«La guerre vous prive de tout, c'est connu; on y est fait: mon pauvre homme avait bien une balle dans les reins depuis 70 et qui l'asticotait par le mauvais temps, aussi quand c'est qu'il a vu partir ses trois garçons, il a dit: «A eux trois, ils leur en f… toujours plus que je n'en ai reçu!» Et c'est tout. Mais les Boches sont passés chez nous, mesdames, saouls comme des gorets déjà avant de nous avoir vidé la cave… Ça, je m'en souviendrai! Quand le père Souriau a vu tous ses fûts à sec, ça lui a porté un coup. De ce moment-là, c'était un homme fini; ne fallait même plus lui parler de tailler ses plants de vigne ni de bêcher son clos: c'est moi, telle que vous me voyez, qui ai semé les pommes de terre…

»Il se traînait, le cher homme, dans le village, la figure pareille à une viande bouillie, avec son chien Castor et sa petite-fille, une gentille enfant de onze ans et demi, qui le tenait sans cesse par la main, faute de quoi, à ce qu'il disait, il voyait tout tourner, comme un homme ivre… Notre malheureux enfant, l'aîné, un si brave garçon, avait été tué à la bataille de Lorette; le plus jeune était porté comme disparu depuis la bataille de l'Yser: c'est-il fait, ces choses-là, pour arranger un pauvre vieux père, je vous le demande?

»Là-dessus, voilà qu'un beau jour, l'angélus de midi n'avait pas fini de sonner, un boucan d'enfer secoue le village.—Y avait douze mois que la côte de Brimont tirait sur Reims, sans qu'on nous ait fait l'honneur de nous souhaiter le bonjour à la manière boche; ils nous devaient bien cette politesse, rapport à nos caves…—C'était une marmite qui venait d'écraser les bâtiments de l'école primaire. Trois minutes après, une deuxième tombe sur les gens du village rassemblés, comme on dit, au lieu du sinistre: huit hommes, trois enfants hachés menu comme chair à pâté. Le lendemain, pan! j'étais en train de sarcler les pommes de terre; je vois s'écrouler devant moi notre maison, sauf la resserre à étaler les graines. Le père Souriau rentre avec la petite à la main et Castor:

«T'as aussi bien fait de traînasser dehors, que je lui dis; on aurait été en train de manger la soupe, qu'il ne resterait pas un fétu de nous trois et du chien…»

»C'est dans la cave qu'on s'est établi depuis ce temps-là. Il n'y avait pas à choisir: mais, à l'heure de l'obus, quand le grand-père et la petite sortaient,—c'est-il que je serais une poltronne, mesdames?—j'avais des inquiétudes. Je les vois revenir, les chers mignons, il y a de ça trois semaines, avec le chien gambadant, à vingt mètres de moi, pas plus, pas moins. Tout à coup, poum! patapoum!… Et la petite qui lâche la main de son grand-père en s'écriant: «C'est sur l'église pour sûr!» Ces enfants, ça n'est pas craintif; à l'église, elle y court. Le chien la suit. «Bon Dieu! que je fais, en voilà une autre de sacrée marmite!…» Je l'entendais qui déchirait l'air comme une pièce de toile. La terre se soulève dans la rue, mes bonnes dames, jusqu'au-dessus des toitures: de ma petite-fille, du cher petit ange du bon Dieu, ni du chien, on n'a jamais rien revu, mesdames, que des bribes: mais, faites excuse: autant n'en point parler, ça soulève le coeur… Mon vieux en est mort, lui, au fond de sa cave, dans les vingt-quatre heures…»

—Pauvre madame Souriau! C'est un miracle que vous soyez là, vivante et à l'abri. Votre fille, on peut le dire, vous aura tirée de l'enfer!…

—Chut! dit la mère Souriau, n'en dites rien à ma fille: j'ai tous mes papiers pour mon retour… C'est trop dur de quitter… Je retourne!…

—Comment! là-bas! sous le bombardement qui continue?…

—Eh bien! et les pommes de terre? Qui est-ce qui s'en occupera si je n'y suis point?

AH! LE BEAU CHIEN!

Deux maçons employés à la construction d'une villa voisine, passèrent un matin devant la grille de la cour où le chauffeur Pfister faisait son auto; ils tiraient, au bout d'une ficelle qui l'étranglait, un avorton de chien sans couleur et sans forme et dont l'aspect pitoyable émut le mécanicien des Bullion à qui sa conscience reprochait d'avoir aplati, durant cette seule saison, quatre chiens sous ses pneus jumelés. Pfister cria:

—Où c'est-il que vous menez ce pauv' petit cabot-là?

—A l'eau! dirent les maçons, à moins que tu n'en offres cent sous, dix francs…

Le maître d'hôtel, Honoré, par le soupirail de l'office, ricana:

—Cent sous, dix francs pour un voyou de cabot à moitié crevé et vilain comme la gale! ils nous ont pas regardés…

Mais une femme de chambre fut touchée de compassion pour le malheureux chien qu'on allait jeter à la mer; elle monta aussitôt parler de la chose à mademoiselle Antoinette.

Mademoiselle regarda par le balcon, vit le chien, le cou serré dans la boucle qui le jugulait en lui poussant les yeux hors des orbites. Elle appela son père. M. Bullion parut à sa fenêtre, en pyjama. Mais déjà une voix criait de l'intérieur:

—Un chien?… pas de chien!… jamais de chien!… à aucun prix, entendez-vous? un chien n'entrera dans la maison!…

—Mais, maman, c'est un malheureux chien qu'on s'en va jeter à l'eau!…

—Qu'on le jette à l'eau! ça ne me regarde pas; j'ai dit: je ne veux pas de chien. C'était madame Bullion qui, de la table à coiffer, prononçait l'arrêt de mort du «pauv' petit cabot».

* * * * *

Le «pauv' petit cabot» fut sauvé néanmoins, cent sous, et non pas dix francs, ayant été payés secrètement aux deux maçons par la complicité de mademoiselle et de monsieur; et le chien fut introduit dans les sous-sols, lavé, savonné, frotté de poudre insecticide, et nourri abondamment. Il n'en était pas plus beau; il conservait l'attitude rampante et lamentable qu'on lui avait vue lors de sa marche au supplice; le pain, le lait, la pâtée de la main du chef, le substantiel os de côtelette, tout semblait lui faire boule dans le ventre, qui ballonnait à éclater, sans que le reste du misérable corps parût seulement avoir reçu sa subsistance. En liberté relative, dans la sécurité des gras sous-sols, ce chien conservait son air d'être étranglé par la boucle, au bout de la corde.

Honoré le bousculait du pied, répétant sans cesse que «c'était cent sous qui auraient été aussi bien dans sa poche»: que Madame vienne à descendre, un de ces quatre matins à l'office ou entende l'animal aboyer, on verrait la danse!

Madame, en effet, ne tarda pas à surprendre dans sa villa l'hôte installé contre son gré. Elle n'avait, affirma-t-elle, qu'une parole; elle ordonna incontinent que le chien fût jeté dehors.

