Le Calvaire
The Project Gutenberg eBook of Le Calvaire
Title: Le Calvaire
Author: Octave Mirbeau
Release date: November 9, 2013 [eBook #44139]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (From images generously made available by the Internet Archive)
LE CALVAIRE
PAR
OCTAVE MIRBEAU
AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR
SEIZIÈME ÉDITION
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis
1887
A MON PÈRE
Témoignage de ma piété filiale,
O. M.
PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION
Le Calvaire a été fort malmené par les patriotes—ces gens-là ne plaisantent point—aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande—ce qui serait pour blesser mon amour-propre—ou qu'un opéra de Wagner—ce qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement (peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas lu que le Calvaire est un roman militaire. Les épithètes vengeresses, les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu, à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.
De tout ce qui a été écrit sur le Calvaire, il résulte que je suis un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire, parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui, jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une œuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente....
Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre. Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps, des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire.
Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo; tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy et lui ait reproché l'Invasion, un livre sombre et terrible, malgré les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros, qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.
Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon.
Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point, par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener d'irréparables malheurs.
Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement. Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux, il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier dans ses œuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux que les autres.
OCTAVE MIRBEAU.
Paris, 7 décembre 1886.
LE CALVAIRE
I
Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté ces incidents, avec orgueil et admiration.
Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés. Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours verte, où l'on voit errer les bœufs, par troupeaux. La rivière d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au bec jaune.
Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait le Prieuré,—dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants, couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté, les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les bras de quatre hommes—disait orgueilleusement mon père, à chaque visiteur,—n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison, avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces, tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de chambre et de cocher.
Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé; tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié, dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps n'a pu en user l'agate dure.
Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés par le souvenir, humanisés par les révélations et les confidences, dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues, les leçons inflexibles de la vie.
Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général, suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile, derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien: «Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.
Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit, par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement.
Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi. Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de seringas.
—Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ... fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie.
Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher les poils et se gratter le cou.
—Allons, répéta mon père, déguerpis.
Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées, les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le cœur me battait si fort que je crus que j'allais défaillir.
—Papa! papa! criai-je.
En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de fouet.
—Sacré matin! jura mon père.
Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette; vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,—ah! si douloureux!—on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus.
D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un cœur tendre, bien qu'il semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes, comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race, d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible, très lourde au cœur de ma mère.
Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris, métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague, la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable. Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du cœur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu, elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse, prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère, sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme. Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont elle sentait le nœud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de limon.
Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas, le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute consolation, il disait doucement:—«Eh bien, ma chérie, cette santé, ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau, il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, d'un air de dédain:—«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix tranquille:—«Des amers, prends des amers.»
Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que, parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent, en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint, comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la vît s'approcher de la sainte table.
Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour, venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela? Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal, plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau brouillé, le cœur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement.
Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant. Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la tranquillité d'esprit.
Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait, comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et, comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures; personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce cœur, déjà gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés. Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait, pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée, et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles, bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint, des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas! Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix et sur des tombes, la corde au cou.
Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets, amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums. On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis, l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque, qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de crucifix.
Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait, hochant la tête:
—Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne devienne folle....
Et comme on se récriait:
—Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la famille, on n'a pas la tête si solide!
Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours, le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien tenter pour sa guérison.
C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde, malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux, des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge. Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme, palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans son être.
Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire, ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans cesse les mains, le cœur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait, et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour, et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces, étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas! cette espérance fut de courte durée.
Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux, des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant:
—Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!... Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!...
Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon cœur battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles, mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le désordre dans l'âme de ma mère.
Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs, Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible, je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne.
—Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère.
—Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a peur d'un pavé.
Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon corps frissonna.
—Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu?
Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et, à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau, l'examina.
—C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais quoi?... Il n'y a rien.
Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère.
—Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ... Prévenez Monsieur aussi....
—C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante, yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il est sorcier!
Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le plâtre en dessous.
—Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore, et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient pas!
Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans ses grosses mains, branlait la tête.
—Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!... Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins.
