Le bonheur à cinq sous
LES SIX JOURS
Parti le 2 août comme sous-lieutenant de réserve, Noël Radeau avait aujourd'hui, en même temps que sa trentième année, le grade de chef de bataillon, la Légion d'honneur et la Croix de guerre à trois palmes, le tout rudement gagné. Depuis onze mois il n'était pas sorti de son secteur, perpétuellement bombardé.
Il avait six jours de permission. Et il arriva dans sa petite ville heureux à ne pas croire à son bonheur.
A sa femme, à ses parents, à toute la famille, aux amis de la famille, à ses ennemis même, aux autorités locales de tout bord, et jusqu'aux étrangers nouvellement installés dans la ville par le fait des hôpitaux: médecins-majors, chirurgiens, gestionnaires, pharmaciens, infirmières, le tout jeune commandant Radeau, paré du prestige de ses batailles, d'une blessure qui l'avait failli tuer au lendemain de la Marne, et de son trop juste avancement, apparut comme un élément de curiosité dont on avait grand besoin, et souleva, comme il était naturel, un enthousiasme absolument général.
Ni le premier, ni le deuxième, ni le troisième jour, ni le quatrième, le commandant n'eut un franc quart d'heure de grâce; on venait dès le matin à sa porte, et chaque après-midi et chaque soir étaient consacrés à faire honneur à tout le monde.
Quand la cinquième journée de son congé tomba, le commandant Radeau dit à sa jeune femme:
—Écoute, Juliette, voilà la première fois, depuis les débuts de la campagne, que je me sens fourbu, mais, là, totalement fourbu! Que faire?… J'avais besoin d'un peu de repos: fais-moi porter malade, je t'en prie! Je vais me coucher…
—C'est impossible, ici, dit Juliette; mais prenons le train pour Paris; nous y serons tranquilles une bonne nuit et une bonne journée: à Paris, je ne vois guère d'indispensable, en fait de corvée, qu'une petite visite à la tante Alphonse…
Le commandant et sa femme partirent subrepticement pour Paris le soir même. Deux heures de train, un confortable hôtel à l'arrivée. Ils restèrent au lit jusqu'au lendemain soir, 5 heures. Cela, du moins, c'était gagné.
Juliette a prévenu la tante Alphonse que son glorieux mari et elle s'invitaient à dîner, mais à la condition qu'il n'y eût personne: Noël était excédé par les compliments et les questions, durant les quelques jours passés chez ses parents; il repartait demain matin pour le front; il implorait pour ses dernières heures un calme absolu: «C'est bien entendu, chère tante, ab-so-lu!»
Que l'on sut gré à la tante Alphonse d'avoir tenu compte de la recommandation! On la trouva toute seule chez elle. C'était le néant: le rêve!
—Un peu de retard, dit la tante, le rôti sera brûlé!…
—Mais il sera chaud! dit le commandant, c'est tout ce que je demande… et puis nous avons la soirée à nous!…
Inévitablement, il fallut bien parler de la guerre, mais, quel que fût l'honneur que la tante Alphonse tirât de son neveu, la guerre, pour elle, c'était surtout le peu qu'elle en ressentait personnellement; c'était le souvenir de Bordeaux en 1914; c'étaient quelques visites aux hôpitaux, la compassion qu'inspirent les deuils. Paris plongé dans l'obscurité le soir, l'appréhension des zeppelins et la gloire que son cher neveu répandait sur toute la famille. Innocent et inoffensif, tout cela, comme on le voit; et le commandant s'amusa plutôt d'entendre les «récits de guerre» de son excellente tante.
A peine au dessert, le timbre de la porte d'entrée retentit. La femme de chambre vint à l'oreille de sa maîtresse, qui dit: «Faites entrer au salon.» Le commandant eut une imperceptible grimace. «Ce n'est rien, fit la tante Alphonse, ce sont les Tahouët qui viennent me souhaiter le bonsoir un instant: ils sont si discrets! et ils s'éclipsent…»
Avant de se lever de table, on avait réentendu deux fois le timbre. Des regards s'étaient croisés entre la maîtresse de maison et sa domestique. Le commandant blêmissait. Il dit:
—Ma chère tante, je dois vous avouer que je ne me sens pas tout à fait bien. La guerre, voyez-vous, quoi qu'on dise, c'est fatigant pour ceux qui la font… Je repars demain à la première heure; quelques instants de calme assuré pour moi, ce n'est ni plus ni moins, savez-vous, que trois mois de vacances!…
—Ah! Noël, vous ne me ferez pas l'affront de vous retirer! Vous savez que ma maison est sévèrement tenue à l'abri des fâcheux: il y a là seulement deux ou trois personnes à qui, tantôt, au hasard d'un téléphonage, je n'ai pu cacher la joie que j'allais avoir ce soir d'embrasser mon brillant neveu. Vous qui ne flanchez pas devant l'ennemi, vous n'allez pas avoir peur, j'imagine!…
Les «deux ou trois personnes» étaient déjà huit. En moins d'un quart d'heure il en arriva quatre fois autant. Le commandant, surpris sans armes, était cerné par l'ennemi. «L'attaque de nuit!» dit-il à sa femme. Il avait trop coutume de faire face au péril pour ne pas présenter bonne figure. Allons! il fallait sacrifier encore ces chères heures de repos dans une maison tiède et abritée, et qu'il convoitait depuis tant de mois!
Des compliments, des félicitations hyperboliques auxquelles il fallait répondre modestement, un peu hypocritement tout de même: «Mais non!… Mais, à part quelques grandes batailles, qu'est-ce que nous faisons, si ce n'est de nous détruire sur place?…» Il disait cela avec sa bonhomie de héros charmant, et il s'apercevait qu'en effet il y avait des gens qui croyaient qu'il ne faisait pas grand'chose.
Un vieux monsieur l'accapara pour lui parler de Magenta, de Solferino, des mitrailleuses de 70. Trois dames se suspendaient à sa manche pour lui arracher son opinion sincère sur le haut commandement. Un jeune malingreux, réformé, qui prétendait vouloir à toute force entrer dans l'aviation, s'acharnait à se «tuyauter» près du commandant sur la cinquième arme. Un homme important fonçait vers le commandant, tranchait toutes les conversations pour savoir l'opinion du jeune officier sur la reprise des théâtres.
—Enfin, mon commandant, de vous à moi: Y aura-t-il régénération de la morale publique? demandait impérieusement un autre.
Une jeune femme, infirmière en province, se glissait parmi la foule compacte et glapissante autour du commandant et jetait d'une voix aiguë:
—Mon commandant, vous avez été pansé, vous? Eh bien! quelle opinion faut-il avoir décidément sur la vertu des soins aseptiques?
—Et la Roumanie?… criait de loin une dame.
Une autre, qui l'incommoda moins, l'interrogea sur la robe courte; mais elle fut bousculée avec mépris par quatre personnes sérieuses qui roulèrent tout à coup aux pieds du malheureux en hurlant: «Ce n'est pas tout ça; mon commandant, voyons, vous, pour quelle époque présumez-vous la fin des hostilités?»
—Moi, interrompit une personne de mine prospère, je consens à patienter encore, mais je voudrais savoir si l'on s'occupe, dans l'armée, du châtiment que l'Europe réserve à Guillaume II!
A une heure du matin, le tumulte était à son comble autour du commandant ahuri, abîmé, oublieux de lui-même, un peu comme toujours.
Enfin, il prit congé de sa tante Alphonse. Autour de lui on disait: «Quelle singulière sensation ce doit être de quitter la vie civile, paisible, pour celle de la tranchée!… Avez-vous au moins un peu à qui parler, là-bas, mon commandant?»
—Il y a le canon, madame; il est même quelquefois bavard; mais ce butor ne parle que des choses essentielles…
LE CONSEIL DE FAMILLE
Une après-midi de juillet, vers trois heures,—je me souviens de ces détails comme si cela datait d'hier,—nous jouions, ma petite cousine Antoinette et moi, sur un tas de sable, au milieu de la cour des communs, lorsqu'on sonna à la porte jaune. C'était une porte donnant sur un chemin privé, en pleine campagne. Lorsqu'il venait des visites on n'entrait pas par là, de sorte que nous nous amusions quelquefois à ouvrir nous-mêmes. Et nous courûmes à la porte, à qui arriverait le plus vite.
Il y avait derrière cette porte un homme inconnu de nous, qui eut l'air excessivement surpris de voir ouvrir par des enfants; nous sentions bien cela, Antoinette comme moi, et nous en avons souvent reparlé plus tard: dès que la porte fut entre-bâillée, cet inconnu regarda devant lui, à hauteur d'homme, cherchant quelqu'un de ses pareils; il avait les yeux déjà assez bizarres, mais, quand il dut les abaisser sur nous, ils devinrent bien plus singuliers encore; je n'ai jamais vu un paysan avoir l'air si embarrassé. L'inconnu nous dit:
—C'est bien ici la propriété de madame Planté?
Nous fîmes signe que oui. Il insista:
—C'est bien Courance, ici, que ça s'appelle? Y a-t-il quelqu'un à la maison?
A ce moment nous entendîmes s'ébrouer un cheval et nous aperçûmes, derrière l'homme, une charrette attelée à une pauvre bête écumante et soufflante, et un autre homme, debout, que nous n'avions non plus jamais vu. Celui-ci était plus jeune que l'autre, mais il avait l'air exactement aussi embarrassé, ce qui faisait qu'il lui ressemblait, et, dans notre idée, l'un devait être le fils, l'autre le père. Ils se regardaient d'un air de connivence, et ils regardaient au-dessus de nous, espérant que quelqu'un de grand apparaîtrait. Moi, je restais stupide. Antoinette, qui avait plus de décision, courut à la cuisine, et Fridolin, le domestique, parut enfin. Il sortit et referma derrière lui la porte de la cuisine afin d'y maintenir la fraîcheur. Il vint à la porte jaune, sans se presser, selon sa coutume, et dit tranquillement, s'adressant aux deux hommes et levant sa casquette:
—Salut, messieurs, qu'y a-t-il pour votre service?
Par là nous comprîmes que Fridolin, lui non plus, ne connaissait pas ces deux hommes, ce qui, dans un pays, est une chose peu ordinaire. Il fallait donc qu'ils vinssent de loin. Les deux inconnus touchèrent leur casquette et firent des yeux encore plus étranges que lorsque nous avions ouvert; et pourtant, Fridolin, lui, était à leur hauteur. Ils ne connaissaient pas Fridolin et ils lui chuchotèrent des mots à l'oreille. Après quoi, et d'un seul coup, Fridolin, qui avait le teint animé, devint blanc comme un linge, et nous saisissant par la main, Antoinette et moi, nous dit, d'une voix toute changée:
—Allez jouer, monsieur Henri, allez jouer, mademoiselle Antoinette; pas là, pas là: dans le jardin du fond; c'est Madame qui m'a ordonné de vous le dire, allez tout de suite!… allez vite!…
Et ses deux mains tremblaient pendant qu'il nous disait cela. Antoinette me dit aussitôt qu'il nous eut lâchés:
—Sa main tremble comme une machine à battre le blé.
—Viens, dis-je à Antoinette, derrière les lilas de la boulangerie…
Bien entendu nous n'allions pas, après ce que nous avions vu, nous réfugier dans le jardin du fond, et d'autant moins qu'il était clair que ce n'était pas du tout «Madame», c'est-à-dire la tante Planté, qui avait ordonné cela. Il y avait, non loin de la porte jaune, un four à cuire le pain, que l'on nommait la boulangerie, et qui était dissimulé derrière des massifs de lilas assez épais, mais rongés à cette époque par les mouches cantharides; en nous faufilant entre les arbustes, nous pouvions, sans être aperçus, voir ce qui se passait dans la cour.
—Es-tu bien? dis-je à Antoinette.
—Pas très bien, me dit-elle, parce que j'ai marché dans du je ne sais quoi…
—Ah! dame! fis-je d'un ton résigné à en endurer de toutes sortes pour assister à de graves événements.
Et je grimpai sur les branches d'un vieil arbre mort, étouffé par les lilas.
Une chose qui nous étonna plus que ce qui s'était passé déjà, fut de voir apparaître par la porte de la cuisine, la tante Planté avec le père d'Antoinette, et le frère de celui-ci, que l'on appelait l'oncle Paul. Ils ne pouvaient pas être informés de ce qui se passait à la porte jaune, puisque Fridolin, après nous avoir quittés, était retourné directement vers les deux hommes et leur charrette. A cette heure-ci, aussi, le père d'Antoinette faisait toujours la sieste; comment était-il là, debout, par une chaleur pareille, et venant, pour ainsi dire, au-devant de deux paysans inconnus et d'une charrette?… Il est vrai que tout le monde, au déjeuner, avait été si nerveux! et les jours précédents, donc, c'est-à-dire depuis que l'oncle Jean était arrivé à la maison!… Mais toutes les fois que l'oncle Jean venait à la maison, c'étaient les mêmes histoires. Entre l'oncle Jean et ses deux frères, et toute la famille d'ailleurs, ça ne marchait pas, c'était évident. Mais il était pourtant parti la veille au soir, l'oncle Jean…
Antoinette me dit:
—Henri, as-tu remarqué que la tante Planté a demandé hier soir à Fridolin: «Il est bien parti, au moins?…» Fridolin a répondu: «Au trot de ma jument, je sommes arrivés en gare un quart d'heure avant le train.»
—Oui. Eh bien?
—Eh bien, pour moi, la tante avait peur qu'il ne parte pas… Et pourquoi a-t-elle dit «il» et non pas «monsieur Jean» comme on l'appelle, d'ordinaire?…
—Est-ce que je sais, moi? Tais-toi donc. Voilà toute la famille à présent qui débouche de la cuisine. Ils en ont des têtes!
Le plus stupéfiant était que presque toute la famille, réunie dans cette cour où elle avait peu coutume de mettre le pied, faisait comme si elle se trouvait là par hasard, s'arrêtait même à contempler nos châteaux de sable; le père d'Antoinette ne se pencha-t-il pas pour regarder par l'ouverture d'un de nos monuments et faire signe à la tante Planté, qui ne semblait pourtant fichtre pas avoir envie de plaisanter, que le vide était fort bien ménagé à l'intérieur et que l'on voyait le jour à travers. S'il n'eût pas été si préoccupé ou si nerveux, je suis bien sûr qu'il ne se fût pas arrêté à remarquer cela!
Il touchait ainsi le bras de la tante Planté, lorsque Fridolin s'avança vers eux, les joignit, et, en ôtant sa casquette complètement, ce qu'il ne faisait jamais, il leur dit quelques paroles. Immédiatement l'oncle Paul se colla littéralement à eux, pour entendre ce que disait Fridolin; et ma grand'mère, qui avait sans doute entendu, s'enfuit à la cuisine en poussant un cri et levant les bras. La tante Planté en avant, l'oncle Paul, l'oncle Planté et mon grand-père venant par derrière, se dirigèrent vers la porte jaune. Là, nous cessâmes de les voir, mais nous entendîmes des cris. Et, au bruit, on dut venir aussi de la ferme voisine, ou des champs, car nous distinguions très bien le murmure d'un attroupement et la voix aiguë et plaintive des paysannes.
—Henri! dit au-dessous de moi Antoinette.
—Quoi?
—J'ai peur.
—Peur de quoi? Tu es folle…
J'avais aussi peur qu'elle. Je le dissimulai autant que possible en grimpant un peu plus haut dans mon arbre mort. Tout à coup, l'idée me vint qu'il était inconvenant d'être juché ainsi sur une branche, que mon attitude n'était pas en rapport avec ce qui se passait. Je dégringolai aussitôt. Dès que je fus à terre, Antoinette vint se blottir contre moi et je fis une chose insolite, car je n'étais pas tendre ni caressant: je l'embrassai. Elle ne s'en étonna même pas et fut bien aise de sentir quelqu'un tout près d'elle.
