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Le capitaine Pamphile

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Chapitre XII

Comment le capitaine Pamphile passa deux nuits fort agitées, l'une sur un arbre, l'autre dans une hutte.

Première nuit:

Grâce au soin que nous avons pris de présenter à nos lecteurs le capitaine Pamphile comme un nageur de premier ordre, nous espérons qu'ils n'auront pas conçu une trop vive inquiétude en le voyant tomber à l'eau avec ses compagnons de voyage; en tout cas, nous nous empressons de les rassurer, en leur disant qu'au bout de dix minutes d'une coupe acharnée il gagna sain et sauf le rivage.

À peine s'était-il secoué, opération qui ne fut pas longue vu l'exiguïté du costume auquel il était réduit, qu'il aperçut la flamme que le Serpent-Noir avait allumée pour rallier ses camarades. Son premier soin fut de tourner le dos à ce signal et de s'en éloigner au plus vite.

Malgré les soins délicats que le grand chef avait eus de lui pendant les six journées qu'ils étaient restés ensemble, le capitaine Pamphile avait constamment nourri l'espoir qu'une occasion se présenterait un jour ou l'autre de s'en séparer; aussi, de peur que le hasard ne lui en envoyât pas une seconde il résolut de profiter de la première; et, malgré l'obscurité et la tempête, il s'enfonça dans les forêts qui s'étendent des rives du fleuve à la base des montagnes.

Après deux heures de marche à peu près, le capitaine Pamphile, pensant qu'il avait mis une distance suffisante entre lui et ses ennemis, se décida à faire une pause et à songer aux moyens de passer la meilleure nuit possible.

La position n'était rien moins que confortable; le fugitif se retrouvait avec sa peau de castor pour vêtement, et il fallait qu'elle lui tînt lieu, pour le moment de matelas et de couverture; il frissonnait d'avance à l'idée de la nuit qu'il allait passer, lorsqu'il entendit, de trois ou quatre côtés différents, des hurlements lointains qui détournèrent sa pensée de cette première préoccupation pour la reporter sur une autre perspective bien autrement inquiétante; dans ces hurlements, le capitaine Pamphile avait reconnu le cri nocturne et affamé des loups, si communs dans les forêts du Canada, qu'ils descendent parfois, lorsque la nourriture leur manque, jusque dans les rues de Portland et de Boston.

Il n'avait pas encore eu le temps de prendre une résolution, lorsque de nouveaux hurlements retentirent plus rapprochés; il n'y avait pas un instant à perdre: le capitaine Pamphile, dont l'éducation gymnastique avait été soigneusement développée, comptait parmi ses talents les plus distingués celui de monter aux arbres comme un écureuil; il avisa donc un chêne d'une grosseur tout à fait raisonnable, l'empoigna corps à corps, comme s'il eût voulu le déraciner, et atteignit les premières branches au moment où les cris qui lui avaient donné l'éveil retentissaient pour la troisième fois, à cinquante pas à peine de lui; le capitaine Pamphile ne s'était pas trompé, une bande de loups dispersés dans la circonférence d'une lieue à peu près l'avaient éventé, et revenaient au grand galop vers le centre où ils espéraient trouver à souper. Ils arrivèrent trop tard: le capitaine Pamphile était perché.

Cependant les loups ne se tinrent pas pour battus; rien n'est entêté comme un estomac vide; ils se rassemblèrent au pied de l'arbre et commencèrent à se plaindre si lamentablement, que le capitaine Pamphile, tout brave qu'il était, ne fut pas, en entendant ce cri triste et prolongé, à l'abri de toute terreur, quoique, de fait, il fût à l'abri de tout danger.

La nuit était sombre, mais pas si sombre cependant qu'il n'aperçût dans l'obscurité, pareils aux flots d'une mer moutonneuse, les dos fauves de ses ennemis; d'ailleurs, chaque fois que l'un d'eux levait la tête, le capitaine Pamphile voyait luire dans l'ombre deux charbons ardents, et, comme le désappointement était général, il y avait des moments où ces têtes se dressant à la fois, la terre semblait semée d'escarboucles mouvantes qui, en se croisant, enlaçaient des chiffres étranges et diaboliques...

