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Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 6

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VI

—Condamné à mort.—

Dona Cruz attendait, debout auprès de la porte.

La mère et la fille étaient en face l'une de l'autre. La princesse venait d'ordonner qu'on attelât.

—Aurore, dit-elle, je n'ai pas attendu le conseil de ton amie... c'est pour toi qu'elle a parlé, je ne lui en veux point... mais qu'a-t-elle donc cru, cette jeune fille?... que je prolongeais le sommeil de ton intelligence pour t'empêcher d'agir?...

Dona Cruz se rapprocha involontairement.

—Hier, reprit la princesse, j'étais l'ennemie de cet homme... sais-tu pourquoi?... il m'avait pris ma fille, et les apparences me criaient: Nevers est tombé sous ses coups...

La taille d'Aurore se redressa, mais ses yeux se baissèrent. Elle devint si pâle, que sa mère fit un pas pour la soutenir. Aurore lui dit:

—Poursuivez, madame; j'écoute... Je vois à votre visage que vous avez déjà reconnu la calomnie.

—J'ai lu tes souvenirs, ma fille, répondit la princesse; c'est un éloquent plaidoyer... l'homme qui a gardé si pur un cœur de vingt ans sous son toit ne peut être un assassin... l'homme qui m'a rendu ma fille telle que j'espérais à peine la revoir dans mes rêves les plus ambitieux d'amour maternel, doit avoir une conscience sans tache...

—Merci pour lui, ma mère... N'avez-vous pas d'autre preuve que cela?

—Si fait... j'ai les témoignages d'une digne femme et de son petit-fils... Henri de Lagardère...

—Mon mari, ma mère...

—Ton mari, ma fille, prononça la princesse en baissant la voix, n'a pas frappé Philippe de Nevers, il l'a défendu.

Aurore se jeta au cou de sa mère, et perdant soudain sa froideur, couvrit de baisers son front et ses joues.

—C'est pour lui! dit madame de Gonzague en souriant tristement.

—C'est pour toi! dit Aurore en portant la main de sa mère à ses lèvres; pour toi, que je retrouve enfin, mère chérie!... pour toi que j'aime, pour toi qu'il aimera... Et qu'as-tu fait?

—Le régent, répondit la princesse, a la lettre qui met en lumière l'innocence de M. de Lagardère.

—Merci! oh! merci!... dit Aurore; mais, pourquoi ne le voyons-nous point?

La princesse fit signe à Flor d'approcher.

—Je te pardonne, petite, fit-elle en la baisant au front; le carrosse est attelé... C'est toi qui vas aller chercher la réponse à la question de ma fille... Pars et reviens bien vite: nous t'attendons.

Dona Cruz s'éloigna en courant.

—Eh bien, chérie, dit la princesse à Aurore en la conduisant vers le sofa; ai-je assez mortifié cet orgueil de grande dame que tu réprouvais sans le connaître... suis-je assez obéissante devant les hauts commandements de mademoiselle de Nevers?

—Vous êtes bonne, ma mère..., commença Aurore.

Elles s'asseyaient. Madame de Gonzague lui ferma la bouche d'un baiser.

—Je t'aime, voilà tout, dit-elle; tout à l'heure j'avais peur de toi... maintenant je ne crains rien: j'ai un talisman.

—Quel talisman? demanda la jeune fille qui souriait.

La princesse la contempla un instant en silence, puis elle répondit:

—L'aimer pour que tu m'aimes.

Aurore se jeta dans ses bras.

Dona Cruz cependant avait traversé le salon de madame de Gonzague et arrivait à l'antichambre, lorsqu'un grand bruit vint frapper ses oreilles. On se disputait vivement sur l'escalier. Une voix qu'elle crut vaguement reconnaître gourmandait les valets et caméristes de madame de Gonzague. Ceux-ci, qui semblaient massés en bataillon de l'autre côté de la porte, défendaient l'entrée du sanctuaire.

—Vous êtes ivre!... disaient les laquais, tandis que la voix aiguë des chambrières ajoutait: Vous avez du plâtre plein vos chausses et de la paille dans vos cheveux... belle tenue pour se présenter chez une princesse!...

—Palsambleu! marauds! s'écria la voix de l'assiégeant, il s'agit bien de plâtre, de paille ou de tenue... Pour sortir de l'endroit d'où je viens, on n'y regarde pas de si près!...

—Vous sortez du cabaret, dit le chœur des valets.

—Ou du violon! amendèrent les servantes.

Dona Cruz s'était arrêtée pour écouter.

—Insolente engeance! reprit la voix; allez dire à votre maîtresse que son cousin, M. le marquis de Chaverny demande à l'entretenir sur-le-champ.

—Chaverny! répéta dona Cruz étonnée.

De l'autre côté de la porte, la valetaille semblait se consulter. On avait fini par reconnaître le marquis de Chaverny, malgré son étrange accoutrement et le plâtre qui souillait le velours de ses chausses.—Chacun savait que Chaverny était cousin de Gonzague.

Il paraît que le petit marquis trouva la délibération trop longue.—Dona Cruz entendit un bruit de lutte, des cris de femmes et le tapage que fait un corps humain en dégringolant à la volée les marches d'un escalier.—Puis, la porte s'ouvrit brusquement et le dos du petit marquis, portant le superbe frac de M. de Peyrolles, se montra.

—Victoire! cria-t-il en repoussant le flot des assiégés des deux sexes qui se précipitaient sur lui de nouveau; du diable si ces coquins n'ont pas été sur le point de me mettre en colère!

Il leur jeta la porte au nez et poussa le verrou.

En se retournant il aperçut dona Cruz.—Avant que celle-ci pût reculer ou se défendre, il lui saisit les deux mains et les baisa en riant.

Les idées lui venaient comme cela à ce petit marquis, sans transition. Il ne s'étonnait de rien.

—Bel ange, lui dit-il, tandis que la jeune fille se dégageait moitié gaie, moitié confuse, j'ai rêvé de vous toute la nuit... le hasard veut que je sois trop occupé ce matin pour vous faire une déclaration en règle... aussi, brusquant les préliminaires, je tombe tout d'abord à vos genoux en vous offrant mon cœur et ma main.

Il s'agenouilla en effet au milieu de l'antichambre.

La gitanita ne s'attendait guère à cette aventure.—Mais elle n'était pas beaucoup plus embarrassée que M. le marquis.

—Je suis pressée aussi, dit-elle en faisant effort pour garder son sérieux;—laissez-moi passer, je vous prie!

Chaverny se releva et l'embrassa franchement, comme Frontin embrasse Lisette au théâtre.

—Vous ferez la plus ravissante marquise du monde! s'écria-t-il;—c'est entendu... ne croyez pas que j'agisse à la légère... j'ai réfléchi à cela tout le long du chemin.

—Mais, mon consentement?... objecta dona Cruz.

—J'y ai songé!... si vous ne consentez pas, je vous enlève... Or çà, ne parlons pas plus longtemps d'une affaire conclue... J'apporte ici de bien importantes nouvelles... Je veux voir madame de Gonzague.

—Madame de Gonzague est avec sa fille, répliqua dona Cruz;—elle ne reçoit pas.

—Sa fille! s'écria Chaverny;—mademoiselle de Nevers!... ma femme d'hier soir!... Charmante enfant, vive Dieu!... Mais c'est vous que j'aime et que j'épouse aujourd'hui... Écoutez-moi bien, adorée, je parle sérieusement: puisque mademoiselle de Nevers est avec sa mère, raison de plus pour que je sois introduit.

—Impossible! voulut dire la gitanita.

—Rien d'impossible aux chevaliers français!... prononça gravement Chaverny.

Il prit dona Cruz dans ses bras, et, tout en lui dérobant, comme on disait alors, une demi-douzaine de baisers, il la mit à l'écart.

—Je ne sais pas le chemin, poursuivit-il,—mais le dieu des aventures me guidera... avez-vous lu les romans de la Calprenède?... un homme qui porte un message écrit avec du sang sur un chiffon de batiste ne passe-t-il pas partout?...

—Un message... écrit avec du sang!... répéta dona Cruz qui ne riait plus.

Chaverny était déjà dans le salon. La gitanita courut après lui, mais elle ne put l'empêcher d'ouvrir la porte de l'oratoire et de pénétrer chez la princesse à l'improviste.

Ici, les manières de Chaverny changèrent un petit peu. Ces fous savaient leur monde.

—Madame ma noble cousine, dit-il en restant sur le seuil et respectueusement incliné,—je n'ai jamais eu l'honneur de mettre mes hommages à vos pieds et vous ne me connaissez pas.—Je suis le marquis de Chaverny, cousin de Nevers, par mademoiselle de Chaneilles, ma mère...

A ce nom de Chaverny, Aurore, effrayée, s'était serrée contre sa mère.

Dona Cruz venait de rentrer derrière le marquis.

—Et que venez-vous faire chez moi, monsieur? demanda la princesse qui se leva courroucée.

—Je viens expier les torts d'un écervelé de ma connaissance, répondit Chaverny en tournant vers Aurore un regard presque suppliant,—d'un fou qui porte un peu le même nom que moi... et au lieu de faire à mademoiselle de Nevers des excuses qui ne pourraient être acceptées, j'achète mon pardon en lui apportant un message.

Il mit un genou en terre devant Aurore.

—Un message de qui? demanda la princesse en fronçant le sourcil.

Aurore, tremblante et changeant de couleur, avait déjà deviné.

—Un message du chevalier Henri de Lagardère, répondit Chaverny.

En même temps, il tira de son sein le mouchoir où Henri avait tracé quelques mots avec son sang.

Aurore essaya de se lever, mais elle retomba, défaillante, sur le sofa.

—Est ce que...? commença la princesse en voyant ce lambeau, maculé de taches rouges.

Chaverny regardait Aurore que dona Cruz soutenait déjà dans ses bras.

—La missive a une apparence lugubre, dit-il,—mais ne vous effrayez pas... quand on n'a ni encre ni papier pour écrire...

—Il vit! murmura Aurore en poussant un grand soupir.

Puis, ses beaux yeux pleins de larmes, levés vers le ciel, remercièrent Dieu.

Elle prit des mains de Chaverny le mouchoir teint de sang et le pressa passionnément contre ses lèvres.

La princesse détourna la tête. Ce devait être la dernière révolte de sa fierté.

Aurore essaya de lire,—mais ses pleurs l'aveuglaient et, d'ailleurs, le linge avait bu. Les caractères étaient presque indéchiffrables.

Madame de Gonzague, dona Cruz et Chaverny voulurent lui venir en aide. Ces larges hiéroglyphes, mêlés et fondus, furent muets pour eux.

—Je lirai! dit Aurore en essuyant ses yeux avec le mouchoir lui-même.

Elle s'approcha de la fenêtre et s'agenouilla devant la batiste étendue.

Elle lut en effet:

«A madame la princesse de Gonzague... que je voie Aurore encore une fois avant de mourir!...»

Aurore resta un instant immobile et glacée.

Quand elle se releva dans les bras de sa mère, elle dit à Chaverny:

—Où est-il?

—A la prison du Châtelet.

—Il est donc condamné?

—Je l'ignore... ce que je sais, c'est qu'il est au secret.

Aurore s'arracha des étreintes de sa mère.

—Je vais aller à la prison du Châtelet, dit-elle.

—Vous avez près de vous votre mère, ma fille, murmura la princesse dont la voix trouva des accents de reproche; votre mère est désormais pour vous un guide et un soutien... votre cœur n'a point parlé; votre cœur eût dit: Ma mère, conduisez-moi à la prison du Châtelet.

—Quoi! balbutia Aurore, vous consentiriez!

—L'époux de ma fille est mon fils, répondit la princesse; s'il succombe, je le pleurerai... s'il peut être sauvé, je le sauverai!

Elle marcha la première vers la porte.—Aurore la suivit, et, baisant ses mains qu'elle baigna de ses larmes:

—Que Dieu vous récompense, ma mère!

On avait déjeuné copieusement et longuement au grand greffe du Châtelet. M. le marquis de Segré méritait la réputation qu'il avait de faire bien les choses. C'était un gourmet d'excellent ton, un magistrat à la mode et un parfait gentilhomme.

Les assesseurs, depuis le sieur Bertelot de la Beaumelle jusqu'au jeune Husson Bordesson, auditeur en la grand'chambre, qui n'avait que voix consultative, étaient de bons vivants, bien nourris, de bel appétit et plus à l'aide à table qu'à l'audience.

Il faut leur rendre cette justice que la seconde séance de la chambre ardente fut beaucoup moins longue que le déjeuner.

Des trois témoins que l'on devait entendre, deux avait du reste fait défaut; les nommés Cocardasse et Passepoil, prisonniers fugitifs.—Un seul, M. de Peyrolles avait déposé.

Les charges produites par lui étaient si précises et si accablantes, que la procédure avait dû être singulièrement simplifiée.

Tout était provisoire en ce moment au Châtelet. Les juges n'avaient point leurs aises comme au palais du parlement. M. le marquis de Segré n'avait pour vestiaire qu'un petit cabinet noir attenant au grand greffe et séparé seulement par une cloison du réduit où MM. les conseillers faisaient leur toilette en commun.

C'était fort gênant, et MM. les conseillers étaient mieux traités que cela dans les plus minces présidiaux de province.

La salle du grand greffe donnait par une porte-fenêtre sur le pont qui reliait la tour de briques ou tour neuve au château, à la hauteur de l'ancien cachot de Chaverny.—Les condamnés devaient passer par cette salle pour regagner la prison.

—Quelle heure avez-vous, monsieur de la Beaumelle? demanda le marquis de Segré à travers sa cloison.

—Deux heures, monsieur le président, répondit le conseiller.

—La baronne doit m'attendre!... la peste soit de ces doubles séances... Priez M. Husson de voir si ma chaise est à la porte.

Husson-Bordesson descendit les escaliers quatre à quatre.—Ainsi fait-on quand on veut monter dans les carrières sérieuses.

—Savez-vous, disait cependant Perrin-Hocquelin du Teil de Viefville-en-Forez, que ce témoin, M. de Peyrolles s'exprime très-convenablement!... Sans lui, nous aurions dû délibérer jusqu'à trois heures...

—Il est à M. le prince de Gonzague, répondit la Beaumelle; M. le prince choisit bien ses gens.

—Qu'ai-je donc entendu dire? fit le marquis président; M. de Gonzague serait en disgrâce?

—Point, point, répliqua Perrin-Hocquelin; M. de Gonzague a eu pour lui tout seul, le matin de ce jour, le petit lever de Son Altesse Royale... C'est une faveur à chaux et à sable!

—Coquin! maraud! bélître! pendard! s'écria en ce moment le président de Segré.

