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Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 5

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Qu'une femme
Ait deux maris,
On la blâme
Et moi j'en ris.

Mais un mâle bigame
A mon sens est infâme,
Car aujourd'hui la femme
Est hors de prix
A Paris!

—Pas trop mal! pas trop mal! fit la censure.

—Oriol connaît le cours du jour!

—Au refrain! au refrain!

Mais un mâle bigame
A mon sens est infâme
Car aujourd'hui la femme
Est hors de prix
A Paris!

—Qui est ce qui me donne à boire? dit Nivelle en sursaut.

—Comment trouvez-vous cela, charmante? demanda Oriol.

—C'est bête comme tout!... bravo! bravo!

—Mais n'aie donc pas peur! disait à la pauvre Aurore dona Cruz qui la tenait embrassée.

—Le second couplet!... Courage, Chaverny!

Il continua:

A la banque
Du bon régent
Rien ne manque
Sinon l'argent...

A cet irrévérencieux début, Peyrolles fit un haut-le-corps si désespéré qu'il se décrocha lui-même et tomba à plat ventre.

—Messieurs! messieurs! au nom de M. le prince de Gonzague!... fit-il en se relevant.

Mais on ne l'entendait pas.

—C'est faux! criaient les uns.

—Calomnie! calomnie!

—M. Law a tous les trésors du Pérou dans sa cave!

—Pas de politique!

—Si fait!... Non pas!

—Vive Chaverny!... A bas Chaverny!

—Bâillonnez-le!... Laissez-le continuer!...

Et ces dames qui cassaient fanatiquement les assiettes et les verres!

—Chaverny, viens m'embrasser! cria Nivelle.

—Par exemple! protesta le gros petit traitant.

—Il fait la hausse pour nous! grommela Nivelle en refermant les yeux; il est gentil, ce petit marquis!... il a dit que la femme est hors de prix à Paris... ce n'est pas encore assez cher... Les hommes sont des pot-au-feu! Tant que je vois un homme garder une pistole au fond de son sac, moi, ça m'énerve!

Dans le boudoir, Aurore, le visage caché derrière ses deux mains, disait d'une voix altérée:

—J'ai froid... j'ai froid jusqu'au fond de l'âme... l'idée qu'on veut me livrer à un pareil homme!...

—Va! dit dona Cruz! Il ne te mangerait pas!... je me chargerais bien, moi, de le rendre doux comme un agneau... Tu ne le trouves donc pas bien gentil?

—Viens! emmène-moi!... Je veux passer le reste de la nuit en prières...

Elle chancelait. Dona Cruz la soutint dans ses bras.

La gitanita était bien le meilleur petit cœur qui fût au monde, mais elle ne partageait point du tout les répulsions de sa compagne.

C'était bien là le Paris qu'elle avait rêvé.

—Viens donc, dit-elle, pendant que Chaverny, profitant d'une courte échappée de silence, demandait avec larmes qu'on lui permît d'expliquer sa position.

En descendant l'escalier, dona Cruz dit:

—Petite sœur, gagnons du temps... fais semblant d'obéir, crois-moi... plutôt que de te laisser dans l'embarras je l'épouserais, moi, le Chaverny.

—Tu ferais cela pour moi!... s'écria Aurore dans un élan de naïve gratitude.

—Mon Dieu oui... Allons... prie, puisque cela te console... dès que je pourrai m'échapper, je viendrai te revoir.

Elle remonta l'escalier, le pied leste, le cœur léger, en brandissant déjà son verre de champagne.

—Certes..., murmurait-elle, pour l'obliger... Avec ce Chaverny on passerait sa vie à rire... quoi de mieux!

En arrivant à la porte du boudoir, elle s'arrêta pour écouter.

Chaverny disait d'un accent indigné:

—M'avez-vous promis, oui ou non, que je pourrais expliquer ma position?...

—Jamais!... Chaverny abuse de sa position!... à la porte!...

—Décidément, messieurs, fit Navailles en ce moment, il faut donner l'assaut!... la petite se moque de nous.

Dona Cruz saisit ce moment pour ouvrir la porte.

Elle parut sur le seuil, souriante et gaie, levant son verre au-dessus de sa tête.

Il y eut un long et bruyant applaudissement.

—Allons donc! messieurs! dit-elle en tendant son verre vide; un peu d'entrain!... est-ce que vous croyez que vous faites du bruit?...

—Nous tâchons, fit Oriol.

—Vous êtes de pauvres tapageurs, reprit dona Cruz qui vida son verre d'un trait; on ne vous entend pas seulement derrière cette porte!

—Est-ce vrai? s'écrièrent nos roués humiliés.

Ils se croyaient de taille à empêcher Paris de dormir.

Chaverny contemplait dona Cruz avec admiration.

—Délicieuse! murmurait-il, adorable!

Oriol voulut répéter ces mots qui lui semblaient jolis, mais Nivelle se réveilla pour le pincer jusqu'au sang.

—Voulez-vous bien vous taire! dit-elle.

—Oui, ma charmante! répondit le docile Oriol.

Il essaya de s'esquiver, mais la fille du Mississipi le retint par la manche.

—A l'amende! fit-elle; une bleue!

Oriol tira son portefeuille et donna une action toute neuve, tandis que Nivelle chantonnait:

Car aujourd'hui, la femme
Est hors de prix,
A Paris!

Dona Cruz cependant cherchait des yeux le bossu. Son instinct lui disait que, malgré ses rebuffades, cet homme était un secret allié.

Mais elle n'avait là personne à qui adresser une question.

Elle dit seulement, pour savoir si le bossu avait accompagné Gonzague:

—Où donc est monseigneur?

—Son carrosse est de retour, répondit Peyrolles qui rentrait; monseigneur donne des ordres.

—Pour les violons, sans doute, ajouta Cidalise.

—Allons nous vraiment danser? s'écria la gitanita déjà rouge de plaisir.

La Desbois et la Fleury lui jetèrent un dédaigneux regard.

—J'ai vu un temps, dit sentencieusement Nivelle, où nous trouvions toujours quelque chose sous nos assiettes quand nous venions ici.

Elle releva son assiette et reprit:

—Néant! pas le moindre grain de mil!... Ah! mes belles, la régence baisse!...

—La régence vieillit!... appuya Cidalise.

—La régence se fane!... Quand nous aurions eu chacune deux ou trois bleues au dessert, Gonzague aurait-il été plus pauvre?

—Qu'est-ce que c'est que des bleues? demanda dona Cruz.

Que dire pour peindre la stupéfaction générale? Figurez-vous, de nos jours, un souper à la Maison dorée, un souper composé de rats et de Tortoniens, et figurez-vous une de ces dames ignorant ce que c'est que le crédit mobilier!

C'est impossible. Eh bien, la candeur de dona Cruz était tout aussi invraisemblable.

Chaverny fouilla précipitamment dans sa poche où était la dot. Il prit une douzaine d'actions qu'il mit dans la main de la gitanita.

—Merci, fit-elle, M. de Gonzague vous les rendra.

Puis, éparpillant les actions devant Nivelle et les autres, elle ajouta avec une grâce charmante:

—Mesdames, voilà votre dessert!

Ces dames prirent les actions et déclarèrent que cette petite était détestable.

—Voyons! voyons! poursuivit dona Cruz, il ne faut pas que monseigneur nous trouve endormis!... à la santé de M. le marquis de Chaverny!... votre verre, marquis!

Celui-ci tendit son verre et poussa un profond soupir.

—Si vous saviez!... murmura-t-il; si je pouvais vous dire...

Il but, et pendant cela, Navailles s'écria:

—Prenez garde! il va vous expliquer sa position.

—Pas à vous! répliqua Chaverny; je ne veux pour auditeur que la charmante dona Cruz!... vous n'êtes pas dignes de comprendre...

—C'est pourtant bien simple, interrompit Nivelle, votre position est celle d'un homme gris!

Tout le monde éclata de rire. On crut que le gros petit Oriol allait étouffer.

—Morbleu! fit le marquis en brisant son verre sur la table, y a-t-il ici quelqu'un d'assez hardi pour se moquer de moi!... Dona Cruz! je ne plaisante pas!... vous êtes ici comme une étoile du ciel, égarée parmi des lampions!...

Bruyante protestation de ces dames!

—C'est trop fort!... trop fort, dit Oriol.

—Tais-toi, fit Chaverny; la comparaison ne peut blesser que les lampions... d'ailleurs, je ne vous parle pas à vous autres... je somme M. de Peyrolles d'arrêter vos indécentes vociférations... et j'ajoute qu'il ne m'a jamais plu qu'un instant dans sa vie... c'est quand il était accroché au portemanteau... il était bien!..

Il eut un attendrissement involontaire et ajouta les larmes aux yeux:

—Ah!.. il était très-bien!... Mais pour en revenir à ma position, s'interrompit-il en prenant les deux mains de dona Cruz.

—Je la sais sur le bout des doigts. M. le marquis, fit la gitanita; vous épousez cette nuit une femme charmante...

—Charmante?... interrogea le chœur.

—Charmante! répéta dona Cruz; jeune, spirituelle, bonne, et n'ayant pas la moindre idée des bleues...

—Une épigramme! fit Nivelle, cela se forme!

—Vous montez en chaise de poste, continua dona Cruz en s'adressant toujours à Chaverny, vous enlevez votre femme...

—Ah!... interrompit le petit marquis; si c'était vous, adorable enfant!...

Dona Cruz lui emplit son verre jusqu'aux bords.

—Messieurs, dit Chaverny avant de boire, dona Cruz vient d'éclairer ma position... je ne l'aurais pas mieux fait moi-même... cette position est romanesque...

—Buvez donc? fit la gitanita en riant.

—Permettez... depuis longtemps déjà je nourris une pensée!...

—Voyons! voyons la pensée de Chaverny!

Il se leva et prit une pose d'orateur.

—Messieurs, dit-il; voici plusieurs siéges vides... Celui-ci appartient à mon cousin de Gonzague... celui-ci au bossu... ils ont été occupés tous deux... mais celui-là...

Il montrait un fauteuil placé juste en face de celui de Gonzague, et dans lequel en effet, depuis le commencement du souper personne ne s'était assis.

—Voici la pensée que j'ai, poursuivit Chaverny; je veux que ce siége soit occupé!... je veux qu'on y mette la mariée!

—C'est juste! c'est juste! cria-t-on de toutes part; l'idée de Chaverny est raisonnable!... La mariée! la mariée!...

Dona Cruz voulut saisir le bras du petit marquis, mais rien n'était capable de le distraire.

—Que diable! grommela-t-il en se tenant à la table et la figure inondée de ses cheveux, je ne suis pas ivre, peut-être!

—Buvez et taisez-vous! lui glissa dona Cruz à l'oreille.

—Je veux bien boire, astre divin... oui... Dieu m'est témoin que je veux bien boire... mais je ne veux pas me taire!... mon idée est juste... elle découle ma position... je demande la mariée... car... écoutez donc vous autres!

—Écoutez! Écoutez!... Il est beau comme le dieu de l'Éloquence!

Ce fut Nivelle qui s'éveilla tout à fait pour dire cela.

Chaverny frappa du poing la table et continua en criant plus fort:

—Je dis qu'il est absurde... absurde!...

—Bravo, Chaverny!... superbe, Chaverny!

—Absurde!... de laisser une place vide...

—Magnifique!... magnifique!... Bravo, Chaverny.

L'assistance entière applaudissait. Le petit marquis faisait des efforts extravagants pour suivre sa pensée.

—De laisser une place vide, acheva-t-il en se cramponnant à la nappe, si l'on n'attend pas quelqu'un!

Au moment où une salve de bravos allait accueillir cette laborieuse conclusion, Gonzague parut à la porte de la galerie et dit:

—Aussi attend-on quelqu'un!


VIII

—Une pêche et un bouquet.—

La figure de M. le prince de Gonzague parut à chacun sévère et même soucieuse. On posa ses verres sur la table et le sourire s'évanouit.

—Cousin, dit Chaverny, retombé au fond de son fauteuil; je vous attendais pour vous parler un peu de ma position...

Gonzague vint jusqu'à la table et lui prit le verre qu'il était en train de porter à ses lèvres.

—Ne bois plus! dit-il d'un ton sec.

—Par exemple! protesta Chaverny.

Gonzague jeta le verre par la fenêtre et répéta:

—Ne bois plus.

Chaverny le regardait avec de gros yeux étonnés.

Les convives se rassirent. La pâleur avait déjà remplacé sur plus d'un visage les vives couleurs et l'ivresse naissante.

Il y avait une pensée qu'on avait tenue à l'écart depuis le commencement de cette fête, mais qui planait dans l'air.

L'aspect soucieux de M. de Gonzague la ramenait.

Peyrolles essaya de se glisser vers son maître, mais dona Cruz le prévint.

—Un mot, s'il vous plaît, monseigneur, dit-elle.

Gonzague lui baisa la main et la suivit à l'écart.

—Que veut dire cela? murmura Nivelle.

—Je crois, ajouta Cidalise, que nous n'aurons point les violons.

—Ce ne peut être une banqueroute, insinua la Desbois; Gonzague est trop riche!

—On voit des choses si étranges!... répliqua Nivelle.

Ces messieurs ne se mêlaient point à l'entretien. La plupart avaient les yeux sur la nappe et semblaient réfléchir.

