Le capitaine Pamphile
The Project Gutenberg eBook of Le capitaine Pamphile
Title: Le capitaine Pamphile
Author: Alexandre Dumas
Release date: June 26, 2006 [eBook #18697]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
Alexandre Dumas
LE CAPITAINE PAMPHILE
(1840)
Préface
Résumé:
Ce récit plein de fantaisie, écrit en 1840, mêle histoires d'animaux et aventures maritimes. Avec une dose de satire sociale aux dépens du régime de Louis-Philippe.
Commentaires:
Ce roman trop oublié est un chef-d'œuvre unique chez Dumas. Il aurait pu être signé de Sterne, ou de Swift: c'est dans leur ton qu'il évoque la traite des noirs. Le récit est plein de gaieté et de verve, de burlesque parodique: on y trouve les grandes scènes du roman d'aventures, la prise du navire marchand, la mutinerie à bord, l'Amérique de Fenimore Cooper. Les personnages sont empruntés à la tradition comique: l'Anglais en proie au spleen, le trompeur, le gourmand, le niais, le chef indien. C'est aussi une œuvre sombre: une suite de morts, animaux massacrés, esclaves tués en route, immigrants anglais décimés par la maladie, indigènes exterminés. Le héros, Pamphile, incarne la société commerçante et pharisienne dans laquelle l'artiste est condamné à vivre. C'est le monde de Monte-Cristo sans le comte.
Chapitre I
Introduction à l'aide de laquelle le lecteur fera connaissance avec les principaux personnages de cette histoire et l'auteur qui l'a écrite.
Je passais, en 1831, devant la porte de Chevet, lorsque j'aperçus, dans la boutique, un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une tortue qu'il marchandait avec l'intention d'en faire, aussitôt qu'elle serait devenue sa propriété, une turtle soup.
L'air de résignation profonde avec lequel le pauvre animal se laissait examiner, sans même essayer de se soustraire en rentrant dans son écaille, au regard cruellement gastronomique de son ennemi, me toucha. Il me prit une envie soudaine de l'arracher à la marmite, dans laquelle étaient déjà plongées ses pattes de derrière; j'entrai dans le magasin, où j'étais fort connu à cette époque, et, faisant un signe de l'œil à madame Beauvais, je lui demandai si elle m'avait conservé la tortue que j'avais retenue, la veille, en passant.
Madame Beauvais me comprit avec cette soudaineté d'intelligence qui distingue la classe marchande parisienne, et, faisant glisser poliment la bête des mains du marchandeur, elle la remit entre les miennes, en disant, avec un accent anglais très prononcé, à notre insulaire, qui la regardait la bouche béante:
—Pardon, milord, la petite tortue, il être vendue à monsieur depuis ce matin.
—Ah! me dit en très bon français le milord improvisé, c'est à vous, monsieur, qu'appartient cette charmante bête?
—Yes, yes, milord, répondit madame Beauvais.
—Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous avez là un petit animal qui fera d'excellente soupe; je n'ai qu'un regret, c'est qu'il soit le seul de son espèce que possède en ce moment madame la marchande.
—Nous have la espoir d'en recevoir d'autres demain matin, répondit madame Beauvais.
—Demain, il sera trop tard, répondit froidement l'Anglais; j'ai arrangé toutes mes affaires pour me brûler la cervelle cette nuit, et je désirais, auparavant, manger une soupe à la tortue.
En disant ces mots, il me salua et sortit.
—Pardieu! me dis-je après un moment de réflexion, c'est bien le moins qu'un aussi galant homme se passe un dernier caprice.
Et je m'élançai hors du magasin en criant, comme madame Beauvais:
—Milord! milord!
Mais je ne savais pas où milord était passé; il me fut impossible de mettre la main dessus.
Je revins chez moi tout pensif: mon humanité envers une bête était devenue une inhumanité envers un homme. La singulière machine que ce monde, où l'on ne peut faire le bien de l'un sans le mal de l'autre! Je gagnai la rue de l'Université, je montai mes trois étages, et je déposai mon acquisition sur le tapis.
C'était tout bonnement une tortue de l'espèce la plus commune: testudo lutaria, sive aquarum dulcium; ce qui veut dire, selon Linné chez les anciens, et selon Ray chez les modernes, tortue de marais ou tortue d'eau douce.
Or, la tortue de marais ou la tortue d'eau douce tient à peu près, dans l'ordre social des chéloniens, le rang correspondant à celui que tiennent chez nous, dans l'ordre civil, les épiciers, et, dans l'ordre militaire, la garde nationale.
C'était bien, du reste, le plus singulier corps de tortue qui eût jamais passé les quatre pattes, la tête et la queue par les ouvertures d'une carapace. À peine se sentit-elle sur le plancher, qu'elle me donna une preuve de son originalité en piquant droit vers la cheminée avec une rapidité qui lui valut à l'instant même le nom de Gazelle, en faisant tous ses efforts pour passer entre les branches du garde-cendre, afin d'arriver jusqu'au feu, dont la lueur l'attirait; enfin, voyant, au bout d'une heure, que ce qu'elle désirait était impossible, elle prit le parti de s'endormir, après avoir préalablement passé sa tête et ses pattes par l'une des ouvertures les plus rapprochées du foyer, choisissant ainsi, pour son plaisir particulier, une température de cinquante à cinquante-cinq degrés de chaleur, à peu près; ce qui me fit croire que, soit vocation, soit fatalité, elle était destinée à être rôtie un jour ou l'autre, et que je n'avais fait que changer son mode de cuisson en la retirant du pot-au-feu de mon Anglais pour la transporter dans ma chambre. La suite de cette histoire prouvera que je ne m'étais pas trompé.
Comme j'étais obligé de sortir et que je craignais qu'il n'arrivât malheur à Gazelle, j'appelai mon domestique.
—Joseph, lui dis-je, lorsqu'il parut, vous prendrez garde à cette bête.
Il s'en approcha avec curiosité.
—Ah! tiens, dit-il, c'est une tortue... Ça porte une voiture.
—Oui, je le sais; mais je désire qu'il ne vous en prenne jamais l'envie d'en faire l'expérience.
—Oh! ça ne lui ferait pas de mal, reprit Joseph, qui tenait à déployer devant moi ses connaissances en histoire naturelle; la diligence de Laon passerait sur son dos, qu'elle ne l'écraserait pas.
Joseph citait la diligence de Laon, parce qu'il était de Soissons.
—Oui, lui dis-je, je crois bien que la grande tortue de mer, la tortue franche, testudo mydas, pourrait porter un pareil poids; mais je doute que celle-ci, qui est de plus petite espèce...
—Ça ne veut rien dire, reprit Joseph: c'est fort comme un Turc, ces petites bêtes-là; et, voyez-vous, une charrette de roulier passerait...
—C'est bien, c'est bien; vous lui achèterez de la salade et des escargots.
—Tiens! des escargots?... Est-ce qu'elle a mal à la poitrine? Le maître chez lequel j'étais avant d'entrer chez monsieur prenait du bouillon d'escargots parce qu'il était physique; eh bien, ça ne l'a pas empêché...
Je sortis sans écouter le reste de l'histoire; au milieu de l'escalier, je m'aperçus que j'avais oublié mon mouchoir de poche: je remontai aussitôt. Je trouvai Joseph, qui ne m'avait pas entendu rentrer, faisant l'Apollon du Belvédère, un pied posé sur le dos de Gazelle et l'autre suspendu en l'air, afin que pas un grain des cent trente livres que le drôle pesait ne fût perdu par la pauvre bête.
—Que faites-vous là, imbécile?
—Je vous l'avais bien dit, monsieur, répondit Joseph tout fier de m'avoir prouvé en partie ce qu'il avançait.
—Donnez-moi un mouchoir, et ne touchez jamais à cette bête.
—Voilà, monsieur, me dit Joseph en m'apportant l'objet demandé... Mais il n'y a aucune crainte à avoir pour elle... un wagon passerait dessus...
Je m'enfuis au plus vite; mais je n'avais pas descendu vingt marches, que j'entendis Joseph qui fermait ma porte en marmottant entre ses dents:
—Pardieu! je sais ce que je dis... Et puis, d'ailleurs, on voit bien, à la conformation de ces animaux, qu'un canon chargé à mitraille pourrait...
Heureusement, le bruit qu'on faisait dans la rue m'empêcha d'entendre la fin de la maudite phrase.
Le soir, je rentrai assez tard, comme c'est ma coutume. Aux premiers pas que je fis dans ma chambre, je sentis que quelque chose craquait sous ma botte. Je levai vitement le pied, rejetant tout le poids de mon corps sur l'autre jambe: le même craquement se fit entendre de nouveau; je crus que je marchais sur des œufs. Je baissai ma bougie... Mon tapis était couvert d'escargots.
Joseph m'avait ponctuellement obéi: il avait acheté de la salade et des escargots, avait mis le tout dans un panier au milieu de ma chambre; dix minutes après, soit que la température de l'appartement les eût dégourdis, soit que la peur d'être croqués se fût emparée d'eux, toute la caravane s'était mise en route, et elle avait même déjà fait passablement de chemin; ce qui était facile à juger par les traces argentées qu'ils avaient laissées sur les tapis et sur les meubles.
Quant à Gazelle, elle était restée au fond du panier, contre les parois duquel elle n'avait pu grimper. Mais quelques coquilles vides me prouvèrent que la fuite des Israélites n'avait pas été si rapide, qu'elle n'eût mis la dent sur quelques-uns avant qu'ils eussent le temps de traverser la mer Rouge.
Je commençai aussitôt une revue exacte du bataillon qui manœuvrait dans ma chambre, et par lequel je me souciais peu d'être chargé pendant la nuit; puis, prenant délicatement de la main droite tous les promeneurs, je les fis rentrer, les uns après les autres, dans leur corps de garde, que je tenais de la main gauche, et dont je fermai le couvercle sur eux.
Au bout de cinq minutes, je m'aperçus, que, si je laissais toute cette ménagerie dans ma chambre, je courais le risque de ne pas dormir une minute; c'était un bruit, comme si on eût enfermé une douzaine de souris dans un sac de noix: je pris donc le parti de transporter le tout à la cuisine.
Chemin faisant, je songeai qu'au train dont allait Gazelle je la trouverais morte d'indigestion le lendemain si je la laissais au milieu d'un magasin de vivres aussi copieux; au même moment et comme par inspiration, j'avisai dans mon souvenir certain baquet placé dans la cour et dans lequel le restaurateur du rez-de-chaussée mettait dégorger son poisson: cela me parut une si merveilleuse hôtellerie pour une testudo aquarum dulcium, que je jugeai inutile de me casser la tête à lui en chercher une autre, et que, la tirant de son réfectoire, je la portai directement au lieu de sa destination.
Je remontai bien vite et m'endormis, persuadé que j'étais l'homme de France le plus ingénieux en expédients.
Le lendemain, Joseph me réveilla dès le matin.
—Oh! monsieur, en voilà une farce! me dit-il en se plantant devant mon lit.
—Quelle farce?
—Celle que votre tortue a faite.
—Comment?
—Eh bien, croiriez-vous qu'elle est sortie de votre appartement, ça, je ne sais pas comment... qu'elle a descendu les trois étages, et qu'elle a été se mettre au frais dans le vivier du restaurateur?
—Imbécile! tu n'as pas deviné que c'était moi qui l'y avais portée?
—Ah bon!... Vous avez fait là un beau coup, alors!
—Pourquoi cela?
—Pourquoi? Parce qu'elle a mangé la tanche, une tanche superbe qui pesait trois livres.
—Allez me chercher Gazelle, et apportez-moi des balances.
Pendant que Joseph exécutait cet ordre, j'allai à ma bibliothèque, j'ouvris mon Buffon à l'article tortue; car je tenais à m'assurer si ce chélonien était ichtyophage, et je lus ce qui suit:
«Cette tortue d'eau douce, testudo aquarum dulcium c'était bien cela, aime surtout les marais et les eaux dormantes; lorsqu'elle est dans une rivière ou dans un étang, alors elle attaque tous les poissons indistinctement, même les plus gros: elle les mord sous le ventre, les y blesse fortement, et, lorsqu'ils sont épuisés par la perte du sang, elle les dévore avec la plus grande avidité et ne laisse guère que les arêtes, la tête des poissons, et même leur vessie natatoire, qui remonte quelquefois à la surface de l'eau.»
—Diable! diable! dis-je; le restaurateur a pour lui M. de Buffon: ce qu'il dit pourrait bien être vrai.
J'étais en train de méditer sur la probabilité de l'accident, lorsque Joseph rentra, tenant l'accusée d'une main et les balances de l'autre.
—Voyez-vous, me dit Joseph, ça mange beaucoup, ces sortes d'animaux, pour entretenir leurs forces, et du poisson surtout, parce que c'est très nourrissant; est-ce que vous croyez que, sans cela, ça pourrait porter une voiture?... Voyez, dans les ports de mer, comme les matelots sont robustes; c'est parce qu'ils ne mangent que du poisson.
J'interrompis Joseph.
—Combien pesait la tanche?
—Trois livres: c'est neuf francs que le garçon réclame.
—Et Gazelle l'a mangée tout entière?
—Oh! elle n'a laissé que l'arête, la tête et la vessie.
—C'est bien cela! M. de Buffon est un grand naturaliste. Cependant, continuai-je à demi-voix, trois livres... cela me parait fort.
Je mis Gazelle dans la balance; elle ne pesait que deux livres et demie avec sa carapace.
Il résultait de cette expérience, non point que Gazelle fût innocente du fait dont elle était accusée, mais qu'elle devait avoir commis le crime sur un cétacé d'un plus médiocre volume.
Il paraît que ce fut aussi l'avis du garçon; car il parut fort content de l'indemnité de cinq francs que je lui donnai.
L'aventure des limaçons et l'accident de la tanche me rendirent moins enthousiaste de ma nouvelle acquisition; et, comme le hasard fit que je rencontrai, le même jour, un de mes amis, homme original et peintre de génie, qui faisait à cette époque une ménagerie de son atelier, je le prévins que j'augmenterais le lendemain sa collection d'un nouveau sujet, appartenant à l'estimable catégorie des chéloniens, ce qui parut le réjouir beaucoup.
Gazelle coucha cette nuit dans ma chambre, où tout se passa fort tranquillement, vu l'absence des escargots.
Le lendemain, Joseph entra chez moi, comme d'habitude, roula le tapis de pied de mon lit, ouvrit la fenêtre, et se mit à le secouer pour en extraire la poussière; mais tout à coup il poussa un grand cri et se pencha hors de la fenêtre comme s'il eût voulu se précipiter.
—Qu'y a-t-il donc, Joseph? dis-je à moitié éveillé.
—Ah! monsieur, il y a que votre tortue était couchée sur le tapis, je ne l'ai pas vue...
—Et...?
—Et, ma foi! sans le faire exprès, je l'ai secouée par la fenêtre.
—Imbécile!...
Je sautai à bas de mon lit.
—Tiens! dit Joseph, dont la figure et la voix reprenaient une expression de sérénité tout à fait rassurante, tiens! elle mange un chou!
En effet, la bête, qui avait rentré par instinct tout son corps dans sa cuirasse, était tombée par hasard sur un tas d'écailles d'huîtres, dont la mobilité avait amorti le coup, et, trouvant à sa portée un légume à sa convenance, elle avait sorti tout doucement la tête hors de sa carapace, et s'occupait de son déjeuner aussi tranquillement que si elle ne venait pas de tomber d'un troisième étage.
—Je vous le disais bien, monsieur! répétait Joseph dans la joie de son âme, je vous le disais bien, qu'à ces animaux rien ne leur faisait. Eh bien, pendant qu'elle mange, voyez-vous, une voiture passerait dessus...
—N'importe, descendez vite et allez me la chercher.
Joseph obéit. Pendant ce temps, je m'habillai, occupation que j'eus terminée avant que Joseph reparût; je descendis donc à sa rencontre et le trouvai pérorant au milieu d'un cercle de curieux, auxquels il expliquait l'événement qui venait d'arriver.
Je lui pris Gazelle des mains, sautai dans un cabriolet, qui me descendit faubourg Saint-Denis, n° 109; je montai cinq étages, et j'entrai dans l'atelier de mon ami, qui était en train de peindre.
Il y avait autour de lui un ours couché sur le dos, et jouant avec une bûche; un singe assis sur une chaise et arrachant, les uns après les autres, les poils d'un pinceau; et, dans un bocal, une grenouille accroupie sur la troisième traverse d'une petite échelle, à l'aide de laquelle elle pouvait monter jusqu'à la surface de l'eau.
Mon ami s'appelait Decamps, l'ours Tom, le singe Jacques Ier, et la grenouille mademoiselle Camargo.
Chapitre II
Comment Jacques Ier voua une haine féroce à Tom, et cela à propos d'une carotte.
Mon entrée fit révolution.
Decamps leva les yeux de dessus ce merveilleux petit tableau des Chiens savants que vous connaissez tous, et qu'il achevait alors.
Tom se laissa tomber sur le nez la bûche avec laquelle il jouait, et s'enfuit en grognant dans sa niche, bâtie entre les deux fenêtres.
Jacques Ier jeta vivement son pinceau derrière lui et ramassa une paille qu'il porta innocemment à sa bouche avec sa main droite, tandis qu'il se grattait la cuisse de la main gauche et levait béatement les yeux au ciel.
Enfin, mademoiselle Camargo monta languissamment un degré de son échelle; ce qui, dans toute autre circonstance, aurait pu être considéré comme un signe de pluie.
Et moi, je posai Gazelle à la porte de la chambre, sur le seuil de laquelle je m'étais arrêté en disant:
—Cher ami, voilà la bête. Vous voyez que je suis de parole.
Gazelle n'était pas dans un moment heureux: le mouvement du cabriolet l'avait tellement désorientée, que, pour rassembler probablement toutes ses idées et réfléchir à sa situation le long de la route, elle avait rentré toute sa personne sous sa carapace; ce que je posais par terre avait donc l'air tout bonnement d'une écaille vide.
Néanmoins, lorsque Gazelle sentit, par la reprise de son centre de gravité, qu'elle adhérait à un terrain solide, elle se hasarda de montrer son nez à l'ouverture supérieure de son écaille; pour plus de sûreté, cependant, cette partie de sa personne était prudemment accompagnée de ses deux pattes de devant; en même temps, et comme si tous les membres eussent unanimement obéi à l'élasticité d'un ressort intérieur, les deux pattes de derrière et la queue parurent à l'extrémité inférieure de la carapace. Cinq minutes après, Gazelle avait mis toutes voiles dehors.
Elle resta cependant encore un instant en panne, branlant la tête à droite et à gauche comme pour s'orienter; puis tout à coup ses yeux devinrent fixes, et elle s'avança, aussi rapidement que si elle eût disputé le prix de la course au lièvre de la Fontaine, vers une carotte gisant aux pieds de la chaise qui servait de piédestal à Jacques Ier.
Celui-ci regarda d'abord avec assez d'indifférence la nouvelle arrivée s'avancer de son côté; mais, dès qu'il s'aperçut du but qu'elle paraissait se proposer, il donna des signes d'une inquiétude réelle, qu'il manifesta par un grognement sourd, qui dégénéra, au fur et à mesure qu'elle gagnait du terrain, en cris aigus interrompus par des craquements de dents. Enfin, lorsqu'elle ne fut plus qu'à un pied de distance du précieux légume, l'agitation de Jacques prit tout le caractère d'un désespoir réel; il saisit, d'une main, le dossier de son siège, et, de l'autre, la traverse recouverte de paille, et, probablement dans l'espoir d'effrayer la bête parasite qui venait lui rogner son dîner, il secoua la chaise de toute la force de ses poignets, jetant ses deux pieds en arrière comme un cheval qui rue, et accompagnant ses évolutions de tous les gestes et de toutes les grimaces qu'il croyait capables de démonter l'impassibilité automatique de son ennemi. Mais tout était inutile; Gazelle n'en faisait pas pour cela un pas moins vite que l'autre. Jacques Ier ne savait plus à quel saint se vouer.
Heureusement pour Jacques qu'il lui arriva, en ce moment, un secours inattendu. Tom, qui s'était retiré dans sa loge à mon arrivée, avait fini par se familiariser avec ma présence, et prêtait, comme nous tous, une certaine attention à la scène qui se passait; étonné d'abord de voir se remuer cet animal inconnu, devenu, grâce à moi, commensal de son logis, il l'avait suivi dans sa course vers la carotte avec une curiosité croissante. Or, comme Tom ne méprisait pas non plus les carottes, lorsqu'il vit Gazelle près d'atteindre le précieux légume, il fit trois pas en trottant et, levant sa grosse patte, il la posa lourdement sur le dos de la pauvre bête, qui, frappant la terre du plat de son écaille, rentra incontinent dans sa carapace et resta immobile à deux pouces de distance du comestible qui mettait en ce moment en jeu une triple ambition. Tom parut fort étonné de voir disparaître, comme par enchantement, tête, pattes et queue. Il approcha son nez de la carapace, souffla bruyamment dans les ouvertures; enfin, et comme pour se rendre plus parfaitement compte de la singulière organisation de l'objet qu'il avait sous les yeux, il le prit, le tournant et le retournant entre ses deux pattes; puis, comme convaincu qu'il s'était trompé en concevant l'absurde idée qu'une pareille chose fût douée de la vie et pût marcher, il la laissa négligemment retomber, prit la carotte entre ses dents, et se mit en devoir de regagner sa niche.
Ce n'était point là l'affaire de Jacques: il n'avait pas compté que le service que lui rendait son ami Tom serait gâté par un pareil trait d'égoïsme; mais, comme il n'avait pas pour son camarade le même respect que pour l'étrangère, il sauta vivement de la chaise où il était prudemment resté pendant la scène que nous venons de décrire, et, saisissant d'une main, par sa chevelure verte, la carotte que Tom tenait par la racine, il se raidit de toutes ses forces, grimaçant, jurant, claquant des dents, tandis que, de la patte qui lui restait libre, il allongeait force soufflets sur le nez de son pacifique antagoniste, qui, sans riposter, mais aussi sans lâcher l'objet en litige, se contentait de coucher ses oreilles sur son cou, de fermer ses petits yeux noirs chaque fois que la main agile de Jacques se mettait en contact avec sa grosse figure; enfin la victoire resta, comme la chose arrive ordinairement, non pas au plus fort, mais au plus effronté. Tom desserra les dents, et Jacques, possesseur de la bienheureuse carotte, s'élança sur une échelle, emportant le prix du combat, qu'il alla cacher derrière un plâtre de Malagutti, sur un rayon fixé à six pieds de terre; cette opération finie, il descendit plus tranquillement, certain qu'il n'y avait ni ours ni tortue capables de l'aller dénicher là.
Arrivé au dernier échelon, et lorsqu'il s'agit de remettre pied à terre, il s'arrêta prudemment, et, jetant les yeux sur Gazelle, qu'il avait oubliée dans la chaleur de sa dispute avec Tom, il s'aperçut qu'elle se trouvait dans une position qui n'était rien moins qu'offensive.
En effet, Tom, au lieu de la replacer avec soin dans la situation où il l'avait prise, l'avait, comme nous l'avons dit, négligemment laissée tomber à tout hasard, de sorte qu'en reprenant ses sens, la malheureuse bête, au lieu de se retrouver dans sa situation normale, c'est-à-dire sur le ventre, s'était retrouvée sur le dos, position, comme chacun le sait, antipathique au suprême degré à tout individu faisant partie de la race des chéloniens.
Il fut facile de voir à l'expression de confiance avec laquelle Jacques s'approcha de Gazelle, qu'il avait jugé au premier abord que son accident la mettait hors d'état de faire aucune défense. Cependant, arrivé à un demi-pied du monstrum horrendum, il s'arrêta un instant, regarda dans l'ouverture tournée de son côté, et se mit, sous un air de négligence apparente, à en faire le tour avec précaution, l'examinant à peu près comme un général fait d'une ville qu'il veut assiéger. Cette reconnaissance achevée, il allongea la main doucement, toucha du bout du doigt l'extrémité de l'écaille; puis aussitôt, se rejetant lestement en arrière, il se mit, sans perdre de vue l'objet qui le préoccupait, à danser joyeusement sur ses pieds et ses mains, accompagnant ce mouvement d'une espèce de chant de victoire qui lui était habituel toutes les fois que, par une difficulté vaincue ou un péril affronté, il croyait avoir à se féliciter de son habileté ou de son courage.