C'était sa manière d'accueillir son valet de chambre, lequel le dévalisait en revanche.

—Fais attention, reprit-il, que je vais chez la baronne et qu'il faut que je sois coiffé à miracle.

Au moment où le valet de chambre allait commencer son office, un huissier entra dans le boudoir commun de MM. les conseillers et dit:

—Peut-on parler à M. le président?

Le marquis de Segré entendit au travers de sa cloison et cria à tue-tête:

—Je n'y suis pas, corbieu! envoyez tous ces gens au diable!

—Ce sont des dames..., reprit l'huissier.

—Des plaideuses... A la porte!... Comment mises?

—Toutes deux en noir... et voilées.

—Costume de procès perdu... Comment venues?

—Dans un carrosse aux armes de M. le prince de Gonzague.

—Ah! diable!... fit M. de Segré; ce Gonzague n'avait pourtant pas l'air à son aise en témoignant devant la cour... Mais puisque M. le régent... Faites attendre... Husson-Bordesson!

—Il est allé voir si la chaise de M. le président est à la porte.

—Jamais là quand on a besoin de lui! grommela M. le marquis reconnaissant; il ne parviendra pas, ce bêta-là!...

Puis, élevant la voix:

—Vous êtes habillé, monsieur de la Beaumelle?... faites-moi le plaisir d'aller tenir compagnie à ces dames... je suis à elles dans un instant.

Bertelot de la Beaumelle qui était en bras de chemise, endossa son vaste frac de velours noir, souffleta sa perruque et se rendit à la corvée.

M. le marquis de Segré dit à son valet de chambre:

—Tu sais... si la baronne ne me trouve pas bien coiffé, je te chasse!... Mes gants... Un carrosse aux armes de Gonzague... qui peuvent être ces pimbèches?... Mon chapeau... ma canne... pourquoi ce pli à mon jabot, coquin digne de la roue?... Tu m'auras un bouquet... pour madame la baronne... Précède-moi, maroufle!

M. le marquis traversa le cabinet de toilette pour cinq et répondit par un signe de tête au salut respectueux de ses conseillers.

Puis, il fit son entrée dans la salle du greffe en vrai petit-maître de palais.

Ce fut peine perdue. Les deux dames qui l'attendaient, en compagnie de M. de la Beaumelle muet comme un poisson et plus droit qu'un piquet, ne remarquèrent nullement les grâces de sa tournure.

M. de Segré mit le binocle à l'œil.—Il ne connaissait point ces dames.

Tout ce qu'il put se dire, c'est que ce n'étaient pas des demoiselles d'Opéra comme celles que M. le prince de Gonzague patronnait d'ordinaire.

—A qui ai-je l'honneur de parler, belles dames? demanda-t-il en pirouettant et en jouant de son mieux au gentilhomme d'épée.

La Beaumelle, délivré, regagna le vestiaire.

—Monsieur le président, répondit la plus grande des femmes voilées, je suis la veuve de Philippe de Lorraine, duc de Nevers...

—Hein!... fit Segré; mais la veuve du duc de Nevers a épousé le prince de Gonzague, il me semble!...

—Je suis la princesse de Gonzague, répondit-on avec une sorte de répugnance.

Le président fit trois ou quatre saluts de cour, et se précipitant vers l'antichambre:

—Des fauteuils, coquins! s'écria-t-il; je vois bien qu'il faudra que je vous chasse tous un jour ou l'autre!

Son accent terrible mit en branle les huissiers, les garçons de chambre, les massiers, les commis greffiers, les expéditionnaires et généralement tous les rats de palais qui moisissaient dans les cellules voisines.

On apporta en tumulte une douzaine de fauteuils.

—Point n'est besoin, monsieur le président, dit la princesse qui resta debout; nous venons, ma fille et moi...

—Ah!... peste!... interrompit M. de Segré en s'inclinant; un bouton de lis!... Je ne savais pas que M. le prince de Gonzague...

—Mademoiselle de Nevers! prononça gravement la princesse.

Le président fit des yeux en coulisse et salua.

—Nous venons, poursuivit la princesse, apporter à la justice des renseignements...

—Permettez-moi de vous dire que je devine, belle dame, interrompit encore le marquis; notre profession aiguise et subtilise l'esprit, si l'on peut ainsi s'exprimer, d'une façon assez remarquable... Nous étonnons beaucoup de gens... sur un mot, nous voyons la phrase... sur la phrase le livre... Je devine que vous venez nous apporter des preuves nouvelles de la culpabilité de ce misérable...

—Monsieur!... firent en même temps la princesse et Aurore.

—Superflu! superflu!... dit M. de Segré qui mit une grâce précieuse à chiffonner son jabot; la chose est faite... elle est bien faite... Le malheureux n'assassinera plus personne!

—N'avez-vous donc rien reçu de Son Altesse Royale? demanda la princesse d'une voix sourde.

Aurore, prête à défaillir, s'appuyait sur elle.

—Rien absolument, madame la princesse, répondit le marquis. Mais il n'était pas besoin... La chose est faite... elle est bien faite... Voilà déjà une demi-heure que l'arrêt est rendu.

—Et vous n'avez rien reçu du régent? répéta la princesse qui était comme atterrée.

Elle sentit Aurore trembler et frémir à son côté.

—Que vouliez-vous de plus? s'écria M. de Segré; qu'il fût roué vif en place de Grève? Son Altesse Royale n'aime pas ce genre d'exécution... sauf les cas où il faut faire exemple pour la banque...

—Est-il donc condamné à mort?... balbutia Aurore.

—Et à quoi donc, charmante enfant?... Vouliez-vous qu'on le mît au pain sec et à l'eau?

Mademoiselle de Nevers se laissa choir sur un fauteuil.

—Qu'a donc ce mignon trésor? demanda le marquis; madame, les jeunes filles n'aiment point entendre parler de ces choses... mais j'espère que vous m'excuserez: madame la baronne m'attend, et je me sauve... bien enchanté d'avoir pu vous fournir personnellement des détails... Veuillez dire, je vous prie, à M. le prince de Gonzague que tout est achevé,—irrévocablement.—La sentence est sans appel et ce soir même... Belle dame, je vous baise les mains du meilleur de mon cœur... assurez bien M. de Gonzague qu'en toute occasion, il peut compter sur son serviteur zélé..

Il salua, pirouetta et gagna la porte en flageolant sur ses jambes, comme c'était alors le suprême bon ton.

En descendant l'escalier, il se disait:

—Voici un pas de fait vers la présidence à mortier... Cette princesse de Gonzague est à moi, pieds et poings liés!...

La princesse restait là, l'œil fixé sur la porte par où Segré avait disparu.

Quant à Aurore, vous eussiez dit que la foudre l'avait frappée.—Elle était assise sur le fauteuil, le corps droit et roide, l'œil sans regard.

Il n'y avait personne dans la salle du greffe. La mère et la fille ne songeaient ni à se parler, ni à s'informer... Elles étaient littéralement changées en statues.

Tout à coup, Aurore étendit le bras vers la porte par où le président s'était éloigné... Cette porte conduisait au tribunal et à la sortie des magistrats.

—Le voilà, dit-elle d'une voix qui ne semblait plus appartenir à une créature vivante; il vient... je reconnais son pas.

La princesse prêta l'oreille et n'entendit rien.

Elle regarda mademoiselle de Nevers qui répéta:

—Il vient... je le sens... Oh! que je voudrais mourir avant lui!

Quelques secondes se passèrent, puis la porte s'ouvrit en effet. Des gardes entrèrent. Le chevalier Henri de Lagardère était au milieu d'eux, la tête nue et les mains liées sur l'estomac.

A quelques pas de lui venait un dominicain qui portait une croix.

Des larmes jaillirent sur les joues de la princesse. Aurore garda les yeux secs et ne bougea pas.

Lagardère s'arrêta près du seuil à la vue des deux femmes. Il eut un sourire mélancolique, et fit un signe de tête comme pour rendre grâces.

—Un mot seulement, monsieur, dit-il à l'exempt qui l'accompagnait.

—Nos ordres sont rigoureux..., répondit celui-ci.

—Je suis la princesse de Gonzague, monsieur! s'écria la pauvre mère en s'élançant vers l'exempt; la cousine de Son Altesse Royale; ne nous refusez pas cela.

L'exempt la regarda avec étonnement.

Puis, il se retourna vers le condamné et lui dit:

—Pour ne rien refuser à un homme qui va mourir,... faites vite.

Il s'inclina devant la princesse et passa dans la chambre voisine, suivi des archers et du prêtre dominicain.

Lagardère s'avança lentement vers Aurore.


VII

—Dernière entrevue.—

La porte du greffe restait ouverte et l'on entendait le pas des sentinelles dans le vestibule voisin, mais la salle était déserte.

Cette suprême entrevue n'avait pas de témoins.

Aurore se leva toute droite pour recevoir Lagardère. Elle baisa ses mains garrottées, puis elle lui tendit son front si pâle, qu'il semblait de marbre. Lagardère appuya ses lèvres contre ce front, sans prononcer une parole.

Les larmes jaillirent enfin des yeux d'Aurore, quand ses yeux tombèrent sur sa mère qui pleurait à l'écart.

—Henri! Henri! dit-elle, c'était donc ainsi que nous devions nous revoir!

Lagardère la contemplait, comme si tout son amour, toute cette immense affection qui avait fait sa vie pendant des années, eût voulu se concentrer dans ces derniers regards.

—Je ne vous ai jamais vue si belle, Aurore, murmura-t-il, et jamais votre voix n'est arrivée si douce jusqu'au fond de mon cœur... Merci d'être venue... Les heures de ma captivité n'ont pas été bien longues... Vous les avez remplies et votre cher sourire a veillé près de moi... merci d'être venue... merci... mon ange bien-aimé! Merci, madame, reprit-il en se tournant vers la princesse; à vous surtout, merci!... vous auriez pu me refuser cette dernière joie...

—Vous refuser! s'écria Aurore impétueusement.

Le regard du prisonnier alla du fier visage de l'enfant au front penché de la mère.—Il devina.

—Cela n'est pas bien, dit-il, cela ne doit pas être ainsi... Aurore, voici le premier reproche que ma bouche et mon cœur laissent échapper contre vous... Vous avez ordonné, je vois cela, et votre mère obéissante est venue... Ne répondez pas, Aurore, s'interrompit-il; le temps passe et je ne vous donnerai plus beaucoup de leçons... Aimez votre mère... obéissez à votre mère... aujourd'hui, vous avez l'excuse du désespoir, mais demain...

—Demain, Henri, prononça résolûment la jeune fille, si vous mourez, je serai morte!

Lagardère recula d'un pas, et sa physionomie prit une expression sévère:

—J'avais une consolation, dit-il, presque une joie... c'était de me dire en quittant ce monde: Je laisse derrière moi mon œuvre... et là-haut, la main de Nevers se tendra vers moi, car il aura vu sa fille et sa femme heureuses par moi...

—Heureuse! répéta Aurore; heureuse sans vous!...

Elle eut un rire plein d'égarement.

—Mais je me trompais, reprit Lagardère; cette consolation, je ne l'ai pas... cette joie, vous me l'arrachez!... J'ai travaillé vingt ans pour voir mon œuvre brisée à la dernière heure... Cette entrevue a suffisamment duré... Adieu, mademoiselle de Nevers!

La princesse s'était approchée doucement. Elle fit comme Aurore: elle baisa les mains liées du prisonnier...

—Et c'est vous! murmura-t-elle, vous qui plaidez ma cause!

Elle reçut dans ses bras Aurore défaillante.

—Oh! ne la brisez pas! reprit-elle; c'est moi!... c'est ma jalousie!... c'est mon orgueil!...

—Ma mère! ma mère!... s'écria Aurore; vous me déchirez le cœur!

Elles s'affaissèrent toutes deux sur le large siége. Lagardère restait debout devant elles.

—Votre mère se trompe, Aurore, dit-il; vous vous trompez, madame... Votre orgueil et votre jalousie, c'était de l'amour... Vous êtes la veuve de Nevers; qui donc l'a oublié un instant si ce n'est moi?... Il y a un coupable... il n'y a qu'un coupable... c'est moi!...

Son noble visage exprimait une émotion douloureuse et grave.

—Écoutez ceci, Aurore, reprit-il; mon crime ne fut que d'un instant et il avait pour excuse le rêve insensé, le rêve radieux et mille fois adoré qui me montrait ouvertes les portes du paradis... Mais mon crime fut grand... assez grand pour effacer mon dévouement de vingt années... Un instant, un seul instant, j'ai voulu arracher la fille à la mère...

La princesse baissa les yeux. Aurore cacha sa tête dans son sein.

—Dieu m'a puni, poursuivit Lagardère; Dieu est juste... je vais mourir...

—Mais, n'y a-t-il donc aucun recours? s'écria la princesse qui sentait sa fille faiblir entre ses bras.

—Mourir! continua Lagardère, au moment où ma vie si longtemps éprouvée allait s'épanouir comme une fleur!... J'ai mal fait: le châtiment est cruel... Dieu s'irrite d'autant plus contre ceux qui ternissent une bonne action par une faute... Je me disais cela dans ma prison: quel droit avais-je de me défier de vous, madame?... J'aurais dû vous l'amener joyeux et souriant par la grande porte de votre hôtel... J'aurais dû vous laisser l'embrasser à votre aise... puis, elle vous aurait dit: Il m'aime, il est aimé... et moi, je serais tombé à vos genoux... en vous priant de nous bénir tous deux...

Il se mit lentement à genoux. Aurore fit comme lui.

—Et vous l'auriez fait, n'est-ce pas, madame? acheva Lagardère.

La princesse hésitait, non point à bénir, mais à répondre.

—Vous l'auriez fait, ma mère, dit tout bas Aurore, comme vous allez le faire à cette heure d'agonie.

Ils s'inclinèrent tous deux. La princesse, les yeux au ciel, les joues baignées de larmes, s'écria:

—Seigneur, mon Dieu! faites un miracle!

Puis, rapprochant leurs têtes qui se touchèrent, elle les baisa en disant:

—Mes enfants! mes enfants!...

Aurore se releva pour se jeter dans les bras de sa mère.

—Nous sommes fiancés deux fois, Aurore, dit Lagardère; merci, madame!... merci, ma mère... Je ne croyais pas qu'on pût verser ici des larmes de joie! Et maintenant, reprit-il, tandis que son visage changeait d'expression tout à coup; nous allons nous séparer, Aurore!

Celle-ci devint pâle comme une morte. Elle avait presque oublié...

—Non pas pour toujours, ajouta Lagardère en souriant; nous nous reverrons une fois pour le moins... mais il faut vous éloigner, Aurore... j'ai à parler à votre mère.

