Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 6
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Title: Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 6
Author: Paul Féval
Release date: April 27, 2011 [eBook #35979]
Language: French
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LE BOSSU.
Bruxelles.—Imp. de E. Guyot, succ. de Stapleaux,
rue de Schaerbeek, 12.
COLLECTION HETZEL.
LE BOSSU
AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE
PAR
PAUL FÉVAL.
6
Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
interdite pour la France.
LEIPZIG,
ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
1857
TABLE DES CHAPITRES
DU SIXÈME VOLUME
LE CONTRAT DE MARIAGE.
(SUITE.)
XIII
—La signature du bossu.—
Madame la princesse de Gonzague avait passé toute la journée précédente dans son appartement, mais de nombreux visiteurs avaient rompu la solitude à laquelle la veuve de Nevers se condamnait depuis tant d'années.
Dès le matin, elle avait écrit plusieurs lettres. Les visiteurs empressés apportaient eux-mêmes leurs réponses.
C'est ainsi qu'elle reçut M. le cardinal de Bissy, M. le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, M. de Machault, lieutenant de police, M. le président de Lamoignon et le vice-chancelier Voyer d'Argenson.
A tous, elle demanda aide et secours contre M. de Lagardère, ce faux gentilhomme qui lui avait enlevé sa fille. A tous, elle raconta son entretien avec ce Lagardère qui, furieux de ne point obtenir l'extravagante récompense qu'il avait rêvée, s'était réfugié derrière d'effrontés démentis.
On était outré contre M. de Lagardère. Il y avait, en vérité, de quoi.
Les plus sages, parmi les conseillers de madame de Gonzague, furent bien d'avis que la promesse même faite par Lagardère, la promesse de représenter mademoiselle de Nevers, était une première imposture, mais enfin il était bon de savoir.
Malgré tout le respect dont on affectait d'entourer le nom de M. le prince de Gonzague, il est certain que la séance de la veille avait laissé contre lui dans tous les esprits de fâcheux souvenirs.
Il y avait en tout ceci un mystère d'iniquité que nul ne pouvait sonder, mais qui mettait martel en tête à chacun.
Est-il irrévérencieux d'affirmer qu'il y a toujours dans ce vertueux zèle du magistrat une bonne dose de curiosité?
Monseigneur de Bissy avait le premier flairé quelque prodigieux scandale. Le flair s'éveilla peu à peu chez les autres. Et dès qu'on fut sur la piste du mystère, on se mit en chasse résolûment.
Tous ces messieurs se jurèrent de n'en avoir point le démenti.
On conseilla d'abord à madame la princesse de se rendre au Palais-Royal afin d'éclairer pleinement la religion de M. le régent. On lui conseilla surtout de ne point accuser son mari.
Elle monta en litière vers le milieu du jour et se rendit au Palais-Royal où elle fut immédiatement reçue. Le régent l'attendait.
Elle eut une audience d'une longueur inusitée. Elle n'accusa point son mari.
Mais le régent interrogea, ce qu'il n'avait pu faire durant le tumulte du bal.
Mais le régent, en qui le souvenir de Philippe de Nevers, son meilleur ami, son frère, s'éveillait violemment depuis deux jours, remonta tout naturellement le cours des années et parla de cette lugubre affaire de Caylus, qui pour lui n'avait jamais été éclairée.
C'était la première fois qu'il causait ainsi en tête-à-tête avec la veuve de son ami.
La princesse n'accusa point son époux, le régent resta triste et pensif.
Et cependant, le régent qui reçut deux fois M. le prince de Gonzague, ce jour-là et la nuit suivante, n'eut aucune explication avec lui.
Pour qui connaissait Philippe d'Orléans, ce fait n'avait pas besoin de commentaires.
La défiance était née dans l'esprit du régent.
Au retour de sa visite au Palais-Royal, madame la princesse de Gonzague trouva sa retraite pleine d'amis.
Tous ces gens qui lui avaient conseillé de ne point accuser le prince lui demandèrent ce que le régent avait décidé par rapport au prince.
Gonzague, qui avait l'instinct d'un orage prochain, ne se doutait cependant pas de tous ces nuages qui s'amoncelaient à son horizon. Il était si puissant et si riche!
Et l'histoire de cette nuit, par exemple, racontée le lendemain, eût été si aisément démentie!
On aurait ri du bouquet de fleurs empoisonnées. Cela était bon du temps de la Brinvilliers!
On aurait ri du mariage tragi-comique. Et si quelqu'un eût voulu soutenir qu'Ésope II dit Jonas avait mission d'assassiner sa jeune femme, pour le coup on se fût tenu les côtes!
Contes à dormir debout! On n'éventrait plus que les portefeuilles.
L'orage ne soufflait point de là. L'orage venait de l'hôtel de Gonzague.
Ce long, ce triste drame des dix-huit années de mariage forcé, allait avoir peut-être son dénoûment.
Quelque chose remuait derrière les draperies noires de l'autel où la veuve de Nevers faisait dire chaque matin l'office des morts.
Parmi ce deuil sans exemple, un fantôme se dressait.
Le crime présent n'aurait point trouvé créance à cause même de cette foule de témoins, tous complices.
Mais le crime passé, si profondément qu'on l'ait enfoui, finit presque toujours par briser les planches vermoulues du cercueil.
Madame la princesse de Gonzague répondit à ses illustres conseils que M. le régent s'était enquis des circonstances de son mariage, et de ce qui l'avait précédé. Elle ajouta que M. le régent lui avait promis de faire parler ce Lagardère, fallût-il employer la question!
On se rejeta sur ce Lagardère avec le secret espoir que la lumière viendrait par lui, car chacun savait ou se doutait bien que ce Lagardère avait été mêlé à la scène nocturne qui, vingt ans auparavant, avait ouvert cette interminable tragédie.
M. de Machault promit ses alguazils, M. de Tresmes ses gardes, les présidents leurs lévriers de palais. Nous ne savons pas ce qu'un cardinal peut promettre en cette circonstance, mais enfin, Son Éminence offrit ce qu'elle avait.
Il ne restait plus à ce Lagardère qu'à bien se tenir!
Vers cinq heures du soir, Madeleine Giraud vint trouver sa maîtresse qui était seule et lui remit un billet du lieutenant de police. Ce magistrat annonçait à la princesse que M. de Lagardère avait été assassiné la nuit précédente au sortir du Palais-Royal.
La lettre se terminait par ces mots qui devenaient sacramentels:
—«N'accusez point votre mari.»
Madame la princesse passa le reste de cette soirée dans les larmes et la prière.
Entre neuf et dix heures, Madeleine Giraud revint avec un nouveau billet.
Celui-ci était d'une écriture inconnue. Il rappelait à madame la princesse que le délai de vingt-quatre heures accordé à M. de Lagardère par le régent expirait cette nuit à quatre heures. Il informait madame la princesse que M. de Lagardère serait à cette heure dans le pavillon qui servait de maison de plaisance à M. de Gonzague.
Lagardère chez Gonzague! pourquoi? comment?
Et cette lettre du lieutenant de police qui annonçait sa mort!
La princesse ordonna d'atteler. Elle monta dans son carrosse et se fit mener rue Pavée-Saint-Antoine à l'hôtel de Lamoignon.
Une heure après, vingt gardes françaises, commandés par un capitaine, et quatre exempts du Châtelet bivaquaient dans la cour de l'hôtel Lamoignon.
Nous n'avons pas oublié que la fête donnée par M. le prince de Gonzague à sa petite maison derrière Saint-Magloire avait pour prétexte un mariage: le mariage du marquis de Chaverny avec une jeune inconnue à qui le prince constituait une dot de cinquante mille écus.
Le fiancé avait accepté et nous savons que M. de Gonzague croyait avoir ses raisons pour ne point redouter le refus de l'épousée.
Il est donc naturel que M. le prince eût pris d'avance toutes ses mesures pour que rien ne retardât l'union projetée. Le notaire royal, un vrai notaire royal, avait été convoqué.
Bien plus, le prêtre, un vrai prêtre, attendait à la sacristie de Saint-Magloire.
Il ne s'agissait point d'un simulacre de noces. C'était un mariage valable qu'il fallait à M. de Gonzague, un mariage qui donnait droit sur l'épouse à l'époux.
De telle sorte que la volonté de l'époux pût rendre indéfini l'exil de l'épouse.
Gonzague avait dit vrai: il n'aimait pas le sang. Seulement quand les autres moyens faisaient défaut, le sang ne forçait jamais Gonzague à reculer.
Un instant, l'aventure de cette nuit avait mal tourné. Tant pis pour Chaverny! mais depuis que le bossu s'était mis en avant, les choses prenaient une physionomie nouvelle et meilleure.
Le bossu était évidemment de ces hommes à qui on peut tout demander.
Gonzague l'avait jugé d'un coup d'œil. C'était un de ces êtres qui font volontiers payer à l'humanité l'enjeu de leur propre misère et qui gardent rancune aux hommes de la croix que Dieu a mise comme un fardeau trop lourd sur leurs épaules.
Les bossus sont méchants; les bossus se vengent.
Les bossus ont souvent le cœur cruel, l'esprit robuste, parce qu'ils sont en ce monde comme en pays ennemi.
Les bossus n'ont point de pitié. On n'en eut point pour eux.
De bonne heure, la raillerie idiote frappa leur âme de tant de coups, qu'un calus protecteur se fit autour de leur âme.
Chaverny ne voulait rien pour la besogne indiquée. Chaverny n'était qu'un fou: le vin le faisait franc, généreux et brave. Chaverny eût été capable d'aimer sa femme et de s'agenouiller devant elle après l'avoir battue.
Le bossu, non. Le bossu ne devait mordre qu'un coup de dent.
Le bossu était une véritable trouvaille!
Quand Gonzague demanda le notaire, chacun voulut faire du zèle. Oriol, Albret, Montaubert, Cidalise s'élancèrent vers la galerie, devançant Cocardasse et Passepoil.
Ceux-ci se trouvèrent seuls un instant sous le péristyle de marbre.
—Ma caillou, fit le Gascon, la nuit ne va pas finir sans qu'il pleuve...
—Des horions? interrompit Passepoil; la girouette est aux tapes.
—Apapur! la main me démange! et toi?
—Dame!... il y a déjà longtemps qu'on n'a dansé, mon noble ami!...
Au lieu d'entrer dans les appartements du bas, ils ouvrirent la porte extérieure et descendirent dans le jardin. Il n'y avait plus trace de l'embuscade dressée par Gonzague, au devant de la maison. Nos deux braves passèrent jusqu'à la charmille où M. de Peyrolles avait trouvé, la veille, les cadavres de Saldagne et de Faënza: personne dans la charmille.
Ce qui leur sembla plus étrange, c'est que la poterne, percée sur la ruelle, était grande ouverte.
Personne dans la ruelle. Nos deux braves se regardèrent:
—Ce n'est pourtant pas lou couquin qui a fait cela, murmura Cocardasse, puisqu'il est là-haut depuis hier au soir!...
—Sait-on ce dont il est capable! riposta Passepoil.
Ils entendirent comme un bruit confus du côté de l'église.
—Reste là, dit le Gascon; je vais aller voir.
Il se coula le long des murs du jardin, tandis que Passepoil faisait faction à la poterne. Au bout du jardin était le cimetière Saint-Magloire. Cocardasse vit le cimetière plein de gardes françaises.
—Eh donc! ma caillou, fit-il en revenant, si l'on danse, les violons ne manqueront pas!
Pendant cela, Oriol et ses compagnons faisaient irruption dans la chambre de Gonzague, où maître Griveau aîné, notaire royal, dormait paisiblement sur un sofa, auprès d'un guéridon supportant les restes d'un excellent souper.
Je ne sais pas pourquoi notre siècle s'est acharné contre les notaires. Les notaires sont généralement des hommes propres, frais, bien nourris, de mœurs très-douces, ayant le mot pour rire en famille et doués d'une rare sûreté de coup d'œil au whist. Ils se comportent bien à table; la courtoisie chevaleresque s'est réfugiée chez eux; ils sont galants avec les vieilles dames riches, et certes peu de Français portent aussi bien qu'eux la cravate blanche, amie des lunettes d'or.
Le temps est proche où la réaction se fera. Chacun sera bientôt forcé de convenir qu'un jeune notaire blond, grave et doux dans son maintien et dont le ventre naissant n'a pas encore acquis tout son développement, est une des plus jolies fleurs de notre civilisation.
Maître Griveau aîné, notaire-tabellion-garde-note royal et du Châtelet avait l'honneur d'être en outre un serviteur dévoué de M. le prince de Gonzague. C'était un bel homme de quarante ans, gras, frais et rose, souriant et qui faisait plaisir à voir.
Oriol le prit par un bras, Cidalise par l'autre, et tous deux l'entraînèrent au premier étage.
La vue d'un notaire causait toujours un certain attendrissement à la Nivelle. Ce sont eux qui prêtent force et valeur aux donations entre-vifs.
Maître Griveau aîné, homme de bonne compagnie, salua le prince, ces dames et ces messieurs avec une convenance parfaite. Il avait sur lui la minute du contrat, préparée d'avance; seulement, le nom de Chaverny était en tête de la minute. Il fallait rectifier cela.
Sur l'invitation de M. de Peyrolles, maître Griveau aîné s'assit à une petite table, tira de sa poche, plumes, encre, grattoir, et se mit en besogne.
Gonzague et le gros des convives étaient restés autour du bossu.
—Cela va-t-il être long? fit celui-ci en s'adressant au notaire.
—Maître Griveau, dit le prince en riant, vous comprendrez l'impatience bien naturelle de ces jeunes fiancés...
—Je demande cinq minutes, monseigneur, répliqua le notaire.
Ésope II chiffonna son jabot d'une main et lissa de l'autre d'un air vainqueur les beaux cheveux d'Aurore.
—Juste le temps de séduire une femme! dit-il.
—Buvons! s'écria Gonzague, puisque nous avons du loisir... Buvons à l'heureux hyménée!...
On décoiffa de nouveau les flacons de champagne. Cette fois, la gaieté semblait vouloir naître tout à fait. L'inquiétude s'était évanouie, tout le monde se sentait de joyeuse humeur.
Dona Cruz remplit elle-même le verre de Gonzague.
—A leur bonheur! dit-elle en trinquant gaillardement.
—A leur bonheur! répéta le cercle riant et buvant.
—Or ça! fit Ésope II, n'y a-t-il point ici quelque poëte habile pour composer mon épithalame?
—Un poëte! un poëte! cria-t-on; on demande un poëte.
Maître Griveau aîné mit sa plume derrière l'oreille.
—On ne peut pas tout faire à la fois, prononça-t-il d'une voix discrète et douce; quand j'aurai fini le contrat je rimerai quelques couplets impromptus...
Le bossu le remercia d'un geste noble.
—Poésie du Châtelet! dit Navailles; madrigaux de notaire!... Niez donc que ce soit maintenant l'âge d'or!
—Qui songe à nier? repartit Nocé; les fontaines vont produire du lait d'amandes et du vin mousseux.
—C'est sur les chardons, ajouta Choisy, que vont naître les roses...
—Puisque les tabellions font des vers!
Le bossu se rengorgea et dit avec une orgueilleuse satisfaction:
—C'est pourtant à propos de mon mariage qu'on dépense tout cet esprit-là! Mais, reprit-il, resterons-nous comme cela?... Fi donc! la mariée est en négligé... et moi!... palsambleu! je fais honte!... je ne suis pas coiffé... mes manchettes sont fripées...
—La toilette du marié! la toilette du marié!... crièrent ces dames en accourant.
—Et celle de la mariée, morbleu! ajouta le bossu; n'ai-je pas entendu parler d'une corbeille?...
Nivelle et Cidalise étaient déjà dans le boudoir voisin... On les vit bientôt reparaître avec la corbeille. Dona Cruz prit la direction de la toilette.
—Et vite! dit-elle; la nuit s'avance!... il nous faut le temps de faire le bal!
En un instant le contenu de la corbeille fut étalé sur les meubles. Dona Cruz et ses compagnes entraînèrent Aurore dans le boudoir.
—S'ils allaient te l'éveiller, bossu! dit Navailles.
Ésope II avait un miroir d'une main et un peigne de l'autre.
—Chère belle, dit-il à la Desbois au lieu de répondre, un coup par derrière à ma coiffure!
Puis, se tournant vers Navailles:
—Elle est à moi, reprit-il, comme vous êtes à Gonzague, mes bons enfants... ou plutôt à votre propre ambition!... Elle est à moi comme ce cher M. Oriol est à son orgueil... comme cette jolie Nivelle est à son avarice... comme vous êtes tous à votre péché capital mignon!... Ma belle Fleury, refaites le nœud de ma cravate....
—Voilà! dit en ce moment maître Griveau aîné; on peut signer.
—Avez-vous écrit les noms des mariés? demanda Gonzague.
—Je les ignore, répondit le notaire.
—Ton nom, l'ami? reprit le prince.
—Signez toujours, signez, monseigneur, répartit Ésope II d'un ton léger;—signez aussi, messieurs, car j'espère bien que vous me faites tous cet honneur... j'écrirai mon nom moi-même... c'est un drôle de nom, et qui vous fera rire.
—Au fait, comment diable peut-il s'appeler? dit Navailles.
—Signez toujours, signez... Monseigneur, j'aimerais avoir vos manchettes pour cadeau de noces.
Gonzague détacha aussitôt ses manchettes de dentelles et les lui jeta à la volée.—Puis il s'approcha de la table pour signer.
Ces messieurs s'ingéniaient à trouver un nom pour le bossu.
—Ne cherchez pas, dit-il en agrafant les manchettes de Gonzague,—vous ne trouveriez jamais... Monsieur de Navailles, vous avez un beau mouchoir.
Navailles lui donna son mouchoir. Chacun voulut ajouter quelque chose à sa toilette: une épingle, une boucle, un nœud de rubans.
Il se laissait faire et s'admirait dans son miroir.
Ces messieurs cependant signaient chacun à son tour. Le nom de Gonzague était en tête.
—Allez voir si ma femme est prête! dit le bossu à Choisy qui lui attachait un jabot de malines.
—La mariée! voici la mariée! cria-t-on à ce moment.
Aurore parut sur le seuil du boudoir en blanc costume de mariée et portant dans ses cheveux les fleurs d'oranger symboliques. Elle était belle admirablement;—mais ses traits pâles gardaient cette étrange immobilité qui la faisait ressembler à une charmante statue.
Elle était toujours sous le coup du maléfice.
Il y eut à sa vue un long murmure d'admiration.—Quand les regards se détournèrent d'elle pour retomber sur le bossu, chacun éprouva un sentiment pénible.
Le bossu, lui, battait des mains avec transport et répétait:
—Corbleu! j'ai une belle femme!... A nous deux maintenant, ma charmante!... à notre tour de signer.
Il prit sa main des mains de dona Cruz qui la soutenait.
On s'attendait à quelque marque de répugnance, mais Aurore le suivit avec une docilité parfaite.
En se retournant pour gagner la table où maître Griveau aîné avait fait signer tout le monde, le regard d'Ésope II rencontra le regard de Cocardasse junior qui venait de rentrer avec son compagnon Passepoil.
Ésope II cligna de l'œil en touchant son flanc d'un geste rapide.
Cocardasse comprit, car il lui barra le passage en s'écriant:
—Capédébiou! Il manque quelque chose à la toilette!
—Quoi donc? quoi donc?... fit-on de toutes parts.
—Quoi donc? répéta le bossu lui-même innocemment.