Alors nous entendîmes se déchirer la jointure des vantaux de la porte cochère dont l'on n'usait presque jamais; on l'ouvrait sans doute pour faire entrer la charrette. Cependant la charrette n'entra pas, et nous vîmes Fridolin et le métayer voisin, nommé Pidoux, qui portaient un paquet blanc d'aspect lourd et qu'on eût pu prendre pour du linge fraîchement lavé à la rivière; mais ils n'auraient pas mis tant d'attention à porter du linge. Fridolin et Pidoux marchaient en rythmant leurs pas: une, deux, une, deux. C'était solennel et impressionnant. Et ils n'entrèrent pas avec leur fardeau par la porte de la cuisine, mais ils firent le tour du pavillon pour pénétrer probablement par le perron et le vestibule. Toutes les bonnes étaient sorties, agglomérées et figées à la porte de la cuisine: quand l'objet passa, elles se signèrent, et quelques-unes, Françoise, la cuisinière et la Boscotte, pleuraient déjà. Je dis à Antoinette:
—C'est quelqu'un qui est mort.
Antoinette me répondit:
—Oui, mais ce n'est pas un mort ordinaire.
Derrière Fridolin et Pidoux, à notre grande surprise, nous vîmes les deux hommes de la charrette portant un autre objet enveloppé aussi de linge blanc et qui semblait plus léger; les deux hommes rythmaient le pas tout comme Fridolin et Pidoux, ce qui donnait un même caractère de gravité à ce transport. Derrière, toute la famille reparut, l'oncle Planté, mon grand-père, le père d'Antoinette et son frère Paul, la tante Planté, la mère Pidoux, sa fille aînée nommée Valentine et une autre fermière. Tous marchaient comme à un enterrement.
Puis apparut dans la cour vide ma pauvre grand'mère, qui s'était enfuie au premier moment en levant les bras au ciel; elle cherchait, elle regardait au loin, en mettant sa main sur son front, en abat-jour, et nous l'entendîmes qui disait à la Boscotte:
—Et dire que ce sont les enfants qui ont ouvert!… Où sont-ils, où sont-ils, mon Dieu?…
Et la Boscotte lui répondait:
—Ne vous faites pas un mauvais sang inutile, madame Fantin; c'est
Fridolin qui les a vite dirigés sur le jardin du fond…
Dès que grand'mère fut rentrée, nous courûmes, Antoinette et moi, au jardin du fond; il nous semblait que nous n'avions pas autre chose à faire. Le temps nous parut long, et d'autant plus que nous n'osions pas jouer ni, par une étrange pudeur d'enfants, parler de ce que nous avions vu. Notre inertie et notre réserve nous incommodaient. Noms entendîmes ouvrir la grille de fer, et vîmes le cabriolet s'éloigner au grand trot sur la route de Beaumont: quelqu'un de la famille allait à la ville. Environ une heure après, il revenait suivi d'une autre voiture. Nous vîmes aussi sur la route deux gendarmes à cheval. Et, au moins cinq ou six fois, on sonna à la porte jaune. Vers le soir, Fridolin vint à la pompe; il arrosa les légumes et versa de l'eau dans le petit bassin réservé aux abeilles; nous restâmes tapis tout au fond du jardin où il nous avait dit de nous tenir, au bout d'une longue allée bordée de lavandes; nous ne nous étions pas approchés de lui; il ne chercha pas à s'approcher de nous et ne nous dit pas un mot de loin. Cependant nous commencions à nous rassurer, parce que Fridolin continuait, malgré ce qui était arrivé, à faire sa besogne de tous les jours.
Il n'y eut d'ailleurs rien de changé au dîner, si ce n'est qu'on voyait que tout le monde avait pleuré, mais en somme tous étaient plus tranquilles qu'au repas de midi et qu'à tous ceux des jours précédents, surtout depuis les deux jours que l'oncle Jean avait passés à Courance. Oui, comparativement, tous semblaient calmés. Oh! le repas de midi et surtout le dîner de la veille auquel assistait encore l'oncle Jean!…
Je le revois encore, le malheureux. Il était plus jeune que ses deux frères, il n'avait pas trente-cinq ans, et il était le plus grand de la famille; il était immense; il passait pour «très beau garçon». Longtemps il avait été le benjamin de sa tante Planté comme de sa mère; nous savions que c'était un enfant gâté. Nous savions aussi que, depuis plusieurs années, il «s'était lancé dans des affaires d'argent»; il «faisait de la banque» à Saint-Aigremont, une petite ville de l'arrondissement. Nous ne savions pas trop ce que c'était que de «faire de la banque», sinon que c'était un métier que ses parents jugeaient dangereux et qui leur avait coûté déjà beaucoup d'argent, ainsi qu'à la tante Planté et à bien des petites gens du pays. Aussi voyait-on arriver l'oncle Jean du plus mauvais oeil; chacune de ses visites était le signe d'une catastrophe; après qu'il était reparti, on retranchait, pendant des mois quelquefois, un plat aux repas; chacune de ces dames disait: «Je me passerai de robe neuve encore cette année…» Mais le plus grave avait été quand la tante Planté avait dû «vendre de la terre»! Oh! oh! cela avait fait une «journée historique», comme on disait à Courance, et que des enfants, si jeunes que nous fussions, devaient garder toujours présente à la mémoire!
Eh bien! cette journée n'était rien à côté de ce qu'avaient été les deux derniers jours. Personne ne mangeait plus; ce n'était vraiment pas la peine de se mettre à table, où l'on était si gêné à cause de nous; mais on eût dit que la famille s'astreignait à cette heure de silence par un besoin instinctif de repos entre des combats acharnés. On avait même fait venir de Beaumont M. Clérambourg, un homme de grand sens, qu'on consultait dans les embarras tout à fait difficiles, et M. Clérambourg, dont la parole était si rare, si recherchée, et la figure si glaciale, s'était enfermé avec toute la famille dans le salon, pendant trois grandes heures. Antoinette, qui ne croyait pas si bien dire, m'avait confié:
—Vois-tu, c'est le Jugement dernier…
C'était encore l'oncle Jean qui, de tous, paraissait le moins agité; il était très abattu, très triste, assurément, mais il se tenait encore bien, et il mangeait aux repas, lui. Il trouvait même le moyen de nous dire, à nous les enfants, des choses drôles, car il avait toujours eu l'esprit comique. Il nous amusait et nous l'aimions bien.
Enfin, le dîner où nous en étions se passa assez tranquillement. Il y avait l'apparence d'une détente. Grand'mère seule n'y assistait pas. L'oncle Paul et le père d'Antoinette parlèrent à mots couverts, mais prononcèrent à plusieurs reprises les noms du juge de paix de Beaumont, M. Touchard, et de M. le curé; grand-père fit allusion à une «note aux journaux»; ce fut tout. La Boscotte vint dire un mot à l'oreille de la tante Planté qui lui confia une clef. Quand on ouvrait la porte pour le service, il venait une odeur de sucre brûlé; nous crûmes qu'il y aurait au dessert une crème au caramel, mais il n'y en eut pas. L'oncle Planté s'informa de l'état de Valentine Pidoux; on lui dit qu'on avait dû la mettre au lit et qu'elle «claquait encore des dents». La tante Planté se leva, avant le dessert; le père d'Antoinette lui dit: «Non, non, je ne permettrai pas: finissez de dîner, je vous prie, c'est moi qui irai relever la bonne maman…» Mais la tante refusa en disant: «Laissez-moi, c'est l'affaire des femmes.» Une minute après parut ma pauvre grand'mère qui ne cessait pas de pleurer. Elle se mit à table; on lui apporta un bouillon, mais elle dit: «C'est impossible. Ça m'étrangle…» Et elle se leva pour se retirer; plusieurs de ces messieurs quittèrent la table en même temps. Avant que la porte ne fût refermée derrière eux, nous entendîmes grand'mère qui ne pouvait se contenir et qui s'écriait dans le corridor:
—C'est vous qui l'avez tué!… Vous l'avez tué!… Vous êtes des assassins!…
L'oncle Planté et mon grand-père, qui étaient demeurés à table, haussèrent les épaules en même temps. Celui-ci dit:
—La malheureuse perd la tête.
—On la perdrait à moins, dit l'oncle Planté.
On entendait dans les corridors les servantes aller et venir sur leurs chaussons; leur pas assourdi et précipité, et le mouvement de tempête de leurs jupes avaient je ne sais quoi de sinistre. En venant desservir, la Boscotte, branlant son bonnet, prononça:
—Les chiens qu'on ne peut pas faire taire!… Ne manquait plus que ça,
Dieu de Dieu!…
En effet, les chiens hurlaient dans la ferme. Je me souviens qu'Antoinette tombait de sommeil. On nous envoya coucher. Elle se réveilla dans le corridor, à cause de cette odeur de sucre brûlé qui emplissait toute la maison, et, en passant devant une porte par où l'odeur semblait venir, Antoinette se mit à courir de toutes ses forces jusqu'à la chambre où nous couchions en compagnie de grand'mère, et, là, elle s'enfonça, la tête dans ses draps, comme si elle eût été poursuivie par un objet d'épouvante.
Mais, dix minutes après, nous dormions comme si rien ne se fût passé.
Le lendemain, on ne nous éveilla pas. Il était certainement plus de midi lorsque la Boscotte entra dans notre chambre; et nous remarquâmes tout de suite que le lit de grand'mère n'était pas défait, ce qui nous rappela la grande perturbation de toutes choses. La Boscotte avait la bouche cousue; on lui avait sans doute si bien défendu de nous parler de l'événement, qu'elle s'obligeait à ne pas souffler mot, de peur qu'en ayant prononcé un, tout le reste ne s'échappât. On entendait par toute la maison les portes et les fenêtres claquer comme s'il y eût eu quarante personnes et un branle-bas extraordinaire. La Boscotte consentit à nous affirmer qu'il n'y avait pas une âme à la maison, hormis la cuisinière qui était restée seule avec elle, et Valentine Pidoux, à la métairie.
—Alors, qu'est-ce qui fait claquer les portes?
—C'est le vent… Madame a ordonné d'ouvrir tout.
Antoinette vint me dire à l'oreille:
—C'est pour l'odeur du caramel… La tante veut qu'elle soit partie quand tout le monde rentrera.
—Rentrera d'où?
Elle haussa une épaule en essuyant sa petite frimousse blonde qu'elle venait d'éponger.
Quand nous descendîmes, nous vîmes en effet toutes les portes et toutes les fenêtres ouvertes; il faisait beaucoup moins chaud que la veille; un orage avait dû éclater pendant la nuit, et un grand courant d'air, balayant tout, fermait soudain violemment une porte mal calée. La Boscotte, trottinant de-ci de-là, roulait des fauteuils et poussait des meubles contre les battants agités. Et elle avait dit vrai: la maison était complètement vide.
Nous errions, Antoinette et moi, dans le corridor et dans les pièces, incertains si nous devions être offusqués ou fiers que l'on nous eût laissés là, seuls avec la Boscotte et la cuisinière; Antoinette me dit:
—A l'enterrement de ma pauvre maman, on m'a fait une petite robe noire pendant la nuit, et je suis allée à l'église comme les grandes personnes…
—C'était ta maman, lui dis-je; aujourd'hui c'est seulement l'oncle…
Elle mit son index devant sa bouche et fit:
—Chut!…
Je lui demandai:
—Est-ce que tu crois qu'il a été victime d'un accident de chemin de fer?
Elle haussa encore l'épaule, tout en allant et venant dans les corridors et les pièces béantes, ses cheveux blonds ébouriffés par les courants d'air. Je voyais bien que son envie était d'entrer dans la chambre d'où venait, la veille, l'odeur de sucre brûlé, mais elle ne voulait pas le faire avec moi. Je simulai une sortie; je lui annonçai que j'allais au jardin, et je me cachai à un détour du corridor:
—Je te rattrape, me dit-elle.
Je la vis se diriger tout droit vers la chambre dont la porte était ouverte comme les autres, mais par où nous n'avions regardé ni elle ni moi, parce que nous nous surveillions. Elle n'osa pas y pénétrer tout entière; son buste seulement disparut, penché du côté où devait se trouver le lit; je ne voyais que l'extrémité de sa natte, ses deux jambes nues et une de ses petites mains, crispée par l'attraction inavouée de l'horrible, qu'elle éprouvait dès cet âge, comme une femme.
Elle se retira d'ailleurs promptement, et c'est moi qui fus surpris par elle, et nous fûmes aussi confus l'un que l'autre. Mais elle n'était pas femme à demeurer embarrassée; elle me dit:
—Oh! il n'y a pas de mal! Tu peux voir aussi bien que moi: on a tout nettoyé, tout arrangé.
On avait ordre de nous faire déjeuner, tous les deux, seuls, avant que la famille ne fût de retour. La Boscotte, en nous servant, nous regardait, avec des yeux stupéfaits, parce que nous ne nous informions de rien, nous d'ordinaire assez curieux, comme tous les enfants. Françoise, la cuisinière, elle-même, vint nous contempler un instant, les poings sur les hanches, comme si nous étions extrêmement intéressants. Puis, elle joignit les mains, leva les yeux, hocha la tête, avec une attitude lamentable, et se retira. Nous entendîmes qu'elle disait à la Boscotte par la porte entre-bâillée:
—Ils ne disent rien, mais ils n'en pensent pas moins…
Puis, tout à coup, parut, à la porte donnant sur le jardin, la tête hésitante de Valentine Pidoux. Les deux femmes, en l'apercevant, rentrèrent dans la salle à manger et se précipitèrent, chacune un doigt sur la bouche: «Chut!… Chut!…»
—Eh bien! quoi, fit Valentine, c'est-il que je dis quelque chose? C'est pas pour parler que je viens; mais, toute seule, à la maison, la peur me prend, c'est plus fort que moi…
—Allons, tais-toi, Valentine! C'est-il madame qui commande ici, oui ou non? T'as bien eu connaissance des ordres?
—Oui, j'ai eu connaissance des ordres, mais y a manière de parler: plus souvent que je me fais comprendre!…
Françoise ouvrit la porte; la Boscotte poussait Valentine qui ne pouvait contenir ses épanchements. Avant qu'elle fût dehors, elle dit, à mi-voix:
—C'est-il vrai qu'y en a plus d'un ici qui s'attendait à le voir rapporté en morceaux?
—Ce qu'y a de sûr, dit Françoise, c'est que la chouette avait chanté…
—La chouette, la chouette! dit Valentine, mais paraîtrait qu'on l'aurait obligé en conseil de famille à se faire justice? Sans quoi c'était le déshonneur…
La porte fut refermée sur ces mots. Nous restâmes tous les deux, muets, Antoinette et moi. Nous n'avions pas grand appétit. Comme toutes les fois que les parents ne mangeaient pas avec nous, nous faisions des bonshommes avec de la mie de pain. Par la porte du dehors, arriva encore une fois cette exaltée de Valentine Pidoux. Elle entra comme une bombe, et dit:
—Il faut au moins que je les embrasse, avant de m'en aller, ces chers petits anges!
Elle nous embrassa et se planta là, devant nous. Évidemment, elle enrageait d'apprendre si nous savions quelque chose. Tout à coup, Antoinette prit mon couteau, l'unit au sien par le manche, dans sa main, formant ainsi une double lame parallèle, espacée par la largeur de la virole, et elle le fit courir vivement sur un de nos bonshommes en mie de pain, qui eut la tête et les jambes coupées. Et faisant cela, elle disait tranquillement:
—Voilà le train qui arrive, touc et touc!… touc et touc!… et puis zic, zic!… ça y est…
Valentine devint blême et marcha à reculons jusqu'à la porte. Elle avait eu bien envie de nous apprendre quelque chose, mais elle était terrassée de voir que nous en savions autant qu'elle.