Mademoiselle de Nevers appuya les mains d'Henri contre son cœur et gagna l'embrasure d'une croisée.

—Madame, dit le prisonnier quand ils furent seuls, à chaque instant cette porte peut s'ouvrir et j'ai encore plusieurs choses à vous dire... Je vous crois sincère... vous m'avez pardonné... Mais consentirez-vous à exaucer la prière du mourant...?

—Que vous viviez ou que vous mouriez, répondit la princesse, et vous vivriez s'il ne fallait que donner tout mon sang pour cela... Je vous jure sur l'honneur que je ne vous refuserai rien...—Rien!... répéta-t-elle après un silence de réflexion; je cherchais s'il y avait au monde une chose que je pusse vous refuser... il n'y en a pas.

—Écoutez-moi donc, madame... et que Dieu vous récompense pour l'amour de votre chère enfant!... Je suis condamné à mort, je le sais, bien qu'on ne m'ait point encore lu ma sentence... Il n'y a point d'exemple qu'on ait appelé des souveraines sentences de la chambre ardente... Je me trompe... il y a un exemple: sous le feu roi, le comte de Bossut, condamné pour l'empoisonnement de l'électeur de Hesse, eut la vie sauve, parce que l'Italien Grimaldi, déjà condamné pour d'autres crimes, écrivit à madame de Maintenon et se déclara coupable... Mais notre vrai coupable à nous, ne fera point pareil aveu... et ce n'est pas, du reste, sur ce sujet que je voulais vous entretenir...

—S'il restait cependant un espoir..., dit madame de Gonzague.

—Il ne reste pas d'espoir... Il est quatre heures après midi... la nuit tombe à six heures... Vers la brune, un carrosse viendra me prendre ici pour me conduire à la Bastille... à huit heures, je serai rendu au préau des exécutions...

—Je vous comprends! s'écria la princesse; durant le trajet, si nous avions des amis...

Lagardère secoua la tête en souriant tristement.

—Non, madame, répliqua-t-il, vous ne me comprenez pas... Je m'expliquerai clairement, car je n'espère point être deviné!... Entre la prison du Châtelet, d'où je vais partir, et le préau de la Bastille, but de mon dernier voyage, il y aura une station... au cimetière Saint-Magloire.

—Au cimetière Saint-Magloire! répéta la princesse tremblante.

—Ne faut-il pas, dit Lagardère dont le sourire eut une nuance d'amertume; ne faut-il pas que le meurtrier fasse amende honorable au tombeau de la victime?

—Vous, Henri! s'écria madame de Gonzague avec éclat; vous, le défenseur de Nevers!... vous, notre providence et notre sauveur!...

—Ne parlez pas si haut, madame... Devant le tombeau de Nevers, il y aura un billot et une hache... J'aurai le poing droit coupé à l'entrée de la grille...

La princesse se couvrit le visage de ses mains.

A l'autre bout de la chambre, Aurore, agenouillée, sanglotait et priait.

—Cela est injuste, n'est-ce pas, madame...? Et si obscur que soit mon nom, vous comprendrez cette angoisse de ma dernière heure: laisser un souvenir infâme!...

—Mais pourquoi cette inutile cruauté? demanda la princesse.

—Le président de Segré a dit, répliqua Lagardère: il ne faut pas qu'on se mette à tuer ainsi un duc et pair comme le premier venu!... nous devons faire un exemple...

—Mais ce n'est pas vous, mon Dieu!... Le régent ne souffrira pas...

—Le régent pouvait tout avant la sentence prononcée... Maintenant, sauf le cas d'aveu du vrai coupable... Mais ne nous occupons point de cela, je vous en supplie, madame... Voici ma dernière requête: vous pouvez faire que ma mort soit le cantique d'actions de grâce d'un martyr... Vous pouvez me réhabiliter aux yeux de tous... le voulez-vous?...

—Si je le veux!... vous me le demandez!... que faut-il faire?

Lagardère baissa la voix davantage. Malgré cette assurance formelle, sa voix tremblait pendant qu'il poursuivait:

—Le perron de l'église est tout près... Si mademoiselle de Nevers, en costume de mariée, était là, sur le seuil... s'il y avait un prêtre, revêtu de ses habits sacerdotaux... si vous étiez là, vous aussi, madame... et que mon escorte gagnée me donnât quelques minutes pour m'agenouiller au pied de l'autel...

La princesse recula. Ses jambes chancelaient.

—Je vous effraie, madame..., commença Lagardère.

—Achevez! achevez! prononça-t-elle d'une voix saccadée.

—Si le prêtre, continua Lagardère, avec le consentement de madame la princesse de Gonzague, bénissait l'union du chevalier Henri de Lagardère et de mademoiselle de Nevers...

—Sur mon salut! interrompit Aurore de Caylus qui sembla grandir; cela sera!

L'œil de Lagardère eut un éclatant rayonnement. Ses lèvres cherchèrent les mains de la princesse.

Mais la princesse ne voulut pas. Aurore, qui s'était retournée au bruit, vit sa mère qui serrait le prisonnier entre ses bras.

D'autres le virent aussi; car, à ce moment, la porte du greffe s'ouvrit, livrant passage à l'exempt et aux archers.

Madame de Gonzague, sans prêter attention à tout cela, poursuivait avec une sorte d'exaltation enthousiaste:

—Et qui osera dire que la veuve de Nevers, celle qui a porté le deuil pendant vingt ans, ait prêté les mains à l'union de sa fille avec le meurtrier de son époux?... C'est bien pensé, Henri, mon fils! ne dites plus que je ne vous devine pas!...

Cette fois, le prisonnier avait des larmes plein les yeux.

—Oh! vous me devinez! murmura-t-il; et vous me faites amèrement regretter la vie... Je ne croyais perdre qu'un trésor!...

—Qui osera dire cela? continua la princesse; le prêtre y sera, j'en fais serment: ce sera mon propre confesseur... L'escorte nous donnera du temps, dussé-je vendre mon écrin... dussé-je livrer aux lombards l'anneau échangé dans la chapelle de Caylus... et une fois l'union bénie, le prêtre, la mère, l'épousée suivront le condamné dans les rues de Paris... et moi, je dirai...

—Silence! madame, au nom de Dieu! fit Lagardère; nous ne sommes plus seuls.

L'exempt s'avançait, le bâton à la main.

—Monsieur, dit-il, j'ai outre-passé mes pouvoirs... Je vous prie de me suivre.

Aurore s'élança pour donner le baiser d'adieu.

La princesse dit en se penchant rapidement à l'oreille du prisonnier:

—Comptez sur moi... mais, en dehors de cela, rien ne peut-il être tenté?...

Lagardère, pensif, se détournait déjà pour répondre à l'exempt.

—Écoutez, fit-il en se ravisant, ce n'est pas même une chance... mais le tribunal de famille s'assemble à sept heures... Je serai là tout près... S'il se pouvait faire que je fusse introduit en présence de Son Altesse Royale, dans l'enceinte du tribunal...

La princesse lui serra la main et ne répondit pas. Aurore suivait d'un regard désolé Henri, son ami, que les archers entouraient de nouveau, et auprès de qui vint se placer ce personnage lugubre qui portait l'habit des dominicains.

Le cortége disparut par la porte conduisant à la tour neuve.

La princesse saisit la main d'Aurore et l'entraîna.

—Viens, enfant, dit-elle, tout n'est pas fini encore... Dieu ne voudra pas que cette honteuse iniquité s'accomplisse.

Aurore, plus morte que vive, n'entendait plus. La princesse, en remontant dans son carrosse, dit au cocher:

—Au Palais-Royal, au galop!

Au moment où le carrosse partait, un autre équipage, stationnant sous les remparts, se mit aussi en mouvement.

Une voix émue sortit de la portière, et dit au cocher:

—Si tu n'es pas arrivé cour des Fontaines avant le carrosse de madame la princesse, je te chasse!

Au fond de ce second équipage, M. de Peyrolles en habit de rechange, et portant sur le visage des traces non équivoques de méchante humeur, s'étendait.

Il venait, lui aussi, du greffe du Châtelet, où il avait jeté feu et flammes après avoir passé les deux tiers de la journée au cachot.

Son carrosse gagna celui de la princesse à la croix du Trahoir, et arriva cour des Fontaines le premier.

M. de Peyrolles sauta sur le pavé et traversa la loge de maître le Bréant sans dire gare.

Quand madame de Gonzague se présenta pour solliciter une audience de M. le régent, elle eut un refus sec et péremptoire.

L'idée lui vint d'attendre la sortie ou la rentrée de Son Altesse Royale, mais la journée s'avançait. Il fallait tenir d'abord la promesse faite à Lagardère.

M. le prince de Gonzague était seul dans ce cabinet de travail, où nous l'avons vu recevoir pour la première fois la visite de dona Cruz.

Son épée nue reposait sur sa table couverte de papiers. Il était en train de passer, sans l'aide d'aucun valet de chambre, une de ces cottes de mailles légères qui se peuvent porter sous les habits.

Le costume qu'il venait d'ôter pour cela et qu'il allait endosser de nouveau, était un habit de cour en velours noir sans ornements. Son cordon de l'ordre pendait à la pomme d'une chaise.

A ce moment, où la préoccupation pénible le tenait sous sa lourde étreinte, les ravages des ans qu'il dissimulait d'ordinaire avec tant d'heureuse habileté, se faisait voir hautement sur son visage. Ses cheveux noirs, que le barbier n'avait point ramenés savamment sur ses tempes, laissaient à découvert la fuite désolée de son front et les rides groupées aux coins de ses sourcils. Sa haute taille s'affaissait comme celle d'un vieillard, et ses mains tremblaient en agrafant sa cuirasse.

—Il est condamné! se disait-il; le régent a laissé faire cela... sa paresse de cœur va-t-elle à ce point, ou bien ai-je réellement réussi à le persuader? J'ai maigri du haut, s'interrompit-il; ma cotte de mailles est maintenant trop large pour ma poitrine... J'ai grossi du bas: ma cotte de mailles est trop étroite pour ma taille. Est-ce décidément la vieillesse qui vient?... C'est un être bizarre, reprit-il; un prince pour rire... quinteux, fainéant, poltron... s'il ne prend pas les devants, bien que je sois l'aîné, je crois que je resterai le dernier des trois Philippe!... Il a eu tort!... Par la mort-Dieu! il a eu tort. Quand on a mis le pied sur la tête d'un ennemi, il ne faut pas le retirer, surtout quand cet ennemi a nom Philippe de Mantoue!...

Il se prit à sourire en regardant la cuirasse qui miroitait faiblement aux derniers rayons du jour. Six heures venaient de sonner à Saint-Magloire.

—Ennemi! répéta-t-il; toutes ces belles amitiés finissent comme cela... Il faut que Damon et Pythias meurent très-jeunes... sans cela, ils trouvent bien matière à s'entr'égorger quand ils sont devenus raisonnables...

La cotte de mailles était bouclée. Le prince de Gonzague passa sa veste, son cordon de l'ordre et son frac. Après quoi il mit lui-même le peigne dans ses cheveux avant de passer sa perruque.

—Et ce nigaud de Peyrolles! fit-il en haussant les épaules avec dédain; en voilà un qui voudrait bien être à Madrid ou à Milan seulement!... Riche à millions, le drôle!... on est parfois bien heureux de dégorger ces sangsues... C'est une poire pour la soif...

On frappa trois coups légers à la porte de la bibliothèque.

—Entre, dit Gonzague, je t'attends depuis une heure.

M. de Peyrolles, qui avait pris le temps de faire une seconde toilette, se montra sur le seuil.

—Ne vous donnez pas la peine de me faire des reproches, monseigneur, s'écria-t-il tout d'abord, il y a eu cas de force majeure: je sors de la prison du Châtelet... heureusement que les deux coquins, en prenant la clef des champs, ont atteint parfaitement le but de mon ambassade; on ne les a pas vus à la séance où j'ai témoigné seul... L'affaire est faite... Dans une heure, ce diable d'enfer aura la tête coupée... Cette nuit nous dormirons tranquilles...

Comme M. de Gonzague ne comprenait pas, M. de Peyrolles lui raconta en peu de mots sa mésaventure à la tour neuve et la fuite des deux maîtres d'armes, en compagnie de Chaverny.

A ce nom, le prince fronça le sourcil. Mais il n'était plus temps de s'occuper des détails.

Peyrolles raconta encore la rencontre qu'il avait faite de madame la princesse de Gonzague et d'Aurore au greffe du Châtelet.

—Je suis arrivé trois secondes avant elles au Palais-Royal, ajouta-t-il; c'était assez... monseigneur me doit deux actions de cinq mille deux cents livres, au cours du soir, que j'ai glissées dans la main de M. de Nanty, pour refuser audience à ces dames.

—C'est bien, dit Gonzague, et le reste?

—Le reste est fait... chevaux pour huit heures... relais préparés jusqu'à Bayonne, par courriers...

—C'est bien, dit Gonzague qui tira un parchemin de sa poche.

—Qu'est-ce que cela? demanda le factotum.

—Mon brevet d'envoyé secret... mission royale... et la signature de Voyer-d'Argenson...

—Il a fait cela de son chef?... murmura Peyrolles étonné.

—Ils me croient plus en faveur que jamais, répondit Gonzague; je me suis arrangé pour cela. Et, par le ciel! s'interrompit-il, se trompent-ils de beaucoup?... Il faut que je sois bien fort, ami Peyrolles, pour que le régent m'ait laissé libre... bien fort!... Si la tête de Lagardère tombe, je m'élève à de telles hauteurs, que vous pouvez tous d'avance en prendre le vertige... Le régent ne saura comment me payer ses soupçons d'aujourd'hui... Je lui tiendrai rigueur... et s'il fait le rodomont avec moi, quand Lagardère, cette épée de Damoclès, ne pendra plus sur ma tête, par la mort-Dieu!... j'ai en portefeuille ce qu'il faut d'actions bleues, blanches et jaunes pour mettre la banque à vau-l'eau!

Peyrolles approuvait du bonnet, comme c'était son rôle et son devoir.

—Est-il vrai, demanda-t-il, que Son Altesse Royale doive présider le tribunal de famille?

—Je l'ai déterminé à cela, répondit effrontément Gonzague.

Car il trompait même ses âmes damnées.

—Et dona Cruz... pouvez-vous compter sur elle?

—Plus que jamais!... Elle m'a juré de paraître à la séance.

Peyrolles le regardait en face. Gonzague eut un sourire moqueur.

—Si dona Cruz disparaissait tout à coup, murmura-t-il, qu'y faire?... J'ai des ennemis intéressés à cela... Elle a existé, cette enfant; cela suffit... les membres du tribunal l'ont vue...

—Est-ce que...? commença le factotum.

