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Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 5

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The Project Gutenberg eBook of Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 5

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Title: Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 5

Author: Paul Féval

Release date: December 4, 2010 [eBook #34559]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
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Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU: AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE. VOLUME 5 ***

Au lecteur

LE BOSSU.


Bruxelles.—Imp. de E. Guyot, succ. de Stapleaux,
rue de Schaerbeek, 12.


COLLECTION HETZEL.


LE BOSSU

AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE

PAR

PAUL FÉVAL.

5


Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
interdite pour la France.


LEIPZIG,

ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.


1857


TABLE DES CHAPITRES
DU CINQUIÈME VOLUME

LE CONTRAT DE MARIAGE.

(SUITE.)

II

—Un coup de bourse sous la régence.—

Le bossu était entré l'un des premiers à l'hôtel de Gonzague, et dès l'ouverture des portes on l'avait vu arriver avec un petit commissionnaire qui portait une chaise, un coffre, un oreiller et un matelas.

Le bossu meublait sa niche et voulait évidemment en faire son domicile, comme il en avait le droit par son bail.

Il avait, en effet, succédé aux droits de Médor, et Médor couchait dans sa niche.

Les locataires des cahutes du jardin de Gonzague eussent voulu des jours de vingt-quatre heures. Le temps manquait à leur appétit de négoce. En route pour aller chez eux ou en revenir, ils agiotaient; ils se réunissaient pour dîner afin d'agioter en mangeant. Les heures seules du sommeil étaient perdues.

N'est-il pas humiliant de penser que l'homme, esclave d'un besoin matériel, ne peut agioter en dormant!

La veine était à la hausse. La fête du Palais-Royal avait produit un immense effet. Bien entendu, personne, parmi ce petit peuple de spéculateurs, n'avait mis le pied à la fête; mais quelques-uns, perchés sur les terrasses des maisons voisines, avaient pu entrevoir le ballet. On ne parlait que du ballet. La fille du Mississipi, puisant à l'urne de son respectable père de l'eau qui se changeait en pièces d'or, voilà une fine et charmante allégorie, quelque chose de vraiment français et qui pouvait faire pressentir à quelle hauteur s'élèverait dans les siècles suivants le génie dramatique du peuple qui, né malin, créa le vaudeville!

Au souper, entre la poire et le fromage, on avait accordé une nouvelle création d'actions. C'étaient les petites-filles. Elles avaient déjà dix pour cent de prime avant d'être gravées. Les mères étaient blanches, les filles jaunes; les petites-filles devaient être bleues: couleur du ciel, du lointain, de l'espoir et des rêves!

Il y a, quoi qu'on en dise, une large et profonde poésie dans un registre à souche!

En général, les boutiques qui faisaient le coin des rues baraquées étaient des débits de boissons dont les maîtres vendaient le ratafia d'une main et jouaient de l'autre. On buvait beaucoup: cela met de l'entrain dans les transactions.—A chaque instant, on voyait les spéculateurs heureux porter rasade aux gardes-françaises, postés en sentinelles aux avenues principales.

Ces tours de faction étaient très-recherchés. Cela valait une campagne aux Porcherons.

Incessamment, des portefaix et voituriers à bras amenaient des masses de marchandises qu'on entassait dans les cases ou au dehors, au beau milieu de la voie. Les ports étaient payés un prix fou. Une seule chose, de nos jours, peut donner l'idée du tarif de la rue Quincampoix, c'est le tarif de San-Francisco, la ville du golden-fever, où les malades de cette fièvre d'or payaient, dit-on, deux dollars pour faire cirer leurs bottes.

La rue Quincampoix avait du reste d'étonnants rapports avec la Californie. Notre siècle n'a rien inventé en fait d'extravagances.

Ce n'était ni l'or ni l'argent, ce n'étaient pas non plus les marchandises qu'on recherchait; la vogue était aux petits papiers. Les blanches, les jaunes, les mères, les filles, enfin ces chers anges qui allaient naître, les petites-filles, les bleues, ces tendres actions dont le berceau s'entourait déjà de tant de sollicitudes! voilà ce qu'on demandait de toutes parts, à grands cris, voilà ce qu'on voulait, voilà ce qui véritablement excitait le délire de tous!

Veuillez réfléchir: un louis vaut vingt-quatre francs aujourd'hui, demain il vaudra encore vingt-quatre francs, tandis qu'une petite-fille de mille livres qui, ce matin, ne vaut que cinq cents pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir.

A bas la monnaie, lourde, vieille, immobile! vive le papier léger comme l'air! le papier précieux, le papier magique qui accomplit, au fond même du portefeuille, je ne sais quel travail d'alchimiste! Une statue à ce bon M. Law! une statue haute comme le colosse de Rhodes!

Ésope II, dit Jonas, est le bénéficiaire de cet engouement. Son dos, ce pupitre commode dont lui avait fait cadeau la nature, ne chômait pas un seul instant. Les pièces de six livres et les pistoles tombaient sans relâche dans sa sacoche de cuir.—Mais ce gain le laissait impassible. C'était déjà un financier endurci.

Il n'était point gai, ce matin; il avait l'air malade. A ceux qui avaient la bonté de l'interroger à ce sujet, il répondait:

—Je me suis un peu trop fatigué cette nuit.

—Où cela, Jonas, mon ami?

—Chez M. le régent qui m'avait invité à sa fête.

On riait, on signait, on payait: c'était une bénédiction!

Vers dix heures du matin, une acclamation immense, terrible, foudroyante, fit trembler les vitres de l'hôtel de Gonzague. Le canon qui annonce la naissance des fils du souverain ne fait pas à beaucoup près autant de bruit que cela. On battait des mains, on hurlait, les chapeaux volaient en l'air, la joie avait des éclats et des spasmes, des trépignements et des défaillances.

Les actions bleues, les petites-filles, avaient vu le jour! Elles sortaient toutes fraîches, toutes vierges, toutes mignonnes, des presses de l'imprimerie royale.

N'y avait-il pas de quoi faire crouler la rue Quincampoix? Les petites-filles! les actions bleues! les dernières-nées, portant la signature vénérable du sous-contrôleur Labastide!

—A moi! dix de prime! quinze!

—Vingt! à moi!... comptant, espèces!

—Vingt-cinq payées en laine du Berry!...

—En épices de l'Inde... en soie grége... en vins de Gascogne!

—Ne foulez pas, mordieu, la mère!... Fi! à votre âge!...

—Oh! le vilain qui malmène les femmes!... n'avez-vous pas de honte!

—Gare! gare!... une partie de bouteilles de Rouen.

—Gare! toiles de Quintin! plein la main... trente de prime!

Cris de femmes bousculées, cris de petits hommes étouffés,—glapissement de ténors,—grands murmures de basses-tailles.

Horions échangés de bonne foi!

Ces actions bleues avaient là un succès tout à fait digne d'elles.

Oriol et Montaubert descendirent les marches du perron de l'hôtel. Ils venaient d'avoir leur entrevue avec Gonzague qui les avait gourmandés d'importance. Ils étaient silencieux et tout penauds.

—Ce n'est plus un protecteur, dit Montaubert en touchant le sol du jardin.

—C'est un maître! grommela Oriol, et qui nous mène là où nous ne voulions point aller!... j'ai bien envie...

—Et moi donc! interrompit Navailles.

Un valet à la livrée du prince les aborda, et leur remit à chacun un paquet cacheté.

Ils rompirent le sceau. Les paquets contenaient chacun une liasse d'actions bleues.

Oriol et Montaubert se regardèrent.

—Palsambleu! fit le gros petit financier déjà tout ragaillardi, en caressant son jabot de dentelles, j'appelle ceci une attention délicate!

—Il a des façons d'agir, répliqua Montaubert attendri, qui n'appartiennent qu'à lui!

On compta les petites-filles qui étaient en nombre raisonnable.

—Mêlons! dit Montaubert.

—Mêlons! accepta Oriol.

Les scrupules étaient déjà loin. La gaieté revenait.

Il y eut comme un écho derrière eux:

—Mêlons! Mêlons!

Toute la bande folle descendait le perron: Navailles, Taranne, Nocé, Albret, Gironne et le reste. Chacun d'eux avait également trouvé, en arrivant, un chasse-remords et une consolation. Ils se formèrent en groupe.

—Messieurs, dit Albret, voici des croquants de marchands qui ont des écus jusque dans leurs bottes... En nous associant, nous pouvons tenir le marché aujourd'hui et faire un coup de partie...

Ce ne fut qu'une voix:

—Associons-nous! Associons-nous!

—En suis-je? demanda une petite voix aigrelette, qui semblait sortir de la poche du grand baron de Batz.

On se retourna. Le bossu était là prêtant son dos à un marchand de faïence qui donnait le fond de son magasin pour une douzaine de chiffons, et qui était heureux.

—Au diable! fit Navailles en reculant, je n'aime pas cette créature!

—Va plus loin! ordonna brutalement Gironne.

—Messieurs, je suis votre serviteur, repartit le bossu avec politesse; j'ai loué une place et le jardin est à moi comme à vous.

—Quand je pense, dit Oriol, que ce démon qui nous a tant intrigués cette nuit, n'est qu'un méchant pupitre ambulant...

—Pensant... écoutant... parlant..., prononça le bossu en piquant chacun de ces trois mots.

Il salua, sourit et alla à ses affaires.

Navailles le suivit du regard.

—Hier, je n'avais pas peur de ce petit homme..., murmura-t-il.

—C'est qu'hier, dit Montaubert à voix basse, nous pouvions encore choisir notre chemin!

—Ton idée, Albret, ton idée! s'écrièrent plusieurs voix.

On se serra autour d'Albret qui parla pendant quelques minutes avec vivacité.

—C'est superbe! dit Gironne; je comprends.

—C'est ziberpe! répéta le baron de Batz; ché gombrends... mais egsbliguez-moi engore!

—Eh! fit Nocé, c'est inutile!... à l'œuvre!... Il faut que dans une heure la rafle soit faite!

Ils se dispersèrent aussitôt. La moitié environ sortit par la cour et la rue Saint-Magloire, pour se rendre rue Quincampoix par le grand tour. Les autres allèrent seuls ou par petits groupes, causant çà et là bonnement des affaires du temps.

Au bout d'un quart d'heure, environ, Taranne et Choisy rentrèrent par la porte qui donnait rue Quincampoix. Ils firent une percée à grands coups de coude, et interpellant Oriol qui causait avec Gironne:

—Une fureur! s'écrièrent-ils,—une folie!... Elles font trente et trente-cinq au cabaret de Venise... quarante et jusqu'à cinquante chez Foulon... Dans une heure, elles feront cent... Achetez! achetez!

Le bossu riait dans son coin.

—On te donnera un os à ronger, petit, lui dit Nocé à l'oreille, sois sage.

—Merci, mon digne monsieur, répondit Ésope II humblement, c'est tout ce qu'il me faut.

Le bruit s'était cependant répandu en un clin d'œil que les bleues allaient faire cent avant la fin de la journée. Les acheteurs se présentaient en foule. Albret, qui avait toutes les actions de l'association dans son portefeuille, vendit en masse à cinquante, au comptant; il se fit fort en outre pour une quantité considérable à livrer au même taux sur le coup de deux heures.

Alors, débouchèrent, par la même porte donnant sur la rue Quincampoix, Oriol et Montaubert, avec des visages de deux aunes.

—Messieurs, dit Oriol à ceux qui lui demandaient pourquoi cet air consterné, je ne crois pas qu'il faille volontiers répéter ces fatales nouvelles... cela ferait baisser les fonds...

—Et quoi que nous en ayons, ajouta Montaubert avec un profond soupir, la chose se fera toujours assez vite!

—Manœuvre! manœuvre! cria un gros marchand qui avait ses poches gonflées de petites filles.

—La paix, Oriol! fit Montaubert, vous voyez à quoi vous nous exposez!

Mais le cercle avide et compact de curieux se massait déjà autour d'eux.

—Parlez, messieurs, dites ce que vous savez! s'écria-t-on; c'est un devoir d'honnête homme!

Oriol et Montaubert restèrent muets comme des poissons.

—Ché fais fus le tire, moi, dit le baron de Batz qui arrivait, tépâcle! tépâcle! tépâcle!

—Débâcle? pourquoi?

—Manœuvre, vous dit-on!

—Silence, vous, le gros homme!... Pourquoi débâcle?

—Ché sais bas! répondit gravement le baron; Zinguande bur zen te paisse!

—Cinquante pour cent de baisse!

—En tix minides!

—En dix minutes! mais c'est une dégringolade!

—Ia! c'est eine técrincolate!... ein tésasdre!.. eine banigue!...

—Messieurs! messieurs! dit Montaubert, tout beau!... n'exagérons rien!...

—Vingt bleues, quinze de prime! criait-on déjà aux alentours.

—Quinze bleues, quinze!... à dix de prime et du temps...

—Vingt-cinq au pair!...

—Messieurs, messieurs! c'est de la folie!... l'enlèvement du jeune roi n'est pas encore un fait officiel...

—Rien ne prouve, ajouta Oriol, que M. Law ait pris la fuite...

—Et que M. le régent soit prisonnier au palais royal! acheva Montaubert d'un air profondément désolé.

Il y eut un silence de stupeur, puis une grande clameur, composée de mille cris.

—Le jeune roi enlevé! M. Law en fuite! Le régent prisonnier!

—Trente actions à cinquante de perte!

—Quatre-vingts bleues à soixante!

—A cent!... à cent cinquante...

—Messieurs! messieurs! faisait Oriol, ne vous pressez pas.

—Moi, je vends toutes les miennes à trois cents de perte! s'écria Navailles qui n'en avait plus une seule, les prenez-vous?

Oriol fit un geste d'énergique refus.

Les bleues firent aussitôt quatre cents de perte.