Cependant cette danse et ce chant s'interrompirent soudainement; une idée nouvelle traversa le cerveau de Jacques, et parut absorber toutes ses facultés pensantes. Il regarda attentivement la tortue, à laquelle sa main, en la touchant, avait imprimé un mouvement d'oscillation que rendait plus prolongé la forme sphérique de son écaille, s'en approcha, marchant de côté comme un crabe; puis, arrivé près d'elle, se leva sur ses pieds de derrière, l'enjamba comme fait un cavalier de son cheval, la regarda un instant se mouvoir entre ses deux jambes; enfin, complètement rassuré, à ce qu'il paraît, par l'examen approfondi qu'il venait d'en faire, il s'assit sur ce siège mobile, et lui imprimant, sans cependant que ses pieds quittassent la terre, un mouvement rapide d'oscillation, il se balança joyeusement, se grattant le côté et clignant les yeux, gestes qui, pour ceux qui le connaissent, étaient l'expression d'une joie indéfinissable.
Tout à coup Jacques poussa un cri perçant, fit un bond perpendiculaire de trois pieds, retomba sur les reins, et s'élançant sur son échelle, alla se réfugier derrière la tête de Malagutti. Cette révolution était causée par Gazelle, qui, fatiguée d'un jeu dans lequel le plaisir n'était évidemment pas pour elle, avait enfin donné signe de vie en éraflant de ses pattes froides et aiguës les cuisses pelées de Jacques Ier, qui fut d'autant plus bouleversé de cette agression, qu'il ne s'attendait à rien moins qu'une attaque de ce côté.
En ce moment, un acheteur entra, et Decamps me fit signe qu'il désirait rester seul. Je pris mon chapeau et ma canne, et m'éloignai.
J'étais sur le palier, lorsque Decamps me rappela.
—À propos, me dit-il, venez donc demain passer la soirée avec nous.
—Que faites-vous donc demain?
—Nous avons souper et lecture.
—Bah!
—Oui, mademoiselle Camargo doit manger un cent de mouches, et Jadin lire un manuscrit.
Chapitre III
Comment mademoiselle Camargo tomba en la possession de M. Decamps.
Malgré l'invitation verbale que Decamps m'avait faite, je reçus le lendemain une lettre imprimée. Ce double emploi avait pour but de me rappeler la tenue de rigueur, les invités ne devant être admis qu'en robe de chambre et pantoufles. Je fus exact à l'heure et fidèle à l'uniforme.
C'est une curieuse chose à voir, que l'atelier d'un peintre, lorsqu'il a coquettement pendu à ses quatre murailles, pour faire honneur aux invités, ses joyaux des grands jours, fournis par les quatre parties du monde. Vous croyez entrer dans la demeure d'un artiste, et vous vous trouvez au milieu d'un musée qui ferait honneur à plus d'une ville préfectorale de France. Ces armures, qui représentent l'Europe au Moyen Âge, datent de divers règnes et trahissent, par leur forme, l'époque de leur fabrication. Celle-ci, brunie sur les deux côtés de la poitrine, avec son arête aiguë et brillante et son crucifix gravé, aux pieds duquel est une Vierge en prière avec cette légende: Mater Dei, ora pro nobis, a été forgée en France et offerte au roi Louis XI, qui la fit appendre aux murs de son vieux château de Plessis-les-Tours. Celle-là, dont la poitrine bombée porte encore la marque des coups de masse dont elle a garanti son maître, a été bosselée dans les tournois de l'empereur Maximilien, et nous arrive d'Allemagne. Cette autre, qui représente en relief les robustes travaux d'Hercule, a peut-être été portée par le roi François Ier, et sort certainement des ateliers florentins de Benvenuto Cellini. Ce tomahawk canadien et ce couteau à scalper viennent d'Amérique: l'un a brisé des têtes françaises et l'autre enlevé des chevelures parfumées. Ces flèches et ce krid sont indiens; le fer des unes et la lame de l'autre sont mortels, car ils ont été empoisonnés dans le suc des herbes de Java. Ce sabre recourbé a été trempé à Damas. Ce yatagan, qui porte sur sa lame autant de crans qu'il a coupé de têtes, a été arraché aux mains mourantes d'un Bédouin. Enfin, ce long fusil à la crosse et aux capucines d'argent, a été rapporté de la Casaubah par Isabey peut-être, qui l'aura troqué avec Yousouf contre un croquis de la rade d'Alger ou un dessin du fort l'Empereur.
Maintenant que nous avons examiné, les uns après les autres, ces trophées dont chacun représente un monde, jetez les yeux sur ces tables où sont épars, pêle-mêle, mille objets différents, étonnés de se trouver réunis. Voici des porcelaines du Japon, des figurines égyptiennes, des couteaux espagnols, des poignards turcs, des stylets italiens, des pantoufles algériennes, des calottes de Circassie, des idoles du Gange, des cristaux des Alpes. Regardez: il y en a pour un jour.
Sous vos pieds, ce sont des peaux de tigre, de lion, de léopard, enlevées à l'Asie et à l'Afrique; sur vos têtes, les ailes étendues et comme douées de la vie, voilà le goéland, qui, au moment où la vague se courbe pour retomber, passe sous sa voûte comme sous une arche; le margat, qui, lorsqu'il voit apparaître un poisson à la surface de l'eau, plie ses ailes et se laisse tomber sur lui comme une pierre; le guillemot, qui, au moment où le fusil du chasseur se dirige contre lui, plonge, pour ne reparaître qu'à une distance qui le met hors de sa portée; enfin le martin-pêcheur, cet alcyon des anciens, sur le plumage duquel étincellent les couleurs les plus vives de l'aigue marine et du lapis-lazuli.
Mais ce qui, un soir de réception chez un peintre, est surtout digne de fixer l'attention d'un amateur, c'est la collection hétérogène de pipes toutes bourrées qui attendent, comme l'homme de Prométhée, qu'on dérobe pour elle le feu du ciel. Car, afin que vous le sachiez, rien n'est plus fantasque et plus capricieux que l'esprit des fumeurs. L'un préfère la simple pipe de terre, à laquelle nos vieux grognards ont donné le nom expressif de brûle-gueule; celle-là se charge tout simplement avec le tabac de la régie, dit tabac de caporal. L'autre ne peut approcher de ses lèvres délicates que le bout ambré de la chibouque arabe, et celle-là se bourre avec le tabac noir d'Alger ou le tabac vert de Tunis. Celui-ci, grave comme un chef de Cooper, tire méthodiquement du calumet pacifique des bouffées de maryland; celui-là, plus sensuel qu'un nabab, tourne comme un serpent autour de son bras le tuyau flexible de son hucca indien, qui ne laisse arriver à sa bouche la vapeur du latakieh que refroidie et parfumée de rose et de benjoin. Il y en a qui, dans leurs habitudes, préfèrent la pipe d'écume de l'étudiant allemand, et le vigoureux cigare belge haché menu, au narghilé turc, chanté par Lamartine, et au tabac du Sinaï, dont la réputation hausse et baisse selon qu'il a été récolté sur la montagne ou dans la plaine. D'autres sont enfin qui, par originalité ou par caprice, se disloquent le cou pour maintenir dans une position perpendiculaire le gourgouri des nègres, tandis qu'un complaisant ami, monté sur une chaise, essaye, à grand renfort de braise et de souffle pulmonique, de sécher d'abord et d'allumer ensuite l'herbe glaiseuse de Madagascar.
Lorsque j'entrai chez l'amphitryon, tous les choix étaient faits et toutes les places étaient prises; mais chacun se serra à ma vue; et, par un mouvement qui aurait fait honneur par sa précision à une compagnie de la garde nationale, tous les tuyaux, qu'ils fussent de bois ou de terre, de corne ou d'ivoire, de jasmin ou d'ambre, se détachèrent des lèvres amoureuses qui les pressaient, et s'étendirent vers moi. Je fis, de la main, un signe de remerciement, tirai de ma poche du papier réglisse, et me mis à rouler entre mes doigts le cigarillo andalou avec toute la patience et l'habileté d'un vieil Espagnol.
Cinq minutes après, nous nagions dans une atmosphère à faire marcher un bateau à vapeur de la force de cent vingt chevaux.
Autant que cette fumée pouvait le permettre, on distinguait, outre les invités, les commensaux ordinaires de la maison, avec lesquels le lecteur a déjà fait connaissance. C'était Gazelle, qui, à dater de ce soir-là, avait été prise d'une préoccupation singulière: c'était celle de monter le long de la cheminée de marbre, afin d'aller se chauffer à la lampe, et qui se livrait avec acharnement à cet incroyable exercice. C'était Tom, dont Alexandre Decamps s'était fait un appui, à peu près comme on fait d'un coussin de divan, et qui, de temps en temps, dressait tristement sa bonne tête sous le bras de son maître, soufflait bruyamment pour repousser la fumée qui lui entrait dans les narines, puis se recouchait avec un gros soupir. C'était Jacques Ier, assis sur un tabouret à côté de son vieil ami Fau qui, à grands coups de cravache, avait mené son éducation au point de perfection où elle était parvenue, et pour lequel il avait la reconnaissance la plus grande et surtout l'obéissance la plus passive. Enfin, c'était, au milieu du cercle, et de son bocal, mademoiselle Camargo, dont les exercices gymnastiques et gastronomiques devaient plus particulièrement faire les délices de la soirée.
Il est important, arrivés au point où nous en sommes, de jeter un coup d'œil en arrière, et d'apprendre à nos lecteurs par quel concours inouï de circonstances mademoiselle Camargo, qui était née dans la plaine Saint-Denis, se trouvait réunie à Tom, qui était originaire du Canada, à Jacques, qui avait vu le jour sur les côtes d'Angola, et à Gazelle, qui avait été pêchée dans les marais de Hollande.
On sait quelle agitation se manifeste à Paris, dans les quartiers Saint-Martin et Saint-Denis, lorsque le mois de septembre ramène le retour de la chasse; on ne rencontre alors que bourgeois revenant du canal, où ils ont été se faire la main en tirant des hirondelles, traînant chiens en laisse, portant fusil sur l'épaule, se promettant d'être cette année moins mazettes que la dernière, et arrêtant toutes leurs connaissances pour leur dire: «Aimez-vous les cailles, les perdrix?—Oui.—Bon! je vous en enverrai le 3 ou le 4 du mois prochain...—Merci.—À propos, j'ai tué cinq hirondelles sur huit coups.—Très bien.—C'est pas mal tiré, n'est-ce pas?—Parfaitement.—Adieu.—Bonsoir.»
Or, vers la fin du mois d'août 1829, un de ces chasseurs entra sous la grande porte de la maison du faubourg Saint-Denis, n° 109, demanda au concierge si Decamps était chez lui, et, sur sa réponse affirmative, monta, tirant son chien, marche par marche, et cognant le canon de son fusil à tous les angles du mur, les cinq étages qui conduisent à l'atelier de notre célèbre peintre.
Il n'y trouva que son frère Alexandre.
Alexandre est un de ces hommes spirituels et originaux qu'on reconnaît pour artiste rien qu'en les regardant passer; qui seraient bon à tout, s'ils n'étaient trop profondément paresseux pour jamais s'occuper sérieusement d'une chose; ayant en tout l'instinct du beau et du vrai, le reconnaissant partout où ils le rencontrent, sans s'inquiéter si l'œuvre qui cause leur enthousiasme est avouée d'une coterie ou signée d'un nom; au reste, bon garçon dans toute l'acception du mot, toujours prêt à retourner ses poches pour ses amis, et, comme tous les gens préoccupés d'une idée qui en vaut la peine, facile à entraîner non par faiblesse de caractère, mais par ennui de la discussion et par crainte de la fatigue.
Avec cette disposition d'esprit, Alexandre se laissa facilement persuader par le nouvel arrivant qu'il trouverait grand plaisir à ouvrir la chasse avec lui dans la plaine Saint-Denis, où il y avait, disait-on, cette année, des cailles par bandes, des perdrix par volées et des lièvres par troupeaux.
En conséquence de cette conversation, Alexandre commanda une veste de chasse à Chevreuil, un fusil à Lepage et des guêtres à Boivin: le tout lui coûta six cent soixante francs, sans compter le port d'armes, qui lui fut délivré à la préfecture de police, sur la présentation du certificat de bonnes vie et mœurs, que lui octroya sans conteste le commissaire de son quartier.
Le 31 août, Alexandre s'aperçut qu'il ne lui manquait qu'une chose pour être chasseur achevé: c'était un chien. Il courut aussitôt chez l'homme qui, pour le tableau des Chiens savants, avait posé, avec sa meute, devant son frère, et lui demanda s'il n'aurait pas ce qu'il lui fallait.
L'homme lui répondit qu'il avait, sous ce rapport, des bêtes d'un instinct merveilleux, et, passant de sa chambre dans le chenil, avec lequel elle communiquait de plain-pied, il ôta en un tour de main le chapeau à trois cornes et l'habit qui décoraient une espèce de briquet noir et blanc, rentra immédiatement avec lui, et le présenta à Alexandre comme un chien de pure race. Celui-ci fit observer que le chien de race avait les oreilles droites, pointues, ce qui était contraire à toutes les habitudes reçues; mais à ceci l'homme répondit que Love était anglais, et qu'il était du suprême bon ton chez les chiens anglais de porter les oreilles ainsi. Comme, à tout prendre, la chose pouvait être vraie, Alexandre se contenta de l'explication et ramena Love chez lui.
Le lendemain, à cinq heures du matin, notre chasseur vint réveiller Alexandre, qui dormait, comme un bienheureux, le tança violemment sur sa paresse, et lui reprocha un retard, grâce auquel il trouverait, en arrivant, toute la plaine brûlée.
En effet, au fur et à mesure que l'on approchait de la barrière, les détonations devenaient plus vives et plus bruyantes. Nos chasseurs doublèrent le pas, dépassèrent la douane, enfilèrent la première ruelle qui conduisait à la plaine, se jetèrent dans un carré de choux et tombèrent au milieu d'une véritable affaire d'avant-garde.
Il faut avoir vu la plaine Saint-Denis un jour d'ouverture, pour se faire une idée du spectacle insensé qu'elle présente. Pas une alouette, pas un moineau franc ne passe, qu'il ne soit salué d'un millier de coups de fusil. S'il tombe, trente carnassières s'ouvrent, trente chasseurs se disputent, trente chiens se mordent; s'il continue son chemin, tous les yeux sont fixés sur lui; s'il se pose, tout le monde court; s'il se relève, tout le monde tire. Il y a bien par-ci par-là quelques grains de plomb adressés aux bêtes et qui arrivent aux gens: il n'y faut pas regarder; d'ailleurs, il y a un vieux proverbe à l'usage des chasseurs parisiens qui dit que le plomb est l'ami de l'homme. À ce titre, j'ai pour mon compte trois amis qu'un quatrième m'a logés dans la cuisse.
L'odeur de la poudre et le bruit des coups de fusil produisirent leur effet habituel. À peine notre chasseur eut-il flairé l'une et entendu l'autre, qu'il se précipita dans la mêlée et commença immédiatement à faire sa partie dans le sabbat infernal qui venait de l'envelopper dans son cercle d'attraction.
Alexandre, moins impressionnable que lui, s'avança d'un pas plus modéré, religieusement suivi par Love, dont le nez ne quittait pas les talons de son maître. Or, chacun sait que le métier d'un chien de chasse est de battre la plaine et non de regarder s'il manque des clous à nos bottes: c'est la réflexion qui vint tout naturellement à Alexandre au bout d'une demi-heure. En conséquence, il fit un signe de la main à Love et lui dit:
—Cherche!
Love se leva aussitôt sur ses pattes de derrière et se mit à danser.
—Tiens! dit Alexandre en posant la crosse de son fusil à terre et regardant son chien, il paraît que Love, outre son éducation universitaire, possède aussi des talents d'agrément. Je crois que j'ai fait là une excellente acquisition.
Cependant, comme il avait acheté Love pour chasser et non pour danser, il profita du moment où celui-ci venait de retomber sur ses quatre pattes pour lui faire un second signe plus expressif, et lui dire d'une voix plus forte:
—Cherche!
Love se coucha de tout son long, ferma les yeux et fit le mort.
Alexandre prit son lorgnon, regarda Love. L'intelligent animal était d'une immobilité parfaite; pas un poil de son corps ne bougeait; on l'eut cru trépassé depuis vingt-quatre heures.
—Ceci est très joli, reprit Alexandre; mais, mon cher ami, ce n'est point ici le moment de nous livrer à ces sortes de plaisanteries; nous sommes venus pour chasser, chassons. Allons, la bête, allons!
Love ne bougeait pas.
—Attends, attends! dit Alexandre tirant de terre un échalas qui avait servi à ramer les pois, et s'avançant vers Love avec l'intention de lui en caresser les épaules, attends!
À peine Love avait-il vu le bâton dans les mains de son maître, qu'il s'était remis sur ses pattes et avait suivi tous ses mouvements avec une expression d'intelligence remarquable. Alexandre, qui s'en était aperçu, différa donc la correction, et pensant que, cette fois, il allait enfin lui obéir, il étendit l'échalas devant Love, et lui dit pour la troisième fois:
—Cherche!
Love prit son élan et sauta par-dessus l'échalas.
Love savait admirablement trois choses: danser sur les pattes de derrière, faire le mort et sauter pour le roi.
Alexandre, qui, pour le moment, n'appréciait pas plus ce dernier talent que les autres, cassa l'échalas sur le dos de Love, qui se sauva en hurlant du côté de notre chasseur.
Or, comme Love arrivait, notre chasseur tirait, et, par le plus grand hasard, une malheureuse alouette, qui s'était trouvée sous le coup, tombait dans la gueule de Love. Love remercia la Providence qui lui envoyait une pareille bénédiction; et sans s'inquiéter si elle était rôtie ou non, il n'en fit qu'une bouchée.
Notre chasseur se précipita sur le malheureux chien avec les imprécations les plus terribles, le saisit à la gorge et la lui serra avec tant de force, qu'il le força d'ouvrir la gueule, quelque envie qu'il eût de n'en rien faire. Le chasseur y plongea frénétiquement la main jusqu'au gosier, et en tira trois plumes de la queue de l'alouette. Quant au corps, il n'y fallait plus penser.
Le propriétaire de l'alouette chercha dans sa poche un couteau pour éventrer Love, et rentrer par ce moyen en possession de son gibier; mais, malheureusement pour lui, et heureusement pour Love, il avait prêté le sien, la veille au soir, à sa femme pour tailler d'avance les brochettes qui devaient enfiler ses perdrix, et sa femme avait oublié de le lui rendre. Forcé, en conséquence, de recourir à des moyens de punition moins violents, il donna à Love un coup de pied à enfoncer une porte cochère, mit soigneusement dans sa carnassière les trois plumes qu'il avait sauvées, et cria de toutes ses forces à Alexandre:
—Vous pouvez être tranquille, mon cher ami, jamais je ne chasserai avec vous, à l'avenir. Votre gredin de Love vient de me dévorer une caille superbe! Ah! reviens-y, drôle!...
Love n'avait garde d'y revenir. Il se sauvait, au contraire, tant qu'il avait de jambes, du côté de son maître; ce qui prouvait qu'à tout prendre, il aimait encore mieux les coups d'échalas que les coups de pied.
Cependant l'alouette avait mis Love en appétit, et, comme il voyait de temps en temps se lever devant lui des individus qui paraissaient appartenir à la même espèce, il se prit à courir en tous sens dans l'espoir, sans doute, qu'il finirait par rencontrer une seconde aubaine pareille à la première.
Alexandre le suivait à grand-peine et se damnait en le suivant: c'est que Love quêtait d'une manière toute contraire à celle adoptée par les autres chiens, c'est-à-dire le nez en l'air et la queue en bas. Cela dénotait qu'il avait une vue meilleure que l'odorat; mais ce déplacement de facultés physiques était intolérable pour son maître, à cent pas duquel il courait toujours, faisant lever le gibier à deux portées de fusil de distance et le chassant à voix jusqu'à la remise.
Ce manège dura toute la journée.
Vers les cinq heures du soir, Alexandre avait fait à peu près quinze lieues, et Love plus de cinquante: l'un était exténué de crier et l'autre d'aboyer; quant au chasseur, il avait accompli sa mission et s'était séparé de tous deux pour aller tirer des bécassines dans les marais de Pantin.
Tout à coup Love tomba en arrêt.
Mais un arrêt si ferme, si dur, qu'on aurait dit que, comme le chien de Céphale, il était changé en pierre. À cette vue, si nouvelle pour lui, Alexandre oublia sa fatigue, courut comme un dératé, tremblant toujours que Love ne forçât son arrêt avant qu'il fût arrivé à portée. Mais il n'y avait pas de danger: Love avait les quatre pattes rivées en terre.
Alexandre le rejoignit, examina la direction de ses yeux, vit qu'ils étaient fixés sur une touffe d'herbe, et, sous cette touffe d'herbe, aperçut quelque chose de grisâtre. Il crut que c'était un jeune perdreau séparé de sa compagnie; et, se fiant plus à sa casquette qu'à son fusil, il coucha son arme à terre, prit sa casquette à sa main, et, s'approchant à pas de loup comme un enfant qui veut attraper un papillon, il abattit la susdite sur l'objet inconnu, fourra vivement la main dessous, et retira une grenouille.
Un autre aurait jeté la grenouille à trente pas: Alexandre, au contraire, pensa que, puisque la Providence lui envoyait cette intéressante bête d'une manière si miraculeuse, c'est qu'elle avait sur elle des vues cachées et qu'elle la réservait à de grandes choses.
En conséquence, il la mit soigneusement dans son carnier, la rapporta religieusement chez lui, la transvasa, aussitôt rentré, dans un bocal dont nous avions mangé, la veille, les dernières cerises, et lui versa sur la tête tout ce qui restait d'eau dans la carafe.
Ces soins pour une grenouille auraient pu paraître extraordinaires de la part d'un homme qui se la serait procurée d'une manière moins compliquée que ne l'avait fait Alexandre; mais Alexandre savait ce que cette grenouille lui coûtait, et il la traitait en conséquence.
Elle lui coûtait six cent soixante francs, sans compter le port d'armes.
Chapitre IV
Comment le capitaine Pamphile, commandant le brick de commerce la Roxelane fit, sur le bord de la rivière Bango, une meilleure chasse que n'avait fait Alexandre Decamps, dans la plaine Saint-Denis.
—Ah! ah! fit le docteur Thierry en entrant, le lendemain, dans l'atelier, vous avez un nouveau locataire.
Et, sans faire attention au grognement amical de Tom et aux grimaces prévenantes de Jacques, il s'avança vers le bocal qui contenait mademoiselle Camargo et y plongea la main.
Mademoiselle Camargo, qui ne connaissait pas Thierry pour un médecin très savant et pour un homme fort spirituel, se mit à ramer circulairement le plus vite qu'elle put; ce qui ne l'empêcha pas d'être saisie, au bout d'un instant, par l'extrémité de la patte gauche, et de sortir de son domicile la tête en bas.
—Tiens! dit Thierry en la faisant tourner à peu près comme une bergère fait tourner un fuseau, c'est la rana temporaria, voyez: ainsi nommée à cause de ces deux taches noires qui vont de l'œil au tympan; qui vit également dans les eaux courantes et dans les marais; que quelques auteurs ont nommée la grenouille muette, parce qu'elle coasse au fond de l'eau tandis que la grenouille verte ne peut coasser qu'au dehors. Si vous en avez deux cents comme celle-ci, je vous donnerai le conseil de leur couper les cuisses de derrière, de les assaisonner en fricassée de poulet, d'envoyer chercher chez Corcelet deux bouteilles de bordeaux-mouton, et de m'inviter à dîner; mais, n'en ayant qu'une, nous nous contenterons, avec votre permission, d'éclaircir sur elle un point de science encore obscur, quoique soutenu par plusieurs naturalistes: c'est que cette grenouille peut rester six mois sans manger.
À ces mots, il laissa retomber mademoiselle Camargo, qui se mit incontinent à faire deux ou trois fois, avec la souplesse joyeuse dont ses membres étaient capables, le périple de son bocal; après quoi, apercevant une mouche qui était tombée dans son domaine elle s'élança à la surface de l'eau et l'engloutit.
—Je te passe encore celle-là, dit Thierry; mais fais bien attention qu'en voilà pour cent quatre-vingt-trois jours.
Car, malheureusement pour mademoiselle Camargo, l'année 1831 était bissextile: la science gagnait douze heures à cet accident solaire.