Chaverny seul chantait je ne sais quel pont-neuf égrillard et ne prenait point garde à cette sombre inquiétude qui venait d'envahir tout à coup le salon.

Oriol grommela à l'oreille de Peyrolles:

—Est-ce que nous aurions de mauvaises nouvelles?

Le factotum lui tourna le dos.

—Oriol!... appela Nivelle.

Le gros petit traitant se rendit à l'ordre aussitôt, et la fille du Mississipi lui dit:

—Quand le prince en aura fini avec cette petite, vous irez lui dire que nous demandons les violons...

—Mais..., voulut objecter Oriol.

—La paix! vous irez! Je le veux!

Le prince n'en avait pas fini, et à mesure que le silence durait, l'impression de gêne et de tristesse devenait plus évidente.

Ce n'était pas une franche gaieté que celle qui avait régné dans cet essai d'orgie. Si le lecteur a pu croire que nos gens se divertissaient de bon cœur, c'est que nous n'avons point réussi dans notre peinture.

Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Le vin avait monté le diapason des voix et rougi les visages, mais l'inquiétude n'avait pas cessé d'exister un seul instant derrière les éclats de cette joie mensongère.

Et pour la faire tomber à plat, toute cette allégresse factice, il avait suffi du sourcil froncé de Gonzague.

Ce que le gros Oriol avait dit, tout le monde le pensait.

—Il y avait de mauvaises nouvelles!

Gonzague baisa pour la seconde fois la main de dona Cruz.

—Avez-vous confiance en moi? lui dit-il d'un ton paternel.

—Certes, monseigneur, répondit la gitanita dont le regard était suppliant, mais c'est ma seule amie... ma sœur!...

—Je ne sais rien vous refuser, chère enfant... Dans une heure, quoi qu'il arrive, elle aura sa liberté.

—Est-ce vrai, cela, monseigneur? s'écria dona Cruz toute joyeuse; laissez-moi lui annoncer ce grand bonheur!...

—Non... pas maintenant... restez!... Lui avez-vous dit mon désir?...

—Ce mariage?... oui, sans doute... mais elle a de vives répugnances...

—Monseigneur..., balbutia Oriol qu'un signe impérieux de la Nivelle avait mis en mouvement; pardon si je vous dérange... mais ces dames réclament les violons.

—Laissez! dit Gonzague qui l'écarta de la main.

—Il y a quelque chose! murmura Nivelle.

Gonzague reprit en serrant les deux mains de dona Cruz:

—Je ne vous dis qu'une chose, j'aurais voulu sauver celui qu'elle aime...

—Mais, monseigneur!... s'écria dona Cruz; si vous vouliez m'expliquer en quoi ce mariage est utile à M. de Lagardère, je rapporterais vos paroles à ma pauvre Aurore...

—C'est un fait, interrompit Gonzague; je ne puis rien ajouter à mon affirmation... Pensez-vous que je sois le maître des événements?... En tout cas je vous promets qu'il n'y aura point de contrainte.

Il voulut s'éloigner; dona Cruz le retint.

—Je vous en prie, dit-elle, donnez-moi la permission de retourner près d'elle... vos réticences me font peur!

En ce moment, répondit Gonzague, j'ai besoin de vous.

—De moi!... répéta la gitanita étonnée.

—Il va se dire ici des paroles que ces dames ne doivent point entendre.

—Et moi?... les entendrai-je?

—Non... ces paroles n'ont point trait à votre amie... Vous êtes ici chez vous; faites votre devoir de maîtresse de maison... emmenez ces dames dans le salon de Mars...

—Je suis prête à vous obéir, monseigneur.

Gonzague la remercia et regagna la table. Chacun cherchait à lire sur son visage.

Il fit signe à Nivelle qui s'approcha de lui.

—Vous voyez bien cette enfant, dit-il en montrant dona Cruz qui restait toute pensive à l'autre bout du salon, tâchez de la distraire et faites qu'elle ne prenne point attention à ce qui va se passer ici.

—Vous nous chassez, monseigneur?

—Tout à l'heure on vous rappellera... il y a dans le petit salon une corbeille de mariage.

—J'ai compris, monseigneur... Nous donnez-vous Oriol?

—Non; pas même Oriol... allez!...

—Mes belles petites, dit la Nivelle, voici dona Cruz qui veut nous emmener voir la toilette de la mariée.

Ces dames se levèrent toutes à la fois et entrèrent précédées par la gitanita dans le petit salon de Mars qui faisait face au boudoir où nous avons vu naguère les deux amies.

Il y avait en effet, dans le petit salon, une corbeille de mariage. Ces dames l'entourèrent.

Gonzague donna un coup d'œil à Peyrolles qui alla fermer les portes derrière elles.

A peine la porte fut-elle fermée que dona Cruz s'en rapprocha, mais la Nivelle courut à elle et la ramena par la main.

—C'est à vous de nous montrer tout cela, bel ange, dit-elle; nous ne vous tenons pas quitte!

Dans le salon il n'y avait plus que des hommes.

Gonzague vint prendre place au milieu d'un silence profond. Ce silence même éveilla le petit marquis de Chaverny.

—Eh bien! Eh bien! fit-il, où sont ces dames?

Et comme personne ne répondait:

—Je me souviens bien, murmura-t-il en se parlant à lui-même, que j'ai vu deux ravissantes créatures dans le jardin... mais dois-je vraiment épouser l'une d'elles? ou n'est-ce qu'un rêve?... ma foi, je n'en sais rien!... Cousin! s'interrompit-il brusquement, il fait lugubre ici!... je vais avec les dames...

—Reste! ordonna Gonzague.

Puis promenant son regard sur l'assemblée:

—Avons-nous notre sang-froid, messieurs? demanda-t-il.

—Tout notre sang-froid, lui fut-il répondu.

—Pardieu! s'écria Chaverny, c'est toi, cousin, qui as voulu nous faire boire!

Il avait raison. Le mot sang-froid avait ici pour Gonzague une signification purement relative: il lui fallait des têtes échauffées et des bras sains.

Excepté Chaverny, tout le monde était à point.

Gonzague avait déjà regardé le petit marquis en secouant la tête d'un air mécontent. Il consulta la pendule et reprit:

—Nous avons juste une demi-heure pour causer... Trêve de folies... je parle pour vous, marquis!

Celui-ci, au moment où Gonzague lui avait ordonné de rester, s'était rassis, non sur son siége, mais sur la nappe.

—Ne vous inquiétez pas de moi, cousin, dit-il en prenant la gravité des ivrognes; souhaitez seulement que personne ne soit plus gris que moi!... je suis préoccupé de ma position: c'est tout simple...

—Messieurs, interrompit Gonzague, nous nous passerons de lui, s'il le faut. Voici le fait: En ce moment, une jeune fille nous gêne... nous gêne, entendez-vous?... nous gêne tous... car nos intérêts sont désormais unis bien plus étroitement que vous ne pensez... On peut dire que votre fortune est la mienne... et j'ai pris mes mesures pour que le lien qui nous unit fût une véritable chaîne.

—Nous ne saurions tenir de trop près à monseigneur, dit Montaubert.

—Certes, certes, fit-on.

Mais il n'y avait pas d'élan.

—Cette jeune fille,... reprit Gonzague.

—Puisque les circonstances semblent s'aggraver, dit Navailles, nous avons le droit de chercher la lumière... cette jeune fille enlevée hier par vos hommes est-elle la même que celle dont on parlait chez M. le régent?...

—Celle que M. de Lagardère avait promis de conduire au Palais? ajouta Choisy.

—Mademoiselle de Nevers, enfin! conclut Nocé.

On vit Chaverny changer de visage. On l'entendit répéter tout bas d'un accent étrange:

—Mademoiselle de Nevers!

Gonzague fronça le sourcil.

—Que vous importe son nom? dit-il avec un mouvement de colère; elle nous gêne... elle doit être écartée de notre chemin.

On fit silence. Chaverny prit son verre, mais il le déposa sans avoir bu.

Gonzague reprit avec lenteur:

—J'ai horreur du sang, messieurs mes amis, autant et plus que vous... l'épée ne m'a jamais réussi... En conséquence je ne veux plus de l'épée... je suis pour la douceur... Chaverny, je dépense cinquante mille écus et les frais de ton voyage pour garder la paix de ma conscience!

—C'est cher, grommela Peyrolles.

—Je ne comprends pas, dit Chaverny.

—Tu vas comprendre... Je laisse une chance à cette belle enfant.

—Est-ce mademoiselle de Nevers? demanda le petit marquis, reprenant machinalement son verre.

—Si tu lui plais..., commença Gonzague au lieu de répondre.

—Quant à cela, interrompit Chaverny en buvant, on lui plaira!

—Tant mieux!... en ce cas elle t'épouse de son plein gré...

—Je ne le veux pas autrement! dit Chaverny.

—Ni moi non plus! fit Gonzague qui avait aux lèvres un sourire équivoque; une fois mariés, tu emmènes ta femme au fond de quelque province... tu fais durer la lune de miel éternellement... à moins que tu ne préfères revenir seul... dans un temps moral...

—Et si elle refuse? demanda le petit marquis.

—Si elle refuse?... ma conscience ne me reprochera rien... elle sera libre...

Gonzague baissa les yeux malgré lui en prononçant ce dernier mot.

—Vous disiez, murmura Chaverny, qu'elle n'avait qu'une chance... si elle accepte ma main, elle vit... si elle refuse, elle est libre... je ne comprends pas!

—C'est que tu es ivre! répliqua sèchement Gonzague.

Les autres gardaient un silence profond.

Sous ces lustres étincelants qui éclairaient les riantes peintures du plafond et des murailles, parmi ces flacons vides et ces fleurs fanées, je ne sais quelle sinistre impression planait.

De temps en temps, on entendait le rire des femmes dans le salon voisin.

Ce rire faisait mal.

Gonzague seul avait le front haut et la gaieté aux lèvres.

—Vous, messieurs, reprit-il, je suis sûr que vous me comprenez?

Personne ne répondit, pas même ce coquin endurci, M. de Peyrolles.

—Il faut donc une explication, continua Gonzague en souriant; elle sera courte, car nous n'avons pas le temps... Posons d'abord l'axiome de la situation: l'existence de cette enfant nous ruine de fond en comble... Ne prenez pas ces airs sceptiques... cela est... Si demain, je perdais l'héritage de Nevers, après-demain nous serions en fuite.

—Nous!... se récria-t-on de toutes parts.

—Vous, mes maîtres! repartit Gonzague qui se redressa; vous tous sans exception... Il ne s'agit plus de vos anciennes peccadilles... le prince de Gonzague a suivi la mode: il a des livres comme le moindre marchand... vous êtes tous sur les livres du prince de Gonzague... Peyrolles sait arranger admirablement ces choses-là! ma banqueroute entraînerait votre perte complète...

Tous les regards se tournèrent vers Peyrolles qui ne broncha pas.

—En outre, poursuivit le prince, après ce qui s'est passé hier...—Mais point de menaces! s'interrompit-il, vous êtes liés solidement, voilà tout!... et vous me suivrez dans l'adversité comme des compagnons fidèles... il s'agit donc de savoir si vous êtes bien pressés de me donner cette marque de dévouement?

On ne répondit point encore.

Le sourire de Gonzague devint plus ouvertement railleur.

—Vous voyez bien que vous me comprenez, dit-il; avais-je tort de compter sur votre intelligence?... La jeune fille sera libre... je l'ai dit et je le maintiens... libre de sortir d'ici... d'aller où bon lui semblera... oui, messieurs... cela vous étonne!...

Tous les yeux stupéfaits l'interrogeaient.

Chaverny buvait lentement et d'un air sombre.

Il y eut un long silence.

Gonzague emplit pour la première fois son verre et ceux de ses voisins.

—Je vous l'ai dit souvent, messieurs mes amis, reprit-il d'un ton léger, les bonnes coutumes, les belles manières, la poésie splendide, les parfums exquis, tout cela nous vient d'Italie... On n'étudie pas assez l'Italie!... Écoutez et tâchez de profiter.

Il but une gorgée de champagne et continua:

—Voici une anecdote de ma jeunesse... douces années qui ne reviennent plus... Le comte Annibal Canozza, des princes Amalfi, était mon cousin... un joyeux vivant, ma foi, et qui fit avec moi plus d'une équipée... Il était riche, très-riche... jugez-en: il avait, mon cousin Annibal, quatre châteaux sur le Tibre, vingt fermes en Lombardie, deux palais à Florence, deux à Milan, deux à Rome et toute la célèbre vaisselle d'or des cardinaux Allaria, nos oncles vénérés... J'étais l'héritier unique et direct de mon cousin Canozza... mais il n'avait que vingt-sept ans et promettait de vivre un siècle... je ne vis jamais plus belle santé que la sienne... Vous prenez froid, messieurs mes amis: buvez, je vous prie, une rasade pour vous remettre le cœur.

On obéit, on avait besoin de cela.

—Un soir, poursuivit M. de Gonzague, j'invitai mon cousin Canozza à ma vigne à Spolète... un site enchanteur! et des treilles!... nous passâmes la soirée sur la terrasse, humant la brise parfumée et causant, je crois, de l'immortalité de l'âme... Canozza était un stoïcien, sauf le vin et les femmes... Il me quitta frais et dispos, par un beau clair de lune... il me semble le voir encore monter dans son carrosse... assurément, il était libre, n'est-ce pas? bien libre d'aller, lui aussi, où bon lui semblerait... à un bal... à un souper... il y a de tout cela en Italie, à un rendez-vous d'amour... mais libre aussi d'y rester.