Mais bientôt, à force de regarder fixement le même point, ses yeux se troublèrent; aux formes réelles succédèrent des formes fantastiques; son intelligence elle-même, tant soit peu brouillée par l'effet d'un trouble qui lui avait été jusqu'alors à peu près inconnu, cessa de se rendre compte du danger réel pour rêver des dangers surhumains. Une foule d'êtres qui n'étaient ni hommes ni animaux, lui apparurent en place des quadrupèdes bien connus qui s'agitaient au-dessous de lui; il lui sembla voir surgir des démons aux regards de flamme, qui se tenaient par la main et dansaient autour de lui la danse satanique; à cheval sur sa branche comme une sorcière sur son manche à balai, il se voyait le centre d'un sabbat infernal où il était appelé à jouer son rôle.

Le capitaine sentit instinctivement que le vertige l'attirait en bas, et que, s'il obéissait à cette attraction, il était perdu; il rassembla toutes ses forces de corps et d'esprit dans un dernier acte d'intelligence, se lia fortement au tronc de l'arbre avec la corde qui maintenait autour de ses reins la peau de castor, et, se cramponnant de ses deux mains à la branche supérieure, il renversa la tête en arrière et ferma les yeux.

Alors la folie et le délire triomphèrent complètement; le capitaine Pamphile sentit d'abord son arbre se mouvoir, se courbant et se relevant comme les mâts d'un vaisseau pendant la tempête; puis il lui sembla qu'il faisait, pour arracher ses racines du sol, des efforts pareils à ceux que tente un homme dont les pieds sont enfoncés dans un marais; après quelques instants de lutte, le chêne réussit, et, de cette blessure qu'il avait faite à la terre sortirent des flots de sang que les loups se mirent à boire; l'arbre profita de leur avidité pour s'éloigner d'eux et fuir, mais seulement par secousse, et comme un invalide qui sautille sur une jambe de bois. Bientôt, leur pâture épuisée, les loups, les démons, les vampires, dont croyait être débarrassé le brave capitaine, se mirent à sa poursuite; ils étaient conduits par une vieille femme dont on ne pouvait apercevoir la figure, et qui tenait un couteau à la main; et tout cela courait d'une course insensée.

Enfin l'arbre, lassé, haletant, essoufflé, parut manquer de force, et se coucha comme un homme éperdu; alors, les loups, les démons, toujours conduits par la vieille femme, s'approchèrent avec leurs yeux brûlants et leurs langues sanglantes; le capitaine jeta un cri et voulut étendre les bras, mais aussitôt un sifflement aigu se fit entendre derrière sa tête, une impression glacée courut par tout son corps: il lui sembla sentir que de froids anneaux l'étouffaient en l'enlaçant; puis cette impression diminua graduellement, les fantômes disparurent, les hurlements s'éteignirent, l'arbre éprouva encore quelques secousses, et tout rentra dans le silence et l'obscurité.

Peu à peu, grâce au silence, les nerfs du capitaine Pamphile se calmèrent; son sang, qui bouillonnait, enflammé par le délire, se refroidit, et ses esprits, plus tranquilles, rentrèrent des domaines fantastiques où ils s'étaient égarés dans la nature positive et réelle; il jeta les yeux autour de lui, et se retrouva au milieu de sa forêt sombre, solitaire et silencieuse. Il se tâta pour voir si c'était bien lui-même, et finit par reconnaître sa situation telle qu'elle était; attaché à son arbre, à cheval sur sa branche, il était, non pas aussi bien que dans son hamac de la Roxelane ou que sur la peau de buffle du grand chef, mais au moins en sûreté contre les attaques des loups, qui, au reste, avaient disparu. En reportant les yeux vers le bas du chêne, le capitaine crut bien encore distinguer une masse informe et mouvante qui paraissait rouler autour du tronc de l'arbre; mais, comme bientôt les plaintes qu'il avait cru entendre cessèrent, et comme l'objet sur lequel il avait les yeux fixés devint immobile, le capitaine Pamphile crut que c'était un reste du songe infernal qu'il venait de faire, et, haletant, couvert de sueur, écrasé de fatigue, il finit par s'endormir d'un sommeil aussi tranquille et aussi profond que le permettait la situation précaire dans laquelle il se livrait au repos.