—Nous verrons bien des choses, ce soir, ami Peyrolles, répondit Gonzague; madame la princesse aurait pu pénétrer jusque chez le régent sans m'inquiéter le moins du monde... J'ai les titres... j'ai mieux que cela encore: j'ai ma liberté après avoir été accusé d'assassinat... accusé implicitement... j'ai pu manœuvrer pendant tout un jour... Le régent, sans le savoir, a fait de moi un géant... Palsambleu! l'heure est longue à s'écouler: j'ai hâte!

—Alors, fit Peyrolles humblement, monseigneur est bien sûr de triompher?

Gonzague ne répondit que par un orgueilleux sourire.

—En ce cas, insista Peyrolles, pourquoi cette convocation du ban et de l'arrière-ban?... J'ai rencontré dans votre salon tous nos gens en tenue de campagne, pardieu!

—Ils sont là par ordre, répliqua Gonzague.

—Craignez-vous donc une bataille?

—Chez nous, en Italie, fit Gonzague d'un ton léger, les plus grands capitaines ne négligent jamais d'assurer leurs derrières... Il peut y avoir un revers de médaille... ces messieurs sont mon arrière-garde... Ils attendent depuis longtemps?

—Je ne sais... Ils m'ont vu passer et ne m'ont point parlé.

—Quel air ont-ils?

—L'air de chiens battus ou d'écoliers aux arrêts.

—Personne ne manque?

—Personne, excepté Chaverny.

—Ami Peyrolles, dit Gonzague, pendant que tu étais en prison, il s'est passé quelque chose.. Si je voulais, tous tant que vous êtes, vous pourriez bien avoir un méchant quart d'heure...

—Si monseigneur daigne m'apprendre..., commença le factotum déjà tremblant.

—Il me fatiguerait de discourir deux fois, repartit Gonzague; je dirai cela devant tout mon monde.

—Vous plaît-il que je prévienne ces messieurs? demanda vivement Peyrolles.

Gonzague le regarda en dessous.

—Par la mort-Dieu! grommela-t-il, que tu aurais bonne envie de faire comme le corbeau de l'arche, n'est-ce pas?... Tu as flairé le roussi!... Je ne veux pas te livrer à la tentation.

Il sonna. Un domestique parut.

—Qu'on fasse entrer ces gentilshommes qui attendent, dit-il.

Puis, se tournant vers Peyrolles atterré, il ajouta:

—Je crois que c'est toi, ami, qui disais l'autre jour, dans la chaleur de ton zèle:—Monseigneur, nous vous suivrons au besoin jusqu'en enfer!... Nous sommes en route, faisons gaiement le chemin.


VIII

—Anciens gentilshommes.—

Il n'y avait pas beaucoup de variété parmi les affidés de M. le prince de Gonzague. Chaverny faisait tache au milieu d'eux; Chaverny avait eu pour le prince une parcelle de véritable dévouement.

Chaverny supprimé, restait son ami Navailles que les côtés brillants de Gonzague avaient quelque peu séduit, Choisy et Nocé, qui étaient gentilshommes de mœurs et d'habitude. Le reste n'avait écouté en s'attachant au prince que la voix de l'intérêt et de l'ambition.

Oriol, le gros petit traitant, Taranne, le baron de Batz et les autres auraient donné Gonzague pour moins de trente deniers.

Ce n'étaient point des scélérats; il n'y avait même, à vrai dire, aucun scélérat parmi eux. C'étaient des joueurs fourvoyés.

Si l'on plaide jamais ainsi devant vous la cause de quelque bon garçon, tenez vos mains sur vos goussets.

Gonzague les avait pris comme ils étaient. Ils avaient marché dans la voie de Gonzague, de gré d'abord, ensuite de force.

Le crime ne leur plaisait pas; mais c'était le danger qui, pour la plupart, les refroidissait.

Gonzague savait cela parfaitement. Il ne les eût point troqués pour de plus déterminés coquins. C'était précisément ce qu'il lui fallait.

Ils entrèrent tous à la fois. Ce qui les frappa d'abord, ce fut la triste mine du factotum et l'aspect hautain du maître. Depuis une heure qu'ils attendaient au salon, Dieu sait combien d'hypothèses avaient été mises sur le tapis. On avait examiné à la loupe la position de Gonzague. Quelques-uns étaient venus avec des idées de révolte, car la nuit précédente avait laissé de sinistres impressions dans les esprits; mais il n'était bruit à la cour que de la faveur du prince, parvenue à son apogée. Ce n'était pas le moment de tourner le dos au soleil.

D'autres rumeurs, il est vrai, se glissaient. La rue Quincampoix et la Maison d'or s'étaient énormément occupées aujourd'hui de M. de Gonzague. On disait que des rapports avaient été remis à Son Altesse Royale, et que, durant cette nuit d'orgie qui avait fini dans le sang, la muraille du pavillon avait été de verre.

Mais un fait dominait tout cela. La chambre ardente avait rendu son arrêt. Le chevalier Henri de Lagardère était condamné à mort.

Personne, parmi ces messieurs, n'était sans connaître un peu l'histoire du passé. Il fallait que ce Gonzague fût bien puissant!...

Choisy avait apporté une étrange nouvelle. Ce matin même, le marquis de Chaverny avait été arrêté en son hôtel, et placé dans un carrosse escorté par un exempt et des gardes: voyage connu qui vous faisait arriver à la Bastille, au moyen d'un passe-port nommé lettre de cachet.

On n'avait pas beaucoup parlé de Chaverny, parce que chacun était là pour soi. D'ailleurs, chacun se défiait de son voisin.

Mais le sentiment général ne pouvait être méconnu: c'était une fatigue découragée et un grand dégoût. On voulait s'arrêter sur la pente; et, parmi les affidés de Gonzague, il n'y en avait peut-être pas un qui ne vînt le soir avec l'arrière-pensée de rompre le pacte.

Peyrolles avait dit vrai: ils étaient littéralement en équipage de campagne: bottés, éperonnés, portant épée de combat et jaquettes de voyage.

Gonzague, en les convoquant, avait exigé cette tenue, et cela n'entrait pas pour peu dans les répugnances inquiètes qui les agitaient.

—Mon cousin, dit Navailles qui entrait le premier, nous voici à vos ordres encore une fois.

Gonzague lui fit un signe de tête souriant et protecteur.

Les autres saluèrent avec les démonstrations accoutumées de respect.

Gonzague ne les invita point à s'asseoir. Son regard fit le tour du cercle.

—C'est bien, dit-il du bout des lèvres; je vois qu'il ne manque personne.

—Il manque Albret, répondit Nocé, Gironne et Chaverny.

Il se fit un silence, parce que chacun attendait la réplique du maître.

Les sourcils de Gonzague se froncèrent légèrement.

—M. de Gironne et Albret ont fait leur devoir, prononça-t-il avec sécheresse.

—Peste! fit Navailles; l'oraison funèbre est courte, mon cousin... Nous ne sommes sujets que du roi.

—Quant à M. de Chaverny, reprit Gonzague, il avait le vin scrupuleux... je l'ai cassé aux gages.

—Monseigneur veut-il bien nous dire, demanda Navailles, ce qu'il entend par ces mots: cassé aux gages?... On nous a parlé de la Bastille...

—La Bastille est longue et large, murmura le prince dont le sourire se fit cruel; il y a place pour bien d'autres...

Oriol eût donné, en ce moment, sa noblesse toute jeune, sa chère noblesse, et la moitié des actions qu'il avait, et l'amour de mademoiselle Nivelle par-dessus le marché, pour s'éveiller de ce cauchemar.

M. de Peyrolles tenait le coin de la cheminée, immobile, chagrin, muet.

Navailles consulta du regard ses compagnons.

—Messieurs, reprit tout à coup Gonzague qui changea de ton, je vous engage à ne point vous occuper de M. de Chaverny ou de quelque autre que ce soit... Vous avez affaire... songez à vous-mêmes, si vous m'en croyez.

Il promenait à la ronde son regard qui faisait baisser les yeux.

—Mon cousin, dit Navailles à voix basse, chacune de vos paroles semble une menace...

—Mon cousin, répliqua Gonzague, mes paroles sont toutes simples... Ce n'est pas moi qui menace, c'est le sort.

—Que se passe-t-il donc? demandèrent plusieurs voix à la fois.

—Peu de chose... La fin d'une partie se joue... j'ai besoin de toutes mes cartes.

Comme le cercle se rétrécissait involontairement, Gonzague les mit à distance d'un geste quasi royal, et se posa, le dos au feu, dans une attitude d'orateur.

—Le tribunal de famille s'assemble ce soir, dit-il, et Son Altesse Royale en sera le président.

—Nous savons cela, monseigneur, dit Taranne; et nous avons été d'autant plus étonnés de la tenue que vous nous avez fait prendre... On ne se présente pas ainsi devant une pareille assemblée.

—C'est juste, fit Gonzague; aussi n'ai-je pas besoin de vous au tribunal.

Un cri d'étonnement s'échappa de toutes les poitrines. On se regarda, et Navailles dit:

—S'agit-il donc encore de coups d'épée?

—Peut-être, répondit Gonzague.

—Monseigneur, prononça résolûment Navailles, je ne parle que pour moi...

—Ne parlez pas même pour vous, cousin, interrompit Gonzague; vous avez posé le pied sur un point glissant... Je n'aurais même pas besoin de vous pousser pour que vous fissiez la culbute, je vous préviens de cela; il suffit que je cesse de vous tenir par la main... Si vous tenez cependant à parler, Navailles, attendez que je vous aie montré clairement notre situation à tous.

—J'attendrai que monseigneur se soit expliqué, murmura le jeune gentilhomme;—mais je le préviens, moi aussi, que nous avons réfléchi depuis hier.

Gonzague le regarda un instant d'un air de compassion, puis il sembla se recueillir.

—Je n'ai pas besoin de vous au tribunal, dit-il pour la seconde fois;—j'ai besoin de vous ailleurs... les habits de cour et les rapières de parade ne valent rien pour ce qui nous reste à faire... On a prononcé une condamnation à mort... mais vous savez le proverbe espagnol: Entre la coupe et les lèvres... entre la hache et le cou... Là-bas, le bourreau attend un homme...

—M. de Lagardère?... interrompit Nocé.

—Ou moi! prononça froidement M. de Gonzague.

—Vous!... vous! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts.

Peyrolles se leva, épouvanté.

—Ne tremblez pas! reprit le prince qui mit plus de fierté dans son sourire;—ce n'est pas le bourreau qui a le choix... mais avec un pareil démon... je parle de Lagardère,—qui a su se faire des alliés puissants du fond même de son cachot... je ne connais qu'une sécurité, c'est la terre, épaisse de six pieds, qui recouvrira son cadavre... Tant qu'il sera vivant, les bras enchaînés, mais l'esprit libre... tant que sa bouche pourra s'ouvrir et sa langue parler... nous devons avoir une main à l'épée, un pied à l'étrier... et tenir bien nos têtes!

—Nos têtes! répéta Nocé qui se redressa.

—Par le ciel! s'écria Navailles, c'en est trop, monseigneur!... Tant que vous avez parlé pour vous...

—Ma foi! grommela Oriol, le jeu se gâte... je n'en suis plus!

Il fit un pas vers la porte de sortie.—La porte était ouverte, et, dans le vestibule qui précédait la grand'salle de Nevers, on voyait des gardes-françaises en armes.

Oriol recula. Taranne ferma la porte.

—Ceci ne vous regarde pas, messieurs, dit Gonzague,—rassurez-vous... ces braves sont là pour M. le régent... et pour sortir d'ici, vous ne passerez point par le vestibule... J'ai dit nos têtes... et cela semble vous offenser...

—Monseigneur, interrompit Navailles,—vous dépassez le but... ce n'est pas par la menace qu'on peut arrêter des gens comme nous... Nous avons été vos fidèles amis tant qu'il s'est agi de suivre une route où peuvent marcher des gentilshommes... maintenant, il paraît que c'est affaire à Gautier Gendry ou à ses estafiers... Adieu, monseigneur...

—Adieu, monseigneur! répéta le cercle tout d'une voix.

Gonzague se prit à rire avec amertume.

—Et toi aussi, mons Peyrolles! dit-il en voyant le factotum se glisser parmi les fugitifs;—oh! que je vous avais bien jugés, mes maîtres!... Çà! mes fidèles amis, comme dit M. de Navailles, un mot encore... Où allez-vous?... faut-il vous dire que cette porte est pour vous le droit chemin de la Bastille?

Navailles touchait déjà le bouton. Il s'arrêta et mit la main à son épée.

Gonzague riait. Il avait les bras croisés sur sa poitrine et restait seul calme au milieu de toutes ces mines effarées.

—Ne voyez-vous pas, reprit-il en les couvrant tous et chacun d'eux de son dédaigneux regard,—ne voyez-vous pas que je vous attendais là, honnêtes gens que vous êtes?... Ne vous a-t-on pas dit que j'avais eu le régent à moi tout seul depuis huit heures jusqu'à midi?... N'avez-vous pas su que le vent de la faveur souffle sur moi, fort comme la tempête... si fort qu'il me brisera peut-être, mais vous avant moi, mes fidèles, je vous le jure?... Si c'est aujourd'hui mon dernier jour de puissance, je n'ai rien à me reprocher, j'ai bien employé mon dernier jour!... Vos noms, tous vos noms forment une liste; la liste est sur le bureau de M. de Machault... que je dise un mot; cette liste ne contient que des noms de grands seigneurs... un autre mot, cette liste est toute composée de noms de proscrits!...

—Nous en courrons la chance! dit Navailles.

Mais ceci fut prononcé d'une voix faible, et les autres gardèrent le silence.

—Nous vous suivrons! nous vous suivrons, monseigneur! continua Gonzague, répétant les paroles dites quelques jours auparavant;—nous vous suivrons docilement, aveuglément, vaillamment!... nous formerons autour de vous un bataillon sacré... Qui fredonnait cette chanson dont tous les traîtres savent l'air?... Était-ce vous ou moi?... Au premier souffle de l'orage, je cherche en vain un soldat, un seul soldat de la phalange sacrée... Où êtes-vous, mes fidèles?... En fuite?... Pas encore!... Par la mort-Dieu!... je suis derrière vous et j'ai mon épée pour la mettre dans le ventre des fuyards. Silence, mon cousin de Navailles! s'interrompit-il tout à coup au moment où celui-ci ouvrait la bouche pour parler; je n'ai plus ce qu'il faut de sang-froid pour écouter vos rodomontades... Vous vous êtes donnés à moi tous, librement et complétement... je vous ai pris... je vous garde... Ah! ah!... c'en est trop, dites-vous... ah! ah! nous dépassons le but... ah! ah! il nous faudra choisir des sentiers tout exprès pour que vous y vouliez bien marcher, mes gentilshommes... Ah! ah! vous me renvoyez à Gautier Gendry, vous, Navailles, qui vivez de moi, vous, Taranne, gorgé de mes bienfaits; vous, Oriol, bouffon qui grâce à moi passez pour un homme... Vous tous enfin, mes clients, mes créatures,—mes esclaves,—puisque vous vous êtes vendus, et puisque je vous ai achetés.