—Apapur! répliqua le Gascon, depuis quand un gentilhomme se marie-t-il sans épée?
Ce ne fut qu'un cri dans toute l'honorable assistance.
—C'est vrai! c'est vrai! réparons cet oubli! Une épée au bossu! Il n'est pas encore assez drôle comme cela.
Navailles mesura de l'œil les rapières, tandis qu'Ésope II faisait des façons et murmurait:
—Je ne suis pas habitué... cela gênerait mes mouvements.
Parmi toutes ces épées de parade, il y avait une longue et forte rapière de combat, c'était celle de ce bon M. de Peyrolles, qui ne plaisantait jamais.
Navailles détacha bon gré mal gré l'épée de Peyrolles.
—Il n'est pas besoin... il n'est pas besoin..., répétait Ésope II, dit Jonas.
On lui ceignit l'épée en jouant.
Cocardasse et Passepoil remarquèrent bien qu'en touchant la garde, sa main eut comme un frémissement volontaire et joyeux.
Il n'y eut que Cocardasse et Passepoil à remarquer cela.
Quand on lui eut ceint l'épée, le bossu ne protesta plus. C'était chose faite. Mais cette arme qui pendait à son flanc lui donna tout à coup un surcroît de fierté.—Il se prit à marcher en se pavanant d'une façon si burlesque, que la gaieté éclata de toutes parts. On se rua sur lui pour l'embrasser; on le pressa; on le tourna et retourna comme une poupée. Il avait un succès fou!
Il se laissait faire bonnement.—Arrivé devant la table, il dit:
—La! la!... vous me chiffonnez... Ne serrez pas ma femme de si près, je vous prie... et donnez-moi trêve, messieurs mes bons amis, afin que nous puissions régulariser le contrat.
Maître Griveau aîné était toujours devant la table. Il tenait la plume en arrêt au-dessus de l'en-tête du contrat.
—Vos noms, s'il vous plaît, dit-il,—vos prénoms, qualités, lieu de naissance...
Le bossu donna un petit coup de pied dans la chaise du notaire-tabellion-garde-note.
Celui-ci se retourna pour regarder.
—Avez-vous signé? demanda le bossu.
—Sans doute, répondit maître Griveau aîné.
—Alors, allez en paix, mon brave homme, dit le bossu qui le poussa de côté.
Il s'assit gravement à sa place.—Et l'assemblée de rire.
Tout ce que faisait le bossu était désormais matière à hilarité.
—Pourquoi diable veut-il écrire son nom lui-même? demanda cependant Navailles.
Peyrolles causait bas avec M. de Gonzague qui haussait les épaules.
Peyrolles voyait dans ce qui se passait un sujet d'inquiétude. Gonzague se moquait de lui en l'appelant trembleur.
—Vous allez voir! répondait cependant le bossu à la question de Navailles.
Il ajouta avec son petit ricanement sec:
—Ça va bien vous étonner... vous allez voir... buvez en attendant.
On suivit son conseil. Les verres s'emplirent.
Le bossu commença à emplir les blancs d'une main large et ferme.
—Au diable l'épée! fit-il en essayant de la placer dans une position moins gênante.
Nouvel éclat de rire. Le bossu s'embarrassait de plus en plus dans son harnois de guerre. La grande épée semblait pour lui un instrument de torture.
—Il écrira! firent les uns.
—Il n'écrira pas! ripostèrent les autres.
Le bossu, au comble de l'impatience, arracha l'épée du fourreau et la posa toute nue sur la table à côté de lui.
On rit encore.—Cocardasse serra le bras de Passepoil:
—Sandiéou! voici l'archet tout prêt! grommela-t-il.
—Gare aux violons! murmura frère Passepoil.
L'aiguille de la pendule allait toucher quatre heures.
—Signez, mademoiselle, dit le bossu qui tendit la plume à Aurore.
Elle hésita. Il la regarda:
—Signez votre vrai nom, murmura-t-il, puisque vous le savez!
Aurore se pencha sur le parchemin et signa.
On vit dona Cruz, penchée au-dessus de son épaule, faire un vif mouvement de surprise.
—Est-ce fait? Est-ce fait? demandèrent les curieux.
Le bossu, les contenant du geste, prit la plume à son tour et signa.
—C'est fait, dit-il,—venez voir... Ça va vous étonner!...
Chacun se précipita.—Le bossu avait jeté la plume pour prendre négligemment l'épée.
—Attention! murmura Cocardasse junior.
—On y est, répondit résolûment frère Passepoil.
Gonzague et Peyrolles arrivèrent les premiers.
Gonzague et Peyrolles en voyant l'en-tête du contrat reculèrent de trois pas.
—Qu'y a-t-il? le nom! le nom! criaient ceux qui étaient par derrière.
Le bossu avait promis d'étonner son monde. Il tint parole.—On vit en ce moment ses jambes déformées se redresser tout à coup, son torse grandir et l'épée s'affermir dans sa main.
—Apapur! grommela Cocardasse; lou couquin faisait bien d'autres tours dans la cour des Fontaines!...
Le bossu, en se redressant, avait rejeté ses cheveux en arrière; sur ce corps droit, robuste, élégant, une noble et belle tête rayonnait.
—Venez le lire, le nom! dit-il en promenant son regard étincelant sur la foule stupéfaite.
En même temps le bout de son épée piqua la signature.
Tous les regards suivirent ce mouvement.—Une grande clameur, faite d'un seul nom, emplit la salle.
—Lagardère! Lagardère!
—Lagardère! répéta celui-ci,—qui ne manque jamais aux rendez-vous qu'il donne!
Dans ce premier mouvement de stupeur, il aurait pu percer peut-être les rangs de ses ennemis en désordre.
Mais il ne bougea pas.—Il tenait d'une main Aurore tremblante serrée contre sa poitrine; de l'autre, il avait l'épée haute.
Cocardasse et Passepoil, qui avaient dégainé tous deux, se tenaient debout derrière lui.
Gonzague dégaina à son tour. Tous ses affidés l'imitèrent.
En somme, ils étaient au moins dix contre un.
Dona Cruz voulut se jeter entre les deux camps. Peyrolles la saisit à bras-le-corps et l'enleva.
—Il ne faut pas que cet homme sorte d'ici, messieurs! prononça le prince, la pâleur aux lèvres et les dents serrées. En avant!
Navailles, Nocé, Choisy, Gironne et les autres gentilshommes chargèrent impétueusement.
Lagardère n'avait pas même mis la table entre lui et ses ennemis.
Sans lâcher la main d'Aurore, il la couvrit et se mit en garde. Cocardasse et Passepoil l'appuyaient à droite et à gauche.
—Va bien! ma caillou! fit le Gascon;—nous sommes à jeun depuis plus de six mois!... Va bien!
—J'y suis! j'y suis! cria Lagardère en poussant sa première botte.
Après quelques secondes les gens de Gonzague reculèrent. Gironne et Albret gisaient sur le sol dans une mare de sang.
Lagardère et ses deux braves, sans blessures, immobiles comme trois statues, attendaient le second choc.
—Monsieur de Gonzague, dit Lagardère,—vous avez voulu faire une parodie de mariage... le mariage est bon!... Il a votre propre signature...
—En avant! En avant! cria le prince qui écumait de fureur.
Cette fois il s'avançait en tête de ses gens...
Quatre heures de nuit sonnèrent à la pendule.
Un grand bruit se fit au dehors et des coups retentissants furent frappés contre la porte extérieure, tandis qu'une voix criait:
—Au nom du roi!...
C'était un étrange aspect que celui de ce salon où l'orgie laissait partout ses traces. La table était encore couverte de mets et de flacons à demi vides. Les verres renversés çà et là mettaient de larges taches de vin parmi les sanglantes éclaboussures du combat.
Au fond, du côté du cabinet, où naguère était la corbeille de mariage et qui maintenant servait d'asile à maître Griveau aîné, plus mort que vif, le groupe composé de Lagardère, d'Aurore et des deux prévôts d'armes, se tenait immobile et muet.—Au milieu du salon, Gonzague et ses gens, arrêtés dans leur élan par ce cri, au nom du roi! regardaient avec épouvante la porte d'entrée.
Dans tous les coins, les femmes, folles de terreur, se cachaient.
Entre les deux groupes, deux cadavres dans une mare d'un rouge noir.
Les gens qui frappaient à cette heure de nuit à la porte de M. le prince de Gonzague, s'attendaient bien sans doute à ce qu'on ne leur ouvrirait point tout de suite. C'étaient les gardes-françaises et les exempts du Châtelet, que nous avons vus successivement dans la cour de l'hôtel de Lamoignon et au cimetière Saint-Magloire.
Leurs mesures étaient prises d'avance.—Après trois sommations faites coup sur coup, la porte soulevée fut jetée hors de ses gonds.
Dans le salon, on put entendre le bruit de la marche des soldats.
Gonzague eut froid jusque dans la moelle de ses os.—Était-ce la justice qui venait pour lui?
—Messieurs, dit-il en remettant l'épée au fourreau, on ne résiste pas aux gens du roi...
Mais il ajouta tout bas:
—Jusqu'à voir!..
Baudon de Boisguiller, capitaine aux gardes, parut sur le seuil et répéta:
—Messieurs, au nom du roi!
Puis, saluant froidement le prince de Gonzague, il s'effaça pour laisser entrer les soldats.
Les exempts pénétrèrent à leur tour dans le salon.
—Monsieur, que signifie ceci? demanda Gonzague.
Boisguiller regarda les deux cadavres gisant sur le parquet, puis le groupe composé de Lagardère et de ses deux braves qui gardaient tous trois l'épée à la main.
—Tubieu!... murmura-t-il; on disait bien que c'était un fier soldat!
—Prince, ajouta-t-il en se tournant vers Gonzague, je suis cette nuit aux ordres de la princesse votre femme...
—Et c'est la princesse ma femme...! commença Gonzague furieux...
Il n'acheva pas. La veuve de Nevers paraissait à son tour sur le seuil. Elle avait ses vêtements de deuil.
A la vue de ces femmes, de ces peintures caractéristiques qui couvraient les lambris, à la vue de ces débris mêlés de débauche et de bataille, la princesse rabattit son voile sur son visage.
—Je ne viens pas pour vous, monsieur, dit-elle en s'adressant à son mari.
Puis s'avançant vers Lagardère:
—Les vingt-quatre heures sont écoulées, monsieur de Lagardère, reprit-elle; vos juges sont assemblés... rendez votre épée.
—Et cette femme est ma mère! balbutia Aurore qui se couvrit le visage de ses mains.
—Messieurs, poursuivit la princesse qui se tourna vers les gardes, faites votre devoir.
Lagardère jeta son épée aux pieds de Baudon de Boisguiller.
Gonzague et les siens ne faisaient pas un mouvement, ne prononçaient pas une parole.
Quand Baudon de Boisguiller montra la porte à Lagardère, celui-ci s'avança vers madame la princesse de Gonzague, tenant toujours Aurore par la main.
—Madame, dit-il, j'étais en train de donner ma vie pour défendre votre fille!...
—Ma fille! répéta la princesse, dont la voix trembla.
—Il ment! dit Gonzague.
Lagardère ne releva point cette injure.
—J'avais demandé vingt-quatre heures pour vous rendre mademoiselle de Nevers, prononça-t-il avec lenteur, tandis que sa belle tête hautaine dominait courtisans et soldats; la vingt-quatrième heure a sonné... voici mademoiselle de Nevers.
Les deux mains froides de la mère et de la fille se touchèrent.
La princesse ouvrit ses bras. Aurore y tomba en pleurant.
Une larme vint aux yeux de Lagardère.
—Protégez-là, madame, dit-il en faisant effort pour vaincre son trouble; aimez-la... Elle n'a plus que vous!
Aurore s'arracha des bras de sa mère pour courir à lui. Il la repoussa doucement.
—Adieu, Aurore, reprit-il; nos fiançailles n'auront pas de lendemain... gardez ce contrat qui vous fait ma femme devant les hommes, ainsi que vous l'étiez devant Dieu depuis hier... Madame la princesse vous pardonnera cette mésalliance, contractée avec un mort.
Il baisa une dernière fois la main de la jeune fille, salua profondément la princesse, et gagna la porte en disant:
—Conduisez-moi devant mes juges!
LE TÉMOIGNAGE DU MORT.
I
—La chambre à coucher du régent.—
Il était huit heures du matin, environ. Le marquis de Cossé, le duc de Brissac, le poëte la Fare et trois dames parmi lesquelles le vieux le Bréant, concierge de la cour aux Ris, avait cru reconnaître la duchesse de Berry, venaient de sortir du Palais-Royal par la petite porte dont nous avons parlé déjà plusieurs fois. Le régent était seul avec l'abbé Dubois dans sa chambre à coucher et faisait, en présence du futur cardinal, ses apprêts pour se mettre au lit.
On avait soupé au Palais-Royal comme chez M. le prince de Gonzague: c'était la mode. Mais le souper du Palais-Royal s'était achevé plus gaiement.
De nos jours, des écrivains très-méritants et très-sérieux cherchent à réhabiliter la mémoire de ce bon abbé Dubois, sous différents prétextes: d'abord parce que, disent-ils, le pape le fit cardinal.—Mais le pape ne faisait pas toujours les cardinaux qu'il voulait.
En second lieu, parce que l'éloquent et vertueux Massillon fut son ami. Cette raison serait mieux sonnante s'il était prouvé que les hommes vertueux ne peuvent avoir un faible pour les coquins.
Mais depuis que l'histoire parle, l'histoire s'amuse à prouver le contraire.
Du reste, si l'abbé Dubois était vraiment un petit saint, Dieu lui doit une bien belle place en son paradis, car jamais homme ne fut martyrisé par un tel ensemble de calomnies.
Le prince avait le vin somnolent. Il dormait debout ce matin, tandis que son valet de chambre l'accommodait et que Dubois à demi ivre (du moins en apparence, car il ne faut jurer de rien) lui chantait l'excellence des mœurs anglaises.
Le prince aimait beaucoup les Anglais, mais il écoutait peu et pressait la besogne de son valet de chambre.
—Va te coucher, Dubois, mon ami, dit-il au futur prélat,—et ne me romps pas les oreilles.
—J'irai me coucher tout à l'heure, répliqua l'abbé,—mais savez-vous la différence qu'il y a entre votre Mississipi et le Gange?... entre vos escadrilles et leurs flottes?... entre les cabanes de votre Louisiane et le palais de leur Bengale?... savez-vous que vos Indes à vous sont un mensonge et qu'ils ont, eux, le vrai pays des Mille et une Nuits, la patrie des trésors inépuisables, la terre des parfums, la mer pavée de perles, les montagnes dont le flanc recèle les diamants?...
—Tu es gris, Dubois, mon vénérable précepteur... va te coucher!
—Votre Altesse Royale est sans doute à jeun! repartit l'abbé en riant;—je ne vous dis plus qu'un mot: Étudiez l'Angleterre... resserrez les liens...
—Vivedieu! s'écria le prince;—tu as fait ce qu'il fallait et au delà pour gagner les pensions dont lord Stair te paye fidèlement les arrérages... Abbé, va te coucher!
Dubois prit son chapeau en grondant et gagna la porte.
La porte s'ouvrit comme il allait sortir et un valet annonça M. de Machault.
—A midi, M. le lieutenant de police, dit le régent avec mauvaise humeur;—ces gens jouent avec ma santé... Ils me tueront.
—M. de Machault, insista le valet,—a des communications importantes...
—Je les connais! interrompit le régent;—il veut me dire que Cellamare intrigue... que le roi Philippe d'Espagne est de caractère chagrin... qu'Alberoni voudrait être pape... que madame du Maine voudrait être régente... A midi... ou plutôt à une heure... je me sens mal à l'aise.
Le valet sortit.—Dubois revint jusqu'au milieu de la chambre.
—Tant que vous aurez l'appui de l'Angleterre, dit-il,—toutes ces méchantes petites intrigues...
—Par la corbieu! coquin! veux-tu bien t'en aller! s'écria le régent.
Dubois ne parut point formalisé. Il se dirigea de nouveau vers la porte,—et de nouveau la porte s'ouvrit.
—Monsieur le secrétaire d'État le Blanc! annonça le valet.
—Au diable! fit Son Altesse Royale qui mettait son pied nu sur le tabouret pour monter dans son lit.
Le valet ferma la porte à demi, mais il ajouta, collant sa bouche à la fente:
—Monsieur le secrétaire d'État a des communications importantes...
—Ils ont tous des communications importantes! fit le régent de France en posant sa tête embéguinée sur l'oreiller garni de malines;—cela les divertit de feindre une grande frayeur d'Alberoni ou des du Maine... Ils croient se rendre nécessaires!... ils se rendent importuns, voilà tout!... A une heure, M. le Blanc... avec M. de Machault... ou plutôt à deux heures... je sens que je dormirai bien jusque-là!
Le valet sortit. Philippe d'Orléans ferma les yeux.
—L'abbé est-il encore là? demanda-t-il à son valet de chambre.
—Je m'en vais... je m'en vais!... se hâta de répondre Dubois.
—Non... viens çà, abbé... Tu vas m'endormir... n'est-ce pas une chose étrange que je n'aie pas une heure pour me reposer de mes fatigues?... pas une heure!... ils viennent au moment où je me mets au lit... je meurs à la peine, vois-tu, abbé... mais cela ne les inquiète point.
—Son Altesse Royale, demanda Dubois,—veut-elle que je lui fasse la lecture?
—Non... réflexion faite, va-t'en... je te charge de m'excuser poliment auprès de ces messieurs... j'ai passé la nuit à travailler... ma migraine m'a pris, comme toujours quand j'écris à la lampe...
Il poussa un profond soupir et acheva:
—Tout cela me tue! positivement!... et le roi de me demander encore à son lever... et M. de Fleury pincera ses lèvres de vieille comtesse!... mais avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas tout faire... Palsambleu! ce n'est pas un métier de paresseux que de gouverner la France!
Sa tête fit un trou plus profond dans l'oreiller moelleux. On entendit sa respiration égale et bruyante.—Il dormait.
L'abbé Dubois échangea un regard avec le valet de chambre. Ils se prirent à rire tous les deux.
Quand le régent était en belle humeur, il appelait l'abbé Dubois: maraud. Il y avait du laquais beaucoup chez cette Éminence en herbe.—Mais cela n'empêche pas d'être un saint.
Dubois sortit. M. de Machault et le ministre le Blanc étaient encore dans l'antichambre.
—Sur les trois heures, dit l'abbé, Son Altesse Royale vous recevra, mais si vous m'en croyez, vous attendrez jusqu'à quatre!... on a soupé très-tard et Son Altesse Royale est un peu fatiguée.
L'entrée de Dubois avait interrompu la conversation de M. de Machault et du secrétaire d'État.
—Cet effronté maraud, dit le lieutenant de police quand Dubois fut parti,—ne sait pas même jeter un voile sur les faiblesses de son maître.
—C'est comme cela que Son Altesse Royale les aime, répondit le Blanc;—mais savez-vous le vrai sur cette affaire de la petite maison du prince de Gonzague?
—Je sais ce que m'ont rapporté mes exempts... deux hommes morts: le cadet de Gironne et le traitant d'Albret... trois hommes arrêtés: l'ancien chevau-léger du corps, Lagardère, et deux coupe-jarrets dont le nom importe peu... madame la princesse pénétrant de force et au nom du roi dans l'antre de son époux... deux jeunes filles... mais ceci est lettre close: une énigme pour laquelle il faudrait le sphinx...
—Une de ces deux jeunes filles est assurément l'héritière de Nevers, dit le secrétaire d'État.
