Le Calvaire
—C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de la connaître.
Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle consentit.... Ah! quelle tristesse!
Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle, Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les sœurs.... Le père buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que les sœurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard, le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...) elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles.
Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion, aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce fut une heure exquise.
Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier, grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon.
—Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me sauve.
Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par gestes brusques.
—Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert.... Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»—«Ta mère! que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous?
—Merci.
—Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur, bonjour, petite....
Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup.
—Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette.
—Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse.
Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse. Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux, était le boute-en-train de la bande et tous s'inclinaient devant son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi, volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien, je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!»
Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main.
Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge, sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes, sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique. Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de délicieux engourdissement.
—Ah! Juliette! Juliette!
—Voyons, mon ami, voyons, soyez sage!
C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent....
A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse, agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre. Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle. Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte furieuse.
Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée:
—Viens demain! dit-elle.
V
Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts.... Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir, jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie, elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les cœurs nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère, quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel, le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts, j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens.
Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature, une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile; la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman, deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman, de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais Juliette et les chefs-d'œuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta que Malterre, bien triste, voyageait en Italie.
—Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur, moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai!
Et il ajouta:
—Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce que je ne comprends que les duels à mort.
Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence, indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche; il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure. Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me poser ces points d'interrogation.
Une vie nouvelle commença.
Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout, l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer. Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que j'en dis, elle exulta.
—Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi ta petite femme a songé?
Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante:
—Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage, si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges.... Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera bon!
Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave:
—Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher, juste!
Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures, discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués, aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle répondait aussitôt:
—Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça sait bien mieux.
Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe, effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres fausses, et qui était immense.
—Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez nous, lui disais-je.
—Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?
Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une conversation, pour me demander:
—Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut?
Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.
—Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder, toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!... Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge, la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi ... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?... Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!...
J'avais le cœur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi, que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer, pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je craignis de l'avoir froissée.
—Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme ça?... T'ai-je fait de la peine?
Et Juliette, désolée navrée, gémissait:
—L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons oubliée!
Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la tapisserie. C'était adorable.
Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre vibrait comme pour des maternités redoutables.
Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été, durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?... une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,—au matin de notre première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux, d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent, ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la première fois, je puis, le cœur attendri et reconnaissant, la chair encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique, semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire, elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle.
—Juliette!
Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.
—Juliette!
Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que Juliette ne soit morte!
—Juliette!
Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et, tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent des de profundis. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je crie, je crie:
—Juliette! Juliette!
Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve:
—Jean!... mon Jean!
Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie:
—Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi, parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure.
Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute le cœur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne s'évanouit qu'au jour.
Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante: «Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va! va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation, je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à lui.
Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour, nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils, cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés, et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes, je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle, moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille, aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont les nocturnes hiboux.
Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et moelleux.
—Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri....
Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris d'admiration, des extases!
Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes, afin de se rendre compte de l'effet, aux lumières, ne se lassant jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre, notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets pour moi....
—Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume.
De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée.
—Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh! cache-les....
—Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en terre cuite?
—Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite.... Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!... D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de Lirat, ça me donne mal à l'estomac!
J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets.
Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien, pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait de me dire:
—Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé!
Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue sincèrement, elle murmura:
—Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli nid!...
Le lendemain, Juliette me dit:
—Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir.
C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais, ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!» mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution.... Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!» Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!... Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?... Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main, lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes les générosités de son cœur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien! chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette:
—Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense!
—Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais, tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins sur nous!
Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues, le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés, j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins, je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat, répondit:
—Entrez!
Mon cœur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus m'enfuir.
—Entrez! répéta la voix.
Je tournai le bouton:
—Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc....
Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.
—Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à vous.
Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos, pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme.
—Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat!
—Mais oui, mon cher Mintié.
—J'ai déménagé....
—Ah!
—J'habite rue de Balzac.
—Beau quartier!...
J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces ... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai.
—Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!... qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette.... Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!...
—Mes compliments!...
«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement, pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait, et—dois-je l'avouer?—froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se leva, et se frottant les mains:
—Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.
Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux yeux.
—Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi ... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela qui m'en a empêché ... Comprenez-vous?
—Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien....
Je m'exaltais:
—Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!... Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!... Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en supplie!
Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me regardant tristement:
—Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me dites-vous tout cela?
—Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez!
—Non! fit-il.
Et ce non était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de pistolet.
Lirat ajouta:
—Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ... vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça le connaît....
Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours, de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là, hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose venait de mourir.
VI
Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées, ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des nœuds compliqués avec les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin, que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être. Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée, vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes, une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine. Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne.... De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix esquintée:
—Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles, ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!...
Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours.
—Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de suite.
Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.
—Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais si gentille pour elle!
Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.
—Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse! Ah! la salope.
Un jour, Juliette me dit:
—Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un ver, la pauvre!
Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste, la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes, des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de grâce!
Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient, s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.
—Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça, c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ... cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien.
Elle étrenna, au théâtre, une robe qui fit sensation. Tant que dura cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient, de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le cœur mordu par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour. Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.»
A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps, longtemps, je la tins pressée sur mon cœur, répétant sans cesse: «Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le cœur de Juliette ne m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et, un peu fâchée, me dit:
—Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce qu'il te faut, alors?
Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette. Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée.
—Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les autres par leur petit nom.... Mais elle disait Monsieur Jesselin avec un grand respect.
—Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît, il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons pour ne point désirer voir cet imbécile....
Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je venais de proférer un abominable blasphème.
—Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas qu'il est de la Société de Géographie?
—Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie?
Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit simplement:
—Gabrielle est mon amie.
—C'est bien cela que je lui reproche!
Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil, tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un sourire ironique erra sur ses lèvres.
—Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux, n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!...
—Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je leur dirai de venir....
—Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!...
Je fus blessé, et répondis vivement:
—Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!...
—Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien! Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire....
Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.
—Juliette! suppliai-je.
—Eh bien, quoi?
—Tu es fâchée?
—Moi? au contraire, je suis très contente....
—Juliette!
—Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal.
Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler, d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait, ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus douce, plus suppliante.
—Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!... Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi.
On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait horriblement.
—Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!... Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi, bats-moi.... Mais parle, parle donc!...
Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots s'étranglaient dans ma gorge:
—C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!... Voyons, Juliette, puisque je me repens!...
Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang.
—Juliette! criai-je.
Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient, malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la déchirer.
—Juliette!
Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans terreur.
—Que veux-tu? me dit-elle.
—Ce que je veux?... Ce que je veux?...
J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et baisant cette belle nuque parfumée:
—Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!... N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah! je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!... Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?...
—Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu détestes.... Des sales filles, et des crétins!...
—Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux.... Et j'irai prendre une loge au Vaudeville.
—Non!
—Je t'en conjure I
Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.
—Eh bien! nous verrons demain.
Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin, Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre.
Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné, mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées, n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!... Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés; ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir, à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps, en anneaux visqueux....
Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux, et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue, colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation, puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue, broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique....
Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette qui se posait sur mon épaule, comme un hibou....
Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent, près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait, cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces polies.
—Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde les jolis nonongles à ta maîtresse.
Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy, suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires, et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ... Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement, avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient, ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais, jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui, déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur comme un remords, sur tout moi comme un crime?...» J'avais des envies de fuir, de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,» et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu.... Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré, accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une pitié maternelle, d'une pitié infinie!...
—Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si gentil de faire un tour de Bois.
Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une ligne:
—C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!...
Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas, me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?... Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter, parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que.... N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais, jamais!» Et je m'y suis précipité....
Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin» de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs; des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière, sifflotent un air à la mode,—le refrain que, tout à l'heure, ils ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes, des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer. Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale, tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs œillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude, ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont, l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement vivra pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur tête veule—que vergettent de petites hachures roses—appuyée sur la main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires, tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies, de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants. Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien.
C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître; nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie, l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette. Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret, avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où, présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes, toute une chiennerie internationale et boulevardière que nous traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.»
—Que faites-vous ce soir?
