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Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 1

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VIII

—Bataille.—

Ils étaient vingt pour le moins: le page n'avait point menti. Il y avait là, non-seulement des contrebandiers du Mialhat, mais une demi-douzaine de bandouliers, récoltés dans la vallée.

C'était pour cela que l'attaque venait si tard.

M. de Peyrolles avait rencontré les estafiers en embuscade. A la vue de Saldagne, il s'était grandement étonné.

—Pourquoi n'es-tu pas à ton poste? lui demanda-t-il.

—A quel poste?

—Ne t'ai-je pas parlé tout à l'heure dans le fossé?

—A moi?

—Ne t'ai-je pas promis cinquante pistoles?

On s'expliqua.

Quand Peyrolles sut qu'il avait fait un pas de clerc, quand il connut le nom de l'homme à qui il s'était livré, il fut pris d'une grande frayeur.

Les braves eurent beau lui dire que Lagardère était là pour attaquer lui-même, et qu'entre Nevers et lui, c'était guerre à mort, Peyrolles ne fut point rassuré. Il comprit d'instinct l'effet qu'avait dû produire sur une âme loyale et toute jeune la soudaine découverte d'une trahison.

A cette heure, Lagardère devait être un allié du duc.

A cette heure, Aurore de Caylus devait être prévenue.

Car ce que Peyrolles ne devina point, ce fut la conduite du Parisien. Peyrolles ne put concevoir cette témérité de se charger d'un enfant à l'heure du combat.

Staupitz, Pinto, le Matador et Saldagne furent dépêchés en recruteurs. Peyrolles, lui, se chargea d'avertir son maître et de surveiller Aurore de Caylus.

En ce temps, surtout vers les frontières, on trouvait toujours suffisante quantité de rapières à vendre. Nos quatre prévôts revinrent bien accompagnés.

Mais qui pourrait dire l'embarras profond, les peines de conscience, les douleurs en un mot de maître Cocardasse junior et de son alter ego frère Passepoil!

C'étaient deux coquins, nous accordons cela volontiers; ils tuaient pour un prix; leur rapière ne valait pas mieux qu'un stylet de bravo ou qu'un couteau de bandit; mais les pauvres diables n'y mettaient point de malice.

Ils gagnaient leur vie à cela. C'était la faute du temps et des mœurs, bien plus encore que leur faute à eux.

En ce siècle si grand qu'illuminait tant de gloire, il n'y avait guère de brillant qu'une certaine couche superficielle, au-dessous de laquelle était le chaos.

Encore cette couche du dessus avait-elle bien des taches parmi ses paillettes et sur son brocart!

La guerre avait tout démoralisé, depuis le haut jusqu'au bas.

La guerre était mercenaire au premier chef. On peut bien le dire, pour la plupart des généraux comme pour les derniers soldats, l'épée était purement un outil.

Et la vaillance un gagne-pain.

Cocardasse et Passepoil aimaient leur petit Parisien, qui les dépassait de la tête. Quand l'affection naît dans ces cœurs pervertis, elle est tenace et forte.

Cocardasse et Passepoil, d'ailleurs, et à part cette affection dont nous savons l'origine, n'étaient nullement incapables de bien faire. Il y avait de bons germes en eux, et l'affaire du petit orphelin de l'hôtel ruiné de Lagardère n'était pas la seule bonne action qu'ils eussent faite en leur vie au hasard et par mégarde.

Mais leur tendresse pour Henri était leur meilleur sentiment, et, quoiqu'il s'y mêlât bien quelque peu d'égoïsme, puisqu'ils se miraient tous deux dans leur glorieux élève, on peut dire que leur amitié n'avait point l'intérêt pour mobile. Cocardasse et Passepoil auraient volontiers exposé leur vie pour l'amour de Lagardère.

Et voilà que, ce soir, la fatalité les mettait en face de lui! Pas moyen de se dédire! Leurs lames étaient à Peyrolles, qui les avait payées. Fuir ou s'abstenir, c'était manquer hautement au point d'honneur, rigoureusement respecté par leurs pareils.

Ils avaient été une heure entière sans s'adresser la parole. Durant toute cette soirée, Cocardasse ne jura pas une seule fois «capédébiou!»

Ils poussaient tous deux de gros soupirs, à l'unisson. De temps en temps, ils se regardaient d'un air piteux. Ce fut tout.

Quand on se mit en branle pour l'assaut, ils se serrèrent la main tristement.

Passepoil dit:

—Que veux-tu! nous ferons de notre mieux.

Et Cocardasse soupira:

—Ça ne se peut pas, frère Passepoil, ça ne se peut pas. Fais comme moi.

Il prit dans la poche de ses chausses le bouton d'acier qui lui servait en salle, et l'adapta au bout de son épée. Passepoil l'imita.

Tous deux respirèrent alors: ils avaient le cœur plus libre.

Les estafiers et leurs nouveaux alliés s'étaient divisés en trois troupes. La première avait tourné les douves pour arriver du côté de l'ouest; la seconde gardait sa position au delà du pont; la troisième, composée principalement de bandouliers et de contrebandiers conduits par Saldagne, devait attaquer de face, en arrivant par le petit escalier.

Lagardère et Nevers les voyaient distinctement depuis quelques secondes. Ils auraient pu compter ceux qui se glissaient le long de l'escalier.

—Attention! avait dit Lagardère; dos à dos... toujours l'appui au rempart... L'enfant n'a rien à craindre, il est protégé par le poteau du pont... Jouez serré, monsieur le duc! Je vous préviens qu'ils sont capables de vous enseigner à vous-même votre propre botte, si, par cas, vous l'avez oubliée... C'est encore moi, s'interrompit-il avec dépit, c'est encore moi qui ai fait cette sottise-là! mais tenez-vous ferme. Quant à moi, j'ai la peau trop dure pour ces épées de malotrus.

Sans les précautions qu'ils avaient prises à la hâte, ce premier choc des estafiers eût été terrible. Ils s'élancèrent, en effet, tous à la fois et tête baissée en criant:

—A Nevers! à Nevers!

Et, par-dessus ce cri général, on entendait les deux voix amies du Gascon et du Normand, qui éprouvaient une certaine consolation à constater ainsi qu'ils ne s'adressaient point à leur ancien élève.

Les estafiers n'avaient aucune idée des obstacles accumulés sur leur passage. Ces remparts qui ont pu sembler au lecteur une pauvre et puérile ressource, firent d'abord merveille.

Tous ces hommes à lourds accoutrements et à longues rapières vinrent donner dans les poutres et s'embarrasser parmi le foin. Bien peu arrivèrent jusqu'à nos deux champions, et ceux-là en portèrent la marque.

Il y eut du bruit, de la confusion; en somme, un seul bandoulier resta par terre.

Mais la retraite ne ressembla pas à l'attaque.

Dès que le gros des assassins commença à plier, Nevers et son ami prirent à leur tour l'offensive.

—J'y suis! j'y suis! crièrent-ils en même temps.

Et tous deux s'élancèrent en avant.

Le Parisien perça du premier coup un bandoulier d'outre en outre; ramenant l'épée et coupant à revers, il trancha le bras d'un contrebandier; puis, ne pouvant arrêter son élan, et arrivant sur le troisième de trop court, il lui écrasa le crâne d'un coup de pommeau.

Ce troisième était l'Allemand Staupitz, qui tomba lourdement à la renverse.

—J'y suis! j'y suis!

Nevers taillait aussi de son mieux. Outre un partisan qu'il avait jeté sous les roues de la charrette, le Matador et Joël étaient grièvement blessés de sa main.

Mais, comme il allait achever ce dernier, il vit deux ombres qui se glissaient le long du mur dans la direction du pont.

—A moi, chevalier! cria-t-il en retournant précipitamment sur ses pas.

Lagardère ne prit que le temps d'allonger un vertueux fendant à Pinto, qui, tout le restant de sa vie, ne put montrer qu'une seule oreille.

—Vive Dieu! dit-il en rejoignant Nevers, j'avais presque oublié l'ange blond, mes amours!

Les deux ombres avaient pris le large.

Un silence profond régnait dans les douves. Il y avait un quart d'heure de passé.

—Reprenez haleine vivement, monsieur le duc, dit Lagardère: les drôles ne nous laisseront pas longtemps en repos... Êtes-vous blessé?

—Une égratignure.

—Où cela?

—Au front.

Le Parisien ferma les poings et ne parla plus. C'étaient les suites de sa leçon d'escrime.

Deux ou trois minutes se passèrent ainsi, puis l'assaut recommença, mais, cette fois, sérieusement et avec ensemble.

Les assaillants arrivaient sur deux lignes et prenaient soin d'écarter les obstacles avant de passer outre.

—C'est l'heure de battre fort et ferme! dit Lagardère à demi voix; surtout, ne vous occupez que de vous, monsieur le duc... Je couvre l'enfant.

C'était un cercle silencieux et sombre, qui allait se rétrécissant autour d'eux.

—A Nevers! dit une voix.

Dix lames s'allongèrent.

—J'y suis! fit le Parisien, qui bondit en avant encore une fois.

Le Tueur poussa un cri et tomba sur le corps de deux bandouliers foudroyés.

Les estafiers reculèrent, mais de quelques semelles seulement.

Ceux qui venaient les derniers criaient toujours:

—A Nevers! à Nevers!

Et Nevers répondait, car il s'échauffait au jeu:

—J'y suis, mes compagnons. Voici de mes nouvelles... Encore!... encore!