Il dépassait les plus hauts de la tête, et ses yeux lançaient des éclairs.

—Ce ne sont pas vos affaires! reprit-il d'une voix plus pénétrante;—vous m'engagez à parler pour moi-même... je vous jure Dieu, moi, mes vertueux amis, que ce sont vos affaires,—la plus grave et la plus grosse de vos affaires...—votre unique affaire en ce moment... Je vous ai donné part au gâteau, vous y avez mordu avidement... Tant pis pour vous si le gâteau était empoisonné!... Tant pis pour vous! votre bouchée ne sera pas moins amère que la mienne!... Ceci est de la haute morale ou je n'y connais rien, n'est-ce pas, baron de Batz, rigide philosophe?... vous vous êtes cramponnés à moi, pourquoi? apparemment pour monter aussi haut que moi? montez donc, par la mort-Dieu! montez! avez-vous le vertige?... montez, montez encore... montez jusqu'à l'échafaud!

Il y eut un frisson général. Tous les yeux étaient fixés sur le visage effrayant de Gonzague.

Oriol, dont les jambes tremblaient en se choquant, répéta malgré lui le dernier mot du prince: L'échafaud!

Gonzague le foudroya par un regard d'indicible mépris.

—Toi, vilain, la corde! dit-il durement.

Puis se tournant vers Navailles, Choisy et les autres qu'il salua ironiquement:

—Mais vous, messieurs, reprit-il,—vous qui êtes gentilshommes...

Il n'acheva pas. Il s'arrêta un instant à les regarder. Puis, comme si son mépris eût débordé tout à coup:

—Gentilshommes! s'écria-t-il;—gentilhomme, toi, Nocé, fils de bon soldat, courtier d'actions!... Gentilhomme, Montaubert! Gentilhomme aussi Navailles! Gentilhomme pareillement, M. le baron de Batz...

—Sacrament'! grommela ce dernier.

—La paix, grotesque!... Mes gentilshommes, je vous défie de vous regarder, non pas sans rire comme les augures de Rome antique, mais sans rougir jusqu'au blanc des yeux!... Gentilshommes, vous?... Oui, avant-hier, à peu près... vos écussons n'avaient que des éclaboussures... hier, un peu moins: il y avait de larges taches à votre blason... mais en revanche, financiers habiles... plus prompts à la plume qu'à l'épée... Ce soir...

Son visage changea. Il marcha sur eux lentement.—Il n'y en eut pas un qui ne fît un pas en arrière.

—Ce soir, prononça-t-il en baissant la voix,—la nuit n'est pas encore assez sombre pour cacher vos pâleurs... regardez-vous les uns les autres, frémissants, inquiets... pris comme dans un piége entre ma victoire et ma défaite... ma victoire, qui lave les souillures de vos armoiries; ma défaite, qui vous mène amuser les badauds en place de Grève... regardez-vous, vos costumes valent vos figures... Qui êtes-vous? des gentilshommes... non!.... des bandits... c'est moi qui vous le dis: moi, votre capitaine!

Il était arrivé en face de la porte conduisant au vestibule où étaient les gardes du régent.

Il toucha le bouton à son tour.

—J'ai dit, prononça-t-il froidement;—le repentir expie tout, et vous me semblez pris de chrétiennes pensées... Gentilshommes ou bandits, vous pouvez vous faire martyrs en passant le seuil de cette porte... Voulez-vous que je l'ouvre?

—Que faut-il faire, monseigneur? demanda Montaubert le premier.

Gonzague les toisa les uns après les autres.

—Un seul a parlé, dit-il,—les autres sont-ils prêts?

—Tous prêts..., murmura Taranne.

—Vous aussi, mon cousin de Navailles? demanda Gonzague.

—Que monseigneur ordonne, répliqua celui-ci, pâle et les yeux baissés.

Gonzague lui tendit la main, et s'adressant à tous du ton d'un père qui gourmande à regret ses enfants:

—Fous que vous êtes! dit-il; vous êtes au port et vous alliez sombrer, faute d'un dernier coup d'aviron!... Écoutez-moi et repentez-vous... quel que soit le sort de la bataille, je vous ai sauvegardés d'avance: demain, les premiers à Paris, ou chargés d'or et pleins d'espérances sur la route d'Espagne!... Le roi Philippe nous attend, et qui sait si Alberoni n'abaissera pas les Pyrénées dans un tout autre sens que ne l'entendait Louis XIV?... A l'heure où je vous parle, s'interrompit-il en consultant sa montre, Lagardère quitte la prison du Châtelet pour se diriger vers la Bastille où doit s'accomplir le dernier acte du drame... mais il n'ira pas tout droit... sa sentence porte qu'il fera amende honorable au tombeau de Nevers... Nous avons contre nous une ligue composée de deux femmes et d'un prêtre... vos épées ne peuvent rien contre cela!... non... Une troisième femme, dona Cruz, flotte entre deux, je le crois du moins... elle veut bien être grande dame, mais elle ne veut pas qu'il arrive malheur à son amie.—Pauvre instrument qui sera brisé!—Les deux femmes sont madame la princesse de Gonzague et sa prétendue fille Aurore... Il me fallait cette Aurore, aussi ai-je laissé aller le complot qui nous la livre... Voici le complot: la mère, la fille et le prêtre attendent Lagardère à l'église Saint-Magloire... La fille a pris le costume des épousées... j'ai deviné—vous l'eussiez fait à ma place—qu'il s'agit de quelque comédie pour surprendre la clémence du régent... un mariage in extremis, puis la vierge veuve venant se jeter aux pieds de Son Altesse Royale... Il ne faut pas que cela soit.. Première moitié de votre tâche.

—Cela est facile, dit Montaubert;—il suffit d'empêcher la comédie de se jouer.

—Vous serez là, et vous défendrez la porte de l'église: seconde moitié de la besogne: supposons que la chance tourne et que nous soyons obligés de fuir... j'ai de l'or, assez pour vous tous: à cet égard, je vous engage ma parole... j'ai l'ordre du roi qui nous ouvrira toutes les barrières.

—Il déploya le brevet et montra la signature de Voyer-d'Argenson.

—Mais il me faut davantage, continua-t-il;—il faut que nous emportions avec nous notre rançon vivante, notre otage...

—Aurore de Nevers? firent plusieurs voix.

—Entre elle et vous, il n'y aura qu'une porte d'église!

—Mais, derrière cette porte, dit Montaubert,—si la chance a tourné... Lagardère sans doute!

—Et moi devant Lagardère! prononça solennellement Gonzague.

Il toucha son épée d'un geste violent.

L'heure est venue d'en appeler à ceci! reprit-il; ma lame vaut la sienne, messieurs... elle est trempée dans le sang de Nevers!

Peyrolles détourna la tête. Cet aveu, fait à haute voix, lui prouvait trop que son maître brûlait ses vaisseaux.

On entendit un grand bruit du côté du vestibule, et les huissiers crièrent:—Le régent! le régent!

Gonzague ouvrit la porte de la bibliothèque.

—Messieurs, dit-il en serrant les mains de ceux qui l'entouraient, du sang-froid; dans une demi-heure, tout sera fini... Si les choses vont bien, vous n'avez qu'à empêcher l'escorte de franchir les degrés de l'église... appelez-en à la foule au besoin, et criez: Sacrilége!... c'est un de ces mots qui ne manquent jamais leur effet... Si les choses vont mal... faites bien attention à ceci!... du cimetière où vous allez m'attendre, on aperçoit les croisées de la grand'salle... ayez toujours l'œil sur ces croisées... quand vous aurez vu un des flambeaux se lever et s'abaisser trois fois, forcez les portes... attaquez... une minute après le signal donné, je serai au milieu de vous... Est-ce bien convenu?

—C'est bien convenu, répondit-on.

—Suivez donc Peyrolles, qui sait le chemin, messieurs, et gagnez le cimetière par le jardin de l'hôtel.

Ils sortirent.

Gonzague, resté seul, s'essuya le front.

—Homme ou diable! grommela-t-il; ce Lagardère y passera!

Il traversait la chambre pour gagner le vestibule.

—Belle partie pour ce petit aventurier! dit-il en s'arrêtant devant une glace; une tête d'enfant trouvé contre la tête d'un prince!... allons tirer cette loterie!

Derrière la porte fermée de l'église Saint Magloire, madame la princesse de Gonzague soutenait sa fille habillée de blanc, portant le voile d'épousée et la couronne de fleurs d'oranger.

Le prêtre avait ses habits sacerdotaux.

Dona Cruz agenouillée priait.

Dans l'ombre on voyait trois hommes armés.

Sept heures sonnèrent à l'horloge de l'église, et l'on entendit au loin le glas de la Sainte Chapelle qui annonçait le départ du condamné.

La princesse sentit son cœur se briser. Elle regarda Aurore plus blanche qu'une statue de marbre. Aurore avait un calme sourire autour de ses lèvres.

—Voici l'heure, ma mère, dit-elle.

La princesse la baisa au front.

—Il faut nous quitter, murmura-t-elle; je le sais... mais il me semblait que tu étais en sûreté, tant que ta main restait dans la mienne.

—Madame, dit dona Cruz, nous veillerons sur elle... M. le marquis de Chaverny a promis de mourir en la défendant.

—Apapur! grommela l'un des trois hommes; la pécaïre ne fait pas même mention de nous, mon bon!

La princesse, au lieu de gagner la porte tout droit, vint jusqu'au groupe formé par Chaverny, Cocardasse et Passepoil.

—Sandiéou! dit le Gascon sans la laisser parler; voici un petit gentilhomme qui est un diable quand il veut... Il combattra sous les yeux de sa belle... nous autres, c'ta couquin de Passepoil et moi, nous nous ferons tuer pour Lagardère; c'est entendu, capédébiou! allez à vos affaires...


IX

—Le mort parle.—

La grand'salle de l'hôtel de Gonzague resplendissait de lumières. On entendait dans la cour les chevaux des hussards de Savoie; le vestibule était plein de gardes françaises; le marquis de Bonnivet avait la garde des portes. On voyait que le régent avait voulu donner à cette solennité de famille tout l'éclat, toute la gravité possible.

Les siéges alignés sur l'estrade étaient occupés comme l'avant-veille: les mêmes dignitaires, les mêmes magistrats, les mêmes grands seigneurs.

Seulement, derrière le fauteuil de M. de Lamoignon, le régent s'asseyait sur une sorte de trône.—Le Blanc, Voyer-d'Argenson et le comte de Toulouse, gouverneur de Bretagne, étaient autour de lui.

La position des parties avait changé. Quand madame la princesse fit son entrée, on la plaça auprès du cardinal de Bissy, qui siégeait maintenant à droite de la présidence;—au contraire, M. de Gonzague s'assit devant une table, éclairée par deux flambeaux, à l'endroit même où se trouvait deux jours auparavant le fauteuil de sa femme.

Placé ainsi, Gonzague se trouvait adossé à la draperie masquant la porte dérobée par où le bossu était entré lors de la première séance.

Cette porte, dont les ordonnateurs de la cérémonie ignoraient l'existence, n'avait point de gardes.

Il va sans dire que les aménagements commerciaux dont l'injure déshonorait naguère cette vaste et noble enceinte avait complétement disparu. Grâce aux draperies et aux tentures, on n'en découvrait la trace nulle part.

M. le prince de Gonzague, entré avant sa femme salua respectueusement le président et l'assemblée. On remarqua que Son Altesse Royale lui répondit par un signe de tête tout familier.

Ce fut le comte de Toulouse, fils de Louis XIV, qui alla prendre madame la princesse à la porte: ceci sur l'ordre du régent.

Le régent lui-même fit trois ou quatre pas à sa rencontre et lui baisa la main.

—Votre Altesse Royale, dit la princesse, n'a pas daigné me recevoir...

Elle s'arrêta en voyant le regard étonné que le duc d'Orléans relevait sur elle.

Gonzague les suivait du coin de l'œil et faisait mine de se donner tout entier au classement des papiers déposés par lui sur la table.—Parmi ces papiers, il y avait un large pli de parchemin scellé de trois sceaux pendants.

—Votre Altesse Royale, dit encore la princesse, n'a point daigné non plus prendre mon message en considération.

—Quel message?... demanda tout bas le duc d'Orléans.

Le regard de madame de Gonzague se tourna malgré elle vers son mari.

—Madame, dit précipitamment le régent, voyant qu'elle allait parler; rien n'est fait; tout reste en l'état... agissez sans crainte, selon la dignité de votre conscience... Entre vous et moi, personne ne peut se placer désormais.

Puis, élevant la voix et prenant congé:

—C'est un grand jour pour vous, madame... et ce n'est pas seulement à cause de notre cousin de Gonzague que nous avons voulu assister à cette assemblée de famille... l'heure de la vengeance a sonné pour Nevers: son meurtrier va mourir...

—Ah! monseigneur!... voulut interrompre la princesse.

Le régent la conduisit à son siége.

—Tout ce que vous demanderez, murmura-t-il rapidement, je vous l'accorderai. Prenez place, messieurs, je vous prie, ajouta-t-il tout haut.

Il regagna son fauteuil. Le président de Lamoignon lui glissa quelques mots à l'oreille.

—Les formes, répondit Son Altesse Royale, je suis fort ami des formes... Tout se passera suivant les formes... et j'espère que nous allons saluer enfin la véritable héritière de Nevers!

Ce disant, il s'assit et se couvrit, laissant la direction du débat au premier président.

Celui-ci donna la parole à M. de Gonzague.—Il y avait une chose étrange.—Le vent soufflait du midi. De temps en temps, le glas qu'on sonnait à la Sainte-Chapelle arrivait tout à coup plaintif et semblait tinté dans l'antichambre.

On entendait aussi comme une vague rumeur au dehors. Le glas avait appelé la foule et la foule était à son poste dans les rues.

Quand Gonzague se leva pour parler, le glas sonna si fort qu'il y eut un silence forcé de quelques secondes.—Au dehors, la foule cria pour fêter le glas.