Montaubert continuait:

—On ne surveillait pas assez les du Maine... ils avaient des partisans... M. le chancelier d'Aguesseau était du coup, M. le cardinal de Bissy, M. de Villeroy et le maréchal de Villars... ils ont eu de l'argent par M. le prince de Cellamare... Judicaël de Malestroit, marquis de Pontcallec, le plus riche gentilhomme de Bretagne, a pris le jeune roi sur la route de Versailles et l'a emmené à Nantes... le roi d'Espagne passe en ce moment les Pyrénées avec une armée de trois cent mille hommes: c'est là un fait malheureusement avéré!

Soixante bleues à cinq cents de perte! cria-t-on dans la foule toujours croissante.

—Messieurs, messieurs, ne vous pressez pas... il faut du temps pour amener une armée des monts Pyrénéens jusqu'à Paris!... D'ailleurs, ce sont des on dit... rien que des on dit!...

—Tes on tit!... tes on tit!... répéta le baron de Batz; ch'ai engore eine action... ché la tonne pur zing zents vrancs!... foilà!

Personne ne voulut de l'action du baron de Batz, et les offres recommencèrent à grands cris.

—Au pis aller, reprit Oriol, si M. Law n'était pas en fuite...

—Mais, demanda-t-on, qui détient le régent prisonnier?

—Bon Dieu! répondit Montaubert, vous m'en demandez plus que je n'en sais, mes bonnes gens! moi je n'achète ni ne vends, Dieu merci!... M. le duc de Bourbon était mécontent, à ce qu'il paraît... on parle aussi du clergé pour l'affaire de la constitution... il y en a qui prétendent que le czar est mêlé à tout cela et veut se faire proclamer roi de France.

Ce fut un cri d'horreur. Le baron de Batz proposa son action pour cent écus.

A ce moment de panique universelle, Albret, Taranne, Gironne et Nocé qui avaient les fonds sociaux firent un petit achat et furent signalés aussitôt. On se les montrait au doigt comme une partie carrée d'idiots. Ils achetaient! En un clin-d'œil, la foule les entoura, les assiégea, les étouffa.

—Ne leur dites pas vos nouvelles! fit-on à l'oreille d'Oriol et de Montaubert.

Le gros petit traitant avait grand'peine à s'empêcher de rire.

—Les pauvres innocents! murmura-t-il.

Puis il ajouta en s'adressant à la foule:

—Je suis gentilhomme, mes amis; je vous ai dit mes nouvelles gratis et pro Deo... faites-en ce que vous voudrez, je m'en lave les mains.

Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux innocents:

—Achetez, mes amis, achetez; si ce sont de faux bruits, vous allez faire une magnifique affaire.

On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux mains et ne voulait plus que de l'or. «Réaliser! réaliser!» c'était le cri général.

Ce qu'on appelait le pair pour les actions bleues ou petites-filles, c'était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à quelques centaines de francs.

Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se gonflèrent comme le sac de cuir d'Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions.

Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent.

Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés:

—M. Law est en son hôtel!

—Le jeune roi est aux Tuileries!

—Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner!

—Manœuvre! manœuvre! manœuvre!

—Manèfre! manèfre! manèfre! répéta le baron de Batz indigné; ché fus tisais pien qué z'édaient tes manèfres...

Il y eut des gens qui se pendirent.

Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s'arracher les cheveux, Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice.

En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa une bourse dans la main. Le bossu cria:

—Viens ça, la Baleine!

L'ancien soldat aux gardes vint, parce qu'il avait vu la bourse. Le bossu la lui jeta au nez.

Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d'Oriol, Montaubert et compagnie par trop élémentaire, n'ont qu'à lire les notes de Cl. Berger sur les mémoires secrets de l'abbé de Choisy. Ils y verront des manœuvres bien plus grossières, couronnées d'un plein succès.

Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa réputation d'homme d'esprit en même temps que sa fortune en montant ces audacieuses escroqueries.

C'étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les pendus.

Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de l'hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L'agio avait repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D'autres nouvelles, plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d'or, un instant étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien.

M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient trois sceaux, retenus par les lacets de soie. Quand le bossu aperçut cet objet, ses yeux s'ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait violemment à son visage pâle.

Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué, désormais sur Peyrolles et Gonzague.

—Que fait la princesse? demanda celui-ci.

La princesse n'a pu fermer l'œil de cette nuit, répondit le factotum; sa camériste l'a entendue qui répétait: Si c'était pourtant la fille de Nevers!

—Vive Dieu! murmura Gonzague, en est-elle là déjà?... Si jamais elle voyait cette belle fille, tout serait dit!

—Il y a ressemblance? demanda Peyrolles.

—Tu verras cela!... deux gouttes d'eau!... Te souviens-tu de Nevers?

—Oui, répliqua Peyrolles; c'était un beau jeune homme!

—Sa fille est belle comme un ange... le même regard... le même sourire...

—Est-ce qu'elle sourit déjà?

—Elle est avec dona Cruz... elles se connaissent... Dona Cruz la console... Cela m'a fait quelque chose de voir cette enfant-là!... Si j'avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois... Mais ce sont des folies! s'interrompit-il; de quoi me repentirais-je? ai-je fait le mal pour le mal?... J'ai mon but, j'y marche... S'il y a des obstacles...

—Tant pis pour les obstacles! murmura Peyrolles en riant.

Gonzague passa le revers de sa main sur son front.

Peyrolles toucha l'enveloppe scellée.

—Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste?

—Il n'y a pas à en douter, répondit le prince; le cachet de Nevers et le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides.

—Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre?

—J'en suis sûr.

—Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant l'enveloppe.

—Y penses-tu! s'écria Gonzague, briser des cachets! de beaux cachets intacts! Vive Dieu! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins... nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable héritière de Nevers...

—La véritable?... répéta involontairement Peyrolles.

—Celle qui doit être pour nous la véritable... et l'évidence sortira de là tout d'une pièce!

Peyrolles s'inclina. Le bossu regardait.

—Mais, reprit le factotum; que ferons-nous de l'autre jeune fille, monseigneur?

—Damné bossu! s'écria l'agioteur qui signait en ce moment sur le dos de Jonas; pourquoi remues-tu comme cela?

Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se rapprocher de Gonzague.

Celui-ci réfléchissait.

—J'ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même; que ferais-tu de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place?

Le factotum eut son équivoque et bas sourire.

—Non... non..., murmura Gonzague; dis-moi quel est le plus perdu... le plus ruiné de tous nos satellites?...

—Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter.

—Tiens-toi donc tranquille, bossu! fit un nouvel endosseur.

—Chaverny! répéta Gonzague dont le visage s'éclaira; je l'aime, ce garçon-là!... mais il me gêne... cela me débarrasserait de lui!


III

—Caprice de bossu.—

Nos heureux spéculateurs, Taranne, Albret et compagnie ayant fini leurs partages, commençaient à se remontrer dans la foule. Ils avaient grandi de deux ou trois coudées. On les regardait avec respect.

—Où donc est-il, ce cher Chaverny? demanda Gonzague.

Au moment où M. de Peyrolles allait répondre, un tumulte affreux se fit dans la cohue. Tout le monde se précipita vers le perron où des gardes-françaises entraînaient un pauvre diable qu'ils avaient saisi aux cheveux.

—Fausse! disait-on, elle est fausse!

—Et c'est une infamie!... falsifier le signe du crédit!

—Profaner le symbole de la fortune publique!

—Entraver les transactions! ruiner le commerce!

—A l'eau! le faussaire! à l'eau! le misérable!

Le gros petit traitant Oriol, Montaubert, Taranne et les autres criaient comme des aigles. Avoir besoin d'être sans péché pour jeter la première pierre, c'était bon du temps de Notre-Seigneur!

On amena le pauvre malheureux terrifié, à demi mort, devant Gonzague. Son crime était d'avoir passé au bleu une action blanche pour bénéficier de la petite prime affectée temporairement aux titres à la mode.

—Pitié! pitié! criait-il; je n'avais pas compris toute l'énormité de mon crime!

—Monseigneur! dit Peyrolles, on ne voit ici que des faussaires.

—Monseigneur, ajouta Montaubert, il faut un exemple!

Et la foule:

—Horreur! Infamie! Un faux! Ah! le scélérat! point de pardon!

—Qu'on le jette dehors! décida Gonzague en détournant les yeux.

La foule s'empara aussitôt du pauvre diable, en criant:

—A la rivière! à la rivière!

Il était cinq heures du soir. Le premier son de la cloche de fermeture tinta dans la rue Quincampoix. Les terribles accidents qui chaque jour se renouvelaient avaient déterminé l'autorité à défendre les négociations des actions après la brume tombée. C'était toujours à ce dernier moment que le délire du jeu arrivait à son comble. Vous eussiez dit une mêlée. On se prenait au collet, les clameurs se croisaient si drues qu'on n'entendait plus qu'un seul et même hurlement.

Dieu sait si le bossu avait de la besogne! mais son regard ne quittait point M. de Gonzague.

Il avait entendu ce nom de Chaverny.

—On va fermer!... on ferme! criait la cohue. Dépêchons! dépêchons!

Si Ésope II, dit Jonas, avait eu plusieurs douzaines de bosses, quelle fortune!

—Que vouliez-vous me dire du marquis de Chaverny, monseigneur? demanda Peyrolles.

Gonzague était en train de rendre un signe de tête protecteur et hautain au salut de ses affidés.

Il avait réellement grandi depuis la veille, par rapport à ceux qui s'étaient rapetissés.

—Chaverny, répéta-t-il d'un air distrait; ah oui... Chaverny... Fais-moi penser tout à l'heure qu'il faut que je parle à ce bossu.

—Et la jeune fille? n'est-il pas dangereux de la laisser au pavillon?

—Très-dangereux... Elle n'y restera pas longtemps... Pendant que j'y songe, ami Peyrolles, nous soupons chez dona Cruz... une réunion d'intimes... que tout soit prêt...

Il ajouta quelques mots à son oreille. Peyrolles s'inclina et dit:

—Monseigneur, il suffit.

—Bossu! s'écria un endosseur mécontent, tu trépignes comme un petit fou!... tu ne sais plus ton métier... Messieurs, il nous faudra reprendre la Baleine!

Peyrolles s'éloignait; M. de Gonzague le rappela.

—Et trouvez-moi Chaverny! dit-il, mort ou vif, je veux Chaverny.

Le bossu secoua son dos sur lequel on était en train de signer.

—Je suis las, dit-il, voici la cloche, j'ai besoin de repos.

La cloche tintait en effet et les concierges passaient en faisant sonner leurs grosses clefs.

Quelques minutes après, on n'entendait plus d'autre bruit que celui des cadenas que l'on fermait. Chaque locataire avait sa serrure, et les marchandises non vendues ou échangées restaient dans les loges. Les gardiens pressaient vivement les retardataires.

Nos spéculateurs associés, Navailles, Taranne, Oriol, etc., s'étaient approchés de Gonzague qu'ils entouraient chapeau bas.

Gonzague avait les yeux fixés sur le bossu qui, assis sur un pavé à la porte de sa niche, n'avait point l'air de se disposer à sortir. Il comptait paisiblement le contenu de son grand sac de cuir et avait, en apparence du moins, beaucoup de plaisir à cette besogne.

—Nous sommes venus ce matin savoir des nouvelles de votre santé, monsieur mon cousin, dit Navailles.

—Et nous avons été heureux, ajouta Nocé, d'apprendre que vous ne vous étiez point trop ressenti des fatigues de la fête d'hier.

—Il y a quelque chose qui fatigue plus que le plaisir, messieurs, répondit Gonzague, c'est l'inquiétude.

—Le fait est, dit Oriol qui voulait à tout prix placer son mot; le fait est que l'inquiétude... moi, je suis comme cela... quand on est inquiet...

Ordinairement, Gonzague était bon prince et venait au secours de ses courtisans qui se noyaient, mais cette fois, il laissa Oriol perdre plante.

Le bossu riait sur son pavé.

Quand il eut achevé de compter son argent, il tordit le cou à son sac de cuir et l'attacha soigneusement avec une corde.—Puis, il se disposa à rentrer dans sa cabane.

—Allons, Jonas! lui dit un gardien; est-ce que tu comptes coucher ici?

—Oui, mon ami, répondit le bossu; j'ai apporté ce qu'il me faut pour cela.

Le gardien éclata de rire. Ces messieurs l'imitèrent, sauf le prince de Gonzague qui garda son grand sérieux.

—Voyons! voyons! fit le gardien; pas de plaisanteries, mon petit homme! Déguerpissons... et vite!

Le bossu lui ferma la porte au nez.

Comme le gardien frappait à grands coups de pied dans la niche, le bossu montra sa tête pâlotte au petit œil de bœuf qui était sous le toit.

—Justice! monseigneur! s'écria-t-il.

—Justice! répétèrent joyeusement ces messieurs.

—C'est dommage que Chaverny ne soit pas ici, ajouta Navailles; on l'aurait chargé de rendre cette importante et grave sentence.

Gonzague réclama le silence d'un geste:

—Chacun doit sortir au son de cloche, dit-il, c'est le règlement.

—Monseigneur, répliqua Ésope II dit Jonas du ton bref et précis d'un avocat qui pose ses conclusions; je vous prie de vouloir bien considérer que je ne suis pas dans la position de tout le monde... tout le monde n'a pas loué la loge de votre chien...

—Bien trouvé! crièrent les uns.

Les autres dirent:

—Que prouve cela?

—Médor, répondit le bossu, avait-il coutume, oui ou non, de coucher dans sa niche?

—Bien trouvé! bien trouvé!

—Si Médor avait, comme je puis le prouver, l'habitude de coucher dans sa niche, moi qui suis substitué, moyennant trente mille livres, aux droits et priviléges de Médor, je prétends faire comme lui et je ne sortirai d'ici que si on m'expulse par la violence.