Et, chaque fois, sa lame sortait humide et rouge.

Ah! c'étaient deux fiers lutteurs!

—A toi, seigneur Saldagne! criait le Parisien; c'est le coup que je t'enseignai à Ségorbe! A toi, Faënza!... Mais approchez donc; il faudrait, pour vous atteindre, des hallebardes de cathédrale!

Et il piquait! et il fauchait! Il ne se trouvait déjà plus un seul des bandouliers qu'on avait mis en avant.

Derrière les contrevents de la fenêtre basse, il y avait quelqu'un. Ce n'était plus Aurore de Caylus.

Il y avait deux hommes qui écoutaient, le frisson dans les veines et la sueur glacée au front.

C'étaient M. de Peyrolles et son maître.

—Les misérables! dit le maître, ils ne sont pas assez de dix contre un!... Faudra-t-il que je me mette de la partie?

—Prenez garde, monseigneur!

—Le danger est qu'il en reste un de vivant! dit le maître.

Au dehors:

—J'y suis! j'y suis!

En vérité, le cercle s'élargissait; les coquins pliaient. Et il ne restait plus que quelques minutes pour parfaire la demi-heure.

Lagardère n'avait pas une écorchure. Nevers n'avait que sa piqûre au front.

Et tous deux auraient pu ferrailler encore pendant une heure du même train.

Aussi la fièvre du triomphe commençait à les emporter. Sans le savoir, et surtout sans le vouloir, ils s'éloignaient parfois de leur poste pour aborder le front des spadassins. Le cercle de cadavres et de blessés qui était autour d'eux ne prouvait-il pas assez clairement leur supériorité? Cette vue les exaltait. La prudence s'enfuit quand l'ivresse va naître. C'était l'heure du véritable danger.

Ils ne voyaient point que tous ces cadavres et ces gens hors de combat étaient des auxiliaires mis en avant pour les lasser. Les maîtres d'armes restaient debout, sauf un seul, Staupitz, qui n'était qu'évanoui.

Les maîtres d'armes se tenaient à distance; ils attendaient leur belle. Ils s'étaient dit:

—Séparons-les seulement, et, s'ils sont de chair et d'os, nous les aurons.

Toute leur manœuvre, depuis quelques instants, tendait à attirer en avant un des deux champions, tandis qu'on maintiendrait l'autre acculé à la muraille.

Joël de Jugan, blessé deux fois, Faënza, Cocardasse et Passepoil furent chargés de Lagardère; les trois Espagnols allèrent contre Nevers.

La première bande devait lâcher pied à un moment donné; l'autre, au contraire, devait tenir quand même. Elles s'étaient partagé le restant des auxiliaires.

Dès le premier choc, Cocardasse et Passepoil se mirent en arrière. Joël et l'Italien, sujet de notre saint-père, reçurent chacun un horion bien appliqué. En même temps, Lagardère, se retournant, balafra le visage du Tueur, qui serrait de trop près M. de Nevers.

Un cri de sauve qui peut se fit entendre.

—En avant! dit le Parisien bouillant.

—En avant! répéta le jeune duc.

Et tous deux:

—J'y suis! j'y suis!

Tout plia devant Lagardère, qui, en un clin d'œil, fut à l'autre bout du fossé.

Mais le duc trouva devant lui un mur de fer. Tout au plus son élan gagna-t-il quelques pas.

Il n'était pas homme à crier au secours. Il tenait bon, et Dieu sait que les trois Espagnols avaient de la besogne! Pinto et Saldagne étaient déjà blessés tous les deux.

A ce moment, la grille de fer qui fermait la fenêtre basse tourna sur ses gonds.

Nevers était à trois toises environ de la fenêtre.

Les contrevents s'ouvrirent. Il n'entendit pas, environné qu'il était de mouvement et de bruit.

Deux hommes descendirent l'un après l'autre dans la douve. Nevers ne les vit point.

Ils avaient tous deux à la main leurs épées nues. Le plus grand avait un masque sur le visage.

—Victoire! cria le Parisien, qui avait fait place nette autour de lui.

Nevers lui répondit par un cri d'agonie.

Un des deux hommes descendus par la fenêtre basse, le plus grand, celui qui avait un masque sur le visage, venait de lui passer son épée au travers du corps par derrière.

Nevers tomba.—Le coup avait été porté, comme on disait alors, à l'italienne, c'est-à-dire savamment, et comme on fait une opération de chirurgie.

Les lâches estocades qui vinrent après étaient inutiles.

En tombant, Nevers put se retourner. Son regard mourant se fixa sur l'homme au masque.

Une expression d'amère douleur décomposa ses traits.

La lune, à son dernier quartier, se levait tardivement derrière les tourelles du château.

On ne la voyait point encore, mais sa lumière diffuse éclairait vaguement les ténèbres.

—Toi! c'est toi! murmura Nevers expirant; toi, Gonzague! toi, mon ami, pour qui j'aurais donné cent fois ma vie!

—Je ne la prends qu'une fois, répondit froidement l'homme au masque.

La tête du jeune duc se renversa livide.

—Il est mort, dit Gonzague; à l'autre.

Il n'était pas besoin d'aller à l'autre, l'autre venait.

Quand Lagardère entendit le râle du jeune duc, ce ne fut pas un cri qui sortit de sa poitrine, ce fut un rugissement. Les maîtres d'armes s'étaient reformés derrière lui. Arrêtez donc un lion qui bondit! Deux estafiers roulèrent sur l'herbe; il passa.

Comme il arrivait, Nevers se souleva, et, d'une voix éteinte:

—Frère, souviens-toi et venge-moi!

—Sur Dieu, je le jure! s'écria le Parisien; tous ceux qui sont là mourront de ma main!

L'enfant rendit une plainte sous le pont, comme s'il se fut éveillé au dernier râle de son père.

Ce faible bruit passa inaperçu.

—Sus! sus! cria l'homme masqué.

—Il n'y a que toi que je ne connaisse pas, dit Lagardère en se redressant, seul désormais contre tous. J'ai fait un serment... il faut pourtant que je puisse te retrouver quand l'heure sera venue.

—Sus! répéta le maître.

Entre lui et le Parisien se massaient cinq prévôts d'armes et M. de Peyrolles.

Ce ne furent pas les estafiers qui chargèrent.

Le Parisien saisit une botte de foin, dont il se fit un bouclier, et troua comme un boulet le gros des spadassins. Son élan le porta au centre, il ne restait plus que Saldagne et Peyrolles au-devant de l'homme masqué, qui se mit en garde.

L'épée de Lagardère, coupant entre Peyrolles et Gonzague, fit à la main du maître une large entaille.

—Tu es marqué! s'écria-t-il en faisant retraite.

Il avait entendu, lui seul, le premier cri de l'enfant éveillé.

En trois bonds, il fut sous le pont. La lune passait par-dessus les tourelles. Tous virent qu'il prenait à terre un fardeau.

—Sus! sus! râla le maître suffoqué par la rage. C'est la fille de Nevers! la fille de Nevers à tout prix!

Lagardère avait déjà l'enfant dans ses bras.

Les estafiers semblaient des chiens battus. Ils n'allaient plus de bon cœur à la besogne.

Cocardasse, augmentant à dessein leur découragement, grommelait:

—Lou couquin va nous achever ici!

Pour gagner le petit escalier, Lagardère n'eût qu'à brandir sa lame, qui flamboyait maintenant aux rayons de la lune, et à dire:

—Place, mes drôles!

Tous s'écartèrent d'instinct.

Il monta les marches de l'escalier.

Dans la campagne, on entendait le galop d'une troupe de cavaliers.

Lagardère, au haut des degrés, montrant son beau visage en pleine lumière, leva l'enfant, qui, à sa vue, s'était prise à sourire.

—Oui, s'écria-t-il, voici la fille de Nevers!... Viens donc la chercher derrière mon épée, assassin! toi qui as commandé le meurtre, toi qui l'as achevé lâchement par derrière!... Qui que tu sois, ta main gardera ma marque. Je te reconnaîtrai. Et, quand il sera temps, si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi!


L'HÔTEL DE NEVERS.

I

—La maison d'or.—

Louis XIV était mort depuis deux ans, après avoir vu s'éteindre deux générations d'héritiers, le Dauphin et le duc de Bourgogne. Le trône échut à son arrière-petit-fils, Louis XV, enfant.

Le grand roi s'en était allé tout entier. Ce qui ne manque à personne après la mort lui avait manqué. Moins heureux que le dernier de ses sujets, il n'avait pu donner force à sa volonté suprême.

Il est vrai que la prétention pouvait sembler exorbitante: disposer par acte olographe de vingt ou trente millions de sujets!

Mais combien Louis XIV vivant aurait pu oser davantage!

Le testament de Louis XIV mort n'était, à ce qu'il paraît, qu'un chiffon sans valeur. On le déchira bel et bien. Personne ne s'en émut, sinon ses fils légitimes.

Pendant le règne de son oncle, Philippe d'Orléans avait joué au bouffon, comme Brutus. Ce n'était pas dans le même but. A peine eut-on crié à la porte de la chambre funèbre: «Le roi est mort: vive le roi!» Philippe d'Orléans jeta le masque.

Le conseil de régence institué par Louis XIV roula dans les limbes. Il y eut un régent, qui fut d'Orléans lui-même.