Mademoiselle Camargo ne parut nullement s'inquiéter de cette menace et resta gaillardement la tête hors de l'eau, les quatre pattes nonchalamment étendues sans mouvement aucun, et avec le même aplomb que si elle eût reposé sur un terrain solide.
—Maintenant, dit Thierry faisant glisser un tiroir, pourvoyons à l'ameublement de la prisonnière.
Il en tira deux cartouches, une vrille, un canif, deux pinceaux et quatre allumettes. Decamps le regardait faire en silence et sans rien comprendre à cette manœuvre, à laquelle le docteur prêtait autant de soin qu'aux préparatifs d'une opération chirurgicale; puis il vida la poudre dans un porte-mouchette, et garda les balles, jeta la plume et le blaireau à Jacques, et garda les entes.
—Quelle diable de bricole faites-vous là? dit Decamps arrachant à Jacques ses deux meilleurs pinceaux; mais vous ruinez mon établissement!
—Je fais une échelle, dit gravement Thierry.
En effet, il venait de percer, à l'aide de la vrille, les deux balles de plomb, avait assujetti dans les trous les entes des pinceaux, et, dans ces entes, destinées à faire les montants, il assujettissait transversalement les allumettes qui devaient servir d'échelons. Au bout de cinq minutes, l'échelle fut terminée et descendue dans le bocal, au fond duquel elle resta fixée par le poids des deux balles. Mademoiselle Camargo fut à peine propriétaire de ce meuble, qu'elle en fit l'essai, comme pour s'assurer de sa solidité, en montant jusqu'au dernier échelon.
—Nous aurons de la pluie, dit Thierry.
—Diable! fit Decamps, vous croyez? Et mon frère qui voulait retourner aujourd'hui à la chasse!
—Mademoiselle Camargo ne lui donne pas ce conseil, répondit le docteur.
—Comment?
—Je viens de vous économiser un baromètre, cher ami. Toutes et quantes fois mademoiselle Camargo grimpera à son échelle, ce sera signe de pluie; lorsqu'elle en descendra, vous serez sûr d'avoir du beau temps; et, quand elle se tiendra au milieu, ne vous hasardez pas sans parasol ou sans manteau: variable! variable!
—Tiens, tiens, tiens! dit Decamps.
—Maintenant, continua Thierry, nous allons boucher le bocal avec un parchemin, comme s'il contenait encore ses cerises.
—Voici, dit Decamps en lui présentant ce qu'il demandait.
—Nous allons l'assujettir avec une ficelle.
—Voilà!
—Puis je vous demanderai de la cire! bon... une lumière! c'est ça... et, pour m'assurer de mon expérience—il alluma la cire, cacheta le nœud et appuya le chaton de sa bague sur le cachet—là, en voilà pour un semestre. Maintenant, continua-t-il en perçant, à l'aide du canif, quelques trous dans le parchemin, maintenant, une plume et de l'encre? Avez-vous jamais demandé une plume et de l'encre à un peintre?
—Non.
—Eh bien, ne lui en demandez pas; car il ferait ce que fit Decamps: il vous offrirait un crayon.
Thierry prit le crayon et écrivit sur le parchemin:
2 septembre 1830.
Or, le soir de la réunion dont nous avons essayé de donner une idée à nos lecteurs, il y avait juste cent quatre-vingt-trois jours, c'est-à-dire six mois et douze heures que mademoiselle Camargo indiquait invariablement, et sans s'être dérangée une minute, la pluie, le beau temps et le variable: régularité d'autant plus remarquable, que, pendant ce laps de temps, elle n'avait pas ingurgité un atome de nourriture.
Aussi, lorsque Thierry, tirant sa montre, eut annoncé que la dernière seconde de la soixantième minute de la douzième heure était écoulée, et qu'on eut apporté le bocal, un sentiment général de pitié s'empara de l'assemblée en voyant à quel état misérable était réduite la pauvre bête qui venait, aux dépens de son estomac, de jeter sur un point obscur de la science une si grande et si importante lumière.
—Voyez, dit Thierry triomphant, Schneider et Roesel avaient raison!
—Raison, raison, dit Jadin en prenant le bocal et en le portant à la hauteur de son œil; il ne m'est pas bien prouvé que mademoiselle Camargo ne soit point défunte.
—Il ne faut pas écouter Jadin, dit Flers; il a toujours été très mal pour mademoiselle Camargo.
Thierry prit une lampe et la maintint derrière le bocal.
—Regardez, dit-il, et vous verrez battre le cœur.
En effet, mademoiselle Camargo était devenue si maigre, qu'elle était transparente comme un cristal, et que l'on distinguait tout l'appareil circulatoire; on pouvait même remarquer que le cœur n'avait qu'un ventricule et qu'une oreillette; mais ces organes faisaient leur office si faiblement, et Jadin s'était trompé de si peu, que ce n'était vraiment pas la peine de le démentir, car on n'aurait pas donné à la pauvre bête dix minutes à vivre. Ses jambes étaient devenues grêles comme des fils, et le train de derrière ne tenait à la partie antérieure du corps que par les os qui forment le ressort à l'aide duquel les grenouilles sautent au lieu de marcher. Il lui était poussé en outre, sur le dos, une espèce de mousse qui, à l'aide du microscope, devenait une véritable végétation marine, avec ses roseaux et ses fleurs. Thierry, en sa qualité de botaniste, prétendit même que cette imperceptible pousse appartenait à la famille des lentisques et des cressons. Personne n'entama de discussion là-dessus.
—Maintenant, dit Thierry, lorsque chacun à son tour eut bien examiné mademoiselle Camargo, il faut la laisser souper tranquillement.
—Et que va-t-elle manger? dit Flers.
—J'ai son repas dans cette boîte.
Et Thierry, soulevant le parchemin, introduisit dans l'espace réservé à l'air, une si grande quantité de mouches auxquelles il manquait une aile, qu'il était évident qu'il avait consacré sa matinée à les prendre et son après-midi à les mutiler. Nous crûmes que Mademoiselle Camargo en avait pour six autres mois: l'un de nous alla même jusqu'à émettre cette opinion.
—Erreur, répondit Thierry; dans un quart d'heure, il n'y en aura plus une seule.
Le moins incrédule de nous laissa échapper un geste de doute. Thierry, fort d'un premier succès, reporta mademoiselle Camargo à sa place habituelle, sans même daigner nous répondre.
Il n'avait point encore repris sa place, lorsque la porte s'ouvrit, et que le maître du café voisin entra, portant un plateau sur lequel étaient un théière, un sucrier et des tasses. Il était immédiatement suivi de deux garçons qui portaient, dans une manne d'osier, un pain de munition, une brioche, une salade et une multitude de petits gâteaux de toutes les formes, de toutes les espèces.
Ce pain de munition était pour Tom, la brioche pour Jacques, la salade pour Gazelle, et les petits gâteaux pour nous. On commença par servir les bêtes, puis on dit aux gens qu'ils étaient libres de se servir eux-mêmes comme ils l'entendaient: ce qui me paraît, sauf meilleur avis, être la meilleure manière de faire les honneurs de chez soi.
Il y eut un instant de désordre apparent pendant lequel chacun s'accommoda à sa fantaisie et selon sa convenance. Tom emporta en grognant son pain dans sa niche; Jacques se réfugia, avec sa brioche, derrière les bustes de Malagutti et de Rata; Gazelle tira lentement la salade sous la table; quant à nous, nous primes, ainsi que cela se pratique assez généralement, une tasse de la main gauche et un gâteau de la main droite, et vice versa.
Au bout de dix minutes, il n'y avait plus ni thé ni gâteaux.
On sonna, en conséquence, le maître du café, qui reparut avec ses acolytes.
—D'autres! dit Decamps.
Le maître de café sortit à reculons et en s'inclinant pour obéir à cette injonction.
—Maintenant, messieurs, dit Flers en regardant Thierry d'un air goguenard et Decamps d'un air respectueux, en attendant que mademoiselle Camargo ait soupé et que l'on nous apporte d'autres gâteaux, je crois qu'il serait bon de remplir l'intermède par la lecture du manuscrit de Jadin. Il traite des premières années de Jacques Ier, que nous avons tous l'honneur de connaître assez particulièrement, et auquel nous portons un intérêt trop cordial pour que les moindres détails recueillis sur lui n'acquièrent pas une grande importance à nos yeux. Dixit.
Chacun s'inclina en signe de consentement; une ou deux personnes battirent même des mains.
—Jacques, mon ami, dit Fau, lequel, en sa qualité de précepteur, était celui de nous tous qui était le plus intime avec le héros de cette histoire, vous voyez qu'on parle de vous: venez ici.
Et, immédiatement après ces deux mots, il fit entendre un sifflement particulier si connu de Jacques, que l'intelligent animal ne fit qu'un bond de sa planche sur l'épaule de celui qui lui adressait la parole.
—Bien, Jacques; c'est très beau d'être obéissant, surtout lorsqu'on a ses bajoues pleines de brioches. Saluez ces messieurs.
Jacques porta la main à son front à la manière des militaires.
—Et, si votre ami Jadin, qui va lire votre histoire, tenait sur votre compte quelques propos calomnieux, dites-lui que c'est un menteur.
Jacques hocha la tête de haut en bas, en signe d'intelligence parfaite.
C'est que Jacques et Fau étaient véritablement liés d'une amitié harmonique. C'était, de la part de l'animal surtout, une affection comme on n'en trouve plus chez les hommes; et à quoi cela tenait-il? Il faut l'avouer, à la honte de l'espèce simiane, ce n'était pas en ornant son esprit comme Fénelon avait fait pour le grand dauphin, c'était en flattant ses vices, comme l'avait fait Catherine à l'égard de Henri III, que le précepteur avait acquis sur l'élève cette déplorable influence. Ainsi Jacques, en arrivant à Paris, n'était qu'un amateur de bon vin: Fau en avait fait un ivrogne; ce n'était qu'un sybarite à la manière d'Alcibiade: Fau en avait fait un cynique de l'école de Diogène; il n'était que recherché, comme Lucullus: Fau l'avait rendu gourmand comme Grimod de la Reynière. Il est vrai qu'il avait gagné à cette corruption morale une foule d'agréments physiques qui en faisaient un animal très distingué. Il connaissait sa main droite de sa main gauche, faisait le mort pendant dix minutes, dansait sur la corde comme madame Saqui, allait à la chasse un fusil sous le bras et une carnassière sur le dos, montrait son port d'armes au garde champêtre et son derrière aux gendarmes. Bref, c'était un charmant mauvais sujet, qui n'avait eu que le tort de naître sous la Restauration au lieu de naître sous la Régence.
Aussi, Fau frappait-il à la porte de la rue, Jacques tressaillait; montait-il l'escalier, Jacques le sentait venir. Alors il jetait de petits cris de joie, sautait sur ses pattes de derrière comme un kangourou; et, quand Fau ouvrait la porte, il s'élançait dans ses bras, comme on le fait encore au Théâtre-Français dans le drame des Deux Frères. Bref, tout ce qui était à Jacques était à Fau, et il se serait ôté la brioche de la bouche pour la lui offrir.
—Messieurs, dit Jadin, si vous voulez vous asseoir et allumer les pipes et les cigares, je suis prêt.
Chacun obéit. Jadin toussa, ouvrit le manuscrit, et lut ce qui suit:
Chapitre V
Comment Jacques Ier fut arraché des bras de sa mère expirante et porté à bord du brick de commerce la Roxelane (capitaine Pamphile).
«Le 24 juillet 1827, le brick la Roxelane faisait voile de Marseille, et allait charger du café à Moka, des épiceries à Bombay, et du thé à Canton; il relâcha, pour renouveler ses vivres, dans la baie de Saint-Paul-de-Loanda, située, comme chacun sait, au centre de la Guinée inférieure.
«Pendant que les échanges se faisaient, le capitaine Pamphile, qui en était à son dixième voyage dans les Indes, prit son fusil, et, par une chaleur de soixante et dix degrés, s'amusa à remonter les rives de la rivière Bango. Le capitaine Pamphile était, depuis Nemrod, le plus grand chasseur devant Dieu qui eût paru sur la terre.
«Il n'avait pas fait vingt pas dans les grandes herbes qui bordent le fleuve, qu'il sentit que le pied lui tournait sur un objet rond et glissant comme un troc d'un jeune arbre. Au même instant, il entendit un sifflement aigu, et, à dix pas devant lui, il vit se dresser la tête d'un énorme boa, sur la queue duquel il avait marché.
«Un autre que le capitaine Pamphile eût certes ressenti quelque crainte, en se voyant menacé par cette tête monstrueuse dont les yeux sanglants brillaient, en le regardant, comme deux escarboucles; mais le boa ne connaissait pas le capitaine Pamphile.
«Tron de Diou de répétile! essé qué tu crois me fairé peur? dit le capitaine.
«Et, au moment où le serpent ouvrait la gueule, il lui envoya une balle qui lui traversa le palais et sortit par le haut de la tête. Le serpent tomba mort.
«Le capitaine commença par recharger tranquillement son fusil; puis, tirant son couteau de sa poche, il alla vers l'animal, lui ouvrit le ventre, sépara le foie des entrailles, comme avait fait l'ange de Tobie, et, après un instant de recherche active, il y trouva une petite pierre bleue de la grosseur d'une noisette.
«—Bon! dit-il.
«Et il mit la pierre dans une bourse où il y en avait déjà une douzaine d'autres pareilles. Le capitaine Pamphile était lettré comme un mandarin: il avait lu les Mille et Une Nuits et cherchait le bézoard enchanté du prince Caram-al-aman.
«Dès qu'il crut l'avoir trouvé, il se remit en chasse.
«Au bout d'un quart d'heure, il vit s'agiter les herbes à quarante pas devant lui et entendit un rugissement terrible. À ce bruit, tous les êtres semblèrent reconnaître le maître de la création. Les oiseaux, qui chantaient, se turent; deux gazelles, effarouchées, bondirent et s'élancèrent dans la plaine; un éléphant sauvage, qu'on apercevait à un quart de lieue de là, sur une colline, leva sa trompe pour se préparer au combat.
«—Prrrou! prrrou! fit le capitaine Pamphile, comme s'il se fût agi de faire envoler une compagnie de perdreaux.
«À ce bruit, un tigre, qui était resté couché jusqu'alors, se leva, battant ses flancs de sa queue: c'était un tigre royal de la plus grande taille. Il fit un bond et se rapprocha de vingt pieds du chasseur.
«—Farceur! dit le capitaine Pamphile, tu crois qué jé vais té tirer à cetté distance, pour té gâter ta peau? Prrrou! prrrou!
«Le tigre fit un second bond qui le rapprocha de vingt pieds encore; mais, au moment où il touchait la terre, le coup partit, et la balle l'atteignit dans l'œil gauche. Le tigre boula comme un lièvre, et expira aussitôt.
«Le capitaine Pamphile rechargea tranquillement son fusil, tira son couteau de sa poche, retourna le tigre sur le dos, lui fendit la peau sous le ventre, et le dépouilla comme une cuisinière fait d'un lapin. Ensuite il s'affubla de la fourrure de sa victime, comme l'avait fait, quatre mille ans auparavant, l'Hercule néméen, dont, en sa qualité de Marseillais, il avait la prétention de descendre; puis il se remit en chasse.
«Une demi-heure ne s'était point écoulée, qu'il entendit une grande rumeur dans les eaux du fleuve dont il suivait les rives. Il courut vivement sur le bord, et reconnut que c'était un hippopotame qui allait contre le cours de l'eau, et qui, de temps en temps, montait à la surface pour souffler.
«—Bagasse! dit le capitaine Pamphile, voilà qui va t'épargner pour six francs de verroteries.
«C'était le prix courant des bœufs à Saint-Paul-de-Loanda, et le capitaine Pamphile passait pour être économe.
«En conséquence, guidé par les bulles d'air qui dénonçaient l'hippopotame en venant crever à la surface de la rivière, il suivit la marche de l'animal, et, lorsque celui-ci sortit son énorme tête, le chasseur, choisissant le seul point qui soit vulnérable, lui envoya une balle dans l'oreille. Le capitaine Pamphile aurait, à cinq cents pas, touché Achille au talon.
«Le monstre tournoya quelques secondes, mugissant effroyablement et battant l'eau de ses pieds. Un instant, on eût cru qu'il allait s'engloutir dans le tourbillon que lui creusait son agonie; mais bientôt ses forces s'épuisèrent, il roula comme un ballot; puis, peu à peu, la peau blanchâtre et lisse de son ventre apparut, au lieu de la peau noire et pleine de rugosités de son dos, et, dans son dernier effort, il vint s'échouer, les quatre pattes en l'air, au milieu des herbes qui poussaient au bord de la rivière.
«Le capitaine Pamphile rechargea tranquillement son fusil, tira son couteau de sa poche, coupa un petit arbre de la grosseur d'un manche à balai, l'aiguisa par le bout, le fendit par l'autre, planta le bout aiguisé dans le ventre de l'hippopotame, et introduisit, dans le bout fendu, une feuille de son agenda, sur laquelle il écrivit au crayon:
«Au cuisinier du brick de commerce la Roxelane, de la part du capitaine Pamphile, en chasse sur les rives de la rivière Bango.»
«Puis il poussa du pied l'animal, qui prit le fil de l'eau et descendit tranquillement la rivière, étiqueté comme le portemanteau d'un commis voyageur.
«—Ah! fit le capitaine Pamphile, lorsqu'il vit les provisions en bonne route vers son bâtiment, je crois que j'ai bien gagné que je déjeunasse.
«Et, comme c'était une vérité que lui seul avait besoin de reconnaître pour que toutes ses conséquences en fussent déduites à l'instant même, il étendit par terre sa peau de tigre, s'assit dessus, tira de sa poche gauche une gourde de rhum qu'il posa à sa droite, de sa poche droite une superbe goyave qu'il posa à sa gauche, et de sa gibecière un morceau de biscuit qu'il plaça entre ses jambes, puis il se mit à charger sa pipe pour n'avoir rien de fatigant à faire après son repas.
«Vous avez vu parfois Debureau, faire avec grand soin les préparatifs de son déjeuner pour que Arlequin le mange? Vous vous rappelez sa tête, n'est-ce pas, lorsqu'en se tournant, il voit son verre vide et sa pomme chippée?—Oui.—Eh bien, regardez le capitaine Pamphile, qui trouve sa gourde de rhum renversée, et sa goyave disparue.
«Le capitaine Pamphile, à qui le privilège du ministre de l'intérieur n'a point interdit la parole, fit entendre le plus merveilleux «Tron de Diou!» qui soit sorti d'une bouche provençale depuis la fondation de Marseille; mais, comme il était moins crédule que Debureau, qu'il avait lu les philosophes anciens et modernes, et qu'il avait appris, dans Diogène de Laerce et dans M. de Voltaire, qu'il n'est point d'effet sans cause, il se mit immédiatement à chercher la cause dont l'effet lui était si préjudiciable, mais cela sans faire semblant de rien, sans bouger de la place où il était, et tout en ayant l'air de grignoter son pain sec. Sa tête seule tourna, cinq minutes à peu près, comme celle d'un magot de la Chine, et cela infructueusement, lorsque tout à coup un objet quelconque lui tomba sur la tête et s'arrêta dans ses cheveux. Le capitaine porta la main à l'endroit percuté et trouva la pelure de sa goyave. Le capitaine Pamphile leva le nez et aperçut, directement au-dessus de lui, un singe qui grimaçait dans les branches d'un arbre.
«Le capitaine Pamphile étendit la main vers son fusil, sans perdre de vue son larron; puis, appuyant la crosse à son épaule, il lâcha le coup. La guenon tomba à côté de lui.
«—Pécaïre! dit le capitaine Pamphile en jetant les yeux sur sa nouvelle proie, j'ai tué un singe bicéphale.
«En effet, l'animal gisant aux pieds du capitaine Pamphile avait deux têtes bien séparées, bien distinctes, et le phénomène était d'autant plus remarquable, que l'une des deux têtes était morte et avait les yeux fermés, tandis que l'autre était vivante et avait les yeux ouverts.
«Le capitaine Pamphile, qui voulait éclaircir ce point bizarre d'histoire naturelle, prit le monstre par la queue et l'examina avec attention; mais, à sa première inspection, tout étonnement disparut. Le singe était une guenon, et la seconde tête celle de son petit, qu'elle portait sur son dos au moment où elle avait reçu le coup, et qui était tombé de sa chute sans lâcher le sein maternel.
«Le capitaine Pamphile, à qui le dévouement de Cléobis et de Biton n'aurait pas fait verser une larme, prit le petit singe par la peau du cou, l'arracha du cadavre qu'il tenait embrassé, l'examina un instant avec autant d'attention qu'aurait pu le faire M. de Buffon; et, pinçant les lèvres d'un air de satisfaction intérieure:
«—Bagasse! s'écria-t-il, c'est un callitriche; cela vaut cinquante francs comme un liard, rendu sur le port de Marseille.
«Et il le mit dans sa gibecière.
«Puis, comme le capitaine Pamphile était à jeun par suite de l'incident que nous avons raconté, il se décida à reprendre la route de la baie. D'ailleurs, quoique sa chasse n'eût duré que deux heures environ, il avait tué, dans cet espace de temps, un serpent boa, un tigre, un hippopotame, et rapportait vivant un callitriche. Il y a bien des chasseurs parisiens qui se contenteraient d'une pareille chance pour toute la journée.
«En arrivant sur le pont du brick, il vit tout l'équipage occupé autour de l'hippopotame, qui était heureusement parvenu à son adresse. Le chirurgien du navire lui arrachait les dents, afin d'en faire des manches de couteau pour Villenave et de faux râteliers pour Désirabode; le contremaître lui enlevait le cuir et le découpait en lanières, afin d'en confectionner des fouets à battre les chiens et des garcettes à épousseter les mousses; enfin, le cuisinier lui taillait des bifteks dans le filet et des grillades dans l'entre-côtes pour la table du capitaine Pamphile: le reste de l'animal devait être coupé par quartiers et salé à l'intention de l'équipage.
«Le capitaine Pamphile fut si satisfait de cette activité, qu'il ordonna une distribution extraordinaire de rhum et fit remise de cinq coups de garcette à un mousse qui était condamné à en recevoir soixante et dix.
«Le soir, on mit à la voile.
«Vu ce surcroît de provisions, le capitaine Pamphile jugea inutile de relâcher au cap de Bonne-Espérance, et laissant à droite les îles du prince Édouard, et à sa gauche la terre de Madagascar, il s'élança dans la mer des Indes.
«La Roxelane marchait donc bravement vent arrière, filant ses huit nœuds à l'heure, ce qui, au dire des marins, est un fort joli train pour un bâtiment de commerce, lorsqu'un matelot des vigies cria des huniers:
«—Une voile à l'avant!
«Le capitaine Pamphile prit sa lunette, la braqua sur le bâtiment signalé, regarda à l'œil nu, rebraqua de nouveau sa lunette; puis après, un instant d'examen attentif, il appela le second et lui remit silencieusement l'instrument entre les mains. Celui-ci le porta aussitôt à son œil.
«—Eh bien, Policar, dit le capitaine, lorsqu'il crut que celui auquel il adressait la parole avait eu le temps d'examiner à son aise l'objet en question, que dis-tu de cette patache?
«—Ma foi, capitaine, je dis qu'elle a une drôle de tournure. Quant à son pavillon—il reporta la lunette à son œil—le diable me brûle si je sais quelle puissance il représente: c'est un dragon vert et jaune, sur un fond blanc.
«—Eh bien, saluez jusqu'à terre, mon ami; car vous avez devant vous un bâtiment appartenant au fils du soleil, au père et à la mère du genre humain, au roi des rois, au sublime empereur de la Chine et de la Cochinchine; et, de plus, je reconnais, à sa couronne arrondie et à sa marche de tortue, qu'il ne rentre pas à Pékin le ventre vide.
«—Diable! diable! fit Policar en se grattant l'oreille.
«—Que penses-tu de la rencontre?
«—Je pense que ce serait drôle...
«—N'est-ce pas?... Eh bien, moi aussi, mon enfant.
«—Alors, il faut...?
«—Monter la ferraille sur le pont et déployer jusqu'au dernier pouce de toile.
«—Ah! il nous a aperçus à son tour.
«—Alors, attendons la nuit, et, jusque-là, filons honnêtement notre câble, afin qu'il ne se doute de rien. Autant que je puis juger de sa marche, avant cinq heures, nous serons dans ses eaux; toute la nuit, nous naviguerons bord à bord, et, demain, dès le matin, nous lui dirons bonjour.