Gonzague sourit cette fois. Il exprima son approbation par un signe de tête. Le gardien se retira.

—Viens ça, dit le prince.

Jonas sortit aussitôt de sa niche.

Il s'approcha et salua en homme de bonne compagnie.

—Pourquoi veux-tu demeurer là dedans? lui demanda Gonzague.

—Parce que la place est sûre et que j'ai de l'argent.

—Penses-tu avoir fait une bonne affaire avec ta niche?

—Une affaire d'or, monseigneur... je le savais d'avance.

Gonzague lui mit la main sur l'épaule.—Le bossu poussa un petit cri de douleur.

Cela lui était arrivé déjà cette nuit dans le vestibule des appartements du régent.

—Qu'as-tu donc? demanda le prince étonné.

—Un souvenir de bal, monseigneur... une courbature.

—Il a trop dansé, firent ces messieurs.

Gonzague tourna vers eux son regard où il y avait du dédain.

—Vous êtes disposés à vous moquer, messieurs, dit-il; moi aussi peut-être... mais que nous aurions grand tort et que celui-ci pourrait bien plutôt se moquer de nous...

—Ah!... monseigneur!... fit Jonas modestement.

—Je vous le dis comme je le pense, messieurs, reprit Gonzague, voici votre maître...

On avait bonne envie de se récrier.

—Voici votre maître! répéta le prince. Il m'a été plus utile à lui tout seul que vous tous ensemble... il nous avait promis M. de Lagardère au bal du régent... nous avons eu M. de Lagardère!...

—Si monseigneur eût bien voulu nous charger..., commença Oriol.

—Messieurs, reprit Gonzague sans lui répondre, on ne fait pas marcher comme on veut M. de Lagardère... je souhaite que nous n'ayons pas bientôt à nous en convaincre de nouveau.

Tous les regards interrogèrent.

—Nous pouvons parler ici la bouche ouverte, dit Gonzague; je compte m'attacher ce garçon-là... j'ai confiance en lui...

Le bossu se rengorgea fièrement à ce mot.—Le prince poursuivit:

—J'ai confiance et je dirai devant lui, comme je le dirais devant vous, messieurs: Si Lagardère n'est pas mort, nous sommes tous en danger de périr!

Il y eut un silence. Le bossu avait l'air le plus étonné de tous.

—L'avez-vous donc laissé échapper? murmura-t-il.

—Je ne sais... nos hommes tardent bien!... je suis inquiet... je donnerais beaucoup pour savoir à quoi m'en tenir.

Autour de lui, financiers et gentilshommes tâchaient de faire bonne contenance. Il y en avait de braves: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne, Montaubert avaient fait leurs preuves.—Mais les trois traitants et surtout Oriol étaient tout pâles.

—Nous sommes, Dieu merci, assez nombreux et assez forts..., commença Navailles.

—Vous parlez sans savoir! interrompit Gonzague; je souhaite que personne ici ne tremble plus que moi s'il nous faut enfin frapper un grand coup.

—De par Dieu! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts, nous sommes tout à vous.

—Messieurs, je le sais bien, répliqua le prince sèchement; je me suis arrangé pour cela.

S'il y eut des mécontents, on ne le vit point.

—En attendant, reprit Gonzague, réglons le passé... L'ami, vous nous avez rendu un grand service.

—Qu'est-ce que cela, monseigneur?

—Pas de modestie, je vous prie!... vous avez bien travaillé... demandez votre salaire.

Le bossu avait encore à la main son sac de cuir; il se prit à le tortiller.

—En vérité, balbutia-t-il, cela ne vaut pas la peine...

—Tête-bleu! s'écria Gonzague. Tu veux donc nous demander une bien forte récompense?

Le bossu le regarda en face et ne répondit point.

—Je te l'ai dit, continua le prince avec un commencement d'impatience; je n'accepte rien pour rien, l'ami... Pour moi, tout service gratuit est trop cher, car il cache une trahison... fais-toi payer, je le veux!

—Allons, Jonas, mon ami! cria la bande; fais un souhait! Voici le roi des génies!...

—Puisque monseigneur l'exige, dit le bossu avec un embarras croissant; mais comment faire cette demande à monseigneur...?

Il baissa les yeux, tortilla son sac et balbutia:

—Monseigneur va se moquer, j'en suis sûr!...

—Cent louis que notre ami Jonas est amoureux! s'écria Navailles.

Il y eut un long éclat de rire, Gonzague et le bossu furent les seuls qui ne prirent point part à cette gaieté.

Gonzague était convaincu qu'il aurait encore besoin du bossu.

Gonzague était avide, mais non pas avare. L'argent ne lui coûtait rien; à l'occasion, il savait le répandre à pleines mains.

En ce moment, il voulait deux choses: acquérir ce mystérieux instrument et le connaître.—Or, il manœuvrait pour atteindre ce double but.

Loin de le gêner, ses courtisans lui servaient à rendre plus évidente la bienveillance qu'il montrait au petit homme.

—Pourquoi ne serait-il pas amoureux? dit-il sérieusement; s'il est amoureux et que cela dépende de moi, je jure qu'il sera heureux... il y a des services qui ne se payent pas seulement avec de l'argent.

—Monseigneur, prononça le bossu d'un ton pénétré; je vous remercie... Amoureux, ambitieux, curieux... sais-je quel nom donner à la passion qui me tourmente?... Ces gens rient... ils ont raison: moi je souffre.

Gonzague lui tendit la main. Le bossu la baisa, mais ses lèvres frémirent:

Il poursuivit d'un ton si étrange, que nos roués perdirent leur gaieté:

—Curieux, ambitieux, amoureux... qu'importe le nom du mal... la mort est la mort, qu'elle vienne par la fièvre, par le poison, par l'épée.

Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla.

—L'homme est petit, dit-il, mais il remue le monde!... Avez-vous vu parfois la mer, la grande mer en fureur? Avez-vous vu les vagues hautes jeter follement leur écume à la face voilée du ciel?... Avez-vous entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que la voix du tonnerre lui-même... C'est immense, c'est immense!... Rien ne résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s'affaisse de temps en temps, miné par la rude sape du flot... je vous le dis et vous le savez: c'est immense!... Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre, une planche frêle qui tremble et gémit... sur la planche, qu'est-ce? Un être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l'oiseau noir du large... et l'oiseau a ses ailes... un être... un homme... il ne tremble pas... je ne sais quelle magique puissance est sous sa faiblesse... elle vient du ciel... ou de l'enfer... l'homme a dit, ce nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l'homme a dit: Je veux; l'océan est vaincu!...

On écoutait—le bossu, pour tous ceux qui l'entouraient, changeait de physionomie.

—L'homme est petit, reprit-il, tout petit!... Avez-vous vu parfois la flamboyante chevelure de l'incendie? le ciel de cuivre où monte la fumée comme une coupole épaisse et lourde?... Il fait nuit, nuit noire... mais les édifices lointains sortent de l'ombre à cette autre et terrible aurore... les murs voisins regardent, tout pâles... La façade, avez-vous vu cela? C'est plein de grandeur et cela donne le frisson; la façade, ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est l'enfer,—et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce monstre qu'on appelle le feu!... Tout cela est grand aussi, furieux comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n'y a pas à lutter contre cela, non! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes... Eh bien! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici une ombre, un objet noir, un insecte, un atome... c'est un homme... il n'a pas peur du feu... pas plus du feu que de l'eau... il est le roi... il dit: Je veux!... Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt!

Le bossu s'essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons.

—Eh! eh! eh! eh!... fit-il tandis que son auditoire tressaillait; jusqu'ici j'ai vécu une misérable vie... hé! hé! hé!... Je suis petit, mais je suis homme!... Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons maîtres? Pourquoi pas curieux? pourquoi pas ambitieux?... Je ne suis plus jeune... Je n'ai jamais été jeune... Vous me trouvez laid, n'est-ce pas?... J'étais plus laid encore autrefois... C'est le privilége de la laideur: l'âge l'use comme la beauté... Vous perdez, je gagne... dans le tombeau, nous serons tous pareils.

Il ricana en regardant tour à tour chacun des affidés de Gonzague.

—Quelque chose de pire que la laideur, reprit-il, c'est la pauvreté... J'étais pauvre... je n'avais point de parents... je pense que mon père et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu'ils ont mis mon berceau dehors... Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu le ciel gris sur ma tête, le ciel qui versait de l'eau froide sur mon pauvre petit corps tremblotant... Quelle femme me donna son lait?... Je l'eusse aimée... ne riez plus!... S'il est quelqu'un qui prie pour moi au ciel, c'est elle... La première sensation dont je me souvienne, c'est la douleur que donnent les coups... Ainsi appris-je que j'existais: par le fouet qui déchira ma chair... Mon lit, c'était le pavé... Mon repas, c'était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne... Bonne école, messieurs, bonne école!... Si vous saviez comme je suis dur au mal!... Le bien m'étonne et m'enivre comme la goutte de vin monte à la tête de celui qui n'a jamais bu que de l'eau!

—Tu dois haïr beaucoup, l'ami! murmura Gonzague.

—Eh! eh!... beaucoup... oui, monseigneur... J'ai entendu çà et là des heureux regretter leurs premières années... Moi, tout enfant, j'ai eu de la colère dans le cœur... Savez-vous ce qui me faisait jaloux? C'était la joie d'autrui... Les autres étaient beaux, les autres avaient des pères et des mères... Avaient-ils du moins pitié, les autres, de celui qui était seul et brisé? Non... tant mieux! ce qui a fait mon âme, ce qui l'a durcie, ce qui l'a trempée, c'est la raillerie et c'est le mépris... Cela tue quelquefois... cela ne m'a pas tué... la méchanceté m'a révélé ma force... une fois fort, ai-je été méchant?... Mes bons maîtres... ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire!

Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à l'improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait, attentif et surpris.

L'effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace.

—Dès que j'ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m'a pris: j'ai voulu être riche... Pendant dix ans, peut-être plus, j'ai travaillé au milieu des rires et des huées... le premier denier est difficile à gagner, le second moins, le troisième vient tout seul... Il faut douze deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire une livre... J'ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d'or... je l'ai gardé... Quand je suis las et découragé, je le contemple... Sa vue ranime mon orgueil... c'est l'orgueil qui est la force de l'homme.

Sou à sou, livre à livre, j'amassais. Je ne mangeais pas à ma faim; je buvais mon content parce qu'il y a de l'eau gratis aux fontaines... J'avais des haillons, je couchais sur la dure... Mon trésor augmentait... J'amassais, j'amassais toujours!

—Tu es donc avare! interrompit Gonzague avec empressement, comme s'il eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être bizarre.

Le bossu haussa les épaules.

—Plût à Dieu! monseigneur! répondit-il; si seulement le ciel m'eût fait avare! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l'amant adore sa maîtresse... c'est une passion, cela!... j'emploierais mon existence à l'assouvir... Qu'est le bonheur, sinon un but dans la vie? Un prétexte de s'efforcer et de vivre?... Mais n'est pas avare qui veut... J'ai longtemps espéré que je deviendrais avare... je n'ai pas pu... je ne suis pas avare!...

Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine.

—J'eus un jour de joie, continua-t-il, rien qu'un jour... Je venais de compter mon trésor... Je passai un jour tout entier à me demander ce que j'en ferais... J'avais le double, le triple de ce que je croyais... Je répétais dans mon ivresse: Je suis riche! je suis riche... Je vais acheter le bonheur...

Je regardai autour de moi... personne...

Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà!

Déjà!... N'était-ce pas hier qu'on me battait enfant?

—Le miroir ment! me dis-je.

Je brisai le miroir.—Une voix me dit:

—Tu as bien fait! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc ici-bas!

Et la même voix encore:

—L'or est beau! l'or est jeune! Sème l'or, bossu! Vieillard, sème l'or! Tu récolteras jeunesse et beauté.

Qui parlait ainsi, monseigneur?... Je vis bien que j'étais fou.

Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard bienveillant, un visage pour me sourire.

—Bossu! bossu! disaient les hommes à qui je tendais la main.

—Bossu! bossu! répétaient les femmes vers qui s'élançait la pauvre virginité de mon cœur.

—Bossu! bossu! bossu!

Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est le roi du monde!...

—Il fallait le montrer, ton or! s'écria Navailles.

Gonzague était tout pensif.

—Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas; les mains se tendirent, non point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches... je voulais amener chez moi des amis, une maîtresse... je n'y attirai que des voleurs!...

Vous souriez encore... moi, je pleurai... je pleurai des larmes sanglantes... mais je ne pleurai qu'une nuit. L'amitié, l'amour, extravagances! à moi le plaisir! à moi la débauche! à moi tout ce qui du moins se vend à tout le monde!...

—L'ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin ce que vous voulez de moi?

—J'y arrive, monseigneur, répliqua le bossu qui changea encore une fois de ton; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais ardent... la passion de jouir s'allumait en moi: je devenais philosophe... j'allai... j'errai... je me mis à la piste, flairant le vent des carrefours pour deviner d'où soufflait le vent de la volupté inconnue...

—Eh bien? fit Gonzague.

—Prince, répondit le bossu en s'inclinant, le vent venait de chez vous!


IV

—Gascon et Normand.

Ceci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se prirent incontinent à rire.

—Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous?

—Oui, monseigneur... j'accourus... dès le seuil j'ai senti que j'étais au bon endroit... je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau... sans doute le parfum du noble et opulent plaisir... je me suis arrêté pour savourer cela... cela enivre, monseigneur: j'aime cela.

—Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles.

—Quel connaisseur! fit Oriol.

Le bossu le regarda en face.

—Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir...

Oriol pâlit. Montaubert s'écria:

—Que veut-il dire?...

—Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague.

—Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier en même temps que vous... J'ai vu deux gentilshommes attelés à une civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés pour cela.

—Et sait-il...? commença Oriol étourdiment:

—Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément... il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours de mon bras pour regagner son hôtel.

Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. Une expression de stupeur profonde se répandit sur tous les visages.

—Et savez-vous aussi ce qu'est devenu M. de Lagardère? demanda Gonzague à voix basse.

—Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu; j'étais tout près de lui quand il a frappé... le coup était bien donné, j'y engage ma parole... ceux que vous avez envoyés à la découverte vous apprendront le reste...

—Ils tardent bien!...

—Il faut le temps!... maître Cocardasse et frère Passepoil...

—Vous les connaissez donc?... interrompit Gonzague abasourdi.

—Monseigneur, je connais un peu tout le monde...

—Palsambleu! l'ami!... Savez-vous que je n'aime pas beaucoup ceux qui connaissent tant de monde et tant de choses!

—Cela peut être dangereux, monseigneur, j'en conviens, repartit paisiblement le bossu; mais cela peut servir aussi... Soyons juste... si je n'avais pas connu M. de Lagardère...

—Du diable si je me servirais de cet homme-là! murmura Navailles derrière Gonzague.

Il croyait n'avoir point été entendu, mais le bossu répondit:

—Vous auriez tort!

Tout le monde, du reste, partageait l'opinion de Navailles.

Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s'il eût voulu jouer avec son irrésolution:

—Si l'on ne m'eût point interrompu, j'allais répondre d'avance à vos soupçons... Quand je m'arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur, j'hésitais, moi aussi, je m'interrogeais, je doutais... C'était là le paradis... le paradis que je voulais... non point celui de l'Église, mais celui de Mahomet... toutes les délices réunies: les belles femmes et le bon vin: les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de mousse... Étais-je prêt à tout faire... tout... pour mériter l'entrée de cet éden voluptueux?... pour abriter mon néant sous le pan de votre manteau de prince?... Avant d'entrer, je me suis demandé cela. Et je suis entré, monseigneur.

—Parce que tu te sentais prêt à tout? interrogea Gonzague.

—A tout! répondit le bossu résolûment.

—Vive Dieu! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse!

—Voici quarante ans que je rêve!... mes désirs couvent sous des cheveux gris.

—Écoute... la noblesse peut s'acheter... demande à Oriol.

—Je ne veux point de la noblesse qui s'achète.

—Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom.

Ésope II montra sa bosse d'un geste cynique:

—Un nom pèse-t-il autant que cela?...

Puis il reprit d'un accent plus sérieux:

—Un nom... une bosse... deux fardeaux qui n'écrasent que les pauvres d'esprit... je suis un trop petit personnage pour être comparé à un financier d'importance comme M. Oriol... si son nom l'écrase, tant pis pour lui!... ma bosse ne me gêne pas... le maréchal de Luxembourg est bossu: l'ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden? le héros des comédies napolitaines, l'homme invincible à qui personne ne résiste, Pulcinella est bossu par derrière et par devant... Tyrtée était boiteux et bossu... bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre... Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la sagesse... La bosse du géant Atlas était le monde... Sans placer la mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu'elle vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente... Que serais-je sans elle? J'y tiens. Elle est d'or!

—Il y a du moins de l'esprit dedans, l'ami, dit Gonzague; je te promets que tu seras gentilhomme.

—Grand merci, monseigneur... quand cela?

—Peste! fit-on, il est pressé!

—Il faut le temps, dit Gonzague.

—Ils ont dit vrai, répliqua le bossu; je suis pressé... Monseigneur, excusez-moi... vous venez de me dire que vous n'aimiez pas les services gratuits... cela me met à l'aise pour réclamer mon salaire tout de suite.

—Tout de suite! se récria le prince, mais c'est impossible!

—Permettez! il ne s'agit plus de gentilhommerie!

Il se rapprocha, et d'un ton insinuant:

—Pas n'est besoin d'être gentilhomme pour s'asseoir... auprès de M. Oriol par exemple... au petit souper de cette nuit.

Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince.

—Tu sais aussi cela? dit ce dernier en fronçant le sourcil.

—Deux mots entendus par hasard, monseigneur..., murmura le bossu avec humilité.

Les autres criaient déjà:

—On soupe donc? on soupe donc?

—Ah! prince! fit le bossu d'un ton pénétré; c'est le supplice de Tantale que j'endure!... une petite maison! mais je la devine, avec ses issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre plus doux à travers les draperies discrètes... il y a des peintures aux plafonds: des nymphes et des Amours, des papillons et des roses... je vois le salon doré! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout plein de baisers, tout plein de sourires... je vois les girandoles! Elles m'éblouissent!...

Il mit sa main au devant de ses yeux:

—Je vois des fleurs; je respire leurs parfums... et qu'est-ce que cela auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu'un essaim de femmes adorables...

—Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d'être invité.

—C'est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux flamboyants comme un satyre, je suis ivre.

—Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l'oreille de Gonzague, je préviendrai mademoiselle Nivelle.

—Elle est prévenue, répliqua le prince.

Et comme s'il eût voulu exalter encore l'extravagant caprice du bossu:

—Messieurs, ce n'est pas ici un souper comme les autres.

—Qu'y aura-t-il donc?... aurons-nous le czar?

—Devinez ce que nous aurons.

—La comédie?... M. Law?... les singes de la foire Saint-Germain?

—Mieux que cela, messieurs!... renoncez-vous?

—Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois.

—Il y aura une noce, dit Gonzague.

Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie.

—Une noce! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés; une noce à la fin d'un petit souper!

—Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie.

—Et qui marie-t-on? fit l'assemblée d'une seule voix.

Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre, Peyrolles parut sur le perron et s'écria:

—Vivat! vivat! voici enfin nos hommes!

Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles.

—L'ami, dit Gonzague au bossu; nous n'avons pas fini tous deux... ne vous éloignez pas.

—Je reste aux ordres de monseigneur, répondit Ésope II qui se dirigea vers sa niche.

Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas.

—Un mariage, murmura-t-il, un scandale... mais ce ne peut être une inutile parodie... cet homme ne fait rien sans but... qu'y a-t-il sous cette profanation?... Sa trame m'échappe... et le temps presse...

Sa tête disparut entre ses mains crispées.

—Oh! qu'il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je jure Dieu que je serai du souper!

—Eh bien! eh bien! quelles nouvelles? criaient nos courtisans curieux.

Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser personnellement.

—Ces deux braves ne veulent parler qu'à monseigneur, répondit Peyrolles.

Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à Gonzague qu'ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres en fait d'armes.

—Voyons, dit le prince, parlez vite.

Cocardasse et Passepoil se tournèrent l'un vers l'autre.

—A toi, mon noble ami, dit le Normand.

—Je n'en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi.

—Palsambleu, s'écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens!

Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d'une voix haute et avec volubilité.

—Monseigneur, pour mériter l'honorable confiance...

—La paix! fit le prince étourdi, parlez chacun à votre tour!

Nouveau combat de politesse. Enfin Passepoil reprit:

—Comme étant le plus jeune et le moins élevé en grade, j'obéis à mon noble ami et je prends la parole... J'ai rempli ma mission avec bonheur, je commence par le dire... si j'ai été plus heureux que mon noble ami, cela ne dépend point de mon mérite...

Cocardasse souriait d'un air fier et caressait son énorme moustache.

Nous n'avons point oublié qu'il y avait défi de mensonge entre ces deux aimables coquins.

Avant de les voir lutter d'éloquence comme les Arcadiens de Virgile, nous devons dire qu'ils n'étaient point sans inquiétude. En sortant du cabaret de Venise, ils s'étaient rendus pour la seconde fois à la maison de la rue du Chantre.

Point de nouvelles de Lagardère.

Qu'était-il devenu? Cocardasse et Passepoil étaient à ce sujet dans la plus complète ignorance.

—Soyez bref! ordonna Gonzague.

—Concis et précis! ajouta Navailles.

—Voici la chose en deux mots, dit frère Passepoil; la vérité n'est jamais longue à exprimer... et ceux qui vont chercher midi à quatorze heures, c'est pour enjôler le monde... tel est mon avis... Si je pense ainsi, c'est que j'en ai sujet. L'expérience... mais ne nous embrouillons pas. Je suis donc sorti ce matin avec les ordres de monseigneur... mon noble ami et moi, nous nous sommes dit: Deux chances valent mieux qu'une, suivons chacun notre piste... En conséquence de quoi nous nous sommes séparés devant le marché des Innocents... Ce qu'a fait mon noble ami, je l'ignore... Moi, je me suis rendu au Palais Royal où les ouvriers enlevaient déjà les décors de la fête. On ne parlait là que d'une chose. On avait trouvé une mare de sang entre la tente indienne et la petite loge du jardinier-concierge, maître le Bréant... Voilà donc qui est bon: j'étais sûr qu'un coup d'épée avait été donné... Je suis allé inspecter la mare de sang qui m'a paru raisonnable... Puis j'ai suivi une trace... ah! ah! il faut des yeux pour cela!... depuis la tente indienne jusqu'à la rue Saint-Honoré, en passant par le vestibule du pavillon de M. le régent... les valets me demandaient: L'ami, qu'as-tu perdu?... Le portrait de ma maîtresse, répondais-je, et ils riaient comme de plats coquins qu'ils sont... si j'avais fait faire le portrait de toutes mes maîtresses, jarnicoton! je payerais un fier loyer pour avoir où les mettre.

—Abrége! fit Gonzague.

—Monseigneur, je fais de mon mieux... Voilà donc qui est bon... Dans la rue Saint-Honoré il passe tant de chevaux et de carrosses que la trace était effacée... je poussai droit à l'eau.

—Par où? interrompit le prince.

—Par la rue de l'Oratoire, répondit Passepoil.

Gonzague et ses affidés échangèrent un regard. Si Passepoil eût parlé de la rue Pierre-Lescot, la folle aventure d'Oriol et de Montaubert étant désormais connue, il aurait perdu du coup toute créance.

Mais Lagardère avait bien pu descendre par la rue de l'Oratoire.

Frère Passepoil reprit ingénument:

—Je vous parle comme à mon confesseur, illustre prince... Les traces recommençaient rue de l'Oratoire, et je les ai pu suivre jusqu'à la rive du fleuve... Là, plus rien... cependant, il y avait des mariniers qui causaient... je me suis approché... l'un deux qui avait l'accent picard disait: Ils étaient trois; le gentilhomme était blessé; après lui avoir coupé sa bourse, ils l'ont jeté du haut de la berge du Louvre. Mes maîtres, ai-je demandé, s'il vous plaît, l'avez-vous vu ce gentilhomme?... à quoi ils n'ont voulu répondre, pensant d'abord que j'étais une mouche de M. le lieutenant. Mais j'ai ajouté: Je suis de la maison de ce gentilhomme, qui se nomme de Saint-Saurin, natif de Brie, et bon chrétien. Dieu ait son âme! ont-ils fait alors: nous l'avons vu...—Comment était-il costumé, mes vrais amis?—Il avait un masque noir sur la figure, et sur le corps un pourpoint de satin blanc.

Il y eut un murmure. On échangea des signes. Gonzague secoua la tête d'un air approbatif.

Maître Cocardasse junior conservait seul son sourire sceptique.

Il se disait:

—La caillou est un fin normand, sandiéou!... mais apapur! apapur! notre tour va venir!

—Voilà donc qui est bon! poursuivit Passepoil, encouragé par le succès de son conte; si je ne m'exprime pas comme un homme de plume: mon métier est de tenir l'épée... et puis la présence de monseigneur m'intimide: je suis trop franc pour le cacher... mais enfin, la vérité est la vérité... fais ton devoir et moque-toi du qu'en dira-t-on!... Je descends le long du Louvre, je passe entre la rivière et les Tuileries jusqu'à la porte de la Conférence... Je suis le cours la Reine, la route de Billy, le halage de Passy; je passe devant le Point-du-Jour et devant Sèvres... j'avais mon idée, vous allez voir... J'arrivai au pont de Saint-Cloud...

—Les filets!... murmura Oriol.

—Les filets! répéta Passepoil en clignant de l'œil; monsieur a mis le doigt dessus.

—Pas mal! pas mal! se disait maître Cocardasse; nous finirons par faire quelque chose de c'ta couquin de Passepoil!

—Et qu'as-tu trouvé dans les filets? demanda Gonzague qui fronça le sourcil d'un air de doute.

Frère Passepoil déboutonna son justaucorps.—Cocardasse ouvrait de grands yeux.—Il ne s'attendait pas à cela.

Ce que Passepoil tira de son justaucorps, ce n'était pas dans les filets de Saint-Cloud qu'il l'avait trouvé. Il n'avait jamais vu les filets de Saint-Cloud. Alors, comme aujourd'hui, les filets de Saint-Cloud étaient peut-être une erreur populaire.

Ce que Passepoil tira de son pourpoint, il l'avait trouvé dans l'appartement particulier de Lagardère, lors de sa première visite, le matin de ce jour. Il avait pris cela sans aucun dessein arrêté, uniquement par la bonne habitude qu'il avait de ne rien laisser traîner.

Cocardasse ne s'en était seulement pas aperçu.

Ce n'était rien moins que le pourpoint de satin blanc, porté par Lagardère au bal du régent.

Passepoil l'avait trempé dans un seau d'eau, au cabaret de Venise.

Il le tendit au prince de Gonzague, qui recula avec un mouvement d'horreur.

Chacun éprouva quelque chose de ce sentiment, car on reconnaissait parfaitement la dépouille de Lagardère.

—Monseigneur, dit Passepoil avec modestie,—le cadavre était trop lourd;—je n'ai rapporté que cela!...

—Ah! Capédébiou! pensa Cocardasse, je n'ai qu'à bien me tenir!