Le capitaine Pamphile fut éveillé au commencement du jour par le caquetage de mille oiseaux de différentes espèces qui voltigeaient joyeusement sous le dôme touffu de la forêt. Il ouvrit les yeux, et la première chose qu'il aperçut fut l'immense voûte de verdure qui s'étendait au-dessus de sa tête, et à travers les intervalles de laquelle glissaient obliquement les premiers rayons du soleil. Le capitaine Pamphile n'était pas dévot de sa nature; cependant, comme tous les marins, il avait ce sentiment de la grandeur et de la puissance de Dieu que développe la vue éternelle de l'océan au fond de l'âme de ceux qui labourent incessamment ses immenses solitudes; son premier mouvement fut donc une action de grâces à celui qui tient le monde dans sa main, que le monde s'endorme ou s'éveille: puis, après un instant de contemplation instinctive, il abaissa ses regards du ciel vers la terre, et, au premier coup d'œil, toutes les impressions de la nuit lui furent expliquées.

À vingt pas autour du chêne, la terre était écorchée par les griffes impatientes des loups, comme si une charrue y eût passé, tandis qu'au pied de l'arbre, un de ces animaux, brisé et sans forme, sortait aux deux tiers de la gueule d'un immense boa, dont la queue s'enroulait autour du tronc de l'arbre, à la hauteur de sept ou huit pieds. Le capitaine Pamphile s'était trouvé entre deux dangers qui s'étaient détruits l'un par l'autre: sous ses pieds les loups, sur sa tête un serpent; ce sifflement qu'il avait entendu, ce froid qu'il avait ressenti, ces anneaux qui l'avaient étouffé, c'était le sifflement, le froid et les anneaux du reptile, dont l'aspect avait fait fuir les animaux carnassiers qui l'assiégeaient; un seul, arrêté par les étreintes mortelles du monstre, avait été broyé dans ses replis; ce mouvement de l'arbre qu'avait senti le capitaine, c'étaient les secousses de son agonie; puis le serpent vainqueur avait commencé d'engloutir son adversaire, et, selon l'habitude des reptiles constricteurs, il en digérait une moitié, tandis que l'autre exposée encore à l'air, attendait son tour d'être engloutie.

Le capitaine Pamphile resta un instant immobile et les regards fixés sur le spectacle qu'il avait à ses pieds; plusieurs fois, en Amérique et dans l'Inde, il avait vu des serpents semblables, mais jamais dans des circonstances aussi propres à l'impressionner: aussi, quoiqu'il sût parfaitement que, dans la position où il était, le reptile était incapable de lui faire aucun mal, il avisa au moyen de descendre autrement qu'en se laissant glisser le long du tronc; en conséquence, il commença par dénouer la corde qui l'attachait; puis, avançant à reculons sur la branche, jusqu'à ce qu'il la sentit plier, il se confia à sa flexibilité, et alors, la courbant sous son poids, il se suspendit par les deux mains et se trouva si près du sol, qu'il pensa qu'il pouvait sans inconvénient abandonner son soutien. L'événement seconda ses espérances: le capitaine lâcha sa branche et se trouva à terre sans accident.

Il s'éloigna aussitôt, non sans regarder plus d'une fois derrière lui; il marcha au-devant du soleil. Aucune route n'était tracée dans la forêt; mais avec l'instinct du chasseur et la science du marin, il n'eut qu'à jeter un coup d'œil sur la terre et le ciel pour s'orienter à l'instant; il s'avança donc sans hésitation, comme s'il eût été familier avec cette immense solitude; plus il pénétrait dans la forêt, plus elle prenait un caractère grandiose et sauvage. Peu à peu la voûte feuillée s'épaissit au point que le soleil cessa d'y pénétrer; les arbres poussaient rapprochés les uns des autres, droits et élancés comme des colonnes, et comme des colonnes supportant un toit impénétrable à la lumière. Le vent lui-même passait sur ce dôme de verdure, mais sans se glisser dans ce séjour des ombres: on eût dit que, depuis la création, toute cette partie de la forêt avait sommeillé dans un crépuscule éternel.