L'infortuné animal traîna son ventre bedonnant sur la route où il manqua dix fois de le faire écraser par les automobiles, et le promena désespérément sur les bords de cette mer qui l'eût si bien englouti une ou deux semaines auparavant. Il revenait guetter aux soupiraux par où on l'alimentait en cachette, et à la faveur d'un événement qui préoccupait alors toute la villa Bullion.

* * * * *

La gracieuse Antoinette Bullion, que l'on nommait familièrement Toinon
Bulliette, était fiancée depuis peu à un charmant jeune homme, appelé
Édouard, qui lui plaisait tout à fait. Elle recevait des fleurs, des
compliments, des visites, celle de son fiancé tous les jours.

Madame Bullion elle-même croyait aimer beaucoup son futur gendre; elle l'eût préféré avec de la moustache, oui, certes, mais puisque tel était «le genre» aujourd'hui, tout comme de porter le pied petit ainsi que du temps de son grand-père, «allons-y!» disait-elle, et on l'eût indignée en prétendant qu'elle n'adorait pas ce cher Édouard au visage glabre, et au pied court.

Or, un beau jour, le cher Édouard étant là, penché amoureusement sur Toinon, une porte fut entre-bâillée, et un chien parut, un horrible chien, le chien du sous-sol, le chien expulsé, l'intrus au ventre de baudruche.

Le premier mouvement de madame Bullion en apercevant la laide bête fut de la repousser d'un coup de pied et de préparer à l'adresse de ses domestiques une verte semonce. Mais Édouard, en belle humeur et par manière de dérision, voyant ce chien grotesque, s'écria:

—Ah! le beau chien!

Et toutes les personnes présentes, de rire.

Un phénomène curieux se produisit dans l'esprit de madame Bullion. Non seulement le geste de violence que sa jambe esquissait, ne fut pas exécuté, mais elle pria qu'on fermât la porte, le chien demeurant là, innocent, la mine un peu confuse, l'abdomen proéminent, et s'étant assis sur le premier coussin à proximité de ses pattes informes. On se regardait avec stupéfaction: et chacun étouffait son rire. Édouard reprit sa cour au côté de Toinon Bulliette.

Mais madame Bullion, le soir même, saisissait l'occasion d'un aparté avec sa fille, et prononçait:

—Mon enfant, observe bien ton fiancé, je te prie; j'ai une crainte: ne manquerait-il pas de coeur, par hasard?

—Oh! oh! je ne m'en aperçois pas, maman!

—Tu ne t'en aperçois pas, c'est possible. N'empêche que, tantôt, je l'ai trouvé bien dur pour ce pauvre chien.

—Mais, maman! ce pauvre chien, c'est toi qui…

—Allons, ma fille, pas d'observation, n'est-ce pas! Je t'ai dit mon appréhension; tiens-en compte. Ta mère ne cherche que ton bonheur, tu le sais… Embrasse-moi!… Ah! vois-tu, c'est que, s'il allait n'être pas bon pour toi!…

—Mais, maman… il m'adore…

—Allons! va te coucher, ma petite.

* * * * *

De ce jour, la fortune du chien était faite.

Elle ne fut pas immédiatement considérable. Le «pauv'petit cabot» fut encore le chien de l'office, quelque temps; mais il le fut, officiellement, avec l'autorisation de la maîtresse de maison. Plus de cachotteries. Son droit à vivre étant acquis, on lui donna moins à manger; son ventre se dégonfla petit à petit; l'animal en devint moins remarquable par sa laideur, mais en vérité non pas mieux fait: il était si laid! Il restait laid, sans plus, honnêtement, platement laid, bonne bête avec cela, c'est-à-dire sans méchanceté aucune, sans intelligence non plus. On le nomma Roussaud, à cause de la couleur de son poil.

Mais, à mesure qu'un défaut—quel homme en est exempt, mon Dieu?—se découvrait chez le fiancé d'Antoinette, l'indulgence de madame Bullion pour Roussaud se haussait d'une nuance ou d'un ton. Édouard était mal classé au tir aux pigeons: on veillait à ajouter un peu de viande hachée à la pâtée du chien; Édouard avait mal surveillé l'envoi de sa fleuriste: avait-on remarqué comme ce chien était doux? Édouard avait fait une petite fugue, mal justifiée, de deux jours: le chien recevait un collier neuf; enfin Édouard ayant bel et bien épousé mademoiselle Bullion,—ce qui n'a rien de répréhensible, pourtant,—et ayant emmené victorieusement sa jeune épouse en Italie,—ah! cela est toujours pénible au coeur des mères,—le chien Roussaud fut autorisé à demeurer au salon. Le lendemain on jugeait son nom Roussaud, bien vulgaire, et il recevait le nom infiniment mieux sonnant de Fingal.

* * * * *

Fingal eut sa corbeille au salon, matelassée, garnie d'une couverture de laine; et, un peu plus tard, sa niche à la salle à manger, une niche à sa mesure, une petite villa normande, s'il vous plaît. Il se traînait de l'une à l'autre, avec son air calamiteux, chargé du poids d'un triste passé, s'accommodant au confort, oui, certes! mais reprochant au destin de ne le lui avoir pas accordé en naissant. L'important Honoré, maître d'hôtel, qui l'avait tant bousculé jadis, était à son service et se courbait jusqu'à terre pour présenter au rez-de-chaussée de la petite villa normande l'assiette de porcelaine où Fingal, les pattes écartées, la queue basse, la mine incurablement désolée des pessimistes gonflés de bien-être, semblait prendre l'univers à témoin du sort pitoyable qui l'obligeait à tirer la chair de poulet parmi la mie de pain trop abondante ou à se donner bien du mal aux mâchoires pour rompre l'os de la côtelette. Une bonne hygiène avait toutefois rétabli l'équilibre entre son torse et ses membres, et Fingal commençait à épaissir de partout.

Le temps vint où il monta à la chambre de Madame, qui lui fit faire une couchette enrubannée et ne pouvait plus se séparer de lui, fût-ce durant ses courses en auto. Depuis l'ironique et trop fameux: «Ah! le beau chien!» personne qui se hasardât devant madame Bullion à exprimer son jugement sur Fingal: «Le gentil petit chien», disait-on. «Le beau chien!» même n'eût pas été mal pris, venant de toute autre personne que d'un gendre. C'était un lieu commun, dans les conversations, que l'étrange caprice de madame Bullion. Beaucoup, d'ailleurs, estimaient que cette faiblesse était trop légitime, la pauvre femme devant se trouver si privée depuis le mariage de sa fille.

* * * * *

Lorsque Antoinette revint de son voyage de noces prolongé à plaisir, tant la bonne entente avait été parfaite, elle reconnut à peine la maison paternelle transformée par l'élévation extraordinaire d'un personnage qu'elle avait, il faut le dire, complètement oublié. Fingal y avait plus de place qu'elle n'en avait jamais occupé elle-même; tout au plus manquait-il au chien d'avoir une gouvernante attachée à sa personne, mais tous les domestiques, à l'envi, obéissaient à ses appels, à ses moindres murmures. Une porte s'ouvrait soudain, et Fingal, accompagné d'un valet de pied, faisait son entrée; à des heures déterminées, la même porte était ouverte, et le domestique, la main sur le bouton, attendait que Fingal voulût quitter sa corbeille pour aller faire son petit tour au jardin; madame Bullion sonnait pour qu'on transportât la corbeille du coin Est de la pièce aux environs de la fenêtre méridionale afin que Fingal profitât du rayon de soleil; Fingal désormais frileux avait un petit paletot, un petit paletot sortant de chez le bon faiseur, un petit paletot avec une petite poche et dans la petite poche un petit mouchoir. Fingal avait un mackintosh pour la voiture et Fingal avait des lunettes d'auto!