Les princes jetèrent les hauts cris, le duc du Maine s'agita, la duchesse sa femme clabauda; la nation, qui ne s'intéressait guère à tous ces bâtards savonnés, demeura en paix. Sauf la conspiration de Cellamare, que Philippe d'Orléans étouffa en grand politique, la régence fut une époque tranquille.

Ce fut une étrange époque. Je ne sais si on peut dire qu'elle ait été calomniée. Quelques écrivains protestent çà et là contre le mépris où généralement on la tient; mais la majorité des porte-plumes cria haro! avec un ensemble étourdissant. Histoire et mémoires, sont d'accord. En aucun autre temps, l'homme, fait d'un peu de boue, ne se souvint mieux de son origine.

L'orgie régna, l'or fut Dieu.

En lisant les folles débauches de la spéculation, acharnée aux petits papiers de Law, on croit en vérité assister aux goguettes financières de notre âge. Seulement, le Mississipi était l'appât unique. La civilisation n'avait pas dit son dernier mot. Ce fut l'art enfant, mais un enfant sublime!

Nous sommes au mois de septembre de l'année 1717. Dix-neuf ans se sont écoulés depuis les événements que nous avons racontés aux premières pages de ce récit.

Cet inventeur qui créa la banque de la Louisiane, le fils de l'orfévre Jean Law de Lauriston, était alors dans tout l'éclat de son succès et de sa puissance. La création de ses billets d'État, sa banque générale, et enfin sa Compagnie d'Occident, bientôt transformée en Compagnie des Indes, faisaient de lui le véritable ministre des finances du royaume, bien que M. d'Argenson eût le portefeuille.

Le régent, dont la belle intelligence était profondément gâtée par l'éducation d'abord, ensuite par les excès de tout genre, le régent se laissa prendre, dit-on, de bonne foi, aux splendides mirages de ce poëme financier.

Law prétendait se passer d'or et changer tout en or.

Par le fait, un moment arriva où chaque spéculateur, petit Midas, put manquer de pain avec des millions en papier dans ses coffres.

Mais notre histoire ne va pas jusqu'à la culbute de l'audacieux Écossais, qui, du reste, n'est point un de nos personnages.

Nous ne verrons que les débuts éblouissants de sa mécanique.

Au mois de septembre 1717, les actions nouvelles de la Compagnie des Indes, qu'on appelait des filles, par opposition aux mères qui étaient les anciennes, se vendaient à cinq cents pour cent de prime.

Les petites filles, créées quelques jours plus tard, devaient avoir une vogue pareille.

Nos aïeux achetaient pour cinq mille livres tournois, en beaux écus sonnants, une bande de papier gris sur lequel était gravée promesse de payer mille livres à vue.

Au bout de trois ans, ces orgueilleux chiffons valurent quinze sous le cent. On en faisait des papillottes, et telle petite-maîtresse frisée à la bichon pouvait avoir cinq ou six cent mille livres sous sa cornette de nuit.

Philippe d'Orléans avait pour Law les complaisances les plus exagérées. Les mémoires du temps affirment que ces complaisances n'étaient point gratuites.

A chaque création nouvelle, Law faisait la part du feu, c'est-à-dire de la cour. Les grands seigneurs se disputaient cette curée avec une repoussante avidité.

L'abbé Dubois, car il ne fut archevêque de Cambrai qu'en 1720, cardinal et académicien qu'en 1722, l'abbé Guillaume Dubois venait d'être nommé ambassadeur d'Angleterre. Il aimait les actions, qu'elles fussent mères, filles ou petites-filles, d'une affection sincère et imperturbable.

Nous n'avons rien à dire des mœurs du temps, qui ont été peintes à satiété. La cour et la ville prenaient follement leur revanche du rigorisme apparent des dernières années de Louis XIV.

Paris était un grand cabaret avec tripot et le reste.

Si une grande nation pouvait être déshonorée, la régence serait comme une tache indélébile à l'honneur de la France.

Mais sous combien de gloires magnifiques le siècle à venir devait cacher cette imperceptible souillure!

C'était une matinée d'automne, sombre et froide. Des ouvriers charpentiers, menuisiers et maçons montaient par groupes la rue Saint-Denis, portant leurs outils sur l'épaule. Ils arrivaient du quartier Saint-Jacques, où se trouvaient, pour la plupart, les logis des manœuvres, et tournaient tous ou presque tous le coin de la petite rue Saint-Magloire.

Vers le milieu de cette rue, presque en face de l'église du même nom, qui existait encore au centre de son cimetière paroissial, un portail de noble apparence s'ouvrait, flanqué de deux murs à créneaux aboutissant à des pignons chargés de sculptures.

Les ouvriers passaient la porte cochère et entraient dans une grande cour pavée qu'entouraient de trois côtés de nobles et riches constructions.

C'était l'ancien hôtel de Lorraine, habité sous la Ligue par M. le duc de Mercœur. Depuis Louis XIII, il portait le nom d'hôtel de Nevers. On l'appelait maintenant l'hôtel de Gonzague.

Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, l'habitait.

C'était sans contredit, après le régent et Law, l'homme le plus riche et le plus important de France. Il jouissait des biens de Nevers à deux titres différents: d'abord comme parent et présomptif héritier, ensuite comme mari de la veuve du dernier duc, mademoiselle Aurore de Caylus.

Ce mariage lui donnait, en outre, l'immense fortune de Caylus-Verrous, qui s'en était allé dans l'autre monde rejoindre ses deux femmes.

Si le lecteur s'étonne de ce mariage, nous lui rappellerons que le château de Caylus était isolé, loin de toute ville, et que deux jeunes femmes y étaient mortes captives.

Il est des choses qui se peuvent expliquer seulement par la violence physique ou morale.

Le bonhomme Verrous n'y allait pas par quatre chemins, et nous devons être fixés suffisamment sur la délicatesse de M. le prince de Gonzague.

Il y avait dix-huit ans que la veuve de Nevers portait ce nom. Elle n'avait pas quitté le deuil un seul jour, pas même pour aller à l'autel.

Le soir des noces, quand Gonzague vint à son chevet, elle lui montra d'une main la porte; son autre main appuyait un poignard contre son propre sein.

—Je vis pour la fille de Nevers, lui dit-elle, mais le sacrifice humain a des bornes. Faites un pas et je vais attendre ma fille à côté de son père.

Gonzague avait besoin de sa femme pour toucher les revenus de Caylus. Il salua profondément et s'éloigna.

Depuis ce soir, jamais une parole n'était tombée de la bouche de la princesse en présence de son mari. Celui-ci était courtois, prévenant, affectueux. Elle restait froide et muette.

Chaque jour, à l'heure des repas, Gonzague envoyait le maître d'hôtel prévenir madame la princesse. Il ne se serait point assis avant d'avoir accompli cette formalité. C'était un grand seigneur.

Chaque jour, la première femme de madame la princesse répondait que sa maîtresse, souffrante, priait M. le prince de la dispenser de se mettre à table.

Cela, trois cent soixante-cinq fois par an pendant dix-huit années.

Du reste, Gonzague parlait très-souvent de sa femme, et en termes tout affectueux. Il avait des phrases toutes faites qui commençaient ainsi: «Madame la princesse me disait...» ou bien: «Je disais à madame la princesse...» et il plaçait ces phrases volontiers.

Le monde n'était point dupe, tant s'en fallait, mais il faisait semblant de l'être, ce qui est tout un pour certains esprits forts.

Gonzague était un esprit très-fort, incontestablement habile, plein de sang-froid et de hardiesse. Il avait dans les manières la dignité un peu théâtrale des gens de son pays; il mentait avec une effronterie voisine de l'héroïsme, et, bien que ce fût au fond le plus déhonté libertin de la cour, en public chacune de ses paroles était marquée au sceau de la plus rigoureuse décence. Le régent l'appelait son meilleur ami.

Chacun lui savait très-bon gré des efforts qu'il faisait pour retrouver la fille du malheureux Nevers, le troisième Philippe, l'autre ami d'enfance du régent.

Elle était introuvable, mais, comme il avait été jusqu'alors impossible de constater son décès, Gonzague restait le tuteur naturel, à plus d'un titre, de cette enfant qui sans doute n'existait plus.

Et c'était en cette qualité qu'il touchait les revenus de Nevers.

La mort constatée de cet enfant l'aurait rendu héritier du duc Philippe.

Car la veuve de ce dernier, tout en cédant à la pression paternelle en ce qui concernait le mariage, s'était montrée inflexible pour tout ce qui regardait les intérêts de sa fille. Elle s'était mariée en prenant publiquement qualité de veuve du prince Philippe de Nevers; elle avait, en outre, constaté la naissance de sa fille dans son contrat de mariage.

Gonzague avait probablement ses raisons pour accepter tout cela.

Il cherchait, depuis dix-huit ans; la princesse aussi. Leurs démarches également infatigables, bien qu'elles fussent suscitées par des motifs bien différents, étaient restées sans résultat.

Vers la fin de cet été, Gonzague avait parlé pour la première fois de régulariser cette position, et de convoquer un tribunal de famille qui pût régler les questions d'intérêt pendantes.

Mais il avait tant à faire, et il était si riche!

Un exemple. Tous ces ouvriers que nous venons de voir entrer à l'ancien hôtel de Nevers étaient à lui: tous, les charpentiers, les menuisiers, les maçons, les terrassiers, les serruriers. Ils avaient tout bonnement mission de mettre l'hôtel sens dessus dessous.