Et nous, Antoinette et moi, je ne sais trop comment ni pourquoi, devant ce bonhomme en mie de pain coupé, nous nous mîmes à pleurer, ce que nous n'avions pas fait encore.
LE PERMISSIONNAIRE
C'était un «poilu», non pas exactement semblable à ceux que l'on se plaît à présenter aux civils. C'était un «poilu» qui se faisait raser toutes les fois que l'occasion lui en était offerte. C'était un «poilu» qui, bien que dépourvu de tout grade universitaire, parlait français et non pas argot, quoiqu'il sût émailler son langage national de mots et d'expressions parfois pittoresques, savoureuses et crues, ce qui ne l'éloignait nullement de la meilleure tradition nationale. Enfin, ce n'était pas du tout un «poilu» d'une gaieté inconsciente ou folle. Il était plutôt grave et même, souvent, triste et grognon. Il accomplissait ponctuellement tous les ordres, et il avait dû faire un peu mieux, puisqu'il portait, sur sa poitrine, la Croix de guerre avec trois citations, dont il ne tirait, d'ailleurs, aucune vanité; mais il trouvait le temps long, la boue froide et sa patience était mise à une longue épreuve de demeurer depuis un an et demi dans le même bourbier; il méritait le nom de «grognard» de ses ancêtres, et il était, comme eux, toujours prêt à se faire trouer la peau, non pas pour «l'Empereur», ce qui soutient souvent mieux un homme simple, mais pour le Pays et une cause juste.
Il se nommait Florimond Castagne, et jamais le vaguemestre n'avait appelé ce nom-là. Florimond Castagne était sans parents et seul au monde.
Il avait eu, avant les hostilités, une petite maison, un vieux père et même des cousines assez avenantes; mais, tout cela se trouvait être, aujourd'hui, dans les régions envahies, autant dire dans un autre monde. Il n'y avait qu'à s'acquitter de sa fonction de soldat et à patienter. Cependant, après quinze mois de guerre atroce, Florimond Castagne avait, comme les camarades, demandé une permission.
Il l'obtint et eut tout à coup une joie qui le rendit méconnaissable. Six jours! Il lui semblait que ces six jours seraient une éternité; qu'il recouvrait, enfin, l'usage de sa liberté, et même que la guerre était finie, avantageusement, cela allait de soi, puisque c'était le gouvernement qui le renvoyait dans ses foyers.
Ce n'est que lorsqu'il eut en main sa permission, que Florimond Castagne se représenta qu'il n'avait plus de foyer. Le pauvre vieux père, les cousines et la petite maison à l'entrée du village, sa permission ne l'autorisait pas à les voir. Il fut tout à coup assez embarrassé: où irait-il avec sa permission? Mais à Paris, parbleu! comme il l'avait, d'ailleurs, demandé.
Il avait travaillé, autrefois, à Paris, chez un horloger de la rue Réaumur, et il gardait bonne mémoire de son ancien patron. Qu'est-ce qu'il dirait, le père Fieusale, si Florimond se présentait tout à coup chez lui, en capote bleu horizon, bleu sali, hélas! en casque et décoré?
Florimond, tout d'abord désorienté par la vue de Paris, qu'il lui semblait avoir quitté depuis quarante ans, se présenta rue Réaumur, chez son ancien patron. Le père Fieusale était là, sa loupe à l'oeil, grimaçant, examinant le ressort d'une montre d'argent, dont le boîtier bâillait. Et l'aspect, et le bruit de toutes choses étaient pareils à ce qu'ils étaient jadis… Cela est impressionnant: on eût dit que rien ne s'était passé, ne se passait.
Le père Fieusale était content de revoir Florimond, oui. Mais son fils, à lui, avait été tué aux Éparges. On pleura à peine, parce qu'on ne pleure presque plus. Mais on parla, comme de juste, surtout de l'absent. Florimond parvint à introduire quelques épisodes tragiques de sa propre vie, qui n'intéressaient le père Fieusale qu'autant qu'ils avaient de l'analogie avec ce qu'il avait appris des actions de son fils. On resta là, nez à nez, mélancoliquement; on mangea, on but une bouteille de bon vin. Puis, Florimond, c'était plus fort que lui, se mit à parler de son vieux père, de ses cousines, de sa petite maison, sans doute saccagée par les Boches.
Alors, seulement, il remarqua que le père Fieusale ne le regardait pas d'un si bon oeil, surtout en parlant de son fils mort, lui, au champ d'honneur. Au début, le grand orgueil que le patron tirait de ce fils, mort au champ d'honneur, lui donnait une supériorité, qui le rendait aimable envers Florimond. Mais à voir Florimond très bien manger, et boire, Florimond depuis quinze mois sur la ligne de feu et non «amoché» encore, Florimond gaillard solide et même bel homme avec sa Croix, il commença de le regarder de travers et de faire le maussade. Il était jaloux, bien naturellement, bien malgré lui. Florimond, qui n'était pas une bête, sentit que, sans famille et sans pays, il était seul dans le vaste monde. Et il dit adieu à son patron.
—Je te laisse libre, mon garçon, dit le père Fieusale: à ton âge on peut avoir besoin de se distraire.
—C'est ça, dit Florimond.
Et le voilà tout seul sur le pavé de Paris. «Se distraire?» Ah! oui, les femmes! Il y en avait, pardi, qui le reluquaient, parce qu'il était beau garçon et décoré; et elles étaient assez gentilles avec leurs jupes courtes et évasées par en bas. Mais, était-ce qu'il avait perdu l'habitude d'elles? Était-ce qu'il avait le coeur trop gros? Il hésitait et ne se sentait même pas l'envie de musarder sur ces boulevards, dont l'aspect quasi normal le stupéfait, quand il pensait à «là-bas». Des cinémas, des magasins, des voitures, des restaurants, des «métros», des journaux, des gens qui parlent haut, qui ont l'air à leur aise… et, là-bas, le boyau, la boue, les marmites, le boucan infernal du canon, les nuits glacées, le sang, la pourriture, les camarades qui meurent tous les jours, la mort…
«Là-bas», il était obsédé de «là-bas». Où allait-il coucher cette nuit? A l'hôtel? Chez une fille? Il lui restait un peu d'argent; il lui restait quatre jours de permission à tirer.
Il se décida tout à coup à faire une de ces «bombes» dont on parlerait longtemps «là-bas». Et il alla s'offrir un dîner, s'il vous plaît, dans un grand Bouillon. Ébloui par l'éclat des lumières, qu'il n'eût pas soupçonné de l'extérieur, les volets étant baissés, et par la grande quantité des dîneurs; tant militaires que civils, il avisa, cependant, une table libre, où il s'assit et eut encore la présence d'esprit de demander à la bonne si, par hasard, elle n'avait pas une boîte de «singe». Le «singe» n'était, certes, pas inconnu à la bonne, mais lui rappela aussitôt son mari qui était prisonnier en Allemagne, lui, «et qui n'en mangeait pas, du singe!…» Mais, presque aussitôt, vint s'asseoir, en face de Florimond, une petite femme agréable, et la conversation s'engagea avec d'autant moins de difficulté que la dame était peu sauvage.
Immédiatement, elle parla à Florimond de son frère, à elle, qui était du 12e chasseurs et avait été amputé d'un bras, lui:
—Vous n'avez pas encore été blessé, vous?…
—Non. Une veine… Je touche du bois.
—Il n'y a pas longtemps que vous êtes au front, alors?
—Seize mois bientôt…
—Eh bien! alors, c'est que vos abris sont bons.
Et la conversation se refroidit. Il en était ébaubi tout d'abord, mais, vu les précédents, il comprit que, en général, on le trouvait bien intact pour être si bel homme. Sa Croix même n'y faisait rien: tant d'autres la possédaient. Fichtre! il n'avait pourtant pas manqué d'être exposé, depuis les combats de Lorraine. Mais il vivait; il possédait tous ses membres; il dînait avec appétit. Dieu savait si cet homme avait souffert et si, même dans le moment présent, il était un malheureux ayant perdu son pays, sa maison, tous les siens et complètement seul dans Paris!
Il se leva de table, avec sa fiche, renonçant à la petite femme, soeur d'amputé, qui, à la rigueur, se serait tout de même laissé faire par un homme entier; il paya sa note et se dirigea vers la gare du Nord.
«J'aime mieux «là-bas», se répétait-il, comme un halluciné: je n'y ai pas encore assez été, je vois bien.»
—Mais, votre permission va jusqu'au 15, lui fit observer l'employé; nous sommes le 11 aujourd'hui; vous êtes saoul!…
—J'ai toute ma tête, dit Florimond, mais je retourne me la faire casser… pour être mieux vu dans le monde.
Il ne rentra pas, d'ailleurs, à sa tranchée, comme il l'eût voulu, parce que ce n'était pas régulier, vu ses quatre jours de permission, Mais, là, du moins, il était connu et compris et nul ne songeait à s'offusquer qu'il fût encore sans égratignure.
MATERNITÉ
La mère Vavin, âgée de plus de soixante-dix ans, si ordonnée, si propre, si méticuleusement soigneuse de sa personne et de sa maison, n'en était-elle pas arrivée à tout laisser aller autour d'elle à vau-l'eau? Le pain traînait sur la table, après les repas; les nippes pendaient au dos des chaises ou sur le lit; les casseroles de cuivre ne flamboyaient plus; le feu, quelquefois, s'était éteint dans la cheminée, et, quoique le froid piquât assez fort, elle n'y prenait seulement pas garde.
Qu'arrivait-il donc à la pauvre mère Vavin? Ah! tant de gens ont été touchés par la guerre! On citait plus d'une personne devenue un peu toc-toc dans le village. Cependant la mère Vavin ne déraisonnait pas. C'était une tête solide et qui avait fourni ses preuves, et, bien qu'elle eût, comme beaucoup d'autres, son fils en première ligne, elle avait donné à plus d'une l'exemple d'un courage résigné, d'une foi sûre, d'un espoir sans défaillance. Pas sa pareille pour connaître les plus menus faits de la campagne, qu'il s'agisse d'un front ou bien d'un autre, du secteur d'Alsace, de celui de Champagne ou de celui d'Artois: son fils avait été un peu partout; par lui elle savait où le soldat est quasi noyé dans l'eau inépuisable, là où il s'enlise dans la boue, là où il a la rare surprise de trouver un terrain qui permette d'améliorer son sort. Son fils jugeait de tout; il avait de l'instruction. Dans la vie civile il remplissait les fonctions d'instituteur.
C'était sa fierté, son honneur, ce fils, ce Baptiste, qu'elle, ignorante, ancienne fille de ferme, avait élevé jusqu'à enseigner les autres.
Était-ce donc à parler de lui, de ses galons de caporal, puis de son court petit galon de sergent, qu'elle employait ses journées dérobées aux soins du ménage? Non. Elle avait d'abord passé une partie de ses journées chez la veuve Ploquin, sa voisine, qui savait écrire; et, par l'intermédiaire de la veuve Ploquin, elle s'entretenait avec son fils en lui posant des questions sur tout ce qui le concernait, lui, et en le tenant au courant des affaires du village.
C'était sa consolation, toute sa vie, désormais: converser de loin, par correspondance, avec son fils.
Seulement, à la longue, la veuve Ploquin s'était un peu fatiguée d'écrire. Alors la mère Vavin avait eu recours à un gamin de l'école primaire, à un élève même de Baptiste; mais le petit écrivait vraiment mal, avec difficulté et étourderie, sans comprendre rien de ce qu'on lui dictait et bouleversant les mots et les idées; en outre, il fallait lui donner à chaque fois deux sous. Et puis la mère sentait aussi, au fond d'elle-même, quelque chose qui restait inassouvi par les soins de la veuve Ploquin ou du petit élève. Elle fut un certain temps à s'en rendre compte et à le préciser. Un jour, elle abandonna tout, sa maison, la marmite et la bûche du foyer, les caquetages au pas de la porte. Elle se cacha.
On pénétrait chez elle; on voyait l'insouciance étalée, le désordre; mais on ne voyait pas la mère Vavin. On l'appelait; la mère Vavin ne répondait pas. Et tout à coup, on la voyait sortir, le teint enluminé, les yeux hors de la tête:
—Ah ça! mais où étiez-vous donc, la mère Vavin?
—Eh! pardi, j'étais là, répondait-elle.
Aussi, le bruit se répandit qu'elle avait reçu un coup de marteau.
Voici ce que faisait la mère Vavin.
Elle montait dans son grenier, avec un petit livre de classe élémentaire, un cahier de papier, une plume et de l'encre. Elle n'avait jamais ouvert, de son propre mouvement, un livre, ni touché une plume; et l'encre noire, sitôt répandue par la maladroite, lui faisait peur. Mais elle se souvenait d'avoir vu, maintes fois, son fils faire le maître d'école. Alors, aidée de la mémoire de Baptiste et des conseils qu'il avait tant de fois répétés devant elle aux enfants, aidée surtout de la force miraculeuse que peut produire un grand amour, la mère Vavin, de sa main de soixante-dix ans, traçait des bâtons, s'escrimait aux «pleins et déliés», s'acharnait à l'«écriture cursive», après avoir sué sang et eau à apprendre à lire, tant mal que bien.
Personne ne se fût avisé d'aller la troubler dans l'endroit où elle s'était réfugiée, et, en cet endroit, elle passa des jours entiers, des semaines, de longs mois. Pour elle, rien de ce qu'elle avait accompli durant sa vie n'approchait en difficulté de la tâche insensée qu'elle s'imposait là; mais aussi, en revanche, plus son effort était inimaginable et grand, plus puissant était le contentement intérieur qu'elle éprouvait. Sans doute il s'écoulerait un temps démesuré avant qu'elle ne pût correspondre avec Baptiste, mais le sergent ne se faisait pas faute de lui dire que, sur la durée de la guerre, il ne fallait pas se faire d'illusion; et, si lui, le brave garçon; consentait bien à endurer les douleurs de la vie de combattant, comment donc manquerait-elle de patience, elle, la vieille écolière, dans son tranquille grenier?
Et, en attendant, elle continuait à utiliser tous les gens savants du village, le soir venu, à la chandelle, pour faire parvenir là-bas, dans ce sinistre secteur de …, son amoureux bavardage de mère. «Attends un peu, pensait-elle, tout en dictant, quand je pourrai écrire de ma main, voilà une chose que je tournerai autrement!» ou bien il y avait de ces tendresses qu'elle se faisait une pudeur d'exprimer, sans savoir pourquoi, devant des personnes étrangères.
—Mais vous avez de l'encre plein les doigts, la mère Vavin, comme un clerc de notaire?…
—Oh! c'est que j'ai rangé tantôt des affaires à Baptiste!…
Un beau jour, enfin,—il y avait bien neuf ou dix mois qu'elle peinait,—elle crut pouvoir se hasarder à écrire une lettre à son fils.
Son vieux coeur battait. Le tremblement dans les «pleins et déliés» oh! il ne fallait pas s'arrêter à ce détail. L'important était qu'elle allait s'adresser sans intermédiaire à son «poilu». La première fois, elle n'y put parvenir, non qu'elle fût inhabile à tracer les caractères, mais parce que ses yeux se mouillaient, et elle ne sut que pleurer sur son papier.
Puis, elle se trouva en face d'un mystère. Par l'intermédiaire des personnes étrangères, elle avait jusqu'ici adopté une sorte de langage qui n'était pas celui de son coeur intime. Même en parlant, autrefois, de vive voix, à Baptiste, quand le cher enfant n'était pas à demi enterré comme aujourd'hui, elle lui parlait sans être agitée par la vague profonde qui la secouait à présent. De sorte que, bouleversée par les habitudes prises, d'une part, par l'accroissement de tendresse et le besoin nouveau de pitié, de l'autre, et aussi par un phénomène qu'elle ne s'expliquait pas, bien entendu, et qui rend si difficile l'expression de la pensée par l'écriture, la pauvre vieille se trouvait toute déchirée et impuissante. Il fallut triompher encore de cet obstacle; elle s'obstina; elle crut en triompher et s'imagina un moment enfin saisir sa joie. Elle avait écrit la lettre. Elle ne pouvait pas la relire, mais elle l'avait faite; et son effort surhumain la leurrait sur la réussite. Elle ne dit mot à personne et alla, quasi ivre, jeter la lettre à la boîte.