«Le capitaine Pamphile avait adopté un système. Au lieu de lester son bâtiment avec des pavés ou des gueuses, il mettait à fond de cale une demi-douzaine de pierriers, quatre ou cinq caronades de douze et une pièce de huit allongée; puis, à tout hasard, il y ajoutait quelques milliers de gargousses, une cinquantaine de fusils, et une vingtaine de sabres d'abordage. Une occasion semblable à celle dans laquelle on se trouvait se présentait-elle, il faisait monter toutes ces bricoles sur le pont, assujettissait les pierriers et les caronades sur leurs pivots, traînait la pièce de huit sur l'arrière, distribuait les fusils à ses hommes, et commençait à établir ce qu'il appelait son système d'échange. Ce fut dans ces dispositions commerciales que le bâtiment chinois le trouva le lendemain.
«La stupéfaction fut grande à bord du navire impérial. Le capitaine avait reconnu, la veille, un navire marchand, et s'était endormi là-dessus en fumant sa pipe à opium; mais voilà que, dans la nuit, le chat était devenu tigre, et qu'il montrait ses griffes de fer et ses dents de bronze.
«On alla prévenir le capitaine Kao-Kiou-Koan de la situation dans laquelle on se trouvait. Il achevait un rêve délicieux: le fils du soleil venait de lui donner une de ses sœurs en mariage, de sorte qu'il se trouvait beau-frère de la lune.
«Aussi eut-il beaucoup de peine à comprendre ce que lui voulait le capitaine Pamphile. Il est vrai que celui-ci lui parlait en provençal et que le nouveau marié répondait en chinois. Enfin, il se trouva, à bord de la Roxelane, un Provençal qui savait un peu de chinois, et, à bord du bâtiment du sublime empereur, un chinois qui parlait passablement provençal, de sorte que les deux capitaines finirent par s'entendre.
«Le résultat du dialogue fut que la moitié de la cargaison du bâtiment impérial capitaine Kao-Kiou-Koan passa immédiatement à bord du brick de commerce la Roxelane capitaine Pamphile.
«Et, comme cette cargaison se composait justement de café, de riz et de thé, il en résulta que le capitaine Pamphile n'eut besoin de relâcher ni à Moka, ni à Bombay, ni à Pékin; ce qui lui fit une grande économie de temps et d'argent.
«Cela le rendit de si bonne humeur, qu'en passant à l'île Rodrigue, il acheta un perroquet.
«Arrivé à la pointe de Madagascar, on s'aperçut qu'on allait manquer d'eau; mais, comme la relâche du cap Sainte-Marie n'était pas sûre, pour un bâtiment aussi chargé que l'était la Roxelane, le capitaine mit son équipage à la demi-ration, et résolut de ne s'arrêter que dans la baie d'Algoa. Comme il procédait au chargement des barriques, il vit s'avancer vers lui un chef de Gonaquas, suivi de deux hommes qui portaient sur leurs épaules, à peu près comme les envoyés des Hébreux la grappe de raisin de la terre promise, une magnifique dent d'éléphant: c'était un échantillon que le chef Outavari, ce qui veut dire, dans la langue gonaquas, fils de l'orient, apportait à la côte, espérant obtenir une commande dans la partie.
«Le capitaine Pamphile examina l'ivoire, le trouva de première qualité, et demanda au chef gonaquas ce que lui coûteraient deux mille dents d'éléphant pareilles à celle qu'il lui montrait. Outavari répondit que cela lui coûterait au juste trois mille bouteilles d'eau-de-vie. Le capitaine voulut marchander; mais le fils de l'orient tint bon, en soutenant qu'il n'avait point surfait; de sorte que le capitaine fut obligé d'en venir où le nègre voulait l'amener; ce qui, au reste, ne lui coûta pas extrêmement, attendu qu'à ce prix il y avait à peu près dix mille pour cent à gagner. Le capitaine demanda quand pourrait se faire la livraison; Outavari exigea deux ans; ce délai cadrait admirablement avec les engagements du capitaine Pamphile; aussi les deux dignes négociants se serrèrent la main et se séparèrent enchantés l'un de l'autre.
«Cependant, ce marché, tout avantageux qu'il était, tourmentait la conscience mercantile du digne capitaine; il réfléchissait, à part lui, que, s'il avait eu l'ivoire à si bon marché à la pointe orientale de l'Afrique, il devait le trouver à moitié prix à la pointe occidentale, puisque c'était surtout de ce côté que les éléphants étaient en si grand nombre, qu'ils avaient donné leur nom à une rivière. Il voulut donc en avoir le cœur net, et, arrivé sous le 30edegré de latitude, il ordonna de mettre le cap sur la terre; seulement, s'étant trompé de quatre ou cinq degrés, il aborda à l'embouchure de la rivière d'Orange, au lieu de celle des Éléphants.
«Le capitaine Pamphile ne s'en inquiéta point autrement; les distances étaient si rapprochées, qu'elles ne devaient produire aucune variété dans le prix; en conséquence, il fit mettre la chaloupe en mer et remonta le fleuve jusqu'à la ville capitale des petits Namaquois, située à deux journées dans l'intérieur des terres. Il trouva le chef Outavaro revenant d'une grande chasse où il avait tué quinze éléphants. Les échantillons ne manquaient donc pas, et le capitaine put se convaincre qu'ils étaient encore supérieurs à ceux d'Outavari.
Il en résulta entre Outavaro et le capitaine un marché beaucoup plus avantageux encore pour ce dernier que celui qu'il avait passé avec Outavari. Le fils de l'occident donnait au capitaine Pamphile deux mille défenses pour quinze cents bouteilles d'eau-de-vie; c'était un tiers meilleur marché que son confrère; mais, comme lui, il demandait deux ans pour confectionner sa fourniture. Le capitaine Pamphile n'apporta point de discussion à propos de ce délai; au contraire, il y trouvait une économie, c'était de ne faire qu'un voyage pour les deux chargements. Outavaro et le capitaine se serrèrent la main en signe de marché fait, et se quittèrent les meilleurs amis du monde. Et le brick la Roxelane reprit sa route vers l'Europe.»
À ce moment de l'histoire de Jadin, la pendule sonna minuit, heure militaire pour presque tous ceux qui logeaient au-dessus du cinquième étage. Chacun se levait donc pour se retirer, lorsque Flers rappela au docteur Thierry qu'il restait une dernière vérification à faire. Le docteur prit le bocal, l'exposa à la vue de tous. Il n'y restait pas une seule mouche; en revanche, mademoiselle Camargo avait acquis le volume d'un œuf de dinde, et semblait sortir d'un pot à cirage. Chacun s'éloigna en félicitant Thierry sur son immense érudition.
Le lendemain, nous reçûmes une lettre ainsi conçue:
«MM. Eugène et Alexandre Decamps ont l'honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu'ils viennent de faire de mademoiselle Camargo, morte d'indigestion, dans la nuit du 2 au 3 mars. Vous êtes invité au repas funèbre qui aura lieu dans la maison mortuaire, le 6 du courant, à cinq heures précises du soir.»
Chapitre VI
Comment Jacques Ier commença par plumer des poules et finit par plumer un perroquet.
Aussitôt après le dîner funéraire, qui finit sur les sept ou huit heures du soir, Jadin, dont le récit dans la précédente séance avait inspiré le plus vif intérêt, fut invité à le continuer. Mademoiselle Camargo tout intéressante qu'elle était, n'avait pu, vu l'existence claustrale qu'elle avait menée pendant les six mois et un jour qu'elle avait habité l'atelier de Decamps, laisser de profonds souvenirs ni dans l'esprit ni dans le cœur des habitués. Thierry était celui de nous avec lequel elle avait eu le plus de relations: encore ces relations étaient-elles purement scientifiques; il en résulta que les regrets causés par sa mort furent de courte durée et effacés bientôt par l'immense avantage qu'en avait retiré la science. On comprendra donc facilement ce retour rapide à la curiosité que nous inspiraient les aventures de notre ami Jacques, racontées par un narrateur aussi fidèle, aussi consciencieux et aussi habile que Jadin, dont la réputation était déjà faite comme peintre par son beau tableau des Vaches et, comme historien par son Histoire du prince Henry, ouvrage composé en collaboration avec M. Dauzats, et qui même avant sa publication, jouit déjà dans le monde de toute la réputation qu'il mérite. Jadin tira donc sans se faire prier son manuscrit de sa poche, et reprit l'histoire où il l'avait laissée.
«Le perroquet qu'avait acheté le capitaine Pamphile était un cacatois de la plus belle espèce, au corps blanc comme la neige, au bec noir comme l'ébène, et à la crête jaune comme du safran, crête qui se relevait ou s'abaissait selon qu'il était de bonne ou de mauvaise humeur, et lui donnait tantôt l'air paterne d'un épicier coiffé de sa casquette, tantôt l'aspect formidable d'un garde national orné de son bonnet à poils. Outre ces avantages physiques, Catacoua avait une foule de talents d'agrément; il parlait également bien l'anglais, l'espagnol et le français, chantait le God save the king comme lord Wellington, le Pensativo estaba el cid comme don Carlos, et la Marseillaise comme le général La Fayette. On comprend qu'avec de pareilles dispositions philologiques, il ne tarda point, tombé qu'il était entre les mains de l'équipage de la Roxelane, à étendre rapidement le cercle de ses connaissances; si bien qu'à peine se trouva-t-on, au bout de huit jours, en vue de l'île Sainte-Hélène, qu'il commençait à jurer très proprement en provençal, à la grande jubilation du capitaine Pamphile, qui, comme les anciens troubadours, ne parlait que la langue d'oc.
«Aussi, quand le capitaine Pamphile avait passé en se réveillant l'inspection de son bâtiment, regardé si chaque homme était à son poste et chaque chose à sa place; lorsqu'il avait fait distribuer la ration d'eau-de-vie aux matelots et les coups de garcette aux mousses; lorsqu'il avait examiné le ciel, étudié la mer et sifflé le vent; lorsqu'il arrivait enfin avec cette sérénité de l'âme que donne la certitude d'avoir rempli ses devoirs, il allait à Catacoua, suivi de Jacques, qui grossissait à vue d'œil, et qui partageait avec son rival emplumé toute l'affection du capitaine Pamphile, et lui donnait sa leçon de provençal; puis, s'il était content de son élève, il introduisait un morceau de sucre entre les barreaux de la cage, récompense à laquelle Catacoua paraissait très sensible, et dont Jacques se montrait fort jaloux; aussi, dès qu'un incident imprévu attirait le capitaine Pamphile d'un autre côté, Jacques s'approchait de la cage, et faisait si bien, que le morceau de sucre changeait habituellement de destination, au grand désespoir de Catacoua, qui, la patte en l'air et la crête dressée, faisait alors retentir l'air de ses chants les plus formidables ou de ses jurons les plus terribles; quant à Jacques, il restait d'un air innocent auprès de la prison où le volé faisait rage, fourrant, lorsqu'il n'avait pas le temps de le croquer, dans les poches de ses joues le corps du délit, qui y fondait tout doucement, tandis qu'il se grattait le côté, clignait béatement les yeux, forcé qu'il était, pour toute punition, de boire son sucre au lieu de le manger.
«On comprend que cette atteinte à la propriété mobilière était des plus désagréables à Catacoua, et, sitôt que le capitaine Pamphile s'approchait de lui, il défilait tout son répertoire. Malheureusement, aucun de ses instituteurs ne lui avait appris à crier au voleur, de sorte que son maître prenait cette sortie, qui n'était autre chose qu'une dénonciation en forme, pour le plaisir que lui causait sa présence, et, convaincu qu'il avait mangé son dessert, se contentait de lui gratter délicatement la tête; ce que Catacoua appréciait jusqu'à un certain point, mais infiniment moins cependant que le morceau de sucre en question. Catacoua comprit donc qu'il fallait qu'il s'en remît à lui seul du soin de sa vengeance, et, un jour qu'après lui avoir volé le morceau, Jacques repassait la main à travers la cage pour en ramasser les miettes, Catacoua se laissa pendre par une patte, et, tout en ayant l'air de s'occuper de gymnastique, attrapa le pouce de Jacques et le mordit outrageusement. Jacques jeta un cri perçant, s'accrocha aux cordages, monta tant qu'il trouva du chanvre et du bois; puis, s'arrêtant sur le point le plus élevé du navire, il resta là piteusement cramponné de ses trois pattes au mât, et secouant la quatrième comme s'il eût tenu un goupillon.
«À l'heure du dîner, le capitaine Pamphile siffla Jacques: mais Jacques ne répondit pas; ce silence était si contraire à ses habitudes hygiéniques, que le capitaine Pamphile commença à s'en inquiéter; il siffla derechef, et, cette fois, il entendit une espèce de grondement qui semblait lui répondre des nuages; il leva les yeux et aperçut Jacques, qui donnait la bénédiction urbi et orbi: alors il s'établit entre Jacques et le capitaine Pamphile un échange de signaux, dont le résultat fut que Jacques refusait obstinément de descendre. Le capitaine Pamphile, qui avait formé son équipage à une obéissance passive, et qui ne voulait pas que ses mesures de discipline fussent faussées par un singe, prit son porte-voix et appela Double Bouche. L'individu interpellé apparut incontinent, montant à reculons l'échelle de la cuisine, et s'approcha du capitaine à peu près comme le chien qu'on dresse, s'approche du garde qui le châtie; le capitaine Pamphile, qui ne se prodiguait pas avec ses inférieurs, montra au mousse le récalcitrant qui grimaçait sur la pointe de son mâtereau; Double-Bouche comprit à l'instant même ce qu'on demandait de lui, s'accrocha à l'échelle qui conduisait aux haubans, et se mit à grimper avec une agilité qui indiquait que le capitaine Pamphile, en honorant Double-Bouche de cette mission hasardeuse, avait fait un choix des plus judicieux.
«Un autre point, mais qui reposait tout entier, je ne dirai pas sur l'étude du cœur, mais sur la connaissance de l'estomac, avait encore influencé la détermination du capitaine Pamphile; Double-Bouche était spécialement employé à la cuisine, fonctions honorables appréciées de tout l'équipage, et notamment de Jacques, qui affectionnait surtout cette partie du bâtiment; il s'était donc lié d'une amitié sympathique avec le nouveau personnage que nous venons d'introduire en scène, lequel devait le nom expressif qui avait remplacé son appellation patronymique, à la facilité que lui donnait son poste de dîner avant les autres; ce qui ne l'empêchait pas de dîner encore après les autres. Jacques avait donc compris Double-Bouche, de même que Double-Bouche avait compris Jacques, et il résulta, de cette appréciation mutuelle, qu'au lieu de chercher à fuir, ce qu'il n'eût pas manqué de faire si tout autre que Double-Bouche lui eut été envoyé, Jacques fit la moitié du chemin, et que les deux amis se rencontrèrent sur la barre du grand perroquet, et redescendirent immédiatement, l'un portant l'autre, sur le pont, où le capitaine Pamphile les attendait.
«Le capitaine Pamphile ne connaissait qu'un remède aux blessures, de quelque nature qu'elles fussent: c'était une compresse d'eau-de-vie, de tafia ou de rhum; il trempa donc un linge dans le liquide précité et en enveloppa le doigt du blessé; au contact de l'alcool et de la chair vive, Jacques commença par faire une grimace atroce; mais, comme il vit, pendant que le capitaine Pamphile avait le dos tourné, Double-Bouche avaler vivement ce qui était resté du liquide dans le verre où l'on avait trempé le linge, il comprit que la liqueur, douloureuse comme médicament, pouvait être bienfaisante comme boisson; en conséquence, il approcha la langue de l'appareil, lécha délicatement la compresse, et, peu à peu, prenant goût à la chose, finit tout bonnement par sucer son pouce; il en résultat que, comme le capitaine Pamphile avait recommandé que l'on imbibât le bandage de dix minutes en dix minutes, et que l'on exécutait ponctuellement ses ordres, au bout de deux heures, Jacques commença à cligner des yeux et à dodeliner la tête, et que, comme le traitement allait toujours son train, et que Jacques appréciait de plus en plus le traitement, il finit par tomber ivre-mort entre les bras de son ami Double-Bouche, qui descendit le blessé dans la cabine et le coucha dans son propre lit.
«Jacques dormit douze heures de suite: et, lorsqu'il se réveilla, la première chose qui frappa ses yeux fut son ami Double-Bouche occupé à plumer une poule. Ce spectacle n'était pas nouveau pour Jacques; cependant, il parut, cette fois, y donner une attention singulière; il se leva doucement, s'approcha les yeux fixes, examina le mécanisme à l'aide duquel le travailleur procédait, et demeura immobile et préoccupé pendant tout le temps que dura l'opération; la poule plumée, Jacques, qui se sentait la tête encore un peu lourde, monta sur le pont afin de prendre l'air.
«Le vent continuait d'être favorable le lendemain, de sorte que le capitaine Pamphile, voyant que tout marchait au gré de ses vœux, et jugeant inutile de transporter à Marseille les poules qui restaient à bord et qu'il n'avait point d'ailleurs achetées dans un but de spéculation, donna ordre, sous prétexte que sa santé commençait à se déranger, qu'on lui servît tous les jours, outre sa tranche d'hippopotame et sa bouillabaisse, une volaille fraîche, bouillie ou rôtie. Cinq minutes après ces ordres donnés, les cris d'un canard que l'on égorgeait se firent entendre.
À ce bruit, Jacques descendit de la grande vergue si rapidement, que quelqu'un qui n'aurait point connu son caractère égoïste, aurait cru qu'il courait au secours de la victime, et se précipita dans la cabine. Il y trouva Double-Bouche, qui remplissait consciencieusement son office de marmiton, en plumant la volaille jusqu'à ce qu'il ne lui restât plus le moindre duvet sur le corps; cette fois comme l'autre, Jacques parut prendre le plus grand intérêt à la chose; puis il remonta sur le pont, lorsqu'elle fut finie, s'approcha pour la première fois depuis son accident de la cage de Catacoua, tourna plusieurs fois autour de lui, tout en ayant soin de se tenir hors de la portée de son bec; puis enfin, saisissant le moment favorable, il attrapa une plume de sa queue, et la tira tant et si bien, malgré les battements d'ailes et les jurements de Catacoua, qu'elle finit par lui rester dans les mains. Cette expérience, si peu importante qu'elle parut au premier abord, sembla cependant faire grand plaisir à Jacques; car il se mit à danser sur ses quatre pieds, s'élevant et retombant à la même place, ce qui était de sa part la manifestation du plus suprême contentement.
«Cependant on avait perdu de vue la terre, et l'on voguait à pleines voiles dans l'océan Atlantique; partout le ciel et l'eau, et, derrière l'horizon, le sentiment de l'immensité. De temps en temps, des oiseaux de mer au long vol, mais ceux-là seulement, passaient à perte de vue se rendant d'un continent à l'autre; aussi le capitaine Pamphile, se fiant à l'instinct animal qui devait apprendre à Catacoua que ses ailes étaient trop faibles pour se hasarder dans un long voyage, ouvrit-il la prison de son pensionnaire et lui donna-t-il liberté entière de voltiger dans les cordages. Catacoua en profita aussitôt pour monter jusqu'au mât de perroquet, et, arrivé là, joyeux jusqu'au ravissement, il se mit, à la grande satisfaction de l'équipage, à défiler tout son répertoire, faisant autant de bruit à lui tout seul que les vingt-cinq matelots qui le regardaient.
«Pendant que cette parade se passait sur le pont, une scène d'un autre genre s'accomplissait dans la cabine. Jacques selon son habitude, s'était approché de Double-Bouche au moment de la plumaison; mais, cette fois, le mousse, qui avait remarqué l'attention de son camarade à le regarder faire, avait cru reconnaître en lui une vocation inconnue jusqu'alors pour l'office qu'il exerçait. Il en résulta qu'une pensée des plus heureuses vint à l'esprit de Double-Bouche: c'était d'employer désormais Jacques à plumer ses poules et ses canards, tandis que, changeant de rôle, lui se croiserait les bras et le regarderait faire. Double-Bouche était un de ces esprits décidés qui mettent le moins d'intervalle possible entre l'idée et l'exécution; aussi s'avança-t-il doucement vers la porte qu'il ferma, se munit-il à tout hasard d'un fouet qu'il passa dans la ceinture de sa culotte, en ayant soin d'en laisser le manche parfaitement visible, et, revenant immédiatement à Jacques, lui mit-il entre les mains le canard qui devait se déplumer dans les siennes, lui montrant du bout de l'index le manche du fouet qu'il comptait, en cas de discussion, prendre pour tiers arbitre.
«Mais Jacques ne lui donna même pas la peine de recourir à cette extrémité; soit que Double-Bouche eut deviné juste, soit que le nouveau talent qu'il mettait Jacques à même d'acquérir parût à ce dernier le complément obligé de toute éducation, il prit le canard entre ses deux genoux, comme il avait vu faire à son instituteur, et il se mit à la besogne avec une ardeur qui dispensa Double-Bouche de toute voie de fait envers lui; vers la fin même, et lorsqu'il vit que les plumes disparaissaient, faisant place au duvet et le duvet à la chair, le sentiment qui l'animait s'éleva jusqu'à l'enthousiasme; si bien que, lorsque la besogne fut entièrement terminée, Jacques se mit à danser, comme il avait fait la veille à côté de la cage de Catacoua.
De son côté, Double-Bouche était dans la joie; il ne se faisait qu'un reproche, c'était de ne pas avoir profité plus tôt des dispositions de son acolyte; mais il se promit bien de ne pas les laisser refroidir; aussi, le lendemain, à la même heure, dans les mêmes circonstances, et les mêmes précautions prises, il recommença la seconde représentation de la pièce de la veille; elle eut le même succès que la première; de sorte que, le troisième jour, Double-Bouche, reconnaissant Jacques comme son égal, lui noua son tablier de cuisine à la ceinture et lui confia entièrement la partie des dindons, des poules et des canards; Jacques se montra digne de sa confiance, et, au bout d'une semaine, il avait laissé son professeur bien loin derrière lui en promptitude et en habileté.
«Cependant le brick marchait comme un navire enchanté: il avait dépassé la terre natale de Jacques, laissé à sa gauche et hors de vue les îles de Sainte-Hélène et de l'Ascension, et s'avançait à pleines voiles vers l'équateur; c'était pendant une de ces journées des tropiques où le ciel pèse sur la terre: le pilote seul était à la barre, la vigie dans les haubans, et Catacoua sur son mâtereau: quant au reste de l'équipage, il cherchait le frais partout où il croyait pouvoir le trouver, tandis que le capitaine Pamphile lui-même, étendu dans son hamac et fumant son gourgouri, se faisait éventer par Double-Bouche avec une queue de paon. Cette fois, par extraordinaire, Jacques, au lieu de plumer sa poule, l'avait reposée intacte sur une chaise, s'était dépouillé de son tablier de cuisine et paraissait comme tout le monde, ou accablé par la chaleur ou perdu dans ses réflexions. Cependant cette atonie fut de courte durée: il jeta autour de lui un regard rapide et intelligent; puis, comme effrayé de sa hardiesse, il ramassa une plume, la porta à sa gueule, la laissa retomber avec indifférence, se gratta le côté en clignant de l'œil, et, d'un bond où l'observateur le plus méticuleux n'aurait pu voir que l'effet d'un caprice, il sauta sur le premier bâton de l'échelle: là, il s'arrêta encore un instant, regardant le soleil par les écoutilles, puis il se mit à monter nonchalamment sur le pont, comme un flâneur qui ne sait que faire, et qui s'en va cherchant des distractions sur le boulevard des Italiens.
«Arrivé au dernier échelon, Jacques vit le pont abandonné: on eût dit un navire vide qui flottait au hasard. Cette solitude parut satisfaire Jacques au dernier degré; il se gratta le côté, fit claquer ses dents, cligna les yeux et exécuta deux petits sauts perpendiculaires, tout en ayant soin de chercher des yeux Catacoua, qu'il aperçut enfin à sa place accoutumée, battant des ailes et chantant à plein bec le God save the king. Alors Jacques parut ne plus s'occuper de lui; il monta sur les bastingages les plus éloignés du mât d'artimon, au haut duquel son ennemi était perché, gagna les vergues, s'arrêta un instant dans les huniers, grimpa au mât de misaine, se hasarda sur le cordage isolé qui conduit au mât d'artimon; arrivé au milieu de ce chemin tremblant, il se suspendit par la queue lâcha les quatre pattes et se balança la tête en bas, comme s'il ne fût venu que pour jouer à l'escarpolette. Puis, convaincu que Catacoua ne faisait aucune attention à lui, il s'en approcha doucement, tout en ayant l'air de penser à autre chose, et, au moment où son rival était au plus fort de sa chanson et de sa joie, criant à tue-tête et battant l'air de ses bras emplumés, comme un cocher qui se réchauffe, Jacques rompit son ariette et sa jubilation, en le saisissant vigoureusement de la main gauche par l'endroit où les ailes s'attachent au corps. Catacoua jeta un cri de détresse; mais personne n'y fit attention, tant l'équipage entier était accablé par la chaleur étouffante que versait à flots le soleil à son zénith.