Il acheva son verre. Et comme tous les yeux l'interrogeaient, il acheva:

—Le comte Canozza, mon cousin, usa de cette dernière liberté, il y resta!

Un mouvement se fit parmi les convives. Chaverny serrait son verre convulsivement.

—Il y resta!... répéta-t-il.

Gonzague prit une pêche dans une corbeille de fruits et la lui jeta. La pêche resta sur les genoux du petit marquis.

—Étudie l'Italie, cousin! reprit Gonzague.

Puis se ravisant:

—Chaverny, continua-t-il,—est trop ivre pour me comprendre... et c'est peut-être tant mieux... Étudiez l'Italie, messieurs...

En parlant, il roulait des pêches à la ronde. Chaque convive en avait une.

Puis il dit, d'un ton bref et sec:

—J'avais oublié de mentionner cette circonstance frivole: avant de me quitter, le comte Annibal Canozza, mon cousin, avait partagé une pêche avec moi...

Chaque convive déposa précipitamment le fruit qu'il tenait à la main.

Gonzague emplit de nouveau son verre.—Chaverny fit de même.

—Étudiez l'Italie! répéta pour la troisième fois le prince;—Là seulement, on sait vivre... Il y a cent ans qu'on ne s'y sert plus du stylet idiot... à quoi bon la violence?... En Italie, par exemple, vous désirez écarter une jeune fille qui fait obstacle sur votre route... c'est notre cas... vous faites choix d'un galant homme qui consent à l'épouser et à l'emmener je ne sais où... très-loin... c'est encore notre cas... Accepte-t-elle? tout est dit... Refuse-t-elle?... c'est son droit, en Italie comme ici... alors, vous vous inclinez jusqu'à terre, demandant pardon de la liberté grande... vous la reconduisez avec respect... Tout en la reconduisant, par galanterie pure, vous lui faites accepter un bouquet...

Ce disant, M. de Gonzague prit un bouquet de fleurs naturelles au surtout qui ornait la table.

—Peut-on refuser un bouquet? poursuivit-il en arrangeant les fleurs;—elle s'éloigne... libre, assurément, tout comme mon cousin Annibal, d'aller où bon lui semblera... chez son amant, chez son amie, chez elle... mais libre aussi d'y rester...

Il tendit le bouquet...—Tous les convives reculèrent en frémissant.

—Elle y reste!... fit Chaverny entre ses dents serrées.

—Elle y reste, prononça froidement Gonzague qui le regardait en face.

Chaverny se leva.

—Ces fleurs sont empoisonnées!... s'écria-t-il.

—Assieds-toi, fit Gonzague en éclatant de rire;—tu es ivre.

Chaverny passa sa main sur son front qui dégouttait de sueur.

—Oui, murmura-t-il;—je dois être ivre!... s'il en était autrement...

Il chancela. Sa tête tournait.


IX

—Le neuvième coup.—

Gonzague promena sur les convives un regard de maître.

—Il n'a pas la tête à lui, murmura-t-il; je l'excuse... mais s'il en était un parmi vous...

—Elle acceptera!... balbutia Navailles pour l'acquit de sa conscience.

C'était peu; les autres n'en firent pas autant.

La menace de ruine avait porté; depuis Oriol, abruti par la terreur, jusqu'à Nocé, Gironne, Choisy et autres qui étaient gentilshommes, on ne voyait là que misérables esclaves.

La honte est comme les morts de Burger qui vont vite.

Et c'est surtout en ces siècles trafiquants que la chute est rapide et profonde.

Gonzague savait qu'il lui était permis désormais de tout oser. Ces gens étaient tous ses complices. Il avait une armée.

Gonzague remit le bouquet à sa place.

—Assez sur ce sujet, dit-il, nous sommes d'accord. Il est quelque chose de plus grave... neuf heures ne sont point sonnées...

—Monseigneur a-t-il appris du nouveau? demanda Peyrolles.

—Rien!... J'ai seulement pris mes mesures... Tous les abords du pavillon sont gardés... Gauthier Gendry, avec cinq hommes, garde le bout de la ruelle... La Baleine et deux autres sont en dehors de la porte du jardin... Lavergne et cinq hommes font sentinelle dans le jardin... Au vestibule, nous avons nos domestiques en armes...

—Et ces deux drôles?... demanda Navailles.

—Cocardasse et Passepoil?... Je ne leur ai point donné de poste... ils attendent comme nous... Ils sont là!

Il montrait l'entrée de la galerie où l'on avait éteint les lustres lors de son arrivée; la porte de la galerie était grande ouverte depuis ce même instant.

—Qui attendent-ils et qui attendons-nous? demanda tout à coup Chaverny dont l'œil morne eut un éclair d'intelligence.

—Tu n'étais pas là, hier, quand j'ai reçu cette lettre, cousin, dit Gonzague.

—Non... qui attendez-vous?

—Quelqu'un pour remplir ce siége, répliqua le prince en montrant le fauteuil resté vide depuis le commencement du souper.

—La ruelle, les jardins, le vestibule, l'escalier, tout cela plein d'estafiers! prononça Chaverny avec un geste de mépris; tout cela pour un seul homme.

—Cet homme s'appelle Lagardère, dit Gonzague avec une emphase involontaire.

—Lagardère! répéta Chaverny.

Puis, se parlant à lui-même:

—Je le hais!... ajouta-t-il; mais il m'a tenu sous lui... renversé... et il a eu pitié de moi!

Gonzague se pencha pour l'écouter mieux, et secoua de nouveau la tête.

Puis il se redressa.

—Messieurs, dit-il, pensez-vous que les précautions prises soient suffisantes?

Chaverny haussa les épaules et se mit à rire.

—Vingt contre un! murmura Navailles, c'est honnête.

—Parbleu! s'écria Oriol rassuré par le compte de cette formidable garnison, nous n'avions pas peur!

—Pensez-vous, reprit Gonzague, que vingt hommes pour l'attendre, le surprendre, le saisir vivant ou mort, ce soit assez?

—Trop! monseigneur, c'est trop! s'écriait-on de toutes parts.

—Alors, vous me répondrez d'avance que nul ne me reprochera d'avoir manqué de prudence?...

—Je me porte caution pour tous! s'écria Chaverny; ce qui manque, ce n'est pas la prudence!

—J'avais besoin de ce témoignage, dit Gonzague; et maintenant, voulez-vous que je vous dise mon avis à moi?...

—Dites, monseigneur, dites!

Ils s'étaient remis à boire.

M. le prince de Gonzague se leva.

—Mon avis, prononça-t-il d'une voix haute et grave, c'est que rien n'y fera... Rien!... je connais l'homme!... Lagardère a dit: A neuf heures, je serai parmi vous... à neuf heures, nous verrons Lagardère face à face... Je le sais... j'en jurerais!... il n'y a pas d'armée qui puisse empêcher Lagardère de venir au rendez-vous assigné... Descendra-t-il par la cheminée, sautera-t-il par la fenêtre, surgira-t-il du plancher, je ne sais... mais à l'heure dite... ni avant ni après... nous le verrons s'asseoir à cette table.

—Pardieu! s'écria Chaverny, qu'on me le donne!... mais homme contre homme...

—Tais-toi! interrompit Gonzague durement, je n'aime les combats de nain contre géant qu'à la foire. Cette conviction est chez moi si profonde, messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les autres convives, que tout à l'heure j'éprouvais la trempe de ma rapière...

Il dégaina, et fit plier sa lame d'acier souple et brillante.

—L'heure vient, acheva-t-il en regardant la pendule du coin de l'œil; faites comme moi... Je vous engage fort à ne compter que sur vos épées!

Tous les regards suivirent le sien et interrogèrent le cadran de la magnifique pendule à poids qui grondait dans sa caisse de bois de rose.

L'aiguille allait marquer neuf heures.

Les convives coururent prendre leurs épées déposées çà et là sur les meubles.

—Qu'on me le donne! répétait Chaverny; seul à seul.

—Où vas-tu? demanda Gonzague à Peyrolles qui se dirigeait vers la galerie.

—Fermer cette porte, répondit le prudent factotum.

—Laisse cette porte!... J'ai dit qu'elle resterait grande ouverte... grande ouverte elle restera. C'est un signal, messieurs, continua-t-il en s'adressant aux convives en armes... si les deux battants se referment, réjouissez-vous: cela voudra dire: L'ennemi a succombé!... mais tant qu'ils restent ouverts, veillez!

Peyrolles se mit au dernier rang avec Oriol, Taranne et les financiers. Auprès de Gonzague se tenaient Choisy, Navailles, Nocé, Gironne, tous les gentilshommes. Chaverny était de l'autre côté de la salle et le plus près de la porte.

Ils avaient tous l'épée à la main. Tous les regards étaient ardemment fixés sur la galerie sombre.

Certes, cette attente inquiète et solennelle donnait une grande idée de l'homme qui allait venir.

La pendule eut ce grondement sourd que rendent les rouages à l'instant où l'heure va sonner.

—Vous y êtes, messieurs? dit-il l'œil sur la porte.

—Nous y sommes! fut-il répondu tout d'une voix.

Ils venaient de se compter. Le nombre fait souvent le courage.

Gonzague, qui avait la pointe de sa rapière fichée dans le parquet, prit son verre sur la table, et dit d'un air fanfaron, au moment même où sonnait le premier coup de neuf heures:

—A la santé de M. de Lagardère... le verre d'une main, l'épée de l'autre!

Il leva son verre.

—Le verre d'une main!... l'épée de l'autre! répéta le chœur sourd.

Puis ils restèrent muets; la tasse emplie jusqu'aux bords, la brette au poing.

Ils attendaient, l'œil au guet, l'oreille attentive.

Pendant ce grand silence, un bruit de fer se fit au dehors.

L'horloge sonnait lentement. Elle fut un siècle à tinter ses neuf coups.

Au huitième, ce bruit de fer qui avait lieu au dehors cessa. Au neuvième, les deux battants de la porte se refermèrent brusquement.

Il y eut un hourra prolongé. Les épées s'abaissèrent.

—A Lagardère, mort! cria Gonzague.

—A Lagardère, mort! répétèrent les convives en vidant leurs verres d'un trait.

Chaverny seul ne bougea point et garda le silence.

Mais on vit tout à coup Gonzague tressaillir au moment où il portait son verre à ses lèvres.

Au milieu de la chambre, les capes et les manteaux entassés sur le bossu oscillèrent et se soulevèrent.

Gonzague ne songeait plus au bossu. Il ignorait d'ailleurs la fin de sa folle équipée.

Gonzague avait dit: Je ne sais pas s'il sautera par la fenêtre, s'il tombera par la cheminée, s'il surgira du sol; mais à l'heure dite, il sera parmi nous.

A la vue de cette masse qui remuait, il s'arrêta de boire et tomba en garde.

Un éclat de rire sec et strident sortit de dessous les manteaux.

—Je suis des vôtres! fit une voix grêle, me voici! me voici!

Ce n'était pas Lagardère.

Gonzague se prit à rire et murmura:

—C'est notre ami, le bossu.

Celui-ci sautilla sur ses pieds, saisit un verre et se mêlant aux buveurs qui trinquaient:

—A Lagardère! dit-il; le poltron aura su que j'étais ici!... il n'aura pas osé venir!...

—Au bossu! au bossu! cria le chœur en riant; vive le bossu!

—Eh! eh! messieurs, fit celui-ci avec simplicité, quelqu'un qui ne connaîtrait pas comme moi votre vaillance, et qui vous verrait si joyeux, croirait que vous avez eu une belle peur!... Mais que veulent ces deux braves?

Il montrait devant la porte de la galerie, Cocardasse et Passepoil immobiles comme deux statues. Ils avaient l'air triomphant.

—Nous venons apporter nos têtes, dit le Gascon hypocritement.

—Frappez! ajouta le Normand; envoyez deux âmes de plus au ciel!

—Réparation d'honneur! s'écria gaiement Gonzague; qu'on donne un verre de vin à ces braves; ils trinqueront avec nous!

Chaverny les regardait avec ce dégoût qu'on a en avisant le bourreau. Il s'éloigna de la table quand ils s'en approchèrent.

—Sur ma parole! dit-il à Choisy, qui se trouvait près de lui, je crois que si Lagardère fût venu, je me serais mis avec lui!

—Chut! fit Choisy.

Le bossu, qui avait entendu, montra du doigt Chaverny à Gonzague et lui demanda:

—Monseigneur est-il bien sûr de cet homme-là?

—Non, répondit le prince.

Cocardasse et Passepoil trinquaient avec ces messieurs. Chaverny, dégrisé, les écoutait.

Passepoil parlait de pourpoint blanc ensanglanté; Cocardasse racontait de nouveau l'histoire de l'amphithéâtre du Val-de-Grâce.

—Mais tout cela est infâme! dit Chaverny en poussant droit à Gonzague; mais il est évident qu'on parle ici d'un homme assassiné!

—Hein!... fit le bossu en feignant un étonnement profond; d'où vient celui-ci?...

Cocardasse, insolent et moqueur, présentait en ce moment son verre à Chaverny, qui se détourna avec horreur!

—Palsambleu! fit encore Ésope II, ce gentilhomme me paraît avoir de singulières répugnances!

Les autres convives étaient muets. Gonzague mit sa main sur l'épaule de Chaverny.