—On ne sait pas... l'une est produite par M. de Gonzague, l'autre par ce Lagardère...
—Le régent a-t-il connaissance de ces événements? demanda le Blanc.
—Vous venez d'entendre l'abbé... le régent a soupé jusqu'à huit heures du matin.
—Quand l'affaire viendra jusqu'à lui, M. le prince de Gonzague n'a qu'à bien se tenir.
Le lieutenant de police haussa les épaules et répéta:
—On ne sait pas!... de deux choses l'une: ou M. de Gonzague a gardé son crédit ou il l'a perdu...
—Cependant, interrompit le Blanc,—Son Altesse Royale s'est montrée impitoyable dans l'affaire du comte de Hornes...
—Il s'agissait du crédit de la banque... la rue Quincampoix réclamait un exemple...
—Ici nous avons également de hauts intérêts en jeu... la veuve de Nevers...
—Sans doute... mais Gonzague est l'ami du régent depuis vingt-cinq ans.
—La chambre ardente a dû être convoquée cette nuit?
—Pour M. de Lagardère et aux diligences de la princesse de Gonzague.
—Vous penseriez que Son Altesse Royale est déterminée à couvrir le prince?...
—Je suis déterminé, moi, interrompit péremptoirement M. de Machault,—à ne rien penser du tout, tant que je ne saurai pas si Gonzague a perdu quelque chose de son crédit... tout est là!...
Comme il achevait, la porte de l'antichambre s'ouvrit. M. le prince de Gonzague parut seul et sans suite.
Il y eut de grands baisemains échangés entre ces trois messieurs.
—Ne fait-il point jour chez Son Altesse Royale? demanda Gonzague.
—On vient de nous refuser la porte, répondirent ensemble le Blanc et de Machault.
—Alors, s'empressa de dire Gonzague,—je suis certain qu'elle est fermée pour tout le monde.
—Bréon! appela le lieutenant de police.
Un valet arriva. Le lieutenant de police reprit:
—Allez annoncer M. le prince de Gonzague chez Son Altesse Royale.
Gonzague regarda M. de Machault avec défiance.—Ce mouvement n'échappa point aux deux magistrats.
—Est-ce qu'il y aurait pour moi des ordres particuliers? demanda le prince.
Dans cette question, il y avait une évidente inquiétude.
Le lieutenant de police et le secrétaire d'État s'inclinèrent en souriant.
—Il y a tout simplement, répondit M. de Machault,—que Son Altesse Royale, dont la porte est fermée à ses ministres, ne peut que trouver délassement et plaisir en la compagnie de son meilleur ami.
Bréon revint et dit à haute voix sur le seuil:
—Son Altesse Royale consent à recevoir M. le prince de Gonzague.
Une surprise pareille, mais dont les motifs étaient bien différents, se montra sur les visages de nos trois seigneurs.
Gonzague était ému. Il salua les deux magistrats et suivit Bréon.
—Son Altesse Royale sera toujours le même homme! gronda le Blanc avec dépit;—le plaisir avant les affaires.
—Du même fait, répliqua M. de Machault qui avait au reste un sourire goguenard,—on peut tirer diverses conséquences.
—Ce que vous ne pourrez nier, du moins, c'est que le crédit de ce Gonzague...
—Menace ruine! interrompit le lieutenant de police.
Le secrétaire d'État leva sur lui un regard étonné.
—A moins, poursuivit M. de Machault, que ce crédit ne soit à son apogée.
—Expliquez-vous, monsieur mon ami... vous avez de ces subtilités!...
—Hier, dit tout simplement M. de Machault, le régent et Gonzague étaient bons amis... Gonzague a fait antichambre avec nous pendant plus d'une heure.
—Et vous concluez?...
—Dieu me garde de conclure!... seulement depuis la régence du duc d'Orléans, la chambre ardente ne s'est encore occupée que de chiffres... elle a lâché son glaive pour prendre l'ardoise et le crayon... mais voici qu'on lui jette en pâture ce M. de Lagardère... c'est un premier pas... jusqu'au revoir, monsieur mon ami, je reviendrai sur les trois heures.
Dans le couloir qui séparait l'antichambre de l'appartement du régent, Gonzague n'eut qu'une seconde pour réfléchir. Il l'employa bien. La rencontre de Machault et de le Blanc modifia profondément son plan et sa conduite.
Ces messieurs n'avaient rien dit, et cependant, en les quittant, Gonzague savait qu'un nuage menaçait son étoile.
Peut-être avait-il craint quelque chose de pire.
Le régent lui tendit la main. Gonzague, au lieu de la porter à ses lèvres comme faisaient quelques courtisans, la serra dans les siennes et s'assit au chevet du lit sans en avoir obtenu permission.
Le régent avait toujours la tête sur l'oreiller, et les yeux demi-clos, mais Gonzague voyait parfaitement qu'on l'observait avec attention.
—Eh bien, Philippe! dit Son Altesse Royale d'un ton d'affectueuse bonhomie, voilà comme tout se découvre!
Gonzague eut le cœur serré, mais il n'y parut point.
—Tu étais malheureux et nous n'en savions rien!... continua le régent; c'est au moins un manque de confiance!
—C'est un manque de courage, monseigneur! prononça Gonzague à voix basse.
—Je te comprends... on n'aime pas à montrer à nu les plaies de la famille... la princesse est, on peut le dire, ulcérée...
—Monseigneur doit savoir, interrompit Gonzague, quel est le pouvoir de la calomnie.
Le régent se leva sur le coude et regarda en face le plus vieux de ses amis.
Un nuage passa sur son front sillonné de rides précoces.
—J'ai été calomnié, répliqua-t-il, dans mon honneur, dans ma probité, dans mes affections de famille... dans tout ce qui est cher à l'homme... mais je ne devine pas pourquoi tu me rappelles, toi, Philippe, une chose que mes amis tâchent de me faire oublier.
—Monseigneur, répondit Gonzague dont la tête se pencha sur sa poitrine, je vous prie de vouloir me pardonner... la souffrance est égoïste... je pensais à moi, non point à Votre Altesse Royale...
—Je te pardonne, Philippe, je te pardonne... à condition que tu me diras tes souffrances.
Gonzague secoua la tête et prononça si bas que le régent eut peine à l'entendre:
—Nous sommes habitués, vous et moi, monseigneur, à déverser le ridicule sur certains sentiments... je n'ai pas le droit de m'en plaindre: je suis complice... mais il est des sentiments...
—Bien, bien, Philippe! interrompit le régent; tu es amoureux de ta femme... c'est une belle et noble créature!... nous rions de cela quelquefois, c'est vrai, quand nous sommes ivres... mais nous rions aussi de Dieu...
—Nous avons tort, monseigneur, interrompit Gonzague en altérant sa voix; Dieu se venge!
—Comme tu prends cela!... As-tu quelque chose à me dire?
—Beaucoup de choses, monseigneur... Deux meurtres ont été commis à mon pavillon, cette nuit.
—Le chevalier de Lagardère, je parie! s'écria Philippe d'Orléans qui se mit d'un bond sur son séant; tu as eu tort, si tu as fait cela, Philippe... sur ma parole, tu as confirmé des soupçons...
Il n'avait plus sommeil. Ses sourcils se fronçaient tandis qu'il regardait Gonzague.
Celui-ci s'était redressé de toute sa hauteur; sa belle tête avait une admirable expression de fierté.
—Des soupçons! répéta-t-il comme s'il n'eût pu réprimer son premier mouvement de hauteur.
Puis il ajouta d'un accent pénétré:
—Monseigneur a donc eu des soupçons contre moi!...
—Eh bien! oui, répliqua le régent après un court silence; j'ai eu des soupçons... ta présence les éloigne, car tu as le regard d'un homme loyal... tâche que ta parole les dissipe: je t'écoute.
—Monseigneur veut-il me faire la grâce de me dire quels sont les soupçons qu'il a eus?
—Il y en a d'anciens... il y en a de nouveaux.
—Les anciens d'abord, si monseigneur daigne y consentir...
—La veuve de Nevers était riche... tu étais pauvre... Nevers était notre frère...
—Et je n'aurais pas dû épouser la veuve de Nevers?
Le régent remit la tête sur le coude et ne répondit point.
—Monseigneur, reprit Gonzague qui baissa les yeux, je vous l'ai dit: nous avons trop raillé... ces choses de cœur sonnent mal entre nous...
—Que veux-tu dire?... explique-toi.
—Je veux dire que s'il est en ma vie une action qui me doive honorer, c'est celle-là... Notre bien-aimé Nevers mourut entre mes bras, vous le savez, je vous le dis... vous savez aussi que j'étais au château de Caylus pour fléchir l'aveugle entêtement du vieux marquis... la chambre ardente, dont je vais parler tout à l'heure, m'a déjà entendu comme témoin, ce matin...
—Ah!... interrompit le régent, et dis-moi quel arrêt a rendu la chambre ardente? Ce Lagardère n'a donc pas été tué chez toi?
—Si monseigneur m'avait laissé poursuivre...
—Poursuis... poursuis... je cherche la vérité, je t'en préviens... rien que la vérité.
Gonzague s'inclina froidement.
—Aussi, répliqua-t-il, je parle à Votre Altesse Royale non plus comme à mon ami, mais comme à mon juge... Lagardère n'a pas été tué chez moi cette nuit... C'est Lagardère qui a tué, cette nuit, chez moi, le financier Albret et le cadet de Gironne...
—Ah!... fit pour la seconde fois le régent;—et comment ce Lagardère était-il chez toi?
—Je crois que madame la princesse pourrait vous le dire, répondit Gonzague.
—Prends garde!... celle-là est une sainte...
—Celle-là déteste son mari, monseigneur! prononça Gonzague avec force;—je n'ai pas foi aux saintes que Votre Altesse Royale canonise!
Il put marquer un point, car le régent sourit au lieu de s'irriter.
—Allons, allons, mon pauvre Philippe, dit Son Altesse Royale,—j'ai peut-être été un peu dur... mais c'est que, vois-tu, il y a scandale... tu es un grand seigneur... les scandales qui tombent de haut font du bruit... tant de bruit qu'ils ébranlent le trône... je sens cela, moi qui m'assieds tout près... Reprenons les choses de haut... Tu prétends que ton mariage avec Aurore de Caylus fut une bonne action: prouve-le.
—Est-ce une bonne action, répliqua Gonzague avec une chaleur admirablement jouée,—que d'accomplir le dernier vœu d'un mourant?
Le régent resta bouche béante à le regarder.
Il y eut entre eux un long silence.
—Tu n'oserais pas mentir sur ce sujet, murmura enfin Philippe d'Orléans,—mentir à moi... Je te crois.
—Monseigneur, repartit Gonzague,—vous me traitez de telle sorte que cette entrevue sera la dernière entre nous deux... les gens de ma maison ne sont point habitués à entendre même les princes leur parler comme vous le faites... Que je purge les accusations portées contre moi et je dirai adieu pour toujours à l'ami de ma jeunesse qui m'a repoussé quand j'étais malheureux... Vous me croyez! c'est bien: cela me suffit...
—Philippe, murmura le régent dont la voix trahissait une sérieuse émotion;—justifiez-vous seulement, et, sur ma parole, vous verrez si je vous aime!
—Alors, dit Gonzague,—je suis accusé.
Comme le duc d'Orléans gardait le silence, il reprit avec cette dignité calme qu'il savait si bien feindre à l'occasion:
—Que monseigneur m'interroge, je lui répondrai comme à mon juge.
Le régent se recueillit un instant et dit:
—Vous avez assisté à ce drame sanglant qui eut lieu dans les fossés de Caylus?
—Oui, monseigneur, repartit Gonzague;—j'ai défendu votre ami et le mien au risque de ma vie. C'était mon devoir.
—C'était votre devoir... et vous reçûtes son dernier soupir?
—Avec ses dernières paroles... oui, monseigneur.
—Ce qu'il vous demanda, je désire le savoir.
—Mon intention n'était pas de le cacher à Votre Altesse Royale... notre malheureux ami me dit: je répète textuellement ses paroles: Sois l'époux de ma femme, afin d'être le père de ma fille!
La voix de Gonzague ne trembla pas tandis qu'il proférait ce mensonge impie.
Le régent était absorbé dans ses réflexions.
Sur son visage intelligent et pensif, la fatigue restait, mais les traces de l'ivresse s'étaient évanouies.
—Vous avez bien fait de remplir le vœu du mourant, dit-il;—c'était votre devoir... mais pourquoi taire cette circonstance pendant vingt années?
—J'aime ma femme, répondit le prince sans hésiter;—je l'ai déjà dit à monseigneur.
—Et en quoi cet amour pouvait-il vous fermer la bouche?
Gonzague baissa les yeux et parvint à rougir.
—Il eût fallu accuser le père de ma femme, murmura-t-il.
—Ah!... fit le régent;—l'assassin fut M. le marquis de Caylus?
Gonzague courba la tête et poussa un profond soupir.
Philippe d'Orléans fixait sur lui son regard avide et perçant.
—Si l'assassin fut M. le marquis de Caylus, reprit-il,—que reprochez-vous à ce Lagardère?
—Ce qu'on reproche, chez nous, en Italie, au bravo dont le stylet s'est vendu pour commettre un meurtre.
—M. de Caylus avait acheté l'épée de ce Lagardère?
—Oui, monseigneur... mais ce rôle subalterne ne dura qu'un jour... Lagardère l'échangea contre cet autre rôle actif qu'il joue de son chef et obstinément depuis dix-huit années... Lagardère enleva pour son propre compte la fille d'Aurore et les papiers, preuve de sa naissance...
—Qu'avez-vous donc prétendu hier devant le tribunal de famille?... interrompit le régent.
—Monseigneur, répliqua Gonzague mettant à dessein de l'amertume dans son sourire, je remercie Dieu qui a permis cet interrogatoire... Je me croyais au-dessus de ces questions et c'était mon malheur... On ne peut terrasser que l'ennemi qui se montre... on ne peut réduire à néant que l'accusation qui se produit... l'ennemi se montre, l'accusation se produit: tant mieux!... vous m'avez forcé déjà d'allumer le flambeau de la vérité dans ces ténèbres que ma piété conjugale se refusait à éclairer... vous allez me forcer maintenant à vous découvrir le beau côté de ma vie... le côté noble, chrétien, modestement dévoué... J'ai rendu le bien pour le mal, monseigneur, patiemment et résolûment, cela, pendant près de vingt ans... j'ai vaqué nuit et jour à un travail silencieux pour lequel j'ai risqué bien souvent mon existence... j'ai prodigué ma fortune immense... j'ai fait taire la voix entraînante de mon ambition... j'ai donné ce qui me restait de jeunesse et de force, j'ai donné une part de mon sang...
Le régent fit un geste d'impatience.—Gonzague reprit:
—Vous trouvez que je me vante, n'est-ce pas?... écoutez donc mon histoire, monseigneur, vous qui fûtes mon ami, mon frère, comme vous fûtes l'ami et le frère de Nevers... Écoutez-moi, attentivement, impartialement: je vous choisis pour arbitre... non pas entre madame la princesse et moi, Dieu m'en garde: contre elle je ne veux point gagner de procès... non point entre moi et cet aventurier de Lagardère... je m'estime trop haut pour me mettre avec lui dans la même balance... mais entre nous deux, monseigneur... entre les deux survivants des trois Philippe... entre vous, duc d'Orléans, régent de France ayant en main le pouvoir quasi royal pour venger le père, pour protéger l'enfant,—et moi, Philippe de Gonzague, simple gentilhomme, n'ayant pour cette double et sainte mission que mon cœur et mon épée... je vous prends pour arbitre, et quand j'aurai achevé, je vous demanderai, Philippe d'Orléans, si c'est à vous ou à Philippe de Gonzague que Philippe de Nevers applaudit et sourit là-haut aux pieds de Dieu!
II
—Plaidoyer.—
La botte était hardie, le coup bien assené: il porta. Le régent de France baissa les yeux sous le regard sévère de Gonzague.
Celui-ci, rompu aux luttes de la parole, avait préparé d'avance son effet. Le récit qu'il allait faire n'était point une improvisation.
—Oseriez-vous dire, murmura le régent,—que j'ai manqué au devoir de l'amitié!
—Non, monseigneur, repartit Gonzague;—forcé que je suis de me défendre, je vais mettre seulement ma conduite en regard de la vôtre... nous sommes seuls... Votre Altesse Royale n'aura point à rougir...
Philippe d'Orléans était remis de son trouble.
—Nous nous connaissons dès longtemps, prince, dit-il;—vous allez très-loin... prenez garde!
—Vous vengeriez-vous, demanda Gonzague qui le regarda en face,—de l'affection que j'ai prouvée à notre frère après sa mort?
—Si l'on vous a fait tort, répliqua le régent,—vous aurez justice..., parlez!
Gonzague avait espéré plus de colère.—Le calme du duc d'Orléans lui fit perdre un mouvement oratoire sur lequel il avait beaucoup compté.
—A mon ami, reprit-il pourtant,—au Philippe d'Orléans qui m'aimait hier et que je chérissais, j'aurais conté mon histoire en d'autres termes; au point où nous en sommes, Votre Altesse Royale et moi, c'est un résumé succinct et clair qu'il faut.
La première chose que je dois vous dire, c'est que ce Lagardère est non-seulement un spadassin de la plus dangereuse espèce,—une manière de héros parmi ses pareils,—mais encore un homme intelligent et rusé, capable de poursuivre une pensée d'ambition pendant des années et ne reculant devant aucun effort pour arriver à son but.
Je ne puis croire qu'il ait eu dès l'abord l'idée d'épouser l'héritière de Nevers.—Pour cela, quand il passa la frontière, il lui fallait encore attendre quinze ou seize ans: c'est trop. Son premier plan fut, sans aucun doute, de se faire payer quelque énorme rançon: il savait que Nevers et Caylus étaient riches.
Moi qui l'ai poursuivi sans relâche depuis la nuit du crime, je sais chacune de ses actions: il avait fondé tout simplement sur la possession de l'enfant l'espoir d'une grande fortune.
Ce sont mes efforts mêmes qui l'ont porté à changer de batteries. Il dut comprendre bien vite, à la manière dont je menais la chasse contre lui, que toute transaction déloyale était impossible.
Je passai la frontière peu de temps après lui et je l'atteignis aux environs de la petite ville de Venasque en Navarre. Malgré la supériorité de notre nombre, il parvint à s'échapper, et prenant un nom d'emprunt, il s'enfonça dans l'intérieur de l'Espagne.
Je ne vous dirai point en détail les rencontres que nous eûmes ensemble.—Sa force, son courage, son adresse tiennent véritablement du prodige... Outre la blessure qu'il me fit dans les fossés de Caylus, tandis que je défendais mon malheureux ami...
Ici, Gonzague ôta son gant et montra la marque de l'épée de Lagardère.
—Outre cette blessure, continua-t-il, je porte en plus d'un endroit la trace de sa main. Il n'y a point de maître en fait d'armes qui puisse lui tenir tête.—J'avais à ma solde une véritable armée, car mon dessein était de le prendre, afin de constater par lui l'identité de ma jeune et chère pupille. Mon armée était composée des plus renommés prévôts de l'Europe: le capitaine Lorrain, Joël de Jugan, Staupitz, Pinto, el Matador, Saldagne et Faënza: ils sont tous morts...
Le régent fit un mouvement.
—Ils sont tous morts! répéta Gonzague,—morts de sa main!