«—Tron de l'air! dit tout à coup le capitaine Pamphile, en voilà un de phénomène, de la neige sous l'équateur...
«—Eh non! dit Double-Bouche, ça n'est pas de la neige; c'est... Ah! bagasse!
«Et il s'élança dans l'escalier.
«—Eh bien, qu'est-ce que c'est? dit le capitaine Pamphile se soulevant de son hamac.
«—Ce que c'est, cria Double-Bouche du haut de son échelle, c'est Jacques qui plume Catacoua.
«Le capitaine Pamphile fit retentir les échos de son bâtiment d'un des plus magnifiques jurons qui aient jamais été entendus sous l'équateur, et monta lui-même sur le pont, tandis que tout l'équipage réveillé en sursaut comme par l'explosion de la sainte-barbe, grimpait à son tour par tout ce que la carcasse du brick présentait d'ouvertures.
«—Eh bien, drôle! cria le capitaine Pamphile saisissant un épissoir, et s'adressant à Double-Bouche, qu'est-ce que tu fais donc? Alerte! alerte!
«Double-Bouche s'accrocha aux cordages et grimpa comme un écureuil; mais plus il mettait de promptitude, plus Jacques mettait d'activité: les plumes de Catacoua formaient un véritable nuage et tombaient comme la neige au mois de décembre; de son côté, Catacoua, en voyant s'approcher Double-Bouche, redoubla de cris; mais, au moment où son sauveur étendait le bras vers lui, Jacques, qui n'avait, jusqu'alors, paru faire aucune attention à ce qui se passait sur le navire, jugea que sa besogne habituelle était suffisamment faite, et lâcha son ennemi, auquel il ne restait plus que les plumes des ailes. Catacoua, troublé au plus haut degré par la douleur et par la crainte, oublia que le contre-poids de sa queue lui manquait, voleta un instant d'une manière grotesque, et finit par tomber à la mer, où il se noya, n'ayant point les pieds palmés.»
—Flers, dit Decamps interrompant le lecteur, toi qui as une belle voix, crie donc à la petite fille de la portière de nous monter de la crème, nous n'en avons plus.
Chapitre VII
Comment Tom embrassa la fille de la portière, qui montait de la crème, et quelle décision fut prise à propos de cet événement.
Flers ouvrit la porte et s'avança sur l'escalier, afin de réclamer la chose demandée; puis il rentra sans s'apercevoir que Tom, qui l'avait suivi, était resté dehors; alors Jadin, qui s'était interrompu à la mort de Catacoua, fut prié de continuer sa lecture.
—Ici, messieurs, dit-il en montrant le manuscrit terminé, la simple narration va se substituer aux mémoires écrits, en raison du peu d'importance des événements qu'il nous reste à raconter; l'offrande faite par Jacques aux dieux de la mer les rendit favorables au bâtiment du capitaine Pamphile, de sorte que le reste de la traversée s'accomplit sans autres aventures que celles que nous avons rapportées; un seul jour, on craignit un accident funeste pour Jacques. Voici à quelle occasion:
«Le capitaine Pamphile, en passant à la hauteur du cap des Palmes, en vue de la Guinée supérieure, avait attrapé dans sa chambre un magnifique papillon, véritable fleur volante des tropiques, aux ailes diaprées et étincelantes comme la gorge d'un colibri. Le capitaine, ainsi que nous l'avons vu, ne négligeait rien de ce qui pouvait avoir une valeur quelconque à son retour en Europe; en conséquence, il avait pris son hôte imprudent avec les plus grandes précautions, afin de ne point miroiter le velours de ses ailes, et l'avait cloué avec une épingle contre le lambris de l'appartement. Il n'y a pas un de vous qui n'ait vu l'agonie d'un papillon, et qui, entraîné par le désir de conserver, dans une boîte ou sous un verre, ce gracieux enfant de l'été, n'ait étouffé sous ce désir la sensibilité de son cœur. Vous savez donc combien de temps lutte, en tournant sur le pivot qui lui traverse le corps, la pauvre victime qui meurt de sa beauté. Le papillon du capitaine Pamphile vécut ainsi plusieurs jours, battant des ailes comme s'il eût sucé le suc d'une fleur; ce mouvement attira l'attention de Jacques, qui le regarda du coin de l'œil sans faire semblant de rien voir, mais qui, profitant d'un moment où le capitaine Pamphile avait le dos tourné, sauta contre la boiserie, et, jugeant de la bonté de l'animal par l'excellence de ses couleurs, le dévora avec sa gloutonnerie accoutumée. Le capitaine Pamphile se retourna aux bonds et aux culbutes que faisait Jacques; en avalant le papillon, il avait avalé l'épingle; l'arête de cuivre lui était demeurée dans la gorge; le malheureux étranglait.
«Le capitaine, qui ne connaissait point la cause de ses grimaces et de ses contorsions, le crut en gaieté, et s'amusa un instant de sa folie; mais, voyant qu'elle se prolongeait indéfiniment, que la voix du sauteur imitait de plus en plus l'accent de Polichinelle, et qu'au lieu de sucer son pouce comme il avait coutume de le faire depuis son traitement, il se fourrait jusqu'au coude la main dans le gosier, il se douta qu'il y avait dans toutes ces gambades quelque chose de plus pressant que le désir de lui être agréable, et alla vers Jacques; le pauvre diable roulait des yeux qui ne laissaient aucun doute sur la nature des sensations qu'il éprouvait, de sorte que le capitaine Pamphile, voyant que décidément son singe bien-aimé allait passer de vie à trépas, appela le docteur de toute la force de ses poumons: non qu'il crût beaucoup à la médecine, mais afin de n'avoir rien à se reprocher.
«La voix du capitaine Pamphile avait pris, en raison de l'intérêt qu'il portait à Jacques, un tel caractère de détresse, que non seulement le docteur, mais encore tous ceux qui l'entendirent, accoururent aussitôt; parmi les plus empressés se trouva Double-Bouche, qui, occupé de ses fonctions habituelles, en avait été tiré par l'appel du capitaine et était accouru tenant à la main un poireau et une carotte qu'il était en train d'éplucher; le capitaine n'eut pas besoin d'expliquer la cause de ses cris; il n'eut qu'à montrer Jacques, qui continuait de donner, au milieu de la chambre, les mêmes signes d'agitation et de douleur. Chacun s'empressa autour du malade, le docteur déclara qu'il était atteint d'une congestion cérébrale, maladie à laquelle était particulièrement fort sujette l'espèce des callitriches, qui, ayant pris l'habitude de se suspendre par la queue, est naturellement exposée à ce que le sang lui porte à la tête, qu'il fallait, en conséquence, saigner Jacques sans retard, mais que, dans tous les cas, comme il n'avait pas été appelé dès les premiers symptômes de l'accident, il ne répondait pas de le sauver; après ce préambule, il tira sa trousse, apprêta sa lancette, et recommanda à Double-Bouche de maintenir le patient, pour qu'il ne lui ouvrit pas une artère au lieu d'une veine.
Le capitaine et l'équipage avaient grande confiance dans le docteur; aussi écoutèrent-ils avec un profond respect la dissertation scientifique dont nous avons rapporté le principal argument: il n'y eut que Double-Bouche qui secoua la tête en signe de doute. Double-Bouche avait une vieille haine contre le docteur: un jour que des prunes confites dont le capitaine Pamphile faisait le plus grand cas, attendu qu'elles lui venaient de son épouse, un jour donc que ces prunes, renfermées dans une armoire particulière avaient visiblement diminué de nombre, il avait rassemblé son équipage pour connaître les voleurs capables de porter la dent sur les provisions particulières du chef suprême de la Roxelane: chacun avait nié, et Double-Bouche comme les autres; cependant, comme celui-ci était coutumier du fait, le capitaine avait pris sa dénégation pour ce qu'elle valait, et avait demandé au docteur s'il n'y avait pas quelque moyen d'arriver à la vérité. Le docteur, dont la devise était celle de Jean-Jacques, vitam impendere vero, avait répondu que rien n'était plus facile, et qu'il y avait pour cela deux moyens infaillibles: le premier et le plus prompt était d'ouvrir le ventre à Double-Bouche, opération qui pouvait se faire en sept secondes; le second était de lui donner un vomitif qui, selon son gré de force entraînerait un délai plus ou moins long, mais qui, dans tous les cas, ne dépasserait pas une heure; le capitaine Pamphile, qui était l'homme des moyens doux, opta pour le vomitif; sa médecine fut immédiatement et de force administrée, puis le délinquant remis aux mains de deux matelots, qui eurent ordre précis de le garder à vue.
«Trente-neuf minutes après, montre en main, le docteur entra avec cinq noyaux de prune, que, pour plus grande sûreté, Double-Bouche avait cru devoir avaler avec le reste, et qu'il venait de restituer à son corps défendant. Les preuves du délit étaient palpables, Double-Bouche ayant positivement déclaré n'avoir mangé depuis huit jours que des bananes et des figues d'Inde; aussi la punition ne se fit pas attendre; le coupable fut condamné à quinze jours de pain et d'eau, puis après chaque repas, à recevoir, à titre de dessert, vingt-cinq coups de garcette qui lui furent administrés régulièrement par le contremaître. Il était résulté de ce petit événement que Double-Bouche, comme nous l'avons dit, détestait cordialement le docteur, et ne laissait jamais, depuis cette époque, échapper une occasion de lui être désagréable.
Aussi Double-Bouche fut-il le seul qui ne crut pas un mot de ce que disait le docteur: il y avait dans la maladie de Jacques des symptômes que Double-Bouche connaissait parfaitement pour les avoir éprouvés lui-même, lorsqu'il lui était arrivé, surpris au moment où il goûtait à la bouillabaisse du capitaine, d'avaler un morceau de poisson, sans prendre le temps d'en extraire les arêtes. Ses yeux se portèrent donc instinctivement autour de lui pour chercher, par analogie, ce qui avait pu tenter la gourmandise de Jacques. Le papillon et l'épingle avaient disparu; il n'en fallut pas davantage à Double-Bouche pour lui révéler la vérité tout entière: Jacques avait le papillon dans le ventre et l'épingle dans le gosier.
«Aussi, lorsque le docteur, la lancette à la main, s'approcha de Jacques, que Double-Bouche tenait entre ses bras, celui-ci déclara-t-il, à la grande stupéfaction et au grand scandale du capitaine et de l'équipage, que le docteur s'était trompé; que Jacques n'était pas le moins du monde menacé d'apoplexie, mais bien de strangulation, et qu'il n'avait pas pour le moment le moindre épanchement au cerveau, mais une épingle qui lui barrait l'oesophage, employant pour Jacques le remède qu'il pratiquait ordinairement sur lui-même, lui enfonça, à plusieurs reprises, dans le gosier le poireau qu'il tenait par hasard à la main lorsqu'il était accouru aux cris du capitaine, de manière à faire glisser vers des voies plus larges le corps étranger qui était resté dans les voies étroites; puis, certain que l'opération avait réussi à son honneur, il posa au milieu de la chambre le moribond, qui, au lieu de continuer les gambades exagérées auxquelles tout l'équipage l'avait vu se livrer cinq minutes auparavant, resta assis un instant dans une tranquillité parfaite, comme pour s'assurer que la douleur avait bien disparu; puis cligna des yeux, puis se mit à se gratter le ventre d'une main, puis à danser sur ses pattes de derrière; ce qui était, comme nos lecteur le savent, le signe chez Jacques du parfait contentement. Mais ce n'était pas tout encore, Double-Bouche, pour porter le dernier coup à la réputation du docteur, tendit au convalescent la carotte qu'il avait apportée, de sorte que Jacques, qui était on ne peut plus friand de ce légume, s'en empara immédiatement, et donna la preuve en le grignotant sans retard et sans interruption, que les voies nutritives étaient parfaitement débarrassées, et ne demandaient pas mieux que de reprendre leur service. L'opérateur était triomphant. Quant au docteur, il se promit de prendre sa revanche, si Double-Bouche tombait malade; mais, pendant le reste de la route, Double-Bouche n'eut malheureusement, à la hauteur des Açores, qu'une petite indigestion qu'il traita lui-même à la manière des anciens Romains, en s'introduisant le doigt dans la bouche.
«Le brick la Roxelane, capitaine Pamphile, après une heureuse traversée, arriva donc, le 30 septembre, dans le port de Marseille, où il se défit avantageusement du café, du thé et des épiceries qu'il avait échangés, dans l'archipel Indien, avec le capitaine Kao-Kiou-Koan; quant à Jacques Ier, il fut vendu, pour la somme de soixante et quinze francs, à Eugène Isabey, qui le céda pour une pipe turque à Flers, qui le troqua contre un fusil grec avec Decamps.
«Et voilà comment Jacques passa des bords de la rivière Bango à la rue du faubourg Saint-Denis, n° 109 où son éducation acquit, grâce aux soins paternels de Fau, le degré de perfection que vous lui connaissez.»
Jadin s'inclinait modestement au milieu des applaudissements de l'assemblée, lorsqu'un grand cri se fit entendre du côté de la porte: nous nous précipitâmes vers l'escalier, et nous trouvâmes la petite fille de la portière à moitié évanouie entre les bras de Tom, qui, effrayé de notre sortie inattendue, se mit à descendre l'escalier au galop. Au même instant, nous entendîmes un second cri plus perçant encore que le premier; une vieille marquise, qui demeurait depuis trente-cinq ans au troisième étage, attirée par le bruit, était sortie, son bougeoir à la main, s'était trouvée face à face avec le fugitif et s'était évanouie tout à fait. Tom remonta quinze marches, trouva la porte du quatrième ouverte, entra comme chez lui, et tomba au milieu d'un repas de noces. Pour le coup, ce furent des hurlements; les convives, mariés en tête, se précipitèrent sur l'escalier. Toute la maison, de la cave aux mansardes, se trouva en un instant échelonnée de palier en palier, chacun parlant à la fois, et, comme il arrive en pareille circonstance, personne ne s'entendant plus.
Enfin, on remonta à la source: la petite fille qui avait donné l'alarme, raconta qu'elle grimpait sans lumière, la crème demandée à la main, lorsqu'elle s'était senti prendre la taille; croyant que c'était quelque locataire impertinent qui se permettait cette familiarité, elle avait riposté à la déclaration par un vigoureux soufflet; Tom avait répondu au soufflet par un grognement qui avait à l'instant même révélé son incognito; la petite fille, épouvantée de se trouver dans les griffes d'un ours, quand elle se croyait saisie par les bras d'un homme, avait jeté le cri qui nous avait fait sortir; notre sortie, comme nous l'avons dit avait effrayé Tom et l'effroi de Tom avait amené les événements subséquents, c'est-à-dire l'évanouissement de la marquise et la déroute de la noce.
Alexandre Decamps, qui était plus particulièrement lié avec lui, se chargea de l'excuser auprès de la société, et, comme preuve de sa sociabilité, il offrit d'aller chercher Tom partout où il serait et de le ramener comme sainte Marthe avait ramené la tarasque avec une simple faveur bleue ou rose: un petit drôle de douze à quinze ans s'avança alors et lui présenta la jarretière de la mariée, qu'il venait de prendre sous la table pour en décorer les convives lorsque l'alerte avait été donnée. Alexandre prit le ruban, entra dans la salle à manger, et trouva Tom qui se promenait avec une adresse merveilleuse sur la table toute servie: il en était à son troisième baba.
Ce nouveau délit le perdit: le marié avait malheureusement les mêmes goûts que Tom; il fit appel aux amateurs de baba; de violents murmures s'élevèrent aussitôt, que ne put calmer la docilité avec laquelle le pauvre Tom suivit Alexandre. À la porte, il rencontra le propriétaire, à qui la marquise venait de signifier qu'elle donnait congé; le marié, de son côté, déclara qu'il ne resterait pas un quart d'heure de plus dans la maison, si on ne lui faisait pas justice; le reste des locataires fit chorus. Le propriétaire pâlit en voyant d'avance sa maison vide; il signifia, en conséquence, à Decamps que, quel que fût son désir de le garder chez lui, cela devenait impossible, s'il ne se défaisait immédiatement d'un animal qui donnait, à pareille heure et dans une maison honnête, de si graves sujets de scandale. De son côté, Decamps, qui commençait à se dégoûter de Tom, ne fit de résistance que juste ce qu'il en fallait pour qu'on lui sût gré de céder. Il engagea sa parole d'honneur que, le lendemain, Tom quitterait le logement, et, pour rassurer les locataires qui demandaient que l'expropriation se fît à l'heure même, déclarant que, s'il y avait retard, ils ne coucheraient pas chez eux, il descendit dans la cour, fit, bon gré mal gré, entrer Tom dans une niche à chien, tourna l'ouverture contre une muraille, et chargea la niche de pavés.
Cette promesse, qui venait de recevoir un commencement d'exécution si éclatant, parut suffisante aux plaignants; la petite fille de la portière essuya ses larmes, la marquise s'en tint à sa troisième attaque de nerfs, et le marié déclara magnanimement qu'à défaut de baba, il mangerait de la brioche. Chacun rentra chez soi, et, deux heures après, la tranquillité se trouva parfaitement rétablie.
Quant à Tom, il essaya d'abord, comme Encelade, de se débarrasser de la montagne qui pesait sur lui; mais, voyant qu'il ne pouvait y réussir, il fit un trou au mur, et passa dans le jardin de la maison voisine.
Chapitre VIII
Comment Tom démit le poignet d'un garde municipal, et d'où venait la frayeur que lui inspirait cette respectable milice.
Le locataire du rez-de-chaussée du n° 111 ne fut pas médiocrement surpris de voir le lendemain matin, un ours se promener dans ses plates-bandes: il referma vivement la porte de son perron, qu'il avait ouverte à l'effet de se livrer au même exercice, et essaya de reconnaître, à travers les carreaux, par quelle voie ce nouvel amateur d'horticulture avait pénétré dans son jardin; malheureusement, l'ouverture était cachée par un massif de lilas, de sorte que l'inspection, si prolongée qu'elle fût, n'amena aucun résultat satisfaisant. Alors, comme le locataire du rez-de-chaussée du n° 111 avait le bonheur d'être abonné au Constitutionnel, il se rappela avoir lu, quelques jours auparavant, sous la rubrique de Valenciennes, que cette ville avait été le théâtre d'un phénomène fort singulier: une pluie de crapauds était tombée avec accompagnement de tonnerre et d'éclairs, et cela en telle quantité, que les rues de la ville et les toits des maisons en avaient été couverts. Immédiatement après, le ciel, qui, deux heures auparavant, était gris de cendre, était devenu bleu indigo. L'abonné du Constitutionnel leva les yeux en l'air, et, voyant le ciel noir comme de l'encre et Tom dans son jardin, sans pouvoir se rendre compte de la manière dont il était entré, il commença à croire qu'un phénomène pareil à celui de Valenciennes était sur le point de se renouveler, avec cette seule différence qu'au lieu de crapauds, il allait pleuvoir des ours. L'un n'était pas plus étonnant que l'autre; la grêle était plus grosse et plus dangereuse: voilà tout. Préoccupé de cette idée, il se retourna vers son baromètre, l'aiguille indiquait pluie et tempête; en ce moment, le roulement de la foudre se fit entendre. La flamme bleuâtre d'un éclair pénétra dans l'appartement; l'abonné du Constitutionnel jugea qu'il n'y avait pas un instant à perdre, et, pensant qu'il allait y avoir concurrence, il envoya chercher par son valet de chambre le commissaire de police, et par sa cuisinière un caporal et neuf hommes, afin de se mettre à tout événement sous la protection de l'autorité civile et sous la garde de la force militaire.
Cependant les passants, qui avaient vu sortir du n° 111 la cuisinière et le valet de chambre effarés, s'étaient assemblés devant la grande porte et se livraient aux conjectures les plus incohérentes; ils interrogèrent le portier; mais le portier, à son grand désappointement, n'en savait pas plus que les autres; tout ce qu'il put leur dire, c'est que l'alerte, quelle qu'elle fût, venait du corps de logis situé entre cour et jardin. En ce moment, l'abonné du Constitutionnel parut à la porte du perron qui donnait sur la cour, pâle, tremblant, et appelant à son aide; Tom l'avait aperçu à travers les carreaux, et, habitué à la société des hommes, il était arrivé en trottant, afin de faire connaissance avec lui; mais l'abonné du Constitutionnel, se méprenant à ses intentions, avait vu une déclaration de guerre dans ce qui n'était qu'une démarche de politesse, et avait prudemment battu en retraite. Arrivé à la porte de la cour, il avait entendu craquer les carreaux de la porte du jardin; alors la retraite s'était changée en véritable déroute, et le fuyard était apparu, comme nous l'avons dit, aux yeux des curieux et des badauds, donnant des signes visibles de la plus grande détresse et appelant au secours de toute la force de ses poumons.
Or, il arriva ce qui arrive en pareille circonstance c'est qu'au lieu de répondre à l'appel qui lui était fait, la foule se dispersa; seul, un garde municipal, qui se trouvait dans les rangs, resta solide au poste, et, s'avançant vers l'abonné du Constitutionnel, il porta la main à son schako, et lui demanda en quoi il pouvait lui être agréable; mais celui auquel il s'adressait n'avait plus ni voix ni parole: il montra la porte qu'il venait d'ouvrir et le perron qu'il avait descendu avec tant de précipitation. Le garde municipal comprit que le danger venait de là, tira bravement son briquet, monta le perron, franchit la porte et se trouva dans l'appartement.
La première chose qu'il aperçut en entrant dans le salon fut la figure bonasse de Tom, qui, debout sur ses pieds de derrière, avait passé la tête et les pattes de devant à travers une vitre, et qui, appuyé sur la traverse de bois, regardait curieusement l'intérieur de l'appartement qui lui était inconnu.
Le garde municipal s'arrêta court, ne sachant, tout brave qu'il était, s'il devait avancer ou reculer; mais à peine Tom l'eut-il aperçu, que, fixant sur lui des yeux hagards, et soufflant bruyamment comme un buffle effrayé, il retira précipitamment sa tête du vasistas et se mit à fuir de toute la vitesse de ses quatre jambes vers le coin le plus reculé du jardin, en donnant des signes manifestes de terreur que lui inspirait l'uniforme municipal.
Or, jusqu'à cette heure, nous avons présenté à nos lecteurs notre ami Tom comme un animal plein de raison et de sens il faut donc qu'ils nous permettent de nous interrompre un instant, malgré l'intérêt de la situation, pour leur raconter d'où lui venait cet effroi, que l'on pourrait croire prématuré, puisqu'il n'avait encore été provoqué par aucune démonstration hostile, et qui, par conséquent, pourrait nuire à la réputation irréprochable qu'il a laissée après lui.
C'était un soir de carnaval de l'an de grâce 1831. Tom habitait Paris depuis six mois à peine, et déjà cependant la société artistique au milieu de laquelle il vivait l'avait civilisé au point que c'était un des ours les plus aimables que l'on pût voir: il allait ouvrir la porte quand on sonnait, montait la garde des heures entières debout sur ses pieds de derrière, une hallebarde à la main, et dansait le menuet d'Exaudet, en tenant, avec une grâce infinie, un manche à balai derrière sa tête. Il avait passé la journée à se livrer à ces exercices innocents, à la grande satisfaction de l'atelier, et venait de s'endormir du sommeil du juste dans l'armoire qui lui servait de niche, lorsque l'on frappa à la porte de la rue. Au même instant, Jacques donna des signes de joie si manifestes, que Decamps devina que c'était son instituteur bien-aimé qui lui venait faire visite.
En effet, la porte s'ouvrit: Fau parut, habillé en paillasse, et Jacques, selon son habitude, s'élança dans ses bras.
—C'est bien, c'est bien!... dit Fau en posant Jacques sur la table et en lui mettant sa canne entre les mains: vous êtes une charmante bête. Portez armes! présentez arme! en joue, feu! À merveille! Je vous ferai faire un uniforme complet de grenadier, et vous monterez la garde à ma place. Mais ce n'est pas à vous que j'ai affaire dans ce moment-ci, c'est à votre ami Tom. Où est l'animal demandé?