—Prends garde, cousin!... murmura-t-il; tu as trop bu!...

—Au contraire, monseigneur, fit Ésope II à son oreille, je trouve, moi, que le cousin n'a pas bu assez... croyez-moi... je m'y connais!...

Gonzague fixa sur lui son œil soupçonneux.

Le bossu riait et secouait la tête doucement, comme un homme sûr de son fait.

—C'est bien, dit Gonzague; tu as peut-être raison... Je te le livre.

—Merci, monseigneur, répondit Ésope II.

Puis s'approchant du petit marquis, le verre à la main, il ajouta:

—Dédaignerez-vous aussi de trinquer avec moi?... C'est une revanche!

Chaverny se mit à rire et tendit son verre.

—A vos noces, beau fiancé! s'écria le bossu.

Ils s'assirent en face l'un de l'autre, entourés déjà de leurs parrains et juges du camp. Le duel bachique recommençait entre eux.

Dans ce salon, où l'orgie avait fait long feu jusqu'alors, chacun avait un poids de moins sur le cœur: un poids énorme! Lagardère était mort puisqu'il avait manqué à sa parole fanfaronne. Lagardère vivant et désertant le rendez-vous assigné, c'était l'impossible!

Gonzague lui-même, ne doutait plus. Et s'il ordonna à Peyrolles de faire une ronde au dehors et d'inspecter les sentinelles, c'était excès de prudence italienne.

Précaution ne nuit jamais. Les estafiers échelonnés au dehors étaient payés pour la nuit entière. Il n'en coûtait rien de les laisser à leur poste.

Plus on avait eu peur, plus on était joyeux. C'était le vrai commencement de la fête. L'appétit naissait; la soif aussi. La gaieté refoulée faisait invasion de toutes parts.

Tubleu! nos gentilshommes ne se souvenaient plus d'avoir tremblé; nos financiers étaient braves comme César.

Cependant à tout ridicule comme à toute faute, il faut un bouc émissaire. Le pauvre gros Oriol avait été choisi pour victime: il expiait la poltronnerie générale. On le harcelait, on le pillait: tous les frissons, toutes les pâleurs, toutes les défaillances étaient accumulés sur sa tête.

Oriol seul avait tremblé: ceci fut bien convenu entre ces messieurs.

Il se débattait comme un beau diable et proposait des duels à tout le monde.

—Ces dames! ces dames! cria-t-on, pourquoi ne fait-on pas revenir ces dames?

Sur un signe de Gonzague, Nocé alla ouvrir la porte du boudoir.

Ce fut comme une nuée d'oiseaux s'élançant hors de la volière. Elles entrèrent parlant toutes à la fois, se plaignant de la longue attente, riant, criant, minaudant.

Nivelle dit à Gonzague en montrant dona Cruz:

—Voici une petite curieuse!... Je l'ai bien arrachée dix fois au trou de la serrure.

—Mon Dieu! répondit le prince innocemment, qu'aurait-elle pu voir?... Nous vous avons éloignées, charmantes, dans votre propre intérêt... Vous n'aimez pas les discussions d'affaires.

—Nous a-t-on rappelées pour quelque chose? s'écria la Desbois.

—Est-ce enfin la noce? demanda la Fleury.

Et Cidalise, prenant d'une main le menton brun de Cocardasse junior, de l'autre la joue rougissante d'Amable Passepoil, fit cette question hardie:

—Est-ce vous qui êtes les violons?

—Capédébiou! répliqua Cocardasse, roide comme un piquet, nous sommes des gentilshommes, la belle!

Frère Passepoil tressaillit de la tête aux pieds au contact de cette main douce qui avait bonne odeur.

Il voulut parler, la voix lui manqua.

—Mesdames, disait cependant Gonzague qui baisait les bouts des doigts de dona Cruz, nous ne voulons point avoir de secrets pour vous... si nous nous sommes privés un instant de votre présence, c'était pour régler les préliminaires de ce mariage qui doit avoir lieu cette nuit.

—C'est donc vrai! s'écrièrent d'une voix toutes ces folles, nous allons avoir la comédie.

Gonzague protesta d'un geste.

—Il s'agit d'une union sérieuse, prononça-t-il gravement.

Comme si le lieu même et l'entourage ne lui donnaient pas d'avance un suffisant démenti, il se pencha vers dona Cruz et ajouta:

—Il est temps d'aller prévenir votre amie.

Dona Cruz le regarda d'un air inquiet.

—Vous m'avez fait une promesse, monseigneur, murmura-t-elle.

—Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai, répondit Gonzague.

Puis en reconduisant dona Cruz vers la porte, il ajouta:

—Elle peut refuser... Je ne m'en dédis point... mais, pour elle-même... et pour un autre que je ne veux pas nommer, souhaitez qu'elle accepte!

Dona Cruz ignorait le sort de Lagardère et Gonzague comptait là-dessus. Dona Cruz ne pouvait pas mesurer la profonde hypocrisie de ce tartufe païen. Cependant elle s'arrêta avant de passer le seuil.

—Monseigneur, dit-elle avec un accent de prière; je ne doute point que vous n'ayez pour agir des motifs nobles et dignes de vous... mais ce sont de bien étranges choses qui se passent depuis hier... Nous sommes là deux pauvres jeunes filles et nous n'avons point l'expérience qu'il faut pour deviner ces énigmes... Par amitié pour moi, monseigneur, par compassion pour cette pauvre enfant que j'aime et qui se désole, dites-moi un mot... un mot qui explique... un seul mot qui puisse m'éclairer et servir d'argument contre ses résistances... Je serais bien forte, si je pouvais lui dire en quoi ce mariage peut sauvegarder la vie de celui qu'elle aime...

Gonzague l'interrompit:

—N'avez-vous pas confiance en moi, dona Cruz? dit-il d'un ton de reproche; et n'a-t-elle point confiance en vous?... J'affirme, vous croyez: affirmez, elle croira. Et faites vite! acheva-t-il en donnant à ses paroles un accent plus impérieux; je vous attends.

Il salua et dona Cruz se retira.

En ce moment, un grand tumulte se faisait dans le salon. Ce n'étaient que clameurs joyeuses et retentissants éclats de rire.

—Bravo! Chaverny! disaient les uns.

—Hardi! le bossu! criaient les autres.

—Le verre de Chaverny était plus plein!

—Ne trichons pas!.. C'est un combat à mort!

Et les femmes:

—Ils vont se tuer!.. Ils sont fous!...

—Ce petit bossu est un diable!

—S'il a autant d'actions bleues qu'on le dit, murmura la Nivelle; moi, d'abord, j'ai toujours eu un faible pour les bossus!

—Mais voyez donc ce qu'ils absorbent!

—Deux entonnoirs!... deux madrépores!...

—Deux gouffres!.. Bravo! Chaverny.

—Hardi, le bossu!.. deux abîmes!

Ils étaient là en face l'un de l'autre, Ésope II dit Jonas et le petit marquis, entourés d'un cercle qui allait toujours s'épaississant. C'était la seconde fois qu'ils en venaient aux mains.

L'invasion des mœurs anglaises, qui date de cette époque, avait mis à la mode ces tournois de la bouteille.

Auprès d'eux, une douzaine de flacons vides témoignait des vaillants coups portés, ou plutôt avalés de part et d'autre.

Chaverny était livide; ses yeux déjà injectés de sang semblaient vouloir s'échapper de leurs orbites, mais il avait l'habitude de ces joutes. C'était, malgré l'élégance de sa taille et le peu de capacité apparente de son estomac, un buveur redoutable. On ne comptait plus ses exploits.

Le bossu, au contraire, montrait un teint animé. Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire. Il s'agitait; il parlait, ce qui est, comme chacun sait, une condition mauvaise.

Le bavardage enivre presque autant que le vin.

Tout champion de la bouteille doit être muet, dans une rencontre sérieuse; voyez les poissons.

Les chances semblaient être du côté du petit marquis.

—Cent pistoles pour Chaverny! cria Navailles; le bossu va retourner sous les manteaux.

—Je tiens, riposta le bossu qui chancela sur son fauteuil.

—Mon portefeuille pour le marquis, fit la Nivelle qui vit cela.

—Combien dans le portefeuille? demanda Ésope II entre deux lampées.

—Cinq actions bleues... toute ma fortune, hélas!

—Je les tiens contre dix! s'écria le bossu; passez du vin!

—Laquelle aimerais-tu le mieux? demanda Passepoil à l'oreille de son noble ami.

Il regardait tour à tour Cidalise, Nivelle, Fleury, Desbois et les autres.

—Le pécaïre va se noyer, vivadious! répondit Cocardasse junior qui ne quittait pas des yeux le bossu. Je n'ai jamais vu qu'un seul homme boire comme cela!

Ésope II quitta son siége et s'assit sur la nappe.

—N'avez vous pas de plus grands verres? s'écria-t-il en jetant le sien au loin; avec ces coquilles de noisettes, nous pourrions rester là jusqu'à demain!


X

—Triomphe du bossu.—

C'était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule, agenouillée sur le tapis; mais elle ne priait pas.

Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques instants. C'était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore n'y prenait point garde.

Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s'égaraient dans le vide. Elle ne donna point attention, tant était profonde sa rêverie, au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre.

Celle-ci s'approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux par derrière.

Aurore tourna la tête lentement; le cœur de la gitanita se serra en voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs.

—Je viens te chercher, dit-elle.

—Je suis prête, répondit Aurore.

Dona Cruz ne s'attendait point à cela.

—Tu as réfléchi, depuis tantôt?

—J'ai prié... Quand on prie, les choses obscures deviennent claires...

Dona Cruz se rapprocha vivement.

—Dis-moi ce que tu as deviné? fit-elle.

Il y avait là encore plus d'intérêt affectueux que de curiosité.

—Je suis prête, répéta Aurore; prête à mourir.

—Mais il ne s'agit pas de mourir, pauvre petite sœur...

—Il y a longtemps, interrompit Aurore d'un ton de morne découragement, que j'ai eu cette idée pour la première fois... C'est moi qui suis son malheur, c'est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse... C'est moi qui suis son mauvais ange... Sans moi, il serait libre, il serait tranquille, il serait heureux!

Dona Cruz l'écoutait et ne la comprenait pas.

—Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n'ai-je pas fait hier ce que je médite aujourd'hui?... Pourquoi ne me suis-je pas enfuie de la maison?... Pourquoi ne suis-je pas morte?...

—Que dis-tu là!... s'écria la gitanita.

—Tu ne peux savoir, Flor ma sœur chérie, la différence qu'il y a entre hier et aujourd'hui... J'ai fait un rêve, depuis hier... J'ai vu s'entr'ouvrir pour moi le paradis... Une vie tout entière de belles joies et de saintes délices m'est apparue... Il m'aimait, Flor!...

—Ne le sais-tu donc que depuis hier? demanda dona Cruz.

—Si je l'avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions affronté les inutiles dangers de ce voyage... Je doutais... J'avais peur... Oh! folles que nous sommes, ma sœur!... Il faudrait frémir, et non s'extasier, quand s'offrent à nous ces grandes allégresses qui feraient descendre sur terre les félicités... Cela est impossible, vois-tu... Le bonheur n'est point ici-bas.

—Mais qu'as-tu résolu? interrompit la gitanita dont la vocation n'allait point dans le sens du mysticisme.

—Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver.

Dona Cruz se leva enchantée.

—Partons! s'écria-t-elle; partons... le prince nous attend.

Puis, s'interrompant tout à coup, tandis qu'un nuage voilait son sourire:

—Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l'héroïsme avec toi!... Je n'aime pas comme toi, certes, mais j'aime à ma manière, et je te trouve toujours sur mon chemin.

Le regard étonné d'Aurore l'interrogeait.

—Ne t'inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant; moi, je n'en mourrai pas, je te le promets... Je compte aimer ainsi plus d'une fois avant de mourir... mais il est certain que, sans toi, je n'eusse pas renoncé ainsi au roi des chevaliers errants... au beau Lagardère!... Il est certain encore qu'après le beau Lagardère, le seul homme qui m'ait fait battre le cœur, c'est cet étourdi de Chaverny...

—Quoi? voulut dire Aurore.

—Je sais! je sais!... Sa conduite peut paraître légère... mais que veux-tu?... Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints... Ce monstre de petit marquis me trotte dans la cervelle...

Aurore lui prit la main en souriant.

—Petite sœur, dit-elle, ton cœur vaut mieux que tes paroles... Et pourquoi, d'ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières des grandes races?...

Dona Cruz se pinça les lèvres.

—Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance?

—C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme.

La gitanita ouvrit de grands yeux.

—Lagardère te l'a dit? murmura-t-elle sans même songer à faire des objections.

Celle-là n'était pas ambitieuse!

—Non, répondit Aurore; et c'est là le seul tort que je puisse lui reprocher en sa vie... S'il me l'eût dit?...

—Mais alors, fit dona Cruz, qui donc?

—Personne... Je le sais, voilà tout... Depuis hier, les divers événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une nouvelle signification. Je me suis souvenue; j'ai comparé; la conséquence s'est dégagée d'elle-même... L'enfant qui dormait dans les fossés de Caylus pendant qu'on assassinait son père, c'était moi... Je vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste: c'était moi... Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de Nevers au cimetière Saint-Magloire?... Et ce Gonzague dont le nom me poursuivit depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd'hui va me porter le dernier coup, n'est-il pas le mari de la veuve de Nevers?...