—Vous savez que lui aussi, murmura Philippe d'Orléans,—que lui aussi prétend avoir reçu mission de protéger l'enfant de Nevers et de venger notre malheureux ami.
—Je sais, puisque je l'ai dit, que c'est un imposteur audacieux et habile... mais je sais aussi devant qui je parle... j'espère que le duc d'Orléans, de sang-froid, ayant à choisir entre deux affirmations, considérera les titres de chacun.
—Ainsi ferai-je, prononça le régent;—continuez.
—Des années se passèrent, poursuivit Gonzague,—et remarquez que ce Lagardère n'essaya jamais de faire parvenir à la veuve de Nevers ni une lettre ni un message.
Faënza, qui était un homme adroit et que j'avais envoyé à Madrid pour surveiller le ravisseur, revint et me fit un rapport bizarre sur lequel j'appelle spécialement l'attention de Votre Altesse Royale.
Lagardère, qui, à Madrid, s'appelait don Luiz, avait troqué sa captive contre une jeune fille que lui avaient cédée à prix d'argent les gitanos du Léon. Lagardère avait peur de moi; il me sentait sur sa piste et voulait me donner le change. La gitanita fut élevée chez lui, à dater de ce moment, tandis que la véritable héritière de Nevers, enlevée par les Bohémiens, vivait avec eux sous la tente.
Je doutai. Ce fut la cause de mon premier voyage à Madrid. Je m'abouchai avec les gitanos dans les gorges du mont Balandron et j'acquis la certitude que Faënza ne m'avait point trompé.
Je vis la jeune fille dont les souvenirs étaient en ce temps-là tout frais. Toutes mes mesures furent prises pour nous emparer d'elle et la ramener en France. Elle était bien joyeuse à l'idée de revoir sa mère.
Le soir fixé pour l'enlèvement, mes gens et moi nous soupâmes sous la tente du chef, afin de ne point inspirer de défiance. On nous avait trahis.—Ces mécréants possèdent d'étranges secrets. Au milieu du souper, notre vue se troubla; le sommeil nous saisit.—Quand nous nous éveillâmes le lendemain matin, nous étions couchés sur l'herbe, dans la gorge du Balandron. Il n'y avait plus autour de nous ni tentes ni campement. Les feux à demi consumés s'éteignaient sous la cendre.
Les gitanos du Léon avaient disparu...
Dans ce récit, Gonzague s'arrangeait de manière à côtoyer toujours la vérité, en ce sens que les dates, les lieux de scène et les personnages étaient exactement indiqués. Son mensonge avait ainsi la vérité pour cadre.
De telle sorte que si on interrogeait Lagardère ou Aurore, leurs réponses ne pussent manquer de se rapporter par quelque point à sa version.
Tous deux, Lagardère et Aurore, étaient, à son dire, des imposteurs. Donc ils avaient intérêt à dénaturer les faits.
Le régent écoutait toujours, attentif et froid.
—Ce fut une belle occasion manquée, monseigneur, reprit Gonzague avec ce pur accent de sincérité qui le faisait si éloquent;—si nous avions réussi, que de larmes évitées dans le passé! que de malheurs conjurés dans le présent!... Je ne parle point de l'avenir, qui est à Dieu!
Je revins à Madrid. Nulle trace des Bohémiens. Lagardère était parti pour un voyage. La gitanita qu'il avait mise à la place de mademoiselle de Nevers était élevée au couvent de l'Incarnation.
Monseigneur, votre volonté est de ne point faire paraître les impressions que vous cause mon récit. Vous vous défiez de cette facilité de parole qu'autrefois vous aimiez. Je tâche d'être simple et bref. Néanmoins je ne puis me défendre de m'interrompre pour vous dire que vos défiances et même vos préventions n'y feront rien. La vérité est plus forte que cela. Du moment que vous avez consenti à m'écouter, la cause est jugée. J'ai amplement, j'ai surabondamment de quoi vous convaincre.
Avant de poursuivre la série des faits, je dois placer ici une observation qui a son importance: au début, Lagardère fit cette substitution d'enfant pour tromper mes poursuites; cela est évident. En ce temps, il avait l'intention de reprendre l'héritière de Nevers à un moment donné, pour s'en servir selon l'intérêt de son ambition.
Mais ses vues changèrent. Monseigneur comprendra ce revirement d'un seul mot: il devint amoureux de la gitanita.
Dès lors la véritable Nevers fut condamnée. Il ne s'agit plus dès lors d'obtenir rançon.—L'horizon s'élargissait. L'aventurier hardi fit ce rêve d'asseoir sa maîtresse sur le fauteuil ducal et d'être l'époux de l'héritière de Nevers...
Le régent s'agita sous sa couverture et son visage exprima une sorte de malaise.
La plausibilité d'un fait varie suivant les mœurs et le caractère de l'auditeur. Philippe d'Orléans n'avait peut-être pas donné grande foi à ce romanesque dévouement de Gonzague, à ces travaux d'Hercule entrepris pour accomplir la parole donnée à un mourant,—mais ce calcul prêté à Lagardère lui sautait aux yeux, comme on dit vulgairement, et l'éblouissait tout à coup.
L'entourage du régent et sa propre nature répugnaient aux conceptions tragiques;—mais les comédies d'intrigue s'assimilaient à lui tout naturellement.
Il fut frappé,—frappé au point de ne pas voir avec quelle adresse Gonzague avait jeté les prémisses de cet hypothétique argument;—frappé au point de ne pas se dire que l'échange opéré entre les deux enfants rentrait dans ces faits romanesques qu'il n'avait point admis.
L'histoire entière se teignit tout à coup pour lui d'une nuance de réalité.
Ce rêve de l'aventurier Lagardère était si logiquement indiqué par la situation qu'il fit rayonner sa probabilité sur tout le reste.
Gonzague remarqua parfaitement l'effet produit. Il était trop adroit pour s'en prévaloir sur-le-champ. Depuis une demi-heure, il avait cette conviction que le régent savait minute par minute tout ce qui s'était passé depuis deux jours.
Il tournait ses batteries en conséquence.
Philippe d'Orléans avait la réputation d'entretenir une police qui n'était point sous les ordres de M. de Machault,—et Gonzague avait souvent eu l'idée que, dans les rangs mêmes de son bataillon sacré, une ou plusieurs mouches pouvaient bien se trouver.
Le mot mouche était particulièrement à la mode sous la régence. Le genre masculin et la désinence argotique que notre époque a donnée à ce nom l'ont banni du vocabulaire des honnêtes gens.
Gonzague cavait au pis. Ce n'était que prudence. Il jouait son jeu comme si le régent eût vu toutes ses cartes.
—Monseigneur, reprit-il,—peut être bien persuadé que je n'attache pas plus d'importance qu'il ne faut à ce détail. Étant donné Lagardère avec son intelligence et son audace, la chose devait être ainsi. Elle est. J'en avais les preuves avant l'arrivée de Lagardère à Paris. Depuis son arrivée, l'abondance des preuves nouvelles rend les anciennes absolument superflues.
Madame la princesse de Gonzague, qui n'est point suspecte de me prêter trop souvent son aide, renseignera Votre Altesse Royale à ce sujet.
Mais revenons à nos faits.—Le voyage de Lagardère dura deux ans. Au bout de ces deux années, la gitanita, instruite par les saintes filles de l'Incarnation, était méconnaissable. Lagardère, en la voyant, dut concevoir le dessein dont nous venons de parler. Les choses changèrent. La prétendue Aurore de Nevers eut une maison, une gouvernante et un page, afin que les apparences fussent sauvegardées.
Le plus curieux, c'est que la véritable Nevers et sa remplaçante se connaissaient et qu'elles s'aimaient.—Je ne puis croire que la maîtresse de Lagardère soit de bonne foi: cependant, ce n'est pas impossible.
Il est assez adroit pour avoir laissé à cette belle enfant sa candeur tout entière.
Ce qui est certain, c'est qu'il faisait des façons pour recevoir chez lui, à Madrid, la vraie Nevers, et qu'il avait défendu à sa maîtresse de la recevoir,—parce qu'elle avait une conduite trop légère...
Ici Gonzague eut un rire amer.
—Madame la princesse, reprit-il, a dit devant le tribunal de famille: «Ma fille n'eût-elle oublié qu'un instant la fierté de sa race, je voilerais ma face en m'écriant: Nevers est mort tout entier!...» Ce sont ses propres paroles... Hélas! monseigneur, la pauvre enfant a cru que je raillais sa misère quand je lui parlai pour la première fois de sa race.
Mais vous serez de mon avis, et si vous n'êtes point de mon avis, la loi vous donnera tort; il n'appartient pas à une mère de tuer le bon droit de son enfant par de vaines délicatesses.
Aurore de Nevers a-t-elle demandé à naître en fraude de l'autorité paternelle?
La première faute est à la mère. La mère peut gémir sur le passé, rien de plus.
L'enfant a droit. Et Nevers mort a un dernier représentant ici-bas...
Deux, je voulais dire deux! s'interrompit Gonzague; votre figure a changé, monseigneur!... Laissez-moi vous dire que votre bon cœur revient sur votre visage... laissez-moi vous supplier de m'apprendre quelle voix calomnieuse a pu vous faire oublier en ce jour trente ans de loyale amitié...
—Monsieur le prince, interrompit le duc d'Orléans d'une voix qui voulait être sévère, mais qui trahissait le doute et l'émotion, je n'ai qu'à vous répéter mes propres paroles: justifiez-vous, et vous verrez si je suis votre ami!
—Mais de quoi m'accuse-t-on? s'écria Gonzague feignant un emportement soudain; est-ce un crime de vingt ans?... est-ce un crime d'hier?... Philippe d'Orléans a-t-il cru, une heure, une minute, une seconde, je veux le savoir, je le veux!... avez-vous cru, monseigneur, que cette épée...?
—Si je l'avais cru!... murmura le duc qui fronça le sourcil tandis que le sang montait à sa joue.
Gonzague prit sa main de force et l'appuya contre son cœur.
—Merci, dit-il les larmes aux yeux; entendez-vous, Philippe!... je suis réduit à vous dire merci! parce que votre voix ne s'est point jointe aux autres pour m'accuser d'infamie...
Il se redressa comme s'il eût eu honte et pitié de son attendrissement.
—Que monseigneur me pardonne, reprit-il en se forçant à sourire, je ne m'oublierai plus près de lui... Je sais quelles sont les accusations portées contre moi... ou du moins je les devine... Ma lutte contre ce Lagardère m'a entraîné à des actes que la loi réprouve... je me défendrai si la loi m'attaque... En outre, la présence de mademoiselle de Nevers dans une maison consacrée au plaisir... Je ne veux pas anticiper, monseigneur... ce qui me reste à dire ne fatiguera pas longtemps l'attention de Votre Altesse Royale.
Votre Altesse Royale se souvient sans doute qu'elle accueillit avec étonnement la demande que je lui fis de l'ambassade secrète à Madrid. Jusqu'alors je m'étais tenu soigneusement éloigné des affaires publiques. Nous en avons dit assez pour que votre étonnement ait cessé. Je voulais retourner en Espagne avec un titre officiel qui mît à ma disposition la police de Madrid.
En quelques jours j'eus découvert l'asile de la chère enfant qui est désormais tout l'espoir d'une grande race. Lagardère l'avait décidément abandonnée. Qu'avait-il affaire d'elle? Aurore de Nevers gagnait sa vie à danser sur les places publiques!
Mon dessein était de saisir à la fois les deux jeunes filles et l'aventurier. L'aventurier et sa maîtresse m'échappèrent. Je ramenai mademoiselle de Nevers.
—Celle que vous prétendez être mademoiselle de Nevers, rectifia le régent.
—Oui, monseigneur, celle que je prétends être mademoiselle de Nevers.
—Cela ne suffit pas.
—Permettez-moi de croire le contraire, puisque le résultat m'a donné raison... je n'ai point agi à la légère... Au risque de me répéter, je vous dirai: Voici vingt ans que je travaille!... que fallait-il? La présence des deux jeunes filles et celle de l'imposteur?... Nous l'avons.
—Pas par votre fait, interrompit le régent.
—Par mon fait, monseigneur... uniquement par mon fait!... A quelle époque Votre Altesse Royale a-t-elle reçu la première lettre de ce Lagardère?
—Vous ai-je dit...? commença le duc d'Orléans avec hauteur.
—Si Votre Altesse Royale ne veut pas me répondre, je le ferai pour elle... La première lettre de Lagardère, celle qui demandait le sauf-conduit et qui était datée de Bruxelles, arriva à Paris dans les derniers jours d'août... Il y avait près d'un mois que mademoiselle de Nevers était en mon pouvoir... Ne me traitez pas plus mal qu'un accusé ordinaire, monseigneur, et laissez-moi du moins le bénéfice de l'évidence... Pendant près de vingt ans, Lagardère est resté sans donner signe de vie... Pensez-vous qu'il ne lui ait point fallu un motif pour songer à rentrer en France précisément à cette heure... et pensez-vous que ce motif n'ait point été l'enlèvement même de la vraie Nevers?... S'il faut mettre les points sur les i, Lagardère a-t-il pu faire un autre raisonnement que celui-ci: Si je laisse M. de Gonzague installer à l'hôtel de Lorraine l'héritière du feu duc, où s'en vont mes espoirs... et que ferai-je de cette belle fille qui valait des millions hier, et qui demain ne sera plus qu'une gitana plus pauvre que moi?...
—On pourrait retourner l'argument, objecta le régent.
—On pourrait dire, n'est-ce pas, fit Gonzague, que Lagardère, voyant que j'allais faire reconnaître une fausse héritière, a voulu représenter la véritable?
Le régent inclina la tête en signe d'affirmation.
—Eh bien, monseigneur, poursuivit Gonzague, il n'en resterait pas moins prouvé que le retour de ce Lagardère a eu lieu par mon fait... je ne demande pas autre chose... Voici, en effet, ce que je me disais: Lagardère voudra me suivre à tout prix, il tombera entre les mains de la justice avec cette jeune fille et la lumière se fera... Ce n'est pas moi, monseigneur, qui ai donné à Lagardère les moyens d'entrer en France et d'y braver l'action de la justice.
—Saviez-vous que Lagardère était à Paris, demanda le duc d'Orléans, quand vous avez sollicité auprès de moi l'autorisation de convoquer un tribunal de famille?
—Oui, monseigneur, répondit Gonzague sans hésiter.
—Pourquoi ne m'en avoir point prévenu?
—Devant la morale philosophique et devant Dieu, repartit Gonzague, je prétends n'avoir aucun tort... Devant la loi, monseigneur, et par conséquent devant vous, s'il vous plaît de représenter la loi, mon assurance diminue... Avec la lettre qui tue, un juge inique pourrait me condamner... J'aurais du réclamer vos conseils sur tout ceci et votre aide aussi, cela semble évident... mais est-ce auprès de vous qu'il faut justifier certaines répugnances?... Je pensais mettre un terme à l'antagonisme malheureux qui a existé de tout temps entre madame la princesse et moi... je pensais vaincre à force de bienfaits cette répulsion violente que rien ne motive, j'en fais serment sur mon honneur... je me croyais sûr d'arriver à conclure la paix avant qu'âme qui vive eût soupçonné la guerre... voilà un grave motif... et certes, monseigneur, moi qui connais mieux que personne la délicatesse d'âme et la profonde sensibilité qui recouvre votre affectation de scepticisme, je puis bien faire valoir près de vous une semblable raison... mais il y en avait une autre... raison puérile, peut-être... si rien de ce qui se rattache à l'orgueil du devoir accompli peut sembler puéril... j'avais commencé seul cette grande, cette sainte entreprise... seul, je l'avais poursuivie pendant la moitié de mon existence... à l'heure du triomphe, j'ai hésité à mettre quelqu'un, fût-ce vous-même, monseigneur, de moitié dans ma victoire.
Au conseil de famille l'attitude de madame la princesse m'a fait comprendre qu'elle était prévenue. Lagardère n'attendait pas mon attaque; il tirait le premier.
Monseigneur, je n'ai point de honte à l'avouer: l'astuce n'est point mon fait. Lagardère a joué au plus fin avec moi: il a gagné.
Je ne crois pas vous apprendre que cet homme a dissimulé sa présence parmi nous sous un audacieux déguisement. Peut-être est-ce la grossièreté même de la ruse qui en a fait la réussite.
Il faut avouer aussi, s'interrompit le prince de Gonzague avec dédain, que l'ancien métier du personnage lui donnait des facilités qui ne sont pas à tout le monde.
—Je ne sais pas quel métier il a fait, dit le régent.
—Le métier de saltimbanque avant de faire le métier d'assassin... ici, sous vos fenêtres, dans la cour des Fontaines, ne vous souvenez-vous point d'un malheureux enfant qui gagnait son pain à faire des contorsions, à désarticuler ses jointures, et qui notamment contrefaisait le bossu?
—Lagardère! murmura le prince en qui un souvenir s'éveillait; c'était du vivant de Monsieur!... nous le regardions par cette fenêtre... le petit Lagardère!...
—Plût à Dieu! que ce souvenir vous fût venu il y a deux jours!... Je continue: Dès que je soupçonnai son arrivée à Paris, je repris mon plan où je l'avais laissé... j'essayai de m'emparer du couple imposteur et des papiers que Lagardère avait soustraits au château de Caylus... Malgré toute son adresse, Lagardère ou le bossu ne put m'empêcher d'exécuter une bonne partie de ce plan: il ne parvint à sauver que lui-même: je pus mettre la main sur la jeune fille et sur les papiers.
—Où est la jeune fille? demanda le régent.
—Auprès de la pauvre mère abusée... auprès de madame de Gonzague.
—Et les papiers?... je vous préviens que c'est ici qu'il y a véritable danger pour vous, monsieur le prince.
—Et pourquoi danger, monseigneur? demanda Gonzague en souriant orgueilleusement; moi, je ne pourrai jamais concevoir qu'on ait été, pendant un quart de siècle, le compagnon, l'ami, le frère d'un homme dont on a si misérable opinion!... Pensez-vous que j'aie falsifié déjà les titres?... L'enveloppe, cachetée de trois sceaux, intacts tous les trois, vous répondra de ma probité douteuse... Les titres sont entre mes mains... je suis prêt à les déposer, contre un reçu détaillé, dans celles de Votre Altesse Royale.
—Ce soir nous vous les réclamerons, dit le duc d'Orléans.
—Ce soir, je serai prêt comme je le suis à cette heure... mais permettez-moi d'achever: après la capture faite, Lagardère était vaincu... Ce déguisement maudit a changé complétement la face des choses... c'est moi-même qui ai introduit l'ennemi chez moi... J'aime le bizarre, vous le savez, et à cet égard, c'est un peu le goût de Votre Altesse Royale qui a fait le mien, du temps que nous étions amis. Ce bossu vint louer la loge de mon chien pour une somme folle; ce bossu m'apparut comme un être fantastique; bref, je fus joué, pourquoi le nier? Ce Lagardère est le roi des jongleurs... une fois dans la bergerie, le loup a montré les dents: je ne voulais rien voir, et c'est un de mes fidèles serviteurs, M. de Peyrolles, qui a pris sur lui de prévenir secrètement madame la princesse de Gonzague.
—Pourriez-vous prouver ceci? demanda le Régent.
—Facilement, monseigneur... par le témoignage de M. de Peyrolles... mais les gardes françaises et madame la princesse arrivèrent trop tard pour mes deux pauvres compagnons Albret et Gironne. Le loup avait mordu...
—Ce Lagardère était-il donc seul contre vous tous!
—Ils étaient quatre, monseigneur, en comptant M. le marquis de Chaverny, mon cousin.