Son fils lui répondit plus rapidement qu'il n'avait coutume de le faire. Elle crut pouvoir le lire, car il s'agissait d'un billet très court; mais elle était trop émue, et elle confia le papier au premier gamin rencontré:
«Ma chère vieille maman,
«Je t'écris vite, car tu m'as rempli d'inquiétude. Est-ce toi qui m'adresses une drôle de lettre datée du 20 de ce mois? Je ne te reconnais pas. On dirait que c'est quelqu'un qui m'écrit pour me faire croire que tu es en bonne santé; mais, c'est bizarre, je n'ai pas confiance en ce galimatias et j'écris, en même temps qu'à toi, à M. le maire pour savoir sérieusement comment tu vas.
«Fais-moi répondre courrier par courrier, ma bonne chère maman. Ici, «on ne s'en fait pas», comme nous disons; mais ça pète bougrement fort au-dessus de nos têtes. N'augmente pas mon malaise en me causant du tourment à propos de toi…
«Entre parenthèses, à qui diantre t'es-tu confiée pour me confectionner pareil gribouillage? A coup sûr, pas à la veuve Ploquin, qui écrit très lisiblement! Et j'espère bien, fichtre! que ce n'est pas non plus à l'un de mes élèves!…»
MONSIEUR QUILIBET
Comme M. Quilibet ne pouvait vivre dans son galetas, de compositions naturellement incomprises, car elles étaient pleines d'originalité, ni payer la location de son Pleyel et ses abonnements chez Durand, il avait accepté, dès longtemps avant la guerre, de tenir le piano remplaçant l'orchestre dans une boîte assez misérable de Montmartre, nommée l'Escargot-Volant. Là, chaque soir, pendant près de quatre heures d'horloge, et deux ou trois matinées par semaine, sans compter les répétitions, M. Quilibet demeurait ahuri et comme stupide à l'idée que l'art qui élevait sa pensée et magnifiait tout son être pût servir, sans changer de nom, à faire passer de la scène au public, par l'intermédiaire de ses doigts agiles, les refrains les plus saugrenus et la plus piètre musiquette.
Mais, un soir, parut sur la scène de l'Escargot-Volant une petite femme qui portait le nom printanier de mademoiselle Pâques. Par une sorte d'enchantement soudain, mademoiselle Pâques dissipa la noire songerie du musicien dévoyé, et celui-ci fut confondu de vibrer à l'unisson avec tous ces gens, derrière lui, qui s'émerveillaient, en écoutant mademoiselle Pâques, pour des sottises au moins égales à celles que, depuis des mois, il mourait de honte de transcrire.
Oui, du fait que mademoiselle Pâques chantait, M. Quilibet oubliait l'humiliation qu'il contribuait à infliger à l'art musical, et il n'eût pas changé son tabouret à l'Escargot pour une place honorifique dans un théâtre subventionné. Il ne jugeait ni paroles ni musique: comme le mot le plus banal tombé de la bouche d'une femme adorée fait frissonner un amant, tout ce que versaient sur son front les lèvres de mademoiselle Pâques ravissait M. Quilibet; et, lorsque, chez lui, sur son Pleyel, il se livrait, soit à ses travaux personnels, soit à l'étude de ses maîtres favoris, il se surprenait, le grand morceau achevé, à tapoter les idiotes rengaines, devenues, pour un génie chaste et pauvre, le langage mélodieux, poétique et enivrant de l'amour même.
La guerre surprit M. Quilibet avant qu'il n'eût eu l'audace de faire part à mademoiselle Pâques du miracle accompli par elle. L'Escargot-Volant rabattit ses ailes et rentra dans sa coque; mademoiselle Pâques disparut comme le sourire sur la terre; le pianiste, sans ressource aucune, cessa même d'avoir le moyen de conserver chez lui son instrument; et il errait par les rues de la ville, jaloux des hommes plus ingambes et plus jeunes, qui gardaient, à quelques jours d'intervalle du moins, l'assurance de manger du «singe» tant qu'ils ne s'étaient pas fait rompre les os.
A quelque temps de là, au plus fort de sa détresse, le pianiste, prêtant son concours à une matinée en faveur des blessés, eut le bonheur inespéré d'entendre une nouvelle fois celle qui exerçait un pouvoir illimité sur son âme et ses sens. Elle lançait à présent des chants belliqueux, des refrains de soldats.
Il sortit exalté, et attribua à sa déesse l'aubaine d'avoir rencontré sous le péristyle un personnage en effet providentiel qui lui procura sur l'heure une place excellente.
Dans un bel hôtel de la rue de la Faisanderie, la comtesse de Nérymaume consentit à confier à M. Quilibet l'éducation musicale de ses trois filles, dont le professeur venait d'être mobilisé. C'était une femme un peu hautaine, puritaine aussi, résolue en tous ses actes, et au parler net et prompt: «Leçon tous les jours, dit-elle, dimanches et fêtes exceptés, à chacune de mes trois fillettes. Le repas de midi, à votre guise. Je donne un cachet de vingt francs Vous êtes honnête homme, monsieur Quilibet, cela va sans dire?…»
Vingt francs par jour, et un repas, pendant la guerre!… M. Quilibet se mit à l'oeuvre avec une ardeur juvénile. Ses élèves, âgées de dix, douze et quinze ans, étaient fort bien douées, et il portait désormais en lui tant d'allégresse qu'il sut leur plaire. Il allongeait les leçons, d'un commun accord avec elles, en leur jouant des morceaux brillants qui faisaient éclater les applaudissements. Il essayait, sans crier gare, l'effet de ses propres compositions. Et, souvent, durant les quelques minutes de béatitude qui suivent un exercice agréable ou passionnant, il laissait voleter son imagination vers des souvenirs chéris, sans songer à mal, assurément, en présence des trois jeunes filles; et ses doigts devenus quasi aériens—des doigts de rêve—éperlaient sur le clavier les notes légères, les notes folles!—mais les notes seulement—des refrains grivois ou guerriers de mademoiselle Pâques.
Nulle conscience chez lui de profaner une sonate de Mozart ou un nocturne de Chopin: une simple prolongation intime d'un état admiratif et voluptueux.
Ces demoiselles non plus n'étaient en rien choquées par de si étranges juxtapositions; et, reprenant à leur tour la sonate, le nocturne, ou même les récréations de la méthode Carpentier, toutes les trois avaient une inclination singulière à retenir et à répéter les motifs infiniment peu classiques ajoutés en queue de leçon par M. Quilibet. Et le professeur, avec autant d'innocence qu'il en avait mis à exprimer ces motifs, dodelinait de la tête et se délectait à les entendre de ses élèves.
* * * * *
Après de nombreux mois d'une existence ainsi paradisiaque, le frère aîné des trois jeunes filles, soldat glorieux, étant venu en permission, savourait la douceur de l'atmosphère familiale, la fumée d'un cigare et les progrès accomplis par ses soeurs sous l'influence de M. Quilibet. La cadette venait d'exécuter d'une façon magistrale une page de Mendelssohn. Ayant achevé, en présence de sa mère satisfaite, elle laissa, par une habitude, ses poignets négligents errer sur l'ivoire et l'ébène trop dociles et donna naissance à un rythme bien scandé qui fut frappé à la fois par les têtes de la maman,—également accoutumée à l'entendre,—du soldat, de ses trois soeurs et de M. Quilibet.
Le soldat, à demi somnolent, se mit à fredonner:
Vous avez quéq' chos' de bleu:
Vos yeux;
Vous avez quéq' chos' de blanc:
Vos dents;
Vous avez quéq' chos' de vert:
Vot' blair…
—Qu'est-ce que tu chantes là, mon enfant? dit madame de Nérymaume; j'ai peur que M. Quilibet ne te trouve bien vulgaire…
—Oh!… madame, fit le professeur.
Là-dessus, la plus petite des trois soeurs, excitée, bouscula la cadette, la remplaça sur le tabouret et se mit à plaquer avec force les accords d'un mouvement devenu pour elle très familier: sol, la, si, do, do, si, si, la, etc.
Et le soldat, cette fois-ci, à haute voix, d'appliquer au rythme les paroles qu'il en jugeait inséparables, pour les avoir entendues, maintes fois, non sur le front, mais dans les beuglants:
Quand nos poilus s'en vont su' l' front,
Qu'est-c' qu'ils demand' comm' distraction?
Une femme, une femme!
Quand ils ont bouffé leur rata,
Qu'est-c' qu'ils demand' comm' second plat?
Une femme, une femme!…
La comtesse de Nérymaume se leva, anguleuse, terrible, le visage blême, et on eût cru entendre se heurter toutes les fractions de son squelette, tel un spectre. Elle fit à M. Quilibet le signe autoritaire de la suivre dans l'antichambre, et elle lui remit son congé…
LE BOUILLON DE POULET
—L'autre guerre? Le siège? La Commune?… Oui, dit madame Vincent; mais c'est bien plus grand aujourd'hui, et il est certain que ça tournera mieux pour nous. Ainsi, c'était nous qui étions affamés: cette fois-ci c'est eux, à ce qu'il paraît. Vous parlez de cartes de viande et de pain!… Laissez-moi, cher monsieur, vous raconter une petite histoire.
Il y avait en face de chez nous, dans ce temps-là, à Auteuil, un brave homme de concierge, nommé Pimprenet. Il vivait, comme à peu près nous tous, dans la cave de la maison, car nous étions en plein sous le feu du Mont Valérien. Et toutes les fois que je me risquais dehors pour aller faire la queue chez le boulanger, je ne manquais pas d'aller souhaiter le bonjour à Pimprenet dans sa cave. Le pauvre homme s'y décomposait et s'y consumait de jour en jour, ne pouvant absolument pas concevoir un immeuble dépourvu de locataires, aucun cordon à tirer ni, hélas! aucune odeur de fricot pour seulement tromper l'estomac.
Eh bien! à vous dire vrai, monsieur, ce n'était pas tant Pimprenet qui m'attirait, que son coq…
Oui. Pimprenet avait conservé un coq! C'était le dernier vestige d'une basse-cour dont toutes les poules avaient servi depuis longtemps à faire le pot-au-feu. On appelait ce coq Canrobert. C'était un nom guerrier, un beau nom, qui convenait à l'oiseau des Gaules et rappelait à Pimprenet ses campagnes.
Ce Canrobert, au fond de la cave, et privé de nourriture, n'était plus que l'ombre d'un coq. Il avait perdu son plumage; sa crête était pâle et lui tombait de côté comme un béret; sa fière queue d'autrefois: le trognon d'un vieux plumeau fatigué par l'usage. Il grattait perpétuellement, infatigablement, la terre et semblait proférer des jurons pour n'y pas trouver quelque grainage oublié. Cet animal était piteux. Mais, néanmoins, il chantait!… Le coq est bien l'emblème qui convient aux Français, monsieur: jusque dans la pire des conditions, il chante; et, sur le moment de trépasser, on peut croire encore qu'il est de bonne humeur.
Canrobert avait tout perdu, sauf sa voix. Et cette voix, elle faisait du bien non seulement à son maître malheureux mais même à tout le voisinage. Un coq veuf? allez-vous m'objecter. Sans doute! et que voulez-vous? N'ayant pas de succès récents à célébrer, ce coq veuf chantait ses victoires passées. Il chantait aussi le lever, ou, plus exactement, la descente du jour par le soupirail. Et quand la détonation d'un obus nous faisait courber les épaules, le cocorico de Canrobert semblait nous crier, comme on dit aujourd'hui: «Ne vous en faites pas! Y a encore du bon!» Ah! monsieur, ce qu'on se contente de peu de chose dans la misère profonde!
Mais ce n'est pas tout ça que je veux vous dire; c'est que ce coq, si sympathique, et cependant si ruiné, excitait, oui, monsieur, excitait ma convoitise et aussi celle de nombreuses personnes du voisinage, en nous faisant penser à du bouillon de poulet!
Sa chair n'était rien; c'était entendu; mais il avait de l'os, et toute sa décrépitude ne l'empêchait pas d'être un poulet.
Combien n'avaient-ils pas déjà fait des offres à Pimprenet! Mais le concierge, en regardant avec amour son compagnon délabré, avait une façon si lamentable de soupirer: «Le pauvre cher ami!…» que les larmes vous en venaient aux yeux et que personne n'osait insister, malgré la grande tentation.
Nous étions, il faut vous dire, aux plus beaux jours de la Commune. Un matin que j'entrais chez l'excellent Pimprenet, je trouve le pauvre homme complètement effondré et qui m'annonce que, par surcroît de malheur, un mauvais plaisant l'a dénoncé comme Versaillais, sous le prétexte qu'il a failli se faire tuer à Sébastopol et à Magenta et qu'il a donné le nom de Canrobert à son coq. C'était révoltant: il n'y avait pas plus brave homme que ce Pimprenet; il n'était guère en état de comploter pour qui que ce fût.
—Il paraît, disait-il en sanglotant, que je fais chanter mon coq à ma volonté et que par là j'entretiens un système de signaux avec l'armée!…
—Écoutez, Pimprenet, lui dis-je, il faut vous sauver à tout prix de ce guet-apens: fermez la maison, qui est vide; quittez votre cave: je vous cacherai dans mon sous-sol.
—Quitter la maison, moi, concierge! s'écria Pimprenet, autant dire: être déserteur en face de l'ennemi!… Et puis, ajouta-t-il, il y a Canrobert.
—Canrobert, je m'en charge. Tenez, Pimprenet, voilà vingt francs, ce n'est pas peu par le temps qui court: cédez-moi votre coq…
Il hésitait. Il était déchiré. Ses pauvres yeux d'honnête homme tendre chaviraient. Cependant il gardait les vingt francs dans sa main. Il avait faim, le malheureux!…
Moi, je sautai sur Canrobert. Il donnait déjà aux doigts la sensation d'une volaille flambée. Je le fis disparaître, en le tenant par le cou, sous ma jupe.
—Il se trahira, criait Pimprenet larmoyant et tremblant; vous ne l'empêcherez pas de chanter…
—Que si! dis-je, étant dans la rue. Et, sous ma jupe, moi, qui n'ai seulement jamais consenti à ôter la vie à une mouche, je tordais le cou à un coq, à quel coq!… J'avais envie de son bouillon, monsieur!…
Eh bien, ma gourmandise n'a pas été satisfaite. Le bouillon de poulet n'avait pas commencé d'embaumer mon petit réduit que le voisinage accourait. Tout se sait, vous pense bien. Le coq de Pimprenet n'avait pas pu disparaître par enchantement. Et c'était madame Une Telle qui se mourait de la poitrine, et madame Une Telle dont l'estomac n'endurait plus le pain, et un misérable blessé qui criait justement après une tasse de bouillon, etc., etc. Des bouillons, il en a fourni, le pauvre Canrobert! Et quand il n'y en avait plus, il y en avait encore! J'allongeais avec de l'eau, pardi. Aux derniers servis, c'était de l'illusion, à la tasse, que je versais, monsieur, il n'en est pas resté pour moi.