Une superbe demeure pourtant, et que Nevers après Mercœur, Gonzague lui-même après Nevers, s'étaient plu à embellir. Trois corps de logis, ornés d'arcades pyramidales figurées sur toute la longueur du rez-de-chaussée, avec une galerie régnante au premier étage, une galerie formée d'entrelacs sarrasins qui faisaient honte aux guirlandes légères de l'hôtel de Cluny, qui laissaient bien loin derrière eux les basses frises de l'hôtel de la Tremouille.

Les trois grandes portes, taillées en cintre surbaissé dans le plein de l'ogive pyramidale, laissaient voir des péristyles restaurés par Gonzague dans le style florentin, de belles colonnes de marbre rouge, coiffées de chapiteaux fleuris, debout sur leurs socles larges et carrés, chargés de quatre lions accroupis aux angles.

Au-dessus de la galerie, le corps de logis faisant face au portail avait deux étages de fenêtres carrées; les deux ailes, de même hauteur pourtant, ne portaient qu'un étage aux croisées hautes et doubles, terminées, au-dessus du toit, par des pignons à quatre pans en façon de mansardes.

A l'angle rentrant formé par le corps de logis et l'aile orientale, une merveilleuse tourelle se collait, supportée par trois sirènes dont les queues s'entortillaient autour du cul-de-lampe. C'était un petit chef-d'œuvre de l'art gothique, un bijou de pierre sculptée.

L'intérieur, restauré savamment, offrait une longue série de magnificences: Gonzague était orgueilleux et artiste à la fois.

La façade qui donnait sur le jardin datait de cinquante ans à peine. C'était une ordonnance de hautes colonnes italiennes supportant les arcades d'un cloître régnant. Le jardin immense, ombreux et peuplé de statues, allait rejoindre à l'est, au sud et à l'ouest les rues Quincampoix, Aubry-le-Boucher et Saint-Denis.

Paris n'avait pas de palais plus princier. Il fallait donc que Gonzague, prince, artiste et orgueilleux, eût un bien grave motif pour bouleverser tout cela.

Voici le motif qu'avait Gonzague.

Le régent, au sortir d'un souper, avait accordé à M. le prince de Carignan le droit d'établir en son hôtel un colossal office d'agent de change. La rue Quincampoix chancela un instant sur la base vermoulue de ses bicoques. On disait que M. de Carignan avait le droit d'empêcher tout transport d'action signé ailleurs que chez lui.

Gonzague fut jaloux.

Pour le consoler, au sortir d'un autre souper, le régent lui accorda, pour l'hôtel de Gonzague, le monopole des échanges d'actions contre marchandises.

C'était un cadeau étourdissant. Il y avait là dedans des montagnes d'or.

Ce qu'il fallait d'abord, c'était faire de la place pour tout le monde, puisque tout le monde devait payer et même très-cher.—Le lendemain du jour où la concession fut octroyée, l'armée des démolisseurs arriva. On s'en prit d'abord au jardin.

Les statues prenaient de la place et ne payaient point: on enleva les statues; les arbres ne payaient point et prenaient de la place: on abattit les arbres.

Par une fenêtre du premier étage, tendue de hautes tapisseries, une femme en deuil vint et regarda d'un œil triste l'œuvre de dévastation.

Elle était belle, mais si pâle, que les ouvriers la comparaient à un fantôme.

Ils se disaient entre eux que c'était la veuve du feu duc de Nevers, la femme du prince Philippe de Gonzague.

Elle regarda longtemps; il y avait en face de sa croisée un orme plus que séculaire, où les oiseaux chantaient chaque matin, saluant le renouveau du jour, l'hiver comme l'été.

Quand le vieil orme tomba sous la hache, la femme en deuil ferma les draperies sombres de sa croisée. On ne la revit plus.

Elles tombèrent toutes ces grandes allées ombreuses au bout desquelles se voyaient les corbeilles de rosiers avec l'énorme vase antique trônant sur son piédestal. Les corbeilles furent foulées, les rosiers arrachés, les vases jetés dans un coin du garde-meuble.

Tout cela tenait de la place, toute cette place valait de l'argent.

Beaucoup d'argent, Dieu merci! Savait-on jusqu'où la fièvre de l'agio pousserait chacune de ces loges que Gonzague allait faire construire? On ne pouvait désormais jouer que là, et tout le monde voulait jouer. Telle baraque devait se louer assurément aussi cher qu'un hôtel.

A ceux qui s'étonnaient ou qui se moquaient de ces ravages, Gonzague répondait:

—Dans cinq ans, j'aurai deux ou trois milliards... J'achèterai le château des Tuileries à Sa Majesté Louis quinzième, qui sera roi et qui sera ruiné.

Ce matin où nous entrons pour la première fois à l'hôtel, l'œuvre de dévastation était à peu près achevée.

Un triple étage de cages en planches s'élevait tout autour de la cour d'honneur. Les vestibules étaient transformés en bureaux, et les maçons terminaient les baraques du jardin.

La cour était littéralement encombrée de loueurs et d'acheteurs.

C'était aujourd'hui même qu'on devait entrer en jouissance; c'était aujourd'hui qu'on devait ouvrir les comptoirs de la maison d'or, comme déjà on l'appelait.

Chacun entrait comme il voulait ou à peu près dans l'intérieur de l'hôtel. Tout le rez-de-chaussée, tout le premier étage, sauf l'appartement privé de madame la princesse, étaient aménagés pour recevoir marchands et marchandises.

L'âcre odeur du sapin raboté vous saisissait partout à la gorge; partout vos oreilles étaient offensées par le bruit redoublé du marteau.

Les valets ne savaient auquel entendre. Les préposés à la vente perdaient la tête.

Sur le perron principal, au milieu d'un état-major de marchands, on voyait un gentilhomme chargé de velours, de soie, de dentelles, avec des bagues à tous les doigts, et une superbe chaîne en orfévrerie joyautée autour du cou.

C'était M. de Peyrolles, confident, conseiller intime et factotum du maître de céans.

Il n'avait pas vieilli beaucoup. C'était toujours le même personnage maigre, jaune, voûté, dont les gros yeux effrayés appelaient la mode des lunettes.

Il avait ses flatteurs et le méritait bien, car Gonzague le payait cher.

Vers neuf heures, au moment où l'encombrement diminuait un peu, par suite de cette gênante sujétion de l'appétit à laquelle obéissent même les spéculateurs, deux hommes qui n'avaient pas précisément tournures de financiers passèrent le seuil de la grande porte, à quelques pas l'un de l'autre.

Bien que l'entrée fût libre, ces deux gaillards n'avaient pas l'air bien pénétrés de leur droit.

Le premier dissimulait très-mal son inquiétude sous un grand air d'impertinence; le second, au contraire, se faisait aussi humble qu'il le pouvait.

Tous deux portaient l'épée, de ces longues épées qui vous sentaient leur estafier à trois lieues à la ronde.

Il faut bien l'avouer, ce genre était un peu démodé. La régence avait extirpé le spadassin. On ne se tuait plus guère, même en haut lieu, qu'à coups de friponneries.

Progrès patent et qui prouvait en faveur de la mansuétude des mœurs nouvelles.

Nos deux braves cependant s'engagèrent dans la foule, le premier jouant des coudes sans façon, l'autre se glissant avec une adresse de chat au travers des groupes, trop occupés pour prendre souci de lui.

Cet insolent qui s'en allait frottant ses coudes troués contre tant de pourpoints neufs, portait de mémorables moustaches à la crâne, un feutre défoncé qui se rabattait sur ses yeux, une cotte de buffle, et des chausses dont la couleur première était un problème. Sa rapière en verrouil relevait le pan déchiré du propre manteau de don César de Bazan.

Notre homme venait de Madrid.

L'autre—l'estafier humble et timide—avait trois poils blondâtres hérissés sous son nez crochu. Son feutre, privé de bords, le coiffait comme l'éteignoir coiffe la chandelle. Un vieux pourpoint, rattaché à l'aide de lanières de cuir, des chausses rapiécées, des bottes béantes, complétaient ce costume, qui eût demandé pour accompagnement une écritoire luisante bien mieux qu'une flamberge.

Il en avait une pourtant, une flamberge, mais qui, modeste autant que lui, battait humblement ses chevilles.

Après avoir traversé la cour, nos deux braves arrivèrent à peu près en même temps à la porte du grand vestibule, et tous deux, s'examinant du coin de l'œil, eurent la même pensée.

—Voici, se dirent-ils chacun de son côté, voici un triste sire qui ne vient pas pour acheter la maison d'or!


II

—Deux revenants.—

Ils avaient raison tous les deux. Robert Macaire et Bertrand, déguisés en traîneurs de brettes du temps de Louis XIV, en spadassins affamés et râpés, n'auraient point eu d'autres tournures.

Macaire, cependant, prenait en pitié son collègue, dont il apercevait seulement le profil perdu derrière le collet de son pourpoint, relevé pour cacher la trahison de la chemise absente.

—On n'est pas misérable comme cela! se disait-il.

Et Bertrand, pour qui le visage de son confrère disparaissait derrière les masses ébouriffées d'une chevelure de nègre, pensait dans la bonté de son cœur:

—Le pauvre diable marche sur sa chrétienté. Il est pénible de voir un homme d'épée dans ce piteux état. Au moins, moi, je garde de l'apparence.

Il jeta un coup d'œil satisfait sur les ruines de son accoutrement.

Macaire, se rendant un témoignage pareil, ajoutait à part lui:

—Moi, du moins, je ne fais pas compassion aux gens!