Ma mère était devenue pâle, hagarde.
—Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous.
Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les claquements de porte.
Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé, c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors, à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir, les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette minute même, la dernière espérance mourut en son cœur.
Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit.
—Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!...
Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées, essayait de la calmer:
—Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui, promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le, parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens, tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!...
Marie me tenait dans ses bras.
—Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le, votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon.... Allons, embrassez-le, Madame.
—Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus tard.... Emporte-le....
Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota.
Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait, poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de soi-même au cœur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle disait:
—Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le....
En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons, tous les arguments dictés par son esprit pratique et son cœur simple de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle.
—Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous fassiez le malheur de votre enfant!
Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter:
—Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le....
Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point, vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit, l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets, aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir, gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune clarté ne se leva.
J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé, car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que, plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère—ma mère douloureuse—ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait. Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante, comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient. Était-il donc possible qu'elle fût morte?
J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle, tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.» Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie. Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré, sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie, j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons, un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M. Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des enfants de chœur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires, des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous, s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng! dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement, le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng! dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses.
La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées derrière le dos.
—Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand malheur!
—Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur!
Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il tamponnait ses yeux rougis de larmes.
—Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!... Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!...
Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux.
—Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi....
Se parlant à lui-même, il disait:
—Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé, plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit, regarde-moi bien!...
Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.
—Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean!
Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une immense pitié, j'écoutai ce cœur inconnu qui, pour la première fois, battait près du mien.
Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises, qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle, même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui, loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot. Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, d'interroger mon cœur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes, devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas continuer l'œuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet, les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous aurons de l'orage, c'est sûr.»
Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant. Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge, tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel, récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien, à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte, que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer! Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière, ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes, contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante, comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle, plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la terre comme un corps de chair.
Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre, sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les champs, à m'enfoncer en plein cœur de la forêt. Il me semblait que là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait, mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup, je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie, que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente; jamais je ne risquai un coup d'œil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais, m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœur ni à mon père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade, pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer. Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions» et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit. Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père.
Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents, effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire, écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler, indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses. J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile. Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités, comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié, mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène: la foule lui fit cortège.
Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois, les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens—mes camarades d'école,—que je rencontrais au cours, au restaurant, dans les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures, il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes. Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne, plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps, par des cauchemars subits, par des serrées violentes au cœur qui me faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend, au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante, le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie, je m'engageai.
II
Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche. Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers, des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle, entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.
Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris—et le plus souvent, pas nourris du tout,—sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi, et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme; celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche, un jour fournissant des étapes de quarante kilomètres, le jour suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient au long des routes!
—A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous nous battrons.
Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés, erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois, attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du travail et de l'amour.... Et au fond du cœur de tous ces misérables soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et la forteresse allemande.
Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.
Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et, vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup, abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas, qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros, court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:
—Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...
Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci dont la physionomie s'ahurissait.
—Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?
Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux, l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le ciel son long cou de girafe effarée.
A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués, envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air, impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants de Marseillaise, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir, emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers quelles inutiles et sanglantes boucheries?
Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient. Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison, un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne.... A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes, était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné par des rides profondes.
—Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent
—J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris.
Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura.
—J'ons ren ... ren ... ren!...
Le sergent haussa les épaules:
—Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des Prussiens ... attends!
Le vieillard branla la tête.
—Pisque j'ons point d'bouè....
D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil.
—Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois?
Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la tête contre le landier de fer de la cheminée.
—J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme.
—Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est ton bois, je fais une flambée de tout ça.
Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille tête blanche:
—J'ons point d'bouè.
Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard méprisant.
—Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ... qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons, demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!...
Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet, lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses derniers meubles, d'un œil stoïque, et ne cessait de répéter avec obstination.
—J'ons point d'bouè!
Je regagnai la gare.
Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge, plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre; des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule.
—En avant!... arche!...
Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées, apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace, leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins, rafraîchies par les jets d'eau.
—Halte! commanda le sergent.
Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir. Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans les fossés et mouraient là: d'autres désertaient....
Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin. J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer; il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable. Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi. Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux. J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns, secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte, s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé, il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi gloutonnement que des chiens affamés.
Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement, bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout, autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la permission d'aller à la visite.
Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume, sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi, trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi, rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être, et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je souhaitai—ah! avec quelle ferveur je souhaitai!—d'avoir, comme Isis, cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron.... D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été retrouvée parmi les bagages.
—Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu!
Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient, couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait, prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même pas. Il vociféra:
—Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche! demi-tour.
Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda:
—C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien?
—Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous voulez, vous?
—Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança, très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat.
—Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre fils, moi?...
Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute craintive, elle examina la pièce, autour d'elle.
—Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors, j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien.
—Comment vous appelez-vous?
—J'm'appelle la femme Riboulleau.
—Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas, là.
L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.
—Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours....
—Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée, tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon p'tit gâs?....
L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un geste brutal....
—Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh bien, voilà tout....
—Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme!
Je m'éloignai, le cœur gros, et si découragé que je me demandais s'il ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie d'où le sang coulait.
La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil, rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp—les sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin—je songeai aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré, ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres, son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une loge, me revint, obstinée et douce vision!
Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre d'avoir été volés: on les hua et on les chassa.
Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait à sa droite, très raide, l'œil rond, vint nous passer en revue, l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et je l'entendis qui grommelait:
—Sales gueules, vos hommes, ah! bougre!
Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.
Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage; d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets, ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants, comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient, passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés par les récits, colportés de village en village, des incendies, des viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et, tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille, liés par les pattes.
—Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je.
—Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient des francs-tireux....
—Mais les Prussiens?
—Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure, t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?... Enfin, quoiqu'c'est au juste?
—Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.
—Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout.... Bé dame!
Et le paysan continua son chemin, en se répétant;
—Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés Armands-là?
Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement, au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres, et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp. Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes, et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse: «As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron des marmites, au cliquetis des gamelles.
Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!» à l'appel de son nom:
—Formez le cercle, marche! commanda le petit lieutenant.
Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé, mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous, à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte, Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays: établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions; enfin, ouvrir l'œil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive la République!
Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond, les mains croisées derrière le dos, l'œil obstinément fixé à la pointe de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec une sorte d'angoisse au cœur, de savoir que les Prussiens étaient si près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique, ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité. Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes, s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.
—Rompez le cercle ... marche! cria le lieutenant.
Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée, cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route, plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit, s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile funéraire, puis disparut dans les chênes.
—Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille.
Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage grêlé et rempli de boutons.
—Oh moi!... fit-il.
Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère, bourra sa pipe lentement, l'alluma.
—Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui s'évanouit dans l'air.
Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour, afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.
—Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah! ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça!
Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple. C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute, chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent tués par la chute d'un chêne.
—Hardi les enfants!
Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.
Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches et, d'un œil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main.
-Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le comprends.... Mais que vous rasiez le cœur des futaies, cela me semble un peu....
Mais le général l'interrompit.
—Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici, vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi?
—Mais enfin ... balbutia le forestier.
—Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais fourrer au bloc.... Hardi les enfants!
Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles de bois.
De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute, coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se lamentaient, les femmes gémissaient, les bœufs meuglaient, les soldats riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce qu'ils désiraient. On le mit au fait.
—C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi, les enfants!...
Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière. Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus, et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation, poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.
Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac, quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé. On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui levait les bras au ciel, s'exclamait:
—Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans mon église!
Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp, autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste, commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre des collets aux lapins, dans les haies voisines.
L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels, dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.
Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte, surveillait les manœuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait:
—Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ... Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs sacrés moulins, moi?...
Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda:
—Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se trouve le moulin de Saussaie?
Personne ne répondit.
—Non?... Eh bien, que le diable l'emporte!
Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.
On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle, tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence, une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel, c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards; et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures, mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le cœur serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais, mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du terrain....
Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai.... Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux.... J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses, l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre.
Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir. Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément, comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable, homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race, d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie, au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle, qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous l'œil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir, jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que, tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin, j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais, moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans l'horreur des ténèbres?
La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible, où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis, et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres. Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement un bruit de pas, et le cœur me battait très fort.... Mais le bruit s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée, dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin, et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors, une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?... Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale, afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres; les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa.... Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du cœur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pour tromper la longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père! Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir.... Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait, son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc, laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin; à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,—qu'il avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,—sans Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.
—Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout ubi, là, dans vot' coin....
—Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la rivière, si tu veux.
—Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez.... L'air vous vaut mieux là....
—Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.
Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule:
—Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des pinsons, dans le parc.
Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait:
—Des pinsons!... Les pauv' bêtes!
Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans laquelle je laisserais déborder tout mon cœur.
Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et, peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante. Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un tambour.... J'écoutai, le cœur battant.... Un moment, le bruit cessa et des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement, je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient.... Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière, énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat? Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et, de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur.... Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois, immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion.... Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs, réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à l'Amour.
—C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon, puisqu'il s'attendrit.
Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles reflets de son cœur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?... Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que celle-ci portait quand il était parti, un nœud bleu au chapeau de sa petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait, d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!... Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien.... Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme, un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....» Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné! En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille, et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou, s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du cœur: le cœur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!...
A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres, pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus, de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de bas, en dodelinant de la tête.
—Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit?
Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie, toute blanche, poussa un cri.
—Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le cœur serré.... Et mon père?...
La vieille fille me regarda fixement.
—Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean!
Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction du cimetière.
—Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une voix sourde.
III
—Toc, toc, toc
Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps mince de jeune femme.
—Je ne vous dérange pas?... On peut entrer?
Le peintre Lirat leva la tête.
—Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement.... Entrez donc!
Il quitta son chevalet, offrit un siège.
—Charles va bien? demanda-t-il.
—Très bien, je vous remercie.
Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de silence.
L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait, où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais, des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin, beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la vanité—une vanité enfantine—de cet atelier pauvre, et il séparait de sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très commode.» Il en revenait fort peu.
La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle, très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria:
—Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.
Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix très douce, qui me remua délicieusement, elle dit:
—Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup.
Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et bêtes, Lirat, narquois, intervint.
—Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son livre?
—Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien.
—Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas?
—Ah! non, par exemple!
Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce, ainsi qu'un égosillement d'oiseau.
Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de conversation.
La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier, s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux ou trois d'un air de dégoût.
—Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties?
—Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas.
—Merci!... Et quand faites-vous mon portrait?
—Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe.
—Monsieur Lirat?
—Madame!
—Savez-vous pourquoi je suis venue?
—Pour me débiter des tendresses, je suppose.
—D'abord!... Et puis?
—Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat.
—Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous?
—Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément, cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut!
—Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre refus.
—Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas?
—Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous.
En passant devant moi, elle me tendit la main.
—Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept.... Je serai charmée de vous voir ... charmée....
Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.
Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées, passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée, elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter, je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre, lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour.
—Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je m'efforçai de rendre indifférent.
—Quelle femme? dit Lirai.
—Mais celle qui sort d'ici, parbleu!
—Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres.
—Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui elle est....
Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment:
—Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle? ... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à des renseignements biographiques, la police des mœurs vous en fournira autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs, comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve, et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre, mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié!
—Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini sa tirade.
Et bêtement, j'ajoutai:
—On dirait que vous en avez beaucoup souffert!
Lirat haussa les épaules et sourit.
—Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et cela m'a suffi.... comprenez-vous?
Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses yeux. Il reprit:
—Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue, dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux, sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des hommes de notre race, des grands cœurs et des grands cerveaux, perdus, étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous?
Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.
—J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables, les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons; c'est fini, je ne peux plus travailler.
Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang, s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par saccades, de sa bouche qui se contracta.
—Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes, s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes, qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de l'épouse....
Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou imaginaire, follement, terriblement, il cria:
—Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes.... Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes.
Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied. Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé.
—Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous n'êtes pas une femme....
—C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette.... Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?...