À la lueur blafarde de ce demi-jour, le capitaine Pamphile voyait de grands oiseaux dont il lui semblait impossible de distinguer l'espèce, des écureuils ailés sauter légèrement et voler en silence d'une branche à l'autre; dans ces espèces de limbes, tout paraissait avoir perdu sa couleur naturelle et primitive pour prendre la teinte cendrée des papillons nocturnes; un daim, un lièvre et un renard qui se levèrent au bruit des pas de celui qui troublait leur demeure, tout en gardant des formes différentes, semblaient avoir revêtu la livrée monotone et uniforme de la mousse sur laquelle ils couraient sans bruit.

De temps en temps, le capitaine Pamphile s'arrêtait les yeux fixes: des champignons fauves et gigantesques, appuyés les uns aux autres comme des boucliers, formaient des groupes si ressemblants par leur couleur et leur dimension à des lions couchés, que, quoiqu'il sût parfaitement que ce roi de la création n'habitait pas cette partie de son empire, il tressaillait au témoignage de ses yeux.

De grandes plantes grimpantes et parasites, à qui la respiration semblait manquer, se tordaient autour des arbres, montaient avec eux, s'accrochant aux branches, et passant comme des festons de l'une à l'autre, jusqu'à ce qu'elles arrivassent à la voûte; là, elles se glissaient comme des serpents pour aller épanouir au soleil leurs corolles écarlates et parfumées, tandis que celles qui étaient forcées de s'ouvrir en chemin fleurissaient pâles, inodores, maladives et comme jalouses du bonheur de leurs amies, qui s'échauffaient à la clarté du jour et sous le sourire de Dieu.

Sur les deux heures, le capitaine Pamphile sentit vers la région de l'estomac des tiraillements qui lui annoncèrent qu'il n'avait pas soupé la veille, et que l'heure de son déjeuner était passée depuis longtemps. Il regarda autour de lui: des oiseaux voletaient toujours d'arbre en arbre, des écureuils ailés sautaient incessamment de branche en branche, comme s'ils eussent fait la même route que lui; mais il n'avait ni fusil ni sarbacane pour les atteindre. Il essaya bien de leur jeter quelques pierres; mais il comprit bientôt que cet exercice ajouterait encore à son appétit sans amener de résultat propre à le calmer; en conséquence, il résolut de chercher d'autres ressources et de se rabattre sur les végétaux. Cette fois, sa quête fut plus heureuse: après quelques instants d'une recherche attentive, rendue difficile par cette demi-obscurité, il trouva deux ou trois racines de la famille des souchets, et quelques-unes de ces plantes appelées vulgairement choux caraïbes.

C'était à peu près tout ce qu'il fallait pour amuser son estomac; mais le capitaine Pamphile était homme de précaution: il pensa qu'il n'aurait pas plus tôt calmé sa faim, qu'il allait avoir soif; alors il chercha un ruisseau comme il avait cherché des racines. Par malheur, la chose était plus rare.

Il écouta avec attention: aucun murmure n'arriva jusqu'à lui; il aspira l'air pour tâcher d'y saisir quelque faible émanation; mais il n'y avait pas d'air sous cette voûte, toute gigantesque qu'elle était: il n'y régnait qu'une atmosphère lourde et épaisse, que les animaux et les plantes condamnés à ramper sur la terre respiraient avec effort, et qui semblait insuffisante à la vie.

Alors le capitaine Pamphile prit son parti; il ramassa un caillou aigu; puis, au lieu de continuer une quête inutile, il s'en alla d'arbre en arbre, examinant chaque tige avec attention; enfin il parut avoir trouvé ce qu'il cherchait: c'était un magnifique érable, jeune, lisse et vigoureux. Il le prit alors dans son bras gauche, tandis que, de la main droite, il lui enfonça le caillou aigu dans l'écorce; quelques gouttes de ce sang végétal et précieux avec lequel les Canadiens font un sucre plus beau que celui de la canne s'en échappa aussitôt comme d'une blessure; le capitaine Pamphile, satisfait de l'expérience, s'assit tranquillement au pied de sa victime et commença son déjeuner; puis, lorsqu'il eut fini, il appliqua sa bouche altérée à la plaie dont la sève sortait alors comme d'une fontaine, et se remit en route plus frais, plus dispos et plus vigoureux que jamais.