—Chaverny! répéta le régent étonné.
Gonzague répondit hypocritement:
—Il avait connu à Madrid, lors de mon ambassade, la maîtresse de ce Lagardère... Je dois dire à monseigneur que j'ai sollicité et obtenu ce matin, de M. d'Argenson, une lettre de cachet contre lui.
—Et les deux autres?
—Les deux autres sont également arrêtés... Ce sont tout bonnement deux prévôts d'armes connus pour avoir partagé jadis les débauches et les méfaits de Lagardère.
—Reste à expliquer, dit le régent, l'attitude que vous avez prise cette nuit devant vos amis.
Gonzague releva sur le duc d'Orléans un regard de surprise admirablement jouée.
Il fut un instant avant de répondre. Puis il dit avec un sourire moqueur:
—Ce que l'on m'a rapporté a-t-il donc quelque fondement?
—J'ignore ce que l'on vous a rapporté.
—Des contes à dormir debout, monseigneur!... des accusations tellement folles... Mais appartient-il bien à la haute sagesse de Votre Altesse Royale et à ma propre dignité...?
—Je fais bon marché de ma haute sagesse, monsieur le prince; mettons-la de côté un instant avec votre dignité... je vous prie de parler.
—Ceci est un ordre et j'obéis... Pendant que j'étais, cette nuit, auprès de Votre Altesse Royale, il paraît que l'orgie a atteint chez moi des proportions extravagantes... on a forcé la porte de mon appartement privé où j'avais abrité les deux jeunes filles afin de les remettre toutes deux ensemble, le matin venu, entre les mains de madame la princesse... Je n'ai pas besoin de dire à monseigneur quels étaient les instigateurs de cette violence... mes amis ivres y prêtèrent les mains... un duel bachique a eu lieu entre Chaverny et le prétendu bossu. Le prix du tournoi devait être la main de cette jeune gitana qu'on veut faire passer pour mademoiselle de Nevers... Quand je suis revenu, j'ai trouvé Chaverny couché sur le carreau et le bossu triomphant auprès de sa maîtresse... un contrat avait été dressé; il se couvrait de signatures parmi lesquelles j'ai reconnu mon propre seing falsifié...
Le régent regardait Gonzague et semblait vouloir percer jusqu'au fond de son âme.
Celui-ci venait de livrer une bataille désespérée. En entrant chez le duc d'Orléans, il s'attendait peut-être à trouver quelque froideur chez son protecteur et ami, mais il n'avait point compté sur cette terrible et longue explication.
Tous ces mensonges habilement groupés, tout cet énorme monceau de fourberies étaient, on peut le dire, aux trois quarts impromptus.
Non-seulement il se posait en victime de son propre héroïsme, mais encore il infirmait à l'avance le témoignage des trois seules personnes qui pouvaient déposer contre lui: Chaverny, Cocardasse et Passepoil.
Le régent avait aimé cet homme aussi tendrement qu'il pouvait aimer.
Le régent l'avait dans son intimité depuis l'adolescence. Ce n'était pas pour Gonzague une condition favorable, car cette longue suite de rapports intimes avait dû mettre le duc d'Orléans en garde contre la profonde habileté de son ami.
Il en était ainsi en effet. Peut-être que, passant par une autre bouche, les réponses claires et en apparence si précises de Gonzague auraient suffi à établir la conviction du régent.
Le régent avait en lui le sentiment de la justice, bien que l'histoire lui reproche avec raison bon nombre d'iniquités. Il est permis de croire qu'en cette circonstance, le régent retrouvait pour ainsi dire toute la noblesse native de son caractère à cause du solennel et triste souvenir qui planait sur ce procès.
Il s'agissait en définitive de punir le meurtrier de Nevers que Philippe d'Orléans avait chéri comme un frère; il s'agissait de rendre un nom, une fortune, une famille à la fille déshéritée de Nevers.
Le régent était tenté d'ajouter foi aux paroles de Gonzague. S'il se roidissait, c'était chez lui accès de vertu. Il ne voulait pas que sa conscience pût jamais lui faire un reproche au sujet de ce débat. Toute sa pensée était résumée dans ces mots prononcés au début de l'entrevue: Justifiez-vous seulement, et vous verrez si je vous aimais.
Malheur aux ennemis de Gonzague justifié!
—Philippe, dit-il après un silence et avec une sorte d'hésitation, Dieu m'est témoin que je serais heureux de conserver un ami!... La calomnie a pu s'acharner contre vous, car vous avez beaucoup d'envieux.
—Je le dois aux bienfaits de monseigneur... murmura Gonzague.
—Vous êtes fort contre la calomnie, reprit le régent, par votre position si haute et aussi par cette intelligence élevée que j'aime en vous... Répondez, je vous prie, à une dernière question... Que signifie cette histoire de la succession du comte Annibal Canozza?...
Gonzague lui mit la main sur le bras:
—Monseigneur, dit-il d'un ton sérieux et doux, mon cousin Canozza mourut pendant que Votre Altesse Royale voyageait avec moi en Italie... Croyez-moi, ne dépassez pas certaine limite au-dessous de laquelle l'infamie arrive à l'absurde et ne mérite que le dédain, quand même elle passe par la bouche d'un puissant prince... Peyrolles m'a dit ce matin: On a fait serment de vous perdre... on a parlé à Son Altesse Royale de telle sorte que toutes les vieilles accusations portées contre l'Italie vont retomber sur vous... Vous serez un Borgia... Les pêches empoisonnées, les fleurs au calice desquelles on a introduit la mortelle aqua-tofana...
Monseigneur, s'interrompit ici Gonzague, si vous avez besoin d'un plaidoyer pour m'absoudre, condamnez-moi, car le dégoût me ferme la bouche... Je me résume et vous laisse en face de ces trois faits: Lagardère est entre les mains de votre justice; les deux jeunes filles sont auprès de la princesse; je possède les pages arrachées au registre de la chapelle de Caylus... Vous êtes le chef de l'État... avec ces éléments, la découverte de la vérité devient si aisée, que je ne puis me défendre d'un sentiment d'orgueil en me disant: c'est moi qui ai fait la lumière dans ces ténèbres.
—La vérité sera découverte, en effet, dit le régent; c'est moi-même qui présiderai ce soir le tribunal de famille.
Gonzague lui saisit les deux mains avec vivacité.
—J'étais venu pour vous prier de cela, dit-il; au nom de l'homme à qui j'ai voué mon existence entière, je vous remercie, monseigneur... Maintenant j'ai à demander pardon d'avoir parlé trop haut peut-être devant le chef d'un grand État... Mais, quoi qu'il arrive, mon châtiment est tout prêt... Philippe d'Orléans et Philippe de Gonzague se seront vus ce soir pour la dernière fois.
Le régent l'attira vers lui. Ces vieilles amitiés sont robustes.
Un prince ne s'abaisse point pour faire amende honorable, dit-il; le cas échéant, Philippe, j'espère que les excuses du régent de France vous suffiront.
Gonzague secoua la tête avec lenteur.
—Il y a des blessures, fit-il d'une voix tremblante, que nul baume ne saurait guérir.
Il se redressa tout à coup et regarda la pendule. Depuis trois longues heures, l'entretien durait.
—Monseigneur, dit-il d'un accent ferme et froid, vous ne dormirez pas ce matin... L'antichambre de Votre Altesse Royale est pleine... On se demande là, tout près de nous, si je vais sortir d'ici avec un surcroît de faveur, ou si vos gardes vont me conduire à la Bastille... C'est l'alternative que je pose, moi aussi... je réclame de Votre Altesse Royale une de ces deux grâces, à son choix: la prison qui me sauvegarde ou une marque spéciale et publique d'amitié qui me rende, ne fût-ce que pour aujourd'hui, tout mon crédit perdu... J'en ai besoin.
Philippe d'Orléans sonna et dit au valet qui entra:
—Faites entrer pour mon lever.
Au moment où les courtisans appelés passaient le seuil, il attira Gonzague et le baisa au front en disant:
—Ami Philippe, à ce soir!
Les courtisans se rangèrent et firent haie, inclinés jusqu'à terre, sur le passage du prince de Gonzague qui se retirait.
III
—Trois étages de cachot.—
L'institution des chambres ardentes remonte à François II, qui en avait fondé une dans chaque parlement pour connaître des cas d'hérésie. Les arrêts de ces tribunaux exceptionnels étaient souverains et exécutoires dans les vingt-quatre heures.
La plus célèbre des chambres ardentes fut la commission extraordinaire, désignée par Louis XIV au temps des empoisonnements.
Sous la régence, le nom resta, mais les attributions varièrent. Plusieurs sections du parlement de Paris reçurent le titre de chambres ardentes et fonctionnèrent en même temps. La fièvre n'était plus à l'hérésie ni aux poisons; la fièvre était aux finances. Or, les juridictions exceptionnelles ne sont autre chose que le remède héroïque et extrême opposé aux passions d'une époque. Sous la régence, les chambres ardentes furent financières: on ne doit voir en elles que de véritables cours des comptes, chargées de vérifier et de viser les bordereaux des agents du Trésor.
Après la chute de Law, elles prirent même le nom de chambres du visa.
Il y avait cependant une autre chambre ardente dont les sessions avaient lieu au Grand-Châtelet, pendant les travaux que le Blanc fit faire au palais du parlement et à la Conciergerie. Ce tribunal, qui fonctionna pour la première fois en 1716, lors du procès de Longuefort, porta plusieurs condamnations célèbres: une entre autres contre l'intendant le Saulnois de Sancerre, accusé d'avoir falsifié le sceau. En 1717, elle était composée de cinq conseillers et d'un président de chambre.
Les conseillers étaient les sieurs Berthelot de la Beaumelle, Hardouin, Hacquelin-Desmaisons, Montespel de Graynac, Husson-Bordesson.
Le président était M. le marquis de Segré.
Elle pouvait être convoquée par ordonnance du roi, du jour au lendemain, et même par assignation d'heure en heure. Ses membres ne pouvaient point quitter Paris.
La chambre ardente avait été convoquée la veille, aux diligences de Son Altesse Royale le duc d'Orléans. L'assignation portait que la séance ouvrirait à quatre heures de nuit. L'acte d'accusation devait apprendre aux juges le nom de l'accusé.
A quatre heures et demie, le chevalier Henri de Lagardère comparut devant la chambre ardente du Châtelet. L'acte d'accusation le chargeait d'un détournement d'enfant et d'un assassinat.
Il y eut deux témoins entendus: M. le prince et madame la princesse de Gonzague.
Leurs dires furent tellement contradictoires, que la chambre, habituée pourtant à rendre ses arrêts sur le moindre indice, s'ajourna à midi pour plus ample informé. On devait entendre trois témoins: M. de Peyrolles, Cocardasse et Passepoil.
M. de Gonzague vit l'un après l'autre chacun des conseillers et le président. Une mesure qui avait été provoquée par l'avocat du roi: la comparution de la jeune fille enlevée, ne fut point prise en considération; M. de Gonzague avait déclaré que la jeune fille subissait de manière ou d'autre l'influence de l'accusé.
Circonstance aggravante dans un procès de rapt, commis sur l'héritière d'un duc et pair!
On avait tout préparé pour conduire Lagardère à la Bastille: quartier des exécutions de nuit. Le sursis fut cause qu'on lui chercha une prison voisine de la salle d'audience.
C'était au troisième étage de la tour neuve, ainsi nommée, parce que M. de Jancourt en avait achevé la reconstruction à la fin du règne de Louis XIV. Elle était située au nord-ouest du bâtiment, et ses meurtrières regardaient le quai.
Elle occupait juste la moitié de l'emplacement de l'ancienne tour Magne, écroulée en 1670, et dont la ruine mit bas une partie du rempart. On y mettait d'ordinaire les prisonniers du cachet avant de les diriger sur la Bastille.
C'était une construction fort légère en briques rouges et dont l'aspect contrastait singulièrement avec les sombres donjons qui l'entouraient. Au deuxième étage, un pont-levis la reliait à l'ancien rempart, formant terrasse au devant de la grand'chambre.
Les cachots ou plutôt les cellules étaient proprettes et carrelées, comme presque tous les appartements bourgeois d'alors. On voyait bien que la détention n'y pouvait être que provisoire, et, sauf les gros verrous des portes qu'on avait sans doute replacés tels quels, rien n'y sentait la prison d'État.
En mettant Lagardère sous clef, le geôlier lui déclara qu'il était au secret. Lagardère lui proposa vingt ou trente pistoles qu'il avait sur lui pour une plume, de l'encre et une feuille de papier. Le geôlier prit les trente pistoles et ne donna rien en échange. Il promit seulement d'aller les déposer au greffe.
Lagardère, enfermé, resta un instant immobile et comme accablé sous ses réflexions.
Il était là, captif, paralysé, impuissant. Son ennemi avait le pouvoir, la faveur avouée du chef de l'État, la fortune et la liberté.
La séance de nuit avait duré deux heures à peu près. Il faisait jour déjà quand Lagardère entra dans sa cellule. Il avait été de garde au Châtelet plus d'une fois jadis, avant d'entrer dans les chevau-légers du corps. Il connaissait les êtres. Au-dessous de sa cellule, deux autres cachots devaient se trouver.
D'un regard, il embrassa son pauvre domaine: un billot, une cruche, un pain, une botte de paille.
On lui avait laissé ses éperons. Il en détacha un, et se piqua le bras à l'aide de l'ardillon de la boucle. Cela lui donna de l'encre. Un coin de son mouchoir servit de papier; un brin de paille fit office de plume.
Avec de pareils ustensiles, on écrit lentement et peu lisiblement; mais enfin on écrit. Lagardère traça ainsi quelques mots; puis, toujours à l'aide de son ardillon, il descella un des carreaux de sa cellule.
Il ne s'était pas trompé. Deux cachots étaient au-dessous du sien.
Dans le premier, le petit marquis de Chaverny, toujours ivre, dormait comme un bienheureux.
Dans le second, Cocardasse et Passepoil, couchés sur leur paille, philosophaient et disaient d'assez bonnes choses, tant sur l'inconstance du temps que sur la capricieuse versatilité de la fortune.
Ils avaient pour toute provende un morceau de pain sec, eux qui avaient soupé la veille avec un prince. Cocardasse junior passait encore de temps en temps sa langue sur ses lèvres au souvenir de l'excellent vin qu'il avait bu. Quant à frère Passepoil, il n'avait pu fermer les yeux pour voir passer, comme en un rêve, le nez retroussé de mademoiselle Nivelle, la fille du Mississipi, les yeux ardents de dona Cruz, les beaux cheveux de la Fleury et l'agaçant sourire de Cidalise. S'il avait bien su, ce Passepoil, la composition du paradis de Mahomet, désertant aussitôt la foi de ses pères, il se serait fait musulman. Ses passions l'avaient conduit là! Et pourtant, il avait des qualités.
Chaverny songeait, lui aussi, mais autrement. Il était vautré sur sa paille, les habits en désordre, la chevelure ébouriffée. Il s'agitait comme un beau diable.
—Encore un coup, bossu! disait-il, et ne triche pas!... Tu fais semblant de boire, coquin!... Je vois le vin qui coule sur ton jabot! Palsambleu! reprenait-il, Oriol n'a-t-il pas assez d'une tête joufflue et insipide?... Je lui en trouve deux... trois... cinq... sept... comme à l'hydre de Lerne!... Allons, bossu... qu'on apporte deux tonnes... toutes deux bien pleines... Tu boiras l'une et moi l'autre, éponge que tu es!... Mais, vivedieu! retirez cette femme qui s'assied sur ma poitrine! elle est lourde!... Est-ce une femme? Je dois être marié.
Ses traits exprimèrent un mécontentement subit.
—C'est dona Cruz!... je la reconnais bien!... Lâchez-moi!... Je ne veux pas que dona Cruz me voie en cet état... Reprenez vos cinquante mille écus... Je veux épouser dona Cruz!...
Et il se démenait. Tantôt le cauchemar le prenait à la gorge, tantôt il avait ce rire idiot et béat de l'ivresse.
Il n'avait garde d'entendre le bruit léger qui se faisait au-dessus de sa tête. Il eût fallu du canon pour l'éveiller. Le bruit allait cependant assez bien. Le plancher était mince. Au bout de quelques minutes, des gravats commencèrent à tomber.
Chaverny les sentit dans son sommeil. Il se frappa deux ou trois fois le visage comme on fait pour chasser un insecte importun.
—Voilà des mouches endiablées! disait-il.
Un plâtras un peu plus gros lui tomba sur la joue.
—Mort-diable! fit-il, bossu de malheur! t'émancipes-tu déjà jusqu'à me jeter des mies?... Je veux bien boire avec toi, mais je ne veux pas que tu te familiarises...
Un trou noir parut au plafond, juste au-dessus de sa figure, et le morceau de plâtre qui tomba du trou vint le frapper au front.
—Sommes-nous des marmots pour nous lancer des cailloux? s'écria-t-il en colère; holà! Navailles, prends le bossu par les pieds... nous allons le baigner dans la mare.
Le trou s'élargissait au plafond. Une voix sembla tomber du ciel.
—Qui que vous soyez, dit-elle, veuillez répondre à un compagnon d'infortune?... Êtes-vous au secret, vous aussi? Ne vient-il personne vous voir du dehors?
Chaverny dormait toujours; mais son sommeil était moins profond. Encore une demi-douzaine de plâtras sur sa figure, et il allait s'éveiller. Il entendit la voix dans son rêve.
—Morbieu! fit-il répondant à je ne sais quoi; ce n'est pas une fille qu'on puisse aimer à la légère... Elle n'était point complice dans cette comédie de l'hôtel de Gonzague... et au pavillon, mon coquin de cousin lui avait fait accroire qu'elle était avec de nobles dames.
Il ajouta d'un ton grave et important:
—Je vous réponds de sa vertu... elle fera la plus délicieuse marquise de l'univers.
—Holà! fit la voix d'en haut,—n'avez-vous pas entendu?
Chaverny ronfla un petit peu, las de bavarder dans son sommeil.
—Il y a quelqu'un pourtant! dit la voix;—j'aperçois un objet qui remue.
Une sorte de paquet passa par le trou et vint tomber sur la joue gauche de Chaverny qui sauta sur ses pieds d'un bond et se prit la mâchoire à deux mains.
—Misérable! fit-il—un soufflet!... à moi!...
Puis le fantôme que sans doute il voyait disparut. Son regard abêti fit le tour de la cellule.
—Ah çà! murmura-t-il en se frottant les yeux,—je ne pourrai donc pas m'éveiller!... je rêve... c'est évident!...
La voix d'en haut reprit en ce moment:
—Avez-vous reçu le paquet?
—Bon! fit Chaverny,—le bossu est caché ici quelque part... le drôle m'aura joué quelque mauvais tour!... Mais quelle diable de tournure a cette chambre?...
Il leva la tête en l'air et cria de toute sa force:
—Je vois ton trou, maudit bossu!... je te revaudrai cela... va dire qu'on vienne m'ouvrir.
—Je ne vous entends pas, dit la voix,—vous êtes trop loin du trou... mais je vous aperçois et je vous reconnais, monsieur de Chaverny... Quoique vous ayez passé votre vie en compagnie misérable, vous êtes encore un gentilhomme, je le sais... et c'est pour cela que je vous ai empêché d'être assassiné cette nuit...
Le petit marquis ouvrait des yeux énormes.
—Ce n'est pourtant pas tout à fait la voix du bossu, pensait-il,—mais que parle-t-il d'assassiner... cette nuit?... Et qui ose donc, se reprit-il, révolté tout à coup,—qui ose donc employer avec moi ce ton protecteur?...