—Monseigneur et messieurs, dit Gonzague, ma vie a toujours été au grand jour... les sourdes menées ont beau jeu contre moi: je ne les évente jamais, parce qu'il me manque un sens... celui de la ruse... Vous m'avez vu tout récemment chercher la vérité avec une sorte de passion... cette belle ardeur s'est un peu refroidie... Je me lasse des accusations qui s'accumulent contre moi dans l'ombre... je me lasse de rencontrer toujours sur mon chemin l'aveugle soupçon ou la calomnie abjecte et lâche... J'ai présenté ici celle que j'affirmais... que j'affirme encore et de plus en plus être la véritable héritière de Nevers... Je la cherche en vain à la place où elle devrait s'asseoir... Son Altesse Royale sait que je me suis démis depuis ce matin du soin de sa tutelle... qu'elle vienne ou ne vienne point, peu m'importe... je n'ai plus qu'un souci, c'est de montrer à tous de quel côté se trouvaient la bonne foi, l'honneur, la grandeur d'âme dans cette affaire.

Il prit sur la table le parchemin plié, et ajouta en le tenant à la main:

—J'apporte la preuve indiquée par madame la princesse elle-même: la feuille arrachée au registre de la chapelle de Caylus... Elle est là, sous ce triple cachet... Comme je dépose mes titres, que madame la princesse veuille bien déposer les siens.

Il se rassit après avoir salué une seconde fois l'assemblée.

Quelques chuchotements eurent lieu sur les gradins.—Gonzague n'avait plus ces chaudes approbations de l'autre séance.

Mais quel besoin?—Gonzague ne demandait rien, sinon à faire preuve de loyauté.

Or, la preuve était là, sur la table,—la preuve matérielle et que nul ne pouvait récuser.

—Nous attendons, dit le régent, qui se pencha entre le président de Lamoignon et le maréchal de Villeroi; nous attendons la réponse de madame la princesse.

—Si madame la princesse avait bien voulu me confier ses moyens..., dit le cardinal de Bissy.

Aurore de Caylus se leva.

—Monseigneur, dit-elle, j'ai ma fille et j'ai les preuves de sa naissance... Regardez-moi, vous tous qui avez vu mes larmes, et vous comprendrez à ma joie que j'ai retrouvé mon enfant.

—Ces preuves dont vous parlez, madame..., commença le président de Lamoignon.

—Ces preuves seront soumises au conseil, interrompit la princesse, aussitôt que Son Altesse Royale aura accordé la requête que la veuve de Nevers lui a humblement présentée.

—La veuve de Nevers, répondit le régent, ne m'a jusqu'ici présenté aucune requête.

La princesse tourna vers Gonzague son regard assuré.

—C'est une grande et belle chose que l'amitié, dit-elle; depuis deux jours tous ceux qui s'intéressent à moi me répètent: «N'accusez pas votre mari... n'accusez pas votre mari...» Cela signifie sans doute qu'une illustre amitié fait à M. le prince un rempart impénétrable... Je n'accuserai donc point... mais je dirai que j'ai adressé à Son Altesse Royale une humble supplication... et qu'une main... je ne sais laquelle... a détourné mon message.

Gonzague laissait errer autour de ses lèvres un sourire calme et résigné.

—Que réclamiez-vous de nous, madame? demanda le régent.

—J'en appelais, monseigneur, répliqua la princesse, à une autre amitié... je n'accusais pas: j'implorais... Je disais à Votre Altesse Royale que l'amende honorable au tombeau ne suffisait point...

La physionomie de Gonzague changea.

—Je disais à Votre Altesse Royale, poursuivit la princesse, qu'il y avait une autre amende honorable plus large, plus digne, plus complète... et je la suppliais d'ordonner qu'ici même, en l'hôtel de Nevers, où nous sommes, devant le chef de l'État, devant cette illustre assemblée, le condamné entendît, à genoux, lecture de son arrêt...

Gonzague fut obligé de fermer à demi ses paupières pour cacher l'éclair qui jaillissait de ses yeux.

La princesse mentait. Gonzague le savait bien puisqu'il avait la lettre dans sa poche.

La lettre écrite au régent et interceptée par lui-même, Gonzague.

Dans cette lettre, la princesse affirmait au régent l'innocence de Lagardère et s'en portait garante solennellement.

Pourquoi ce mensonge? Quelle batterie se masquait derrière ce stratagème audacieux?

Pour la première fois de sa vie, Gonzague eut dans les veines ce froid que donne le danger terrible et inconnu. Il sentait sous ses pieds une mine prête à éclater. Mais il ne savait pas où la chercher pour en prévenir l'explosion.

L'abîme était là, mais où? Il faisait nuit, chaque pas pouvait le précipiter au fond.

Chaque mouvement pouvait le trahir. Il devinait tous les regards fixés sur lui.

Un effort puissant lui garda son calme. Il attendit.

—C'est chose inusitée, dit le président de Lamoignon.

Gonzague eût voulu se jeter à son cou.

—Quels motifs madame la princesse peut-elle donner?... commença le maréchal de Villeroi.

—Je m'adresse à Son Altesse Royale, interrompit madame de Gonzague; la justice a mis vingt ans à trouver le meurtrier de Nevers... la justice doit bien quelque chose à la victime qui attendit si longtemps sa vengeance... Mademoiselle de Nevers, ma fille, ne peut entrer dans cette maison qu'après cette satisfaction hautement rendue... et moi, je me refuse à toute joie tant que je n'aurai pas vu l'œil sévère de nos aïeux regarder du haut de ces cadres de famille le coupable humilié, vaincu, châtié.

Il y eut un silence. Le président de Lamoignon secoua la tête en signe de refus.

Mais le régent n'avait pas encore parlé, le régent semblait réfléchir.

—Qu'attend-elle de la présence de cet homme? se demandait Gonzague.

La sueur froide perçait sous ses cheveux. Il en était à regretter la présence de ses affidés.

—Quelle est, sur ce sujet, l'opinion de M. le prince de Gonzague? interrogea tout à coup le duc d'Orléans.

Gonzague, comme pour préluder à sa réponse, appela sur ses lèvres un sourire plein d'indifférence.

—Si j'avais une opinion, répliqua-t-il, et pourquoi aurais-je une opinion sur ce bizarre caprice?... j'aurais l'air de refuser un contentement à madame la princesse... Sauf le retard apporté à l'exécution de l'arrêt, je ne vois ni avantage ni inconvénient à lui accorder sa demande.

—Il n'y aura pas de retard, dit la princesse qui sembla prêter l'oreille aux bruits du dehors.

—Savez-vous où prendre le condamné? demanda le duc d'Orléans.

—Monseigneur..., voulut protester le président de Lamoignon.

—En transgressant légèrement la forme, monsieur, repartit le régent avec sécheresse et vivacité, on peut parfois amender le fond.

La princesse, au lieu de répondre à la question de Son Altesse Royale, avait étendu la main vers la fenêtre.

Au dehors une clameur sourde s'élevait:

—Le condamné n'est pas loin! murmura Voyer-d'Argenson.

Le régent appela le marquis de Bonnivet et lui dit quelques mots à voix basse. Bonnivet s'inclina et sortit.

La princesse avait repris son siége.

Gonzague promenait sur l'assemblée un regard qu'il croyait tranquille, mais ses lèvres tremblaient et ses yeux le brûlaient.

On entendit un bruit d'armes dans le vestibule.

Chacun se leva involontairement, tant était grande la curiosité inspirée par cet aventurier hardi, dont l'histoire avait fait depuis la veille le texte de toutes les conversations.

Quelques-uns l'avaient aperçu à la fête du régent, lorsque Son Altesse Royale avait brisé son épée, mais, pour la plupart, c'était un inconnu.

Quand la porte s'ouvrit et qu'on le vit, beau comme le Christ, entouré de soldats et les mains liées sur sa poitrine, il y eut un long murmure.

Le régent avait toujours les yeux fixés sur Gonzague. Gonzague ne broncha pas.

Lagardère fut amené jusqu'au pied du tribunal.

Le greffier suivait avec l'arrêt qui, selon la forme, aurait dû être lu, partie devant le tombeau de Nevers pour la mutilation du poignet, partie à la Bastille pour l'exécution capitale.

—Lisez, ordonna le régent.

Le greffier déroula son parchemin. L'arrêt portait en substance:

«.... Ouïs, l'accusé, les témoins, l'avocat du roi, vues les preuves et procédures, la chambre condamne le sieur Henri de Lagardère, se disant chevalier, convaincu de meurtre commis sur la personne de haut et puissant prince, Philippe de Lorraine, Elbeuf, duc de Nevers, 1o à l'amende honorable, suivie de la mutilation par le glaive au pied de la statue dudit prince et seigneur Philippe, duc de Nevers, en le cimetière de la paroisse Saint-Magloire; 2o à ce que la tête dudit sieur de Lagardère soit tranchée de la main du bourreau en le préau des chartres-basses de la Bastille... etc.»

Le greffier ayant achevé passa derrière les soldats.

—Avez-vous satisfaction, madame? demanda le régent à la princesse.

Celle-ci se leva d'un mouvement si violent, que Gonzague l'imita sans avoir conscience de ce qu'il faisait.

On eût dit un homme qui se met en garde pour recevoir un choc impétueux.

—Parlez, Lagardère! s'écria la princesse en proie à une indicible exaltation; parle, mon fils!

Ce fut comme si l'assemblée eût reçu une commotion électrique.

Chacun attendit quelque chose d'extraordinaire et d'inouï.

Le régent était debout. Le sang lui montait aux joues.

—Est-ce que tu trembles, Philippe? dit-il en dévorant des yeux Gonzague.

—Non, par la mort-Dieu! répliqua le prince qui se campa insolemment; ni aujourd'hui, ni jamais!

Le régent se retourna vers Lagardère et dit:

—Parlez!

—Monseigneur, prononça le condamné d'une voix sonore et calme; la sentence qui me frappe est sans appel... Vous n'avez pas même le droit de faire grâce... et moi, je ne veux pas de grâce... mais vous avez le devoir de faire justice: je veux justice!

C'était miracle de voir toutes ces têtes de vieillards attentives et avides, tous ces cheveux blancs frémir.

Le président de Lamoignon, ému malgré lui, car il y avait dans le contraste de ces deux visages, celui de Lagardère et celui de Gonzague, je ne sais quel enseignement prodigieux, le président de Lamoignon laissa tomber comme malgré lui ces paroles:

—Pour réformer l'arrêt d'une chambre ardente, il faut l'aveu du coupable.

—Nous aurons l'aveu du coupable, répondit Lagardère.

—Hâte-toi donc, l'ami! fit le régent; j'ai hâte.

Lagardère reprit:

—Moi aussi, monseigneur... souffrez cependant que je vous dise: tout ce que je promets, je le tiens... j'avais juré sur l'honneur de mon nom que je rendrais à madame de Gonzague l'enfant qu'elle m'avait confié... au péril de ma vie, je l'ai fait!

—Et sois béni, mille fois! murmura Aurore de Caylus.

—J'avais juré, poursuivit Lagardère, de me livrer à votre justice après vingt-quatre heures de liberté... à l'heure dite, j'ai rendu mon épée.

—C'est vrai, fit le régent; depuis cela, j'ai l'œil sur toi et sur d'autres!

Les dents de Gonzague grincèrent dans sa bouche. Il pensa:

—Le régent lui-même était du complot!

—En troisième lieu, ajouta Lagardère, j'avais juré que je ferais éclater mon innocence devant tous en démasquant le vrai coupable... me voici: je vais accomplir mon dernier serment!

—Monseigneur, dit en ce moment Gonzague, la comédie a trop duré, ce me semble.

—On ne vous a pas encore accusé, ce me semble, interrompit le régent.

—Une accusation sortant de la bouche de ce fou...

—Ce fou va mourir... la parole des mourants est sacrée.

—Si vous ne savez pas encore ce que vaut la sienne, monseigneur, je me tais... mais, croyez-moi, tous tant que nous sommes, nous autres, les grands, les nobles, les seigneurs, les princes, les rois, nous nous asseyons sur des trônes dont le pied s'en va chancelant... Il est d'un dangereux et fâcheux exemple le passe-temps que Votre Altesse Royale se donne aujourd'hui... Souffrir qu'un pareil misérable...

Lagardère se tourna lentement vers lui.

—Souffrir qu'un pareil misérable vienne en face de moi, prince souverain, sans témoins ni preuves...

Lagardère fit un pas vers lui et dit:

—J'ai mes témoins, j'ai mes preuves!

—Où sont-ils vos témoins?... s'écria Gonzague, dont le regard fit le tour de la salle.

—Ne cherchez pas! répondit le condamné; ils sont deux, mes témoins... le premier est ici: c'est vous!...

Gonzague essaya un rire de pitié, mais son effort ne produisit qu'une effrayante convulsion.

—Le second, poursuivit Lagardère dont l'œil fixe et froid enveloppait le prince comme un réseau, le second est dans la tombe.

—Ceux qui sont dans la tombe ne parlent pas! dit Gonzague.

—Ils parlent quand Dieu le veut! répliqua Lagardère.

Autour d'eux, un silence profond se faisait, un silence qui serrait le cœur et glaçait les veines.

Ce n'était pas le premier venu qui aurait pu faire taire dans toutes ces âmes le scepticisme moqueur. Neuf sur dix eussent provoqué le rire méprisant et incrédule dès le début de cette plaidoirie qui semblait chercher ses moyens par delà les limites de l'ordre naturel. L'époque était au doute; le doute régnait en maître, soit qu'il se fît frivole, spirituel, évaporé, pour donner le ton aux entretiens de salon, soit qu'il s'affublât de la robe doctorale pour se guinder à la hauteur d'une opinion philosophique.

Les fantômes vengeurs, les tombes ouvertes, les sanglants linceuls qui avaient épouvanté les siècles passés, faisaient rire maintenant à gorge déployée.

Mais c'était Lagardère qui parlait. L'acteur fait le drame. Cette voix grave allait remuer jusqu'au fond des cœurs les fibres mortes ou engourdies. La grande, la noble beauté de ce pâle visage glaçait le rire sur toutes les lèvres. On avait peur de ce regard absorbant sous lequel Gonzague fasciné se tordait.

Celui-là pouvait défier la mode railleuse du haut de sa passion puissante et tragique... celui-là pouvait évoquer des fantômes en plein XVIIIe siècle, devant la cour du régent, devant le régent lui-même!

Il n'y avait là personne qui pût se soustraire à la solennelle épouvante de cette lutte, personne!

Toutes les bouches étaient béantes, toutes les oreilles tendues; quand Lagardère faisait une pause, le souffle de toutes ces poitrines oppressées rendait un long murmure.

—Voici pour les témoins, reprit Lagardère; le mort parlera; j'ai fait serment: ma tête y est engagée... Quant aux preuves, elles sont là, mes preuves... dans vos mains, M. de Gonzague... mon innocence est dans cette enveloppe triplement scellée... Refusez donc de croire à la Providence qui vous foudroie... vous avez produit ce parchemin, vous-même, instrument de votre perte!... vous ne pouvez pas le retirer... il appartient à la justice, et la justice vous presse ici de toutes parts... Pour vous procurer cette arme qui va vous frapper, vous avez pénétré dans ma demeure, comme un voleur de nuit... vous avez brisé la serrure de ma porte et crocheté ma cassette... vous! le prince de Gonzague!...