—Puisque c'est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma mère...

—Ma pauvre Flor, nous n'expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon cœur: comment sonder l'abîme des perversités, et à quoi bon? Ce que Gonzague voulait faire de toi, je l'ignore; mais tu étais un instrument dans ses mains... Depuis hier, j'ai vu cela... Et depuis que je te parle, tu le vois toi-même.

—C'est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et les sourcils froncés.

—Hier seulement, reprit Aurore, Henri m'a avoué qu'il m'aimait...

—Hier seulement?... interrompit la gitanita au comble de la surprise.

—Pourquoi cela?... Il y avait donc un obstacle entre nous?... Et quel pouvait être cet obstacle, sinon l'honneur ombrageux et scrupuleux de l'homme le plus loyal qui soit au monde: c'était la grandeur de ma naissance; c'était l'opulence de mon héritage qui l'éloignait de moi!

Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, et l'expression de son charmant visage fut une fierté sévère.

—Faut-il me repentir de t'avoir parlé comme je l'ai fait? murmura-t-elle.

—Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du cou; je souriais en songeant que je n'aurais point deviné cet obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse.

—Plût à Dieu qu'il en fût ainsi de moi! s'écria Aurore les larmes aux yeux; la grandeur a ses joies et ses souffrances... Moi qui vais mourir à vingt ans, de la grandeur je n'aurai connu que les larmes!

Elle ferma d'un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait protester encore, et reprit:

—Je suis calme. J'ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au delà des limites de ce monde... Si je parle de mourir, ne crains pas que je puisse hâter ma dernière heure... Le suicide est un crime: un crime qu'on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel... Si je n'allais pas au ciel, où l'attendrais-je?... Non... d'autres se chargeront de ma délivrance; ceci, je ne le devine point: je le sais.

Dona Cruz était toute pâle.

—Que sais-tu? interrogea-t-elle d'une voix altérée.

—J'étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore; je réfléchissais à tout ce que je viens de dire... et à d'autres choses encore... Les preuves abondaient.... C'est parce que je suis mademoiselle de Nevers qu'on m'a enlevée hier; c'est parce que je suis mademoiselle de Nevers que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami... Et sais-tu, Flor, c'est cette dernière pensée qui m'a pris tout mon courage... L'idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis, m'a traversé le cœur comme un coup de poignard... L'heure viendrait où il faudrait choisir... que sais-je? Depuis que je connais le nom de mon père, j'ai l'âme de mon père. Le devoir m'apparaît pour la première fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse que la voix du bonheur lui-même... Je ne sais rien ici-bas qui fût capable, hier, de me séparer d'Henri... aujourd'hui...

—Aujourd'hui?... répéta dona Cruz voyant qu'elle s'arrêtait.

Aurore détourna la tête pour essuyer une larme.

Dona Cruz la regardait tout émue.

Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait naître en elle, sans efforts et sans regrets. Elle était comme l'enfant qui sourit au réveil aux chimères dorées d'un beau songe.

—Ma petite sœur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers; je le crois... Et il n'y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi... Mais tu as prononcé tout à l'heure des paroles qui m'inquiètent et qui me font peur.

—Quelles paroles? demanda Aurore.

—Tu as dit, répliqua dona Cruz:—D'autres se chargeront de ma délivrance!...

—J'oubliais..., fit Aurore; j'étais donc ici toute seule, la tête pleine et brûlante... C'est la fièvre sans doute qui m'a donné ce courage... Je suis sortie de cette chambre... J'ai pris le chemin que tu m'avais montré... l'escalier dérobé, le couloir... et je me suis retrouvé dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère... Je me suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t'appelaient, le bruit avait cessé. J'ai mis mon œil à la serrure. Il n'y avait plus aucune femme autour de la table.

—On nous avait éloignées..., dit dona Cruz.

—Sais-tu pourquoi, ma petite Flor?

—Gonzague nous a dit..., commença la gitanita.

—Ah! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux autres, c'était donc Gonzague?

—C'était le prince de Gonzague.

—Je ne sais pas ce qu'il vous a dit, reprit Aurore; mais il a dû mentir.

—Pourquoi supposes-tu cela, petite sœur?

—Parce que, s'il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma Flor chérie!

—Quelle est donc la vérité?... Tu me rendras folle!

Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé contre le sein de sa compagne.

—As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table?

—Oui... de belles fleurs.

—Et Gonzague ne t'a-t-il pas répété:—Si elle refuse, elle sera libre!

—Ce sont ses propres paroles.

—Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz, c'était ce Gonzague qui parlait quand j'ai regardé par le trou de la serrure... Les convives l'écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au front. J'ai mis mon oreille à la place de mon œil... J'ai entendu...

Un bruit se fit du côté de la porte.

—Tu as entendu?... répéta dona Cruz.

Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de Peyrolles se montrait sur le seuil.

—Eh bien! mesdames, dit-il, on vous attend!

Aurore se leva aussitôt.

—Je suis prête, dit-elle.

En montant l'escalier, dona Cruz se rapprocha d'elle et dit tout bas:

—Achève!... Que parlais-tu de ces fleurs?

Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire:

—De belles fleurs! Tu l'as dit... M. de Gonzague a des galanteries de grand seigneur... En refusant, non-seulement je serai libre... mais j'aurai un bouquet de ces belles fleurs...

Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu'il y avait derrière ces paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait point.

—Bravo! bossu!... On te nommera roi des tanches!

—Tiens bon, Chaverny! ferme! ferme!

—Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles!... C'est triché!

—Au moins Ésope II boit rubis sur l'ongle!

On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long cri de joie: c'étaient deux vidrecomes de Bohème dont on se servait l'été pour les boissons à la glace. Chacun d'eux tenait bien une pinte.

Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut l'imiter; mais sa main tremblait.

—Vas-tu me faire perdre mes cinq petites filles! s'écria la Nivelle.

—Comme elle aurait bien prononcé le qu'il mourût, cette Nivelle! dit Navailles.

—Dame! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son argent!

Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu de l'avis de la Nivelle. La Fleury qui n'était point joueuse, ayant risqué l'avis qu'il était temps de mettre le holà, il y eut un cri général de réprobation.

—Nous ne sommes qu'au commencement, dit le bossu en riant; aidez M. le marquis à remplir son verre.

Nocé, Choisy, Gironne et Oriol étaient autour de Chaverny. On remplit son vidrecome jusqu'aux bords.

—Eh! donc! soupira Cocardasse junior, c'est perdre le vin du bon Dieu!

Passepoil se tenait à quatre pour résister à ses passions. Ses yeux blancs caressaient tour à tour la Nivelle, la Fleury, la Desbois. Il murmurait à vide des paroles enflammées, il se trémoussait, il suait sang et eau.

Certes, cette organisation riche et tendre est faite pour inspirer beaucoup d'intérêt.

—A votre santé! messieurs! dit le bossu qui leva son énorme verre.

—A votre santé, balbutia Chaverny.

Gironne et Nocé soutenaient son bras tremblotant.

Le bossu reprit en saluant à la ronde:

—Cette rasade doit être bue d'un trait et sans reprendre haleine.

—C'est un bijou que ce pécaïre! pensa Cocardasse.

—Vous aller le tuer?... dirent quelques voix de femmes.

—Ferme, marquis! ferme, ferme! cria Nivelle pour ses actions.

Le bossu approcha le verre de ses lèvres et but sans se presser, mais d'une seule lampée.

On battit des mains avec fureur.

Chaverny, déjà soutenu par ses parrains, absorba aussi son vidrecome, mais chacun put augurer que c'était son dernier effort.

—Encore un! proposa le bossu dispos et gai en tendant son verre vide.

—Encore dix! répondit Chaverny chancelant.

—Tiens bon, marquis! s'écrièrent les joueurs; ne regarde pas le lustre.

Il eut un rire idiot.

—Restez tranquilles, balbutia-t-il; arrêtez la balançoire... et empêchez la table de tourner.

Nivelle prit aussitôt son parti. Elle était brave.

Elle mit un retentissant baiser sur la joue du bossu,—un baiser qui retentit jusqu'au fond du cœur sensible de Passepoil et faillit le faire tomber en syncope.

—Petit trésor, dit-elle, c'était pour rire... On m'étranglerait plutôt que de me faire parier contre toi!

Elle fourra son portefeuille dans sa poche et passa, accablant Chaverny d'un dédaigneux regard.

—Allons! allons! fit le bossu; à boire! j'ai soif.

—A boire! répéta le petit marquis; je boirais la mer!... Arrêtez la balançoire!

Les verres s'emplirent. Le bossu prit le sien d'une main ferme.

—A la santé de ces dames! s'écria-t-il.

—A la santé de ces dames! murmura Passepoil à l'oreille de Nivelle.

La fille du Mississipi le regarda du haut en bas. Passepoil laissa échapper un roucoulement, ses pistoles chantèrent d'elles-mêmes dans son gousset.—Nivelle sourit et dit:

—Pourquoi pas, mon brave?

Cette Nivelle, affable et pleine d'aménité, ne repoussait jamais les gens du commun quand ils avaient la poche garnie.

Chaverny fit un suprême effort pour lever son verre. Le vidrecome plein s'échappa de sa main tremblante, à la grande indignation de Cocardasse.

—Apapur! grommela-t-il, on devrait mettre en prison ceux qui perdent le vin.

—A recommencer! dirent les tenants de Chaverny.

Le bossu offrit galamment son vidrecome qu'on remplit.

Mais les paupières de Chaverny se prirent à battre comme les ailes de ces papillons martyrs que les enfants clouent à la tapisserie avec une épingle. C'est la fin.

—Tu faiblis, Chaverny! s'écria Oriol.

—Chaverny, tu pâlis! ajouta Navailles.

—Chaverny! tu chancelles! Chaverny, tu t'en vas!

—Hourra! le petit homme!... vive Ésope II!

—Portons le bossu en triomphe!

Ce fut un tumulte général, puis un grand silence.

On avait cessé de soutenir Chaverny.

Son corps se prit à vaciller sur le fauteuil, tandis que ses mains amollies essayaient en vain de saisir un point d'appui.

—On n'avait pas dit que la maison tomberait..., murmura-t-il; la maison avait l'air solide... Ce n'est pas de jeu!

—Chaverny bat la campagne...

—Chaverny menace ruine..., Chaverny perd plante...

—Submergé, Chaverny... Chaverny disparu!

Chaverny venait de glisser sous la table.—Un second hourra retentit.

Le bossu triomphant leva le verre qu'on venait d'emplir pour le vaincu et l'avala, debout sur la nappe.—Il était ferme comme un roc.

La salle faillit crouler sous les applaudissements.

—Qu'est-ce que cela? demanda le prince de Gonzague qui s'approcha.

Ésope II sauta lestement à bas de la table.

—Vous me l'avez donné, monseigneur, dit-il.

—Où est Chaverny? fit encore Gonzague.

Le bossu poussa du pied les jambes du petit marquis qui passaient.

—Le voici! répondit-il.

Gonzague fronça le sourcil et murmura:

—Ivre mort!... c'est trop... Nous avions besoin de lui.

—Pour les fiançailles, monseigneur? repartit le bossu qui chiffonna, ma foi, son jabot en grand seigneur et salua en jetant son feutre sous l'aisselle.

—Oui, pour les fiançailles, répondit Gonzague.

—Palsambleu! fit Ésope II d'un ton dégagé, un de perdu, un de retrouvé... Tel que vous me voyez, monseigneur, je ne serais pas fâché de m'établir et je m'offre à faire votre affaire.

Un grand éclat de rire accueillit cette proposition inattendue. Gonzague regardait attentivement le bossu qui s'était campé devant lui, tenant toujours un vidrecome à la main.

—Sais-tu ce qu'il faudrait faire pour remplacer celui qui est là? demanda tout bas Gonzague en montrant Chaverny.

—Oui, répondit le bossu; je sais ce qu'il faudrait faire.

Et, te sens-tu de force...? commença le prince.

Ésope II eut un sourire à la fois orgueilleux et cruel.

—Vous ne me connaissez pas, monseigneur, dit-il; j'ai fait mieux que cela!


XI

—Fleurs d'Italie.—

On entourait de nouveau la table. On avait recommencé à boire.

—Bonne idée! disait-on à la ronde, marions le bossu au lieu de Chaverny.

—C'est bien plus amusant!... Le bossu fera un mari superbe!

—Et la figure de Chaverny quand il va se réveiller veuf!

Oriol fraternisait avec Amable Passepoil, sur l'ordre de mademoiselle Nivelle qui avait pris ce débutant timide sous sa haute protection. On n'avait plus de ces ridicules délicatesses: Cocardasse junior trinquait avec tout le monde.

Il trouvait cela tout simple et n'en était pas plus fier. Ici, comme partout, Cocardasse junior se comportait avec une dignité au-dessus de tout éloge.

Apapur! le gros petit Oriol, ayant voulu le tutoyer, fut remis sévèrement à sa place.

Le prince de Gonzague et le bossu étaient un peu à l'écart. Le prince considérait toujours le petit homme avec attention et semblait scruter sa pensée secrète à travers le masque moqueur qui couvrait son visage.

—Monseigneur, dit le bossu, quelles garanties vous faut-il?

—Je veux savoir d'abord, répondit Gonzague, ce que tu as deviné.

—Je n'ai rien deviné... J'étais là... J'ai entendu la parabole de la pêche, l'histoire des fleurs et le panégyrique de l'Italie!