—Et tu as vu le cadavre? demanda M. de Peyrolles.

—Je vous prie, répondit frère Passepoil en se redressant, quels troupeaux avons-nous gardés ensemble?... Je ne vous tutoie point... mettez de côté cette familiarité malséante... sauf le bon plaisir de monseigneur.

—Réponds à la question, dit Gonzague.

—L'eau est trouble et profonde, répliqua Passepoil; à Dieu ne plaise que j'affirme un fait quand je n'ai point une complète certitude.

—Eh donc! s'écria Cocardasse, je t'attendais là!... Si mon cousin avait menti, sandiéou! je ne l'aurais revu de ma vie.

Il s'approcha du Normand et lui donna l'accolade chevaleresque en ajoutant:

—Mais tu n'as pas menti, ma Caillou!... Dieuva!... comment le cadavre serait-il aux filets de Saint-Cloud, puisque je viens de le voir à deux bonnes lieues de là, en terre ferme!

Passepoil baissa les yeux.—Tous les regards se tournèrent vers Cocardasse.

—Mon bon, reprit ce dernier en s'adressant toujours à son compagnon, monseigneur va me permettre de rendre un éclatant hommage à ta sincérité... les hommes tels que toi sont rares... et je suis fier de t'avoir pour frère d'armes...

—Laissez! dit Gonzague en l'interrompant, je veux adresser une question à cet homme.

Il montrait Passepoil qui était debout devant lui, l'innocence et la candeur peintes sur le visage.

—Et ces deux hommes? demanda le prince;—les défenseurs de la jeune femme en domino rose?...

—J'avoue, monseigneur, repartit Passepoil, que j'ai donné tout mon temps à l'autre affaire.

—Apapur! fit Cocardasse junior en haussant légèrement les épaules, ne demandez pas à un bon garçon plus qu'il ne peut vous donner!... mon camarade Passepoil a fait ce qu'il a pu, eh donc, entends-tu, Passepoil?... Je t'approuve hautement!... je suis content de toi, ma caillou!... mais je ne prétends pas dire que tu sois à ma hauteur!

—Vous avez fait mieux? demanda Gonzague d'un air de défiance.

Oun'per poc! monseigneur, comme disent ceux de Florence!... quand Cocardasse se mêle de chercher, sandiéou! il trouve autre chose que des guenilles au fond de l'eau!...

—Voyons ce que tu as fait...

—D'abord, primo, j'ai causé avec les deux couquins, comme j'ai l'avantage de causer avec vous en ce moment... Secondo, deuxièmement, j'ai vu le corps...

—Tu en es sûr? ne put s'empêcher de dire Gonzague.

—En vérité! parlez!—Parlez! ajoutèrent les autres.

Cocardasse mit le poing sur la hanche.

—Procédons par ordre, dit-il; j'ai l'amour de mon état... et ceux qui croient que le premier venu peut réussir dans notre partie, sont des écervelés... on peut être dans les bons comme le cousin Passepoil sans atteindre à mon niveau... il faut des dispositions naturelles, en plus de l'acquis et des connaissances spéciales! de l'instinct, morbioux!... du coup d'œil!... du flair et l'oreille fine... bon pied, bon bras, cœur solide! apapur! nous avons tout cela, Dieu merci!... En quittant mon cher camarade, au marché des Innocents, je me suis dit: Eh donc! Cocardasse, mon trésor, réfléchis un peu, je te prie... où trouve-t-on les traîneurs de brette?... A la taverne... Bien!... Je cherchais deux traîneurs de brette; j'ai été de porte en porte... j'ai mis le nez partout... Connaissez-vous la Tête Noire, là-bas, rue Saint-Thomas?... C'est toujours plein de ferraille... Vers deux heures, mes deux couquins sont sortis de la Tête Noire... Adieu, pays, j'ai dit... Eh! bonjour, Cocardasse!... je les connais tous comme père et mère... Va bien!... je les ai menés sur la berge, de l'autre côté de Saint-Germain-l'Auxerrois, dans l'ancien fossé de l'abbaye... Nous avons causé oun'per poc en tierce et en quarte... Diou bon! Ceux-là ne défendront plus personne, ni la nuit ni le jour!...

—Vous les avez mis hors de combat? dit Gonzague qui ne comprenait point.

Cocardasse se fendit deux fois, faisant mine de détacher deux bottes à fond coup sur coup.

Puis il reprit sa posture grave et fière.

—Voilà! dit-il effrontément; ils n'étaient que deux... j'en ai, capédébiou! avalé bien d'autres.


V

—L'invitation.—

Passepoil regardait son noble ami avec une admiration mêlée d'attendrissement.

A peine Cocardasse était-il au début de sa menterie que cet honnête Passepoil s'avouait déjà vaincu dans la sincérité de son cœur.

Douce et bonne nature, âme modeste, sans fiel! Presque aussi recommandable par ses humbles vertus que Cocardasse junior lui-même avec toutes ses brillantes qualités.

Les courtisans de Gonzague échangèrent des regards étonnés. Il y eut un silence, coupé de longs chuchotements.

Cocardasse redressait superbement les crocs gigantesques de sa moustache.

—Monseigneur m'avait donné deux commissions, reprit-il, et d'une!... j'arrive à l'autre... Je m'étais dit en quittant Passepoil: Cocardasse, ma caillou, réponds avec franchise: où trouve-t-on les cadavres?... Le long de l'eau... Va bien!... Avant de chercher mes deux bagassas, j'ai fait un petit tour de promenade le long de la Seine... il faut être matinal: le soleil était déjà sur le Châtelet; rien au bord de la Seine... Eh donc! la rivière ne charriait que des bouchons!... Pécaïre! nous avions manqué le coche!... Ce n'était pas tout à fait de ma faute, mais c'est égal, capédébiou! Je me suis dit comme cela: Cocardasse, ma fille, tu périrais de honte si tu revenais vers ton illustre maître comme oun'pigeoun, sans avoir rempli ses petites instructions... Va bien! quand on a le fil, les ressources ne manquent pas, non!... j'ai passé le Pont-Neuf, tout en me promenant les mains derrière le dos... et je dis: Tron de l'air! que la statue d'Henri IV y fait bien là où elle est... j'ai monté le faubourg Saint-Jacques... Hé! Passepoil!

—Cocardasse?

—Te souviens-tu, mon bon, de ce petit couquin de Provençal? le rousseau Massabiou de la Cannebière, qui tirait les manteaux au tournant Notre-Dame?

—Il a été pendu!

—Non pas, vivadiou!... Joli garçon!... bon vivant!... Massabiou gagne sa vie à vendre aux chirurgiens de la chair fraîche...

—Passez! dit Gonzague.

—Eh! donc! monseigneur!... il n'y a pas de sot métier... mais si j'abuse des instants de monseigneur, sandiéou! me voilà muet comme un brochet!...

—Arrivez au fait! ordonna Gonzague.

—Le fait, c'est que j'ai rencontré le petit Massabiou qui descendait le faubourg vers la rue des Mathurins... Adieu, Massabiou, petit, que j'ai dit.—Adieu, Cocardasse, qu'il a fait.—La santé, clampin?—Tout doucement... Et toi?—Tout doucement... et d'où viens, petit?—De l'hôpital là-bas porter de la marchandise...

Cocardasse fit une pause. Gonzague s'était retourné vers lui.

Chacun écoutait avidement.

Passepoil avait l'envie de fléchir les genoux pour adorer un petit peu son noble ami.

—Vous entendez, reprit Cocardasse, sûr désormais de son effet; la caillou revenait de l'hôpital... et il avait encore son grand sac sur l'épaule... Va bien, mon bon, j'ai dit... et pendant que Massabiou descendait, moi j'ai continué de monter jusqu'au Val-de-Grâce.

—Et là?... interrompit Gonzague; qu'as-tu trouvé?

—J'ai trouvé maître Jean Petit, le chirurgien du roi, qui disséquait, pour l'instruction de ses élèves, le cadavre vendu par l'ami Massabiou...

—Et tu l'as vu?

—De mes deux yeux, sandiéou!

—Lagardère?...

—Oui bien! apapur!... en propre original... ses cheveux blonds... sa taille...

—Sa figure...

—Le scalpel était dedans...—Mais le coup de couteau! reprit-il en montrant son épaule d'un geste terrible de cynisme, parce qu'il voyait le doute assombrir les visages; le coup!... Pour nous autres, les blessures sont aussi reconnaissables que les visages.

—C'est vrai, cela, dit Gonzague.

On n'attendait que cela. Un long murmure de joie s'éleva parmi les courtisans.

—Il est mort! bien mort!

Gonzague lui-même poussa un long soupir de soulagement, et répéta:

—Bien mort!

Il jeta sa bourse à Cocardasse qui fut entouré, interrogé, félicité.

—Voilà qui va donner du montant au champagne! s'écria Oriol; tiens, brave, prends ceci!

Et chacun voulut faire quelque largesse au héros Cocardasse. Celui-ci, malgré sa fierté, prenait de toute main...

Un valet descendit les degrés du perron. Le jour était déjà bas. Le valet tenait un flambeau d'une main, de l'autre un plat d'argent sur lequel il y avait une lettre.

—Pour monseigneur! dit le valet.

Les courtisans s'écartèrent. Gonzague prit la lettre et l'ouvrit.

On vit son visage changer, puis se remettre aussitôt.

Il jeta sur Cocardasse un regard perçant. Frère Passepoil eut la chair de poule.

—Viens ça! dit Gonzague au spadassin.

Cocardasse s'avança aussitôt.

—Sais-tu lire? demanda le prince qui avait aux lèvres un sourire amer.

Et pendant que Cocardasse épelait:

—Messieurs, reprit Gonzague, voici des nouvelles toutes fraîches!

—Des nouvelles du mort! s'écria Navailles; abondance de biens ne nuit pas.

—Que dit le défunt? demanda Oriol transformé en esprit fort.

—Écoutez, vous allez le savoir... Lis tout haut, toi, prévôt!

On fit cercle. Cocardasse n'était pas un homme très-lettré, mais il savait lire en y mettant le temps. Néanmoins, en cette circonstance, il lui fallut l'aide de frère Passepoil qui n'était pas beaucoup plus savant que lui.

—Accousta, mon bon! dit-il, j'ai la vue trouble!

Passepoil s'approcha et jeta les yeux sur la lettre à son tour. Il rougit, mais en vérité, on eût dit que c'était de plaisir.

On eût dit également que Cocardasse junior avait grande peine à s'empêcher de rire.

Ce fut l'affaire d'un instant. Leurs coudes se rencontrèrent. Ils s'étaient compris.

—Voilà une histoire! s'écria le candide Passepoil.

—Apapur! il faut le voir pour le croire! répondit le Gascon qui prit un air consterné.

—Qu'est-ce donc? qu'est-ce donc? cria-t-on de toutes parts.

—Lis, Passepoil, la voix me manque!... Eh! donc! j'appelle cela un miracle.

—Lis, Cocardasse, j'en ai la chair de poule!

Gonzague frappa du pied. Cocardasse se redressa et dit au domestique:

—Éclaire!

Quand il eut le flambeau à portée, il lut d'une voix haute et distincte:

«Monsieur le prince, pour régler d'une fois nos comptes divers, je m'invite à votre souper de ce soir... Je serai chez vous à neuf heures...»

—La signature! s'écrièrent dix voix en même temps.

Cocardasse acheva sa lecture:

«Chevalier Henri de Lagardère.»

Chacun répéta ce nom qui désormais était un épouvantail.

Un grand silence se fit.

Dans l'enveloppe qui avait contenu la lettre, un objet se trouvait. Gonzague l'avait pris. Personne n'en avait pu reconnaître la nature. C'était un gant.

C'était le gant que Lagardère avait arraché à Gonzague chez M. le régent.

Gonzague le serra. Il reprit la lettre des mains de Cocardasse.

Peyrolles voulut lui parler, il le repoussa.

—Eh bien! fit-il en s'adressant aux deux braves, que dites-vous de cela?

—Je dis, répliqua doucement Passepoil, que l'homme est sujet à faire erreur... j'ai rapporté fidèlement la vérité... d'ailleurs ce pourpoint est un témoignage irrécusable.

—Et cette lettre, la récusez vous?...

—Apapur! s'écria Cocardasse, moi je dis que lou coquin de Massabiou peut certifier si je l'ai rencontré dans la rue Saint-Jacques!... qu'on le fasse venir!... Maître Jean Petit est-il chirurgien du roi, oui ou non? J'ai vu le corps!... j'ai reconnu la blessure...

—Mais cette lettre!... fit Gonzague dont les sourcils se froncèrent.

—Il y a longtemps que ces drôles vous trompent! murmura Peyrolles à son oreille.

Les courtisans de Gonzague s'agitaient et chuchotaient.

—Ceci passe les bornes! disait le gros petit traitant Oriol; cet homme est un sorcier!

—C'est le diable! s'écria Navailles.

Cocardasse dit tout bas, contenant la fièvre qui lui faisait battre le cœur:

—C'est un homme, capédébiou! pas vrai, mon bon!

Passepoil lui serra la main à la dérobée et murmura:

—C'est Lagardère!

—Messieurs, reprit Gonzague d'une voix légèrement altérée, il y a là-dessous quelque chose d'incompréhensible... nous sommes trahis... par ces hommes sans doute...

—Ah! monseigneur! protestèrent à la fois Cocardasse et Passepoil.

—Silence! le défi qu'on m'envoie, je l'accepte.

—Bravo! fit Navailles faiblement.

—Bravo! bravo! répétèrent les autres à contre-cœur.

—Si monseigneur me permet un conseil, dit Peyrolles, au lieu du souper projeté...

—On soupera, de par le ciel! interrompit Gonzague qui releva la tête.