—Monseigneur!... fit ce dernier dont les yeux s'injectaient de sang.

—Défendez-vous, prince! s'écria Lagardère d'une voix vibrante;—ne demandez pas qu'on me ferme la bouche!... on nous laissera parler tous deux... vous comme moi... moi comme vous... parce que la mort est entre nous deux... et que Son Altesse Royale l'a dit: La parole des mourants est sacrée!

Il avait la tête haute.—Gonzague saisit machinalement le parchemin sur la table.

—C'est cela! fit Lagardère;—il est temps... Brisez les cachets... brisez, vous dis-je... Pourquoi tremblez-vous?... Il n'y a là dedans qu'une feuille de parchemin: l'acte de naissance de mademoiselle de Nevers...

—Brisez les cachets! ordonna le régent.

Les mains de Gonzague semblaient paralysées.

A dessein peut-être, peut-être par hasard, Bonnivet et deux de ses gardes s'étaient rapprochés de lui. Ils se tenaient entre la table et le tribunal, tous trois tournés vers le régent, comme s'ils eussent été là pour attendre ses ordres.

Gonzague n'avait pas encore obéi; les cachets restaient intacts.

Lagardère fit un second pas vers la table. Sa prunelle luisait comme une lame.

—Vous devinez qu'il y a autre chose, n'est-ce pas?... reprit-il en baissant la voix, et toutes les têtes avides se penchèrent pour l'écouter;—je vais vous dire ce qu'il y a... au dos du parchemin... au dos... trois lignes... écrites avec du sang... c'est ainsi que parlent ceux qui sont dans la tombe...

Gonzague tressaillit de la tête aux pieds. L'écume vint aux coins de sa bouche.

Le régent, penché tout entier par-dessus la tête de Villeroi, avait le poing sur la table de la présidence.

La voix de Lagardère sonna sourdement parmi la muette émotion de toute cette assemblée. Il reprit:

—Dieu a mis vingt ans à déchirer le voile... Dieu ne voulait pas que la voix du vengeur s'élevât dans la solitude... Dieu a rassemblé ici les premiers du royaume, présidés par le chef de l'État! c'est l'heure... Nevers était auprès de moi, la nuit du meurtre... c'était avant la bataille... une minute avant... déjà il voyait luire dans l'ombre les épées des assassins qui rampaient de l'autre côté du pont... il fit sa prière... puis, sur cette feuille qui est là... de sa main trempée dans sa veine ouverte, il traça trois lignes qui disaient d'avance le crime accompli et le nom de l'assassin...

Les dents de Gonzague claquèrent dans sa bouche.

Il recula jusqu'au bout de la table et ses mains crispées semblaient vouloir broyer cette enveloppe qui désormais le brûlait.

Arrivé près du dernier flambeau, il le souleva et l'abaissa par trois fois sans tourner les yeux du côté de Lagardère.

—Voyez, dit le cardinal de Bissy à l'oreille de M. de Mortemart,—il perd la tête!...

Nulle autre parole. Toutes les respirations étaient suspendues.

—Le nom est là! continua Lagardère dont les mains garrottées se soulevaient ensemble pour désigner le parchemin;—le vrai nom... en toutes lettres... Brisez l'enveloppe et le mort va parler!

Gonzague, les yeux égarés, le front baigné de sueur, jeta vers le tribunal un regard farouche. Bonnivet et ses deux gardes le masquaient.—Il tourna le dos au flambeau, et sa main tremblante chercha la flamme par derrière.

L'enveloppe prit feu.

Lagardère le voyait,—mais Lagardère, au lieu de le dénoncer, disait:

—Lisez!... Lisez tout haut... qu'on sache si le nom de l'assassin est le même que le vôtre!

—Il brûle l'enveloppe! s'écria Villeroi qui entendit le parchemin petiller.

Ce ne fut qu'une grande clameur quand Bonnivet et les deux gardes se retournèrent.

—Il a brûlé l'enveloppe!... l'enveloppe qui contenait le nom de l'assassin!

Le régent s'élança.—Lagardère, montrant le parchemin dont les débris flambaient à terre, dit:

—Il n'y avait rien au dos de cette feuille... Votre nom n'était pas là, M. de Gonzague,—mais vous venez de l'écrire vous-même en gros caractères... le mort a parlé!

—Assassin! assassin! cria le régent.—Qu'on arrête cet homme!

Plus prompt que la pensée, Gonzague dégaina. D'un bond, il passa devant le régent et planta une furieuse botte dans la poitrine de Lagardère qui chancela en poussant un cri.—La princesse le reçut dans ses bras.

—Tu ne jouiras pas de ta victoire! grinça Gonzague hérissé comme un taureau pris de rage.

Il se retourna, passa sur le corps de Bonnivet, et faisant volte-face, arrêta les gardes qui fondaient sur lui.—Tout en se défendant il reculait, pressé à la fois par dix épées.

Les gardes gagnaient du terrain.—Au moment où ils croyaient le tenir acculé contre la draperie, celle-ci s'ouvrit tout à coup, et Gonzague disparut comme s'il se fut abîmé dans une trappe.

On entendit le bruit d'un verrou tiré au dehors.

Ce fut Lagardère qui attaqua le premier la porte. Le coup d'épée donné traîtreusement par Gonzague, avait tranché le lien qui retenait ses mains et ne lui avait fait qu'une légère blessure.

La porte était fermée solidement.

Comme le régent ordonnait de poursuivre les fugitifs, une voix brisée s'éleva au fond de la salle.

—Au secours! au secours! disait-elle.

Dona Cruz, échevelée et les habits en désordre, vint tomber aux pieds de la princesse.

—Ma fille! s'écria celle-ci;—malheur est arrivée ma fille!...

—Des hommes..., dans le cimetière... fit la gitanita qui perdait le souffle;—ils forcent la porte de l'église... ils vont l'enlever!...

Tout était tumulte dans la grand'salle, mais une voix domina le bruit comme un son de clairon.

C'était Lagardère qui disait:

—Une épée! une épée!...

Le régent dégaina la sienne et la lui mit dans la main.

—Merci, monseigneur, dit Henri,—et maintenant, ouvrez la fenêtre; criez à vos gens qu'ils n'essayent pas de m'arrêter... car l'assassin a de l'avance sur moi, et malheur à qui me barrera le passage!

Il baisa l'épée, la brandit au-dessus de sa tête et disparut comme un éclair.


X

—Amende honorable.—

Les exécutions nocturnes qui avaient lieu derrière les murailles de la Bastille n'étaient pas nécessairement des exécutions secrètes. Tout au plus pourrait-on dire qu'elles n'étaient point publiques.—A part celles que l'histoire compte et constate qui furent faites sans formes de procès, sous le cachet du roi, toutes les autres vinrent ensuite d'un jugement et d'une procédure plus ou moins régulière.

Le préau de la Bastille était un lieu de supplice avoué et légal tout comme la place de Grève.

M. de Paris avait seul le privilége d'y couper les têtes.

Il y avait bien des rancunes contre cette Bastille, bien des rancunes légitimes.—La petite Parisienne reprochait surtout à la Bastille de faire écran au spectacle de l'échafaud.

Quiconque a passé la barrière d'Enfer une nuit d'exécution capitale, pourra dire si de nos jours le peuple de Paris est guéri de son goût barbare pour ces lugubres émotions.

La Bastille devait encore cacher, ce soir, l'agonie du meurtrier de Nevers, condamné par la chambre ardente du Châtelet, mais tout n'était pas perdu. L'amende honorable au tombeau de la victime et le poing coupé par le glaive du bourreau valaient bien encore quelque chose.

Le glas de la Sainte-Chapelle avait mis en rumeur tous les bons quartiers de la ville. Les nouvelles n'avaient point pour se répandre les mêmes canaux qu'aujourd'hui, mais par cela même, on était plus avide de voir et de savoir. En un clin d'œil les abords du Châtelet et du Palais furent encombrés.—Quand le cortége sortit par la porte Cosson, ouverte dans l'axe de la rue Saint-Denis, dix mille curieux formaient déjà la haie.

Personne dans cette foule ne connaissait le chevalier Henri de Lagardère. Ordinairement, il se trouvait toujours bien dans la cohue quelqu'un pour mettre un nom sur le visage du patient: ici, c'était une ignorance complète.—Mais l'ignorance dans ce cas n'empêche pas de parler; au contraire, elle ouvre le champ libre aux hypothèses.

Pour un nom qu'on ne savait pas, on trouva cent noms. Les suppositions se choquèrent.—En quelques minutes, tous les crimes politiques et autres passèrent sur la tête de ce beau soldat qui marchait les mains liées, à côté de son confesseur dominicain, entre quatre gardes du Châtelet, l'épée nue.

Le dominicain, visage have, regard de feu, lui montrait le ciel à l'aide de son crucifix d'airain qu'il brandissait comme un glaive.

Devant et derrière chevauchaient les archers de la prévôté.

Et dans la foule, on entendait çà et là:

—Il vient d'Espagne où la reine lui avait compté mille quadruples pistoles pour mettre à mort le duc d'Orléans.

—Et nous en verrons d'autres, car il avait des complices.

—Oh! oh! il a l'air d'écouter assez bien le père.

—Voyez, madame Dudouit, quelle perruque on ferait avec ces beaux cheveux blonds!

—Il y a donc, pérorait-on dans un autre groupe,—que madame la duchesse du Maine l'avait fait venir à Sceaux pour être secrétaire de ses commandements... Il devait enlever le jeune roi, la nuit où M. le régent donnait son ballet au Palais-Royal.

—Et qu'en faire, du jeune roi?

—L'emmener en Bretagne... mettre Son Altesse Royale à la Bastille... déclarer Nantes capitale du royaume...

Un peu plus loin.

—Il attendait M. Law dans la cour des Fontaines... et lui voulut donner un coup de couteau comme celui-ci montait dans son carrosse.

—Quelle misère, s'il avait réussi!... Du coup, Paris mourait sur la paille!

Quand le cortége passa au coin de la rue de la Ferronnerie, on entendit un cri aigu poussé par un chœur de voix de femmes. La rue de la Ferronnerie continuait la rue Saint-Honoré. Madame Balahault, madame Durand, madame Guichard, et toutes nos commères de la rue du Chantre n'avaient eu qu'à suivre le pavé pour venir jusque-là.

Elles reconnurent toutes en même temps le ciseleur mystérieux, le maître de dame Françoise et du petit Jean-Marie Berrichon.

—Hein! s'écria madame Balahault, vous avais-je dit que cela finirait mal?

—Nous aurions dû le dénoncer tout de suite, reprit la Guichard, puisqu'on ne pouvait pas savoir ce qui se passait chez lui.

—A-t-il l'air effronté, seigneur Dieu! fit la Durand.

Les autres parlèrent du petit bossu et de la belle jeune fille qui chantait à sa fenêtre.

Et toutes, dans la sincérité de leurs bonnes âmes:

—On peut dire que celui-là ne l'a pas volé!

La foule ne pouvait pas beaucoup précéder le cortége, parce qu'on ignorait le lieu de sa destination. Archers et gardes étaient muets. De tout temps, le plaisir de ces utiles fonctionnaires a été de faire le désespoir des cohues par leur importante et grave discrétion.

Tant qu'on n'eut pas dépassé les halles, les habiles crurent que le patient allait au charnier des Innocents, où était le pilori. Mais les halles furent dépassées.

La tête du cortége suivit la rue Saint-Denis et ne tourna qu'au coin de la petite rue Saint-Magloire.

Les plus avancés virent alors deux torches allumées à l'entrée du cimetière, et les conjectures d'aller leur train.

Mais les conjectures s'arrêtèrent bientôt devant un incident que nos lecteurs connaissent: un ordre du régent mandait le condamné en la grand'salle de l'hôtel de Nevers.

Le cortége entra tout entier dans la cour de l'hôtel.

La foule prit position dans la rue Saint-Magloire et attendit.

L'église de Saint-Magloire, ancienne chapelle du couvent de ce nom, dont les moines avaient été exilés à Saint-Jacques du Haut-Pas, puis maison de repenties, était devenue paroisse depuis un siècle et demi. Elle avait été reconstruite en 1680, et Monsieur, frère du roi Louis XIII, en avait posé la première pierre. C'était une nef de peu d'étendue, située au milieu du plus grand cimetière de Paris.

L'hôpital, situé à l'est, avait aussi une chapelle publique, ce qui avait fait donner à la ruelle tortueuse montant de la rue Saint-Magloire à la rue aux Ours le nom de rue des Deux-Églises.

Un mur régnait autour du cimetière qui avait trois entrées: la principale, rue Saint-Magloire, la seconde, rue des Deux-Églises, la troisième dans un cul-de-sac sans nom qui revenait vers la rue Saint-Magloire, derrière l'église.

Il y avait en outre une brèche, par où passait la procession des reliques de Saint-Gervais.

L'église, pauvre, peu fréquentée et qu'on voyait encore debout au commencement de ce siècle, s'ouvrait sur la rue Saint-Denis, à la place où est actuellement la maison portant le no 166. Elle avait deux portes sur le cimetière.

Depuis quelques années déjà, on n'enterrait plus autour de l'église. Le commun des morts s'en allait hors Paris. Quatre ou cinq grandes familles seulement conservaient leurs sépultures au cimetière Saint-Magloire et notamment les Nevers, dont la chapelle funéraire était un fief.

Nous avons dit que cette chapelle s'élevait à quelque distance de l'église. Elle était entourée de grands arbres et le plus court chemin pour y arriver était la rue Saint-Magloire.

C'était environ vingt minutes avant l'entrée du cortége dans la cour de l'hôtel de Gonzague. La nuit était complète et profonde dans le cimetière, d'où l'on apercevait à la fois les fenêtres brillamment éclairées de la grand'salle de Nevers et les croisées de l'église, derrière lesquelles une lueur faible se montrait.

Les murmures de la foule entassée dans la rue arrivaient par bouffées.

A droite de la chapelle sépulcrale, il y avait un terrain vague, planté d'arbres funéraires qui avaient grandi et foisonné. Cela ressemblait à un taillis ou mieux à un de ces jardins abandonnés qui au bout de quelques années prennent tournure de forêt vierge.

Les affidés du prince de Gonzague attendaient là.

Dans le cul-de-sac ouvert sur la rue des Deux-Églises, des chevaux tout préparés attendaient aussi.