LEUR COEUR
Il était arrivé à l'hôpital militaire en pleine nuit, avec deux cent soixante-quatorze autres blessés, après trente-six heures de train. Un grand haquet, non suspendu, chargé à chaque tournée de six brancards, l'avait déposé devant les marches de marbre, sous l'aveuglante lumière des lampadaires électriques, entre des camarades que les cahots faisaient sourdement gémir. Sa fiche portait: «blessure éclat d'obus, région sous-claviculaire gauche, entorse pied gauche»; le médecin-chef, en la déchiffrant, prononça: «Salle 28, pour madame Vanves», et deux infirmiers, l'un militaire, l'autre «bénévole» dont le pas n'atteignait jamais la cadence voulue, le portèrent à grandes secousses jusqu'à la salle 28. Il était, à cause de sa jambe, parmi les «couchés», mais son état était bénin, en somme; un homme plus éreinté, plus hébété, que souffrant. Dans la pénombre du long corridor, il perçut, comme la fraîcheur d'un feuillage sous la brise, les coiffes et les robes blanches des infirmières affairées.
On le déposa sur le lit 71:
—Madame Vanves, c'est pour vous…
Madame Vanves, occupée déjà au déshabillage d'un pauvre fusilier marin dont la tête disparaissait presque complètement, empaquetée à la hâte, comme un bloc de glace, sous le pansement, provisoire de l'ambulance du front, ne se détourna même pas. Le malheureux d'ailleurs, la regarda à peine. Depuis dix mois de campagne, c'était la première fois qu'il était «amoché», et les détails de l'hôpital, la personnalité d'une infirmière, ne lui disaient rien; l'hôpital, seul, lui parlait, lui disait: «Enfin! enfin! un lieu paisible et couvert!… un lit!… des lits nombreux; tous les hommes dans des lits!…» Il eut un ressouvenir d'enfance, d'une longue coqueluche qu'il avait eue, à quatorze ans, au sortir de l'école primaire. Et ce souvenir d'une maladie, dans un lieu calme, lui apparut comme idyllique. Après deux jours et une nuit de supplice dans le wagon de marchandises, l'immobilité, enfin! Après trois cents jours passés au milieu du vacarme des marmites et du 75, le brouhaha d'une salle d'hôpital de l'arrière, même au moment de l'arrivée d'un convoi de blessés, quel silence! quelle douceur!…
Durant des minutes prolongées, il ferma les yeux, tout abandonné à une sorte de béatitude, malgré sa douleur à l'épaule et l'incommodité de cette maudite entorse qui lui rendait tout mouvement impossible. Et puis, pour la cent cinquantième fois, toutes les circonstances qui avaient précédé, accompagné et suivi sa blessure repassèrent à ses yeux: il profitait d'un premier lieu de repos et de bien-être pour se remémorer les instants de sa vie les plus affreux.
Il était plongé dans cette sombre rêverie quand il se sentit doucement dévêtir. On défaisait sa capote; on lui ôtait ses chaussures. Ah! l'infirmière!… Il ne regarda pas d'abord l'infirmière, mais ses pauvres pieds à lui, sa poitrine déjà à demi découverte, et il dit:
—Prenez garde à l'épaule!… C'est mon épaule…
L'infirmière ne répondit pas et poursuivit sa besogne; elle n'avait pas de temps à perdre, huit autres blessés couchés venant d'être ajoutés aux dix qu'elle avait déjà en son service.
L'infirmière?… Les infirmières?… Au fait, qu'était-ce? Des religieuses, peut-être. Sous ces vêtements de toile blanche, sous ces coiffes, il ne savait pas. Alors il leva les yeux sur son infirmière, et, tout de suite, sans qu'aucune particularité de costume l'eût en rien renseigné, il eut l'assurance que celle-ci, en tout cas, n'était pas une religieuse. Pourquoi? Il n'aurait guère su le dire. Les choses dont on est le plus certain sont celles qu'on ne saurait dire. On l'avait appelée «madame Vanves»; pour une religieuse on eût dit «soeur saint quelque chose» probablement; mais il n'était pas très ferré sur ces usages; non, ce n'est pas cela, non plus que le cou légèrement dégagé de son infirmière, qui l'informa qu'elle n'appartenait à aucun ordre, c'est que, instantanément, dès qu'il lui eut vu le visage, il fut gêné comme il ne l'avait jamais été de sa vie.
Il se souleva d'un bond sur son bras droit. Il voulait aider l'infirmière; il voulait surtout ôter lui-même ses chaussettes, trois malheureuses paires de chaussettes, enfilées les unes sur les autres et qui n'avaient jamais été changées, depuis combien de temps, seigneur Dieu!
Madame Vanves lui dit d'un ton qui n'admettait pas de réplique:
—Mais, ah çà, êtes-vous fou, mon petit?
Et d'une main prompte, d'un bras qu'il aperçut pour la première fois, nu jusqu'au delà du coude, musclé mais modelé, joli, illuminé d'un blond duvet sous la lumière, elle l'appliqua contre son lit si rapidement qu'il souffrit à gauche; mais de cette souffrance il ne songea pas à en vouloir à son infirmière. Il était pourtant douillet, trop complaisant pour sa personne et avec cela pas commode à l'ordinaire.
Avant de toucher aux chaussettes, madame Vanves avait retiré le pantalon, les deux caleçons superposés, et, sans aide, adroitement et avec une force incroyable, elle avait soulevé son malade sans trop le faire souffrir de l'épaule, cette fois-ci, pour lui arracher sa capote et ses gilets de dessous.
En s'adonnant à cette difficile opération elle avait dû forcément approcher son visage de celui du blessé; il avait vu de tout près son profil auquel la coiffe serrée, ne laissant paraître aucun cheveu, donnait un certain air d'image de piété; il avait senti son souffle; et, pendant qu'elle l'admonestait, il lui avait aperçu les dents. Il était de son métier caissier aux Galeries Lafayette; il était célibataire; il n'avait vu aucune femme depuis dix mois.
Involontairement il se souleva de nouveau pour allonger autant que faire se pouvait sa chemise qui, seule, lui restait au corps, avec ses chaussettes.
—Ah! mon petit, vous savez, il faudra être raisonnable; vous êtes blessé à l'épaule, n'est-ce pas? Eh bien, il ne s'agit pas de vous mettre à faire des évolutions dans votre lit! Et puis, ne me retardez pas, s'il vous plaît: il y a de vos camarades qui m'attendent…
Entre temps, elle avisait une de ses pareilles qui courait dans l'allée, un bassin stérilisé à la main:
—Ma chère, j'ai une épaule récalcitrante qui ne veut pas demeurer en place. Il faudra que je demande un de ces messieurs pour me le tenir; qu'est-ce que ça va être pour le pansement?…
Le blessé, lit 71, qu'on nommait déjà «l'Épaule», rassembla tout son courage pour dire à son infirmière:
—Oh! madame, est-ce qu'un de ces messieurs, au moins, ne pourrait pas m'enlever mes sales chaussettes, en place de vous? Ça me dégoûte de penser…
—Vos chaussettes? Tenez, mon garçon, tenez!
Et, en deux temps, trois mouvements, de ses petites mains expertes, elle décortiquait les pieds revêtus des trois enveloppes de laine agglutinées.
L'homme qui venait d'assister pendant dix mois à des spectacles horribles regardait son infirmière avec des pupilles plus dilatées que s'il eût vu les Boches à quinze pas. Il n'osa rien dire, soupira et laissa tomber sa tête sur le côté. Dès lors, il s'abandonna comme une loque à celle qui lavait et astiquait ses malheureux pieds, et les jambes, et tout le corps, et le visage, comme elle l'eût fait à un mannequin anonyme: elle venait déjà d'en nettoyer deux autres; elle en avait huit autres qui attendaient!…
Après quoi, ce fut la visite du médecin, le pansement de l'épaule, la constatation de l'entorse; et puis un sommeil dont aucun bruit—et Dieu sait s'il y avait du bruit dans la salle!—ne pouvait le tirer.
Le premier visage qu'il vit, en ouvrant les yeux, fut, tout proche du sien, celui de madame Vanves. Au jour, il le trouva plus beau encore que la nuit. Elle n'avait pourtant guère dormi, l'infirmière; mais elle était jeune; elle semblait pleine de santé. Dans l'échancrure de son corsage, ce matin, elle portait une rose.
Elle avait aussi son thermomètre à la main, et prenait les températures. Quand elle lui eut retiré l'instrument de sous la langue, le blessé ne put s'empêcher de dire:
—Oh! madame, une rose!…
Il n'ajouta aucun commentaire; elle ne lui en demanda pas. Elle savait, par la fréquentation quotidienne des hommes de guerre, depuis dix mois, leurs surhumaines misères; devant ses beaux yeux de femme jeune, imaginative et sensible s'étendaient immédiatement toutes les plaines désolées des pays dévastés par le fer et le feu; elle voyait l'homme sorti des boues de l'hiver ou des tranchées gelées pour retrouver le soleil printanier là-haut, très haut, dans le ciel inaccessible et indifférent, mais sur la terre rien que l'herbe rase ou brûlée, les cadavres ou les croix de bois, les maisons écroulées, les débris et la ruine de toutes choses. Une rose… Elle portait une rose!… Il l'avait vue. Qu'est-ce qu'une rose pouvait bien évoquer des étés, des printemps passés, de la douce vie enfin, à un être qui, pendant près d'un an, venait de séjourner aux enfers? Elle n'avait guère le temps pour réfléchir, mais dans les intervalles de ses tâches pressées exigeant une sorte d'indifférence, son coeur s'émouvait et saignait. Elle dit à son blessé:
—Vous aimez les fleurs? Je vous laisserais bien celle-ci si ce n'était une de ces dames qui vient de me la donner… Je vous en apporterai une autre.
—Oh!… Madame!…
Elle passa immédiatement à un de ses malades qu'on devait opérer.
L'homme du lit 71 la suivait sans cesse du regard.
En suivant des yeux madame Vanves affairée, le blessé du lit 71, dit «l'Épaule», étouffait un sanglot dans sa gorge. Elle lui avait promis de lui rapporter une rose! Elle! cette femme de qui il ne savait rien sinon qu'elle était jeune et si belle, cette femme, en tout cas, en qui tout indiquait qu'elle appartenait à un monde où il ne pénétrerait jamais, et qui, du matin au soir, sans répit, s'exténuait au chevet de malheureux dont l'un était un plombier faubourien au langage grossier, l'autre un nervi de Marseille qui se flattait d'avoir fait mainte fois le coup de couteau, l'autre un garçon d'écurie, l'autre un prêtre… Il la jugeait un être admirable; surnaturel. Simultanément, il voyait ses yeux, sa bouche, et ses dents, sa joue, sans fard et qu'il jugeait douce comme celle d'une toute jeune fille, son cou délicat et pur, son bras fin, plein, arrondi, et où un léger duvet blond posait de temps en temps, comme dans les tableaux des vieux peintres, une lumière d'or. Il n'était pas, lui, un homme cultivé, ni de bien grand goût; il s'en rendait compte; mais il était frotté de notions concernant le luxe et la beauté modernes. La grâce de cette femme, sa promesse lui rappelaient toutes sortes de choses oubliées, qui avaient fait jadis le charme de sa vie, auxquelles il avait dit adieu, complètement, le jour de la mobilisation. Et il était aussi grisé par les contrastes: avoir renoncé à tout, avoir vécu sans répit dans la présence de la mort, avoir enduré toutes les souffrances, être tombé enfin dans un boyau sordide, et se retrouver là, vivant, dans du linge propre, près de la plus exquise des créatures qui va tantôt vous apporter une rose!…
Madame Vanves était méticuleuse et scrupuleuse, n'oubliant pas plus une parole prononcée que le plus infime détail d'un pansement. A son arrivée à l'hôpital, dans l'après-midi, elle apporta la rose promise à son blessé, ainsi que divers menus objets pour celui-ci et pour celui-là. Elle donna à son blessé cette rose comme elle avait maintes fois donné à d'autres un cigare, une orange, un morceau de fromage de gruyère.
«L'Épaule» eut une émotion indicible: sa voix s'étrangla dans la gorge; il ne put même pas dire merci. Madame Vanves ne l'eût pas d'ailleurs entendu, occupée qu'elle fut tout de suite par la cuisse, du lit 73, qu'on devait opérer: «Vous n'avez rien mangé, j'espère?… Ah! dame! mon bonhomme, ça serait tant pis pour vous…»
«L'Épaule» tenait entre deux doigts de la main droite sa rose, et il la respirait et la baisait aussi, sous son drap. Madame Vanves avait apporté cette rose, non pas à sa main surchargée d'objets, mais, pour plus de commodité, à son corsage, sans attacher d'ailleurs à ce détail aucune importance. Mais, dans l'imagination enflammée du blessé, que ce détail avait d'importance! Il se croyait le bénéficiaire d'une faveur exceptionnelle. Il n'était pas seul d'ailleurs à éprouver cette impression; un de ses voisins de lit lui avait dit, après la rose: «Eh ben! mon colon!… T'as plus qu'à te faire couper la barbe!…»
Et, en effet, la même idée exactement lui était venue à lui-même: se faire couper la barbe. Il avait le visage d'un véritable «poilu». Toute la journée il réclama le coiffeur; il voulait se faire raser.
On eut peu le loisir de s'occuper de lui.
Il y avait dans la salle et dans le service même de madame Vanves, des malades assez graves; quant à elle, elle était sur les dents et n'eut même pas un clin d'oeil pour celui de ses blessés à qui elle avait donné une rose. Elle assista à l'opération de «la cuisse», un petit sergent de vingt-deux ans, engagé depuis quatre mois et ayant déjà fait le Maroc avant la Grande Guerre. Elle-même le ramena de la salle d'opération sur la table roulante, aidée d'un infirmier bénévole; et, encore sous l'action du chloroforme, le petit sergent, au lit 73, occupa la salle, parce qu'il se mit à parler. Il était étendu, pâle et inerte, sur son lit; il fermait hermétiquement les yeux, et sa bouche, seule, dont le souffle repoussait le drap, évoquait la bataille, les instants de la tranchée sans doute, qui avaient précédé l'éclat d'obus fatal. D'une petite voix de commandement sèche, cinglante et hachée, il annonçait autour de lui: «Attention!… ordre d'attaquer à 3 h. 15… par téléphone tout à l'heure, oui… Vous êtes prêts? où sont les caporaux?… Ah! en voilà un… Et le deuxième? Bon. Trois, et quatre, bon. Ne bougez plus… Vous les voyez, hein?… Mais les Boches, pardi… Vous ne les voyez pas, là, à quarante mètres, qui sèchent au soleil comme des bouses de vache?… Tenez ma lorgnette, tas d'andouilles!… Vous prendrez chacun dix hommes, entendez-vous, avec chacun deux grenades… pas plus, non. Ce n'est pas la peine… Mais non! pas de fusils, f…! que je vous dis… Qu'est-ce que c'est que ces bleus qu'on m'a amenés là? Pas des hommes, ça, c'est des filles! C'est pas malheureux d'envoyer ça sur le front! ils devraient être chez la couturière… Attention! vous entendrez bien l'ordre du capitaine? Bon… Où est passé le lieutenant?… Blessé? Ah! sacristi, c'est sur moi que ça retombe, c'est agaçant… Mais qu'est-ce qu'ils attendent?.. V'là l'heure passée… Ça ne sera pas encore pour aujourd'hui… Ah! en avant!… Et pas peur, mes enfants!… De quel côté il faut marcher? c'est moi qui vous l'indique: je suis devant…»
Les infirmières, les infirmiers militaires, les bénévoles se pressaient autour du lit du petit sergent chloroformé qui semblait un jeune héros mort évoquant, par delà la tombe, la vie fiévreuse de la tranchée de première ligne. Les blessés étaient assez indifférents; ils avaient tous vu «ça»; ils en sortaient; c'était la vie quotidienne; pour ces modestes martyrs, c'était le train-train ordinaire. Celui du lit 71 n'écoutait même pas; il respirait et baisait sa rose. Il était de ces gens qui n'aiment pas les romans tragiques ou tristes et qui préfèrent les contes bleus. Il voulait quelque chose qui le changeât complètement de ce qu'il avait tant vu et vécu; et il s'improvisait un roman d'amour.