Antoinette ne pouvait s'empêcher de rire et plaisantait la faveur de Fingal avec toute l'insouciance que vaut à une jeune femme le bonheur conjugal. Son mari, moins spontané désormais, et plus habile, dès qu'il avait vu Fingal en dandy, avait adopté vis-à-vis de lui l'attitude attendrie, sinon déférente, propre à se concilier les bonnes grâces sinon du chien du moins de la belle-mère.

Madame Bullion, à qui rien n'échappait de ce qui concernait Fingal, dit à sa fille:

—Ton mari, mon enfant, a un coeur d'or; aime-le.

Et d'autre part elle dit à son gendre:

—Mon cher Édouard, puisse votre femme vous aimer autant que vous le méritez!…

—Mais, belle-maman, j'ai tout lieu de croire…

—Ah! c'est que, voyez-vous, j'ai une crainte, en la voyant si espiègle, si sarcastique à l'égard d'un malheureux petit chien: manquerait-elle de coeur, par hasard?…

Septembre 1913.

LE PRISONNIER

En l'honneur de l'arrivée du papa, capitaine d'infanterie, en congé de convalescence, on avait invité avec leurs parents les petits amis et amies des enfants. Après le dessert, toute la jeunesse eut la permission d'aller au jardin et se dirigea aussitôt vers le potager, terrain favorable à la guerre.

Max, l'aîné, qui avait dix ans, dit sans hésiter:

—Moi, je suis le chef.

Et il conféra les grades, avec un assez bon discernement, sans faire état ni de l'âge ni du sexe, tenant compte, affirmait-il, seulement des capacités. En réalité, ceux qui se trouvèrent nantis des postes les moins reluisants et dont par conséquent il risquait de provoquer le mécontentement, étaient les plus petits, les plus faibles.

—C'est idiot! grommela l'un de ceux-ci, nommé Bob, six ans et demi, simple soldat de deuxième classe: pour les travaux de terrassement par exemple, le premier venu comprendrait qu'il ne faut pas faire éreinter des mômes encore au biberon!…

Cependant le chef toucha ses subordonnés par une certaine modestie en ne s'attribuant pas à lui-même un grade supérieur à celui de commandant.

—Je m'étonne, lui fit remarquer une petite fille, remplissant les fonctions de caporal, que tu ne te sois pas nommé d'emblée généralissime…

—Es-tu bête! répliqua le commandant: le généralissime, vous devriez comprendre, il n'est pas là; il est au G.Q.G. derrière les arbres, derrière la maison; il ne nous voit pas. Moi, je ne peux pas vous perdre un instant de l'oeil. Ah! bien, qu'est-ce que vous deviendriez, mes pauvres bougres!…

—Pardon, mon commandant, observa une petite, nommée Annette, en faisant le salut militaire, est-ce que le service d'espionnage est organisé?

—C'est indispensable, en effet, dit le commandant. Un homme de bonne volonté pour le service des renseignements?

Pas un des enfants ne bougea.

—Allons! dit le commandant, je comprends. D'ailleurs nous sommes trop peu nombreux. Alors, écoutez-moi! Je décide: le service en question est admirablement organisé. Je n'ai pas besoin de fournir les noms de nos agents; l'essentiel est qu'ils soient en contact avec mes supérieurs hiérarchiques et que je n'aie pas un empoté au poste téléphonique. Annette, mon enfant, empoigne-moi les récepteurs et ne les quitte plus!

Annette se mit aussitôt sur la tête une double tige de lierre disposée de manière à faire casque, et, à l'aide de deux feuilles, se boucha hermétiquement les oreilles.

—Et l'aviation?

—Regardez plutôt!

Max désignait un vol de martinets: cinquante appareils, pour le moins, filant vers l'Est à tire-d'aile, dans le jardin d'à côté.

—C'est magnifique! s'écria tout le bataillon.

Et l'on se mit avec un entrain fiévreux aux travaux de tranchées. Une dépression de terrain, accentuée par les pluies, entre deux anciennes couches à melons, se prêtait à cet ouvrage. On se contenta de figurer les abris, les postes d'écoute, les entrées de sapes et les cagnas des officiers. Le commandant désignait avec une minutieuse précision l'emplacement des différentes lignes de tranchées et boyaux qui n'existaient pas, les secondes lignes, les circuits enchevêtrés où il ne faudrait pas se perdre, les cantonnements à l'arrière, les routes encombrées de camions automobiles, les postes de secours. Une chose le mécontentait: qu'on n'entendît pas assez de bruit et surtout rien qui ressemblât à un bombardement. Il employa, pour y remédier, un de ses hommes à cogner à tour de bras, près de la pompe, sur un arrosoir.

On avait, comme de juste, réquisitionné toutes les pelles et pioches dans la chambre aux outils; le pauvre jardinier, blessé sur le vrai front, lui, et soigné dans un hôpital lointain, on n'avait pas à craindre ses récriminations. La rude besogne, d'abord confiée aux simples «poilus», rendit promptement jaloux les officiers qui avaient peu à faire. Et tous s'y mirent à l'envi. Les dix gamins, de la boue jusqu'aux genoux, avaient les joues rouges comme des tomates.

Au bout de trois quarts d'heure, le capitaine émit une opinion:

—Je ne vois pas les fils de fer, dit-il, anxieux; m'est avis qu'on ne ferait pas mal de les poser pendant que l'ennemi est relativement tranquille…

—Ha! ha!… l'ennemi!… ricana le petit Bob (six ans et demi).

—Eh bien! quoi? ça te fait sourire, toi, trois ou quatre corps d'armée boches qui vont nous arroser tout à l'heure avec des 420!

—Ha! ha!… les 420! dit le jeune poilu récalcitrant, en remuant la terre. Où sont-ils les 420! Où est-ce qu'il est l'ennemi? Vous êtes des poires: vous parlez, vous parlez, pendant qu'on est là, nous autres, à trimer, mais l'ennemi je ne l'ai pas vu; il n'y en a pas!

—Qui est-ce qui m'a fichu une andouille de ce poids-là? s'écria le commandant, qui se croyait obligé d'employer le langage «littéraire» des soldats de la Grande Guerre: «L'ennemi, il n'y en a pas!» Parce que tu ne le vois pas, sans doute, espèce de moucheron? Regardez-moi ce microbe! ça se mêle de faire campagne, et ça en est encore en 70, comme son grand-père!… L'ennemi, veux-tu le savoir, mon bonhomme? Il est là, à quatre-vingts mètres, terré comme des taupes. La preuve: attention! Voilà un aviatik… Nous sommes repérés…

—Ah! mais, ah! mais! dit une fillette de sept ans, terrorisée, il ne faudrait pas plaisanter!

La réflexion fut accueillie par un éclat de rire général et méprisant.

Bob fit observer avec flegme:

—C'est un merle qui se transporte d'un jardin à un autre.