—Je suis le chevalier de Lagardère, dit la voix à cet instant, comme si on eût voulu répondre à la question du petit marquis.
—Ah!... fit celui-ci stupéfait;—en voilà un qui peut se vanter d'avoir la vie dure!
—Savez-vous où vous êtes ici? demanda la voix.
Chaverny secoua énergiquement la tête en signe de négation.
—Vous êtes à la prison du Châtelet, second étage de la tour neuve.
Chaverny s'élança vers la meurtrière qui éclairait faiblement sa cellule, et ses bras tombèrent le long de son flanc. La voix poursuivit:
—Vous avez dû être saisi ce matin à votre hôtel en vertu d'une lettre de cachet...
—Obtenue par mon très-cher et très-loyal cousin..., grommela le petit marquis;—je crois me souvenir de certain dégoût que je montrai hier pour certaines infamies...
—Vous souvenez-vous, demanda la voix,—de votre duel au vin de Champagne avec le bossu?
Chaverny fit un signe affirmatif.
—C'est moi qui jouais ce rôle de bossu, reprit la voix.
—Vous!... se récria le marquis;—le chevalier de Lagardère!...
Celui-ci n'entendit point et poursuivit:
—Quand vous fûtes ivre, Gonzague donna ordre de vous faire disparaître... vous le gênez... il a peur du reste de loyauté qui est en vous... mais les deux braves à qui la commission fut confiée sont à moi... je donnai contre-ordre.
—Merci, fit Chaverny;—tout cela est un peu incroyable... raison de plus pour y ajouter foi!...
—L'objet que je vous ai jeté est un message, continua la voix; j'ai tracé quelques mots sur mon mouchoir avec mon sang... avez-vous moyen de faire parvenir cette missive à madame la princesse de Gonzague?
Le geste de Chaverny répondit néant.
En même temps, il ramassa le mouchoir pour voir comment un léger chiffon avait pu lui donner ce soufflet rude et si bien appliqué—Lagardère avait noué une brique dans le mouchoir.
—C'était donc pour me briser le crâne!—grommela Chaverny; mais je devais avoir le sommeil dur, puisqu'on m'a pu conduire ici à mon insu.
Il défit le mouchoir, le plia et le mit dans sa poche.
—Je ne sais si je me trompe, reprit encore la voix;—mais je crois que vous ne demandez pas mieux qu'à me servir.
Chaverny répondit oui avec sa tête;—la voix poursuivit:
—Selon toute probabilité, je vais être exécuté ce soir: hâtons-nous donc. Si vous n'avez personne à qui confier ce message, faites ce que j'ai fait: percez le cachot de votre prison et tentons la fortune à l'étage au-dessous.
—Avec quoi avez-vous percé votre trou? demanda Chaverny.
Lagardère n'entendit pas, mais il devina sans doute, car l'éperon tout blanc de plâtre tomba aux pieds du petit marquis.
Celui-ci se mit aussitôt en besogne. Il y allait en vérité de bon cœur, et à mesure que l'affaissement, suite de l'ivresse, diminuait, sa tête s'exaltait à la pensée de tout le mal que Gonzague lui avait voulu faire.
—Si nous ne réglons pas notre compte dès aujourd'hui, se disait-il,—ce ne sera pas de ma faute!
Et il travaillait avec fureur, creusant un trou dix fois plus grand qu'il ne fallait pour se laisser glisser.
—Vous faites trop de bruit, marquis, disait Lagardère à son trou;—prenez garde... on va vous entendre!
Chaverny arrachait les briques, le plâtre, les lattes, et mettait ses mains en sang.
—Sandiéou! disait Cocardasse à l'étage inférieur,—quel bal danse-t-on ici dessus?
—C'est peut-être un malheureux qu'on étrangle et qui se débat, repartit frère Passepoil qui avait ce matin les idées noires.
—Eh donc! fit observer le Gascon.—Si on l'étrangle, il a bien le droit de se débattre... mais je crois bien que c'est plutôt quelque fou furieux du quartier qu'on a mis en prison avant de l'envoyer à Bicêtre...
Un grand coup se fit entendre en ce moment, suivi d'un craquement sourd et de la chute d'une partie du plafond.
Le plâtras, tombant entre nos deux amis, souleva un épais nuage de poussière.
—Recommandons nos âmes à Dieu! fit Passepoil,—nous n'avons pas nos épées et sans doute on vient nous faire un mauvais parti.
—Bagassas! répliqua le Gascon;—ils viendraient par la porte...
—Ohé! fit le petit marquis dont la tête tout entière se montrait au large trou du plafond.
Cocardasse et Passepoil levèrent les yeux en même temps.
—Vous êtes deux là dedans? demanda Chaverny.
—Comme vous voyez, monsieur le marquis, répliqua Cocardasse;—mais, tron de l'air! pourquoi tout ce dégât?
—Mettez votre paille sous le trou, que je saute.
—Nenni donc! nous sommes assez de deux...
—Et le geôlier n'a pas l'air d'un garçon à bien prendre la plaisanterie, ajouta frère Passepoil.
Chaverny cependant élargissait son trou prestement.
—Apapur! fit Cocardasse en le regardant; qui m'a donné des prisons comme cela?
—C'est bâti en boue et en crachat! ajouta Passepoil avec mépris.
—La paille! la paille! cria Chaverny impatient.
Nos deux braves ne bougeaient pas. Chaverny eut la bonne idée de prononcer le nom de Lagardère.
Aussitôt, la paille entassée s'éleva au centre du cachot.
—Est-ce qu'il est avec vous? demanda Cocardasse.
—Avez-vous de ses nouvelles? fit Passepoil.
Chaverny, au lieu de répondre, engagea ses deux jambes dans le trou. Il était fluet, mais ses hanches ne voulaient point passer, pressées qu'elles étaient par les parois rugueuses de l'ouverture. Il faisait pour glisser des efforts furieux.
Cocardasse se mit à rire en voyant ces deux jambes qui gigottaient avec rage.—Passepoil, toujours prudent, alla mettre son oreille à la porte donnant sur le corridor.
Le corps de Chaverny passait cependant petit à petit.
—Viens çà! dit Cocardasse, il va tomber... c'est encore assez haut pour qu'il se rompe les côtes.
Frère Passepoil mesura de l'œil la distance qu'il y avait du plancher au plafond.
—C'est assez haut, répliqua-t-il, pour qu'il nous casse quelque chose en tombant, si nous sommes assez niais pour lui servir de matelas!
—Bah! fit Cocardasse, il est si mièvre!...
—Tant que tu voudras... mais une chute de douze ou quinze pieds...
—Apapur! ma caillou!... il vient de la part du petit Parisien... En place!
Passepoil ne se fit pas prier davantage. Cocardasse et lui unirent leurs bras vigoureux au-dessus du tas de paille. Presque aussitôt après, un second craquement se fit au plafond. Les deux braves fermèrent les yeux et s'embrassèrent bien malgré eux par la traction soudaine que la chute du petit marquis exerça sur leurs bras tendus.
Tous trois roulèrent sur le carreau, aveuglés par le déluge de plâtre qui tomba derrière Chaverny.
Chaverny fut le premier relevé. Il se secoua et se mit à rire.
—Vous êtes deux bons enfants, dit-il; la première fois que je vous ai vus, je vous ai pris pour deux parfaits gibiers de potence!... ne vous fâchez pas... forçons plutôt la porte à trois que nous sommes, tombons sur les guichetiers et prenons la clef des champs.
—Passepoil! fit le Gascon.
—Cocardasse! répondit le Normand.
—Trouves-tu que j'aie l'air d'un gibier de potence?
—Et moi donc, murmura Passepoil qui regarda le nouveau venu de travers; c'est la première fois que pareille avanie...
—Apapur! interrompit Cocardasse; le pécaïre nous rendra raison quand nous serons dehors... En attendant, il me plaît; son idée aussi... forçons la porte!
Passepoil les arrêta au moment où ils allaient s'élancer.
—Écoutez! dit-il en inclinant la tête pour prêter l'oreille.
On entendait un bruit de pas dans le corridor.
En un tour de main, les plâtras déblayés furent poussés dans un coin, derrière la paille remise à sa place.
Une clef grinça bruyamment dans la serrure.
—Où me cacher? fit Chaverny qui riait malgré son embarras.
Au dehors, on tirait de lourds et sonores verrous.
Cocardasse ôta vitement son pourpoint; Passepoil fit de même. Moitié sous la paille, moitié sous les pourpoints, Chaverny se cacha tant bien que mal.
Les deux prévôts, en bras de chemise, se placèrent en garde en face l'un de l'autre et feignirent de faire assaut à la main.
—A toi, ma caillou! cria Cocardasse; une... deux...
—Touché! fit Passepoil en riant; si on nous donnait seulement une rapière pour passer le temps...
La porte massive roula sur ses gonds. Deux hommes, un porte-clefs et un gardien s'effacèrent pour laisser passer un troisième personnage qui avait un brillant costume de cour.
—Ne vous éloignez pas, dit ce dernier en poussant la porte derrière lui.
C'était M. de Peyrolles, dans tout l'éclat de sa riche toilette. Nos deux braves le reconnurent du premier coup d'œil et continuèrent de faire assaut sans autrement s'occuper de lui.
Ce matin, en quittant la petite maison, ce bon M. de Peyrolles avait recompté son trésor. A la vue de tout cet or si bien gagné, de toutes ces actions si proprement casées dans les coins de sa cassette, le factotum avait encore eu l'idée de quitter Paris et de se retirer au sein des tranquilles campagnes pour goûter le bonheur des propriétaires. L'horizon lui semblait se rembrunir et son instinct lui disait: «Pars!...» mais il ne pouvait y avoir grand danger à rester vingt-quatre heures de plus.
Ce sophisme perdra éternellement les avides: «C'est court vingt-quatre heures!»
Ils ne songent pas qu'il y a là dedans mille quatre cent quarante minutes dont chacune contient soixante fois plus de temps qu'il n'en faut à un coquin pour rendre l'âme!
—Bonjour, mes braves amis, dit Peyrolles en s'assurant par un regard que la porte restait entre-bâillée.
—Adieu! mon bon! répliqua Cocardasse en poussant une terrible botte à son Passepoil; va bien?... nous étions en train de dire, cette bagasse et moi, qui si on nous rendait nos rapières, nous pourrions au moins passer le temps.
—Voilà! ajouta le Normand en plantant son index dans le creux de l'estomac de son noble ami.
—Et comment vous trouvez-vous ici? demanda le factotum d'un accent goguenard.
—Pas mal, pas mal, répondit le Gascon. Il n'y a rien de nouveau en ville?
—Rien que je sache, mes dignes amis... Comme cela, vous avez bonne envie de ravoir vos rapières?
—L'habitude..., fit Cocardasse bonnement; quand je n'ai pas la mienne, il me semble qu'il me manque un membre, oui!
—Et si, en vous rendant vos rapières, on vous ouvrait les portes de céans?
—Capédébiou! s'écria Cocardasse, voilà qui serait mignon, pas vrai, Passepoil?
—Que faudrait-il faire pour cela? demanda ce dernier.
—Peu de chose, mes amis, bien peu de chose... Dire un grand merci à un homme que vous avez toujours pris pour un ennemi et qui garde un faible pour vous...
—Qui est cet excellent homme, sandiéou?
—C'est moi-même, mes vieux compagnons... Songez donc, voilà plus de vingt ans que nous nous connaissons...
—Vingt-trois ans à la Saint-Michel, dit Passepoil; ce fut le soir de la fête du saint archange que je vous donnai deux douzaines de coups de plat derrière le Louvre, de la part de M. de Maulevrier...
—Passepoil! s'écria Cocardasse sévèrement, ces fichus souvenirs ne sont point de mise... J'ai souvent pensé pour ma part que ce bon M. de Peyrolles nous chérissait en cachette... Fais-lui des excuses, vivadiou! Et tout de suite, couquin!...
Passepoil, obéissant, quitta sa position au milieu de la chambre et s'avança vers Peyrolles la calotte à la main.
M. de Peyrolles, qui avait l'œil au guet, aperçut en ce moment la place que les plâtras avaient blanchie sur le carreau. Son regard rebondit naturellement au plafond. A la vue du trou, il devint tout pâle, mais il ne cria point parce que Passepoil, humble et souriant, était déjà entre lui et la porte.
Seulement, il se réfugia d'instinct vers le tas de paille, afin de garder ses derrières libres.
En somme, il avait en face de lui deux hommes robustes et résolus; mais les gardiens étaient dans le corridor et il avait son épée.
A l'instant où il s'arrêtait, le dos tourné au tas de paille, la tête souriante de Chaverny souleva un peu le pourpoint de Passepoil qui la cachait.
IV
—Vieilles connaissances.—
Nous sommes bien forcé de dire au lecteur ce que M. de Peyrolles venait faire dans la prison de Cocardasse et de Passepoil, car cet habile homme n'eut pas le temps d'exposer lui-même les motifs de sa présence.
Nos deux braves devaient comparaître comme témoins devant la chambre ardente du Châtelet. Ce n'était pas le compte de M. de Gonzague. Peyrolles avait charge de leur faire des propositions si éblouissantes, que leurs consciences n'y pussent tenir: mille pistoles à chacun d'un seul coup, espèces sonnantes et payées d'avance, non pas même pour accuser Lagardère, mais pour dire seulement qu'ils n'étaient pas aux environs de Caylus la nuit du meurtre.
Dans l'idée de Gonzague, la négociation était d'autant plus sûre, que Cocardasse et Passepoil ne devaient pas être très-pressés d'avouer leur présence en ce lieu.
Voici maintenant comme quoi M. de Peyrolles n'eut point le loisir de montrer ses talents diplomatiques.
La tête goguenarde du petit marquis avait soulevé le pourpoint de Passepoil, tandis que Peyrolles, occupé à observer les mouvements de nos deux braves, tournait le dos au tas de paille. Le petit marquis cligna de l'œil et fit un signe à ses alliés. Ceux-ci se rapprochèrent tout doucement.
—Apapur! dit Cocardasse en montrant du doigt l'ouverture du plafond; c'est un peu leste de mettre deux gentilshommes dans un cachot si mal couvert.
—Plus on va, fit observer Passepoil avec modération, moins on respecte les convenances.
—Mes camarades! s'écria Peyrolles qui prenait de l'inquiétude à les voir s'approcher ainsi, l'un à droite et l'autre à gauche, pas de mauvais tours!... si vous me forcez à tirer l'épée...
—Fi donc! soupira Passepoil; tirer l'épée contre nous!
—Des gens désarmés! appuya Cocardasse.
Ils avançaient toujours, néanmoins. Peyrolles, avant d'appeler, ce qui eût rompu sa négociation, voulut joindre le geste à la parole. Il mit la main à la garde de son épée en disant:
—Qu'y a-t-il, voyons, mes enfants?... Vous avez essayé de vous évader par ce trou là-haut en faisant la courte échelle et vous n'avez pas pu... Halte-là! s'interrompit-il; un pas de plus et je dégaine!
Il y avait une autre main que la sienne à la garde de son épée: Cette autre main, blanchette et garnie de dentelles fripées, appartenait à M. le marquis de Chaverny.
Celui-ci était parvenu à sortir de sa cachette. Il se tenait derrière Peyrolles.
L'épée du factotum glissa tout à coup entre ses doigts, et Chaverny, le saisissant au collet, lui mit la pointe sur la gorge.
—Un mot et tu es mort, drôle! dit-il à voix basse.
L'écume vint aux lèvres de Peyrolles, mais il se tut.
Cocardasse et Passepoil, à l'aide de leurs cravates, le garrottèrent en moins de temps que nous ne mettons à l'écrire.
—Et maintenant? dit Cocardasse au petit marquis.
—Maintenant, répliqua celui-ci, toi à droite de la porte... ce bon garçon à gauche... et quand les deux gardiens vont entrer, les deux mains au nœud de la gorge!
—Ils vont donc entrer? demanda Cocardasse.
—A vos postes seulement... Voici M. de Peyrolles qui va servir d'appeau.
Les deux braves coururent se coller à la muraille, l'un à droite, l'autre à gauche.
Chaverny, la pointe de l'épée au menton de Peyrolles, lui ordonna de crier à l'aide.
Peyrolles cria. Et tout aussitôt les deux gardiens de se ruer dans le cachot.
Passepoil eut le porte-clefs, Cocardasse eut l'autre. Tous deux râlèrent sourdement, puis se turent, étranglés à demi.
Chaverny ferma la porte du cachot, tira des poches du porte-clefs un paquet de cordes et leur fit à tous deux des menottes.
—Apapur! lui dit Cocardasse, je n'ai jamais vu de marquis aussi gentil que vous, non!...
Passepoil joignit ses félicitations plus calmes à celles de son noble ami.
Mais Chaverny était pressé.
—En besogne! s'écria-t-il; nous ne sommes pas encore sur le pavé de Paris... Gascon, mets le porte-clefs nu comme un ver, et revêts sa dépouille... Toi, l'ami, fais de même pour le gardien...
Cocardasse et Passepoil se regardèrent:
—Voici un cas qui m'embarrasse, dit le premier en se grattant l'oreille; sandiéou!... je ne sais pas s'il convient à des gentilshommes...
—Je vais bien mettre l'habit du plus honteux maraud que je connaisse, moi! s'écria Chaverny en arrachant le splendide pourpoint de Peyrolles.
—Mon noble ami, risqua Passepoil; hier, nous avons endossé...
Cocardasse l'interrompit d'un geste terrible:
—La paix! Pécaïre! fit-il; je t'ordonne d'oublier cette circonstance pénible... D'ailleurs, c'était pour le service de lou petit couquin...
—C'est encore pour son service aujourd'hui...
Cocardasse poussa un profond soupir en dépouillant le porte-clefs qui avait un bâillon dans la bouche. Frère Passepoil en fit autant du gardien, et la toilette de nos deux braves fut bientôt achevée. Certes, depuis le temps de Jules-César, qui fut, dit-on, le premier fondateur de cette antique forteresse, jamais le Châtelet n'avait eu dans ses murs deux geôliers de plus galante mine.
Chaverny, de son côté, avait passé le pourpoint de ce bon M. de Peyrolles.
—Mes enfants, dit-il, je me suis acquitté de ma commission auprès de ces deux misérables; je vous prie de me faire la conduite jusqu'à la porte de la rue.
—Ai-je un peu l'air d'un gardien? demanda frère Passepoil.
—A s'y méprendre! repartit le petit marquis.
—Eh donc! fit Cocardasse junior sans prendre souci de cacher son humiliation, est-ce que je ressemble à un porte-clefs?
—Comme deux gouttes d'eau, répondit Chaverny; en route! j'ai mon message à porter!
Ils sortirent tous les trois du cachot dont la porte fut refermée à double tour, sans oublier les verrous. M. de Peyrolles et les deux gardiens restèrent là solidement attachés et bâillonnés. L'histoire ne dit pas les réflexions qu'ils firent dans ces conjonctures pénibles et difficiles.
Nos trois prisonniers, cependant, traversèrent le premier corridor sans encombre: il était vide.
—La tête un peu moins haute, Cocardasse, mon ami, dit Chaverny: j'ai peur de tes scélérates de moustaches.
—Sandiéou! répondit le brave, vous me hacheriez menu comme chair à pâté, que vous ne pourriez m'enlever ma bonne mine...
—Ça ne mourra qu'avec nous! ajouta frère Passepoil.