Et il se redressait, morbleu! plus fier qu'Artaban, les jours où ce galant homme avait un habit neuf.

Un valet à mine haute et impertinente se présenta au seuil du vestibule. Tous deux pensèrent à la fois:

—Le malheureux n'entrera pas!

Macaire arriva le premier.

—Que voulez-vous? demanda le valet.

—Je viens pour acheter, drôle, répliqua Macaire, droit comme un i et la main à la garde de sa brette.

—Acheter quoi?

—Ce qui me plaira, coquin... Regarde-moi bien!... Je suis ami de ton maître et un homme d'argent, vivadiou!

Il prit le valet par l'oreille, le fit tourner et passa en ajoutant:

—Cela se voit, que diable!

Le valet pirouetta et se trouva en face de Bertrand, qui lui tira son éteignoir avec politesse.

—Mon ami, lui dit Bertrand d'un ton confidentiel, je suis un ami de M. le prince... Je viens pour affaires... de finances.

Le valet, encore tout étourdi, le laissa passer.

Macaire était déjà dans la première salle, et, jetant à droite et à gauche des regards dédaigneux:

—Ce n'est pas mal, fit-il; on logerait ici à la rigueur!

Bertrand, derrière lui:

—M. de Gonzague me paraît assez bien établi!

Ils étaient chacun à un bout de la salle.—Macaire aperçut Bertrand.

—Par exemple!... s'écria-t-il, voilà qui est impayable!... On a laissé entrer ce bon garçon!... Ah! capédébiou! quelle tournure!

Il se mit à rire de tout son cœur.

—Ma parole, pensa Bertrand, il se moque de moi!... Croirait-on cela?

Il se détourna pour se tenir les côtes, et ajouta:

—Il est magnifique!

Macaire cependant, le voyant rire, se ravisa et pensa:

—Après tout, c'est ici la foire. Ce grotesque a peut-être assassiné quelque traitant au coin d'une rue... S'il avait les poches pleines!... J'ai envie d'entamer l'entretien, sandiéou!

—Qui sait, réfléchissait en même temps Bertrand, on doit en voir ici de toutes les couleurs... L'habit ne fait pas le moine... Ce croquemitaine a peut-être fait quelque coup hier au soir... S'il y avait de bons écus dans ces vilaines poches... Fantaisie me prend de faire un peu connaissance.

Macaire s'avançait.

—Mon gentilhomme!... dit-il en saluant avec roideur.

—Mon gentilhomme!... faisait au même instant Bertrand, courbé jusqu'à terre.

Ils se redressèrent comme deux ressorts et d'un commun mouvement.

L'accent de Macaire avait frappé Bertrand; la mélopée nasale de Bertrand avait fait tressaillir Macaire.

—A pas pur! s'écria ce dernier; je crois que c'est c'ta couquin de Passepoil!

—Cocardasse! Cocardasse junior! repartit le Normand, dont les yeux habitués aux larmes s'inondaient déjà; est-ce bien toi que je revois?

—En chair et en os, mon bon, capédébiou!... Embrasse-moi, ma caillou!

Il ouvrit ses bras. Passepoil se précipita sur son sein.

A eux deux, ils faisaient un véritable tas de loques.

Ils restèrent longtemps embrassés. Leur émotion était sincère et profonde.

—Assez! dit enfin le Gascon. Parle un peu voir, que j'entende ta voix.

—Dix-neuf ans de séparation! murmura Passepoil en essuyant ses yeux avec sa manche.

—Tron de l'air! se récria le Gascon, tu n'as donc pas de mouchoir, névou?

—On me l'aura volé dans cette cohue, répliqua doucement l'ancien prévôt.

Cocardasse fouilla dans sa poche avec vivacité. Bien entendu qu'il n'y trouva rien.

—Bagasse! fit-il d'un air indigné; le monde est plein de filous! Ah! ma caillou! reprit-il, dix-neuf ans! Nous étions jeunes tous deux!

—L'âge des folles amours!... Hélas! mon cœur n'a pas vieilli!

—Moi, je bois aussi honnêtement qu'autrefois!

Ils se regardèrent dans le blanc des yeux.

—Dites donc, maître Cocardasse, prononça Passepoil avec regret, ça ne vous a pas embelli, les années!

—Franchement, mon vieux Passepoil, riposta le Gascon, je suis fâché de t'avouer cela, mais tu es encore plus laid qu'autrefois. Eh donc!

Frère Passepoil eut un sourire d'orgueilleuse modestie et murmura:

—Ce n'est pas l'avis de ces dames!—Mais, reprit-il, en vieillissant, tu as gardé tes belles allures: toujours la jambe bien tendue, la poitrine en avant, les épaules effacées, et tout à l'heure, en t'apercevant, je me disais à part moi: «Jarnibleu! voilà un gentilhomme de grande mine...»

—Comme moi, comme moi, ma caillou! interrompit Cocardasse. Aussitôt que je t'ai vu, j'ai pensé: «Oïmé! que voilà un cavalier qui a une galante tournure!»

—Que veux-tu! fit le Normand en minaudant, la fréquentation du beau sexe, ça ne se perd jamais tout à fait.

—Ah çà! que diable es-tu devenu, mon bon, depuis l'affaire?

—L'affaire des fossés de Caylus? acheva Passepoil, qui baissa la voix malgré lui. Ne m'en parle pas! j'ai toujours devant les yeux le regard flamboyant du petit Parisien...

—Il avait beau faire nuit, capédébiou! on voyait les éclairs de sa prunelle!

—Comme il les menait!

—Huit morts dans la douve!

—Sans compter les blessés.

—Ah! sandiéou! quelle grêle de horions! C'était beau à voir. Et quand je pense que, si nous avions pris franchement notre parti, comme des hommes, si nous avions jeté l'argent reçu à la tête de ce Peyrolles pour nous mettre derrière Lagardère, Nevers ne serait pas mort! C'est pour le coup que notre fortune était faite!

—Oui, dit Passepoil avec un gros soupir, nous aurions dû faire cela!

—Ce n'était pas assez que de mettre des boutons à nos lames... il fallait défendre Lagardère... notre élève chéri...

—Notre maître! fit Passepoil en se découvrant d'un geste involontaire.

Le Gascon lui serra la main, et tous deux restèrent un instant pensifs.

—Ce qui est fait est fait, dit enfin Cocardasse. Je ne sais pas ce qui t'est arrivé depuis; mais, moi, ça ne m'a pas porté bonheur... Quand les coquins de Carrigue nous chargèrent avec leurs carabines, je rentrai au château... Tu avais disparu... Au lieu de tenir ses promesses, le Peyrolles nous licencia le lendemain, sous prétexte que notre présence dans le pays confirmerait des soupçons déjà éveillés. C'était juste. On nous paya tant bien que mal. Nous partîmes. Je passai la frontière, demandant partout de tes nouvelles, chemin faisant. Rien!... Je m'établis d'abord à Pampelune, puis à Burgos, puis à Salamanque. Je descendis sur Madrid...

—Bon pays pourtant!...

—Le stylet y fait tort à l'épée; c'est comme l'Italie, qui, sans cela, serait un vrai paradis... De Madrid, je passai à Tolède, de Tolède à Ciudad-Réal; puis, las de la Castille, où je m'étais fait malgré moi de mauvaises affaires avec les alcades, j'entrai dans le royaume de Valence... Capédébiou! j'ai bu du bon vin de Majorque à Ségorbe... mais il coûte cher!... Je m'en allai de là pour avoir servi un vieux licencié qui voulait se défaire d'un sien cousin... La Catalogne vaut aussi son prix... Il y a des gentilshommes tout le long des routes entre Tortose, Tarragone et Barcelone... mais bourses vides et longues rapières... Enfin, j'ai repassé les monts... Je n'avais plus un maravédis. J'ai senti que la voix de la patrie me rappelait... Voilà mon histoire.

—Alors, mon pauvre Cocardasse, tu n'as pas fait fortune?

Le Gascon retourna ses poches.

—Et toi, demanda-t-il, pécaïre?

—Moi, répondit le Normand, je fus poursuivi par les chevaux de Carrigue jusqu'à Bagnères-de-Luchon, ou à peu près. L'idée me vint aussi de passer en Espagne; mais je trouvai un bon bénédictin qui, sur mon air décent, me prit à son service. Il allait à Kehl, sur le Rhin, faire un héritage au nom de sa communauté. Je crois que je lui emportai sa malle et sa valise, et peut-être aussi son argent.

—Couquinasse! fit le Gascon.

—J'entrai en Allemagne. Voilà un brigand de pays! Tu parles de stylet? C'est au moins de l'acier. Là-bas, ils ne se battent qu'à coups de pots de bière... La femme d'un aubergiste de Mayence me débarrassa des ducats du bénédictin. Elle était gentille et elle m'aimait!—Ah! s'interrompit-il, Cocardasse, mon brave compagnon, pourquoi ai-je le malheur de plaire ainsi aux femmes!... Sans les femmes, j'aurais pu acheter une maison de campagne où passer mes vieux jours: un petit jardin, une prairie parsemée de pâquerettes rosées, un ruisseau avec un moulin.

—Et, dans le moulin, une meunière, interrompit le Gascon.

Passepoil se frappa la poitrine.

—Les passions! s'écria-t-il en levant les yeux au ciel; les passions font le tourment de la vie et empêchent un jeune homme de mettre de côté!