Le coiffeur demandé arriva alors qu'on ne s'occupait encore que du petit sergent opéré. L'amoureux fut tondu et rasé de près. Quand madame Vanves repassa au pied de son lit, elle qui ne le regardait même pas d'ordinaire, fut instinctivement attirée par sa figure nouvelle. D'un coup d'oeil, elle vérifia le numéro du lit, reconnut les voisins de gauche et de droite, et dit:
—Tiens! vous vous êtes fait épiler? Vous étiez bien mieux avec votre barbe. Et elle passa, allant à ses affaires.
Les voisins, à droite et à gauche, pouffèrent.
Le malheureux éprouva une sourde rage que ses compagnons qui le blaguaient étaient loin de soupçonner. A droite comme à gauche, on ne cessa de lui monter une scie à propos de la rose, à propos de la barbe.
Ces propos enfiévraient l'amoureux. Il suivait, dans la salle, madame Vanves allant et venant. Quand il la voyait disparaître, on eût dit pour lui qu'on faisait la nuit. Quand elle était là, il ne savait s'il était heureux ou au désespoir, mais il vivait du plaisir de la voir. Elle ne le regardait jamais plus qu'un autre, jamais autrement qu'un quelconque de ses malades.
«Elle ne sait pas qui je suis, se disait-il, elle me croit peut-être un ouvreur de portières…» Et quand il réfléchissait à ce qu'il était, il se demandait qui elle pouvait être, elle, et la distance n'en était peut-être pas amoindrie. Il apprit qu'elle habitait une jolie villa, toute seule avec son enfant et des domestiques; elle était divorcée. Elle accomplissait sans répugnance toutes les besognes de l'hôpital; pourquoi dédaignerait-elle l'amour d'un honnête caissier aux Galeries?… En fait d'amour, que lui demanderait-il, d'ailleurs? D'accepter l'hommage de son sentiment; bien entendu, pas davantage.
Il décida de lui écrire; c'était plus facile, car, lui parler d'un tel sujet, il ne l'oserait jamais. Il mûrit longuement ses plans; il commença par lui demander un livre qu'elle alla prendre pour lui dans la bibliothèque après lui avoir demandé son nom, car elle l'avait jusqu'alors ignoré. Elle sut ainsi—mais pas pour longtemps, car il resterait toujours pour elle «l'Épaule»—qu'il se nommait Edmond Plauchut.
—Plauchut, répéta-t-il en épelant; oh! c'est un nom bien ordinaire!…
Elle ne sourit même pas et lui rapporta le Lys rouge.
—Tenez. Avez-vous lu ça?
—Non, madame.
Il ne lut pas le livre; mais il écrivit une belle lettre, une trop belle lettre en vérité; elle était malhabile et d'une niaiserie ingénue. Jamais de sa vie il n'avait écrit quelque chose d'aussi bête. Il la lisait et la relisait; et, chose singulière, cette lettre lui paraissait magnifique. Il y avait mis toutes ses intentions et toute sa timidité.
Il l'inséra dès le lendemain dans le volume et remit le tout à son infirmière en la priant d'ouvrir le livre à la page 140 quand elle serait à la bibliothèque:
—Comment! dit madame Vanves, vous avez déjà lu ce livre.
—Oui, madame.
—Diable! vous allez vite. Est-ce qu'il vous a plu?
—Beaucoup! mais j'aimerais mieux… Oh! vous allez me trouver stupide… mais j'aimerais mieux…
—Vous aimeriez mieux un livre sur la guerre, parbleu!… mais c'est que…
—Non, un livre sur l'amour.
—Mais, c'en est un! Qu'est-ce qu'il vous faut donc!
Il rougit comme une fillette. Elle ne comprit rien à son blessé; elle emporta le roman, préoccupée de cet état d'esprit étrange. Tout juste pensa-t-elle, arrivée à la bibliothèque, à ouvrir le volume. Elle ne se souvenait plus de la page indiquée. Mais le volume s'ouvrit de lui-même et elle vit la lettre.
—Il est fou, se dit-elle, en mettant la lettre dans son corsage, sans la lire. Elle avait autre chose à faire.
Quand elle la lut, ce fut pour en rire; car une femme supporte volontiers, avec sympathie même, le langage d'un homme de condition autre que la sienne, mais son style, non. Le pauvre Edmond Plauchut, qui avait bravement signé de son nom sa lettre d'amour, se fit tort.
Entre temps, le bruit s'était répandu dans la salle que madame Vanves apportait «des roses» à son blessé. En effet, on avait vu Plauchut conserver la rose à la boutonnière de sa veste; ses camarades de lit ne se faisaient pas faute de raconter qu'il la baisait en cachette. Ce sont des choses qu'on aime à entendre et qu'on répète à plaisir, en les déformant, travestissant, multipliant, Dieu sait comme! Les camarades l'avaient vu écrire, s'appliquer, avaient surpris le manège de la lettre insérée dans le volume. On disait, non seulement dans la salle mais dans l'hôpital, que madame Vanves recevait «des lettres» de ses blessés. C'était une petite femme qui n'avait l'air de rien, sans doute, à qui l'on ne pouvait rien reprocher dans le service. En effet, depuis six mois, elle en faisait un très dur, avec adresse, avec compétence, sans rechigner, sans manquer une seule fois, c'est certain; mais enfin, cette petite madame Vanves, qui était-ce? une femme divorcée, ça c'était connu; qui voyait-elle? personne. «On ne la recevait pas»; elle vivait seule, chez elle avec son petit garçon.
Dès qu'elle eut pris connaissance de la lettre, elle n'hésita pas un instant. Aussitôt que l'occasion s'offrit à elle d'approcher Plauchut, elle lui dit, d'un ton assez sévère, qu'elle voulait tenir sa lettre absolument pour non avenue, qu'elle l'oubliait entièrement, d'abord parce qu'elle la considérait comme insensée, ensuite parce que tout manège de galanterie, ne fût-il qu'un jeu entre blessé et infirmière, pouvait entraîner les conséquences les plus graves tant pour l'un que pour l'autre.
—Si votre inconséquence est connue, lui dit-elle, vous me compromettez moi autant que vous-même. La moindre plaisanterie, ici, dégénère en scandale.
Plauchut montra un grand désespoir. Il s'accusa d'être une brute pour avoir agi comme il l'avait fait; il dit que de toute manière et quels que fussent les usages de la maison, son audace était folle étant donné ce qu'il était, lui, et ce qu'était son infirmière; mais qu'il n'y pouvait rien, qu'il l'aimait:
—Ça m'a atteint comme une balle, disait il, je ne l'ai seulement pas entendue siffler… On n'entend que celles qui vous passent à côté… Excusez-moi, madame: je ne bougerai pas, je ne dirai rien; je ne vous adresserai même pas la parole… Je suis habitué à vivre à la dure, allez… mais ce coup-là!…
—Allons! plus un mot, dit-elle; je n'en entendrai pas un, vous me comprenez bien? Autrement, je vous fais changer de service.
Et elle alla à ses affaires. Et les bruits allèrent de l'avant. Cette courte explication même, à laquelle elle n'avait pu se dérober, fut mal interprétée. On se montrait la belle infirmière de loin, causant avec «son préféré».
Il était difficile de préciser un fait qui accusât madame Vanves; d'autre part, on était tenu d'observer une certaine prudence, car l'infirmier-major militaire professait toutes les indulgences pour madame Vanves; car le docteur, chef de service depuis peu, manifestait toute disposition à lui faire la cour, car le médecin chef, comme le chirurgien d'ailleurs, avaient pour elle un oeil que toutes ces dames remarquaient bien, et qui n'était pas celui dont ils les regardaient elles-mêmes. Mais arrêter des femmes mises en action par cet instinct violent qu'elles ont d'épousseter ou de nettoyer ce qu'elles croient faire tache!…
Désormais, madame Vanves faisait tache. Quelqu'un prétendit qu'on ne la voyait pas régulièrement à la messe. Une divorcée! fallait-il s'en étonner?
Madame Vanves, ignorante de ces potins, continuait comme toujours sa besogne. Mais nul potin d'hôpital qui ne parvienne aux blessés. Plauchut fut rapidement informé de ce qui se disait sur elle. Il partageait l'opinion populaire, et même générale, que la conduite d'une femme jeune et jolie est sujette à caution. Il lui reparla, malgré tous ses serments, de son amour qui était réel. Elle regimba d'abord assez vertement, très ennuyée, mais au fond d'elle compatissante à la passion de ce pauvre homme. Et sans répondre aucunement au sujet de conversation qu'il lui proposait, elle l'interrogeait sur les combats auxquels il avait assisté, sur ses antécédents, sur son métier, sur sa famille.
—Ah! vous étiez à la caisse derrière l'ascenseur. Mais j'ai dû vous payer bien des fois!…
—Oh! je vous aurais bien reconnue, disait Plauchut.
Elle essayait en vain de le faire parler d'autre chose que de son amour, par condescendance et pitié pour lui, tout en ménageant les convenances; mais il y revenait sans cesse et très habilement, peu à peu même avec un certain aplomb. Elle s'en irrita et l'évita autant qu'il était possible.
Il la suivait des yeux allant et venant; il suivait son profil si pur, le coussin de cheveux que sa coiffe comprimait; il aimait à voir agir si adroitement ses deux beaux bras toujours blancs malgré le métier qu'elle faisait, et leur duvet blond où se jouait la lumière.
Son coeur battait quand elle approchait de son lit, ou parlait, et se comprimait péniblement lorsqu'elle s'était éloignée.
Elle recourait à des combinaisons ingénieuses avec le médecin pour que ce fût lui qui fît le pansement de l'épaule et non pas elle.
Quand Plauchut, qui jaunissait et perdait le boire et le manger, fut assuré qu'elle s'écartait de lui systématiquement, il recourut, en désespéré, aux grands moyens. Un matin que, le docteur étant absent, il fallait bien qu'elle pansât son épaule, il la mit au courant des bruits qui couraient sur elle.
—Vous méprisez mon amitié, dit-il; n'empêche que les autres ne vous diront pas ce que la conscience me commande de vous apprendre: un complot se trame contre vous. Je vous avertis sans rancune.
—«Sans rancune», dit-elle, il ne manquerait plus que ça. S'il est vrai qu'on clabaude contre moi, c'est à cause de vous: je l'avais bien prévu…
—Oh! madame Vanves, je souffre!…
—Est-ce que votre blessure vous fait mal?
—Il s'agit bien de cela!…
Il l'avait néanmoins piquée; et elle revenait vers lui afin de lui extorquer quelques détails. Les dames de la salle, dans leurs rapports avec elle, lui faisaient mine plus charmante que jamais. Toutes épiaient madame Vanves lorsqu'elle causait avec celui qu'on nommait à présent «son blessé», et l'on eût dit qu'elles chronométraient le temps consacré à «l'Épaule» par son infirmière.
Plauchut recueillait de ses camarades, blessés oisifs et ennuyés, la moisson de potins la plus abondante possible, afin de retenir madame Vanves à son chevet. Il l'avait jugée dure et impitoyable pour lui; l'amour qu'il nourrissait pour elle ne l'empêchait pas de trouver un certain sel à lui dire des choses qui la mettaient en rage. Et puis, pour lui, l'essentiel était qu'elle fût là, qu'il la vît près de lui, qu'il la touchât presque, et qu'il la sentît suspendue aux choses qu'il lui disait.
L'inconvénient était qu'à mesure qu'elle causait davantage, et à voix basse, avec Plauchut, afin de se tenir informée, et puis, petit à petit, par habitude, non seulement elle donnait prise à la calomnie des femmes, mais elle enflammait Plauchut. L'infortuné Plauchut, qui avait commencé par ajouter à sa conversation un ou deux mots amers concernant le malheur de son coeur, s'enhardissait à présent jusqu'à émailler tout son discours d'aveux douloureux; et, durant le pansement quotidien, ou même dans le courant de la journée, il faisait accepter à son infirmière des propos qui l'eussent indignée si elle ne se fût pas considérée désormais comme attachée par une sorte de complicité à son Plauchut. Le gaillard ne se gênait pas, quel que fût le moment, d'adresser à son infirmière un certain coup d'oeil où elle croyait comprendre, bonne âme, qu'il venait de recueillir une nouvelle concernant l'affaire qui la tourmentait; et il lui murmurait tout simplement qu'il avait encore une fois rêvé d'elle ou qu'à cause d'elle il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit; ou bien il lui donnait à lire une lettre de sa vieille maman, où celle-ci faisait remarquer à son garçon blessé qu'il donnait bien peu de détails sur sa santé et s'attardait d'une façon surprenante à parler de son infirmière: «Par qui êtes-vous donc soignés?» demandait avec méfiance la bonne femme. Il trouvait, lui, la chose drôle, mais la chose faisait rougir madame Vanves sans la flatter aucunement.
Et les dames rivales ou mal intentionnées enregistraient de loin la petite scène, finissaient par la connaître jusqu'en ses détails. Ne sait-on pas tout? Elles surent la réflexion de la mère.
Et la situation s'aggravait de ce que madame Vanves ayant effectivement une assiduité particulière auprès de Plauchut, ses autres lits étaient jaloux. Ils étaient jaloux sans méchanceté, assurément, car ils aimaient tous madame Vanves; mais cependant ils étaient jaloux, précisément parce qu'ils l'aimaient. Et, sans croire que leurs dires pussent avoir la moindre conséquence, ils les joignaient aux caquetages des infirmières de la salle 28 et de quelques autres.
Pendant ce temps-là, le véritable amoureux, Plauchut, qui s'enhardissait, croyant avoir apprivoisé sa belle, Plauchut qui allait mieux, qui se levait, qui faisait mouvoir son bras qui sortait en promenade, qui même «faisait le mur» avec agilité, aux heures non réglementaires, Plauchut sautait hors du jardin de l'hôpital, un beau soir, après le souper, le personnel civil ayant réintégré son logis, et s'en allait sonner tout droit chez madame Vanves.
Celle-ci ne put croire la description que lui faisait du soldat sa femme de chambre; elle-même alla voir à l'antichambre, reconnut son adorateur embarrassé et abêti par son acte d'audace, ne sut tirer de lui aucune explication plausible de sa venue, et, en un tournemain, le mit à la porte.
De sorte que l'infortuné Plauchut, ébaubi, honteux lui-même de ce qu'il avait osé accomplir, et sous le coup de rencontrer à chaque pas quelque sergent de la place, réintégra l'hôpital plus tôt, et de beaucoup, qu'il n'avait pris ses dispositions pour le faire, et fut cueilli par l'officier gestionnaire juste au moment où de son bras valide il s'aidait à sauter la barrière.
—C'est vous, Plauchut. Vous êtes sortant demain, avec quatre jours!…
Ce qui signifiait que le soldat Plauchut, quel que fût l'état de sa santé, serait dirigé le lendemain matin sur son dépôt où il aurait à subir quatre jours de salle de police, et ce qui contenait implicitement privation des sept jours de permission réglementaires lors de la sortie de l'hôpital.
Plauchut partit pour le lieu de son dépôt, le lendemain matin à 11 h. 30. Il eut encore le temps de voir madame Vanves procéder dans la salle à sa besogne ordinaire. Elle ne le regarda ni plus ni moins qu'elle ne faisait de coutume, bien qu'elle fût informée de son départ précipité et en connût la cause. Elle vint à lui pour le pansement de son épaule. Il eut un mouvement de rébellion; il ne voulait pas se laisser panser:
—A quoi bon, disait-il, puisque je vais me faire tuer!…
—Voyons! mon petit, c'est obligatoire: n'attirez pas l'attention du major pour aggraver votre cas!…
—Mon cas!… Mon cas!… Qui est-ce qui en est la cause, de mon cas?