—N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les enfants....
—En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me demanda:
—Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement.
Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent, vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par un désœuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui, l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais, je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber, en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent, même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique, avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos, l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?... Mais il ne s'agit point de cela.
J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard, un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire, écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise, dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais, vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine, qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi, affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis, j'étais le seul dont il recherchait la société.
Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,—je me trompe,—très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art, libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les amateurs du joli, de la grâce quand même, de la correction glacée des ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures, qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil, des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique, poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu—car il y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,—et l'on se contenta de rire. Bientôt, la blague, qui exprime toujours l'opinion moyenne, dans un jet d'immonde salive, la blague vint remplacer très vite la menace des poings tendus. Alors, devant les œuvres superbes de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres, comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport—car c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur monde—fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers, dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que les femmes—les filles aussi—ne pussent prononcer qu'en rougissant ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis, de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé! Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat. A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris, d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant:
—Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu, la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?... On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire, Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau.
Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu, avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice, il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui, dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste.
—Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça!
Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et, plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété, cette résignation apparente masquaient de sourdes rancœurs. Au fond de cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des énormités de débinage, qui risquaient de le rendre odieux; parfois, c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule. Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent, mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité, d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines» qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à les répandre.
—Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue, cette fois.
Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant.
Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui, j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés, striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!...
La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée. Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.
—La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié!
Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère.
—Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied.... Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on dirait que je concours pour la médaille d'honneur.
Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela:
—Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire.... Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner, comprenez-vous?... Allons-nous-en.
Comme nous nous trouvions au bas de la cité:
—Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.
—Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main.
Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative d'un député qui vient de discuter le budget.
Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser. Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis. Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant, cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés, lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!...
Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles, et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais laissé déborder tout mon cœur, et cette lettre qui lui eût apporté une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!... Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait:
—Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard?
—Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite....
—Mais non, père Ribot.... Il est en retard....
—Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben.
Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que celui-ci s'approchait, le cœur de mon père battait à se rompre.
—Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié!
—Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon garçon.... Cherche ... cherche bien....
Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les paquets, à les retourner....
—Rien!... mais c'est incompréhensible!
Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en poussant un soupir.
—Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait; songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!
Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.
—Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars.
—Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean?
—Moi non plus.
—C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?... Voyez-vous ça?...
Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage, cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des informations données par le journal; on consultait les anciens soldats, qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus tranquille.
—Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour sûr colonel.
—Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!...
Un jour,—on ne sut jamais comment cela était arrivé,—Saint-Michel se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix, attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez, allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement, s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de Marie qui sanglotaient!...
Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement; ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat, et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me chapitrait ainsi:
—Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins, toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes.... Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille, pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?... Ne voilà-t-il pas une belle affaire?
Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise, agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait plus redoutable que les cornes du démon.
Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées, mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre, en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi, et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage. Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue, brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et de Marie.... Et me voici de retour à Paris!...
Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller. Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi, devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame, cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes.... Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs bœufs, les porchers et leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et, de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours, des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches, impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable du cœur de l'homme, le trompe-l'œil des tendresses, le mensonge de l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations, fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui s'est bien vendu. Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie. Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé, la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité, l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette œuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels, de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit; elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin, toujours!...
Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes yeux, à une danse fantastique.
—Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis au cœur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer!
Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel, la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent, et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient, s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait; toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses, ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que, d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres, toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant.
—Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore, comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour, puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus aimer.
Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre, sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un parfum violent.
—Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée!
—Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle!
—Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues, son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules.
—Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc!
Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un rire clair, sonore, précipité:
—Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles.
—Et elle me lança sa capote de loutre à la figure.
Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le tapis, les pages en l'air.
Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat, avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai même de la tristesse,—non pas de la tristesse, un regret, le regret qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées et dont les pétales joncheraient la terre boueuse—car je ne pouvais penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire, d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime, faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge, ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!... Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique, protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup, tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle, et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien, une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court, aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait, après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait, m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était ni ma sœur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien, ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée; il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme, librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait, ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée: «Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation fausse, la calomniait odieusement, j'eus le cœur serré, une grande pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...» Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis, après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en aurais-je eu, je vous le demande?...
Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre, quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à les suivre de l'œil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,—oh! ce n'était pas le coup violent au cœur, qui arrête la respiration, vous casse les veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette.... J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait.... Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle, et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres, les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais. De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir, ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois. Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait, disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où, un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières.... Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait, s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.
—Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé.
Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter, descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le suivre.
—Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez!
Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres, fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'œil méprisant, elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même, tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!
Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et, pour la première fois, le nœud de ma cravate me parut une chose grave; je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on se mettait bien, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient, jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout, j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire, je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si faciles à prendre et si douces à savourer.
—Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon.
Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais.... Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu?
J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion, une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile, mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire, un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond. Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D... fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles œuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui, en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là?
Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner, ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières, je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid du dehors, le cœur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse, déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa; je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde, une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à lui.
—Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher.
—Oui, elle n'est pas mal.
—Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'œuvre, mon cher, un chef-d'œuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic!
Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.
—Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant!
Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes, des divers acteurs.... Au moment de nous séparer:
—Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une certaine Juliette Roux?
—Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?... Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas.
Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient, sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin, brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées, suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta du cœur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais, je vous connais beaucoup.» Je me levai....
—Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne.
IV
—Madame Juliette Roux, je vous prie?
—Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique....
Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce, où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan.
—Je vais prévenir madame, fit-elle.
Et elle disparut, me laissant seul.
Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive, que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois, j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise, évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?... Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée, les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids, posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination, des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur, du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à l'attendrissement bébête. C'était à la fois navrant et sentimental. Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut.... Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me tendit la main:
—Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet original de Lirat?
—Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous rencontrer chez lui....
—Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!...
—Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai travaillé tous ces jours-ci.
Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique, j'ajoutai, en matière de défi:
—Quel grand artiste, n'est-ce pas?
Juliette laissa passer cette exclamation:
—Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous aperçoit nulle part, monsieur Mintié.
La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu scandalisée.
—Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!... Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois, figurez-vous....
On entendit un faible jappement derrière la porte.
—Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation.... Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy?
Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes.
—Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy? Venez, pauvre Spy!...
Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles, qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge, soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de collier.
—Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié!
Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête, et aboya hargneusement.
—C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...?
Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le caressa, l'embrassa.
—Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri!
Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant, frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant dans l'oreille des choses douces et berceuses.
—Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à votre petite mère!...
Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses.
—Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien gentil!
Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda:
—Vous aimez les chiens, monsieur Mintié?
—Beaucoup, Madame, répondis-je.
Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir.
—Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne.... Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet, monsieur Spy?
Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe.
—C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!...
Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air, alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit, volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux, mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple, nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment, j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette. Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait, en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta, bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent, immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide.
—Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre, aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée.
A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat, en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s'était ému. Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres, sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!... ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais, parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais, d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni l'occasion de cette ... politesse.
—Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de Lirat....
Lirat me reçut les bras ouverts.
—Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la soupe aux choux.
Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta:
—Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir.... Viendrez-vous demain à l'atelier?
—Certainement.
—Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la peinture, comprenez-vous?...
—Vous entrez dans le commerce?
—Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié!
Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.
—Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi, Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?... Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur, le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte?
Lirat haussa les épaules.
—De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!... La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié, sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à l'atelier?...
—Certainement.
Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de bruit et de paroles....
—Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai ... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?... avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle, haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes les faces de la luxure, toutes!...
Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit:
—Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?... J'appelle ça l'Amour, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?...
—Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je.
—Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner.
Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance, sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai cas.
—Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il n'y a encore que ça, allez!...
Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner. L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami, que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus, elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de la naïveté et des qualités aimantes de son cœur. Je finis par parler, moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup, auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et elle disparaissait aussitôt.
Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté, jusque-là.
—Non, non! disait-elle.
Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux tristes.
—A quoi bon, mon ami?
J'insistai, suppliai.