—Mais dans sa niche, je crois, répondit Decamps.
—Tom, ici, Tom! cria Fau.
Tom fit entendre un grognement sourd, qui indiquait qu'il avait parfaitement compris que c'était de lui qu'il s'agissait, mais qu'il n'était nullement pressé de se rendre à l'invitation.
—Eh bien, dit Fau, est-ce comme cela que l'on obéit quand je parle? Tom, mon ami, ne me forcez pas d'employer des moyens violents.
Tom allongea une patte, qui sortit de son armoire sans qu'on aperçut aucune autre partie de sa personne, et se mit à bailler d'une manière plaintive et prolongée, comme un enfant qu'on réveille, et qui n'ose pas protester autrement contre la tyrannie de son professeur.
—Où est le manche à balai? dit Fau en donnant à sa voix l'accent de la menace, et en remuant avec fracas les arcs sauvages, les sarbacanes et les lignes à pêcher entassés derrière la porte.
—Présent! cria Alexandre en montrant Tom, qui, à ce bruit bien connu, s'était vivement levé et s'approchait de Fau en se dandinant d'un air innocent et paterne.
—À la bonne heure! dit Fau; soyez donc aimable, quand on vient exprès pour vous du café Procope au faubourg Saint-Denis.
Tom secoua la tête de haut en bas et de bas en haut.
—C'est cela. Maintenant, donnez une poignée de main à vos amis. À merveille.
—Est-ce que tu l'emmènes? dit Decamps.
—Un peu, répondit Fau, et que nous allons lui procurer de l'agrément encore.
—Et où allez-vous ensemble?
—Au bal masqué, rien que cela... Allons, allons Tom, en route mon ami. Nous avons un fiacre à l'heure.
Et comme si Tom eût comprit la valeur de ce dernier argument, il descendit les escaliers quatre à quatre, suivi de son introducteur. Arrivé au fiacre, le cocher ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et Tom, guidé par Fau, monta dans l'équipage comme s'il n'avait pas fait autre chose toute sa vie.
—Ah ben, en v'là un drôle de déguisement! dit le cocher; c'est qu'on dirait un ours tout de même. Où faut-il vous conduire, mes bourgeois?
—À l'Odéon, répondit Fau.
—Grooonnn! fit Tom.
—Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit le cocher; quoiqu'il y ait une trotte, on y arrivera, c'est bon.
En effet, une demi-heure après, le fiacre s'arrêtait à la porte du théâtre. Fau descendit le premier et paya le cocher; puis il donna la main à Tom, prit deux billets au bureau, et entra dans la salle sans que le contrôleur fît la moindre observation.
Au deuxième tour de foyer, on commença à suivre Tom. La vérité avec laquelle le nouveau venu imitait l'allure de l'animal dont il portait la peau avait frappé quelques amateurs d'histoire naturelle. Les curieux s'approchèrent donc de plus en plus, et, voulant s'assurer que son talent d'observation s'étendait jusqu'à la voix, il lui tirèrent les poils de la queue ou lui pincèrent la peau de l'oreille.
—Grrrooon! fit Tom.
Un cri d'admiration s'éleva dans la société: c'était à s'y méprendre.
Fau conduisit Tom au buffet, lui offrit quelques petits gâteaux, dont il était très friand, et qu'il absorba avec une voracité si bien imitée, que la galerie en pouffa de rire; puis il lui versa un verre d'eau que Tom prit avec délicatesse entre ses pattes, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire quand Decamps lui accordait par hasard l'honneur de l'admettre à sa table, et l'avala d'un trait. Alors l'enthousiasme fut à son comble.
C'est au point que, lorsque Fau voulut quitter le buffet, il se trouva enfermé dans un cercle si serré, qu'il commença à craindre qu'il ne prit envie à Tom, pour en sortir, d'appeler à son secours ses dents et ses griffes, ce qui aurait compliqué la chose; il le conduisit, en conséquence, dans un coin, lui appuya le dos dans l'angle et lui ordonna de se tenir tranquille jusqu'à nouvel ordre. C'était, comme nous l'avons dit, un genre d'exercice très familier à Tom, que celui de monter sa garde, en ce qu'il était parfaitement approprié à l'indolence de son caractère. Aussi, plus fidèle observateur de sa consigne que beaucoup de gardes nationaux de ma connaissance, faisait-il en ce cas patiemment sa faction jusqu'à ce qu'on vînt le relever. Un arlequin offrit alors sa batte pour compléter la parodie, et Tom posa gravement sa lourde patte sur son fusil de bois.
—Savez-vous, dit Fau à l'obligeant enfant de Bergame à qui vous venez de prêter votre batte?
—Non, répondit l'arlequin.
—Vous ne devinez pas?
—Pas le moins du monde.
—Voyons, regardez bien. À la grâce de ces mouvements, à son cou systématiquement penché sur l'épaule gauche, comme celui d'Alexandre le Grand, à l'imitation parfaite de l'organe... comment!... vous ne reconnaissez pas?
—Parole d'honneur, non!
—Odry, dit mystérieusement Fau; Odry, avec son costume de l'ours et le Pacha.
—Mais non, il joue l'ourse blanche.
—Justement! il a pris la peau de Vernet pour se déguiser.
—Oh! farceur! dit l'arlequin.
—Grrrooon! fit Tom.
—Maintenant, je reconnais sa voix, dit l'interlocuteur de Fau; oh! c'est étonnant que je n'aie pas deviné plus tôt. Dites-lui de la déguiser davantage.
—Oui, oui, répondit Fau en se dirigeant vers la salle; mais il ne faudrait pas trop l'ennuyer pour qu'il fût drôle. Je tâcherai qu'il danse le menuet.
—Oh! vraiment?
—Il me l'a promis. Dites cela à vos amis, afin qu'on ne lui fasse pas de mauvaises farces.
—Soyez tranquille.
Fau traversa le cercle, et l'arlequin, enchanté, alla de masque en masque annoncer la nouvelle et répéter les recommandations: alors chacun s'éloigna discrètement. En ce moment, le signal du galop se fit entendre, et le foyer tout entier se précipita dans la salle; mais, avant de suivre ses compagnons, le facétieux arlequin s'avança vers Tom, sur la pointe du pied, et, se penchant à son oreille:
—Je te connais, beau masque, lui dit-il.
—Grooonnn! fit Tom.
—Oh! tu as beau faire gron gron, tu danseras le menuet: n'est-ce pas que tu danseras le menuet, Marécot de mon cœur?
Tom fit aller sa tête de haut en bas et de bas en haut, selon son habitude lorsqu'on l'interrogeait, et l'arlequin, satisfait de cette réponse affirmative, se mit en quête d'une Colombine pour danser lui-même le galop.
Pendant ce temps, Tom était resté en tête-à-tête avec la limonadière, immobile à son poste, mais les yeux invariablement fixés sur le comptoir, où s'élevaient en pyramides des piles de gâteaux. La limonadière remarqua cette attention continue, et, voyant un moyen de placer sa marchandise, elle prit une assiette et avança la main: Tom étendit la patte, prit délicatement un gâteau, puis un second, puis un troisième; la limonadière ne se lassait pas d'offrir, Tom ne se lassait pas d'accepter, et il résulta de cet échange de procédés qu'il entamait sa seconde douzaine lorsque le galop finit et que les danseurs rentrèrent dans le foyer. Arlequin avait recruté une bergère et une pierrette, et il amenait ces dames pour danser le menuet.
Alors, en sa qualité de vieille connaissance, il s'approcha de Tom, lui dit quelques mots à l'oreille; Tom, que les gâteaux avaient mis d'une humeur charmante, répondit par un de ses plus aimables grognements. L'arlequin se tourna vers la galerie et annonça que le seigneur Marécot se rendait avec le plus grand plaisir à la demande de la société. À ces mots, les applaudissements éclatèrent, les cris «Dans la salle! dans la salle!» se firent entendre; la pierrette et la bergère prirent Tom chacune par une patte; Tom, de son côté, en cavalier galant, se laissa conduire, regardant tour à tour et d'un air étonné ses deux danseuses, avec lesquelles il se trouva bientôt au milieu du parterre. Chacun prit place, les uns dans les loges, les autres aux galeries; la plus grande partie faisait cercle; l'orchestre commença.
Le menuet était le triomphe de Tom, et le chef-d'œuvre chorégraphique de Fau. Aussi le succès se déclara-t-il dès les premières passes et alla-t-il croissant; aux dernières figures, c'était du délire. Tom fut emporté en triomphe dans une avant-scène; puis la bergère détacha sa couronne de roses et la lui posa sur la tête; toute la salle battit des mains et une voix alla jusqu'à crier dans son enthousiasme:
—Vive Marécot Ier!
Tom s'appuya sur la balustrade de sa loge avec une grâce toute particulière; au même instant, les premières mesures de la contredanse se firent entendre, chacun se précipita vers le parterre, à l'exception de quelques courtisans du nouveau roi, qui restèrent près de lui, dans l'espérance de lui accrocher un billet de spectacle; mais, à toutes leurs demandes, Tom ne répondit pas autre chose que son éternel grooonnn.
Comme la plaisanterie commençait à devenir monotone, on s'éloigna peu à peu de l'obstiné ministre du grand Schahabaham, en reconnaissant ses talents pour la danse de corde, mais en le déclarant fort insipide dans la conversation. Bientôt trois ou quatre personnes à peine s'occupèrent de lui; une heure après, il était complètement oublié: ainsi passe la gloire du monde.
Cependant l'heure de se retirer était venue; le parterre s'éclaircissait, les loges étaient vides. Quelques rayons blafards de jour se glissaient dans la salle à travers les fenêtres du foyer, lorsque l'ouvreuse, en faisant sa tournée, entendit sortir de l'avant-scène des premières un ronflement qui dénonçait la présence de quelque masque attardé; elle ouvrit la porte et trouva Tom, qui, fatigué de la nuit orageuse qu'il avait passée, s'était retiré dans le fond de sa loge et se livrait aux douceurs du sommeil. La consigne sur ce point est sévère, et l'ouvreuse est esclave de la consigne; elle entra donc, et, avec la politesse qui caractérise cette classe estimable de la société à laquelle elle avait l'honneur d'appartenir, elle fit observer à Tom qu'il était près de six heures du matin, heure raisonnable pour rentrer chez soi.
—Grooonnn! fit Tom.
—J'entends bien, répondit l'ouvreuse: vous dormez, mon brave homme; mais vous serez encore mieux dans votre lit; allez, allez. Votre femme doit être inquiète. Il n'entend pas, ma parole d'honneur! A-t-il le sommeil dur!
Elle lui frappa sur l'épaule.
—Grooonnn!
—C'est bon, c'est bon. Ce n'est plus le moment d'intriguer; d'ailleurs, on vous connaît, beau masque. Tenez, voilà qu'on baisse la rampe et qu'on éteint le lustre. Voulez-vous qu'on aille chercher un fiacre?
—Grooonnn!
—Allons, allons, allons, la salle de l'Odéon n'est pas une auberge; en route! Ah! c'est comme cela que vous le prenez? oh! monsieur Odry, fi donc! À une ancienne artiste! Eh bien, monsieur Odry, je vais appeler la garde; le commissaire de police n'est pas couché encore. Ah! vous ne voulez pas vous conformer aux règlements? vous me donnez des coups de poing?... Vous battez une femme? Ah! nous allons voir. Monsieur le commissaire! monsieur le commissaire!
—Qu'est-ce qu'il y a? répondit le pompier de garde.
—À moi, monsieur le pompier! à moi! cria l'ouvreuse.
—Ohé! les municipaux!...
—Qu'est-ce? dit la voix du sergent qui commandait la patrouille.
—C'est la mère Chose qui appelle au secours, à l'avant-scène des premières.
—On y va.
—Par ici, monsieur le sergent! par ici! cria l'ouvreuse.
—Voilà, voilà, voilà. Où êtes-vous, l'amour?
—N'ayez pas peur, il n'y a pas de marches. Par ici là! par ici! Il est dans le coin, contre la porte de communication du théâtre. Oh! le bandit! c'est qu'il est fort comme un Turc.
—Grooonnn! fit Tom.
—Tenez, l'entendez-vous? Je vous demande un peu si c'est une langue de chrétien.
—Allons, mon ami, dit le sergent, dont les yeux habitués à l'ombre commençaient à distinguer Tom dans l'obscurité. Nous savons tous ce que c'est d'être jeune, et, tenez, moi comme un autre, j'aime à rire, n'est-ce pas la petite mère? mais je suis esclave des règlements; l'heure de rentrer au corps de garde paternel ou conjugal est arrivée; pas accéléré, en avant, marche! et vivement du pied gauche.
—Grooonnn!
—C'est très joli, et nous imitons à merveille le cri des animaux; mais passons à un autre genre d'exercice. Allons, allons, camarade, sortons de bonne volonté. Ah! nous ne voulons pas? nous faisons le méchant? Bon, bon, bon, nous allons rire. Empoignez-moi ce gaillard-là, et à la porte.
—Il ne veut pas marcher, sergent.
—Eh bien, mais pourquoi avons-nous des crosses à nos fusils? Allons, allons, dans les reins et dans le gras des jambes.
—Grooonnn! grooonnn! grooonnn!
—Tapez dessus, tapez dessus.
—Dites donc, sergent, dit un des municipaux, m'est avis que c'est un ours véritable: je viens de l'empoigner au collet et la peau tient à la chair.
—Alors, si c'est un ours, les plus grands ménagements pour l'animal: son propriétaire nous le ferait payer. Allez chercher la lanterne du pompier.
—Grooonnn!
—C'est égal, ours ou non, dit un des soldats, il a reçu une bonne volée, et, s'il a de la mémoire, il se souviendra de la garde municipale.
—Voilà l'objet demandé, dit un membre de la patrouille en apportant la lanterne.
—Approchez la lumière du visage du prévenu.
Le soldat obéit.
—C'est un museau, dit le sergent.
—Jésus, mon Dieu! dit l'ouvreuse en se sauvant, un vrai ours!
—Eh bien, oui, un vrai ours. Faut voir s'il a des papiers, et le reconduire à son domicile; il y aura probablement récompense; cet animal se sera égaré, et, comme il aime la société il sera entré au bal de l'Odéon.
—Grooonnn!
—Voyez-vous, il répond à la chose.
—Tiens, tiens, tiens, fit un des soldats.
—Qu'y a-t-il?
—Il a un petit sac pendu au cou.
—Ouvrez le sac.
—Une carte!
—Lisez la carte.
Le soldat prit et lut:
«Je m'appelle Tom; je demeure rue du Faubourg-Saint-Denis, n° 109; j'ai cent sous dans ma bourse, quarante sous pour le fiacre, trois francs pour ceux qui me reconduiront.»
—En vérité Dieu, voilà les cent sous! s'écria le municipal.
—Ce citoyen est parfaitement en règle, dit le sergent. Deux hommes de bonne volonté pour le reconduire à son domicile politique.
—Voilà, dirent en chœur les municipaux.
—Pas de passe-droit. Tout à l'ancienneté. Que les deux plus chevronnés jouissent du bénéfice de la chose. Allez, mes enfants.
Deux gardes municipaux s'avancèrent vers Tom, lui passèrent au cou une corde à laquelle ils firent faire, pour plus grande précaution, trois tours autour du museau. Tom ne fit aucune résistance: les coups de crosse l'avaient rendu souple comme un gant. Arrivé à quarante pas de l'Odéon:
—Bah! dit un des gardes, le temps est beau; si nous ne prenions pas le fiacre, ça promènerait le bourgeois.
—Et puis nous aurions chacun quarante sous au lieu de trente.
—Une demi-heure après, ils étaient à la porte du n° 109. Au troisième coup, la portière vint ouvrir elle-même, à moitié endormie.
—Tenez, la mère l'Éveillée, dit un des gardes municipaux, voilà un de vos locataires. Reconnaissez-vous le particulier comme faisant partie de votre ménagerie?
—Tiens, je crois bien, dit la portière; c'est l'ours de M. Decamps.
Le même jour, on porta au domicile d'Odry une note de petits gâteaux, se montant à sept francs cinquante centimes. Mais le ministre de Schahabaham Ier prouva facilement son alibi; il était de garde aux Tuileries.
Quant à Tom, il avait gardé, à compter de ce jour, une grande frayeur de ce corps respectable qui lui avait donné des coups de crosse dans les reins, et qui l'avait fait marcher à pied, quoiqu'il eût payé son fiacre.
On ne s'étonnera donc pas qu'en voyant apparaître, à la porte d'entrée du salon, la figure du municipal, il ait à l'instant battu en retraite jusqu'au plus profond du jardin. Rien ne donne du cœur à un homme comme de voir reculer son ennemi. D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit, le garde municipal ne manquait pas de courage: il se mit donc à la poursuite de Tom, qui, acculé dans son coin, essaya d'abord de grimper contre le mur, et, voyant, après deux ou trois essais, que la tentative était illusoire, il se dressa sur ses pattes de derrière et se prépara à faire bonne défense, utilisant en cette circonstance les leçons de boxing que lui avait données son ami Fau.
Le municipal, de son côté, se mit en garde et attaqua son adversaire dans toutes les règles de l'art. À la troisième passe, il fit feinte du coup de tête et porta le coup de cuisse; Tom arriva à la parade de seconde. Le municipal menaça Tom d'un coup droit; Tom revint en garde, fit un coupé sur les armes, et, attrapant de toute la force de son poing la garde du sabre de son ennemi, il lui renversa si violemment la main, qu'il lui luxa le poignet. Le municipal laissa tomber son sabre, et se trouva à la merci de son adversaire.
Heureusement pour lui et malheureusement pour Tom, le commissaire arrivait en ce moment; il vit l'acte de rébellion qui venait d'avoir lieu contre la force armée, tira de sa poche son écharpe, la roula trois fois autour de son ventre, et, se sentant soutenu par la garde, fit descendre le caporal et les neuf hommes dans le jardin, leur ordonna de se ranger en bataille, et demeura sur le perron pour commander le feu. Tom préoccupé de ces dispositions, laissa le municipal battre en retraite, portant sa main droite dans sa main gauche, et resta debout et immobile contre le mur.
Alors l'interrogatoire commença: Tom, accusé de s'être introduit nuitamment avec effraction dans une maison habitée et d'avoir commis sur la personne d'un agent public une tentative de meurtre qui n'avait échoué que par des circonstances indépendantes de sa volonté, n'ayant pu produire de témoin à décharge, fut condamné à la peine de mort; en conséquence, le caporal fut invité à procéder à l'exécution, et donna l'ordre aux soldats de préparer leurs armes.
Alors il se répandit dans la foule accourue à la suite de la patrouille un grand silence, et la voix seule du caporal se fit entendre: il commanda les unes après les autres toutes les évolutions de la charge en douze temps. Cependant, après le mot en joue, il crut devoir se retourner une dernière fois vers le commissaire; alors un murmure de compassion circula parmi les assistants, mais le commissaire de police, qu'on avait dérangé au milieu de son déjeuner, fut inexorable; il étendit la main en signe de commandement.
—Feu! dit le caporal.
Les soldats obéirent, et le malheureux Tom tomba percé de huit balles.
En ce moment, Alexandre Decamps rentrait avec une lettre de M. Cuvier, qui ouvrait à Tom les portes du Jardin des Plantes, et qui lui assurait la survivance de Martin.
Chapitre IX
Comment le capitaine Pamphile apaisa une sédition à bord du brick la Roxelane, et de ce qui s'ensuivit.
Tom était originaire du Canada: il appartenait à cette race herbivore, habituellement circonscrite dans les montagnes situées entre New-York et le lac Ontario, et qui, l'hiver, lorsque la neige la chasse de ses pics glacés, se hasarde à descendre parfois en bandes affamées jusque dans les faubourgs de Portland et de Boston.
Maintenant, si nos lecteurs tiennent à savoir comment, des bords du fleuve Saint-Laurent, Tom était passé sur les rives de la Seine, qu'ils aient la bonté de se reporter à la fin de l'année 1829 et de nous suivre jusqu'à l'extrémité de l'océan Atlantique, entre l'Islande et la pointe du cap Farewell. Là, nous leur montrerons, marchant avec cette allure honnête qu'ils lui connaissent, le brick de notre ancien ami le capitaine Pamphile, qui, dérogeant cette fois à son goût pour l'orient, a remonté vers le pôle, non pas afin d'y chercher, comme Ross ou Parry, un passage entre l'île Melvil et la terre de Banks, mais dans un but plus utile et surtout plus lucratif: le capitaine Pamphile ayant deux années d'attente encore pour que son ivoire fût prêt, en avait profité pour essayer de naturaliser dans les mers du Nord le système d'échange que nous lui avons vu pratiquer avec tant de succès vers l'archipel Indien. Ce théâtre de ses anciens exploits devenait plus stérile, attendu ses fréquents colloques avec les navires en croisière sous cette latitude, et, d'ailleurs, il avait besoin de changer d'air. Seulement, cette fois, au lieu de chercher des épiceries ou du thé, c'était à l'huile de baleine que le capitaine Pamphile avait particulièrement affaire.
Avec le caractère donné de notre brave flibustier, on comprend qu'il ne s'était pas amusé à recruter son équipage de matelots baleiniers, ni à surcharger son bâtiment de chaloupes, de cordages et de harpons. Il s'était contenté de visiter, au moment de se mettre en mer, les pierriers, les caronades et la pièce de huit qui, comme nous l'avons dit, lui servaient de lest; il avait passé l'inspection des fusils et fait donner le fil aux sabres d'abordage, s'était muni de vivres pour six semaines, avait franchi le détroit de Gibraltar, et, vers le mois de septembre, c'est-à-dire au moment où la pêche est en pleine activité il était arrivé vers le 60edegré de latitude, et avait incontinent commencé à exercer son industrie.
Comme nous l'avons vu, le capitaine Pamphile aimait fort la besogne faite. Aussi c'était particulièrement aux bâtiments qu'il reconnaissait, à leur marche, pour être convenablement chargés, qu'il s'adressait de préférence. Nous savons quelle était sa manière de traiter dans ces circonstances délicates; il n'y avait apporté aucun changement, malgré la différence des localités: il est donc inutile de la rappeler à nos lecteurs; nous nous contenterons, en conséquence, de leur faire part de sa parfaite réussite. Aussi revenait-il avec une cinquantaine, tout au plus, de tonneaux vides, lorsqu'en passant à la hauteur du banc de Terre-Neuve, le hasard fit qu'il rencontra un navire qui revenait de la pêche de la morue. Le capitaine Pamphile, tout en se livrant aux grandes spéculations, ne méprisait pas, comme nous l'avons vu, les petites. Il ne négligea donc point cette occasion de compléter son chargement. Les cinquante tonneaux vides passèrent à bord du bâtiment pêcheur, qui, en échange, se fit un plaisir d'envoyer au capitaine Pamphile cinquante tonneaux pleins. Policar fit observer que les tonneaux pleins portaient trois pouces de hauteur de moins que les tonneaux vides; mais le capitaine Pamphile voulut bien passer sur cette irrégularité, en faveur de ce que la morue venait d'être salée la veille même; seulement, il examina les tonneaux les uns après les autres, pour s'assurer que le poisson était de bonne qualité; puis, les faisant clouer à mesure, il ordonna qu'on les transportât à fond de cale, à l'exception d'un seul qu'il garda pour son usage particulier.
Le soir, le docteur descendit près de lui au moment où il allait se mettre à table. Il venait, au nom de l'équipage, demander l'abandon de trois ou quatre tonneaux de morue fraîche. Depuis près d'un mois, les vivres étaient épuisés, et les matelots ne mangeaient que des tranches de baleine et des côtelettes de phoque. Le capitaine Pamphile demanda au docteur si les provisions manquaient; le docteur répondit qu'il y en avait encore une certaine quantité de celles que nous venons de dire, mais que cette sorte de nourriture, déjà exécrable étant fraîche, ne se bonifiait aucunement par la salaison. Le capitaine Pamphile répondit qu'il était bien désolé, mais qu'il avait justement, de la maison Beda et compagnie, de Marseille, une commande de quarante-neuf tonneaux de morue salée, et qu'il ne pouvait manquer de parole à une si bonne pratique; d'ailleurs, que, si son équipage voulait de la morue fraîche, il n'avait qu'à en pêcher, ce dont il était parfaitement libre, lui, capitaine Pamphile, ne s'y opposant aucunement.