—Je vais avec la bande Mintié.
Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit; il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait, d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails honteux ou tragiques qu'il nous révélait.
«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on citait son nom, dévotieusement.
«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi, dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils, voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin.
«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah! le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper, s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.
«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en coupe réglée.
«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, cet œil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord, on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!... D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient folles....
«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ... Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!»
«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline! Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!»
Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!...
Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret, las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?... Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande.... Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.
Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux de bêtes géantes, tapies dans la nuit.
Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis, pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir, peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons, qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin, au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise, plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel, malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles; l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces, sanglotant.
—Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me tuerais!
—Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?... Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant!
—Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!...
—Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?...
—Parce que....
J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris:
—Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes ... parce que je ne veux pas!...
Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions dans le quartier:
—Viens voir le beau bijou, me dit-elle.
Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la peau.
—Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ... cinquante mille francs.... C'est une occasion unique.
Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon bras, elle me retint. Et elle soupira:
—Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme!
Elle ajouta, avec un air de désolation profonde:
—C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux.... Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà!
Je balbutiai:
—Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!...
Le visage de Juliette s'assombrit.
—Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de suite!
—C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné....
—Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou?
—Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément.
—Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État!
—Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens!
—Ah! fit Juliette simplement.
Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées, m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et la prison?» Je n'hésitai pas.
—Entrons, dis-je.
Elle emporta le collier.
Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse, et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer de sa douce voix.
—Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort....
Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix maudite des damnés.
Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets, souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié, contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément, effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son amitié!... Et je me disposais à partir.
—Eh bien, au revoir, Lirat.
—Au revoir, mon ami.
—Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs? Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard.
Et rapidement, j'ajoutai:
—Je vous les rendrai demain ... demain matin.
Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce regard.... En vérité, il était douloureux.
—Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs?
J'insistai, répétant:
—Je vous les rendrai demain ... demain matin.
—Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents francs.... Si cela peut vous être utile?
Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de tout un mois. Je répondis, le cœur déchiré:
—Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ... demain matin.
—C'est bon, c'est bon!...
J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme un voleur, je l'emportai.
Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure, couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné, calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!... Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté; il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu.... Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies, ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux; ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud, la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette, peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus, comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de moi, honteux de moi!...
Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent, dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant.... Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela. Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas, relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée.... Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des sœurs ... l'église ... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le cœur me manqua.... Je dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine.... A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait, colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants....
Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée; Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage....
—Ah! monsieur Jean! monsieur Jean!
Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise:
—Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche.
—Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas.
J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras, pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter:
—Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur Jean!... Comme vous êtes beau garçon!...
Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter les nouvelles du pays.
—Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle.... Baptiste a été tué par un arbre....
Je l'interrompis:
—Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain....
Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda:
—Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?
—Comme vous voudrez!
Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps, longtemps, je sanglotai.
Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé; il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille, les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs, l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme!
Il me montra une épine blanche, et me dit:
—C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?
—Oui, oui, Félix.
—Et pis la grive, itou, dame!
—Oui, oui, Félix ...
Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela?
Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise avec une agitation inaccoutumée.
—Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie le cœur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?...
—Oui, Marie.
La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux mains sur la table, elle répéta:
—Vous vendez le Prieuré?
—Oui, Marie.
—Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus!
—Oui, Marie.
Elle se recula comme effrayée:
—Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean?
Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa plus la parole.
Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin, toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon père et de ma mère.
Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion.
—Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!... Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je veux aller avec toi....
Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le cœur me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer. Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux.
—Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que quatre mille francs!...
—Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule, pauvre mignon!
J'éclatai en sanglots, et je m'écriai:
—Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai!
—Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te désole pas....
Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant plus douce:
—D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons, en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte, Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon!
Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs, vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire, qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés.... J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé par l'émotion, je m'endormis....
Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations, est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?...
—Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte.
—Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant?
—Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade.... Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas longtemps.... Une heure à peine....
Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis mordu au cœur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis:
—Ne pourrais-tu attendre demain?
—Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis!
—Je t'en prie!... demain....
—C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle!
—Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je t'attendrai!
Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec douceur:
—Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi!
Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe, derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses, louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile, je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?... Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre ... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit, disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique, toujours!...
—Embrasse-moi bien, mon chéri.
—Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure.
—Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue l'humidité d'une larme.
—Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de moi!
—Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!...
Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!...
Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe,
—114, rue de Sèze!
Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas.... Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau «ce n'est rien», que Gabrielle est malade!...
Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière.... C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!... Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire, les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!... La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges, de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir, comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures.... Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain, dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!» Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au cœur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent, le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter, le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu le chapeau, la voilette, la robe.
—Juliette!
En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses yeux me bravent:
—Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi!
Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle:
—Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers.
—Laisse-moi!
Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles, furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit.
—Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!... Sois bon!... Tu me tues....
Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons.... Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée.... Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi, pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore....
VII
Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée.... Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice.... Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai.... J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux, je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain, ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire, quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?... Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle, sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas, parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront, épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs, à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout!
Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan, mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire «Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe? Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?... Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah! Juliette!... Malheureuse Juliette!...
Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!... Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ... puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort, plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi; chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton cœur.... Ne me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter, de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur, j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu.... A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!... Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi.... Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant, des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle, continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner.... Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?... Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme, faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!... As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?... Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour, écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur; tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement.... Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....» Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper.... Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ... autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette, vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette:
—Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean!
Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je l'embrassai.
VIII
—Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon cher Lirat, sauvez-moi!
—Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il?
—Je veux me tuer.
—Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux.
—Je veux me tuer ... je veux me tuer!
Lirat me regarda, cligna de l'œil et marcha dans la bureau, à grands pas.
—Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change ..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste, je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste, vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles, les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien vous faire?
—Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat.... Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré!
—Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales dettes?... Vous les paierez!
—Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré, comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser, effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ... et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser ... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue ... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les ai épuisées,—oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge, je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir.... Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri, je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ... encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement, appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame! J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau, j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!» Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours, machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres, que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et, sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes, des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient, faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche, je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc, me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!—Vous savez déjà?...» demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses, Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi! vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs, elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux courses ... plus jolie!...
Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et balançait la tête.... Il murmura:
—Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en aller....
—M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne, chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!... Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!... je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!... Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que, plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux, entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?... Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans l'ardeur des nuits sanglantes.
J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons sifflants ... néanmoins, je poursuivis:
—Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant, Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves: «Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules qui pondront des œufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient, et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant, va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé, pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un nœud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.—Je te le jure.—Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce qu'on a les pieds appuyés contre la planche?—Quelle idée!... Pourquoi parler de cela?—Dis, dis, dis, je t'en prie!—Mais je ne sais pas, ma petite Juliette.—Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche ... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là, tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout, Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux, et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de carottages, d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà, j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent, détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui vont, l'œil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!... Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile, complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des croupiers et des souteneurs!...»
J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi ... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence:
—Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ... vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez: «L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance, une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!... J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour.... J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat, que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!...
Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.
—Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même, qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?... Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites ... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris....
—Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je l'ai tenté et je n'ai pas pu.
—Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup, s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille!
Il reprit:
—Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon. C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami, vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves gens de là-bas.... Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez.... Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre.... Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?... Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous.... Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez!
—Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte....
—Eh bien, venez!
—Je partirai demain, je vous le jure!
—Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous jetterez dans ses bras.... Non, venez!
—Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour!
—Non, venez!
—Lirat!... mon bon Lirat!...
—Non!...
—Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans argent?
—Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai là-bas.... Venez!
—Que je fasse une valise au moins!
—J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut.... Venez!
Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à l'abattoir....
—Eh bien, et votre chapeau?
C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles....
Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant, près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des lignes géographiques et bizarres.
—Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et....
Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage, à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que la vague remue.
—Vous vous rappellerez?
Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais:
—Oui, oui, je me rappellerai.
Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!... Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment, j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma bien-aimée.... Lirat disait:
—Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation de martyrs, leurs....
Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup.... Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ... elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....» Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait:
—Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah! vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses, leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer....
Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette.... Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite, suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean, ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte....
—Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi....
Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait.
—Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu!
Il me poussa dans un wagon, referma la portière....
—Adieu!...
Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire ... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et, distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine, de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au haut d'un candélabre.
Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et je m'enfonce dans le néant.
IX
A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi, immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent. Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue, crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets, avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille, l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'œil devine des espaces incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses.... A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe, et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève; la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne, bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue, déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues, s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.
C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer, je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon, au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos, et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée. Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage, comme si j'étais indigne de disparaître en elle....
Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places, par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques, soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre, à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume nacrée.... On dirait que la mer s'apaise.
Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe, toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans; j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et, de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou.... Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement, il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge le cœur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines.... Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit: «La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La nature est sans âme. Tout entière à son œuvre d'éternelle destruction, elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté; je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent, d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit; des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller, et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette! Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!»
Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères, noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire, semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense, une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours les mêmes charrettes que traînent les bœufs enchemisés de lin gris, apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras suppliciés....
J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque, le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de serge verte....
—Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre....
—Comme vous voudrez, mère Le Gannec!
—Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes ... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point triste comme vous êtes!... Ah! dame, non!
Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé chez elle tout un automne....
—Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin!
Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs, simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation:
—Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires.
Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait:
—Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la Marie-Joseph. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les soûlauds, et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être, comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic, aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je demandais aux marins: «T'as point vu la Marie-Joseph, donc?—Non, la patronne.—Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?—Je ne sais pas.—N'y serait-il point arrivé un malheur?—Dame, ça se peut bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors, j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs, gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer.... Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés roulés dans les rochers.
Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que fait-elle?... Éternelles questions!
La mère Le Gannec continuait:
—Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup, votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez!
Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait, d'une voix grave:
—Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la mer....
Moi, je songeais:
—Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa nuit!
Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent, en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans un bruit de ferraille et de grelots, mon cœur battait.... «Il y a peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles.... Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h, et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées, les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat, admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le cœur gros, sentant davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler, à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son image incomplète, effacée par les baisers de tous!
—Juliette! Juliette!
Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts, noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent. Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette. Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe, je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait, je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt, avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui, jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers; que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut.... Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois plus triste, je reviendrai.»
Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec.
—C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean.... Vous savez, vous y avez été bien des fois....
—Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus?
—Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu.
—Elle n'a plus sa mère?
—Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte.
—Ils sont riches?
—Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la bonne demoiselle.
Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec.
Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur.... Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et, peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses, tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix grêle des enfants de chœur, tandis que la jeune fille priait, comme eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune. Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et sous les arbres qui chantaient.
—Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je t'aime!
—Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne faut pas m'aimer!
—Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon épaule, et allons ainsi toujours!...
—Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache dans la bourbe des eaux croupies?
—Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté.... Viens avec moi et je te donnerai le bonheur.
—Non! non!... mon cœur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!...
La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les enfants de chœur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche.... Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir.
Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées, dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires. Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes, les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait au déchirement de nos voix.
—Je t'aime! je t'aime!
—Non! non! il ne faut pas m'aimer!
Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus.... Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie violette, les cheveux en coup de vent....
-Je t'aime! je t'aime!
—Non! non! il ne faut pas m'aimer!
Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient, tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents d'orage et des roulements de tonnerre.
O cabotinisme de la douleur!
Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi, toutes les deux.
—Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi!
Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient:
—Je t'aime! je t'aime!
Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous les trois!
Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à face avec Juliette.
—Juliette! Juliette!
Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame sa proie.
—Juliette! Juliette!
Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle paire de bas.... Elle me dit:
—Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai préparé une belle écrevisse de mer!
—Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous?
Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite, levait les bras au ciel, geignait:
—Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!
Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et, tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée, folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer, de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse, lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante, toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.
—Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?... Allez-vous-en!
—Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je pouvais vous être utile à quelque chose.
—Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi tranquille.
Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble, craintive, redoublant de soins, soupirant:
—Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités.... Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi, résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de temps en temps, elle répétait:
—Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon, ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre, et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement. La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme, qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou.... Et je me sentais bien malheureux!...
Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient, la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau, mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?... Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps, un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais, à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses, de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi.... La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!...
La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin passait.... Le postillon l'interpella:
—Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît?
—C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un geste de la main et continua sa route.
J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière.
—Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette!
Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue.
—Juliette! ma Juliette!
Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix soupira:
—Jean! mon petit Jean!
Et je défaillis dans les bras de Juliette.
Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait, pleurait:
—Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean!
Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être, inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un grand bonheur,—je ne savais,—refoulait dans mon regard la vie qui s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour, de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle, un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure, une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en larmes....
—Encore, que je te voie, ma petite Juliette!
Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé.
—Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré!
La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder.
—Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle.
—Il faut les faire monter, mère Le Gannec!
—On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la vieille femme.
—Tu en as donc beaucoup, ma chérie?
—Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides!
—Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir.... Nous verrons demain....
Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à chaque instant:
—Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne bouge pas, Jean, ne bouge pas.
Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre son oreille.
—Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: chuuu! dans tes coquillages!... Pourquoi, dis?
Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers.
—Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant?
Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule:
—Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui bien tout, tout, tout!...
Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête....
—Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un caoutchouc?...
—Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement?
—Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera.... Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!... Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu m'étourdir.... Je souffrais trop!...
Sa voix prit une intonation brève:
—Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami Lirat!... Mais tu verras, tu verras.
Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ... et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant l'interroger directement, je répondis:
—Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois, quand nous rentrerons à Paris....
—Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit jours.... Ça m'ennuie tant!
—Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ... plus longtemps ... quinze jours!
—C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai pas une chose, une belle chose.
Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit:
—Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de rente.
—Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé.
—Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois, nous les aurons....
Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta:
—Nous les aurons!...
—Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le mal que tu me fais....
Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur:
—Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?...
—Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela, jamais!...
—Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!...
Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare, pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des fermes!
—Il y a des bateaux ici?
—Mais oui.
—Beaucoup?
—Mais oui.
—Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés:
—Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle ... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais.
Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort, ainsi qu'un chaud soleil.
Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors, comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette désira rentrer.
—Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter ça.... Il me décoiffe et me rend malade!...
Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre, m'obsédait.
Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le soir même.
—Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite, commande une voiture.... Oh! quel malheur!
Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile, sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ, sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière.... Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire, refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles. Juliette s'assit sur mes genoux.
—Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt, je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu!
Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi.
—Nostre Mintié! nostre Mintié!
Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras.
—Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça que je meurs.... De ça!
Et tendrement, la mère Le Gannec murmura:
—Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous soulagerait!
X
Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste, des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et, moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce châtiment!
L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche, les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle me retenait.
—Laisse-moi! ai-je crié.
—Pourquoi t'en vas-tu?
—Laisse-moi.
—Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi.... Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de toi.... Reste!
—Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!...
Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait:
—Ah! ma Doué! il est fou!
Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle, tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques.... Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide....
Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me talonnent et je crie:
—Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée.... Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment stupéfaite.
—Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites ici?... Êtes-vous malade?
J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté....
Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure, qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans l'éternelle nuit du cabanon!
Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut que j'épuise sur elle cette rage maudite!...
Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec:
—Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent.... Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que je parte!...
XI
Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit; mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle bourrait de paquets d'iris.
—Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis, tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi, que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas.... Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets?
Et jetant un dernier coup d'œil sur la chambre, elle était partie.
Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes, fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser, le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses étaient dans le même ordre.
—Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine?
—Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir!
—Ce soir?
Elle réfléchissait un instant.
—Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop.... Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi!
Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais, comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte, tombaient dans l'éternité de l'attente.
A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger, la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté, dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue, qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute, et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais beau chercher, sur la vase remuée de nos deux cœurs, une fleur, une toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette. Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée, comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable.... Elle battit des mains.
—Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement, tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel dommage!... C'est impossible!
—Pourquoi donc est-ce impossible?
—Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!... Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!...
—Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!... De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!...
Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles faisaient tinter à ses oreilles.
—Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal.... Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre!
Tendrement, elle s'assit sur mes genoux.
—Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je suis bien malheureuse!...
Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais horreur et pitié....
—Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir.
Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre les regrets gémir:
—D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de l'argent, et tu n'en as pas!
—Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en attendant que je conquière une fortune!
—Tu as de l'argent?... Fais voir.
J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses yeux luisaient, étonnés et charmés.
—Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille francs?...Mais tu es riche!... Alors....
Elle se pendit à mon cou, caressante.
—Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me l'acheter, mon chéri; tu veux, pas?
Je reçus au cœur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de demander:
—Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire?
—Deux mille francs, mon chéri.
—C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même.
Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas m'avoir demandés, elle dit:
—Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.
Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas, en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite, affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai:
—Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus!
Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais impitoyablement, hors de mon soleil.
Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante; elle implorerait son pardon.
—Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en!
Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des millions à la figure.
—Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore!
Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera:
—Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié!
—As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà encore!... Tiens! en voilà toujours!
Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la main le geste de jeter des millions à travers l'espace.
—Tiens, misérable; tiens!
Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude, et que je ne sondasse, d'un coup d'œil impatient, l'intérieur des voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard, mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce, enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués, et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....» Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison, chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes. Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je rentrai....
—Il n'est venu personne? demandai-je au concierge.
—Personne, monsieur Mintié.
—Pas de lettre, non plus?
—Non, monsieur Mintié.
—Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence?
—La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié.
Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.»
—Portez cela rue de Balzac....
J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à reparaître.
—La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée.
Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le canapé.
—Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle?
Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre, projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes, infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps, subitement, avait cessé de marcher.
—Elle ne viendra pas!
De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre, que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue.... Aucun ne s'arrêtait.
—Elle ne viendra pas!
Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!... Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée.
—Allons, prends ton chapeau, mon chéri.
Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par l'attente, souvent, je la traitais durement.
—Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels bouges?
—Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!... Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te retrouver?
Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais:
—Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais, jamais!
La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle.
—Juliette! Juliette!
Elle descendait l'escalier.
—Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais avec toi.
Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais.
Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces bijoux, la fureur me reprenait.
—Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches.
Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds.
—Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma poitrine et voir ce qu'il y a dans mon cœur!... Juliette!... Ah! je ne peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié!
Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe....
—Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant, je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais, j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure, la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?...
Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet errait sur ses lèvres.... Elle murmura:
—Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens!
M'en allant, je continuais de gémir:
—Une bête aurait pitié!... Oui, une bête....
D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait:
—Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais?
Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants.
—Viens-tu?... disait Juliette....
Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait.
—Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras, ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?... Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean, quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras.... J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!... Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!...
Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux du lit lui faisaient comme deux ailes.
La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin, des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!... Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée; j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et, depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois heures.
—Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra pas!
Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus, tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb.... Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer, s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement.
—Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle?
Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur cœur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet inassouvissement farouche, cet alcoolisme de l'amour inextinguible, que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur, on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards. Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie, brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais, souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais, avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit, les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient: «Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de bonheur, en l'œil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles, ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas! j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur et du devoir....
Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur, annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le jour!
—Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra pas!
Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier:
—Oh! Juliette! Juliette!
Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations.... Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient, bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait.... Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des choses à voix basse; et le médecin avait un air grave:
—Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous.
—Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean!
—C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il meurt!
—Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites!
—Il faut l'aimer, être bonne....
Et Juliette se jetait dans les bras du médecin....
—Non! C'est toi que j'aime ... viens!
Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés.
—Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant à mourir?...
Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour.... Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai.
Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre.... Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette ... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!... Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme, je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la mère Sochard qui m'ouvrit.
—Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!... Dites-lui....
La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait:
—Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame n'est pas rentrée....
—Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi, hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous, les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout....
La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré....
—En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre, vous verrez bien!... puisque je vous le dis!
En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas à pas, répétant:
—Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus ensemble, à c't'heure!...