—Ho! ho! fit le commandant, voilà un homme qui commence à me courir sur l'haricot: «L'ennemi, il n'y en a pas… Les avions boches sont des merles… Les 420 sont une plaisanterie!…» On va te faire toucher tout ça d'un peu près… Écoutez-moi, mes amis: puisqu'un mauvais esprit a l'audace de mettre en doute l'existence même de l'ennemi, il est évident, n'est-ce pas, qu'il n'y a plus de jeu possible; je soumets aux voix la proposition suivante: il faut cesser le jeu, ou il faut que l'un de nous consente à faire l'ennemi.

Cesser le jeu? Tous ces enfants étaient déjà bien trop enflammés; la plupart ne croyaient même pas jouer.

—Cesser? dit l'un d'eux, mais c'est radicalement impossible.

—Alors, dit le commandant, un homme de bonne volonté pour faire le
Boche!

Silence absolu. Pas un geste.

—Il n'y a personne pour faire le Boche? Eh bien! mon vieux Bob, vous allez vous rendre là-bas derrière la plate-bande où il y a des choux gelés, et vous représenterez l'armée des Barbares.

Un murmure d'horreur parcourut la tranchée. Le môme Bob, à peine plus haut que l'un des choux derrière lesquels il allait se dissimuler, répondit:

—Ça colle.

L'opinion générale fut, non pas de l'approuver d'obéir, lui qui d'ordinaire s'adonnait volontiers à la «rouspétance», mais de le voir consentir à être Boche.

—J'aurais préféré, dit un gamin, me retirer du jeu.

—Je suis très ennuyée, dit une des petites, il était mon ami; il se déshonore…

Bob alla tout seul derrière ses choux; on lui permit d'emporter une pelle pour se retrancher, si toutefois il en avait le temps; et le travail reprit sur le front français avec la plus irréprochable discipline.

Mais à peine le jeune Bob était-il installé, là-bas, que la terre et des objets divers commencèrent à pleuvoir sur le bataillon. «L'ennemi» avait découvert, derrière les choux, une série de bâches contenant, avec du terreau, des oignons et différents tubercules; il faisait des boulettes de terre humide, empoignait les oignons, les aulx, les échalotes par la tige, rectifiait posément son tir en se dissimulant derrière un poirier, et causait un grand désarroi dans l'armée française.

La situation fut jugée intenable, les abris véritables n'étant pas creusés. Mais une offensive brusquée demeurait possible. «On le voit trop, gémissaient quelques pauvres «poilus», qu'on a été repérés!» Le commandant fit circuler l'ordre d'attaque pour quinze heures quarante-cinq, après avoir improvisé une artillerie lourde à laquelle on n'avait pas songé tout d'abord.

—Je ne peux pas tout faire, objectait le commandant à une légère observation du capitaine, avec ma crise des effectifs et ce G.Q.G. là-bas qui ne me dit rien, rien!… Pas une communication depuis trois quarts d'heure au poste téléphonique; aucune réponse à mes appels… Et mon escadrille aérienne qui ne revient pas!… Heureusement, ajouta-t-il, je compte, avant tout, sur la bravoure de mes hommes.

L'attaque se déclencha à l'heure dite. Elle fut foudroyante, nonobstant les gros oignons, 420, les gousses d'ail, 77, les poignées de gravier qui simulaient le barrage des mitrailleuses, voire les grands trognons de choux arrachés ou torpilles aériennes. Plusieurs se déclaraient blessés et même morts en cours d'assaut, d'autant plus qu'il y avait ces deux flemmards d'artilleurs, restés en arrière, et qui ne savaient seulement pas allonger leur tir.

Enfin, quatre hommes à peu près valides arrivèrent sur l'ennemi, c'est-à-dire sur le petit Bob essoufflé, qui leva aussitôt les deux bras dit: «Kamerade!» et fut incontinent fait prisonnier.

Survivants, canonniers lointains, blessés et morts entourèrent le prisonnier boche réduit à l'impuissance. On trouva sous le hangar aux outils le cordeau qui servait jadis au jardinier à aligner ses plates-bandes, puis des joncs souples, des liens de chanvre et un paillasson à couvrir les bâches vitrées. On ligota, enroula, empaqueta le Boche à l'aide de ces accessoires. Et on le laissa là, l'endroit ayant reçu le nom de Camp de représailles.

Après quoi, le jeu paraissant terminé, les enfants rentrèrent à la maison, pour l'heure du goûter.

En les voyant, la maman de Bob demanda: «Où est Bob?» Mais personne ne paraissait l'entendre; elle ne s'inquiéta pas encore. Au goûter, cependant, la maman, ne voyant toujours pas venir son Bob, s'enquit avec une certaine alarme dans la voix: «Mais, ah! çà, où est Bob?» Les compagnons de jeu, interrogés, prirent tous des figures de cire. C'était comme s'ils eussent été sourds et muets. Peu à peu les autres parents partagèrent l'inquiétude: Bob était le plus petit de toute la bande; les aînés devaient savoir ce qu'il était devenu.

—Max! interrogea le capitaine,—le vrai—qu'avez-vous fait du petit
Bob?

Max répondit avec une dignité solennelle:

—Bob?… Connais pas.

Chacun des enfants, pris à part, eut le même mot, avec le même geste d'ignorance ou de reniement hautain, digne, grave et sincère.

Alors l'alarme se répandit. Tous les domestiques furent lancés au jardin; tous les parents coururent à la recherche de Bob; les vieux messieurs même s'arrachèrent à leur bridge. Dans la maison, les communs, l'enclos, on n'entendait que le lamentable cri: «Bob!… petit Bob!…»

Enfin quelqu'un perçut une voix d'enfant qui pleure. On eut tôt fait d'aboutir au paillasson roulé d'où les gémissements s'échappaient.

On tenait par l'oreille quelques-uns des énigmatiques enfants. Leur forfait, sinon sa cause, devenait évident à tout le monde. On les amena jusqu'au paquet et on les interrogea en leur désignant l'objet:

—Qu'est-ce que c'est que ça?

Les enfants ne furent pas troublés, résignés d'avance à n'être pas compris par les grandes personnes, acceptant stoïquement les châtiments encourus, résolus dans leur dignité de soldats à ne plus se commettre désormais avec le gamin ligoté qui avait consenti à représenter l'ennemi:

—Ça? dirent-ils, dédaigneux: c'est le Boche!

Le paillasson était déroulé, les cordes, le chanvre et les liens de jonc rompus. Les parents s'empressèrent autour du petit Bob délivré et aussitôt plaint, choyé, dorloté par toutes les familles.

La fillette, âgée de moins de sept ans, qui avait été son amie, prononça sur un ton tout à fait de grande dame:

—Plût au ciel que nos pauvres prisonniers, là-bas, aient été toujours environnés d'une pareille compassion!…

Les parents ne purent s'empêcher de rire, et les mystères du terrible jeu de l'après-midi leur furent par là dévoilés.