Ayant ainsi formulé la saine morale de sa philosophie, frère Passepoil reprit:

—J'ai fait comme toi, j'ai couru de ville en ville... pays plat, gros, bête et ennuyeux... des étudiants maigres et couleur de safran... des nigauds de poëtes qui bayent au clair de lune... des bourgmestres obèses qui n'ont jamais le plus petit neveu à mettre en terre... des églises où on ne chante pas la messe... des femmes... mais je ne saurais médire de ce sexe dont les enchantements ont embelli et brisé ma carrière!... enfin, de la viande crue et de la bière au lieu de vin!

—A pas pur! prononça résolûment Cocardasse, je n'irai jamais dans ce pays-là!

—J'ai vu Cologne, Francfort, Vienne, Berlin, Munich et un tas d'autres villes noires où l'on rencontre des troupes de grands nigauds qui chantent l'air du diable qu'on porte en terre... J'ai fait comme toi, j'ai pris le mal du pays. J'ai traversé les Flandres, et me voilà!

—La France! s'écria Cocardasse, il n'y a que la France!

—Noble pays!

—Patrie du vin!

—Mère des amours!

—Mon cher maître, se reprit frère Passepoil après ce duo où ils avaient lutté de lyrique élan, est-ce seulement le manque absolu de maravédis, joint à l'amour de la patrie, qui t'a fait repasser la frontière?

—Et toi..., est-ce uniquement le mal du pays?

Frère Passepoil secoua la tête; Cocardasse baissa ses terribles yeux.

—Il y a bien encore autre chose, fit-il. Un soir, au détour d'une rue, je me suis trouvé face à face avec... devine qui?...

—Je devine, repartit Passepoil. Pareille rencontre m'a fait quitter Bruxelles au pas de course.

—A cet aspect, mon bon, je sentis que l'air de la Catalogne ne me valait plus rien... Ce n'est pas une honte que de céder le pas à Lagardère. Eh donc!

—Je ne sais pas si c'est honte, mais c'est assurément prudence. Tu connais l'histoire de nos compagnons dans l'affaire des douves de Caylus?

Passepoil baissa la voix pour demander cela.

—Oui, oui, fit le Gascon, je sais l'histoire. Lou couquin l'avait dit: «Vous mourrez tous de ma main!»

—L'ouvrage avance... Nous étions neuf épées à l'attaque, en comptant le capitaine Lorrain, chef des bandouliers... Je ne parle même pas de ses gens.

—Neuf bonnes lames! dit Cocardasse d'un air pensif.

—Sur les neuf, Staupitz et le capitaine Lorrain sont partis les premiers. Staupitz était de famille, bien qu'il eût l'air d'un rustaud. Le capitaine Lorrain était bon homme de guerre, et le roi d'Espagne lui avait donné un régiment. Staupitz mourut sous les murs de son propre manoir, auprès de Nuremberg... il mourut d'un coup de pointe... là... entre les deux yeux!

Passepoil posa son doigt à l'endroit indiqué.

D'instinct, Cocardasse fit de même en disant:

—Le capitaine Lorrain mourut à Naples d'un coup de pointe entre les deux yeux, là! Pour ceux qui savent et qui se souviennent, c'est comme le cachet du vengeur!

—Les autres avaient fait leur chemin, reprit Passepoil, car M. de Gonzague n'a oublié que nous dans ses largesses. Pinto avait épousé une madonna de Turin; le Matador tenait une académie en Écosse; Joël de Jugan avait acheté une gentilhommière au fond de la basse Bretagne.

—Oui, oui, fit encore Cocardasse; ils étaient tranquilles et à leur aise. Mais Pinto fut tué à Turin, le Matador fut tué à Glasgow.

—Joël de Jugan fut tué à Morlaix, continua frère Passepoil; tous du même coup!

—La botte de Nevers!

—La terrible botte de Nevers!

Ils gardèrent un instant le silence. Cocardasse releva le bord affaissé de son feutre pour essuyer son front en sueur.

—Il reste encore Faënza, dit-il ensuite.

—Et Saldagne, ajouta frère Passepoil.

—Gonzague a fait beaucoup pour ces deux-là... Faënza est chevalier.

—Et Saldagne est baron... Leur tour viendra!

—Un peu plus tôt, un peu plus tard, murmura, le Gascon, le nôtre aussi!

—Le nôtre aussi! répéta Passepoil en frissonnant.

Cocardasse se redressa.

—Eh donc! s'écria-t-il en homme qui prend son parti, sais-tu, mon bon?... quand il m'aura couché sur le pavé ou sur l'herbe, avec ce trou entre les deux sourcils, car je sais bien qu'on ne lui résiste pas, je lui dirai comme autrefois: «Hé! lou petit couquin! tends-moi seulement la main, et, pour que je meure content, pardonne au vieux Cocardasse!» Capédébiou! voilà tout ce qu'il en sera.

Passepoil ne put retenir une grimace.

—Je tâcherais qu'il me pardonnât aussi, dit-il, mais pas si tard.

—Au petit bonheur, ma caillou!... En attendant, il est exilé de France... A Paris, du moins, on est sûr de ne point le rencontrer...

—Sûr?... répéta le Normand d'un air peu convaincu.

—Enfin, c'est, en cet univers, l'endroit où l'on a le plus de chance de l'éviter... J'y suis venu pour cela.

—Moi de même.

—Et aussi pour me recommander au bon souvenir de M. de Gonzague.

—Il nous doit bien quelque chose, celui-là!

—Saldagne et Faënza nous protégeront.

—Jusqu'à ce que nous soyons grands seigneurs comme eux!

—Sandiéou! ferons-nous une belle paire de galants, mon bon!

Le Gascon fit une pirouette, et le Normand répondit sérieusement:

—Je porte très-bien la toilette!

—Quand j'ai demandé Faënza, reprit Cocardasse, on m'a répondu: «M. le chevalier n'est pas visible...» M. le chevalier! répéta-t-il en haussant les épaules, pas visible!... J'ai vu le temps où je le faisais tourner comme une toupie!

—Quand je me suis présenté à la porte de Saldagne, repartit Passepoil, un grand laquais m'a toisé fort malhonnêtement et m'a dit: «M. le baron ne reçoit pas.»

—Hein! s'écria Cocardasse, quand nous aurons, nous aussi, de grands laquais! Morbiou! je veux que le mien soit insolent comme un valet de bourreau!

—Ah! soupira Passepoil, si j'avais seulement une gouvernante!

—A pas pur! mon bon, cela viendra! Si je comprends bien, tu n'as pas encore vu M. de Peyrolles.

—Non; je veux m'adresser au prince lui-même.

—On dit qu'il est maintenant riche à millions!

—A milliards!... C'est ici la maison d'or, comme on l'appelle. Moi, je ne suis pas fier, je me ferai financier, si on veut.

—Fi donc!... homme d'argent!... mon prévôt!...

Tel fut le premier cri qui s'échappa du noble cœur de Cocardasse junior. Mais il se ravisa et ajouta:

—Triste chute! Cependant... s'il est vrai qu'on fasse fortune là dedans...

—Si c'est vrai! s'écria Passepoil avec enthousiasme; mais tu ne sais donc pas?...

—J'ai entendu parler de bien des choses... mais je ne crois pas aux prodiges, moi!

—Il te faudra bien y croire... Les merveilles abondent... As-tu ouï parler du bossu de la rue Quincampoix?

—Celui qui prête sa bosse aux endosseurs d'actions?

—Il ne la prête pas... il la loue... et depuis deux ans il a gagné, dit-on, quinze cent mille livres.

—Pas possible! s'écria le Gascon en éclatant de rire.

—Tellement possible, qu'il va épouser une comtesse!

—Quinze cent mille livres! répétait Cocardasse; une simple bosse!

—Ah! mon ami, fit Passepoil avec effusion, nous avons perdu là-bas de bien belles années... mais, enfin, nous arrivons au bon moment... Figure-toi qu'il n'y a qu'à se baisser pour prendre... C'est la pêche miraculeuse! Demain, les louis d'or ne vaudront plus que six blancs... En venant ici, j'ai vu des marmots qui jouaient au bouchon avec des écus de six livres!

Cocardasse passa sa langue sur ses lèvres.

—Ah çà! dit-il, par ce temps de cocagne, combien peut valoir un coup de pointe allongé proprement et savamment... à fond... , dans toutes les règles de l'art?

Il effaça sa poitrine, fit un appel bruyant du pied droit et se fendit.

Passepoil cligna de l'œil.

—Pas tant de bruit! fit-il; voici des gens qui viennent.

Puis, se rapprochant et baissant la voix:

—Mon opinion, dit-il à l'oreille de son ancien patron, est que ça doit valoir encore un bon prix. Avant qu'il soit une heure, j'espère bien savoir cela au juste de la bouche même de M. de Gonzague.


III

—Les enchères.—

La salle où notre Normand et notre Gascon s'entretenaient ainsi paisiblement était située au centre du bâtiment principal. Les fenêtres, tendues de lourdes tapisseries de Flandre, donnaient sur une étroite bande de gazon fermée par un treillage et qui devait s'appeler pompeusement désormais «le jardin réservé de madame la princesse.»

A la différence des autres appartements du rez-de-chaussée et du premier étage, déjà envahis par les ouvriers de toute sorte, rien ici n'avait encore été changé.

C'était bien le grand salon d'apparat d'un palais princier, avec son ameublement opulent mais sévère. C'était un salon qui n'avait pas dû servir seulement aux divertissements et aux fêtes; car, vis-à-vis de l'immense cheminée de marbre noir, une estrade s'élevait, recouverte d'un tapis de Turquie, et donnait à la pièce tout entière je ne sais quelle physionomie de tribunal.