—Oh!… Plauchut!…
Alors Plauchut, tout à coup, se mit à pleurer comme un enfant. Il venait de songer à l'énormité du reproche qu'il faisait à son irréprochable infirmière; et, en même temps, il souffrait d'une violente irritation nerveuse, et il songeait à son malheur à lui; car il était vrai qu'il aimait cette femme.
Il partit. Ce n'était plus les départs des premiers temps de la guerre, alors qu'on accompagnait les hommes au chant de la Marseillaise.
Madame Vanves lui serra simplement la main; elle lui fit tout de même un petit cadeau, ce qui était assez d'usage: un stylo de deux francs soixante-dix.
Et, dans l'après-midi qui suivit le départ de Plauchut, madame Vanves arrivant à l'hôpital fut arrêtée par le planton qui lui dit que le médecin-chef était à son cabinet et désirait lui parler.
Madame Vanves alla avec une grande tranquillité au cabinet du médecin-chef. Ce n'était pas la première fois que le médecin-chef usait de prétextes pour avoir avec elle un petit moment d'entretien. C'était un homme doux, presque timide, marié, père de famille, mais visiblement complaisant aux figures de femmes agréables.
Elle le trouva très gauche: il se leva, déplaça des paperasses pour lui offrir un siège, la pria de s'asseoir, lui demanda des nouvelles de sa santé: les travaux de l'hôpital ne la fatiguaient-ils pas? Il semblait désirer qu'elle lui répondît qu'elle en était excédée. Elle dit qu'elle en avait pris l'habitude, que cette vie active lui était devenue comme nécessaire et ajouta en souriant que, si jamais la guerre prenait fin, elle en serait toute décontenancée:
—Qu'est-ce que je ferai, monsieur le médecin-chef?
M. le médecin-chef avait l'air de plus en plus incommodé; à mesure qu'il voyait de près madame Vanves, il désirait davantage continuer à la voir. Il pensait lui aussi que si la guerre était jamais finie il serait privé de l'aimable vue de madame Vanves; mais il saisit cette idée fournie par elle pour lui faire part de ce qu'il avait à lui dire et qui ne semblait pas du tout facile.
—Je voudrais bien que la guerre fût finie, moi, dit-il; pour beaucoup de raisons, mais à cause d'une entre autres. C'est que je serais par là dispensé de la mission pénible que j'ai à accomplir aujourd'hui…
—De quelle mission donc, monsieur le médecin-chef?
—Eh bien, voilà. Chère madame Vanves, vous voyez devant vous l'homme le plus ennuyé de cette maison où vous savez mieux que personne que les souffrances sont nombreuses… Madame Vanves, je rends justice à votre charitable dévouement, à votre zèle, à votre assiduité et à l'habileté dont vous avez fait preuve depuis dix mois dans cette maison; mais…—hélas! il y a un mais!…—de nombreuses plaintes se sont élevées contre vous; je n'ai pas voulu d'abord les entendre, et puis j'ai été contraint de le faire: vous êtes bonne, madame; ne seriez-vous pas par hasard bonne à l'excès?… Vous êtes jeune aussi, et, j'ose le dire sans croire vous offenser, charmante: ne seriez-vous pas trop charmante!… Ah! c'est une question délicate! Votre bonté pour nos blessés a pu vous entraîner au delà des limites réglementaires.—Oh!… il ne s'agit que d'enfantillages, cela va sans dire; mais vous savez comme en cette ruche bourdonnante, tout est rapidement amplifié, dénaturé même.—Vos grâces naturelles, eh! mon Dieu! elles ont pu agir à votre insu!… Toujours est-il que je ne puis laisser passer, si minime qu'il soit, le léger scandale qui s'est produit—car il s'est produit, madame, et un blessé a été renvoyé ce matin à son dépôt pour s'être évadé hier de l'hôpital et s'être rendu chez vous… Il y a des témoins…
—Mais, monsieur le médecin-chef!…
—Je vous arrête, madame! Je ne dresse point contre vous un acte d'accusation auquel il soit permis de répondre; personnellement, je me porte garant de vos bonnes intentions et de votre innocence… Mais je me trouve en face… comment dirai-je? d'un état de surexcitation des esprits qui cause le désordre, et des faits patents me sont rapportés dont je ne retiens qu'un seul: évasion du blessé et sa présence constatée chez vous…
—C'est bien, dit madame Vanves en se levant: pour vous témoigner ma gratitude des ménagements que vous employez, monsieur le médecin-chef, je vous épargne d'ajouter que vous me mettez à la porte!…
—Mais, loin de moi, madame…
—Adieu, monsieur le médecin-chef.
Le pauvre médecin-chef était un homme muni des meilleures intentions, porté naturellement à la complaisance envers madame Vanves, ennemi des querelles, avant toute chose, ne voulant pas d'«affaire»; mais captif, comme beaucoup de ses pareils, de certaines femmes, bonnes infirmières ou non, qui, surtout aux premiers temps de la guerre, l'avaient aidé de leurs deniers à mettre debout sa formation sanitaire. Il cédait, comme les indécis ou les faibles, à la pression de la majorité. Il était fort penaud dans l'occasion présente, et il était, lui, chef de l'hôpital, beaucoup plus ennuyé que madame Vanves qu'il priait d'en sortir.
Elle le soulagea grandement en allant vite chercher ses vêtements au vestiaire et en repassant devant le planton pour réintégrer son domicile.
Le départ de madame Vanves fit une histoire dans l'hôpital, qui, à elle seule, mériterait d'être racontée.
Trois ou quatre semaines après, le vaguemestre remettait au bureau de l'hôpital une lettre, écrite au stylo, parvenue en franchise postale, à l'adresse de «Madame Vanves, infirmière». La lettre fut portée à la villa qu'habitait la jeune femme expulsée. Elle était ainsi conçue:
«Madame,
«Je vous écris cette petite lettre d'un boyau comme j'en ai tant vu depuis le temps que c'est la mode pour nous d'y vivre. Vous en avez tant entendu parler vous-même que ce n'est pas la peine que je m'escrime à vous décrire mon terrier. Je vous dirai seulement que mon épaule va beaucoup mieux et ne me gêne qu'à certains moments où les nécessités de la vie exigent de ma part un peu de gymnastique non suédoise, je vous prie de le croire. Mais ce n'est pas ça qui me chagrine, c'est de vous avoir quittée un peu brusquement. La vie est dure et on ne fait pas toujours ce qu'on voudrait par le temps qui court.
«Je vous dirai, madame, que plutôt que de moisir au dépôt, j'ai préféré retourner vous savez où. Ici on entend la musique, sapristi! et le temps passe car on n'est pas sans occupation. Nous avons pris trois tranchées aux Boches avant-hier et nous sommes installés dans le dernier confort moderne de ces messieurs auquel il n'y aurait rien à redire si ce n'étaient les poux que ces cocos-là cultivent comme le blé chez nous; on les bat comme le grain et plus on en aplatit et plus il y en a. Mais je vous fais faire la grimace et je vois bien que vous allez me maudire une fois de plus: le sacré Plauchut ne vous fichera donc jamais la paix? Si, madame, et quand vous recevrez cette lettre si jamais quelque bonne âme se trouve pour la prendre dans mon gilet et vous la mettre à la poste, ledit Plauchut ne sera plus en passe de vous faire de la peine.
«Madame Vanves, quelque chose me dit que je ne vais pas aller loin. Je ne m'en chagrine pas, n'ayez crainte. Si j'étais encore à l'hôpital, je ferais peut-être encore le lâche, histoire de vous voir plus longtemps, mais ici un peu de plus un peu de moins, c'est kif-kif. Aussi je ne me ménage pas: j'ai déjà eu quelques paroles de félicitations de mes supérieurs—ah! nous sommes loin de l'officier gestionnaire!—et on m'a même laissé entendre que je serais cité. Tout ça c'est bien peu de chose! Être cité, gagner ses galons sur les champs de bataille, ça ne m'avancera pas beaucoup à vos yeux et ça ne diminuera pas la distance infranchissable qu'il y a de vous à moi. Mais si j'étais tué, madame Vanves, si cette lettre, en vous parvenant—car c'est par là que vous l'apprendrez—vous apprenait que je suis mort au champ d'honneur, comme on dit, peut-être que cette nouvelle, quoique bien banale encore, car il y a tant de pauvres bougres qui se la brisent de cette façon-là tous les jours, peut-être tout de même que vous jugeriez moins indigne l'audace que j'ai de vous dire que je vous aimais… Pardon! je ne peux pas encore aujourd'hui, sous les marmites qui font un boucan infernal autour de moi, je ne peux pas m'empêcher de vous répéter ce mot qui vous a tant offensée.
«Vous me pardonnerez, vous ne me maudirez pas quand vous saurez que si je meurs bien, c'est pour m'approcher de vous que je le fais. Oh! j'entends d'ici, malgré le sale boucan—j'entends votre douce voix qui me dit:
«Mon petit, je ne suis pour rien là-dedans: c'est à son pays qu'on offre sa vie…» Pardi, je ne suis pas moins bon patriote qu'un autre; je sais bien qu'il faut se faire hacher plutôt que d'être jamais Boche, mais voyez-vous, madame Vanves, après dix à onze mois de tranchées, on a quelquefois besoin d'être aidé à se faire une raison; on a besoin de se cramponner à une figure vivante: à un grand chef ou bien, comme je l'ai lu dans les vieilles histoires, «à sa Dame». Quand on sait qu'une figure fameuse vous regarde, il n'y a pas à dire, on a plus de coeur à accomplir la petite formalité. Moi, qu'est-ce que vous voulez? je suis né galant: ça n'était pas mal vu autrefois, à ce qu'on assure, chez nos vieux grands-pères français; aujourd'hui, c'est différent: il faut se cacher pour aimer la beauté. Tant pis! Ça sera donc en cachette de vous que je ferai quelque chose de pas ordinaire, mais j'ai l'espoir que cette lettre, en vous étant remise, vous dira que si je ne pouvais rien être pour vous de mon vivant, j'aurai eu du moins une minute—la dernière, sans doute—où il n'était pas indigne de vous, le pauvre Plauchut…
«Excusez-moi, madame Vanves, le lieutenant commande d'avancer…»
LE PRINCE BEL-AVENIR ET LE CHIEN PARLANT
Il était une fois un Roi et une Reine, d'un âge avancé, et qui avaient donné le jour à beaucoup d'enfants, tous plus beaux les uns que les autres, vigoureux, de coeur bien placé, et habiles à l'art de la guerre, certains, même, fertiles en esprit. Eh bien! malgré des dons si brillants chez ceux qui formaient l'espoir du royaume, malgré la bonté et la sagesse du Roi, les sujets se plaignaient de n'être pas heureux.
Le bon Roi et la bonne Reine s'adressèrent aux Fées qui étaient encore d'un utile secours dans ce temps-là, et l'une d'elles, nommée Maligne, leur annonça qu'ils auraient encore un fils qui ferait le bonheur d'un chacun.
En effet, la Reine mit au monde un garçon qui fut nommé le Prince
Bel-Avenir, puisqu'il devait apporter à tous un sort meilleur.
Le Prince était évidemment un cadeau du Ciel, mais, à l'examiner de près, il paraissait plutôt vomi des gouffres de l'enfer, tant il était vilain et contrefait.
Il portait une bosse entre les deux épaules, et non pas même au milieu; son ventre était ballonné comme celui d'un crapaud qu'on retourne du pied, et l'on eût juré qu'il ne se tiendrait jamais qu'à croupetons, tant ses jambettes étaient inégales. Quant au visage, autant vaudrait n'en point parler, si l'on n'était obligé de déclarer qu'un de ses yeux semblait ne pas pouvoir se détacher de l'Orient quand l'autre était attiré, à la chute du jour, par le globe du soleil réfléchi dans l'étang.
Ni le Roi ni la Reine ne firent une très bonne figure à la Fée Maligne, qui avait prédit sa naissance, lorsqu'elle fut invitée, selon l'usage, au baptême du jeune Prince Bel-Avenir, et priée d'être sa marraine. Toutefois Maligne n'en prit point ombrage, et, posant un doigt sur le front de son filleul, elle déclara qu'elle lui faisait le plus beau des dons qu'aucun homme eût jamais reçu.
«Ce n'est pas dommage, grommela dans sa barbe le vieux Roi, et voilà un don qu'on ne dira pas superflu!»
Comme ce don ne consistait ni en or ni en pierres précieuses, et que nul ne le pouvait apercevoir ni palper, il n'y eut bientôt qu'une pensée par tout le royaume: à savoir que la Fée Maligne s'était une seconde fois moquée du vieux Roi et de la vieille Reine, et, si ce n'eût été la crainte, personne ne se fût privé de hausser les épaules et d'inscrire des brocards sur les monuments publics. A la vérité, tout le monde ne s'en priva pas.
* * * * *
Le Prince Bel-Avenir grandit, si l'on peut dire, en âge du moins, car pour le reste c'est à peine s'il gagnait quelques pouces de taille. Mais aussitôt qu'il eut appris l'usage de la parole, voilà qu'il se mit à amuser sa nourrice et les gens du Palais, et jusqu'aux petits enfants qu'on lui donnait pour compagnons de jeux, par l'ingéniosité qu'il avait à tirer parti de la moindre chose, fût-ce de rien. Non pas qu'il agençât des brindilles de bois pour construire des chariots, édifiât des moulins ou mît en branle des mécaniques tirées des découpages de boîtes à sardines où à gâteaux secs. Non, ces ressources puériles-là étaient connues bien avant lui. Mais vous lui donniez par exemple une allumette, il y voyait un obélisque de vingt mille pieds cubes et recouvert d'inscriptions qu'il déchiffrait à plaisir; d'une pantoufle, il faisait l'antre où Hercule habite; et un cent d'épingles piquées sur leur pelote suffisait pour qu'il vous fît croire qu'une ville était là avec ses tours, ses beffrois tintants et les innombrables cheminées où cuisaient des repas gigantesques. Il dédaignait les jouets magnifiques dont la Reine lui faisait présent, et, à plat ventre sur le sol, il soufflait dans la rainure du parquet en soulevant la poussière et, à entendre son commentaire, vous juriez assister à l'explosion d'une cargaison de pétrole dans les docks du pays ennemi. Le Prince était encore une sorte de marmot, qu'il avait la réputation de raconter des histoires auxquelles tout le monde, du petit au grand, se laissait prendre.
Ces histoires volaient de bouche en bouche. On les sut par coeur, et l'on y avait un goût très vif, parce qu'elles vous tiraient hors des spectacles que l'on voit tous les jours. Elles exaltaient les hauts faits de héros passés ou à venir, s'inspiraient de guerres horrifiques, ou bien, et c'est ce qui était le plus surprenant, narraient tout simplement des aventures bêtes comme chou, d'un berger et d'une bergère gardant côte à côte leurs moutons, et qui, s'étant souri un beau jour, s'épousaient et avaient beaucoup d'enfants… Il est, en effet, extraordinaire que les histoires les plus unies et les plus dépourvues d'incidents puissent avoir autant de prix que les machinations insensées.
Le Roi remarqua qu'il y avait beaucoup moins d'émeutes dans le pays, et que les Cahiers adressés annuellement par ses préfets étaient bien moins chargés de plaintes que par le passé. Bien entendu, il ne manquait pas d'attribuer ces résultats à sa bonne administration, qui tôt ou tard devait porter ses fruits. Lui-même se trouvait fort ragaillardi en sa vieillesse; il mangeait plus copieusement et dormait dur. Comme le dernier de ses sujets, il se délectait aux récits qui couraient le royaume, que l'on mettait çà et là en musique, transportait sur les tréteaux en les défigurant du tout au tout, et que de charmants jeunes gens venaient chantonner pendant les repas.