Chaverny enfonça le bonnet de laine sur les oreilles du Gascon et lui apprit à tenir ses clefs. Ils arrivaient à la porte du préau. Le préau et les cloîtres étaient pleins de monde.
Il y avait grand remue-ménage au Châtelet, parce que M. le marquis de Segré donnait à déjeuner à ses assesseurs, au greffe, en attendant la reprise de la séance. On voyait passer les plats couverts, les réchauds et les paniers de champagne qui venaient du fameux cabaret du Veau-qui-tette, fondé depuis deux ans, sur la place même du Châtelet, par le cuisinier Le Preux.
Chaverny, le feutre sur les yeux, passa le premier.
—Mon ami, dit-il au portier du préau, vous avez ici près, au no 9 dans le corridor, deux dangereux coquins... soyez vigilant.
Le portier ôta son bonnet en grommelant.
Cocardasse et Passepoil traversèrent le préau sans encombre. Dans la salle des gardes, Chaverny se conduisit en curieux qui visite une prison. Il lorgna chaque objet et fit plusieurs questions idiotes avec beaucoup de sérieux. On lui montra le lit de camp où M. de Horn s'était reposé dix minutes en compagnie de l'abbé de la Mettrie, son ami, en sortant de la dernière audience.
Cela parut l'intéresser vivement.
Il n'y avait plus que la cour à traverser, mais, au seuil de la cour, Cocardasse junior faillit renverser un marmiton du Veau-qui-tette, porteur d'un plat de blanc-manger. Notre brave lança un retentissant capédébiou! qui fit retourner tout le monde.
Frère Passepoil en frémit jusque dans la moelle de ses os.
—L'ami, dit Chaverny sévèrement; cet enfant n'y a pas mis de malice... et tu pouvais te dispenser de blasphémer le nom de Dieu.
Cocardasse baissa l'oreille. Les archers pensèrent que c'était là un bien honnête jeune seigneur.
—Je ne connaissais pas ce porte-clefs gascon! grommela le guichetier des gardes; du diable si ces cadédis ne se fourrent pas partout!...
Le guichet était justement ouvert pour livrer passage à un superbe faisan rôti, pièce principale du déjeuner de M. le marquis de Segré. Cocardasse et Passepoil, ne pouvant plus modérer leur impatience, franchirent le seuil d'un bond.
—Arrêtez-les! arrêtez-les! cria Chaverny.
Le guichetier s'élança et tomba, foudroyé par le lourd paquet de clefs que Cocardasse junior lui mit en plein visage. Nos deux braves prirent en même temps leur course et disparurent au carrefour de la Lanterne.
Le carrosse qui avait amené M. de Peyrolles était toujours à la porte. Chaverny reconnut la livrée de Gonzague. Il franchit le marchepied en continuant de crier à tue-tête:
—Arrêtez-les! morbleu! ne voyez-vous pas qu'ils se sauvent...? Quand on se sauve, c'est qu'on a de mauvais desseins!... Arrêtez-les! arrêtez-les!...
Et, profitant du tumulte, il se pencha à l'autre portière, et commanda:
—A l'hôtel, coquins! et grand train!
Les chevaux partirent au trot. Quand le carrosse fut engagé dans la rue Saint-Denis, Chaverny essuya son front baigné de sueur et se mit à rire en se tenant les côtes.
Ce bon M. de Peyrolles lui donnait non-seulement la liberté, mais encore un carrosse pour se rendre sans fatigue au lieu de sa destination.
C'était bien cette même chambre à l'ameublement sévère et triste, où nous avons vu pour la première fois madame la princesse de Gonzague dans la matinée qui précéda la réunion du tribunal de famille; c'était bien le même deuil extérieur; l'autel tendu de noir, où se célébrait quotidiennement le sacrifice funèbre en mémoire du feu duc de Nevers, montrait toujours sa large croix blanche aux lueurs de six cierges allumés.
Mais quelque chose était changé. Un élément de joie, timide encore et perceptible à peine, s'était glissé parmi ces aspects lugubres; je ne sais quel sourire éclairait vaguement ce deuil.
Il y avait des fleurs aux deux côtés de l'autel. Et pourtant on n'était point au quatrième jour de mai, fête de l'époux décédé.
Les rideaux, ouverts à demi, laissaient passer un doux rayon du soleil d'automne. A la fenêtre pendait une cage où babillait un gentil oiseau.
Un oiseau que nous avons vu déjà et entendu à la fenêtre basse qui donnait sur la rue Saint-Honoré, au coin de la rue du Chantre.
L'oiseau qui, naguère, égayait la solitude de cette charmante inconnue dont l'existence mystérieuse empêchait de dormir madame Balahault, la Durand, la Guichard et toutes les commères du quartier du Palais-Royal.
Il y avait du monde dans l'oratoire de madame la princesse, beaucoup de monde, bien qu'il fût encore grand matin.—C'était d'abord une belle jeune fille qui dormait, étendue sur un lit de jour. Son visage aux contours exquis restait un peu dans l'ombre; mais le rayon de soleil se jouait dans les masses de ses cheveux bruns, aux fauves et chatoyants reflets. Debout auprès d'elle, se tenait la première camériste de la princesse, la bonne Madeleine Giraud, qui avait les mains jointes et les larmes aux yeux.
Madeleine Giraud venait d'avouer à madame de Gonzague que l'avertissement miraculeux, trouvé dans le livre d'heures, à la page du Miserere, l'avertissement qui disait: Venez défendre votre fille, et qui rappelait, après vingt ans, la devise des rendez-vous heureux et des jeunes amours, la devise de Nevers: J'y suis, avait été placé là par Madeleine elle-même, de complicité avec le bossu. La princesse l'avait embrassée.
Madeleine était heureuse comme si son propre enfant eût été retrouvé.
La princesse s'asseyait à l'autre bout de la chambre. Deux femmes et un jeune garçon l'entouraient.
Auprès d'elle, étaient les feuilles éparses d'un manuscrit avec la cassette qui avait dû les contenir, la cassette et le manuscrit d'Aurore.
Ces lignes écrites dans l'ardent espoir qu'elles parviendraient un jour entre les mains d'une mère inconnue, mais adorée, étaient arrivées à leur adresse. La mère les avait déjà parcourues. On le voyait bien à ses yeux, rouges de bonnes et tendres larmes.
Quant à la manière dont la cassette et le gentil oiseau avaient franchi le seuil de l'hôtel de Gonzague, point n'était besoin de le demander. Une de ces deux femmes était l'honnête Françoise Berrichon, et le jeune garçon qui tortillait sa toque entre ses doigts d'un air malicieux et confus, répondait au nom de Jean-Marie.
C'était le page d'Aurore, le bon enfant bavard et imprudent qui avait entraîné sa grand'mère hors de son poste pour la livrer aux séductions des commères de la rue du Chantre.
L'autre femme se tenait à l'écart. Vous eussiez reconnu sous son voile le visage hardi et gracieux de dona Cruz.
Sur ce visage fripon, il y avait en ce moment une émotion réelle et profonde.
Dame Françoise Berrichon avait la parole.
—Celui-là n'est pas mon fils, disait-elle de sa plus mâle voix en montrant Jean-Marie; c'est le fils de mon pauvre garçon... Je peux bien dire à madame la princesse que mon Berrichon était une autre paire de manches... Il avait cinq pieds six pouces et du courage; car il est mort en soldat...
—Et vous étiez au service de Nevers, bonne femme? interrompit la princesse.
—Tous les Berrichon, répondit Françoise, de père en fils, depuis que le monde est monde!... mon mari était écuyer du duc Amaury, père du duc Philippe; le père de mon mari, qui se nommait Guillaume-Jean-Nicolas Berrichon...
—Mais votre fils, interrompit encore la princesse, ce fut lui qui m'apporta cette lettre?
—Oui, ma noble dame, ce fut lui... et Dieu sait bien que toute sa vie il s'est souvenu de cette soirée-là... il avait rencontré, c'est lui qui m'en a fait le récit bien des fois, il avait rencontré dans la forêt d'Ens dame Marthe, votre ancienne duègne qui s'était chargée de l'enfant... dame Marthe le reconnut pour l'avoir vu au château de notre jeune duc, quand elle apportait vos messages... Dame Marthe lui dit: Il y a là-bas au château de Caylus quelqu'un qui sait tout. Si tu vois mademoiselle, dis-lui qu'elle ait bien garde!... Berrichon fut pris par les soudards et délivré par la grâce de Dieu... C'était la première fois qu'il voyait le chevalier de Lagardère, dont on parlait tant... il nous dit: Celui-là est beau comme le saint Michel archange de l'église de Tarbes...
—Oui..., murmura la princesse qui rêvait; il est bien beau.
—Et brave! poursuivit dame Françoise qui s'animait, un lion!...
—Un vrai lion! voulut appuyer Jean-Marie.
Mais dame Françoise lui fit les gros yeux et Jean-Marie se tut.
—Berrichon, mon pauvre garçon, nous rapporta donc cela, poursuivit la bonne femme, et comme quoi Nevers et Lagardère avaient rendez-vous pour se battre... et comme quoi ce Lagardère défendit Nevers pendant une demi-heure entière contre plus de vingt gredins, sauf le respect que je dois à madame la princesse, armés jusqu'aux dents...
Aurore de Caylus lui fit signe de s'arrêter. Elle était faible contre ces navrants souvenirs.
Ses yeux pleins de larmes se tournèrent vers la chapelle ardente.
—Philippe! murmura-t-elle, mon mari bien-aimé!... c'était hier... les années ont passé comme des heures... c'était hier... la blessure de mon âme saigne et ne veut pas être guérie.
Il y eut un éclair dans l'œil de dona Cruz, qui regardait cette immense douleur avec admiration. Elle avait dans les veines ce sang brûlant qui fait battre le cœur plus vite et qui hausse l'âme jusqu'aux sentiments héroïques.
Dame Françoise hocha la tête d'un mouvement maternel.
—Le temps est le temps, fit-elle; nous sommes tous mortels... il ne faut pas se faire du mal pour ce qui est passé.
Berrichon se disait en tournant son chaperon:
—Comme elle prêche, ma bonne femme de grand'mère!
—Il y a donc, reprit dame Françoise, que quand le chevalier de Lagardère vint au pays, voilà bien cinq ou six ans de cela, pour me demander si je voulais servir la fille du feu duc, je dis oui tout de suite. Pourquoi? Parce que Berrichon, mon fils, m'avait dit comme les choses s'étaient passées: le duc mourant appela le chevalier par son nom et lui dit: Mon frère! mon frère!...
La princesse appuya ses deux mains contre sa poitrine.
—Et encore, poursuivit Françoise: Tu seras le père de ma fille... et tu me vengeras... Berrichon n'a jamais menti, ma noble dame... d'ailleurs, quel intérêt aurait-il eu à mentir?... Nous partîmes, Jean-Marie et moi... Le chevalier de Lagardère trouvait que mademoiselle Aurore était déjà trop grandette pour demeurer seule avec lui.
—Et il voulait comme ça, interrompit Jean-Marie, que la demoiselle eût un page.
Françoise haussa les épaules en souriant.
—L'enfant est bavard, dit-elle; en vous demandant pardon, noble dame... Y a donc que nous partîmes pour Madrid, qui est la capitale du pays espagnol... Ah! dam! les larmes me vinrent aux yeux quand je vis la pauvre enfant, c'est vrai!... Tout le portrait de notre jeune seigneur!... mais motus!... il fallait se taire... M. le chevalier n'entendait pas raison...
—Et pendant tout le temps que vous avez été avec eux, demanda la princesse dont la voix hésitait, cet homme... M. de Lagardère...
—Seigneur de Dieu! noble dame! s'écria Françoise dont la vieille figure s'empourpra; non... non... sur mon salut, je dirais peut-être comme vous, car vous êtes mère... mais, voyez-vous, pendant six ans, j'ai appris à aimer M. le chevalier autant et plus que ce qui me reste de famille... si un autre que vous avait eu l'air de soupçonner...—Mais il faut me pardonner, s'interrompit-elle en faisant la révérence. Voilà que j'oublie devant qui je parle... C'est que celui-là est un saint, madame,... c'est que votre fille était aussi bien gardée près de lui qu'elle l'eût été près de sa mère... C'était un respect, c'était une bonté... une tendresse si douce et si pure...
—Vous faites bien de défendre celui qui ne mérite pas d'être accusé, bonne femme, prononça froidement la princesse; mais donnez-moi des détails... Ma fille vivait dans la retraite?
—Seule, toujours seule... trop seule, car elle en était triste... et pourtant, si on m'avait cru... mais M. le chevalier était le maître...
—Que voulez-vous dire? demanda Aurore de Caylus.
Dame Françoise jeta un regard de côté vers dona Cruz qui était toujours immobile.
—Écoutez donc, fit la bonne femme; une fille qui chantait et qui dansait sur la plaza-santa,—ce n'était pas une belle et bonne société pour l'héritière d'un duc.
La princesse se tourna vers dona Cruz et vit une larme briller aux longs cils de sa paupière.
—Vous n'aviez pas d'autre reproche à faire à votre maître? dit-elle.
—Des reproches! se récria dame Françoise; ceci n'est pas un reproche... d'ailleurs la fillette ne venait pas souvent... et je m'arrangeais toujours pour surveiller...
—C'est bien, bonne femme, interrompit la princesse; je vous remercie... retirez-vous... vous et votre petit fils, vous faites désormais partie de ma maison.
—A genoux! s'écria Françoise Berrichon, en poussant rudement Jean-Marie.
La princesse arrêta cet élan de reconnaissance, et, sur un signe d'elle, Madeleine Giraud emmena la vieille femme avec son héritier.
Dona Cruz se dirigeait aussi vers la porte.
—Où allez-vous, Flor? demanda la princesse.
Dona Cruz pensa avoir mal entendu.—La princesse reprit:
—N'est-ce pas ainsi qu'elle vous appelle?... Venez, Flor, je veux vous embrasser.
Et comme la jeune fille n'obéissait pas assez vite, la princesse se leva et la prit entre ses bras.
Dona Cruz sentit son visage baigné de larmes.
—Elle vous aime, murmurait la mère heureuse; c'est écrit là... dans ces pages qui ne quitteront plus mon chevet... dans ces pages où elle a mis tout son cœur... Vous êtes sa gitanita... sa première amie... plus heureuse que moi, vous l'avez vue enfant... Devait-elle être jolie! Flor! dites-moi cela!...
Et sans lui laisser le temps de répondre:
—Tout ce qu'elle aime, reprit-elle avec une passion de mère, impétueuse et profonde, je veux l'aimer... Je t'aime, Flor, ma seconde fille... embrasse-moi... et toi, pourras-tu m'aimer?... Si tu savais comme je suis heureuse et comme je voudrais que la terre entière fût dans l'allégresse!... Cet homme... entends-tu cela, Flor...? cet homme lui-même, qui m'a pris le cœur de mon enfant... eh bien... si elle le veut... je sens bien que je l'aimerai!
V
—Cœur de mère.—
Dona Cruz souriait parmi ses larmes. La princesse la pressait follement contre son cœur.
—Croirais-tu, murmura-t-elle, Flor, ma chérie, je n'ose pas encore l'embrasser comme cela... ne te fâche pas... c'est elle que j'embrasse sur ton front et sur tes joues...
Elle s'éloigna d'elle tout à coup pour la mieux regarder.
—Tu dansais sur les places publiques, toi, fillette?... reprit-elle d'un accent rêveur; tu n'as point de famille... l'aurais-je moins adorée si je l'avais retrouvée ainsi?... Mon Dieu! mon Dieu! que la raison est folle!... l'autre jour je disais: Si la fille de Nevers avait oublié un instant la fierté de sa race... Non, je n'achèverai pas... J'ai froid dans les veines en songeant que Dieu aurait pu me prendre au mot... Viens remercier Dieu, Flor, ma gitanita, viens...
Elle l'entraîna vers l'autel et s'y agenouilla.
—Nevers! Nevers! s'écria-t-elle, j'ai ta fille!... j'ai notre fille!... Dis à Dieu de voir la joie et la reconnaissance de mon cœur.
Certes, son meilleur ami ne l'eût point reconnue. Le sang revenu colorait vivement sa joue. Elle était jeune, elle était belle; son regard brillait; sa taille souple ondulait et frémissait. Sa voix avait de doux et délicieux accents.
Elle resta un instant perdue dans son extase.
—Es-tu chrétienne, Flor? reprit-elle; oui, je me souviens... elle le dit... tu es chrétienne... Comme notre Dieu est bon, n'est-ce pas?... donne-moi tes deux mains et sens mon cœur...
—Ah! fit la pauvre gitanita qui fondait en larmes, si j'avais une mère comme vous, madame!
La princesse l'attira contre son cœur encore une fois.
—Te parlait-elle de moi?... demanda-t-elle; de quoi causiez-vous?... Ce jour où tu la rencontras, elle était encore toute petite?...—Sais-tu, s'interrompit-elle, car la fièvre lui donnait ce besoin incessant de parler; je crois qu'elle a peur de moi... j'en mourrai, si cela dure... Tu lui parleras pour moi, Flor, ma petite Flor, je t'en prie!...
—Madame, répondit dona Cruz, dont les yeux mouillés souriaient, n'avez-vous pas vu là dedans combien elle vous aime?
Elle montrait du doigt les feuilles éparses du manuscrit d'Aurore.
—Oui... oui..., fit la princesse, saurai-je dire ce que j'ai éprouvé en lisant cela?... Elle n'est pas triste et grave comme moi, ma fille... elle a le cœur gai de son père... mais moi... moi qui ai tant pleuré, j'étais gaie autrefois... la maison où je suis née était une prison, et pourtant je riais, je dansais,... jusqu'au jour où je vis celui qui devait emporter au fond de son tombeau toute ma joie et tous mes sourires...
Elle passa rapidement la main sur son front qui brûlait:
—As-tu vu jamais une pauvre femme devenir folle? demanda-t-elle avec brusquerie.
Dona Cruz la regarda d'un air inquiet.
—Ne crains rien! ne crains rien! fit la princesse; le bonheur est pour moi une chose si nouvelle!... Je voulais te dire, Flor: As-tu remarqué? ma fille est comme moi... sa gaieté s'est évanouie, le jour où l'amour est venu... sur les dernières pages, il y a bien des traces de larmes.
Elle prit le bras de la gitanita pour regagner sa place première. A chaque instant, elle se tournait vers le lit de jour où sommeillait Aurore, mais je ne sais quel vague sentiment semblait l'en éloigner.
—Elle m'aime, oh! certes! reprit-elle; mais le sourire dont elle se souvient, le sourire penché au-dessus de son berceau, c'est celui de cet homme... qui lui donna les premières leçons... ces chères leçons entremêlées de baisers et de caresses? cet homme... qui lui apprit le nom de Dieu? encore cet homme!... oh! par pitié, Flor, ma chérie, ne lui dis jamais ce qu'il y a en moi de colère, de jalousie, de rancune contre cet homme!...
—Ce n'est pas votre cœur qui parle, madame! murmura dona Cruz.
La princesse lui serra le bras avec une violence soudaine.
—C'est mon cœur!... s'écria-t-elle, c'est tout mon cœur... ils allaient ensemble dans les prairies qui entourent Pampelune, les jours de repos... il se faisait enfant pour jouer avec elle... Est-ce un homme qui doit agir ainsi? cela n'appartient-il pas à la mère? Quand il rentrait après le travail, il apportait un jouet, une friandise... qu'eussé-je fait de mieux si j'avais été pauvre, en pays étranger, avec mon enfant?... Il savait bien qu'il me prenait, qu'il me volait toute sa tendresse!