—Alors, insista Peyrolles, portes closes, à tout le moins.

—Portes ouvertes... portes grandes ouvertes!...

—A la bonne heure! dit encore Navailles.

Il y avait là de vigoureuses lames: Navailles lui-même, Nocé, Choisy, Gironne, Montaubert et d'autres. Les financiers étaient l'exception.

—Vous portez tous l'épée, messieurs, reprit Gonzague.

—Nous aussi! murmura Cocardasse en clignant de l'œil à l'adresse de Passepoil.

—Saurez-vous vous en servir à l'occasion? demanda le prince.

—Si cet homme vient seul..., commença Navailles sans prendre souci de cacher sa répugnance.

—Monseigneur! monseigneur! dit Peyrolles; ceci, croyez-moi, est affaire à Gautier-Gendry et à ses cousins!

Gonzague regardait ses affidés, les sourcils froncés et la lèvre tremblante.

—Sur ma vie! s'écria-t-il au dedans de lui-même; ils y viendront!... Je les veux esclaves!... ou la Sainte-Barbe sautera!

—Fais comme moi, dit tout bas Cocardasse junior à Passepoil; c'est le moment!

Ils s'avancèrent tous deux, solennellement drapés dans leurs manteaux de bravaches et vinrent se camper au devant de Gonzague.

—Monseigneur, dit Cocardasse, trente ans d'une conduite honorable, je dirai même chevaleresque, militent en faveur de deux braves que les apparences décevantes semblent accuser... ce n'est pas en un seul jour que l'on ternit ainsi le lustre de toute une existence!... Regardez-nous et regardez M. de Peyrolles, notre accusateur...

Il était superbe, ce Cocardasse junior en disant cela. Son accent ultra-gascon prêtait je ne sais quelle saveur à ces paroles choisies. Quant à frère Passepoil, il était toujours bien beau de modestie et de candeur.

Ce malheureux Peyrolles semblait fait tout exprès pour servir de point de comparaison. Depuis vingt-quatre heures sa pâleur chronique tournait au vert-de-gris. C'était le type parfait de ces audacieux poltrons qui frappent en tremblant, qui assassinent avec la colique.

Gonzague songeait. Cocardasse reprit:

—Monseigneur, vous qui êtes grand, vous qui êtes puissant, vous pouvez juger de haut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous connaissez vos dévoués serviteurs... souvenez-vous des fossés de Caylus où nous étions ensemble...

—La paix! s'écria Peyrolles épouvanté.

Gonzague, sans s'émouvoir, dit en regardant ses amis:

—Ces messieurs ont déjà tout deviné... s'ils ignorent quelque chose, on le leur apprendra... Ces messieurs comptent sur nous comme nous comptons sur eux. Il y a entre nous réciprocité d'indulgence... Nous nous connaissons les uns les autres.

M. de Gonzague appuya sur ces derniers mots. Y avait-il un seul de ces roués qui n'eût quelque péché sur la conscience... Quelques-uns d'entre eux avaient eu déjà besoin de Gonzague dans leurs démêlés avec les lois; en outre, leur conduite de cette nuit les faisait complices. Oriol se sentait défaillir... Navailles, Choisy et les autres gentilshommes tenaient les yeux baissés.

Si l'un d'eux eût protesté, tout était dit, les autres eussent suivi. Mais nul ne protesta.

Gonzague dut remercier le hasard qui avait éloigné le petit marquis de Chaverny.

Chaverny, malgré ses défauts, n'était point de ceux qu'on fait taire. Gonzague pensait bien se débarrasser de lui cette nuit et pour longtemps.

—Je voulais seulement dire à monseigneur, reprit Cocardasse, que de vieux serviteurs comme nous ne doivent point être condamnés légèrement... Nous avons, Passepoil et moi, de nombreux ennemis, comme tous les gens de mérite... Voici mon opinion que je soumets à monseigneur avec ma franchise ordinaire; de deux choses l'une: ou le chevalier de Lagardère est ressuscité, ce qui me paraît invraisemblable, ou cette lettre est un faux, fabriqué par quelque coquin pour nuire à deux honnêtes gens... J'ai dit.

—Je craindrais d'ajouter un seul mot, dit frère Passepoil, tant mon noble ami a rendu éloquemment ma pensée.

—Vous ne serez pas punis, prononça Gonzague d'un air distrait; éloignez-vous!

Ils n'eurent garde de bouger.

—Monseigneur ne nous a pas compris! fit Cocardasse avec dignité.

Le Normand ajouta, la main sur son cœur:

—Nous n'avons pas mérité d'être ainsi méconnus!

—Vous serez payés!... fit Gonzague impatienté, que voulez-vous de plus?...

—Ce que nous voulons, monseigneur!... c'était Cocardasse qui parlait et il avait dans la voix ce tremblement qui vient du cœur, ce que nous voulons, c'est la preuve pleine et entière de notre innocence!... Apapur! je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire!

—Non! dit Passepoil qui avait les larmes aux yeux tout naturellement et par infirmité, non!... oh! non!... vous ne le savez pas!

—Ce que nous voulons, c'est une justification éclatante... et pour y arriver, voici ce que je vous propose: cette lettre dit que M. de Lagardère ira vous trouver cette nuit jusque chez vous... nous prétendons, nous, que M. de Lagardère est mort... Que l'événement soit juge! nous nous rendons prisonniers... si nous avons menti et que Lagardère vienne, nous consentons à mourir... n'est-il pas vrai, Passepoil?

—Avec joie! répondit le Normand, qui, pour le coup, fondit en larmes.

—Si au contraire, reprit le Gascon, M. de Lagardère ne vient pas, réparation d'honneur!... monseigneur ne refusera pas de permettre à deux bons garçons de continuer à lui dévouer leurs existences...

—Soit, dit Gonzague, vous nous suivrez au pavillon... l'événement jugera.

Les deux braves se précipitèrent sur ses mains et les baisèrent avec effusion.

—La justice de Dieu! prononcèrent-ils ensemble en se redressant comme de vrais Romains.

Mais ce n'était pas à eux que Gonzague faisait attention en ce moment. Il contemplait avec dépit la piteuse mine de ses fidèles.

—J'avais ordonné qu'on fît venir Chaverny, dit-il en se tournant vers Peyrolles.

Celui-ci sortit aussitôt.

—Eh bien! messieurs, reprit le prince,—qu'avez-vous donc?... Dieu me pardonne, vous voilà pâles et muets comme des fantômes!...

—Le fait est, murmura Cocardasse, qu'ils ne sont pas d'une gaieté folle... Eh donc!

—Avez-vous peur? continua Gonzague.

Les gentilshommes tressaillirent et Navailles dit:

—Prenez garde, monseigneur!

—Si vous n'avez pas peur, reprit le prince,—c'est donc que vous répugnez à me suivre.

Et comme on gardait le silence:

—Prenez garde vous-mêmes, messieurs mes amis! s'écria-t-il; souvenez-vous de ce que je vous disais hier dans la grand'salle de mon hôtel... Obéissance passive!... je suis la tête, vous êtes le bras... Il y a pacte entre nous...

—Personne ne songe à rompre le pacte, dit Taranne, mais...

—Point de mais!... je n'en veux pas!.. songez bien à ce que je vous ai dit et à ce que je vais vous dire... hier, vous auriez pu vous séparer de moi, aujourd'hui, non! vous avez mon secret... aujourd'hui, celui qui n'est pas avec moi est contre moi... si quelqu'un de vous manquait à l'appel, cette nuit...

—Eh! fit Navailles, personne n'y manquera!

—Tant mieux!... nous sommes tout prêts du but... Vous me croyez entamé; depuis hier, j'ai grandi de moitié!... votre part a doublé... vous êtes riches déjà sans le savoir autant que des ducs et pairs... Je veux que ma fête soit complète; j'en ai besoin.

—Elle le sera monseigneur, dit Montaubert qui était parmi les âmes damnées.

La promesse contenue dans les dernières paroles de Gonzague ranimait les chancelants.

—Je veux qu'elle soit joyeuse! ajouta-t-il.

—Elle le sera, pardieu! elle le sera!

—Moi, d'abord, dit le petit Oriol qui avait froid jusque dans la moelle des os,—je me sens déjà tout guilleret... nous allons rire!

—Nous allons rire! nous allons rire! répétèrent les autres prenant leur parti en braves.

Ce fut à ce moment que Peyrolles ramena Chaverny.

—Pas un mot de ce qui vient de se passer, messieurs, dit Gonzague.

—Chaverny! Chaverny! s'écria-t-on de toutes parts en affectant la plus aimable gaieté,—arrive donc! on t'attend!

A ce nom, le bossu qui était immobile comme une pierre au fond de sa niche sembla s'éveiller. Sa tête s'encadra dans l'œil-de-bœuf et il regarda.

Cocardasse et Passepoil l'aperçurent à la fois.

—Attention! fit le Gascon.

—On est à son affaire, répondit le Normand.

—Voilà! voilà! fit Chaverny.

—D'où viens-tu donc? demanda Navailles.

—D'ici près... de l'autre côté de l'église... Ah! cousin! il vous faut deux odalisques à la fois?...

Gonzague pâlit. A l'œil-de-bœuf, la figure du bossu s'éclaira, puis disparut.

Le bossu était derrière sa porte et contenait les battements de son cœur à deux mains.

Ce seul mot venait de le frapper comme un trait de lumière.

—Fou! incorrigible fou! s'écria Gonzague presque gaiement.

Sa pâleur avait fait place au sourire.

—Mon Dieu! reprit Chaverny, l'indiscrétion n'est pas grande!... j'ai tout simplement escaladé le mur pour faire un petit tour de promenade dans le jardin d'Armide... Armide est double... il y a deux Armides... manquant toutes les deux de Renaud!

On s'étonnait de voir le prince si calme en face de cette insolente escapade.

—Et te plaisent-elles? demanda-t-il en riant.

—Je les adore toutes deux!... Mais qu'y a-t-il, cousin? se reprit-il, pourquoi m'avez-vous fait appeler?

—Parce que tu es de noce, répliqua Gonzague.

—Ah! bah! fit Chaverny, vraiment!... on se marie donc encore?... Et qui se marie?

—Une dot de cinquante mille écus.

—Comptant?...

—Comptant.

—De beaux yeux, la cassette... avec qui?

Son regard faisait le tour du cercle.

—Devine! répliqua Gonzague qui riait toujours.

—Voilà bien des mines de mariés, repartit Chaverny; je ne devine pas: il y en a trop... Ah! si fait!... c'est peut-être moi?

—Juste! fit Gonzague.

Tout le monde éclata de rire.

Le bossu ouvrit doucement la porte de sa niche et resta debout sur le seuil.

Sa figure avait changé d'expression: ce n'était plus cette tête pensive, ce regard avide et profond: c'était Ésope II dit Jonas, le ricanement vivant.

—Et la dot? demanda Chaverny.

—La voici, répondit Gonzague qui tira une liasse d'actions de son pourpoint; elle est prête.

Chaverny hésita un instant. Les autres le félicitaient en riant.

Le bossu s'avança lentement et vint présenter son dos à Gonzague, après lui avoir donné la plume trempée dans l'encre et la planchette.

—Tu acceptes?... demanda Gonzague avant de signer les endos.

—Ma foi oui, répondit le petit marquis; il faut bien se ranger.

Gonzague signa. En signant, il dit au bossu:

—Eh bien! l'ami, tiens-tu toujours à ta fantaisie?

—Plus que jamais, monseigneur!

Cocardasse et Passepoil regardaient cela bouche béante.

—Pourquoi plus que jamais? demanda Gonzague.

—Parce que je sais le nom du mari, monseigneur.

—Et que t'importe ce nom?

—Je ne saurais pas vous dire cela... Il est des choses qui ne s'expliquent point... comment vous expliquer par exemple la conviction où je suis que, sans moi, M. de Lagardère n'accomplira point sa promesse fanfaronne?...

—Tu as donc entendu?

—Ma niche est là tout près... Monseigneur, je vous ai servi une fois.

—Sers-moi deux fois et tu ne souhaiteras plus rien...

—Cela dépend de vous, monseigneur!

—Tiens, Chaverny, dit Gonzague en lui tendant les actions signées.

Et, se tournant vers le bossu, il ajouta:

—Tu seras de la noce, je t'invite!

Tout le monde battit des mains, tandis que Cocardasse échangeait un regard rapide avec Passepoil, en murmurant:

—Le loup dans la bergerie! Capédébiou! ils ont raison: nous allons rire!

Tous les courtisans de Gonzague avaient entouré le bossu. Il partageait les félicitations avec le marié.

—Monseigneur, dit-il en s'inclinant pour remercier, je ferai de mon mieux pour me rendre digne de cette haute faveur... Quant à ces messieurs, nous avons déjà jouté de paroles... ils ont de l'esprit, mais pas tant que moi... hé! hé! sans manquer au respect que je dois à monseigneur, j'aurai le mot pour rire, je vous le promets... vous verrez le bossu à table; il passe pour bon vivant... vous verrez! vous verrez!...


VI

—Le salon et le boudoir.—

Il existait encore sous le règne de Louis-Philippe, dans la rue Folie-Méricourt, à Paris, un échantillon parfait de cette petite et précieuse architecture des premières années de la régence. Il y avait là dedans un peu de fantaisie, un peu de grec, un peu de chinois. Les ordonnances faisaient ce qu'elles pouvaient pour se rattacher à quelqu'un des quatre styles helléniques, mais l'ensemble tenait du kiosque et les lignes fuyaient tout autrement qu'au Parthénon.

C'étaient des bonbonnières dans toute l'acception du mot. Au Fidèle Berger on fabrique encore quantité de ces boîtes en carton à renflures turques ou siamoises, hexagones pour la plupart, et dont la forme heureuse fait le ravissement des acheteurs de bon goût.