Là, en effet, s'étaient réunis plus d'une fois les illustres membres de la maison de Lorraine, Chevreuse, Joyeuse, Aumale, Elbeuf, Nevers, Mercœur, Mayenne et les Guise, au temps où les hauts barons faisaient encore la destinée du royaume.

Il fallait toute la confusion qui régnait aujourd'hui à l'hôtel de Gonzague pour qu'on eût laissé pénétrer nos deux braves dans un lieu pareil.

Une fois entrés, par exemple, ils y devaient être plus en repos que partout ailleurs.

Le grand salon gardait pour un jour encore son inviolabilité. Une solennelle réunion de famille y devait avoir lieu dans la journée, et, le lendemain seulement, les menuisiers, faiseurs de cases, devaient en prendre possession.

—Un mot encore sur Lagardère,—dit Cocardasse dès que le bruit de pas qui avait interrompu leur entretien se fut éloigné,—quand tu le rencontras en la ville de Bruxelles, était-il seul?

—Non, répondit frère Passepoil. Et toi, quand tu le trouvas sur ton chemin à Barcelone?

—Il n'était pas seul non plus.

—Avec qui était-il?

—Avec une jeune fille.

—Belle?

—Très-belle.

—C'est singulier: il était aussi avec une jeune fille belle, très-belle, quand je le vis, là-bas, en Flandre. Te souviens-tu de sa tournure, de son visage, de son costume?

Cocardasse répondit:

—Le costume, la tournure, le visage d'une charmante gitana d'Espagne. Et la tienne?...

—La tournure modeste, le visage d'un ange, le costume d'une fille noble.

—C'est singulier! dit à son tour Cocardasse; et quel âge à peu près?

—L'âge qu'aurait l'enfant.

—L'autre aussi... Tout n'est pas dit là-dessus, ma caillou... Et dans ceux qui attendent leur tour, après nous deux, après M. le chevalier de Faënza et M. le baron de Saldagne, nous n'avons compté ni M. de Peyrolles, ni le prince Philippe de Gonzague.

La porte s'ouvrait. Passepoil n'eut que le temps de répondre.

—Qui vivra verra!

Un domestique en grande livrée entra, suivi de deux ouvriers toiseurs.

Il ne regarda même pas, tant il était affairé, du côté de nos gens, qui se glissèrent inaperçus dans l'embrasure d'une fenêtre.

—Eh vite! fit le valet, tracez la besogne de demain... Quatre pieds carrés partout.

Les deux ouvriers se mirent aussitôt au travail. Pendant que l'un d'eux toisait, l'autre marquait à la craie chaque division de quatre pieds, et y attachait un numéro d'ordre.

Le premier numéro attaché fut 927. Puis l'on suivit.

—Que diable font-ils là, mon bon? demanda le Gascon en se penchant hors de son abri.

—Tu ne sais donc rien? repartit Passepoil; chacune de ces lignes indique la place d'une cloison, et le no 927 prouve qu'il y a déjà près de mille cases dans la maison de M. de Gonzague.

—Et à quoi servent ces cases?

—A faire de l'or.

Cocardasse ouvrit de grands yeux. Frère Passepoil entreprit de lui expliquer le cadeau grandiose que Philippe d'Orléans venait de faire à son ami de cœur.

—Comment! s'écria le Gascon, chacune de ces boîtes vaudra autant qu'une ferme en Beauce ou en Brie! Ah! mon bon, mon bon, attachons-nous solidement à ce digne M. de Gonzague!

On toisait, on marquait. Le valet disait:

Numéros 935, 936, 937, vous faites trop bonne mesure, l'homme! Songez que chaque pouce vaut de l'or!

—Bénédiction! fit Cocardasse; c'est donc bien bon, ces petits papiers?

—C'est si bon, répliqua Passepoil, que l'or et l'argent sont sur le point d'être dégommés.

—Vils métaux! prononça gravement le Gascon; ils l'ont bien mérité. A pas pur! s'interrompit-il, je ne sais pas si c'est une vieille habitude, mais je conserve un faible pour les pistoles!

—Numéro 941, fit le valet.

Il reste deux pieds et demi, dit le toiseur, fausse coupe!

—Oïmé! fit observer Cocardasse; ce sera pour un homme maigre.

Le valet fut de son avis, car on mit un dernier numéro. Puis il dit:

—Vous enverrez les menuisiers tout de suite après l'assemblée.

—Oh! oh! dit Passepoil, nous allons avoir une assemblée!

—Assemblée de quoi?

—Tâchons de le savoir... Quand on est au fait de ce qui se passe dans une maison, la besogne est bien avancée!

Cocardasse lui caressa le menton, comme un père tendre qui sourit à la naissante intelligence de son fils préféré.

Le valet et les toiseurs étaient partis.

Il se fit tout à coup un grand bruit du côté du vestibule. On entendit un concert de voix qui criaient:

—A moi!... à moi!... j'ai mon inscription. Pas de passe-droit, s'il vous plaît!

—A d'autres, fit le Gascon; nous allons voir du nouveau!

—La paix, pour Dieu! la paix! ordonna une voix impérieuse au seuil même de la salle.

—M. de Peyrolles! dit frère Passepoil; ne nous montrons pas!

Ils s'enfoncèrent davantage dans l'embrasure et tirèrent la draperie.

M. de Peyrolles, à ce moment, franchissait le seuil, suivi ou plutôt pressé par une foule compacte de solliciteurs.

Solliciteurs d'espèce rare et précieuse, qui demandaient à donner beaucoup d'argent pour un peu de fumée.

M. de Peyrolles avait un costume d'une richesse extrême. Au milieu du flot de dentelles qui couvrait ses mains sèches, on voyait les diamants étinceler.

—Voyons, voyons, messieurs, dit-il en entrant et en s'éventant avec son mouchoir garni de point d'Alençon, tenez-vous à distance; vous perdez en vérité le respect.

—Ah! lou couquin, est-il superbe! soupira Cocardasse.

—Il a le fil! déclara frère Passepoil.

C'était vrai. Ce Peyrolles avait le fil.

Il se servait, ma foi! de la canne qu'il tenait à la main pour écarter cette cohue d'écus animés.

A sa droite et à sa gauche marchaient deux secrétaires, armés d'énormes carnets.

—Gardez au moins votre dignité! reprit-il en secouant quelques grains de tabac d'Espagne qui étaient sur la malines de son jabot; se peut-il que la passion du gain...?

Il fit un geste si beau, que nos deux prévôts, placés là comme des dilettanti en loge grillée, eurent envie d'applaudir.

Mais les marchands qui étaient là ne se payaient point de cette monnaie.

—A moi! criait-on, moi le premier!... J'ai mon tour!

Peyrolles se posa et dit:

—Messieurs!

Aussitôt le silence se fit.

—Je vous ai demandé un peu plus de calme, continua Peyrolles. Je représente ici directement la personne de M. le prince de Gonzague... Je suis son intendant... Je vois çà et là des têtes couvertes...

Tous les feutres tombèrent.

—A la bonne heure, reprit Peyrolles. Voici, messieurs, ce que j'ai à vous dire.

—Chut! chut! écoutons, fit la masse.

—Les comptoirs de cette galerie seront construits et livrés demain.

—Bravo!

—C'est la seule salle qui nous reste. Ce sont les dernières places. Tout le surplus est arrêté, sauf les appartements privés de monseigneur... et ceux de madame la princesse.

Il salua.

Le chœur reprit:

—A moi! je suis inscrit... Palsambleu! je ne me laisserai pas prendre mon tour!

—Ne poussez pas, vous!

—Allez-vous maltraiter une femme?

Car il y avait des femmes, les aïeules de ces dames laides qui, de nos jours, effrayent les passants, vers deux heures de relevée, aux abords de la Bourse.

—Maladroit!

—Malappris!

—Malotru!

Puis des jurons et des glapissements de femmes d'affaires. Le moment était venu de se prendre aux cheveux. Cocardasse et Passepoil avançaient la tête pour mieux voir la bagarre, lorsque la porte du fond, située derrière l'estrade, s'ouvrit à deux battants.

—Gonzague! murmura le Gascon.

—Un homme d'un milliard! ajouta le Normand.

D'instinct, ils se découvrirent tous deux.

Gonzague apparut, en effet, au haut de l'estrade, accompagné de deux jeunes seigneurs.

Il était toujours beau, bien qu'il approchât de la cinquantaine. Sa haute taille gardait toute sa riche souplesse. Il n'avait pas une ride au front, et sa chevelure admirable, lourde d'essence, tombait en anneaux brillants comme le jais sur son frac de velours noir tout simple.

Son luxe ne ressemblait point au luxe de Peyrolles. Son jabot valait cinquante mille livres, et il avait pour un million de diamants à son collier de l'ordre, dont un petit coin se montrait seulement sous sa veste de satin blanc.

Les deux jeunes seigneurs qui le suivaient, Chaverny, le roué, son cousin par les Nevers, et le cadet de Navailles, portaient tous deux poudre et mouches.

C'étaient deux charmants jeunes gens, un peu efféminés, un peu fatigués, mais égayés déjà, malgré l'heure matinale, par une petite pointe de champagne et portant leur soie, leur dentelle et leur velours avec une adorable insolence.

Le cadet de Navailles avait bien vingt-cinq ans; le marquis de Chaverny allait sur sa vingtième année.