Navailles avait la tête entre ses mains. Nocé et Choisy s'adossaient au même cyprès. Oriol, assis sur une touffe d'herbe, poussait de gros soupirs.

Peyrolles, Montaubert et Taranne causaient à voix basse.

C'étaient les trois âmes damnées; pas plus dévoués que les autres, mais plus compromis.

Nous ne surprendrons personne en disant que les amis de M. de Gonzague avaient agité hautement, depuis qu'ils étaient là, la question de savoir si la désertion était possible.

Tous, du premier au dernier, avaient rompu dans leur cœur le lien qui les retenait au maître.

Mais tous espéraient encore en son appui et tous craignaient sa vengeance.

Ils savaient que contre eux Gonzague serait sans pitié.

Ils étaient si profondément convaincus de l'inébranlable crédit de Gonzague, que la conduite de ce dernier leur semblait une comédie: selon eux, Gonzague avait dû feindre un danger pour avoir occasion de serrer le mors dans leur bouche.

Peut-être même pour les éprouver.

Ceci n'est point à leur décharge, mais il est certain que s'ils eussent cru Gonzague perdu, leur faction n'aurait pas été longue.

Le baron de Batz, qui s'était coulé le long des murs jusqu'aux abords de l'hôtel, avait rapporté que le cortége s'était arrêté et que la foule encombrait la rue.

Que voulait dire cela? Cette prétendue amende honorable au tombeau de Nevers était-elle une invention de Gonzague?

L'heure passait. L'horloge de Saint-Magloire avait sonné déjà depuis plusieurs minutes les trois quarts de huit heures. A huit heures, la tête de Lagardère devait tomber dans le préau de la Bastille.

Peyrolles, Montaubert et Taranne ne perdaient pas de vue les fenêtres de la grand'salle, une surtout, où brillait une lumière isolée auprès de laquelle se profilait la haute stature du prince.

A quelques pas de là, derrière la porte septentrionale de l'église Saint-Magloire, un autre groupe se tenait. Le confesseur de madame la princesse de Gonzague avait gagné l'autel. Aurore, toujours à genoux, semblait une de ces douces statues d'anges qui se prosternent au chevet des tombes. Cocardasse et Passepoil, immobiles, restaient debout et l'épée nue à la main aux deux côtés de la porte. Chaverny et dona Cruz causaient à voix basse.

Une ou deux fois, Cocardasse et Passepoil avaient cru ouïr des bruits suspects dans le cimetière. Ils avaient bonne vue l'un et l'autre, et pourtant leurs yeux, collés au guichet grillé, n'avaient rien pu apercevoir.

La chapelle funèbre les séparait de l'embuscade. La lampe perpétuelle qui brûlait devant le tombeau du dernier duc de Nevers éclairait l'intérieur de la voûte et plongeait dans une obscurité plus profonde les objets environnants.

Tout à coup cependant, nos deux braves tressaillirent. Chaverny et dona Cruz cessèrent de parler.

—Marie, mère de Dieu! prononça distinctement Aurore, ayez pitié de lui!

Un bruit de nature inexplicable, mais tout proche, avait éveillé toutes les oreilles attentives.

C'est que, dans le fourré, notre embuscade tout entière venait de se mouvoir.

Peyrolles, les yeux fixés sur la croisée de la grand'salle, avait dit:

—Attention, messieurs!

Et chacun avait vu la lumière isolée se lever par trois fois, par trois fois s'abaisser.

C'était le signal. On ne pouvait à ce sujet garder aucun doute, et pourtant il y eut une grave hésitation parmi les fidèles. Ils n'avaient pas cru à la possibilité de la crise dont ce signal était le symptôme. Le signal une fois fait, ils ne croyaient point encore à la nécessité de le faire.

Gonzague jouait avec eux. Gonzague voulait river la chaîne qui pendait à leur cou.

Cette opinion qui grandissait pour eux Gonzague à l'heure même de sa chute avouée, fut cause qu'ils se déterminèrent à obéir.

—Après tout, dit Navailles, ce n'est qu'un enlèvement.

—Et nos chevaux sont à deux pas, ajouta Nocé.

—Pour une bagarre, reprit Choisy, on ne perd point sa qualité...

—En avant! s'écria Taranne; il faut que monseigneur trouve la besogne faite.

Montaubert et Peyrolles avaient chacun un fort levier de fer. La troupe entière s'élança, Navailles en avant, Oriol en arrière. Au premier effort des pinces, la porte pacifique céda.

Mais un second rempart était derrière: trois épées nues.

En ce moment, un grand fracas se fit du côté de l'hôtel, comme si quelque choc subit eût écrasé la foule massée dans la rue.

Il n'y eut qu'un coup d'épée de donné. Navailles blessa Chaverny qui avait fait imprudemment un pas en avant. Le jeune marquis tomba un genou en terre et la main sur sa poitrine. En le reconnaissant, Navailles recula et jeta son épée.

—Eh bien! fit Cocardasse qui attendait mieux que cela; sandiéou! montrez-nous vos flamberges...

On n'eut pas le temps de répondre à cette gasconnade. Des pas précipités retentirent sur le gazon du cimetière. Ce fut un tourbillon qui passa.

Un tourbillon! Le perron balayé resta vide.

Peyrolles poussa un cri d'agonie, Montaubert râla, Taranne étendit les deux bras, lâcha son arme et tomba à la renverse.

Il n'y avait pourtant là qu'un homme, tête et bras nus et n'ayant pour arme que son épée.

La voix de cet homme vibra dans le grand silence qui s'était fait.

—Que ceux qui ne sont pas complices de l'assassin Philippe de Gonzague se retirent! dit-elle.

Des ombres se perdirent dans la nuit. Nulle réponse n'eut lieu.

On entendit seulement le galop de quelques chevaux sonner sur les cailloux qui pavaient la ruelle des Deux-Églises.

Lagardère, c'était lui, en franchissant le perron, trouva Chaverny renversé.

—Est-il mort? s'écria-t-il.

—Pas, s'il vous plaît, répondit le petit marquis; tudieu! chevalier, je n'avais jamais vu tomber la foudre... J'ai la chair de poule en songeant que dans cette rue de Madrid... quel diable d'homme vous faites!...

Lagardère lui donna l'accolade et serra la main des deux braves.

L'instant d'après, Aurore était dans ses bras.

—A l'autel! dit Lagardère; tout n'est pas fini... des torches... l'heure attendue depuis vingt ans va sonner... Entends-moi, Nevers, et regarde ton vengeur!

En sortant de l'hôtel, Gonzague avait trouvé devant lui cette barrière infranchissable: la foule. Il n'y avait que Lagardère pour percer, droit devant soi, comme un sanglier, au travers de ce fourré humain.

Lagardère passa. Gonzague fit un détour.

Voilà pourquoi Lagardère, parti le dernier, arriva le premier.

Gonzague entra dans le cimetière par la brèche. La nuit était si noire, qu'il eut peine à trouver son chemin jusqu'à la chapelle funèbre. Comme il atteignait l'endroit où ses compagnons devaient l'attendre en embuscade, les croisées resplendissantes de l'hôtel attirèrent malgré lui son regard. Il vit la grand'salle, toujours illuminée, mais vide. Pas une âme sur l'estrade dont les fauteuils dorés brillaient.

Gonzague se dit:

—Ils me poursuivent... mais ils n'auront pas le temps.

Quand ses yeux, aveuglés par l'éclat des lumières, revinrent vers cette sorte de taillis qui l'entourait, il crut voir de tous côtés ses compagnons debout. Chaque tronc d'arbre prenait pour lui une forme humaine.

—Holà, Peyrolles! fit-il à voix basse, est-ce donc fini déjà?

Le silence lui répondit.

Il donna du pommeau de son épée contre cette forme sombre qu'il avait prise pour le factotum. L'épée rencontra le bois vermoulu d'un cyprès mort.

—N'y a-t-il personne?... reprit-il; sont-ils partis sans moi?

Il crut entendre une voix qui répondait: Non. Mais il n'était pas sûr parce que son pied faisait crier les feuilles sèches.

Une sourde rumeur naissait déjà, puis s'enflait du côté de l'hôtel.

Un blasphème s'étouffa dans la bouche de Gonzague.

—Je vais savoir! s'écria-t-il en tournant la chapelle pour s'élancer vers l'église.

Mais devant lui se dressa une grande ombre, et cette fois, ce n'était pas un arbre mort. L'ombre avait à la main une épée nue.

—Où sont-ils? où sont les autres? demanda Gonzague, où est Peyrolles?

L'épée de l'inconnu s'abaissa pour montrer le pied du mur de la chapelle, et il dit:

—Peyrolles est là!

Gonzague se pencha et poussa un grand cri. Sa main venait de toucher le sang chaud.

—Montaubert est là!... continua l'inconnu en montrant le massif de cyprès.

—Mort aussi? râla Gonzague.

—Mort aussi!...

Et poussant du pied un corps inerte qui était entre lui et Gonzague:

—Taranne est là... mort aussi.

La rumeur grandissait de tous côtés, on entendait des pas qui approchaient, et la lueur des torches apparaissait, marchait derrière le taillis.

—Lagardère m'a-t-il donc devancé? fit Gonzague entre ses dents qui grinçaient.

Il recula d'un pas, pour fuir sans doute, mais une rouge clarté brilla derrière lui, éclairant en plein tout à coup le visage de Lagardère.

Il se retourna et vit Cocardasse et Passepoil, qui venaient de dépasser l'angle de la chapelle, tenant chacun une torche à la main.

Les trois cadavres sortirent de l'ombre.

Du côté de l'église, d'autres torches venaient.—Gonzague reconnut le régent, suivi des principaux magistrats et seigneurs qui tout à l'heure siégeaient au tribunal de famille.

Il entendit le régent qui disait:

—Que personne ne franchisse les murs de cette enceinte!... des gardes partout!

—Par la mort-Dieu! fit Gonzague qui eut un rire convulsif, on nous octroie le champ clos comme au temps de la chevalerie... Philippe d'Orléans se souvient une fois en sa vie qu'il est fils des preux... soit! attendons les juges du camp!

En parlant ainsi, traîtreusement, et tandis que Lagardère répondait: «Soit, attendons,» Gonzague, se fendant à l'improviste, lui porta son épée au creux de l'estomac.

Mais une épée, dans de certaines mains, est comme un être vivant qui a son instinct de défense. L'épée de Lagardère se releva, para et riposta.

La poitrine de Gonzague rendit un son métallique. Sa cotte de mailles avait fait son effet. L'épée de Lagardère vola en éclats.

Sans reculer d'une semelle, il évita d'un haut-le-corps le choc déloyal de son adversaire qui passa outre dans son élan. Lagardère prenait en même temps la rapière de Cocardasse que celui-ci tenait par la pointe.

Dans ce mouvement, les deux champions avaient changé de place. Lagardère était du côté des deux maîtres d'armes. Gonzague, que son élan avait porté presque en face de l'entrée de la chapelle funèbre, tournait le dos au duc d'Orléans qui approchait avec sa suite.

Ils se remirent en garde. Ce Gonzague était une rude lame et n'avait à couvrir que sa tête; mais Lagardère semblait jouer avec lui. A la seconde passe, la rapière de Gonzague sauta hors de sa main.

Comme il se baissait pour la ramasser, Lagardère mit le pied dessus.

—Ah! chevalier!... fit le régent qui arrivait.

—Monseigneur! répondit Lagardère, nos ancêtres nommaient ceci le jugement de Dieu... Nous n'avons plus la foi..., mais l'incrédulité ne tue pas plus Dieu que l'aveuglement n'éteint le soleil... Dieu rend toujours ses arrêts...

Le régent parlait bas avec ses ministres et ses conseillers.

—Il n'est pas bon, dit le président de Lamoignon lui-même, que cette tête de prince tombe sur l'échafaud!...

—Voici le tombeau de Nevers, reprit Henri, et l'expiation promise ne lui manquera pas... l'amende honorable est due... Ce ne sera pas en tombant sous le glaive que mon poing la donnera...

Il ramassa l'épée de Gonzague.

—Que faites-vous?... demanda encore le régent.

—Monseigneur, répliqua Lagardère, cette épée a frappé Nevers... je la reconnais... cette épée va punir l'assassin de Nevers!

Il jeta la rapière de Cocardasse aux pieds de Gonzague qui la saisit en frémissant.

—Apapur! grommela Cocardasse, le troisième coup abat le coq!

Le tribunal de famille tout entier était rangé en cercle autour des deux champions. Quand ils tombèrent en garde, le régent, sans avoir conscience peut-être de ce qu'il faisait, prit la torche des mains de Passepoil et la tint levée.

Le régent, Philippe d'Orléans!

—Attention à la cuirasse! murmura Passepoil derrière Lagardère.

Il n'était pas besoin. Lagardère s'était transfiguré tout à coup. Sa haute taille se développait dans toute sa richesse; le vent déployait les belles masses de sa chevelure et ses yeux lançaient des éclairs.

Il fit reculer Gonzague jusqu'à la porte de la chapelle.

Puis son épée flamboya en décrivant ce cercle rapide que donne la riposte de prime.

—La botte de Nevers! firent ensemble les deux maîtres d'armes.

Gonzague s'en alla rouler mort aux pieds de la statue de Philippe de Lorraine avec un trou sanglant au milieu du front.

Madame la princesse de Gonzague et dona Cruz soutenaient Aurore. A quelques pas de là, un chirurgien bandait la blessure du marquis de Chaverny.

C'était sous la porte de l'église Saint-Magloire. Le régent et sa suite montaient les marches du perron.

Lagardère se tenait debout entre les deux groupes.

—Monseigneur, dit la princesse, voici l'héritière de Nevers, ma fille, qui s'appellera demain madame de Lagardère, si Votre Altesse Royale le permet.

Le régent prit la main d'Aurore, la baisa et la mit dans la main d'Henri.

—Merci, murmura-t-il en s'adressant à ce dernier et en regardant comme malgré lui le tombeau du compagnon de sa jeunesse.

Puis il affermit sa voix que l'émotion avait rendue tremblante et dit en se redressant:

—Comte de Lagardère, le roi seul, le roi majeur peut vous faire duc de Nevers.

FIN.


TABLE DES CHAPITRES

DU SIXIÈME VOLUME.
    Pages.
LE CONTRAT DE MARIAGE.
(Suite.)
XIII. La signature du bossu 5
LE TÉMOIGNAGE DU MORT.
I. La chambre à coucher du régent 35
II. Plaidoyer 57
III. Trois étages de cachot 85
IV. Vieilles connaissances 107
VI. Cœur de mère 127
IX. Condamné à mort 149
VII. Dernière entrevue 171
VIII. Anciens gentilshommes 193
IX. Le mort parle 213
X. Amende honorable 237

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