L'OBSTACLE

Un soir qu'ils avaient dîné tous les trois, pendant qu'Hubertin allait dans son cabinet chercher les cigarettes pour sa femme, Pierron sentit pour la première fois son regard tomber sur la bouche de Laure. Laure s'étendait sur sa chaise longue, se calait les hanches et jouait adroitement du pied avec de petits coussins en découvrant sans vergogne ses deux belles jambes jusqu'aux genoux. Et, ce faisant, elle riait, soit de sa dextérité à pincer les coussins et à les lancer au bon endroit, soit de la liberté qu'elle prenait de montrer ainsi ses jambes à Pierron. Pierron avait vu cent fois ces jambes: avec les robes qu'on porte aujourd'hui, vous pensez bien! et il avait vu certes un plus grand nombre de fois cette bouche, étant l'intime ami du ménage depuis dix ans; mais il ne regardait ni les jambes ni le jeu gamin, libre et gracieux de Laure: il regardait, comme un objet d'émerveillement nouveau, la bouche de Laure.

Le mari entra, la boîte de cigarettes à la main, et il dit à Pierron:

—Comme tu es sérieux!

Pierron était demeuré debout, roulant entre deux doigts son cigare non allumé; et, au-dessous de lui, Laure s'amusait follement avec ses coussins. A l'observation de son mari, elle releva tout à coup les yeux sur le visage de Pierron. Elle gardait encore les lèvres entr'ouvertes, et la lumière de la lampe, posée sur un guéridon, au chevet de la chaise longue, faisait étinceler ses dents humides.

L'on se mit à bavarder, comme à l'ordinaire, en fumant.

Quand Hubertin était là, Pierron lui appartenait tout entier, un peu trop même, au gré de Laure, qui, souvent écartée de la conversation, s'ennuyait.

Les deux hommes s'accordaient, se plaisaient, bien que séparés par une formation d'esprit différente; mais ils étaient, disaient-ils, l'un à l'autre des complémentaires.

Hubertin, le plus jeune, gaillard, positif et versé dans les affaires; Pierron, quasi oisif, cultivé, publiant, par-ci par-là, dans les journaux, des études de sociologie arides. Hubertin, en contact quotidien avec cinq cents ouvriers, apportait des faits; Pierron les ordonnait, en tirait des conséquences et théorisait; ils se jugeaient l'un à l'autre indispensables. Ils embêtaient souvent beaucoup Laure avec leur parlote.

A plusieurs reprises, durant la soirée, Laure leva les yeux sur Pierron pour le plaisanter à propos, des choses «rasoir» qu'il disait. Quand Hubertin en était témoin, elle regardait Pierron en riant, toutes dents dehors; si Hubertin était occupé ailleurs, elle regardait avec sérieux l'homme «sérieux», et le charme puissant de sa bouche semblait remonter à ses yeux en s'augmentant de cette infernale incertitude qui est comme un autre parfum de la femme et qui nous fait trembler. Pierron partit plus tôt que de coutume, ce soir-là. Son ami lui dit:

—Mon vieux, toi, tu nous couves une grippe; tu fais aussi bien de prendre le large.

—Mon petit Pierron, dit Laure, en tendant sa main à baiser, si vous avez la grippe, téléphonez-nous; j'irai vous soigner.

Et elle rit encore, parce que tous savaient que la proposition qu'elle faisait était chimérique. Mais elle était apte à susciter bien des rêves chez le pauvre garçon qui rentrait chez lui, plus tôt qu'à l'ordinaire.

* * * * *

Pierron revint le lendemain dans l'après-midi chez ses bons amis. Laure s'apprêtait à s'habiller.

—Comment! c'est vous, Pierron; vous n'avez pas la grippe?

—Non… J'étais précisément venu vous rassurer… Hubertin va bien?

—Hubertin n'est pas là, à cette heure-ci, voyons! Oh! il n'est pas un homme à s'inquiéter, allez! Voulez-vous que je lui téléphone à son bureau que vous n'avez pas la grippe et que vous êtes ici pendant que je m'habille?…

—On ne peut pas plus gracieusement me mettre dehors…

—Allons! ne vous fâchez pas, mon vieux Pierron. Ecoutez; j'ai un thé à six heures; je vais m'habiller; attendez-moi, nous sortirons ensemble et vous me jetterez avenue de l'Alma.

—C'est faisable.

Pendant que Pierron tournait les pouces dans le salon, il entendait, de l'autre côté de la porte refermée, les menus bruits de la toilette de Laure, depuis les observations brusques à la femme de chambre jusqu'au glissement répété du polissoir sur les ongles. Tout à coup, la porte était entr'ouverte, et un bras nu, un bras blanc, un bras plein et ferme, un bras magnifique, apparaissait, qui esquissait un geste apaisant.

—Vous impatientez pas; j'arrive.

—Ah! dit Pierron, si vous pouviez seulement, pour m'occuper, me laisser ça!…

—Ça, quoi? faisait la voix de Laure, derrière la porte.

—Ça, dit Pierron en appliquant un baiser sur le bras.

Le bras s'amollit, tomba doucement et disparut; la porte fut refermée.

Dix minutes plus tard, Laure n'était pas prête. La porte s'entre-bâilla; le bras reparut, balançant son geste de paix. Pierron, affolé, se précipita et appuya davantage son baiser, plus haut.

—Ça y est, mon petit; je passe mon corsage… Dites donc! si vous alliez m'arrêter un taxi et m'attendre dedans, vous seriez un amour, vous savez!…

Blotti au fond du taxi, après avoir délibéré s'il n'était pas plus convenable d'attendre la jeune femme dehors, Pierron attendit Laure. Enfin elle apparut, et elle s'engouffra dans la voiture à demi obscure, qu'elle emplit de son parfum et où le chauffeur, frétillant des narines, l'enferma avec ce soin particulier, cette fierté et cet étrange contentement qu'ont en général les conducteurs de véhicules à mener une femme désirable accompagnée d'un homme qui doit la désirer.

* * * * *

Cependant l'homme enfermé avec la femme désirable et évidemment désirée n'était pas si heureux qu'on le pouvait croire. La liberté dont il venait d'user avec le bras nu de Laure lui semblait énorme; la complaisance de Laure le comblait d'étonnement. Il se taisait ou bien hasardait avec gaucherie des banalités à faire hurler. Le taxi allait vite. Laure dit:

—Eh bien, on ne nous reprochera pas de n'avoir pas été convenables!…

Pierron sentit son coeur bondir; le monde lui parut bouleversé, sens dessus dessous; était-il avec la femme de son ami dans quelque «manoir à l'envers», dans quelque absurde et affolant appareil de Luna-Park ou de Magic-City?… Laure lui reprochait de se tenir correctement avec elle! Laure, avec qui il n'avait seulement jamais flirté! Laure, la femme d'Hubertin! Il vit rouge, il vit noir, il vit vert, il vit bleu. Il empoigna Laure avec une brutalité bien inutile et lui appliqua sans barguigner sur la bouche un baiser. Elle accepta le choc sans un mouvement de retrait. Pierron, ébaubi, ne savait même plus comment faire halte en un si beau chemin. Il se sépara de cette bouche uniquement parce que la voiture stoppait. Et il savourait sur ses propres lèvres le parfum et le goût sucré du rouge… Laure, tranquille, avait ouvert sa trousse, et, à la lueur de la lanterne, elle repassait sur ses lèvres le bâton et se poudrait.