Gonzague suivit de l'œil son doigt pointu qui montrait la bergère où les manteaux étaient encore amoncelés.

—C'est juste, murmura-t-il, tu étais là... Pourquoi cette comédie?

—Je voulais savoir... et je voulais réfléchir... Ce Chaverny n'était point votre fait.

—C'est vrai... J'avais un faible pour lui.

—La faiblesse est toujours un tort, parce qu'elle fait naître toujours un danger... Ce Chaverny dort maintenant... mais il s'éveillera...

—Savoir!... murmura Gonzague. Mais laissons-là ce Chaverny... Que dis-tu de la parabole de la pêche?

—C'est joli... mais trop fort pour vos poltrons.

—Et de l'histoire des fleurs?

—Gracieux... mais toujours trop fort... ils ont eu peur!

—Je ne te parle pas de ces messieurs, dit Gonzague; je les connais mieux que toi...

—Savoir! interrompit à son tour le bossu.

Gonzague se prit à sourire en le regardant.

—Réponds pour toi-même, continua-t-il.

—Tout ce qui vient d'Italie me plaît, fit Ésope II; je n'ai jamais ouï conter d'anecdote plus réjouissante que celle du comte Canozza à la vigne de Spolète... mais je ne l'aurais pas dite à ces messieurs.

—Tu te crois donc beaucoup plus fort que ces messieurs? demanda Gonzague.

Ésope II eut un sourire suffisant et ne daigna même pas répondre.

—Eh bien! demanda de loin Navailles, est-ce arrangé le mariage?

Un geste de Gonzague lui imposa silence. La Nivelle dit:

—Ça doit avoir gros comme soi de bleues, cette petite espèce... Moi, je l'épouserais!

—Vous seriez madame Ésope II! fit Oriol piqué au vif.

—Madame Jonas!... ajouta Nocé.

—Bah! fit Nivelle qui montra du doigt Cocardasse junior, Plutus est le roi des dieux... Voyez-vous bien ce bon garçon?... avec un peu de poudre du Mississipi, je me chargerais d'en faire un courtisan!

Cocardasse se rengorgea et dit à Passepoil qui fut jaloux:

—La Pécaïre a le goût fin!... Elle en tient pour moi, capédébiou!

—Qu'as-tu de plus que Chaverny? demandait en ce moment Gonzague.

—Des précédents, répondit le bossu; j'ai déjà été marié.

—Ah!... fit Gonzague dont le regard devint plus perçant.

Ésope II se caressa le menton et ne baissa point les yeux.

—J'ai été marié, répéta-t-il, et je suis veuf.

—Ah!... fit encore Gonzague, en quoi cela te donne-t-il un avantage sur Chaverny?

La figure du bossu se rembrunit légèrement.

—Ma femme était belle, prononça-t-il en baissant la voix; très-belle!

—Et jeune? demanda Gonzague.

—Toute jeune... son père était pauvre.

—Je comprends... l'aimais-tu?

—A la rage!... mais notre union fut courte.

La figure du bossu devenait de plus en plus sombre.

—Combien de temps dura votre ménage? interrompit Gonzague.

—Deux nuits et un jour, répondit Ésope II.

—Voilà qui est étrange!... explique-toi.

Le petit homme eut un rire forcé.

—Pourquoi m'expliquer, si vous me comprenez?... murmura-t-il.

—Je ne te comprends pas, fit le prince.

Le bossu baissa les yeux et sembla hésiter.

—Après tout, dit-il, je me suis peut-être trompé... Vous n'aviez peut-être besoin que d'un Chaverny!

—Explique-toi, te dis-je! répéta impérieusement Gonzague.

—Avez-vous expliqué l'histoire du comte Canozza?...

Le prince lui mit la main sur l'épaule.

—Après la première nuit, poursuivit le bossu, je lui donnai un jour pour réfléchir et s'habituer à ma tournure... Elle ne put pas.

—Et alors?... fit Gonzague, qui le considérait avidement.

Le bossu saisit un verre sur un guéridon et se prit à regarder le prince en face. Leurs yeux se choquèrent. Ceux du bossu exprimèrent tout à coup une cruauté si implacable, que le prince murmura:

—Si jeune... si belle... tu n'eus pas pitié?

Le bossu, d'un mouvement convulsif, écrasa le verre sur un guéridon.

—Je veux qu'on m'aime! dit-il avec un accent de véritable férocité; tant pis pour celles qui ne peuvent pas!

Gonzague resta un instant silencieux. Le bossu avait repris sa mine froide et railleuse.

—Holà! messieurs, s'écria tout à coup le prince qui poussa du pied Chaverny endormi, qu'on emporte cet homme!

La poitrine d'Ésope II se souleva. Il fit effort pour cacher son triomphe.

Navailles, Nocé, Choisy, tous les amis du petit marquis voulurent tenter un dernier effort en sa faveur. Ils le secouèrent; ils l'appelèrent. Taranne lui donna le fouet, Oriol lui jeta une carafe d'eau au visage.—Ces dames eurent la charité de le pincer jusqu'au sang.

Et tous criaient, ardents à la besogne:

—Éveille-toi! Chaverny, éveille-toi! on te prend ta femme.

—Et tu seras obligé de restituer la dot! ajouta Nivelle, toujours occupée de pensées solides.

—Chaverny! Chaverny! éveille-toi!

Vains efforts! Cocardasse junior et Amable Passepoil, chargeant le vaincu sur leurs épaules, l'emportèrent dans les ténèbres extérieures.

Gonzague leur avait fait un signe.—Quand ils passèrent près d'Ésope II, celui-ci dit tout bas:

—Pas un cheveu de sa tête... sur votre vie! et la lettre à son adresse!

Cocardasse et Passepoil sortirent avec leur fardeau.

—Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Navailles.

—Nous avons été fidèles à l'amitié jusqu'au bout, ajouta Oriol.

—Mais, en définitive, le mariage du bossu est bien plus drôle! décida Nocé.

—Marions le bossu! Marions le bossu! criaient ces dames.

Ésope II sauta d'un bond sur la table.

—Silence! fit-on de toutes parts, voici Jonas qui va prononcer un discours.

—Mesdames et messieurs, dit le bossu en gesticulant comme un avocat en la grand'chambre; je suis touché jusqu'au fond de l'âme de l'intérêt flatteur que vous daignez me témoigner... Certes, la conscience de mon peu de mérite devrait me rendre muet...

—Très-bien! fit Navailles;—il parle comme un livre!

—Jonas, dit Nivelle, votre modestie fait encore mieux ressortir vos talents.

—Bravo, Ésope II! bravo! bravo!

—Merci, mesdames! merci, messieurs! votre indulgence me donne du courage. Je veux tâcher de m'en rendre digne, ainsi que des bontés de l'illustre prince à qui je devrai ma compagne...

—Très-bien!... Bravo, Ésope!... un peu plus de voix!

—Quelques gestes de la main gauche! demanda Navailles.

—Un couplet de circonstance! cria la Desbois.

—Un pas de menuet!... une gigue sur la nappe!

—Si tu n'es pas un ingrat, Jonas, dit Nocé d'un ton pénétré,—déclame-nous la scène d'Achille et d'Agamemnon!

—Mesdames et messieurs, répondit gravement Ésope II,—ce sont là des vieilleries... je compte vous témoigner ma reconnaissance par quelque chose de mieux... Je compte vous donner la comédie nouvelle... une première représentation!

—Les œuvres de Jonas!... bravissimo!... Il a fait une comédie!

—Mesdames et messieurs, je vais du moins la faire... Ce sera un impromptu... Je prétends vous montrer comment l'art de la séduction, plus fort que la nature elle-même...

Pour le coup, les vitres du salon grincèrent. Une immense acclamation s'éleva.

—Il va nous donner une leçon! criait-on.

L'art de plaire, par Ésope II, dit Jonas!

—Il a dans sa poche la ceinture de Vénus!

—Les jeux, les ris, les grâces et le dard du jeune Cupidon!

—Bravo! bossu!... Bossu, tu es superbe!

Il salua à la ronde et acheva en souriant:

—Qu'on m'amène ma jeune épouse et je ferai de mon mieux pour divertir la société!

—Je te fais engager à l'Opéra, si tu veux! s'écria Nivelle enthousiasmée;—on manque de queues rouges!

—La femme du bossu! vociféraient ces messieurs;—servez la femme du bossu!

En ce moment, la porte du boudoir s'ouvrit.—Gonzague réclama le silence.

Dona Cruz entra, soutenant Aurore chancelante et plus pâle qu'une morte.—M. de Peyrolles suivait.

Il y eut un long murmure d'admiration à la vue d'Aurore. Au premier abord, ces messieurs oublièrent toute cette gaieté folle qu'ils venaient de se promettre.

Le bossu lui-même ne trouva point d'écho, lorsqu'il dit, le binocle à l'œil et d'un accent cynique:

—Corbleu! ma femme est belle!

Au fond de tous ces cœurs, plutôt engourdis que perdus, un sentiment de compassion s'éveillait.

Un instant, les femmes elles-mêmes eurent pitié, tant il y avait de douleur profonde et de douce résignation sur cet adorable visage de vierge!

Gonzague fronça le sourcil en regardant son armée. Taranne, Montaubert, Albret, les âmes damnées, eurent honte de leur émotion et dirent:

—Est-il heureux, ce diable de bossu!

C'était l'avis de frère Passepoil qui rentrait en compagnie de Cocardasse, son noble ami. Mais ce premier mouvement de convoitise fit place à l'étonnement quand il reconnut, ainsi que Cocardasse, les deux jeunes filles de la rue du Chantre.

La jeune fille que le Gascon avait vue au bras de Lagardère à Barcelone, la jeune fille que frère Passepoil avait vue au bras de Lagardère à Bruxelles.

Ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans le secret de la comédie: ce qui allait se passer restait pour eux un mystère.—Mais ils savaient qu'il allait se passer quelque chose d'étrange.

Ils se touchèrent le coude. Le regard qu'ils échangèrent voulait dire: Attention!

Ils n'avaient pas besoin d'éprouver leurs rapières pour savoir qu'elles ne tenaient point au fourreau.

A un coup d'œil que le bossu lui lança, Cocardasse répondit par un léger signe de tête.

—Eh donc! grommela t-il en s'adressant à Passepoil,—il veut savoir si sa lettre est remise;—nous n'avions pas loin à courir.

Dona Cruz cherchait des yeux Chaverny.

—Peut-être que le prince a changé d'avis..., murmura-t-elle à l'oreille de sa compagne;—je ne vois point M. le marquis.

Aurore ne releva point ses paupières baissées. On la vit seulement secouer la tête avec tristesse.

Évidemment, elle n'espérait point de merci.

Quand Gonzague se tourna vers elle, dona Cruz la prit par la main et la fit avancer.

Ce Gonzague était très-pâle bien qu'il affectât de sourire.

Le bossu se tenait à ses côtés, faisant ce qu'il pouvait pour prendre une pose galante et tortillant son jabot d'un air vainqueur.

Les yeux de dona Cruz rencontrèrent les siens. Elle voulut mettre une interrogation dans son regard. Le bossu demeura impassible.

—Ma chère enfant, dit Gonzague dont la voix parut à tous légèrement altérée,—mademoiselle de Nevers vous a-t-elle dit ce que nous attendons de vous?

Aurore répondit sans relever les yeux,—mais la tête haute et la voix ferme:

—C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers.

Le bossu tressaillit si violemment, que son émotion fut remarquée, au milieu même de la surprise générale.

—Palsambleu! s'écria-t-il en dominant aussitôt son trouble;—ma femme est de bonne maison!

—Sa femme! répéta dona Cruz.

On chuchotait d'un bout à l'autre du salon.

Les femmes n'avaient point pour cette nouvelle venue l'animadversion jalouse qu'elles témoignaient naguère à la gitanita. Sur cette tête candide et charmante dans sa fierté le nom de Nevers leur semblait à sa place.

Gonzague se tourna vers dona Cruz et lui dit avec colère:

—Est-ce vous qui avez mis ce mensonge dans l'esprit de cette pauvre enfant?

—Ah! fit le bossu désappointé;—c'est donc un mensonge?... Tant pis!... j'aurais aimé à m'allier avec la maison de Nevers.

Quelques rires éclatèrent.—Mais il y avait un froid.

Peyrolles était sombre comme un bedeau en deuil.

—Ce n'est pas moi, répliqua dona Cruz que le courroux du prince effrayait peu;—mais s'il était vrai?...

Gonzague haussa les épaules avec dédain.

—Où est M. le marquis de Chaverny? reprit la gitanita,—et que signifient les paroles de cet homme?

Elle montrait le bossu qui faisait bonne contenance au milieu du groupe des courtisans.

—Mademoiselle de Nevers, répondit Gonzague,—votre rôle en tout ceci est fini... si vous êtes en humeur de déserter vos droits, je suis là, Dieu, merci, pour les sauvegarder... Je suis votre tuteur... Ceux qui nous entourent appartiennent tous au tribunal de famille qui s'est rassemblé hier en mon hôtel... C'en est presque la majorité... Si j'eusse écouté l'avis général, peut-être me serais-je montré moins clément envers une imposture hardie, effrontée... mais j'ai jugé suivant la bonté de mon cœur et les tranquilles habitudes de ma vie... Je n'ai point voulu donner une portée tragique à des choses qui sont du domaine de la comédie.