Le docteur sortit.
Au bout de dix minutes, le capitaine Pamphile entendit un grand bruit sur la Roxelane.
Plusieurs voix disaient:
—Aux piques! aux piques!
Et un matelot cria:
—Vive Policar! à bas le capitaine Pamphile!
Le capitaine Pamphile pensa qu'il était temps de se montrer. Il se leva de table, passa une paire de pistolets à sa ceinture, alluma son brûle-gueule, ce qu'il ne faisait que dans les grandes tempêtes, prit une espèce de martinet d'honneur, confectionné avec un soin tout particulier, et duquel il ne se servait que dans les circonstances mémorables, et monta sur le pont. Il y avait émeute.
Le capitaine Pamphile s'avança au milieu de l'équipage, divisé par groupes, regardant à droite et à gauche pour voir s'il y aurait, parmi tous ces hommes, un insolent qui osât lui adresser la parole. Pour un étranger, le capitaine Pamphile aurait paru faire une ronde ordinaire; mais, pour l'équipage de la Roxelane, qui le connaissait de longue main, c'était tout autre chose. On savait que le capitaine Pamphile n'était jamais si près d'éclater que lorsqu'il ne disait pas une parole; et, pour le moment, il avait adopté un silence effrayant. Enfin, après avoir fait deux ou trois tours, il s'arrêta devant son lieutenant, qui paraissait, comme les autres, n'être pas étranger à la révolte.
—Policar, mon brave, demanda-t-il, pouvez-vous me dire à quoi est le vent?
—Mais, capitaine, dit Policar, le vent est à... Vous dites... le vent?
—Oui, le vent... à quoi est-il?
—Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.
—Eh bien, je vais vous le dire, moi!
Et le capitaine Pamphile examina avec un sérieux imperturbable le ciel, qui était sombre; puis, étendant la main dans la direction de la brise, il siffla selon l'habitude des matelots; en se tournant vers son lieutenant:
—Eh bien, Policar, mon brave, je vais vous le dire, moi, à quoi est le vent; il est à la schlague.
—Je m'en doutais, dit Policar.
—Et maintenant, Policar, mon brave, voulez-vous me faire l'amitié de me dire ce qui va tomber?
—Ce qui va tomber?
—Oui, comme une grêle.
—Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.
—Eh bien, des coups de garcette, mon brave, des coups de garcette. Ainsi donc, Policar, mon camarade, si tu as peur de la pluie, rentre vivement dans la cabine, et n'en sors pas que je ne te le dise, entends-tu, Policar?
—J'entends, capitaine, dit Policar descendant l'escalier.
—Ce garçon est plein d'intelligence, continua le capitaine Pamphile.
Puis il fit de nouveau deux ou trois tours sur le pont et s'arrêta devant le maître charpentier, qui tenait une pique.
—Bonjour, Georges, lui dit le capitaine; qu'est-ce que ce joujou, mon ami?
—Mais, capitaine..., balbutia le charpentier.
—Dieu me pardonne, c'est mon jonc à épousseter.
Le charpentier laissa tomber la pique; le capitaine la ramassa et la cassa en deux, comme il eût fait d'une baguette de saule.
—Je vois ce que c'est, continua le capitaine Pamphile; tu voulais battre tes habits. Bien, mon ami, bien! la propreté est une demi-vertu, comme disent les Italiens.
Il fit signe à deux aides de s'approcher.
—Venez ici, vous autres; prenez chacun cette badine, et tapez ferme sur la veste de ce pauvre Georges, et, toi, Georges, mon enfant, laisse le corps dessous, je te prie.
—Combien de coups, capitaine? dirent les aides.
—Mais vingt-cinq chacun.
L'exécution commença, les deux aides opérant chacun à leur tour avec la régularité des bergers de Virgile; le capitaine comptait les coups. Au treizième, Georges s'évanouit.
—C'est bien, dit le capitaine, emportez-le dans son hamac. On lui donnera le reste demain: à chacun son dû.
On obéit au capitaine; il se remit à faire trois autres tours, puis il s'arrêta une dernière fois près du matelot qui avait crié: «Vive Policar! à bas le capitaine Pamphile!»
—Eh bien, lui dit-il, comment va cette jolie voix, Gaetano, mon enfant?
Gaetano voulut répondre; mais, quelque effort qu'il fît, il ne sortit de son gosier que des sons indistincts et inarticulés.
—Bagasse! dit le capitaine, nous avons une extinction. Gaetano, mon enfant, ceci est dangereux, si l'on n'y porte pas remède. Docteur, envoyez moi quatre carabins.
Le docteur désigna quatre hommes qui s'approchèrent de Gaetano.
—Venez ici, mes amours, dit le capitaine, et suivez bien mon ordonnance: vous allez prendre une corde; vous l'assujettirez à une poulie, vous en passerez un bout, en guise de cravate, autour du cou de cet honnête garçon, vous tirerez l'autre bout jusqu'à ce que vous ayez élevé notre homme à une hauteur de trente pieds; vous l'y laisserez dix minutes, et, quand vous le descendrez, il parlera comme un merle, et sifflera comme un sansonnet. Faites vite, mes amours.
L'exécution commença en silence et s'accomplit de point en point sans qu'un seul murmure se fît entendre. Le capitaine Pamphile y donna une si grande attention, qu'il laissa éteindre son brûle-gueule. Dix minutes après, le cadavre du matelot rebelle retombait sur le pont sans mouvement. Le docteur s'approcha de lui et s'assura qu'il était bien mort; alors on lui attacha un boulet au cou, deux aux pieds, et on le jeta à la mer.
—Maintenant, dit le capitaine Pamphile en tirant son brûle-gueule éteint de sa bouche, allez me rallumer ma pipe tous ensemble, et qu'il n'y en ait qu'un qui me la rapporte.
Le matelot le plus proche du capitaine prit, avec les marques du plus profond respect, la vénérable relique que lui présentait son supérieur, et descendit l'échelle de l'entrepont, suivi de tout l'équipage, laissant le capitaine seul avec le docteur. Au bout d'un instant, Double-Bouche parut, tenant le brûle-gueule rallumé.
—Ah! c'est toi, brigand! dit le capitaine. Et que faisais-tu pendant que ces honnêtes gens se promenaient sur le pont en devisant de leurs affaires? Réponds, petite canaille!
—Ma foi, dit Double-Bouche voyant à l'air du capitaine qu'il n'avait rien à craindre, je trempais mon pain dans le pot-au-feu pour voir si le potage serait bon, et mes doigts dans la casserole pour m'assurer que la sauce était bien salée.
—Eh bien, drôle, prends le meilleur bouillon du pot-au-feu et le meilleur morceau de la casserole, et fais avec le reste de la soupe à mon chien; quant aux matelots, ils mangeront du pain et ils boiront de l'eau pendant trois jours; cela les assurera contre le scorbut. Allons dîner, docteur.
Et le capitaine descendit dans sa chambre, fit apporter un couvert pour son convive, et se remit à manger de la morue fraîche comme si rien ne s'était passé entre le premier et le second service.
En sortant de table, le capitaine remonta sur le pont pour faire son inspection du soir; tout était dans l'ordre le plus parfait: le matelot de quart à son poste, le pilote à son gouvernail, et la vigie à son mât. Le brick marchait sous toutes ses voiles, et filait bravement ses huit nœuds à l'heure, ayant à sa gauche le banc de Terre-Neuve et à sa droite le golfe Saint-Laurent; le vent soufflait ouest-nord-ouest, et promettait de tenir; de sorte que le capitaine Pamphile, après un jour orageux, comptant sur une nuit tranquille, descendit dans sa cabine, ôta son habit, alluma sa pipe et se mit à sa fenêtre, suivant des yeux tantôt la fumée du tabac, tantôt le sillage du vaisseau.
Le capitaine Pamphile, comme on a pu en juger, avait plus d'originalité dans l'esprit que de poésie et de pittoresque dans l'imagination; cependant, en véritable marin qu'il était, il ne pouvait voir la lune brillante, au milieu d'une belle nuit, argenter les flots de l'océan sans se laisser aller à cette rêverie sympathique qu'éprouvent tous les hommes de mer pour l'élément sur lequel ils vivent; il était donc penché ainsi depuis deux heures à peu près, le corps à moitié sorti de sa fenêtre, n'entendant rien que le clapotement des vagues, ne voyant rien que la pointe de Saint-Jean, qui disparaissait à l'horizon comme une vapeur marine, lorsqu'il se sentit saisir vigoureusement par le collet de sa chemise et par le fond de sa culotte; en même temps, les deux mains qui se permettaient cette familiarité agirent en opérant un mouvement de bascule, l'une pesant, l'autre levant, de sorte que les pieds du capitaine Pamphile, quittant la terre, se trouvèrent immédiatement plus élevés que sa tête. Le capitaine voulut appeler au secours, mais il n'était plus temps; au moment où il ouvrait la bouche, la personne qui faisait sur lui cette étrange expérience, ayant vu que le corps était arrivé au degré d'inclinaison qu'elle désirait lui donner, lâcha à la fois la culotte et le collet de l'habit, de sorte que le capitaine Pamphile, obéissant malgré lui aux lois de l'équilibre et de la pesanteur, piqua une tête presque verticale et disparut dans le sillage de la Roxelane, qui continua sa route, gracieuse et rapide, sans se douter qu'elle fût veuve de son capitaine.
Le lendemain, à dix heures du matin, comme le capitaine Pamphile, contre son habitude, n'avait point encore fait sa tournée sur le pont, le docteur entra dans sa chambre et la trouva vide; à l'instant, le bruit se répandit dans l'équipage que le patron avait disparu; le commandement du navire revenait de droit au lieutenant; on alla, en conséquence, tirer Policar de la cabine où il gardait religieusement ses arrêts, et on le proclama capitaine.
Le premier acte de pouvoir du nouveau chef fut de faire distribuer à chaque homme une portion de morue, deux rations d'eau-de-vie, et de remettre à Georges les vingt coups de bâton qui lui restaient à recevoir.
Trois jours après l'événement que nous venons de rapporter, il n'était plus question du capitaine Pamphile, à bord du brick la Roxelane, que si ce digne marin n'eut jamais existé.
Chapitre X
Comment le capitaine Pamphile, croyant aborder sur une île, aborda sur une baleine, et devint le serviteur du Serpent-Noir.
Lorsque le capitaine Pamphile revint sur l'eau, le brick la Roxelane était déjà hors de la portée de la voix; aussi ne jugea-t-il pas à propos de se fatiguer en cris inutiles: il commença par s'orienter pour voir quelle terre était la plus proche, et, ayant avisé que ce devait être le cap Breton, il se dirigea vers lui au moyen de l'étoile polaire, qu'il maintint soigneusement à sa droite.
Le capitaine Pamphile nageait comme un phoque; cependant, au bout de quatre ou cinq heures de cet exercice, il commençait à être un peu fatigué; d'ailleurs, le ciel se couvrait, et le fanal qui dirigeait sa marche avait disparu; il pensa donc qu'il ne ferait pas mal de prendre quelque repos; en conséquence, il cessa de tirer sa marinière, et commença à faire la planche.
Il resta à peu près une heure dans cette position, ne faisant que le mouvement strictement nécessaire pour se maintenir à fleur d'eau, et voyant s'effacer les unes après les autres toutes les étoiles du ciel.
De quelque philosophie que fût doué le capitaine Pamphile, on comprend que la situation était peu récréative; il connaissait à merveille le gisement des côtes, et il savait qu'il devait être encore à trois ou quatre lieues de toute terre. Sentant ses forces revenues par le repos momentané qu'il avait pris, il venait de se remettre à nager avec une nouvelle ardeur, lorsqu'il aperçut, à quelques pas devant lui, une surface noire qu'il n'avait pu remarquer plus tôt, tant la nuit était sombre. Le capitaine Pamphile crut que c'était quelque îlot ou quelque rocher oublié par les navigateurs et les géographes, et se dirigea de ce côté. Il l'atteignit bientôt; mais il eut peine à prendre terre, tant la surface du sol, lavée incessamment par les vagues, était devenue glissante; il y parvint cependant après quelques efforts, et se trouva sur une petite île bombée, de vingt à vingt-cinq pas de longueur et élevée de six pieds à peu près au-dessus de la surface de l'eau; elle était complètement inhabitée.
Le capitaine Pamphile eut bientôt fait le tour de son nouveau domaine; il était nu et stérile, à l'exception d'une espèce d'arbre de la grosseur d'un manche à balai, long de huit à dix pieds et entièrement dépourvu de branches et de feuilles, et de quelques herbes mouillées encore, qui indiquaient que, dans les grosses mers, la vague devait couvrir entièrement le rocher. Le capitaine Pamphile attribua cette circonstance à l'oubli incroyable des géographes, et se promit bien, une fois de retour en France, d'adresser à la Société des voyages un mémoire scientifique dans lequel il relèverait l'erreur de ses devanciers.
Il en était là de ses plans et de ses projets, lorsqu'il crut entendre parler à quelque distance de lui. Il regarda de tous côtés; mais, comme nous l'avons dit, la nuit était si sombre, qu'il ne put rien apercevoir. Il écouta de nouveau, et, cette fois, il distingua parfaitement le son de plusieurs voix; quoique les paroles lui demeurassent inintelligibles, le capitaine Pamphile eut d'abord l'idée d'appeler à lui; mais, ne sachant si ceux qui s'approchaient dans l'obscurité étaient amis ou ennemis, il résolut d'attendre l'événement. En tout cas, l'île où il avait abordé n'était pas tellement éloignée de la terre, que, dans le golfe si fréquenté du Saint-Laurent, il eût la crainte de mourir de faim. Il résolut donc de se tenir coi jusqu'au jour, à moins qu'il ne fût découvert lui-même; en conséquence de cette résolution, il gagna l'extrémité de son île la plus éloignée du point où il avait cru entendre ces paroles humaines que, dans certaines circonstances, l'homme craint plus encore que le rugissement des bêtes féroces.
Le silence s'était rétabli, et le capitaine Pamphile commençait à croire que tout se passerait sans encombre, lorsqu'il sentit le sol se mouvoir sous ses pieds. Sa première idée fut celle d'un tremblement de terre; mais, dans toute l'étendue de son île, il n'avait point aperçu la moindre montagne ayant l'apparence d'un volcan; il se rappela alors ce qu'il avait entendu souvent raconter de ces formations sous-marines qui apparaissent tout à coup à la surface de l'eau, y demeuraient quelquefois des jours, des mois, des années, donnaient à des colonies le temps de s'y établir, d'y semer leurs moissons, d'y bâtir leurs cabanes, puis qui, à un moment, à une heure donnés, détruites comme elles s'étaient formées, sans cause apparente, disparaissaient tout à coup, entraînant avec elles la trop confiante population qui s'était établie sur elles. En tous cas, comme le capitaine Pamphile n'avait eu le temps ni de semer ni de bâtir, et qu'il n'avait à regretter ni son blé ni ses maisons, il se prépara à continuer son excursion à la nage, trop heureux encore que son île miraculeuse eût apparu à la surface de la mer assez de temps pour qu'il s'y reposât. Il était donc parfaitement résigné à la volonté de Dieu, lorsqu'à son grand étonnement, il s'aperçut que le terrain, au lieu de s'enfoncer, semblait marcher en avant traçant derrière lui un sillage à la manière de la poupe d'un vaisseau. Le capitaine Pamphile était sur une île flottante; le prodige de Latone se renouvelait pour lui et il voguait, sur quelque Délos inconnue, vers les rivages du nouveau monde.
Le capitaine Pamphile avait vu tant de choses dans le cours de sa vie nomade si aventureuse, qu'il n'était pas homme à s'étonner de si peu; il remarqua seulement que son île, avec une intelligence qu'il n'aurait pas osé exiger d'elle, se dirigeait directement vers la pointe septentrionale du cap Breton. Comme il n'avait pas de prédilection pour un point plutôt que pour un autre, il résolut de ne pas la contrarier et de la laisser aller tranquillement où elle avait affaire, et de profiter de la circonstance pour cheminer avec elle. Mais, comme la nature glissante du terrain était rendue plus dangereuse encore par le mouvement, le capitaine Pamphile, quoiqu'il eût le pied marin, n'en remonta pas moins vers la région élevée de son île; et, se soutenant à l'arbre isolé et sans feuillage qui semblait en marquer le centre, il attendit les événements avec patience et résignation.
Cependant le capitaine Pamphile, qui était, comme on le comprendra facilement, devenu tout yeux et tout oreilles, dans les intervalles moins sombres où le vent chassant un nuage laissait briller quelque étoile comme un diamant de la parure céleste, croyait apercevoir, pareille à un point noir, une petite île qui servait de guide à la grande, marchant à la distance de cinquante pas d'elle, à peu près; et, quand la vague qui venait battre les flancs de son domaine était moins bruyante, ces mêmes voix qu'il avait entendues passaient de nouveau à ses oreilles emportées sur un souffle de brise, incertaines et inintelligibles comme le murmure des esprits de la mer.
Ce fut lorsque le crépuscule commença de paraître à l'orient, que le capitaine Pamphile parvint à s'orienter complètement, et s'étonna, avec l'intelligence qu'il s'accordait à lui-même, de ne s'être pas rendu compte plus tôt de sa situation. La petite île qui marchait la première était une barque montée par six sauvages canadiens; la grande île où il se trouvait, une baleine que les anciens alliés de la France traînaient à la remorque; et l'arbre privé de branches et de feuilles contre lequel il était appuyé, le harpon qui avait donné la mort au géant de la mer, et qui entré dans la blessure à la profondeur de quatre ou cinq pieds, en sortait encore de huit ou neuf.
Les Hurons, de leur côté, en voyant la double capture qu'ils avaient faite, laissèrent échapper une exclamation de surprise. Mais, jugeant aussitôt qu'il était au-dessous de la dignité de l'homme de paraître étonné de quelque chose, ils continuèrent à ramer silencieusement vers la terre sans s'occuper davantage du capitaine Pamphile, qui, voyant que les sauvages, malgré leur insouciance apparente, ne le perdaient pas de vue, affecta la plus grande tranquillité d'esprit, quelle que fût la préoccupation réelle que lui inspirait son étrange situation.
Lorsque la baleine fut arrivée à un quart de lieue à peu près de l'extrémité nord du cap Breton, la chaloupe s'arrêta; mais l'énorme cétacé, continuant à suivre le mouvement d'impulsion qui lui était donné, s'approcha insensiblement du petit bateau, qu'il finit par joindre. Alors celui qui paraissait le maître de l'équipage, grand gaillard de cinq pieds huit pouces, peint en bleu et en rouge, avec un serpent noir tatoué sur la poitrine, et qui portait sur sa tête rasée une queue d'oiseau de paradis, implantée dans la seule mèche qu'il eût conservée de sa chevelure, passa un grand couteau dans son pagne, prit son tomahawk dans sa main droite, et s'avança lentement et avec dignité vers le capitaine Pamphile.
Le capitaine Pamphile, qui de son côté avait vu tous les sauvages du monde connu, depuis ceux qui descendent de la Courtille le matin du mercredi des cendres, jusqu'à ceux des îles Sandwich, qui tuèrent traîtreusement le capitaine Cook, le laissa tranquillement approcher sans paraître faire la moindre attention à lui.
Arrivé à trois pas de distance de l'Européen, le Huron s'arrêta et regarda le capitaine Pamphile; le capitaine Pamphile, décidé à ne pas reculer d'une semelle, regarda alors le Huron avec le même calme et la même tranquillité que celui-ci affectait; enfin, après dix minutes d'inspection réciproque:
—Le Serpent-Noir est un grand chef, dit le Huron.
—Pamphile, de Marseille, est un grand capitaine, dit le Provençal.
—Et pourquoi mon frère, continua le Huron, a-t-il quitté son vaisseau pour s'embarquer sur la baleine du Serpent-Noir?
—Parce que, répondit le capitaine Pamphile, son équipage l'a jeté à la mer, et que, fatigué de nager, il s'est reposé sur le premier objet venu sans s'inquiéter de savoir à qui il appartenait.
—C'est bien, dit le Huron; le Serpent-Noir est un grand chef, et le capitaine Pamphile sera son serviteur.
—Répète un peu ce que tu dis là, interrompit le capitaine d'un air goguenard.
—Je dis, reprit le Huron, que le capitaine Pamphile ramera dans la barque du Serpent-Noir quand il sera sur l'eau, portera sa tente d'écorce de bouleau lorsqu'il voyagera par terre, allumera son feu quand il fera froid, chassera les mouches quand il fera chaud, et raccommodera ses mocassins quand ils seront usés; en échange de quoi, le Serpent-Noir donnera au capitaine Pamphile les restes de son dîner et les vieilles peaux de castor dont il ne pourrait pas se servir.
—Ah! ah! fit le capitaine; et, si ces conventions ne plaisent pas à Pamphile et que Pamphile les refuse?
—Alors le Serpent-Noir enlèvera la chevelure de Pamphile et la pendra devant sa porte, avec celles de sept Anglais, de neuf Espagnols et de onze Français qui y sont déjà.
—C'est bien, dit le capitaine, qui vit qu'il n'était pas le plus fort: le Serpent Noir est un grand chef et Pamphile sera son serviteur.
À ces mots, le Serpent-Noir fit un signe à son équipage, qui débarqua à son tour sur la baleine et entoura le capitaine Pamphile. Le chef dit quelques mots à ses hommes, qui transportèrent aussitôt sur l'animal plusieurs petites caisses, un castor, deux ou trois oiseaux qu'ils avaient tués à coup de flèche, et tout ce qu'il fallait pour faire du feu. Alors le Serpent-Noir descendit dans la pirogue, prit une pagaie de chaque main, et se mit à ramer dans la direction de la terre.
Le capitaine était occupé à regarder avec la plus grande attention s'éloigner le grand chef, admirant avec quelle rapidité la petite barque glissait sur l'eau, lorsque trois Hurons s'approchèrent de lui; l'un lui détacha sa cravate, l'autre lui enleva sa chemise et le troisième le débarrassa de son pantalon, dans lequel était sa montre; puis deux autres lui succédèrent, dont l'un tenait un rasoir, et l'autre une espèce de palette composée de petites coquilles remplies de couleur jaune, rouge et bleue; ils firent signe au capitaine Pamphile de se coucher, et, tandis que le reste de l'équipage allumait le feu comme il aurait pu le faire sur une île véritable, plumait les oiseaux et dépouillait le castor, ils procédèrent à la toilette de leur nouveau camarade: l'un lui rasa la tête, à l'exception de la mèche que les sauvages ont l'habitude de conserver; l'autre lui promena son pinceau imprégné de différentes couleurs par tout le corps et le peignit à la dernière mode adoptée par les fashionables de la rivière Outava et du lac Huron.
Cette première préparation terminée, les deux valets de chambre du capitaine Pamphile allèrent ramasser, l'un un bouquet de plumes arraché à la queue du wipp-poor-will que l'on flambait en ce moment, et l'autre la peau de castor qui commençait à rôtir, et revinrent à leur victime; ils lui fixèrent le bouquet de plumes à l'unique mèche qui restait de son ancienne chevelure, et lui attachèrent la peau de castor autour des reins. Cette opération terminée, un des Hurons présenta un miroir au capitaine Pamphile: il était hideux!
Pendant ce temps, le Serpent-Noir avait gagné la terre et s'était acheminé vers une habitation assez considérable que l'on voyait de loin s'élever blanchissante au bord de la mer; puis bientôt il en était sorti accompagné d'un homme vêtu à l'européenne, et l'on avait pu juger à ses gestes que l'enfant du désert montrait à l'homme de la civilisation la capture qu'il avait faite en pleine mer et amenée pendant la nuit à la vue des côtes.
Au bout d'un instant, l'habitant du cap Breton monta à son tour dans une barque avec deux esclaves, rama vers la baleine, en fit le tour afin de la reconnaître, mais sans cependant y aborder; puis, après avoir probablement reconnu que le Huron lui avait dit la vérité, il reprit le chemin du cap, où le chef l'avait attendu assis et immobile.
Un instant après, les esclaves de l'homme blanc portèrent différents objets que le capitaine Pamphile ne put distinguer, à cause de la distance, dans la pirogue de l'homme rouge, le chef huron reprit ses pagaies et se mit à ramer de nouveau vers l'île provisoire où l'attendaient son équipage et le capitaine Pamphile.