Ils s'arrêtèrent tous deux pour lorgner la cohue, et partirent d'un franc éclat de rire.

—Messieurs, messieurs, fit Peyrolles en se découvrant, un peu de respect, au moins, pour M. le prince!

La foule, toute prête à en venir aux mains, se calma comme par enchantement; tous les candidats à la possession des cases s'inclinèrent d'un commun mouvement; toutes ces dames firent la révérence.

Gonzague salua légèrement de la main et passa en disant:

—Dépêchez, Peyrolles, j'ai besoin de cette salle.

—Oh! les bonnes figures! disait le petit Chaverny en lorgnant à bout portant.

Navailles riait aux larmes et répétait:

—Oh! les bonnes figures!

Peyrolles s'était approché de son maître.

—Ils sont chauffés à blanc, murmura-t-il; ils payeront ce qu'on voudra.

—Mettez aux enchères, s'écria Chaverny; ça va nous amuser!

—Chut! fit Gonzague, nous ne sommes pas ici à table, maître fou!

Mais l'idée lui sembla bonne et il ajouta:

—Soit! aux enchères... Combien de mise à prix?

—Cinq cents livres par mois pour quatre pieds carrés, répondit Navailles, qui pensait surfaire.

—Mille livres pour une semaine! dit Chaverny.

—Mettons quinze cents livres, dit Gonzague. Allez, Peyrolles.

—Messieurs, reprit celui-ci en s'adressant aux postulants, comme ce sont les dernières places et les meilleures..., on les donnera au plus offrant. Numéro 927, quinze cents livres!

Il y eut un murmure, et pas une voix ne s'éleva.

—Palsambleu! cousin, dit Chaverny, je vais vous donner un coup d'épaule.

Et, s'approchant:

—Deux mille livres! s'écria-t-il.

Les prétendants se regardèrent avec détresse.

—Deux mille cinq cents! fit le cadet de Navailles, qui se piqua d'honneur.

Les candidats sérieux étaient dans la consternation.

—Trois mille! cria d'une voix étranglée un gros marchand de laine.

—Adjugé! fit Peyrolles avec empressement.

Gonzague lui lança un regard terrible. Ce Peyrolles était un esprit étroit. Il craignait de trouver le bout de la folie humaine!

—Ça va bien! dit Cocardasse.

Passepoil avait les mains jointes. Il écoutait, il regardait.

—No 928..., reprit l'intendant.

—Quatre mille livres! prononça négligemment Gonzague.

—Mais, objecta une revendeuse à la toilette dont la nièce venait d'épouser un comte, au prix de vingt mille louis, qu'elle avait gagnés rue Quincampoix, c'est le pareil!

—Je le prends! s'écria un apothicaire.

—J'en donne quatre mille cinq cents! surfit un quincaillier.

—Cinq mille!

—Six mille!

—Adjugé! fit Peyrolles... No 929...

Sur un regard de Gonzague, il ajouta:

—A dix mille livres!

—Quatre pieds carrés! fit Passepoil éperdu.

Cocardasse ajouta gravement:

—Les deux tiers d'une tombe!

Cependant, l'enchère était lancée. Le vertige venait. On se disputa le no 929 comme une fortune, et, quand Gonzague mit le suivant à quinze mille livres, personne ne s'étonna.

Notez qu'on payait comptant, en belles espèces sonnantes ou en billets d'État.

L'un des secrétaires de Peyrolles recevait l'argent, l'autre notait sur son carnet le nom des acheteurs.

Chaverny et Navailles ne riaient plus; ils admiraient.

—Incroyable folie! disait le marquis.

—Il faut voir pour croire, ripostait Navailles.

Et Gonzague ajoutait, gardant son sourire railleur:

—Ah! messieurs, la France est un beau pays.

—Finissons-en, s'interrompit-il; tout le reste à vingt mille livres!

—C'est pour rien! s'écria le petit Chaverny.

—A moi! à moi! à moi! fit-on dans la cohue.

Les hommes se battaient, les femmes tombaient étouffées ou écrasées.

Mais elles criaient aussi du fond de leur détresse:

—A moi! à moi! à moi!

Puis des enchères encore, des cris de joie et des cris de rage.

L'or ruisselait à flots sur les degrés de l'estrade qui servaient de comptoir. C'était plaisir et stupeur que de voir avec quelle allégresse toutes ces poches gonflées se vidaient.

Ceux qui avaient obtenu quittances les brandissaient au-dessus de leurs têtes. Ils s'en allaient, ivres et fous, essayer leurs places et se carrer dedans.

Les vaincus s'arrachaient les cheveux.

—A moi! à moi! à moi!

Peyrolles et ses acolytes ne savaient plus auquel entendre. La frénésie venait. Aux dernières cases, le sang coula sur le parquet.

Enfin, le numéro 942, celui qui n'avait que deux pieds et demi, la fausse coupe, fut adjugé à vingt huit mille livres.

Et Peyrolles, refermant bruyamment son carnet, dit:

—Messieurs, l'enchère est close.

Il y eut un moment de grand silence. Les heureux possesseurs des cases se regardèrent tout abasourdis.

—Messieurs, leur dit gravement le marquis de Chaverny, ce n'est pas vendu, c'est donné!

Gonzague appela Peyrolles.

—Il va falloir faire place nette! dit-il.

Mais, à ce moment, une autre foule se montra à la porte du vestibule, foule de courtisans, traitants, gentilshommes, qui venaient rendre leurs devoirs à M. le prince de Gonzague. Ils s'arrêtèrent à la vue de la place occupée.

—Entrez, entrez, messieurs, leur dit Gonzague; nous allons renvoyer tout ce monde.

—Entrez, ajouta Chaverny; ces bonnes gens vous revendront leurs emplettes, si vous voulez, à cent pour cent de bénéfice.

—Ils auraient tort! décida Navailles. Bonjour, gros Oriol!

—C'est ici le Pactole! fit celui-ci en saluant profondément Gonzague.

Cet Oriol était un jeune traitant de beaucoup d'espérance.

Parmi les autres, on remarquait Albret et Taranne, deux financiers aussi, le baron de Batz, bon Allemand qui était venu à Paris pour tâcher de se pervertir; le vicomte de la Fare, Montaubert, Nocé, Gironne, tous roués, tous parents éloignés de Nevers ou chargés de procurations, tous convoqués par Gonzague pour une solennité à laquelle nous assisterons bientôt.

L'assemblée dont avait parlé M. de Peyrolles.

—Et cette vente? demanda Oriol.

—Mal faite, répondit froidement Gonzague.

—Entends-tu? fit Cocardasse dans son coin.

Passepoil, qui suait à grosses gouttes, répondit:

—Il a raison. Ces poules lui auraient donné le restant de leurs plumes!

—Vous, monsieur de Gonzague! se récria Oriol, une maladresse en affaires!... Impossible!

—Jugez-en! j'ai livré mes dernières cases à vingt-trois mille livres, l'une dans l'autre.

—Pour un an?

—Pour huit jours!

Les nouveaux venus regardèrent alors les cases et les acheteurs.

—Vingt-trois mille livres! répétèrent-ils dans leur ébahissement profond.

—Il eût fallu commencer par ce chiffre, dit Gonzague; j'avais en main près de mille numéros. C'était une matinée de vingt-trois millions, clair et net.

—Mais c'est donc une rage?

—Une frénésie! Et nous en verrons bien d'autres! J'ai loué la cour d'abord, puis le jardin, puis le vestibule, les escaliers, les écuries, les communs, les remises. J'en suis aux appartements, et, morbleu! j'ai envie d'aller vivre à l'auberge.

—Cousin, interrompit Chaverny, je te loue ma chambre à coucher au cours du jour.

—A mesure que l'espace manque, continuait Gonzague au milieu de ses hôtes nouveaux, la fièvre chaude augmente... Il ne me reste rien...

—Cherche bien, cousin!... donnons à ces messieurs le plaisir d'une petite enchère.

A ce mot enchère, ceux qui n'avaient pu louer se rapprochèrent vivement.

—Rien, répéta Gonzague.

Puis, se ravisant:

—Ah! si fait!

—Quoi donc? s'écria-t-on de toutes parts.

—La loge de mon chien!

On éclata de rire dans le groupe des gens de cour; mais les bonnes gens, les marchands ne riaient pas. Ils réfléchissaient.

—Vous croyez que je raille, messieurs, s'écria Gonzague; je parie que, si je veux, on m'en donne dix mille écus, séance tenante.

—Trente mille livres! s'écria-t-on, la loge d'un chien!

Et les rires de redoubler.

Mais tout à coup apparut une étrange figure entre Navailles et Chaverny, qui riaient plus fort que tous les autres.

Un visage de bossu aux cheveux drôlement ébouriffés.

Une voix grêle et cassée en même temps s'éleva. Le petit bossu disait:

—Je prends la loge du chien pour trente mille livres!

FIN DU TOME PREMIER.


TABLE DES CHAPITRES

DU PREMIER VOLUME.
Pages.
LES MAÎTRES EN FAIT D'ARMES.
I. La vallée de Louron 5
II. Cocardasse et Passepoil 27
III. Les trois Philippe 49
IV. Le petit Parisien 69
V. La botte de Nevers 89
VI. Le fenêtre basse 111
VII. Deux contre vingt 129
VIII. Bataille 147
L'HÔTEL DE NEVERS.
I. La maison d'or 163
II. Deux revenants 181
III. Les enchères 199


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