Il s'arrêta.—Dona Cruz ne comprenait point: ces paroles étaient pour elle de vains sons.

Peut-être Aurore comprenait-elle mieux, car un sourire triste et amer vint autour de ses lèvres.

Gonzague promena son regard sur l'assemblée. Tous les yeux étaient baissés, sauf ceux des femmes qui écoutaient curieusement et ceux du bossu qui semblait attendre impatiemment la fin de cette homélie.

—Je parle ainsi pour vous seule, mademoiselle de Nevers, reprit Gonzague s'adressant toujours à dona Cruz,—car vous seule ici avez besoin d'être persuadée... Mes honorables amis et conseils partagent mon opinion; ma bouche exprime toute leur pensée.

Nul ne protesta. Gonzague poursuivit:

—Ce que j'ai dit précédemment sur mon dessein d'éloigner tout châtiment trop sévère, vous explique la présence de nos belles amies... S'il s'agissait d'une punition proportionnée à sa faute, elles ne seraient point ici...

—Mais quelle faute?... demanda Nivelle,—nous sommes sur le gril, monseigneur!

—Quelle faute? répéta Gonzague faisant mine de réprouver un mouvement d'indignation;—c'est assurément une faute grave... la loi la qualifie crime... que de s'introduire dans une famille illustre pour combler frauduleusement le vide causé par l'absence ou par la mort...

—Mais la pauvre Aurore n'a rien fait..., voulut s'écrier dona Cruz.

—Silence! interrompit Gonzague;—il faut un maître et un frein à cette belle coureuse d'aventures... Dieu m'est témoin que je ne lui veux point de mal... Je dépense une notable somme pour dénouer gaiement son Odyssée... je la marie...

—A la bonne heure! fit Ésope II, voici la conclusion.

—Et je lui dis, continua Gonzague en prenant la main du bossu: Voici un honnête homme qui vous aime et qui aspire à l'honneur d'être votre époux.

—Mais vous m'avez trompée, monsieur! s'écria la gitanita rouge de colère; mais ce n'est pas celui-là... Est-ce qu'il est possible de se donner à un être pareil?

—S'il a beaucoup de bleues..., pensa Nivelle entre haut et bas.

—Pas flatteur!... pas flatteur du tout! murmura Ésope II; mais j'espère que la jeune personne changera bientôt d'avis.

—Vous! fit dona Cruz, je vous devine!... C'est vous qui emmêlez tous les fils de cette intrigue... C'est vous, je le devine bien maintenant, qui avez dénoncé la retraite d'Aurore...

—Eh! eh!... fit le bossu d'un air content de lui-même; eh! eh! eh!... j'en suis pardieu bien capable!... Monseigneur, cette jeune fille a le défaut du bavardage... Elle a empêché ma femme de répondre...

—Si c'était encore le marquis de Chaverny..., commença dona Cruz.

—Laisse, petite sœur, dit Aurore de ce ton ferme et glacé qu'elle avait pris dès l'abord; si c'était M. de Chaverny, je le refuserais comme je refuse celui-ci.

Le bossu ne parut point déconcerté le moins du monde.

—Bel ange, dit-il, ce n'est pas votre dernier mot.

La gitanita se mit entre lui et Aurore. Elle ne demandait pas mieux que de se battre avec quelqu'un.

M. de Gonzague avait repris son air insoucieux et hautain.

—Point de réponse? fit le bossu en avançant d'un pas, le chapeau sous le bras, la main au jabot. C'est que vous ne me connaissez pas, ma toute belle!... Je suis capable de passer ma vie entière à vos genoux!

—Quant à cela, c'est trop, fit la Nivelle.

Les autres femmes écoutaient et attendaient. Il y a chez les femmes un sens supérieur qui ressemble à la seconde vue; elles sentaient je ne sais quel drame lugubre sous cette farce qui, malgré l'effort du bouffon principal, se déroulait si péniblement.

Ces messieurs, qui savaient à quoi s'en tenir, grimaçaient la gaieté.

Mais la gaieté ne vient pas à bille nommée.—La gaieté rebelle tenait rigueur.

Quand le bossu parlait, sa voix aigre et grinçante agaçait les nerfs de tous,—quand le bossu se taisait, le silence était sinistre.

—Eh bien, messieurs! dit tout à coup Gonzague, pourquoi ne boit-on plus?

Les verres s'emplirent à bas bruit. Personne n'avait soif.

—Écoutez-moi, belle enfant! disait cependant le bossu; je serai votre petit mari... votre amant... votre esclave!

—C'est un rêve affreux! fit dona Cruz; quant à moi, j'aimerais mieux mourir!

Gonzague frappa du pied; son regard menaça sa protégée.

—Monseigneur, dit Aurore avec le calme du désespoir; ne prolongez point ceci;—je sais que le chevalier Henri de Lagardère est mort...

Pour la seconde fois, le bossu tressaillit comme s'il eût reçu un choc soudain.—Il ne parla plus.

Un silence profond régna dans le salon.

—Mais qui donc vous a si bien instruite, mademoiselle? demanda Gonzague avec une grave courtoisie.

—Ne m'interrogez pas, monseigneur... Arrivons au dénoûment de ceci qui est marqué d'avance. Je l'accepte... Je le désire.

Gonzague sembla hésiter. Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui demandât le bouquet d'Italie.—La main d'Aurore avait fait un visible mouvement vers les fleurs.

Gonzague regardait cette fille toute jeune et si belle.

—Préférez-vous un autre époux?... murmura-t-il en se penchant à son oreille.

—Vous m'avez fait dire, monseigneur, répondit Aurore, que si je refusais, je serais libre. Je réclame l'accomplissement de votre parole.

—Et vous savez...? commença Gonzague toujours à voix basse.

—Je sais, interrompit Aurore qui releva enfin sur lui son regard de sainte, et j'attends que vous m'offriez ces fleurs!


XII

—La fascination.—

Pour ne point comprendre ce que la situation avait de terrible, il n'y avait là que dona Cruz et ces dames.

Toute la partie mâle de l'assemblée, financiers et gentilshommes, avaient le frisson dans les veines.

Cocardasse et Passepoil avaient les yeux fixés sur le bossu comme deux chiens tombés en arrêt.

En présence de ces femmes étonnées, inquiètes, curieuses, en présence de ces hommes, énervés par le dégoût, mais qui n'avaient point ce qu'il fallait de force pour rompre leur chaîne, Aurore seule était calme.

Aurore avait cette douce et radieuse beauté, cette tristesse profonde, mais résignée, de la sainte qui subit son épreuve suprême sur cette terre de deuil et qui déjà regarde le ciel.

La main de Gonzague s'était tendue vers les fleurs, mais la main de Gonzague retomba.

Cette situation le prenait à l'improviste. Il s'était attendu à une lutte quelconque, à la suite de laquelle ces fleurs données ostensiblement à la jeune fille eussent scellé la complicité de ses adhérents.

Mais en face de cette belle et douce créature, la perversité de Gonzague s'étonna. Ce qui restait de cœur au fond de sa poitrine se souleva.—Le comte Canozza était un homme.

Le bossu fixait sur lui son regard étincelant.

Trois heures de nuit sonnèrent à la pendule.

Au milieu du profond silence, une voix s'éleva derrière Gonzague.

Il y avait là un coquin dont le cœur desséché ne pouvait plus battre. M. de Peyrolles dit à son maître:

—Le tribunal de famille se rassemble demain...

Gonzague détourna la tête et murmura:

—Fais ce que tu voudras.

Peyrolles prit aussitôt le bouquet de fleurs dont Gonzague lui-même avait révélé la destination.

Dona Cruz, saisie d'une vague crainte, dit à l'oreille d'Aurore:

—Que me parlais-tu de ces fleurs?....

—Mademoiselle, prononçait en ce moment Peyrolles, vous êtes libre... Toutes ces dames ont un bouquet... Permettez que je vous offre...

Il fit cela gauchement—son visage, à cette heure, suait l'infamie.

Aurore, cependant, avança la main pour prendre les fleurs...

—Capédébiou! fit Cocardasse qui s'essuya le front; il y a là quelque diablerie.

Dona Cruz, qui regardait Peyrolles avidement, s'élança d'instinct, mais une autre main l'avait prévenue.

Peyrolles, repoussé rudement, recula jusqu'à la cloison. Le bouquet s'échappa de ses mains, et le bossu le foula aux pieds froidement.

Toutes les poitrines furent déchargées d'un fardeau.

—Qu'est-ce à dire? s'écria Peyrolles qui mit l'épée à la main.

Gonzague regarda le bossu avec défiance.

—Pas de fleurs! dit celui-ci; moi seul ai désormais le droit de faire de ces cadeaux à ma fiancée... Que diable! vous voilà tous consternés comme des gens qui ont vu tomber la foudre... Rien n'est tombé qu'un bouquet de fleurs fanées... J'ai laissé aller les choses pour avoir tout le mérite de la victoire... Rengainez, l'ami,... et vite!

Il s'adressait à Peyrolles.

—Monseigneur, reprit-il, ordonnez à ce chevalier de la triste figure de ne point troubler nos plaisirs... Bonté du ciel! je vous admire!... vous jetez comme cela le manche après la cognée... vous rompez les négociations... Permettez-moi de ne pas renoncer si vite!

—Il a raison! il a raison! s'écria-t-on de toutes parts.

Chacun se raccrochait à ce moyen de sortir du noir.—La gaieté n'avait pu prendre dans le salon de Gonzague cette nuit.

Il va sans dire que Gonzague lui-même n'espérait rien de la tentative du bossu.

Cela lui donnait seulement quelques minutes pour réfléchir. C'était précieux.

—J'ai raison, pardieu! je le sais bien, poursuivit Ésope II; que vous ai-je promis? Une leçon d'escrime amoureuse... Et vous agissez sans moi! Et vous ne me laissez même pas dire un mot!... Cette jeune fille me plaît; je la veux; je l'aurai!

—A la bonne heure! fit Navailles; voilà qui est parler!

—Voyons, dit le gros petit traitant, arrondissant avec soin sa phrase, voyons si tu es aussi fort aux tournois d'amour qu'aux luttes bachiques!

—Nous serons juges, ajouta Nocé; entame la bataille.

Le bossu regarda Aurore, puis le cercle qui les entourait.

Aurore, épuisée par le suprême effort qu'elle venait de faire, s'affaissait entre les bras de dona Cruz. Cocardasse roula vers elle un fauteuil. Aurore s'y laissa tomber.

—Les apparences ne sont pas pour ce pauvre Ésope II! murmura Nocé.

Comme Gonzague ne riait pas, on restait sérieux.

Les femmes ne s'occupaient que d'Aurore, excepté Nivelle qui pensait:

—J'ai idée que ce petit homme est un Crésus!

—Monseigneur, dit le bossu, permettez-moi de vous adresser une requête... Vous êtes trop haut placé assurément pour avoir voulu vous jouer de moi... Si l'on dit à un homme: Courez! Il ne faut pas commencer par lui lier les deux jambes... la première condition du succès dans un assaut galant, c'est la solitude... Où vîtes-vous une femme se rendre quand elle se voit entourée de regards curieux? Soyez juste: c'est là l'impossible!

—Il a raison! fit encore le chœur des convives.

—Tout ce monde l'effraye, reprit Ésope II; moi-même, je perds une partie de mes moyens, car, en amour, le tendre, le passionné, l'entraînant est toujours tout près du ridicule... Comment trouver de ces accents qui enivrent les faibles femmes en présence d'un auditoire moqueur?

Il était vraiment drôle, ce petit homme, prononçant son discours d'un air avantageux et fat, le poing sur la hanche et la main au jabot.

Sans le sinistre vent qui soufflait cette nuit dans la petite maison de Gonzague, on aurait bien ri!

On rit un peu. Navailles dit à Gonzague:

—Accordez-lui sa requête, monseigneur.

—Que demande-t-il? fit Gonzague toujours distrait et soucieux.

—Qu'on nous laisse seuls, ma fiancée et moi; répondit le bossu; j'ai quelques petits talents... je ne vous demande que cinq minutes pour faire taire les répugnances de cette charmante enfant!

—Cinq minutes! se récria-t-on; comme il y va!... On ne peut pas lui refuser cela, monseigneur!

Gonzague gardait le silence.—Le bossu s'approcha de lui tout à coup et lui dit à l'oreille:

—Monseigneur, on vous observe!... vous puniriez de mort celui qui vous trahirait comme vous vous trahissez vous-même!

—Merci, l'ami, répondit le prince qui changea de visage; l'avis est bon... nous aurons décidément un gros compte à régler ensemble... et je crois que tu seras grand seigneur avant de mourir!—Messieurs, reprit-il, je songeais à vous... Nous avons gagné cette nuit une terrible partie... Demain, suivant toute apparence, nous serons au bout de nos peines... mais il ne faut pas échouer en entrant dans le port... Pardonnez ma distraction et suivez-moi.

Il s'était fait un visage riant. Toutes les physionomies s'éclairèrent.

—N'allons pas trop loin, dirent ces dames; il faut jouir du coup d'œil!

—Dans la galerie! opina Nocé; nous laisserons la porte entre-bâillée.

—En besogne, Jonas!... Tu as le champ libre!

—Surpasse-toi, bossu! Nous te donnons dix minutes au lieu de cinq!... montre à la main!

—Messieurs, dit Oriol, les paris sont ouverts.