—Je suis un cochon! disait, effondré dans un coin, Pierron; ce que je viens de faire est d'un sale monsieur!…

—Eh bien, mon ami, je vous remercie; vous en avez de flatteuses, au moins, vous!…

Il se confondit en excuses; il n'était plus maître ni de ses expressions ni de ses actes. Il balbutiait: «Mais je vous adore! mais je suis fou de vous, vous le voyez bien!» Seulement il pensait à son amitié avec Hubertin, et il n'osait même pas le dire à une femme qui n'y pensait pas.

Il était homme, parbleu, et soumis comme tout homme au terrible attrait d'une telle chair; mais il était un homme aussi, et en tant qu'homme soumis à cet autre ascendant, si fort, d'une certaine propreté morale. Il était enivré et dégoûté.

—Ah! dit Laure, vous êtes bien tous les mêmes avec vos idées qui vous empoisonnent l'existence!… Il ne faut pas être si compliqué… Eh bien, voyons, voulez-vous descendre pour me permettre d'en faire autant?

—Non, dit Pierron, qui voulait absolument remettre de l'ordre dans son esprit. Non, écoutez-moi, mon amie; vous voyez devant vous un homme qui n'a jamais été épris d'une femme comme il l'est de vous, Laure.

—Bon. C'est déjà plus gentil. Mais je suis pressée; laissez-moi descendre.

—Non. Un mot encore: je veux que vous me croyiez. Je vous aime, je vous aime, Laure, à m'en sentir craquer la cervelle, mais… nom de nom d'un nom! vous ne comprendrez jamais ça… je ne suis pas capable de commettre une malhonnêteté…

—Merci!… Eh bien, et moi, vous supposez sans doute que je vais… avec vous… comme ça… de but en blanc?… Allons, grand serin, laissez-moi descendre.

Il descendit et lui soutint la main, qu'il baisa, cérémonieusement, à la portière.

Et puis, aux entrevues suivantes, ce furent des taquineries constantes de la part de Laure, qui mettaient le pauvre Pierron à la torture. Il était happé par elle, et il s'écartait, se sauvait d'elle en s'accrochant plus que jamais à son mari. Quand il était avec son ami, Pierron recouvrait la paix; il aimait, il estimait Hubertin; il avait besoin de son expérience et de sa causerie; c'était sa nourriture, cette amitié.

Laure utilisa une sympathie si étroite pour suggérer à son mari d'intéresser Pierron dans une affaire qui périclitait faute d'une tête. Pierron n'était-il pas le cerveau demandé?… et sa petite fortune?…

—J'aurais peur, interrompait Hubertin, que Pierron ne réussît pas et eût à me reprocher éternellement…

—Justement, sa petite fortune le rend indépendant…

—Oui, mais pas riche…

Scrupules promptement dissipés par une femme qui poursuit son idée. Finalement, Pierron, et bien que l'affaire ne lui sourît pas, n'eut rien à refuser aux sollicitations d'Hubertin.

L'affaire, même périlleuse, ce n'était rien encore; mais dans l'affaire surgirent des tiers, imprévus de l'une et l'autre partie, et avec eux des intérêts, des exigences inconciliables avec les intérêts d'Hubertin et ceux des actionnaires; un conflit, finalement, entre les uns et les autres; un conflit sans lequel la direction de Pierron même fût devenue suspecte.

Déchirure atroce: le retrait et la fuite de cette main virile, la seule qu'on presse avec sécurité, sans arrière-pensée, et dont l'étreinte communique tant de force! Pierron, honnête homme, étant mis à la tête d'une affaire, ne connut plus que le souci de sauver l'affaire, et quoi qu'il pût en coûter à son plus cher ami. Entre Hubertin et lui il y eut un froid d'abord, une grande gêne, puis une explication amère, et on se tourna le dos; Pierron sauva les intérêts à lui confiés et, chaque matin, se faisant la barbe devant le miroir, il pensait: «J'ai fait ce que je devais faire… Allons, à tout prendre, c'est encore ce qu'il y a de meilleur quand on est là, tout seul, à se regarder les yeux dans les yeux…»

Mais cela ne l'empêchait pas de regretter l'amitié d'Hubertin; rien ne lui remplaçait l'amitié d'Hubertin. Et il maudissait, à distance, «cette sacrée grue» qui avait eu la pensée diabolique de le brouiller avec son ami.

Il reçut un matin la visite d'une dame. Il trouva la personne assise dans son petit salon, en joli trotteur printanier, la figure cachée sous un amour de chapeau. Quand elle releva la tête, il reconnut Laure, malgré la voilette épaisse. Laure releva aussitôt la voilette épaisse pour dire: «C'est moi», et il vit sa bouche.

Il détestait cette femme; il la méprisait; elle lui faisait horreur. Il lui dit:

—Ah! c'est vous! Qu'est-ce que vous me voulez encore? Vous n'êtes pas contente de m'avoir brouillé avec votre mari?… Je ne regrette que lui, allez!…

Et il faisait une si mauvaise figure en disant cela que Laure éclata de rire.

Elle éclata de rire, et il vit sa belle bouche, toutes ses dents admirables et pures.

Il cherchait dans sa mémoire d'ancien potache, d'ancien soldat, les épithètes les plus ignobles, les plus infamantes à adresser à cette femme; et il en trouvait avec une aisance parfaite la collection graduée selon le sens ascendant de son dégoût. Tout ce cloaque verbal se déversait vers la belle bouche, dont il s'approchait à mesure qu'était faite la trouvaille d'une flétrissure plus accablante.

Sans s'émouvoir, et souriante, Laure, il est vrai, raccourcissait la distance.

—Ah!… vermine!… Ah! misérable! s'écriait-il, quand il toucha enfin la bouche de Laure.

—Ma chérie!… mon amour!… balbutiait-il, lorsqu'il se pâma entre ses beaux bras.

—Es-tu serin! non, mais es-tu assez serin! disait Laure innocemment, de t'éreinter à faire un pareil chichi, en imagination et en paroles, quand tu es là, bien à ton aise, et quand il n'y a plus d'obstacle à ce qu'on s'aime…

Juin 1914.

«ÇA ME RAPPELLE QUELQUE CHOSE!…»

Les lampes se rallument; on entre; on sort; le public est nombreux; on y remarque beaucoup de soldats, et des officiers: des Français, des Belges, des Anglais, des Serbes, des Russes. Devant moi, quelques fauteuils sont libres. Voici l'ouvreuse, celle qui, tout à l'heure, portait son ver luisant à la main.

Elle installe devant moi un sous-officier amputé de la jambe, marchant à l'aide de béquilles. Il est accompagné d'une jeune femme de tenue simple et qui a pour lui les attentions qu'on porte à un enfant infirme. Elle l'interroge: Est-il bien? N'a-t-il pas de chapeau devant lui? Ah! comme elle irait elle même demander à une dame de se décoiffer pour que son poilu voie bien! Elle se penche vers lui; son bras s'entrelace à celui du brave; elle lui lit le programme.