—Oh! madame!... voulut interrompre la gitanita.
—Vas-tu le défendre? fit la princesse qui lui jeta un regard de défiance; es-tu de son parti?... Je le vois, se reprit-elle avec un amer découragement; tu l'aimes mieux que moi, toi aussi...
Dona Cruz éleva la main qu'elle tenait jusqu'à son cœur.
Deux larmes jaillirent des yeux de la princesse.
—Oh! cet homme! balbutia-t-elle parmi ses pleurs; je suis veuve... il ne me restait que le cœur de ma fille... il m'a pris le cœur de ma fille!...
Dona Cruz resta muette devant cette suprême injustice de l'amour maternel.
Elle comprenait cela, cette fille ardente au plaisir, cette folle qui voulait jouer hier avec le drame de la vie. Son âme contenait en germe tous les amours passionnés et jaloux.
La princesse venait de se rasseoir dans son fauteuil. Elle avait pris les pages du manuscrit d'Aurore. Elle les tournait et retournait en rêvant.
—Combien de fois, prononça-t-elle avec lenteur, lui a-t-il sauvé la vie?...
Elle fit comme si elle allait parcourir le manuscrit. Mais elle s'arrêta aux premières pages.
—A quoi bon?... murmura-t-elle d'un accent abattu; moi je ne lui ai donné la vie qu'une fois. C'est vrai, c'est vrai, cela! reprit-elle, tandis que son regard avait des éclats farouches; elle est à lui bien plus qu'à moi!
—Mais vous êtes sa mère, madame!... fit doucement dona Cruz.
La princesse releva sur elle son regard inquiet et souffrant.
—Qu'entends-tu par là? demanda-t-elle; tu veux me consoler?... C'est un devoir, n'est-ce pas, que d'aimer sa mère?... si ma fille m'aimait par devoir, je sens bien que je mourrais!
—Madame! madame! relisez donc les passages où elle parle de vous... que de tendresse!... que de respectueux amour...
—J'y songeais, Flor, bon petit cœur!... mais il y a une chose qui m'empêche de relire ces lignes que j'ai si ardemment baisées... Elle est sévère, ma fille! Il y a des menaces là dedans! quand elle vient à soupçonner que l'obstacle entre elle et son ami, c'est sa mère... sa parole devient tranchante comme une épée... nous avons lu cela ensemble: tu te souviens de ce qu'elle dit... elle parle des mères orgueilleuses...
La princesse eut un frisson par tout le corps.
—Mais vous n'êtes pas de ces mères-là, madame! dit dona Cruz qui l'observait.
—Je l'ai été!... murmura Aurore de Caylus en cachant son visage dans ses mains.
A l'autre bout de la chambre, Aurore de Nevers s'agita sur son lit de jour.—Des paroles indistinctes s'échappèrent de ses lèvres.
La princesse tressaillit,—puis elle se leva et traversa la chambre sur la pointe des pieds.
Elle fit signe à dona Cruz de la suivre, comme si elle eût senti le besoin d'être accompagnée et protégée.
Cette préoccupation qui perçait en elle sans cesse parmi sa joie, cette crainte, ce remords, cet esclavage, quel que soit le nom qu'on veuille donner aux bizarres angoisses qui étreignaient le cœur de la pauvre mère et lui gâtaient sa joie, avait quelque chose d'enfantin et de navrant à la fois.
Elle se mit à genoux aux côtés d'Aurore.—Dona Cruz resta debout au pied du lit.
La princesse fut longtemps à contempler les traits de sa fille.—Elle étouffait les sanglots qui voulaient étouffer sa poitrine.
Aurore était pâle. Son sommeil agité avait dénoué ses cheveux qui tombaient, épars, jusque sur le tapis.
La princesse les prit à pleines mains et les appuya contre ses lèvres en fermant les yeux.
—Henri!... murmura Aurore dans son sommeil. Henri! mon ami!...
La princesse devint si pâle, que dona Cruz s'élança pour la soutenir.
Mais elle fut repoussée. La princesse, souriant avec angoisse, dit:
—Je m'accoutumerai à cela!... si seulement mon nom venait aussi dans son rêve...
Elle attendit. Le nom ne vint pas. Aurore avait les lèvres entr'ouvertes, son souffle était pénible.
—J'aurai de la patience, fit la pauvre mère; une autre fois, peut-être qu'elle rêvera de moi.
Dona Cruz se mit à genoux devant elle.
Madame de Gonzague lui souriait et la résignation donnait à son visage une beauté sublime.
—Sais-tu, fit-elle, la première fois que je te vis, Flor, je fus bien étonnée de ne pas sentir mon cœur s'élancer vers toi... Tu es belle pourtant... tu as le type espagnol que je pensais retrouver chez ma fille... mais regarde ce front... regarde!
Elle écarta doucement les masses de cheveux qui cachaient à demi le visage d'Aurore.
—Tu n'as pas cela, reprit-elle en touchant les tempes de la jeune fille; cela, c'est Nevers... quand je l'ai vue et que cet homme m'a dit: Voilà votre fille, mon cœur n'a plus hésité... il me semblait que la voix de Nevers, descendant du ciel tout à coup, disait comme lui: C'est ta fille!...
Ses yeux avides parcouraient les traits d'Aurore. Elle poursuivit:
—Quand Nevers dormait, ses paupières retombaient ainsi... et j'ai vu souvent cette ligne autour de ses lèvres... Il y a quelque chose de plus semblable encore dans le sourire... Nevers était tout jeune et on lui reprochait d'avoir une beauté un peu efféminée... mais ce qui me frappa surtout, ce fut le regard... Oh! que c'est bien le feu rallumé de la prunelle de Nevers!... Des preuves!... Ils me font compassion avec leurs preuves!... Dieu a mis notre nom sur le visage de cette enfant... Ce n'est pas ce Lagardère que je crois, c'est mon cœur!
Madame de Gonzague avait parlé tout bas; cependant, au nom de Lagardère, Aurore eut comme un faible tressaillement.
—Elle va s'éveiller, dit dona Cruz.
La princesse se releva; son attitude exprimait une sorte de terreur.
Quand elle vit que sa fille allait ouvrir les yeux, elle se jeta vivement en arrière.
—Pas tout de suite! fit-elle d'une voix altérée, ne lui dites pas tout de suite que je suis là... il faut des précautions...
Aurore étendit les bras; puis son corps souple se roidit convulsivement, comme on fait souvent au réveil.
Ses yeux s'ouvrirent tout grands du premier coup. Son regard parcourut la chambre, et un étonnement profond vint se peindre sur ses traits.
—Ah!... fit-elle; Flor!... ici!... je me souviens... je n'ai donc pas rêvé!...
Elle porta ses deux mains à son front.
—Cette chambre..., reprit-elle; ce n'est pas celle où nous étions cette nuit... Ai-je rêvé?... ai-je vu ma mère?...
—Tu as vu ta mère, répondit dona Cruz.
La princesse, qui s'était reculée jusqu'à l'autel de deuil, avait des larmes de joie plein les yeux.—C'était à elle la première pensée de sa fille!
Sa fille n'avait pas encore parlé de lui! Tout son cœur monta vers Dieu pour rendre grâces.
—Mais pourquoi suis-je brisée ainsi? demanda Aurore; chaque mouvement que je fais me blesse et mon souffle déchire ma poitrine... A Madrid, au couvent de l'Incarnation, après une grande maladie, quand la fièvre et le délire me quittèrent, je me souviens que j'étais ainsi... j'avais la tête vide... et je ne sais quel poids sur le cœur... chaque fois que j'essayais de penser, mes yeux éblouis voyaient du feu et ma pauvre tête semblait prête à se briser...
—Tu as eu la fièvre, répondit dona Cruz; tu as été bien malade.
Son regard allait vers la princesse comme pour lui dire: C'est à vous de parler; venez.
La princesse restait à sa place, timide, les mains jointes, adorant de loin.
—Je ne sais comment dire cela, murmura Aurore; c'est comme un poids qui écrase ma pensée... Je suis sans cesse sur le point de percer le voile de ténèbres étendu autour de mon pauvre esprit... mais je ne peux pas... non... je ne peux pas!...
Sa tête faible retomba sur le coussin, tandis qu'elle ajoutait:
—Ma mère est-elle fâchée contre moi?
Quand elle eut dit cela, son œil s'éclaira tout à coup. Elle eut presque conscience de sa position. Mais ce ne fut qu'un instant. La brume s'épaissit au-devant de sa pensée et le rayon qui venait de s'allumer dans ses beaux yeux s'éteignit.
La princesse avait tressailli aux dernières paroles de sa fille. D'un geste impérieux elle ferma la bouche de dona Cruz qui allait répondre.
Elle vint de ce pas léger et rapide qu'elle devait avoir aux jours où, jeune mère, le cri de son enfant l'appelait vers le berceau.
Elle vint.—Elle prit par derrière la tête de sa fille et déposa un long baiser sur son front.
Aurore se prit à sourire. C'est alors surtout qu'on put deviner la crise étrange que subissait son intelligence.
Aurore semblait heureuse, mais heureuse de ce bonheur calme et doux qui est le même chaque jour et qui depuis longtemps dure.
Aurore baisa sa mère comme l'enfant accoutumé à donner et à rendre tous les matins le même baiser.
—Mère, murmura-t-elle, j'ai rêvé de toi... et tu as pleuré toute cette nuit dans mon rêve...—Pourquoi Flor est-elle ici? s'interrompit-elle; Flor n'a point de mère... mais que de choses se passent dans une nuit!
C'était encore la lutte. Son esprit faisait effort pour déchirer le voile.
Mais elle céda, vaincue, à la douloureuse fatigue qui l'accablait.
—Que je te voie, mère, dit-elle; viens près de moi... prends-moi sur tes genoux.
La princesse, riant et pleurant, vint s'asseoir sur le lit de jour et prit Aurore dans ses bras. Ce qu'elle éprouvait, comment le dire? Y a-t-il en aucune langue des paroles pour blâmer ou flétrir ce crime divin: l'égoïsme du cœur maternel?
La princesse avait son trésor tout entier; sa fille était sur ses genoux, faible de corps et d'esprit: une enfant, une pauvre enfant.—La princesse voyait bien Flor qui ne pouvait retenir ses larmes.
Mais la princesse était heureuse, et, folle aussi, elle berçait Aurore dans ses bras en murmurant malgré elle je ne sais quel chant doux et naïf.
Et Aurore mettait sa tête dans son sein. C'était charmant et c'était navrant. Dona Cruz détourna les yeux.
—Mère, dit Aurore, j'ai des pensées tout autour de moi et je ne peux les saisir... Il me semble que c'est toi qui ne veux pas me laisser voir clair... Pourtant je sens bien qu'il y a en moi quelque chose qui n'est pas moi-même. Je devrais être autrement avec vous, ma mère...
—Tu es sur mon cœur, enfant, chère enfant, répondit la princesse dont la voix avait d'indicibles douceurs. Ne cherche rien au delà... repose-toi contre mon sein... sois heureuse du bonheur que tu me donnes...
—Madame... madame! dit dona Cruz qui se pencha jusqu'à son oreille; le réveil sera terrible!
La princesse fit un geste d'impatience. Elle voulait s'endormir dans cette étrange volupté qui pourtant lui torturait l'âme.
Avait-on besoin de lui dire que tout ceci n'était qu'un rêve?
—Mère, reprit Aurore, si tu me parlais... je crois bien que le bandeau tomberait de mes yeux... Si tu savais... Je souffre...
—Tu souffres? répéta madame de Gonzague en la pressant passionnément contre sa poitrine.
—Oui... je souffre bien... j'ai peur... horriblement, ma mère... et je ne sais pas... je ne sais pas...
Il y avait des larmes dans sa voix; ses deux belles mains pressaient son front.
La princesse sentit comme un choc intérieur dans cette poitrine qu'elle collait à la sienne.
—Oh!... oh!... fit par deux fois Aurore. Laissez-moi... c'est à genoux qu'il me faut vous contempler, ma mère... Je me souviens... chose inouïe! tout à l'heure, je pensais n'avoir jamais quitté votre sein...
Elle regarda la princesse avec des yeux effarés.
Celle-ci essaya de sourire, mais son visage exprimait l'épouvante.
—Qu'avez-vous? qu'avez-vous, ma mère? demanda Aurore; vous êtes contente de m'avoir retrouvée, n'est-ce pas?
—Si je suis contente, enfant adorée!...
—Oui... c'est cela... vous m'avez retrouvée... Je n'avais pas de mère...
—Et Dieu qui nous a réunis, ma fille, ne nous séparera plus!
—Dieu?... fit Aurore dont les yeux agrandis se fixaient dans le vide; Dieu?... Je ne pourrais pas le prier en ce moment... je ne sais plus ma prière...
—Veux-tu la répéter avec moi, ta prière? demanda la princesse, saisissant cette diversion avec avidité.
—Oui, ma mère... attendez!... Il y a autre chose...
—Notre père qui êtes aux cieux..., commença madame de Gonzague en joignant les mains d'Aurore entre les siennes.
—Notre père qui êtes aux cieux..., répéta Aurore comme un petit enfant.
—Que votre nom soit sanctifié..., continua la mère.
Aurore, cette fois, au lieu de répéter, se roidit.
—Il y a autre chose, murmura-t-elle encore, tandis que ses doigts crispés pressaient ses tempes mouillées de sueur.—Autre chose... Flor! tu le sais, dis-le-moi...
—Petite sœur..., balbutia la gitanita.
—Tu le sais! tu le sais, dit Aurore dont les yeux battirent et devinrent humides.—Oh! personne ne veut donc venir à mon secours?...
Elle se redressa tout à coup et regarda sa mère en face.
—Cette prière!... prononça-t-elle en saccadant ses mots; cette prière... est-ce vous qui me l'avez apprise, ma mère?
La princesse courba la tête, et sa gorge rendit un gémissement.
Aurore fixait sur elle ses yeux ardents.
—Non... ce n'est pas vous..., murmura-t-elle.
Son cerveau fit un suprême effort. Un cri déchirant s'échappa de sa poitrine.
—Henri!... Henri!... dit-elle; où est Henri?...
Elle était debout. Son regard farouche et superbe couvrait la princesse.
Flor essaya de lui prendre les mains. Elle la repoussa de toute la force d'un homme.
La princesse sanglotait, la tête sur ses genoux.
—Répondez-moi! s'écria Aurore; Henri!... qu'a-t-on fait d'Henri?...
—Je n'ai songé qu'à toi, ma fille..., balbutia madame de Gonzague.
Aurore se retourna brusquement vers dona Cruz.
—L'ont-ils tué?... interrogea-t-elle la tête haute et le regard brûlant.
Dona Cruz ne répondit point. Aurore revint vers sa mère.
Celle-ci se laissa glisser à genoux et murmura:
—Tu me brises le cœur, enfant... je te demande pitié.
—L'ont-ils tué? répéta Aurore.
—Lui! toujours lui! s'écria la princesse en se tordant les mains; dans le cœur de cette enfant il n'y a plus de place pour l'amour de sa mère!
Aurore avait les yeux fixés au sol.
—Elles ne veulent pas me dire si on me l'a tué! pensa-t-elle tout haut.
La princesse tendit les bras vers elle, puis se renversa en arrière, évanouie.
Aurore tenait les deux mains de sa mère. Son visage était pourpre, son œil tragique.
—Sur mon salut, je vous crois, madame, dit-elle; vous n'avez rien fait contre lui... et c'est tant mieux pour vous, si vous m'aimez comme je vous aime... Si vous aviez fait quelque chose contre lui...
—Aurore! Aurore! interrompit dona Cruz, qui lui mit sa main sur la bouche.
—Je parle, interrompit à son tour mademoiselle de Nevers avec une dignité hautaine; je ne menace pas... nous nous connaissons depuis quelques heures seulement, ma mère et moi: il est bon que nos cœurs se mettent à nu... Ma mère est une princesse, je suis une pauvre fille: c'est ce qui me donne le droit de parler haut à ma mère... Si ma mère était une pauvre femme, faible, abandonnée, je ne me serais pas relevée encore et je ne lui aurais parlé qu'à genoux!
Elle baisa les mains de la princesse qui la contemplait avec admiration.
C'est qu'elle était belle! C'est que cette angoisse profonde qui torturait son cœur sans abaisser sa fierté, mettait une auréole à son front de vierge!
Vierge, nous avons bien dit, mais vierge-épouse, ayant toute la force et toute la majesté de la femme.
—Il n'y a que toi au monde pour moi, ma fille, dit la princesse; si je ne t'ai pas, je suis faible et je suis abandonnée... Juge-moi, mais avec la pitié qu'on doit à ceux qui souffrent... Tu me reproches de ne point avoir arraché le bandeau qui aveuglait ta raison... mais tu m'aimais quand tu avais le délire... et c'est vrai! c'est vrai!... je craignais ton réveil!...
Aurore glissa un regard du côté de la porte.
—Est-ce que tu veux me quitter? s'écria la mère effrayée.
—Il le faut, répondit la jeune fille; quelque chose me dit qu'Henri m'appelle en ce moment, et qu'il a besoin de moi!
—Henri!... toujours Henri!... murmura madame de Gonzague avec l'accent du désespoir; tout pour lui, rien pour ta mère!
Aurore fixa sur elle ses grands yeux fixes et brûlants:
—S'il était là, madame, répliqua-t-elle avec douceur, et que vous fussiez, vous, loin d'ici, en danger de mort, je ne lui parlerais que de vous!
—Est-ce vrai, cela? s'écria la princesse charmée, est-ce que tu m'aimes autant que lui?
Aurore se laissa aller dans ses bras en murmurant:
—Que ne l'avez-vous connu plus tôt, ma mère.
La princesse la dévorait de baisers.
—Écoute! disait-elle; je sais ce que c'est qu'aimer un homme... mon noble et cher époux qui m'entend et dont le souvenir emplit cette retraite, doit sourire aux pieds de Dieu en voyant le fond de mon cœur... oui, je t'aime plus que je n'aimais Nevers, parce que mon amour de femme se confond avec mon amour de mère... c'est toi, mais c'est lui aussi que j'aime en toi, Aurore, mon espoir chéri, mon bonheur... Écoute! pour que tu m'aimes, je l'aimerai... Je sais que tu ne m'aimerais plus, tu l'as écrit, Aurore, si je le repoussais... Je lui ouvrirai mes bras...
Elle pâlit tout à coup parce que son regard venait de tomber sur dona Cruz.
La gitanita passa dans un cabinet dont la porte s'ouvrait derrière le lit de jour.
—Vous lui ouvrirez vos bras, ma mère! répéta Aurore.
La princesse était muette et son cœur battait violemment.
Aurore s'arracha de ses bras.
—Vous ne savez pas mentir! s'écria-t-elle; il est mort... vous le croyez mort!
Avant que la princesse, qui était tombée sur un siége, pût répondre, dona Cruz reparut et barra le passage à Aurore qui s'élançait vers la porte.
Dona Cruz avait sa mante et son voile.
—As-tu confiance en moi, petite sœur? dit-elle; tes forces trahiraient ton courage... tout ce que tu voudrais faire, moi je le ferai.
Puis s'adressant à madame de Gonzague, elle ajouta:
—Ordonnez d'atteler, je vous prie, madame la princesse!
—Où vas-tu, petite sœur? demanda Aurore défaillante.
—Madame la princesse va me dire, répliqua la gitanita d'un ton ferme, où il faut aller pour le sauver.