La petite maison de Gonzague avait la figure d'un kiosque, déguisé en temple. La Vénus poudrée du xviiie siècle y eût choisi ses autels.

Un petit péristyle blanc, flanqué de deux petites galeries blanches, dont les colonnes corinthiennes supportaient un premier étage caché derrière une terrasse. Le second étage, sortant tout à coup des proportions carrées du bâtiment, s'élevait en belvédère à six pans surmonté d'une toiture en chapeau chinois.

C'était hardi, selon l'opinion des amateurs d'alors.

Les possesseurs de certaines villas délicieuses, répandues autour de Paris, pensent avoir inventé ce style macaron. Ils sont dans l'erreur: le chapeau chinois et le belvédère datent de l'enfance de Louis XV. Seulement, l'or jeté à profusion donnait aux excentricités d'alors un aspect que nos villas économiques, quoique délicieuses, ne peuvent point avoir.

L'extérieur de ces cages à jolis oiseaux pouvait être blâmé par un goût sévère; mais il était mignon, coquet, élégant. Quant à l'intérieur, personne n'ignore les sommes extravagantes qu'un grand seigneur aimait à enfouir dans sa petite maison.

M. le prince de Gonzague, plus riche, lui tout seul, qu'une demi-douzaine de très-grands seigneurs ensemble, n'avait pu manquer de sacrifier à cette mode fastueuse. Sa Folie passait pour une merveille.

C'était un grand salon hexagone, dont les six pans formaient les fondations du belvédère. Quatre portes s'ouvraient sur quatre chambres ou boudoirs qui eussent été de formes trapézoïdes sans les serres-enclaves qui les régularisaient. Les deux autres portes, qui étaient en même temps des fenêtres, donnaient sur des terrasses ouvertes et chargées de fleurs.

Nous avons peur de nous exprimer mal. Cette forme était un raffinement exquis dont le Paris de la régence offrait tout au plus trois ou quatre exemples. Pour être mieux compris, nous prierons le lecteur de se figurer un premier étage qui serait un parterre, et de tailler dans ce parterre, sans s'occuper des rognures, une pièce centrale à six pans, escortés de quatre boudoirs carrés, placés comme les ailes d'un moulin à vent: les deux pans principaux s'ouvraient sur des terrasses. Les rognures, telles quelles ou modifiées par l'adjonction de cabinets, formaient un parterre intérieur, communiquant avec les deux terrasses en laissant pénétrer, dès qu'on le voulait, l'air avec le jour.

Le duc d'Antin avait dessiné lui-même cette mignarde croix de Saint-André pour la folie supplémentaire qu'il avait au hameau de Miromesnil.

Dans le salon de la Folie-Gonzague, le plafond et les frises étaient de Vanloo l'aîné et de son fils Jean-Baptiste qui tenait alors le sceptre de la peinture française. Deux jeunes gens, dont l'un n'avait encore que quinze ans, Carle Vanloo, frère cadet de Jean-Baptiste, et Jacques Boucher avaient eu les panneaux. Ce dernier, élève du vieux maître Lemoine, fut célèbre du coup, tant il mit de charme et de voluptueux abandon dans ses deux compositions: les Filets de Vulcain et la Naissance de Vénus. L'ornement des quatre boudoirs consistait en copies de l'Albane et de Primatice, confiées au pinceau de Louis Vanloo, le père.

C'était princier dans toute la force du terme. Les deux terrasses en marbre blanc avaient des sculptures antiques: on n'en voulait point d'autre, et l'escalier, aussi de marbre, était cité comme le chef-d'œuvre d'Oppenort.

Il était huit heures du soir, environ. Le souper promis avait lieu. Le salon était plein de lumières et de fleurs. La table resplendissait sous le lustre, et le désordre des mets prouvait que l'action était déjà depuis longtemps engagée.

Les convives étaient nos roués à la suite, parmi lesquels le petit marquis de Chaverny se distinguait par une ivresse prématurée. On n'était encore qu'au second service, et déjà il avait perdu à peu près complétement la raison.

Choisy, Navailles, Montaubert, Taranne et Albret avaient meilleure tête, car ils se tenaient droit encore et gardaient conscience des folies qu'ils pouvaient dire.

Il y avait des dames, bien entendu, et bien entendu, ces dames appartenaient en majeure partie à l'Opéra: noble institution qui, depuis tantôt deux cents ans, n'a jamais failli à fournir en abondance tout ce qui concerne son état.

C'était d'abord mademoiselle Fleury, reine de la fête, pour qui M. de Gonzague avait des bontés; c'étaient ensuite mademoiselle Nivelle, la fille du Mississipi, la grosse et ronde Cidalise, bonne fille, nature d'éponge, qui absorbait madrigaux et mots spirituels pour les rendre en sottises, pour peu qu'on la pressât; mademoiselle Desbois, mademoiselle Dorbigny et cinq ou six autres demoiselles, également ennemies de la gêne et des préjugés.

Elles étaient toutes belles, jeunes, gaies, folles et prêtes à rire, même quand elles avaient envie de pleurer; telle est la qualité de l'emploi: on ne prend pas un avocat pour qu'il ne plaide point. Une danseuse triste est un pernicieux produit qu'il faut laisser pour compte.

Certaines gens pensent que le plus lugubre point de ces existences navrantes et parfois navrées qui frétillent dans la gaze rose comme le poisson dans la poêle, c'est de n'avoir point le droit de pleurer.

Gonzague était absent. On venait de le mander au Palais-Royal.

Outre le siége qui l'attendait, il y avait trois autres siéges vides.

D'abord celui de dona Cruz qui s'était sauvée lors du départ de Gonzague.

Nous disions tout à l'heure que mademoiselle Fleury était la reine de la fête: ceci doit être entendu en l'absence de dona Cruz.

Dona Cruz avait ensorcelé tout le monde autour de la table, bien qu'elle eût empêché l'entretien d'arriver à ce haut diapason qu'atteignait, dit-on, dès le premier service, une orgie de la régence.

On ne savait pas bien au juste si le prince de Gonzague avait forcé dona Cruz à venir, ou si la charmante fille avait forcé le prince à lui faire place. La chose certaine, c'est qu'elle avait été éblouissante, et que tout le monde l'adorait, sauf le bon petit Oriol qui restait fidèlement l'esclave de mademoiselle Nivelle.

Le second siége vide n'avait point encore été occupé.

Le troisième appartenait au bossu Ésope II, dit Jonas, que Chaverny venait de vaincre en combat singulier, à coup de verres de champagne.

Au moment où nous entrons, Chaverny, abusant de sa victoire, entassait des manteaux et des douillettes, des mantes de femme, sur le corps de ce malheureux bossu, enseveli dans une immense bergère.

Le bossu, ivre-mort, ne se plaignait point. Il était complétement caché sous ce monceau de dépouilles, et Dieu sait qu'il courait grand risque d'étouffer.

Au reste, c'était bien fait! Le bossu n'avait point tenu ce qu'il avait promis. Il s'était montré taciturne, maussade, inquiet, préoccupé. A quoi pouvait penser ce pupitre?

Ces dames l'avaient lutiné vainement. Dona Cruz elle-même ayant voulu lui parler de trop près, le bossu avait reculé son siége comme un malotru qu'il était.

A bas le bossu! C'était bien la dernière fois qu'il assistait à semblable fête!

Une question que l'on s'était adressée plusieurs fois avant d'être ivre, c'était à savoir pourquoi dona Cruz elle-même y assistait.

Gonzague avait l'habitude de ne rien faire au hasard. Jusqu'alors il avait caché cette dona Cruz aussi soigneusement que s'il eût été son tuteur espagnol. Et maintenant, il la faisait souper avec une douzaine de vauriens... C'était pour le moins fort étrange.

Chaverny avait demandé si c'était là sa femme; Gonzague avait secoué la tête négativement. Chaverny avait voulu savoir où était sa fiancée; on lui avait répondu: Patience.

Quel avantage Gonzague pouvait-il avoir à traiter ainsi une jeune fille qu'il voulait produire à la cour sous le nom de mademoiselle de Nevers?

C'était son secret. Gonzague disait ce qu'il lui plaisait de dire, rien de plus.

On avait bu en conscience. Ces dames étaient fort animées, excepté la Nivelle qui avait le vin mélancolique. Cidalise et Desbois chantaient la gaudriole; la Fleury s'égosillait à demander les violons.

Oriol, rond comme une boule, racontait des prouesses d'amour auxquelles personne ne voulait croire. Les autres buvaient, riaient, chantaient; le vin était exquis, la chère délicieuse: nul ne gardait souvenir des menaces qui planaient sur ce festin de Balthazar.

M. de Peyrolles seul conservait sa figure de carême-prenant. La gaieté générale, qu'elle fût ou non de bon aloi, ne le gagnait pas.

—Est-ce que personne n'aura la charité de faire taire monsieur Oriol? demanda la Nivelle d'un ton triste et ennuyé.

Sur dix femmes galantes, il y en a cinq pour le moins qui ont cette manière de se divertir.

—La paix! Oriol, fit-on.

—Je ne parle pas si haut que Chaverny, répondit le gros petit traitant; Nivelle est jalouse... Je ne lui dirai plus mes fredaines.

—Innocent!... murmura la Nivelle qui se gargarisait avec un verre de champagne.

—Des bleues? demanda Cidalise à Fleury.

—Deux bleues et une blanche.

—Et tu le reverras?...

—Jamais... Il n'en a plus.

—Mesdames, dit la Desbois, je vous dénonce le petit Mailly qui veut être aimé pour lui-même.

—Quelle horreur! fit tout d'une voix la partie féminine de l'assemblée.

En face de cette prétention blasphématoire, volontiers eussent-elles répété comme M. le baron de Barbanchois:

—Où allons-nous! où allons-nous!

Chaverny était revenu s'asseoir.

—Si ce coquin d'Ésope s'éveille, dit-il, je le noie!...

Son regard alourdi fit le tour de la table.

—Je ne vois plus la divinité de notre Olympe, s'écria-t-il; j'ai besoin de sa présence pour vous expliquer ma position.

—Pas d'explications, au nom du ciel! fit Cidalise.

—J'en ai besoin, reprit Chaverny qui chancelait sur son fauteuil; c'est une affaire de délicatesse... Cinquante mille écus! ne voilà-t-il pas le Pérou!... Si je n'étais pas amoureux...

—Amoureux de qui? interrompit Navailles; tu ne connais pas ta fiancée!...

—Voilà l'erreur!... Je vais vous expliquer ma position.

—Non, non!... si, si!... gronda le chœur.

—Une petite blonde ravissante, contait Oriol à Choisy, qui dormait; elle me suivait comme un bichon. Impossible de me débarrasser d'elle!... Vous sentez, j'avais peur que Nivelle ne nous rencontrât ensemble... Au fond, il n'y a pas de tigresse pour être jalouse comme cette Nivelle... Enfin, vers trois heures du matin...

—Alors, cria Chaverny, si vous ne voulez pas me laisser, dites-moi où est dona Cruz... Je veux dona Cruz.

—Dona Cruz! dona Cruz! répéta-t-on de toutes parts; Chaverny a raison! Il nous faut dona Cruz.

—Vous pourriez bien dire mademoiselle de Nevers! prononça sèchement Peyrolles.

Un long éclat de rire couvrit sa voix, et chacun répéta:

—Mademoiselle de Nevers! c'est juste! mademoiselle de Nevers.

On se leva en tumulte.

—Ma position..., commença Chaverny.

Tout le monde se sauva de lui et courut à la porte par où dona Cruz était sortie.

—Oriol!... fit la Nivelle; ici, tout de suite!

Le gros petit traitant ne se fit point prier; il eût voulu seulement que cette familiarité n'échappât à personne.

—Asseyez-vous près de moi, ordonna Nivelle en bâillant à se fendre la mâchoire, et contez-moi l'histoire de Peau-d'Ane: j'ai sommeil.

—Il était une fois..., commença le docile Oriol.

—As-tu joué aujourd'hui? demanda Cidalise à Desbois.

—Ne m'en parle pas!... Sans Lafleur, mon laquais, j'aurais été obligé de vendre mes diamants!

—Lafleur!... comment?...

—Lafleur est millionnaire depuis hier et me protége depuis ce matin.

—Je l'ai vu! s'écria la Fleury; il a, ma foi, fort bon air!...

—Il a la maison du vicomte de Villedieu qui s'est pendu.

—Il a acheté les équipages du marquis de Bellegarde qui est en fuite.

—On parle de lui!

—Je crois bien! Il a fait une chose adorable... une distraction à la Brancas!... Aujourd'hui, comme il sortait de la Maison d'Or, son carrosse l'attendait dans la rue... l'habitude l'a emporté... il est monté derrière...

—Dona Cruz! dona Cruz! criaient ces messieurs.

Chaverny frappa à la porte du boudoir où l'on supposait que la charmante Espagnole s'était retirée.

—Si vous ne venez pas, menaça Chaverny, nous faisons le siége.

—Oui, oui!... un siége!

—Messieurs, messieurs!... disait Peyrolles.

Chaverny le saisit au collet.

—Si tu ne te tais pas, toi, hibou! s'écria-t-il,—nous nous servons de toi comme d'un bélier pour enfoncer la porte!

Dona Cruz n'était point dans le boudoir, dont elle avait fermé la porte à clef en se retirant. Le boudoir communiquait avec le rez-de-chaussée par un escalier dérobé.—Dona Cruz était descendue au rez-de-chaussée où se trouvait sa chambre à coucher.

Sur le sofa, la pauvre Aurore était là toute tremblante et les yeux fatigués de larmes.

Il y avait quinze heures qu'Aurore était dans cette maison. Sans dona Cruz, elle fût morte de chagrin et de peur.