On jouait sur tout et à propos de tout.—Le cours des gageures fut coté à un contre cent pour Ésope II, dit Jonas.

En passant auprès de Cocardasse et de Passepoil, Gonzague leur dit:

—Pour une bonne somme, retourneriez-vous bien en Espagne?

—Nous ferions tout pour obéir à monseigneur, répliquèrent nos deux braves.

—Ne vous éloignez donc pas! fit le prince en se mêlant à la foule de ses affidés.

Cocardasse et Passepoil n'avaient garde.

Quand tout le monde eut quitté le salon, le bossu se tourna vers la porte de la galerie derrière laquelle on voyait une triple rangée de têtes curieuses.

—Bien! fit-il d'un air guilleret, très-bien!... comme cela vous ne me gênez pas du tout... Ne pariez pas trop contre moi... et consultez vos montres! J'oubliais une chose, s'interrompit-il en traversant le salon pour se rapprocher de la galerie; où est monseigneur?

—Ici, répondit Gonzague; qu'y a-t-il?

—Avez-vous un notaire tout prêt? demanda le bossu avec un magnifique sérieux.

Pour le coup, personne n'y put tenir. Il y eut un franc éclat de gaieté dans la galerie.

—Rira bien qui rira le dernier! murmura Ésope II.

Gonzague répliqua, non sans un mouvement d'impatience:

—Fais vite, l'ami, et ne t'inquiète point... Il y a un notaire royal dans ma chambre.

Le bossu salua et revint vers les deux femmes groupées.

Dona Cruz le regardait venir avec une sorte d'effroi. Aurore avait toujours les yeux baissés.

Le bossu vint se mettre à genoux devant le fauteuil d'Aurore.

Gonzague, au lieu de regarder ce spectacle qui avait tant de succès auprès de ses affidés, se promenait à l'écart au bras de Peyrolles.

Ils allèrent s'accouder tout au bout de la galerie.

—D'Espagne, disait Peyrolles, on peut revenir.

—On meurt en Espagne comme à Paris, murmura Gonzague.

Il reprit après un court silence:

—Ici, l'occasion est manquée... Ces femmes devineraient... Dona Cruz parlerait...

—Chaverny?... commença M. de Peyrolles.

—Celui-là sera muet, interrompit Gonzague.

Ils échangèrent un regard dans l'ombre et Peyrolles ne demanda point d'autre explication.

—Il faut, poursuivit Gonzague,—qu'au sortir d'ici, elle soit libre... absolument libre... jusqu'au détour de la rue...

Peyrolles se pencha tout à coup en avant et prêta l'oreille.

—C'est le guet qui passe, dit Gonzague.

Un bruit d'armes se faisait au dehors.

Mais ce bruit s'étouffa sous le grand murmure qui s'éleva tout à coup dans la galerie.

—C'est étonnant! s'écriait-on;—c'est prodigieux!

—Avons-nous la berlue?... que diable lui dit-il?

—Parbleu! fit Nivelle,—ce n'est pas difficile à deviner!... Il lui fait le compte des actions qu'il a!

—Mais voyez donc!... dit Navailles;—qui a parié cent contre un?

—Personne, répondit Oriol;—Je ne gagerais seulement pas à cinquante... fais-tu vingt-cinq.

—Pas, s'il vous plaît!... Voyez donc!

Le bossu était à genoux auprès du fauteuil d'Aurore.

Dona Cruz voulut se mettre entre deux.—Le bossu l'écarta en disant:

—Laissez... je ne lui ferai pas de mal.

Il avait parlé bas. Sa voix était si étrangement changée que dona Cruz s'écarta comme malgré elle et ouvrit de grands yeux.

Au lieu des accents stridents et discords qu'on était accoutumé à entendre sortir de cette bouche, c'était une voix mâle et douce, harmonieuse et profonde.

Cette voix prononça le nom d'Aurore.

Dona Cruz sentit sa jeune compagne tressaillir faiblement entre ses bras.

Puis elle l'entendit murmurer:

—Je rêve!...

—Aurore!... répéta le bossu toujours à genoux.

La jeune fille se couvrit la tête de ses mains.

De grosses larmes coulèrent entre ses doigts qui tremblaient.

Ceux qui regardaient dona Cruz par la porte entr'ouverte croyaient assister à une sorte de fascination.

Dona Cruz était debout, la tête rejetée en arrière, la bouche béante, les yeux fixes.

—Par le ciel! s'écria Navailles,—voilà qui tient du miracle.

—Chut!... regardez!... l'autre semble attirée comme par un irrésistible pouvoir.

—Le bossu a un talisman... un charme...

Nivelle seule donnait un nom au charme et au talisman... Cette jolie fille, immuable en ses opinions, croyait au surnaturel pouvoir des actions bleues.

C'était vrai, ce que l'on disait derrière la porte,—Aurore se penchait, comme malgré elle, vers la voix qui l'appelait.

—Je rêve!... Je rêve!... balbutiait-elle parmi ses sanglots;—c'est affreux... je sais qu'il n'est plus!

—Aurore! répéta le bossu pour la troisième fois.

Et comme dona Cruz allait ouvrir la bouche, il lui imposa silence d'un geste impérieux.

—Ne tournez pas la tête, reprit-il doucement en s'adressant à mademoiselle de Nevers;—nous sommes ici au bord même de l'abîme... un mouvement... un geste... tout est perdu!

Dona Cruz fut obligée de s'asseoir auprès d'Aurore. Ses jambes chancelaient.

—Je donnerais vingt louis pour savoir ce qu'il leur dit! s'écria Navailles.

—Palsambleu! fit Oriol,—je commence à croire... Et cependant, il ne lui a rien donné à boire.

—Cent pistoles pour le bossu, au pair! proposa Nocé.

Ésope II, dit Jonas, poursuivait:

—Vous ne rêvez point, Aurore... votre cœur ne vous a point trompée... C'est moi.

—Vous!... murmura la jeune fille;—je n'ose ouvrir les yeux... Flor, ma sœur... regarde!

Dona Cruz la baisa au front pour lui dire plus bas et de plus près:

—C'est lui!

Aurore entr'ouvrit ses doigts et glissa un regard. Son cœur sauta dans sa poitrine, mais elle parvint à étouffer son premier cri.—Elle demeura immobile.

—Les hommes qui ne croient pas au ciel, dit le bossu après avoir lancé un coup d'œil rapide vers la porte,—croient à l'enfer... Ils sont faciles à tromper... pourvu qu'on feigne le mal... Obéissez, non pas à votre cœur, Aurore, ma bien-aimée, mais à je ne sais quelle bizarre attraction qui est, suivant eux, l'œuvre du démon... Soyez comme fascinée par cette main qui vous conjure...

Il fit quelques passes au-dessus du front d'Aurore, laquelle se pencha vers lui obéissante.

—Elle y vient! s'écria Navailles stupéfait.

—Elle y vient! répétèrent tous les convives.

Et le gros Oriol s'élançant tout essoufflé, vers la balustrade:

—Vous perdez le plus beau, monseigneur! s'écria-t-il;—du diable si cela ne vaut pas la peine d'être vu!

Gonzague se laissa entraîner vers la porte.

—Chut!... chut!... ne les troublons pas! disait-on au moment où le prince arrivait.

On lui fit place.—Il demeura muet d'étonnement.

Le bossu continuait ses passes. Aurore, entraînée et charmée, s'inclinait de plus en plus vers lui.

Le bossu avait eu raison. Ces hommes qui ne croyaient point en Dieu avaient grande foi en ces billevesées qui venaient d'Italie: les philtres, les charmes, les pouvoirs occultes, la magie.

Gonzague murmura, Gonzague, l'esprit fort:

—Cet homme possède un maléfice!

Passepoil, qui était auprès de lui, se signa ostensiblement et Cocardasse junior grommela:

—Lou couquin a de la graisse de pendu!... apapur, cela se voit!

—Ta main..., disait cependant le bossu;—lentement... bien lentement... comme si une invincible puissance te forçait à me la donner malgré toi...

La main d'Aurore se détacha de son visage et descendit par un mouvement automatique.

Si les gens de la galerie avaient pu voir son adorable sourire!

Ce qu'ils voyaient, c'était son sein agité, sa jolie tête renversée dans les masses de ses cheveux.

Ils regardaient maintenant le bossu avec une sorte d'épouvante.

—Capédébiou! fit Cocardasse,—elle donne sa main, la pécaïre!

Et tous répétèrent avec un ébahissement profond:

—Il fait d'elle tout ce qu'il veut!... quel démon!

—Apapur! ajouta Cocardasse en adressant un coup d'œil à Passepoil,—ces choses-là, il faut les voir pour y croire!

—Quand je les vois, moi, dit M. de Peyrolles derrière Gonzague,—je n'y crois point.

—Eh! pardieu! protesta-t-on de toutes parts,—on ne peut pas nier l'évidence pourtant!

Peyrolles secoua la tête d'un air chagrin.

—Ne négligeons rien, continuait le bossu, qui avait ses raisons sans doute pour compter sur la simplicité de dona Cruz;—Gonzague et son âme damnée sont là maintenant... Il s'agit de les tromper aussi... Quand ta main va toucher la mienne, Aurore, il faut tressaillir et jeter autour de toi un regard stupéfait... Bien!

—J'ai joué cela dans la Belle et la Bête à l'Opéra, dit Nivelle qui haussa les épaules;—j'étais plus étonnée que cette petite... n'est-ce pas, Oriol?

—Vous étiez charmante, comme toujours, répondit le gros petit financier;—mais quel choc la pauvre enfant a éprouvé quand leurs mains se sont rencontrées!

—Preuve qu'il y a antipathie et domination diabolique! prononça gravement Taranne.

Le baron de Batz, qui n'était pas un ignorant, dit:

—Ia! andibadie! Ia! Ia!... Tôminazion tiapolique!... sacramente!

—Maintenant, reprenait le bossu,—tourne-toi vers moi... tout d'une pièce... lentement... lentement...

Il se leva et la domina du regard.

—Lève-toi, poursuivit-il,—comme un automate... Bien!... regarde-moi... Fais un pas... et laisse toi tomber dans mes bras.

Aurore obéit encore,—dona Cruz restait immobile comme une statue.

Il y eut derrière la porte, qui s'ouvrit toute grande, un tonnerre d'applaudissements.

La charmante tête d'Aurore s'appuyait contre la poitrine d'Ésope II, dit Jonas.

—Juste cinq minutes! s'écria Navailles;—montre à la main!

—Est ce qu'il a changé la jolie senorita en statue de sel? demanda Nocé.

Le flot des spectateurs envahissait le salon en tumulte.

On entendit le petit rire sec du bossu qui disait en s'adressant à Gonzague:

—Monseigneur, ce n'est pas plus difficile que cela!

—Monseigneur, disait de son côté Peyrolles,—il y a ici quelque chose d'incompréhensible... ce drôle doit être un adroit jongleur.

—As-tu peur qu'il ne t'escamote ta tête? demanda Gonzague.

Puis se tournant vers Ésope II, dit Jonas, il ajouta:

—Bravo! l'ami... nous donneras-tu ta recette?

—Elle est à vendre, monseigneur, répliqua le bossu.

—Et cela tiendra-t-il jusqu'au mariage?

—Jusqu'au mariage, oui... mais pas au delà.

—Combien le vends-tu, ton talisman, bossu? s'écria Oriol.

—Presque rien... mais il faut pour s'en servir une denrée qui coûte cher.

—Quelle denrée? demanda encore le gros petit financier.

—De l'esprit, répondit Ésope II.—Allez donc d'abord au marché, mon gentilhomme.

Oriol fit le plongeon dans la foule. On battit des mains. Choisy, Nocé, Navailles entourèrent dona Cruz et l'interrogèrent avidement.

—Qu'a-t-il dit?... Parlait-il latin?... Avait-il à la main quelque fiole?

—Il parlait hébreu! répondit la gitanita qui se remettait par degrés.

—Et cette jolie fille le comprenait?...

—Couramment... il a fourré sa main gauche dans son sein et en a tiré quelque chose qui ressemblait... comment dirais-je?

—A une corne de bouc? à un miroir magique? à un grimoire?

—A une liasse d'actions plutôt? demanda Nivelle.

—Cela ressemblait à un mouchoir de poche, repartit la gitanita qui tourna le dos.

—Pardieu! tu fais un homme précieux, l'ami, dit Gonzague qui lui mit la main sur l'épaule;—je t'admire!

—Pour un débutant, n'est-ce pas, monseigneur?... fit Ésope II avec un sourire modeste. Mais, s'interrompit-il,—priez ces messieurs de se reculer un peu... à distance!... à distance!... Qu'on n'aille pas me l'effaroucher... j'ai eu assez de peine... Où est le notaire?

—Qu'on fasse venir le notaire royal! ordonna M. de Gonzague.

FIN DU TOME CINQUIÈME.


TABLE DES CHAPITRES

DU CINQUIÈME VOLUME.
    Pages.
LE CONTRAT DE MARIAGE.
(Suite.)
II. Un coup de bourse sous la régence 5
III. Caprice de bossu 25
IV. Gascon et Normand 47
V. L'invitation 67
VI. Le salon et le boudoir 89
VII. Une place vide 111
VIII. Une pêche et un bouquet 129
IX. Le neuvième coup 147
X. Triomphe du bossu 165
XI. Fleurs d'Italie 183
XII. La fascination 203

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