Mais, comme ce n'était pas alors la coutume de faire remonter l'honneur de ces distractions toutes nouvelles à celui qui les avait inventées, il va sans dire que le jeune Prince n'en retirait aucun avantage. Le Roi ne voyait en ces imaginations que jongleries, n'en savait nul gré à son fils dernier-né, et celui-ci même, lorsque lui revenait toute cette littérature populaire, ne se souvenait seulement pas qu'il en était l'auteur.
* * * * *
Il faut, chacun le sait, que les princes se marient. Lorsque l'âge fut venu pour Bel-Avenir de prendre femme, on lui donna une engageante escorte, afin de rehausser sa chétive mine par tous les pays où il voyagerait en quête d'une jeune princesse digne de son rang. Il en trouva plusieurs qu'il eût épousées volontiers, car il ne manquait pas, à première vue, de leur prêter cent qualités qui n'étaient pas les leurs, tant il créait facilement. Mais hélas! elles ne faisaient pas de même, et, quelles que fussent sa gentillesse et sa fine manière de dire, aussitôt qu'elles jetaient les yeux sur sa bosse, les unes ne pouvaient se retenir de pouffer et les autres de faire des grimaces ou contorsions fort désobligeantes pour le prétendant; finalement, toutes viraient sur le talon et s'en allaient mignardiser avec quelque bellâtre imbécile. Le pauvre Prince en souffrait fort, bien qu'il ne vît pas souvent les choses telles qu'elles sont, même les mauvaises, mais il les voyait pires quelquefois.
Cependant, une de ces nobles filles, la Princesse Alice, qui n'avait pu consentir à l'épouser, lui avait fait cadeau, en souvenir des spirituelles choses qu'il avait su lui dire et pour adoucir son refus, d'un petit chien, blanc comme la neige, et nommé Parlant à cause de la faculté qu'il avait de s'exprimer comme un homme.
Sur le chemin du retour, le Prince, qui ne rapportait que de gros chagrins et le petit toutou de la Princesse Alice, s'entretint du moins avec celui-ci. Et Parlant, qui avait plus de liberté qu'un courtisan, lui dit un jour:
—Prince, n'est-il pas étonnant que vous puissiez transformer le monde par votre génie et que vous ne songiez seulement pas à faire de vous un dandy propre à tourner toutes les têtes? Au surplus, vous avez fait le bonheur de tout le royaume, en inventant des fictions qui le détournent de lui-même: n'est-il pas juste que vous fassiez le vôtre, à présent, par quelque habile travestissement?
—Mon cher Parlant, dit le Prince, il est bien vrai que je n'ai jamais songé à faire de moi un homme différent de ce que je suis. Mais, quand j'aurais le pouvoir d'accomplir cette métamorphose, à quoi me serait-elle bonne? La femme qui m'aimerait à cause de ma tournure serait une sotte, et elle ne me plairait point…
—Voire… dit Parlant. En tout cas rien ne coûte d'essayer.
—Non, ma foi, dit le Prince. Aussi bien, comme vous l'avez remarqué sans doute, je n'ai aucun pouvoir merveilleux sur les choses; je n'agis que sur l'esprit: si j'ai été sans force sur les Princesses, c'est qu'elles n'en ont pas, mon ami!
—Que Dieu vous pardonne ce blasphème, dit Parlant. La Princesse Alice a autant d'esprit que faire se peut pour une femme, mais elle est femme et soumise, comme ses pareilles, au préjugé: que votre taille—dont la sinuosité n'est pas, certes, sans agrément, mais ne se trouve pas conforme à la monotone stature de la jeunesse—que votre taille, dis-je, soit tout à coup redressée, et le coeur de la Princesse Alice battra pour vous, j'en fais serment!
—Ah! ah! dit le Prince—qui n'était malgré tout qu'à demi satisfait que l'on fît allusion à son infirmité—vous ne m'entendez point, mon pauvre Parlant! Songez, je vous prie, que j'ai réussi, en répandant de beaux mensonges parmi les hommes, à faire que ceux qui ne voyaient que la triste réalité jurent aujourd'hui par des billevesées de mon cru, et plus fortes désormais sur leur état et sur leurs moeurs que les faits les mieux contrôlés; et j'irais, après un tel prodige, recourir au procédé grossier qui consiste à modifier la ligne d'une échine! Vous avez l'usage de la parole de l'homme, mon petit, mais permettez-moi de vous le dire, je reconnais en vous l'âme d'un chien!
—Bon, bon! dit Parlant, beaucoup moins susceptible qu'un homme, laissons cela. Qui vivra verra. En attendant, sachez, Prince, que l'usage de la parole de l'homme m'altère beaucoup: j'ai la langue sèche comme la semelle d'une pantoufle, et je vous prie de ne pas trouver mauvais que j'aille jusqu'à la fontaine que voilà…
On était en un endroit boisé, et, auprès d'un rocher, sourdait une claire fontaine au bruit cristallin, qui se répandait en un mince ruisseau garni d'une cressonnière appétissante. Le Prince et toute sa suite, comme le toutou, furent très contents de pouvoir se reposer là, boire dans le creux de la main, manger le cresson glacé, à la saveur amère, et improviser plus loin un abreuvoir pour les montures.
—Écoutez! dit tout bas Parlant à l'oreille du Prince, n'est-il pas vrai que nous nous sommes tous très bien trouvés de cette halte à la fontaine et que nous voici amplement refaits pour une nouvelle étape?
—Cela n'a rien d'extraordinaire, dit le Prince, qui demeurait d'humeur chagrine. Les sources ne sont pas rares en ces régions, et chacune d'elles nous eût offert le même réconfort…
—Sans doute, sans doute! dit Parlant; mais j'ai mon idée, tout chien que je suis. Que vous coûterait-il, Prince, de composer un poème de quelques strophes sur cette fontaine pareille aux autres, où vous la loueriez, par exemple, d'avoir fait de voyageurs égarés et accablés, une troupe vaillante et capable de retrouver son chemin?
—Cela n'est pas compromettant, en effet, dit le Prince.
Et il se mit aussitôt à composer plusieurs stances, comme il s'en est fait beaucoup depuis, en l'honneur des fontaines. Parlant les répéta aussitôt, et toute la suite de les psalmodier en cheminant, et les paroles harmonieuses en demeuraient dans les chaumières et dans les villages.
Mais Parlant, dont l'audace était celle d'un petit chien favori, ne se gêna bientôt plus pour transposer à sa guise le sens des paroles rythmées par son maître, et l'on n'avait pas fait trois lieues dans la forêt, qu'il était avéré, parmi toute la suite et pour les bûcherons et villageois dont on faisait la rencontre, que la fontaine où le Prince Bel-Avenir s'était assis, avait la vertu de rendre la jeunesse aux vieillards, la beauté aux disgraciés et la taille droite et élancée aux bossus.
Le paradoxe était cruel et eût certainement été taxé de mauvais goût s'il fût provenu de toute autre part que de celle d'un chien auquel on passait ses fantaisies, et le refrain était plaisant à entendre pour ceux qui voyaient à la tête de la compagnie revenant de ladite fontaine merveilleuse l'infortuné Prince, fort laid et gibbeux. Mais la brillante jeunesse qui l'accompagnait avait grand besoin de divertissement, et lui-même, quoiqu'il s'en défendît, était d'une indulgence débonnaire pour tout ce qui venait de Parlant, comme en général pour tout ce qui lui rappelait la Princesse Alice…
Le fait est que, de retour au palais du Roi et de la Reine, le Prince Bel-Avenir eût probablement succombé à la mélancolie, si ce n'eût été que Parlant l'obligeait de temps en temps à sourire par ses réflexions intempestives, par mille facéties, et par les souvenirs qu'il évoquait du pays d'Alice.
Ce diable de Parlant, cela va sans dire, n'avait pas été sans produire un grand effet sur les petites chiennes des dames de la Cour; il avait promptement pris ménage et fondé une aimable famille. Comme la mère de cette marmaille était mouchetée de noir et de blanc, la moitié environ de la portée, inclinée du côté maternel, était maculée comme un essuie-plume et aboyait à qui mieux mieux; le reste, tenant du père, avait la candeur de la neige, et parlait.
Aussitôt que le fils aîné de Parlant, qui était blanc et disert autant que lui, avait été en âge de comprendre les choses un peu subtiles, son papa l'avait envoyé, avec des instructions secrètes, à la cour de la chère Princesse Alice. Celle-ci n'ayant plus voulu s'en défaire, tant elle le trouvait agréable, le fils de Parlant, pour correspondre avec son père,—car si ces chiens parlaient, ils n'écrivaient pas,—s'était hâté de fonder là-bas à son tour une famille, et lui avait renvoyé son fils aîné, également blanc et parlant, et muni aussi d'instructions secrètes.
Tout cela n'avait pas demandé un temps démesurément long, mais suffisant pour que la tristesse du Prince contrefait s'accrût du dépit de ne point trouver femme et du regret tout particulier d'avoir été éconduit par une Princesse gracieuse au possible, à qui il devait son ami Parlant et toute la famille de Parlant.
—C'est une sotte! répétait-il, lorsque son chien l'entretenait de la
Princesse Alice.
—Voire… disait finement Parlant, en frétillant de la queue.
—Une petite cruche, vous dis-je!
—Voire… voire…, répétait le mystérieux Parlant.
* * * * *
Pour s'occuper, le Prince improvisait des récits et des chants d'une couleur assombrie et d'un ton larmoyant. Et, chose curieuse, ces fictions, même désolées, produisaient dans le peuple un contentement non moindre que celui qu'avaient semé les vigoureux chants épiques d'autrefois. Chose plus étrange encore, le Prince ne trouvait quelque apaisement qu'à s'entendre répéter, sur un mode lamentable, les plus désespérés d'entre eux. Et, pour ces chants-là, tout de même que pour les précédents, il les écoutait comme s'il les eût ignorés complètement, et il les commentait de la même façon que s'ils n'eussent pas été de lui.
Parlant, qui avait remarqué de longtemps ce phénomène, et était devenu un chien très avisé, disait:
«Le pêcher ne reconnaît pas ses fruits: ils tombent au pied du tronc, y pourrissent, et servent d'aliment à la racine pour la pousse du printemps nouveau…»
Mais le Prince lui-même commençait à le traiter de vieux chien un peu raseur.
Cependant Parlant dit un jour:
—Prince, il n'est bruit dans tout le royaume que d'une fontaine qui rend la jeunesse aux vieillards, la beauté aux disgraciés, et une taille droite et élancée aux bossus!
—Allons donc! fit le Prince.
—Prince, il n'est pas un des sujets de votre auguste père qui ne tienne le fait pour certain.
—Il n'est donc pas un des sujets de mon père qui soit, à l'heure qu'il est, vieux, décrépit et mal tourné?
—Prince, c'est que tous n'ont pas le moyen d'aller à la fontaine!
—Ah! Et comment pas un d'eux ne m'a-t-il informé des vertus de cette eau?
—Prince, les petits sont timides parfois devant les grands; ajoutez qu'ils vous aiment, vous trouvent parfaitement à leur goût et ne croient pas que l'aventure ait intérêt pour vous…
—Et toi, tu ne m'aimes donc pas? Tu ne me trouves pas à ta convenance?
—Moi, si fait! Prince, mais…
—Mais… mais… Je ne me soucie de l'opinion de personne, sache-le bien!
—Voire… dit Parlant, en balayant le sol de la queue, comme une coquette, d'un tour de reins, fait virevolter la traîne de sa robe.
—Oh! je ne veux pas te contrarier, dit le Prince. Je crois discerner, à tes façons, que tu as envie de faire un voyage… Parbleu! c'est cela… Tu veux aller boire de l'eau fraîche à cette fontaine dont on ne cesse de te vanter le goût: tu deviens si friand des bonnes choses! Allons, partons! Mais c'est bien pour te plaire… Connais-tu le chemin, au moins?
* * * * *
Parlant connaissait admirablement le chemin. Il conduisit son maître à la fontaine sans l'égarer une seule fois. Et le trajet parut court, parce que Parlant avait mis l'entretien sur le sujet de la Princesse Alice. Il en avait tellement exalté les vertus à tous que la cour du Prince Bel-Avenir la tenait pour la merveille des Princesses. Il n'y avait que le Prince Bel-Avenir qui pût dire d'elle de temps en temps: «C'est une sotte! C'est une petite cruche!»
N'empêche qu'il demeurait songeur, tout en niant les vertus de la Princesse Alice comme celles de la fontaine où il allait, et il n'était pas fâché que l'entretien fût remis sur la Princesse Alice; et il ne manquait pas non plus d'être fort ému en approchant de la fontaine.
On arriva enfin à cette fontaine qui rendait jeunesse aux vieillards, beauté aux disgraciés et taille droite et élancée aux bossus. Tout le monde, le long du chemin, avait confirmé le bruit. Le Prince, qui n'avait pas la berlue, avait parfaitement reconnu le chemin par lui parcouru peu de temps auparavant, et il reconnut non moins exactement la fontaine sortant en mince filet du rocher et se répandant en un ruisseau tout hérissé des houppes frisées de la cressonnière.
Il but de l'eau, cependant que son coeur battait violemment. Et, tout aussitôt, il se sentit grandir de trois pieds et droit comme le fût d'un sapin. Il se pencha sur le miroir que l'eau formait dans une vasque naturelle et se jugea parfaitement beau de visage.
—C'est fait! dit simplement Parlant.
—Mais, comment se fait-il, lui demanda le Prince à l'oreille, que tous ces gens qui m'environnent ne poussent pas la plus petite exclamation?
—C'est par la même raison, dit Parlant, qu'ils se sont abstenus de rien dire avant que la chose ne fût accomplie…
Mais, pendant que le Prince, devenu soudain beau et bien fait, se tenait le menton en réfléchissant, voilà que, de derrière le rocher, sortit un petit chien, tout semblable à Parlant, et qui précédait de quelques sauts une dame en tous points belle et ornée, et qui n'était autre que la gracieuse Princesse Alice.
Parlant, le père, et Parlant, le fils, échangèrent quelques propos à voix basse. C'étaient eux, les coquins de chiens, qui avaient organisé ce rendez-vous.
Le Prince salua fort courtoisement la Princesse. Et dès que celle-ci vit Bel-Avenir si beau, si admirablement pris en toute sa tournure, elle lui dit des paroles de bienvenue qu'il jugea d'une délicatesse et d'un choix exquis. Ils causèrent, pendant que Parlant, le père, et Parlant, le fils, qui avaient amené chacun une partie de sa famille, se présentaient, s'embrassaient abondamment et avec effusion et faisaient grand vacarme ainsi que les suites du Prince et de la Princesse.
La Princesse trouvait le Prince le plus bel homme qu'elle eût jamais vu.
—Eh bien! dit Parlant, s'adressant à son maître, comment la trouvez-vous?
—Elle est la femme la plus intelligente qui soit au monde!
—Il faut la demander en mariage.
—C'est une chose convenue déjà, dit le Prince, et nous venons de prendre date.
Parlant se hâta d'annoncer cette bonne nouvelle à son fils. Tous deux frétillèrent de la queue. Quant à leurs visages de chiens, on ne savait pas bien s'ils souriaient ou s'ils étaient sérieux; car ils reflétaient les choses à leur manière.
Quelqu'un entendit que Parlant, le père, avait dit:
«Les hommes, mon fils, sont de fort curieuses bêtes: il leur sort du cerveau d'étranges filets à prendre les papillons, et ils ne sont complètement heureux que lorsqu'ils s'y sont laissé prendre eux-mêmes…»
Et maintenant il y aurait à décrire les noces splendides de Bel-Avenir et d'Alice, auxquelles fut invitée, comme de juste, la Fée Maligne, et qui eurent ceci de remarquable, entre toutes les noces, que l'on y admit une tribu de petits chiens. Et ceux-ci n'y furent certes inférieurs à personne dans l'art de manger, de bavarder et de dauber le prochain.