Ce couple m'intéresse. A défaut d'un film passionnant, j'aurai du moins mon spectacle. Voilà une petite femme amoureuse qui a dû depuis deux ans et demi passer par toutes les phases de l'inquiétude. Je l'imagine au jour de la mobilisation, qui l'a peut-être surprise en plein bonheur; et à partir de ce moment, le coeur qui bat là n'a pas dû cesser d'être pressé par l'angoisse. Je compte à la manche de l'homme ses blessures; il en a quatre, et la dernière c'est celle de la jambe, qui l'a rendu impotent définitivement. Que de fois sa femme ou son amie a dû le croire mort! Que de fois elle est revenue à l'espérance pour le reconduire toujours et toujours, au bout d'un mois ou deux, à des gares qui vous les prennent pour les rejeter à la fournaise! Elle n'est pas ce qui s'appelle jolie; elle est jeune, et son visage aux yeux déjà cernés prématurément porte quelque chose de mieux que la beauté. La douleur et l'amour composent vraiment un inappréciable mélange.

Une sonnerie tinte; l'obscurité nous envahit, et l'écran, de nouveau, s'éclaire. Nous assistons au déroulement d'un film italien d'affabulation romanesque et sentimentale, une idylle édénique avec accompagnement de violoncelle et de harpe, aux clichés excellents d'ailleurs et dont les fonds de paysages sont d'une splendeur si merveilleuse que toute l'aventure elle même en est écrasée. Je ne vois plus que le décor et j'ose dire qu'il me suffit et m'enchante. Le public demeure muet. Le sous-officier mutilé et la jeune femme, devant moi, ne bronchent pas. A un moment, j'entends l'homme dire à sa compagne:

—Ça ne me rappelle rien.

Évidemment, ce sont de bonnes gens qui n'ont pas eu le moyen de se payer un voyage de noces en Italie; et les choses que l'on n'a pas vues ou sur lesquelles l'imagination n'a pas été montée, comme elles nous sont généralement indifférentes!

Enfin, voilà des films de guerre: «Vues prises sur le front avec autorisation spéciale du ministère de la Guerre». Mon mutilé hoche la tête et confie à sa compagne:

—C'est du chiqué, je parie.

Nous voyons des figures de généraux connus, des états-majors, des remises de décorations par le président de la République, des canons gigantesques tachetés comme des vaches normandes, qui élèvent avec une lente et terrifiante sûreté leur fût et crachent un nuage de fumée, tandis que leur bruit infernal, imité par la grosse caisse, se produit à des intervalles invraisemblables, ce qui fait sourire le sous-officier.

Tout à coup, je vois celui-ci qui se hausse sur son siège pour mieux voir. L'écran nous présente ces régions dévastées, anéanties, qu'on a trop vues, hélas! sinon en réalité, du moins par toutes sortes d'illustrations, depuis vingt-huit mois, sans répit. C'est une route défoncée et bordée de troncs d'arbres que le canon a déchiquetés à deux ou trois mètres du sol; c'est un monticule de gravats qui représente le village de X… Ce sont des camions qui roulent à la queue leu leu, couverts de bâches, pareils à un troupeau de bêtes monstrueuses, antédiluviennes, dans un décor d'astre éteint, d'où le soleil s'est retiré à jamais. L'homme, devant moi, se hausse sans cesse, s'aidant de son unique jambe, et ses bras s'agitent comme pour empoigner ses béquilles afin de se mettre debout. Il prononce tout haut le nom d'une de ces régions maudites dont l'univers entier s'est imprégné comme d'un poison versé goutte à goutte par la lecture biquotidienne du «communiqué», Et il prononce cela, cet homme quatre fois blessé, amputé d'une jambe, comme il eût dit le nom du lieu où il est né, où il a vécu petit enfant:

—C'est X! s'écrie-t-il. N. de D.! voilà la côte là-bas, à gauche, et, au milieu, le sacré petit bois!…

—Le petit bois? interroge la jeune femme.

—Pardi! c'est le petit bois, qu'on l'appelait: un millier d'échalas encore debout; tu ne penses pas qu'il reste des ramures avec des violettes sur la mousse… Ah! n. de D.! je m'y reconnais; c'est pas pris dans la plaine Saint-Denis.

Le décor changeait. C'était à présent un chemin détrempé sous la pluie et la grêle. La relève… Les hommes avançaient sous ce déluge. Le sol déblayé semblait un traquenard ennemi destiné à les absorber, à les enliser. Les malheureux se tiraient de cette pâte visqueuse en arrachant leurs membres dégouttants avec des contorsions qui, malgré l'immense pitié, par un étrange phénomène, faisaient rire. Et le sous-officier riait. Il riait non pas de l'innommable misère dont il était témoin et de ces gestes d'hommes évoquant des mouches prises par les pattes sur le papier gluant; mais pariait en disant à haute voix: «C'est elle!… je la reconnais bien… Mais la compagnie, brilleu!… Tiens, voilà Bonidec, et ce pauvre Totu qui a eu le ventre crevé… et le lieutenant Fesquet… Ah! si je me reconnais!… Je m'en souviens bien, à présent, qu'on a passé devant un moulin à poivre… Qui est-ce qui aurait cru que je me reverrais nez à nez avec ma compagnie au Cinéma? Tu ne trouves pas ça tordant, toi?

—Je te cherche là-dedans, dit la femme.

—Attends voir… C'est qu'il y a du monde à passer, et on ne marche pas sur le pavé de bois… Ah! voilà Crochet qui se f… la g… par terre… Bon pour un bain de siège!… Tout seul, tu sais, ma petite, on ne s'en sauverait pas. On y a passé des fois par ce salaud de chemin-là; tu parles, si, pour le coup, ça me rappelle quelque chose!

Et il s'agitait. Il ne tenait plus sur son fauteuil. La petite femme à côté de lui s'évertuait à le replacer d'aplomb. Tout à coup, elle s'écria:

—Te voilà, tiens, à ta droite… Oh! je te reconnais rien que de dos!

Alors il empoigna sa béquille pour se dresser, pour se voir. Se voir dans quel état, mon Dieu! Sur le film, il n'avait pas figure humaine; il parcourait, enfoncé dans la terre jusqu'aux genoux, un calvaire que peu de martyrs ont connu. Mais, devant moi, je le sentais rayonnant; l'image de lieux paradisiaques l'avait laissé glacial; mais il exultait à retrouver une des mémorables tortures de sa vie.

Je l'avais reconnu, moi aussi, sur l'écran; je le voyais embourbé, chargé de son fourniment et s'extirpant avec une agilité endiablée de la terre affamée qui attire et engloutit avec voracité les hommes. La jeune femme le regardait comme moi s'extraire des ornières profondes et regagner son rang en tricotant des guiboles.

Soudain, elle fut saisie d'une idée touchante et dont l'ingénuité était sublime:

—Oh! dit-elle, ta jambe!… tu as ta pauvre jambe!…

Les voisins qui l'entendirent frissonnèrent; mais l'amputé, lui, tout à la joie de revoir une minute de l'extraordinaire passé, prit la chose à la blague:

—Un peu que je l'ai, ma jambe, et que je m'en sers! Elle était bonne!…

La lumière se fit dans la salle. Je vis l'homme, encore tout enfiévré, heureux de ce qu'il venait de revoir,—de ce qui lui rappelait enfin quelque chose,—se tourner vers la jeune femme pour lui donner des détails nouveaux.