Dona Cruz était déjà venue la voir deux fois depuis le commencement du souper.

—Quelles nouvelles? demanda Aurore d'une voix faible.

—M. de Gonzague vient d'être mandé au palais, répondit dona Cruz. Tu as tort d'avoir peur, va, pauvre petite sœur: là-haut ce n'est pas bien terrible... et si je ne te savais pas ici, inquiète, triste, accablée, je m'amuserais de tout mon cœur.

—Que fait-on dans ce salon?... le bruit vient jusqu'ici...

—Des folies... on rit à gorge déployée... le champagne coule... ces gentilshommes sont gais, spirituels, charmants... un surtout que l'on nomme Chaverny...

Aurore passa le revers de sa main sur son front comme pour rappeler un souvenir.

—Chaverny! répéta-t-elle.

—Tout jeune... tout brillant... ne craignant ni Dieu ni diable!...—Mais il m'est défendu de m'occuper trop de lui, s'interrompit-elle;—il est fiancé!

—Ah! fit Aurore d'un ton distrait.

—Devine avec qui, petite sœur.

—Je ne sais... que m'importe cela?

—Il t'importe assurément... c'est avec toi que le jeune marquis de Chaverny est fiancé!

Aurore releva lentement sa tête pâle et sourit tristement.

—Je ne plaisante pas! insista dona Cruz.

—De ses nouvelles, à lui, murmura Aurore—ma sœur! ma petite Flor! ne m'apportes-tu point de ses nouvelles?

—Je ne sais rien... absolument rien.

La belle tête d'Aurore retomba sur sa poitrine, tandis qu'elle poursuivait en pleurant:

—Hier, ces hommes ont dit, lorsqu'ils nous attaquèrent: Il est mort... Lagardère est mort!

—Quant à cela, fit dona Cruz, moi je suis sûre qu'il n'est pas mort!

—Qui te donne cette certitude? demanda vivement Aurore.

—Deux choses: la première, c'est qu'ils ont encore peur de lui là-haut... la seconde, c'est cette femme qu'ils ont voulu me donner pour mère...

—Son ennemie?... Celle que j'ai vue la nuit dernière au Palais-Royal?

—Oui, son ennemie... d'après ta description, je l'ai bien reconnue... La seconde raison, disais-je, c'est que cette femme le poursuit toujours: son acharnement n'a point diminué... Quand j'ai été me plaindre aujourd'hui à M. de Gonzague du singulier traitement qu'on m'avait fait subir chez toi, je l'ai vue, cette femme, et je l'ai entendue: elle disait à un seigneur en cheveux blancs qui sortait de chez elle: Cela me regarde; c'est mon devoir et c'est mon droit; j'ai les yeux ouverts; il ne m'échappera pas!... et quand la vingt-quatrième heure sonnera, il sera arrêté, fallût-il pour cela ma propre main!

—Oh! dit Aurore,—ce ne peut être que la même femme!... je la reconnais à sa haine... et voilà plus d'une fois que l'idée me vient...

—Quelle idée? demanda dona Cruz.

—Rien... je ne sais... je suis folle!

—Il me reste une chose à te dire, reprit dona Cruz avec hésitation;—c'est presque un message que je t'apporte... M. de Gonzague a été bon pour moi, mais je n'ai plus de confiance en M. de Gonzague.... Toi, je t'aime de plus en plus, ma pauvre petite Aurore.

Elle s'assit sur le sofa auprès de sa compagne et poursuivit:

—M. de Gonzague m'a certainement dit cela pour que je te le répète...

—Que t'a-t-il dit? interrogea Aurore.

—Tout à l'heure, répondit dona Cruz, quand tu m'as interrompue pour me parler de ton beau chevalier, Henri de Lagardère, j'en étais à t'apprendre qu'on voulait te marier avec le jeune marquis de Chaverny.

—Mais de quel droit me marier?

—Je l'ignore... mais on ne semble pas se préoccuper beaucoup de la question de savoir si l'on a droit ou non... Gonzague a lié conversation avec moi... Dans le cours de l'entretien, il a glissé ces paroles: «Si elle se montre obéissante, elle sauvera d'un mortel danger tout ce qu'elle a de plus cher au monde.»

—Lagardère!... s'écria Aurore.

—Je crois, répondit l'ancienne gitanita, qu'il voulait parler de Lagardère.

Aurore cacha sa tête entre ses mains.

—Il y a comme un brouillard sur ma pensée! murmura-t-elle;—Dieu n'aura-t-il point pitié de moi?

Dona Cruz l'attira contre son cœur.

—N'est-ce pas Dieu qui m'a mise là près de toi! fit-elle doucement;—je ne suis qu'une femme, mais je suis forte et n'ai pas peur de mourir... s'ils t'attaquaient, Aurore, tu aurais quelqu'un pour te défendre.

—Aurore lui rendit son étreinte.—On commençait à entendre les voix tumultueuses de ceux qui appelaient dona Cruz.

—Il faut que je m'en aille, dit celle-ci!

Puis, sentant qu'Aurore tremblait tout à coup dans ses bras:

—Pauvre chère enfant! reprit-elle,—comme la voilà pâle...

—J'ai peur, ici, quand je suis toute seule, balbutia Aurore;—ces valets, ces servantes... tout me fait peur...

—Tu n'as rien à craindre, répondit dona Cruz;—ces valets, ces servantes savent que je t'aime... ils croient que mon pouvoir est grand sur l'esprit de Gonzague...

Elle s'interrompit et parut réfléchir.

—Il y a des instants où je le crois moi-même, poursuivit-elle;—l'idée me vient parfois que Gonzague a besoin de moi...

A l'étage supérieur le bruit redoublait.

Dona Cruz se leva et reprit le verre de champagne qu'elle avait déposé sur la table.

—Conseille-moi... Guide-moi! dit Aurore.

—Rien n'est perdu s'il a vraiment besoin de moi! s'écria dona Cruz. Il faut gagner du temps...

—Mais ce mariage... je préférerais mille fois la mort!

—Il est toujours temps de mourir, chère petite sœur!

Comme elle faisait un mouvement pour se retirer, Aurore la retint par sa robe.

—Vas-tu donc m'abandonner tout de suite? dit-elle.

—Ne les entends-tu pas?... ils m'appellent!... Mais, fit-elle en se ravisant tout à coup, t'ai-je parlé du bossu?

—Non, répondit Aurore,—quel bossu?

—Celui qui me fit sortir d'ici hier au soir par des chemins que je ne connaissais pas moi-même... celui qui me conduisit jusqu'à la porte de ta maison... il est ici!

—Au souper?

—Au souper... Comme je me suis souvenue de ce que tu m'as dit... de cet étrange personnage qui seul est admis dans la retraite de ton beau Lagardère...

—Ce doit être le même! fit Aurore.

—J'en jurerais!... je me suis rapprochée de lui pour lui dire que, le cas échéant, il pouvait compter sur moi.

—Eh bien?...

—C'est le bossu le plus bizarre qui ait abusé jamais du droit de caprice!... il a fait semblant de ne me point reconnaître: impossible de tirer de lui une parole! il était tout entier à ces dames qui s'amusaient de lui et le faisaient boire furieusement... si bien qu'il est tombé sous la table.

—Il y a donc des femmes en haut? demanda Aurore.

—Je crois bien! répondit dona Cruz.

—Quelles femmes?

—De grandes dames, répliqua la gitanita de bonne foi;—va! ce sont bien là les Parisiennes que j'avais rêvées dans notre Madrid!... Point de voiles jaloux! point de dentelles prudes!... les dames de la cour, ici, chantent, rient, boivent, jurent comme des mousquetaires... c'est charmant!...

—Es-tu bien sûre que ce soient des dames de la cour?

Dona Cruz fut presque offensée.

—Je voudrais bien les voir, dit encore Aurore. Sans être vue, ajouta-t-elle en rougissant.

—Et ne voudrais-tu point voir aussi ce joli petit marquis de Chaverny? demanda dona Cruz avec un peu de moquerie.

—Si fait, répondit Aurore simplement;—je voudrais bien le voir.

La gitanita, sans lui donner le temps de la réflexion, la saisit par le bras en riant et l'entraîna vers l'escalier dérobé.

Les clameurs de l'orgie s'engouffraient dans l'étroit couloir. Aurore faillit tomber dix fois avant d'arriver au boudoir du premier étage.

Là, les deux jeunes filles n'étaient plus séparées de la fête que par l'épaisseur d'une porte.

On entendait vingt voix qui criaient, parmi le choc des verres et les éclats de rire.

—Faisons le siége du boudoir! à l'assaut! à l'assaut!


VII

—Une place vide.—

M. de Peyrolles, représentant peu accrédité du maître de céans, voyait son autorité complétement méconnue. Chaverny et deux ou trois autres lui avaient déjà demandé des nouvelles de son oreille. Il était désormais impuissant à réprimer le tumulte.

De l'autre côté de la porte, Aurore, plus morte que vive, regrettait amèrement d'avoir quitté sa retraite.

Dona Cruz riait, l'espiègle et l'intrépide,—il eût fallu, pour l'effrayer, bien autre chose que cela!

Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne.

—Regarde, dit-elle en montrant le trou de la serrure.

Mais l'humeur curieuse d'Aurore était passée.

—Allez-vous nous laisser longtemps pour cette demoiselle? demanda Cidalise.

—Voilà qui en vaut la peine! ajouta la Desbois.

—Elles sont jalouses, les marquises! pensa tout haut dona Cruz.

Aurore avait l'œil à la serrure.

—Cela, des marquises! fit-elle avec doute.

Dona Cruz haussa les épaules d'un air capable et dit:

—Tu ne connais pas la cour!

—Dona Cruz! dona Cruz! nous voulons dona Cruz! criait-on dans le salon.

La gitanita eut un naïf et orgueilleux sourire.

—Ils me veulent!... murmura-t-elle.

On secoua la porte. Aurore se recula vivement. Dona Cruz mit l'œil à la serrure à son tour.

—Oh! oh! oh! s'écria-t-elle en éclatant de rire, quelle bonne figure a ce pauvre Peyrolles.

—La porte résiste, dit Navailles.

—J'ai entendu parler, ajouta Nocé.

—Un levier!... une pince!...

—Pourquoi pas du canon?... demanda la Nivelle en s'éveillant à demi.

Oriol se pâma.

—J'ai mieux que cela! s'écria Chaverny, une sérénade!...

—Avec les verres, les couteaux, les bouteilles et les assiettes, enchérit Oriol en regardant sa Nivelle.

Celle-ci sommeillait de nouveau.

—Il est charmant, le petit marquis! murmura dona Cruz.

—Lequel est-ce? demanda Aurore en se rapprochant de la porte.

—Mais je ne vois plus le bossu, dit la gitanita au lieu de répondre...

—Y êtes-vous? criait en ce moment Chaverny.

Aurore, qui avait maintenant l'œil à la serrure, faisait tous ses efforts pour reconnaître son galant de la calle Major à Madrid. La confusion était si grande dans le salon qu'elle n'y pouvait point parvenir.

—Lequel est-ce? répéta-t-elle.

—Le plus ivre de tous, répliqua cette fois dona Cruz.

—Nous y sommes! nous y sommes! gronda le chœur des exécutants.

Ils s'étaient levés presque tous, les dames aussi, chacun tenait à la main son instrument d'accompagnement. Cidalise avait un réchaud, sur lequel la Desbois frappait. C'était, avant même qu'eût commencé le chant, un charivari épouvantable.

Peyrolles ayant essayé une observation timide, fut saisi par Navailles et Gironne, et provisoirement accroché à un portemanteau.

—Qui est-ce qui chante?

—Chaverny! Chaverny! c'est Chaverny qui chante!

Et le petit marquis, poussé de main en main, fut jeté contre la porte.

Aurore le reconnut en ce moment et se rejeta violemment en arrière.

—Bah! fit dona Cruz; parce qu'il est un peu gris?... C'est la mode de la cour... il est charmant!

Chaverny réclama le silence d'un geste aviné. On se tut.

—Mesdames et messieurs, dit-il, je tiens avant tout à vous expliquer ma position.

Il y eut une tempête de huées.

—Pas de discours!... Chante ou tais-toi!

—Ma position est simple, bien qu'au premier abord elle puisse sembler...

—A bas Chaverny!... un gage!... accrochons Chaverny auprès de Peyrolles.

—Pourquoi veux-je vous expliquer ma position? reprenait le petit marquis avec l'imperturbable ténacité de l'ivresse. C'est que la morale...

—A bas la morale!...

—C'est que les circonstances...

—A bas les circonstances!...

Cidalise, la Desbois et la Fleury étaient comme trois louves autour de lui. Nivelle dormait.

—Si tu chantes, reprit Nocé, on te laissera expliquer ta position.

—Le jurez-vous? demanda Chaverny sérieusement.

Chacun prit la pose d'un Horace à la scène du serment.

—Nous le jurons! nous le jurons!...

—Alors, dit Chaverny, laissez-moi expliquer ma position auparavant.

Dona Cruz se tenait les côtes.

Mais les gens du salon se fâchaient. On parlait de pendre Chaverny par les pieds, en dehors de la fenêtre.

Le xviiie siècle aussi avait de bien agréables plaisanteries.

—Ce ne sera pas long, continuait le petit marquis; au fond ma position est bien claire. Je ne connais pas ma femme, ainsi je ne peux pas la détester... j'aime les femmes en général... c'est donc un mariage d'inclination.

Vingt voix éclatant comme un tonnerre, se mirent à hurler:

—Chante! chante! chante!

Chaverny prit une assiette et un couteau des mains de Taranne.

—Ce sont de petits vers, dit-il, composés par un jeune homme...

—Chante! chante! chante!

—Ce sont de simples couplets... attention au refrain!

Il chanta en s'accompagnant sobrement sur son assiette:

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