Il y aborda au moment où le castor et les wipp-poor-will étaient cuits à point, mangea la queue du castor et les ailes des wipp-poor-will, et, selon les conventions arrêtées, donna le reste de son repas à ses serviteurs au nombre desquels il parut enchanté de retrouver le capitaine Pamphile.
Alors les Hurons apportèrent le butin fait sur leur prisonnier, afin qu'il choisît comme chef, parmi les dépouilles opimes, celles qui lui plairaient le mieux.
Le Serpent-Noir examina avec assez de dédain la cravate, la chemise et le pantalon du capitaine; en revanche, il donna une attention toute particulière à la montre, dont il est évident qu'il ne connaissait pas l'usage; cependant, après l'avoir tournée et retournée en tous sens, suspendue par la petite chaîne, balancée par la grande, convaincu qu'il avait affaire à un être animé, il la porta à son oreille, écouta avec attention le mouvement, la tourna et la retourna encore pour tâcher d'en découvrir le mécanisme, mit une main sur son cœur, tandis que, de l'autre, il reportait une seconde fois le chronomètre à son oreille; et, convaincu que c'était un animal, puisqu'il avait un pouls qui battait à l'instar du sien, il la coucha avec le plus grand soin auprès d'une petite tortue large comme une pièce de cinq francs et grosse comme la moitié d'une noix, qu'il conservait précieusement dans une boîte qu'à la richesse de son incrustation en coquillages, on devinait facilement avoir fait partie de son trésor particulier; puis, comme satisfait de la part qu'il s'était appropriée, il poussa du pied la cravate, la chemise et le pantalon, les laissant généreusement à la disposition de son équipage.
Le déjeuner terminé, le Serpent-Noir, les Hurons et le prisonnier passèrent de la baleine sur la pirogue. Le capitaine Pamphile vit alors que les objets apportés par les Hurons étaient deux carabines anglaises, quatre bouteilles d'eau-de-vie et un baril de poudre: le Serpent-Noir, jugeant au-dessous de sa dignité d'exploiter lui-même la baleine qu'il avait tuée, l'avait troquée avec un colon contre de l'alcool, des munitions et des armes.
En ce moment, l'habitant du cap Breton reparut sur le rivage, accompagné de cinq ou six esclaves, descendit dans un canot plus grand que celui qu'il avait choisi pour sa première course, et se mit de nouveau en mer. Au moment où il quittait le rivage, le Serpent-Noir, de son côté, donna l'ordre de quitter la baleine, afin de n'inspirer aucune crainte à son nouveau propriétaire. Alors commença l'apprentissage du capitaine Pamphile. Un Huron, croyant l'embarrasser, lui mit une pagaie entre les mains; mais, comme il avait passé par tous les grades, depuis celui de mousse jusqu'à celui de capitaine, il se servit de l'instrument avec tant de force, de précision et d'adresse, que le Serpent-Noir, pour lui témoigner toute sa satisfaction, lui donna son coude à baiser.
Le même soir, le chef huron et son équipage s'arrêtèrent sur un grand rocher qui s'étend à quelque distance d'un plus petit, au milieu du golfe Saint-Laurent. Les uns s'occupèrent aussitôt à dresser la tente d'écorce de bouleau que les sauvages de l'Amérique septentrionale portent presque constamment avec eux lorsqu'ils vont en voyage ou en chasse; les autres se répandirent autour du roc et se mirent à chercher, dans les anfractuosités, des huîtres, des moules, des oursins et autres fruits de mer, dont ils apportèrent une telle quantité, que, le Grand-Serpent rassasié, il en resta encore pour tout le monde.
Le souper fini, le Grand-Serpent se fit apporter la boîte où il avait renfermé la montre, afin de voir s'il ne lui était arrivé aucun accident. Il la prit, comme le matin, avec la plus grande délicatesse; mais à peine l'eût-il entre les mains, qu'il s'aperçut que son cœur avait cessé de battre; il la porta à son oreille, et n'entendit aucun mouvement; alors il essaya de la réchauffer avec son souffle; mais, voyant que toute tentative était inutile:
—Tiens, dit-il la rendant à son propriétaire avec une expression de profond dédain, voilà ta bête, elle est morte.
Le capitaine Pamphile, qui tenait beaucoup à sa montre, attendu que c'était un cadeau de son épouse, ne se le fit pas dire deux fois, et passa la chaîne à son cou, enchanté de rentrer en possession de son bréguet, qu'il se garda bien de remonter.
Au jour naissant, ils repartirent, continuant de s'avancer vers l'occident; le soir, ils débarquèrent dans une petite anse isolée de l'île Anticoste, et, le lendemain, vers quatre heures de l'après-midi, après avoir doublé le cap Gasoée, ils s'engagèrent dans le fleuve Saint-Laurent, qu'ils devaient remonter jusqu'au lac Ontario, d'où le grand chef comptait gagner le lac Huron, sur les rives duquel était situé son wigwam.
Chapitre XI
Comment le capitaine Pamphile remonta le fleuve Saint-Laurent pendant cinq journées, et échappa au Serpent-Noir vers la fin de la sixième.
Le capitaine Pamphile avait, comme nous l'avons vu, pris son parti avec plus de promptitude et de résignation qu'on aurait dû l'attendre d'un homme aussi violent et aussi absolu. C'est que, grâce aux différentes situations dans lesquelles il s'était trouvé pendant le cours d'une vie des plus orageuses, et dont nous n'avons montré à nos lecteurs que le côté brillant, il avait pris l'habitude de résolutions promptes et décisives; or, comme nous l'avons dit, voyant qu'il n'était pas le plus fort, il avait à l'instant même puisé, dans un vieux fond de philosophie qu'il tenait toujours en réserve pour les occasions semblables, une résignation apparente dont le Serpent-Noir, quelque rusé qu'il fût, avait été la dupe.
Il est vrai d'ajouter que le capitaine Pamphile, amateur comme il l'était du grand art de la navigation, ne se trouve pas, sans un certain plaisir à même d'étudier le degré où cet art était arrivé chez les nations sauvages du haut Canada.
La membrure du canot dans lequel le capitaine Pamphile était embarqué, lui sixième, était faite d'un bois très fort mais pliant, uni par des pièces d'écorce de bouleau cousues les unes aux autres, et recouvertes sur leurs coutures d'une forte couche de goudron. Quant à l'intérieur, il était doublé de planches de sapin très minces, placées l'une sur l'autre, comme les tuiles d'un toit.
Notre observateur était trop impartial pour ne pas rendre justice aux ouvriers qui avaient construit le véhicule, grâce auquel il était transporté, bien malgré lui, du septentrion au sud; il avait donc, d'un seul signe, mais d'un signe d'amateur, indiqué qu'il était satisfait de la légèreté du canot; cette légèreté, en effet, lui donnait deux avantages immenses: le premier de dépasser, en supposant un nombre de rameurs égal, en moins de cinq minutes et d'une distance considérable, le canot anglais le plus fin et le mieux construit; le second, et qui était tout local, d'être facilement tiré à terre et transporté à l'aise par deux hommes, quand les rapides dont le fleuve est semé forcent les navigateurs à suivre la rive, quelquefois pendant l'espace de deux ou trois lieues. Il est vrai que ces deux avantages sont compensés par un inconvénient: un seul mouvement faux le fait chavirer à l'instant même. Mais cet inconvénient cesse d'en être un pour des hommes qui, comme les Canadiens, vivent autant dans l'eau que sur terre; quant au capitaine Pamphile, nous avons vu qu'il était de la famille des phoques, des lamentins et autres amphibies.
Le soir du premier jour de navigation intérieure, la barque s'arrêta dans une petite anse de la rive droite: l'équipage la tira aussitôt à terre, et se prépara à passer la nuit sur le sol du Nouveau-Brunswick.
Le Serpent-Noir avait été si content de l'intelligence et de la docilité de son nouveau serviteur pendant les quarante-huit heures qu'ils avaient passées ensemble, qu'après lui avoir laissé, comme la veille, une part très confortable de son souper, il lui donna une peau de buffle à laquelle il restait encore quelques poils, pour lui servir de matelas. Quant à la couverture, force fut au capitaine Pamphile de s'en priver. Or, comme nos lecteurs se rappelleront, s'ils ont bonne mémoire, qu'il n'avait pour tout vêtement qu'une peau de castor qui lui prenait au bas des côtes et lui retombait jusqu'à moitié des jambes, ils ne s'étonneront pas que ce digne négociant, habitué comme il l'était à la température de la Sénégambie et du Congo, ait passé la nuit presque entière à changer de place sa peau de castor, afin de réchauffer successivement les différentes parties de son individu; cependant, comme toute chose a son bon côté, son insomnie servit à lui prouver qu'il était, de la part de ses compagnons, l'objet d'une défiance assidue; à chaque mouvement, si léger qu'il fût, il voyait une tête se soulever et deux yeux brillant dans l'obscurité comme ceux d'un loup se fixer à l'instant sur lui. Le capitaine Pamphile comprit qu'il était observé, et sa prudence en redoubla.
Le lendemain, avant le jour, les navigateurs se mirent en route; ils étaient encore dans cette partie de l'embouchure du fleuve si large qu'elle semble un lac se rendant à la mer. Rien ne s'opposait donc à leur marche, le courant était presque insensible; le vent, favorable au contraire, avait peu de prise sur la petite embarcation, et de chaque côté se déroulait aux yeux un paysage sans bornes, perdu dans un horizon bleu, au milieu duquel les maisons apparaissaient comme des points blancs; de temps en temps, dans les profondeurs où le regard perdu cessait de rien distinguer, on apercevait la cime neigeuse de quelques montagnes appartenant à cette chaîne qui s'étend du cap Gapsi aux sources de l'Ohio; mais la distance était si grande, qu'il était impossible de reconnaître si cette fugitive apparition appartenait au ciel ou à la terre.
La journée se passa au milieu de ces aspects, auxquels le capitaine Pamphile parut donner une attention continue et accorder une admiration parfaite; cependant ce double sentiment, si puissant qu'il parût, ne le détourna pas un instant de ses devoirs comme matelot; de sorte que le Serpent-Noir, doublement flatté de son bon goût et de son bon service, lui passa, dans un moment de repos, une pipe toute bourrée, faveur que le capitaine Pamphile apprécia d'autant mieux, qu'il était privé de ce plaisir depuis le moment où Double-Bouche avait été rallumer son brûle-gueule éteint pendant la révolte de la Roxelane. Aussi s'inclina-t-il aussitôt en disant:
—Le Serpent-Noir est un grand chef!
Politesse à laquelle le Serpent-Noir répondit en disant à son tour:
—Le capitaine Pamphile est un fidèle serviteur.
La conversation en resta là, et chacun se mit à fumer.
Le soir, on aborda dans une île; la cérémonie du souper se passa, comme d'habitude, à la satisfaction générale. Mais la nuit précédente ne laissait pas le capitaine Pamphile sans inquiétude sur la manière dont il pourrait combattre le froid, plus intense encore, on le sait, sur les îles à fleur d'eau que sur un continent boisé, lorsqu'en déroulant sa peau de buffle, il y trouva une couverture de laine; décidément, le Serpent-Noir était un assez bon diable de maître, et, si le capitaine Pamphile n'avait eu d'autres projets d'avenir, il serait probablement resté à son service; mais si bien qu'il se trouvât sur une île du fleuve Saint-Laurent, entre son matelas de peau de buffle et sa couverture de laine, il avait la faiblesse de préférer son lit à bord de la Roxelane; cependant, quelque inférieure que fût sa couche momentanée, le capitaine n'en dormit pas moins tout d'un trait jusqu'au jour.
Vers les onze heures de la troisième journée, on commença d'apercevoir Québec. Le capitaine avait quelque espoir que le Serpent-Noir relâcherait dans cette ville; aussi, du moment qu'il l'aperçut, se mit-il à ramer avec une ardeur qui lui valut un supplément notable de considération dans l'esprit du grand chef, et qui ne lui permit pas d'accorder à la cascade de Montmorency toute l'attention qu'elle mérite. Mais il se trompait dans ses conjectures; la barque passa devant le port, doubla le cap du Diamant, et s'en alla aborder en face de la cascade de la Chaudière.
Comme il faisait grand jour encore, le capitaine Pamphile put admirer alors cette magnifique chute d'eau qui tombe d'une hauteur de cent cinquante pieds sur une largeur de deux cent soixante, se déployant comme une nappe de neige sur un tapis de verdure, et, à travers des rives merveilleusement boisées, au milieu desquelles, de place en place, des masses de rochers s'élèvent, montrant leurs têtes chauves et blanches comme des fronts de vieillards. Le souper et la nuit se passèrent comme d'habitude.
Le lendemain, la barque fut remise à flot au point du jour; malgré sa philosophie, le capitaine Pamphile commençait à éprouver quelque inquiétude. Il ne se dissimulait pas qu'à mesure qu'il s'enfonçait dans l'intérieur des terres, il s'éloignait de Marseille, et que son évasion devenait plus difficile: il ramait donc avec une nonchalance que le grand chef ne lui avait pas encore vue, mais qu'il lui pardonnait en faveur de ses antécédents, lorsque tout à coup ses yeux se fixèrent sur l'horizon, sa pagaie resta immobile; de sorte que, comme le matelot qui lui était opposé, continuait de ramer, le canot fit deux tours sur lui-même.
—Qu'y a-t-il? dit le Serpent-Noir se soulevant du fond de la barque où il était couché, et ôtant son calumet de sa bouche.
—Il y a, répondit le capitaine Pamphile en étendant la main vers le sud, ou que je ne me connais plus en navigation, ou que nous allons avoir un orage un peu drôle.
—Et où mon frère voit-il quelque signe que Dieu ait dit à la tempête: «Souffle et détruis?»
—Pardieu! répondit le capitaine, dans ce nuage qui nous arrive noir comme de l'encre.
—Mon frère a des yeux de taupe, reprit le chef; ce qu'il aperçoit n'est point un nuage.
—Farceur! dit le capitaine Pamphile.
—Le Serpent-Noir a des yeux d'aigle, répondit le chef; que l'homme blanc attende, et il jugera.
En effet, ce prétendu nuage s'avançait avec une promptitude et une intensité que le capitaine n'avait jamais remarquée dans aucun nuage véritable, quel que fût le vent qui le poussât; au bout de trois secondes, notre digne marin, si confiant dans son expérience, en était venu à douter de lui-même. Enfin, une minute ne s'était pas écoulée, que tous ses doutes furent fixés et qu'il reconnut que le Serpent Noir avait eu raison: ce nuage n'était rien autre chose qu'une bande innombrable de pigeons qui émigraient vers le nord.
D'abord le capitaine Pamphile fut un instant sans en croire ses yeux: les oiseaux venaient avec un tel bruit et faisaient une telle masse, qu'il était impossible de croire que tous les pigeons du monde réunis pussent former un pareil nuage. Le ciel, qui au nord demeurait encore d'un bleu azur, était entièrement couvert au sud, et aussi loin que le regard pouvait s'étendre, d'une espèce de nappe grise dont on ne voyait pas les extrémités; bientôt cette nappe, s'étant répandue sur le soleil, en intercepta les rayons à l'instant même; de sorte qu'on eut dit un crépuscule qui s'avançait au-devant des navigateurs. À l'instant, une espèce d'avant-garde, composée de quelques milliers de ces animaux, passa au-dessus de la barque, emportée avec une rapidité magique; puis, presque aussitôt, le corps d'armée la suivit, et le jour disparut comme si l'aile de la tempête se fût déployée entre le ciel et la terre.
Le capitaine Pamphile regardait ce phénomène avec un étonnement qui tenait de la stupeur, tandis que les Indiens, au contraire, habitués à ce spectacle, qui se renouvelle pour eux tous les cinq ou six ans, poussaient des cris de joie et préparaient leurs flèches afin de profiter de la manne ailée que le Seigneur leur envoyait. De son côté, le Serpent-Noir chargeait son fusil avec une tranquillité et une lenteur qui prouvaient une conviction profonde dans l'étendue du nuage vivant qui passait sur sa tête; enfin, il le porta à son épaule, et, sans se donner la peine de viser, il lâcha le coup; à l'instant même, une espèce d'ouverture pareille à celle d'un puits laissa passer un rayon de jour qui disparut aussitôt; une cinquantaine de pigeons, compris dans la circonférence embrassée par le plomb, tomba comme une pluie dans la barque et autour de la barque; les Indiens les ramassèrent jusqu'au dernier, au grand étonnement du capitaine Pamphile, qui ne voyait aucune raison de se donner tant de mal, tandis qu'avec un ou deux coups de fusil encore, et sans prendre la peine de s'écarter à droite ou à gauche, le canot en pouvait recueillir un nombre suffisant à l'approvisionnement de l'équipage; mais, en se retournant, il vit que le chef s'était recouché, avait posé son arme à côté de lui et repris son calumet.
—Le Serpent-Noir a-t-il déjà fini sa chasse? dit le capitaine Pamphile.
—Le Serpent-Noir a tué d'un seul coup tout ce qu'il lui fallait de pigeons pour son souper et celui de sa suite; un Huron n'est point un homme blanc pour détruire inutilement les créatures du Grand Esprit.
—Ah! ah! fit le capitaine Pamphile se parlant à lui-même, ceci n'est pas mal raisonné pour un sauvage; mais je n'aurais pas été fâché de voir faire encore trois ou quatre trouées dans ce linceul emplumé qui est étendu sur notre tête, ne fût-ce que pour être sûr que le soleil est encore à sa place.
—Regarde et tranquillise-toi, répondit le chef en étendant la main vers le sud.
En effet, à l'horizon méridional, une lumière dorée commençait à se répandre, tandis qu'au contraire, en se retournant vers le nord, on apercevait tout le paysage plongé dans l'obscurité; alors la tête de la colonne devait être au moins parvenue à l'embouchure de la rivière Saint-Laurent. Elle avait fait en un quart d'heure le chemin que la barque avait parcouru en quatre jours. Au reste, la nappe grise continuait de passer comme si les génies du pôle l'eussent tirée à eux, tandis que le jour, rapide à son tour, ainsi que l'avait été la nuit, venait à grande course, descendant à flots sur les montagnes, ruisselant dans les vallées et s'étendant à la surface des prairies. Enfin, l'arrière-garde volante passa ainsi qu'une vapeur sur le visage du soleil, qui, ce dernier voile disparu, continua de sourire à la terre.
Si brave que fût le capitaine Pamphile, et quelque peu de danger qu'il y eût dans les phénomènes qu'il venait de voir s'accomplir, il n'en avait pas moins été mal à l'aise tout le temps qu'avait duré cette nuit factice. Ce fut donc avec une joie véritable qu'il salua la lumière, reprit sa pagaie et se mit à ramer, tandis que les autres serviteurs du Serpent-Noir plumaient les pigeons qu'il avait abattu avec son fusil et eux avec leurs flèches.
Le lendemain, la barque passa devant Montréal comme elle avait passé devant Québec, sans que le Serpent-Noir manifestât le moins du monde l'intention de s'arrêter dans cette ville; il fit, au contraire, un signe aux rameurs, et ils s'avancèrent vers la rive droite du fleuve; elle était habitée par une tribu d'Indiens Cochenonegas, dont le chef, accroupi et fumant sur la rive, échangea avec le Serpent-Noir quelques paroles dans une langue que le capitaine ne put comprendre. Un quart d'heure après, on rencontra les premiers rapides; mais, au lieu d'essayer de les franchir à l'aide des crochets placés à cet effet au fond de la barque, le Serpent-Noir ordonna d'aborder, et sauta à terre; le capitaine Pamphile le suivit. Les bateliers prirent le canot sur leurs épaules, l'équipage se fit caravane, et, au lieu de remonter laborieusement le fleuve, suivit tranquillement la rive. Au bout de deux heures, et les rapides étant franchis, la barque fut remise à flot et vola de nouveau sur la surface de la rivière.
Elle voguait ainsi depuis trois heures, à peu près, lorsque le capitaine Pamphile fut tiré de ses réflexions par un cri de joie qu'à l'exception du chef poussèrent en même temps ses compagnons de voyage. Cette exclamation était produite par la vue d'un nouveau spectacle presque aussi curieux que celui de la veille; seulement, cette fois, le miracle, au lieu de se passer en l'air, s'accomplissait sur l'eau. Une bande d'écureuils noirs émigrait à son tour de l'est à l'ouest, comme les pigeons avaient émigré l'avant-veille du sud au nord, et traversait le Saint-Laurent dans toute sa largeur; sans doute, depuis plusieurs jours, elle était réunie sur la rive et attendait un vent favorable, car le courant ayant en cet endroit près de quatre milles de large, si bons nageurs que soient ces animaux, ils n'auraient pu le franchir sans l'aide que Dieu venait de leur envoyer: en effet, une charmante brise soufflait depuis une heure des montagnes de Boston et de Portland, de sorte que toute la flottille s'était mise à l'eau, étendant sa queue en guise de voile, et traversait tranquillement le fleuve vent arrière, ne se servant de ses pattes qu'autant qu'il lui était strictement nécessaire pour se maintenir dans sa direction.
Comme les sauvages sont encore plus friands de la chair des écureuils que de celle des pigeons, l'équipage du canot s'apprêta aussitôt à donner la chasse aux émigrants; le grand chef lui-même ne parut pas mépriser ce genre de délassement. En conséquence, il prit une sarbacane, ouvrit une petite boîte d'écorce de bouleau merveilleusement brodée avec des poils d'élan, et en tira une vingtaine de petites flèches longues de deux pouces à peine et minces comme des fils de fer, dont l'une des extrémités était armée d'une pointe et l'autre garnie de duvet de chardon de manière à remplir la capacité du tube au moyen duquel elle devait être lancée. Deux Indiens en firent autant, deux autres furent désignés comme rameurs. Quant au capitaine Pamphile, il eut, avec le dernier, la charge de ramasser les morts et d'extraire de leurs cadavres les petits instruments à l'aide desquels les Indiens comptaient les faire passer de vie à trépas. Au bout de dix minutes, la barque se trouva à portée et la chasse commença.
Le capitaine Pamphile était stupéfait, il n'avait jamais vu une adresse pareille. À trente et quarante pas, les Indiens atteignaient l'animal qu'ils visaient, et presque toujours dans la poitrine, de manière qu'au bout de dix minutes, le fleuve, dans une circonférence assez étendue, se trouva couvert de morts et de blessés; lorsqu'il y en eut une soixantaine, à peu près, couchés sur le champ de bataille, le Serpent-Noir, fidèle à ses principes, fit signe de cesser le carnage. Il fut obéi par ses hommes avec une soumission qui eût fait honneur à la discipline d'une escouade prussienne, et les fuyards qui, cette fois, ne croyaient pas avoir trop de leurs pattes et de leur queue combinées, gagnèrent hâtivement la terre sans que les Indiens songeassent à les poursuivre.
Cependant, si peu de temps qu'eût duré cette chasse, elle avait suffi pour qu'un orage, que les Indiens n'avaient pas remarqué, s'amassât au ciel; de sorte que le capitaine Pamphile n'en était encore qu'à moitié de sa besogne, lorsqu'il fallut l'interrompre pour prendre sa part de la manœuvre; elle était on ne peut plus simple, et consistait à ramer, lui quatrième, vers la terre où le Serpent-Noir espérait aborder avant que l'ouragan eût éclaté; malheureusement, comme nous l'avons dit, le vent soufflait de la rive même qu'il fallait atteindre, et les vagues se soulevaient avec tant de rapidité, qu'au bout d'un instant on eût pu se croire en pleine mer.
Pour comble d'embarras, la nuit survint et le fleuve ne fut plus éclairé que par la lueur de la foudre; la petite barque était emportée comme une coquille de noix, tantôt au sommet d'une vague, et tantôt précipitée dans les profondeurs du fleuve; de sorte qu'à chaque instant elle était sur le point de chavirer. Cependant on approchait de la rive, et déjà, malgré l'obscurité de la nuit, on commençait à l'apercevoir, pareille à une ligne sombre, lorsque tout à coup le canot, lancé avec la rapidité d'une flèche, descendit d'une vague sur un rocher, et se brisa comme s'il eût été de verre.
Chacun alors oublia ses compagnons pour ne s'occuper que de soi et tira vers la terre. Le Serpent-Noir fut celui qui y aborda le premier; aussitôt, il frotta l'un contre l'autre deux morceaux de bois sec et alluma un grand feu, afin que ses compagnons pussent le rejoindre; cette précaution ne fut pas inutile, et, dix minutes après, guidé par le phare sauveur, tout l'équipage—à l'exception du capitaine Pamphile—était réuni autour du grand chef.