Elle l'écoutait sans le regarder, les yeux cernés par la douleur, un peu fixes. L'amputé lui parlait avec une espèce d'exaltation où il y avait le mot pour rire. C'était elle qui pleurait.

AMÉLIE OU UNE HUMEUR DE GUERRE

Certes, Amélie avait poussé des vagissements dès les premiers temps de la guerre, au sujet de son oncle et de sa tante de Vouziers. C'était lorsqu'elle avait su que ses vieux parents n'avaient pas pu s'échapper de la ville. Alors, qu'étaient-ils devenus? Aucune nouvelle. Et Madame, allant donner son coup d'oeil de maîtresse de maison jusqu'à la cuisine, recevait avec compassion les doléances d'Amélie. Mais Amélie ne savait encore rien de précis sur la situation de son oncle et de sa tante, et certaines imaginations se diluent et se perdent vite lorsqu'elles ne sont pas étayées par une image nette.

Plus tard, beaucoup plus tard, arrivèrent, très indirectement, il est vrai, des nouvelles. L'oncle et la tante étaient bien restés chez eux, à Vouziers; ils vivaient. Amélie pleura à chaudes larmes; c'était dans la cuisine une véritable irrigation, un déluge. Qui l'eût crue si attachée à une portion de sa famille qu'elle n'avait pour ainsi dire jamais vue?

Puis vint l'épisode d'une mémorable parole prononcée par un «grand chef» ennemi et que le concierge fit lire dans son journal à Amélie: «Nous n'entrerons pas à Paris, mais vous n'entrerez pas à Vouziers.»

De ce jour, l'état moral d'Amélie s'affaissa dans des proportions inquiétantes. Son cerveau fut ébranlé. Il lui parut que l'Allemagne lui faisait, à elle, une injure intentionnellement personnelle. L'Allemagne parlait de Vouziers, refusait de rendre Vouziers. Pourquoi Vouziers et pas une autre ville? Il y en avait, hélas! bien d'autres. L'oncle et la tante étaient perdus; on ne les reverrait jamais.

—Mais vous ne les voyiez pas avant la guerre, ma pauvre Amélie; attendriez-vous d'eux, par hasard, quelque chose pour vos enfants?

Oh! quant à ça, non. Amélie était complètement désintéressée. Ni elle ni ses enfants n'étaient héritiers. Elle s'était tout à coup éprise de son oncle et de sa tante du seul fait de la guerre et parce qu'un mur avait été dressé entre eux et elle.

—Que Madame se représente ces pauvres bonnes gens entourés de Boches, vivant avec des Boches jusque dans leur maison, je parie!

—Je sais bien, ma pauvre Amélie; c'est affreux. Mais ils n'ont ni fils à la guerre, ni parents prisonniers… De notre temps, il faut considérer ce dont on ne souffre pas plutôt que ce qu'on souffre.

L'angoisse d'Amélie alla s'aggravant. Puis le temps, si long, l'apaisa un peu; mais elle avait des crises toutes les fois qu'il était bruit d'une offensive de notre part, qui pouvait aboutir à bombarder Vouziers, et elle pleurait tout autant parce que l'offensive n'y avait pas abouti.

Un jour, Amélie vint présenter à Madame le carnet où elle inscrivait ses menus. Il était trempé comme s'il avait été rédigé sous la pluie. Madame leva les yeux sur Amélie; son visage ruisselait.

—Mon pauvre oncle, ma pauvre tante! sanglota tout à coup Amélie.

—Eh bien! Qu'y a-t-il de nouveau?

—J'ai reçu une lettre d'eux, madame… Ils sont… ils sont à Évian.

—A Évian! mais ils sont rapatriés, alors; les voilà sauvés. Pourquoi pleurez-vous?

—A Évian! Mais Madame ne s'imagine pas deux pauvres vieux de soixante-dix à soixante-quinze ans qui ne sont jamais sortis de leur village. Où est-ce qu'ils vont se croire, dans cette belle ville, au bord d'une eau qui n'en finit pas? Ils vont se croire au bout du monde, bien sûr. Tant qu'ils étaient à Vouziers, au moins, malgré l'ordure des sales Boches, ils étaient au moins dans leur maison, dans leur rue; et c'est quelque chose que de voir son clocher…

—Allons, Amélie, ne vous agitez pas. Je vais m'employer à faire venir à Paris vos pauvres vieux. Vous les verrez; vous serez rassurée sur leur sort.

Madame fait ses démarches et trouve, un beau matin, dans sa cuisine, le couple des deux pauvres vieux rapatriés. Eux deux, la cuisinière, la femme de chambre, la concierge aussi, tout le monde est en larmes. Les vieux racontent les deux années qu'ils ont passées au milieu des Boches; les privations, les vexations, les humiliations. Tout cela était tassé en eux; ils avaient fini par contracter une sorte d'hébétude d'esclaves. Mais, comme on les priait de raconter, ils étaient obligés de se souvenir de faits datant surtout des premiers temps de l'occupation: M. Formageon, M. Glambart, le comte de Ramberge fusillés, des taxes, des menaces, des déportations, madame de Glandier chassée de chez elle pour y installer un général, etc. Beaucoup d'incidents enterrés dans leur mémoire sous d'autres incidents, et qui remontent et les désespèrent, eux qui, affirment-ils, étaient si contents d'être sauvés.

Le chagrin d'Amélie redouble parce que ses parents sont attristants et parce qu'ils ne sont pas satisfaits.

—Ah! c'est une idée que Madame a eue de les faire venir ici! Il paraît que la municipalité, à Évian, les défrayait de tout…

—Installez-les dans la lingerie, et c'est moi qui remplacerai la municipalité.

Mais à toute heure, Amélie apparaît, bouleversée et d'humeur massacrante. Les vieux sont sur son dos sans cesse et la gênent; elle ne sait où poser le pied.

—Madame ne s'en doute pas, mais madame a une cuisine microscopique…

Si les vieux sortent, il faut qu'on les accompagne. Cependant Madame s'exténue à fournir les réfugiés de billets de cinéma, de music-halls, de conférences ou matinées patriotiques. Le mécontentement d'Amélie est au comble:

—Madame ne disait pas qu'elle avait tant de sujets de distractions dans son sac! De temps en temps, sans être de Vouziers, on en aurait bien profité. Et ce n'est pas assez que je sois encombrée de famille, Madame ne s'aperçoit pas qu'elle est perpétuellement fourrée à la cuisine!…

Madame, qui a aussi ses nervosités, ayant de son côté ses chagrins, s'efforce de comprendre l'humeur d'Amélie et recourt à tous les moyens pour l'apaiser. D'abord elle s'interdit de pénétrer dans la cuisine. Cette abstention ayant duré trois jours, Amélie reparaît:

—Madame a oublié sans doute que nous avons à la maison des malheureux réfugiés, échappés à la vermine boche: Madame est bien fière!

Madame a une amie, la femme d'un ministre, s'il vous plaît, qui possède une propriété dans le Midi, au soleil, avec une petite maison inoccupée où les vieux parents pourront s'installer en attendant.

—En attendant!… dit Amélie avec amertume. Si Madame a de si belles relations, ce n'est pas le Midi qu'elle devrait obtenir de son ministre, c'est qu'on reprenne Vouziers!

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