Vers les cinq heures du soir, à peu près, le capitaine Pamphile crut voir quelques rayons du jour se glisser à travers les ténèbres: sa marche en reprit une nouvelle ardeur, et il parvint aux limites de cette forêt pareille à celle de Dante, qui semblait n'appartenir ni à la vie ni à la mort, mais à une puissance intermédiaire et sans nom. Alors il lui sembla entrer dans un océan de lumière; il se précipita au milieu de ses vagues dorées par les rayons du soleil couchant, pareil à un plongeur qui, retenu longtemps au fond de la mer, accroché à quelque branche de corail, ou enlacé par quelque polype, se dégage de l'obstacle mortel, remonte à la surface de l'eau et respire.

Il était arrivé à un de ces vastes steppes jetés comme des lacs de verdure et de lumière au milieu des immenses forêts du nouveau monde; de l'autre côté de cette clairière, une nouvelle ligne d'arbres s'étendait comme une muraille sombre et opaque, tandis qu'au-dessus d'elle on voyait capricieusement onduler dans les derniers flots du jour le sommet neigeux des montagnes dont la chaîne tortueuse sépare toute la presqu'île.

Le capitaine jeta avec satisfaction ses regards autour de lui; car il voyait qu'il ne s'était pas écarté de sa route.

Enfin ses yeux s'arrêtèrent sur une colonne blanchâtre et tortueuse qui se détachait sur le fond et montait en flottant vers le ciel: il ne lui fallut pas une longue inspection pour reconnaître la fumée d'une hutte, et presque aussitôt, amie ou ennemie, il se détermina à marcher vers elle, le souvenir de la nuit qu'il venait de passer ayant influé d'une manière prompte et décisive sur sa détermination.

Seconde nuit:

Le capitaine Pamphile trouva un petit sentier qui paraissait conduire de la forêt à la hutte. Il le prit, quoique ce ne fut pas sans quelque inquiétude des boquiéros et des serpents cuivrés, si communs dans ces cantons, qu'il marcha au milieu des herbes hautes et touffues.

À mesure qu'il approchait de la fumée qui lui servait de guide, il voyait s'élever la hutte, située à la lisière de la plaine et de la forêt; la nuit vint avant qu'il l'eût jointe, mais sa route n'en fut que plus facile et mieux tracée.

La porte s'ouvrait du côté du voyageur, et, en face de la porte, au fond de la hutte, brillait un feu qui semblait un phare allumé tout exprès pour le guider dans la solitude. De temps en temps, devant la flamme passait et repassait une figure qui se détachait en noir sur le foyer.

Parvenu à quelque distance, il reconnut que c'était une femme, et en reprit une nouvelle confiance; enfin, arrivé sur le seuil, il s'arrêta et demanda s'il y avait place pour lui au foyer qu'il voyait briller de si loin, et qu'il désirait depuis si longtemps.

Une espèce de grognement, que le capitaine interpréta à sa guise, lui répondit. En conséquence, il entra sans hésiter, et alla s'asseoir sur un vieil escabeau qui semblait l'attendre à une distance convenable de la flamme.

De l'autre côté du foyer, les coudes sur les genoux et la tête dans ses mains, immobile et sans souffle comme une statue, était accroupi un jeune Indien rouge de la tribu des Sioux; son grand arc de bois d'érable était près de lui et à ses pieds gisaient plusieurs oiseaux de l'espèce des colombes et quelques petits quadrupèdes percés de flèches. Ni l'arrivée ni l'action de Pamphile ne parurent le tirer de cette apathie apparente sous laquelle les sauvages cachent la défiance éternelle qu'ils éprouvent à l'approche de l'homme civilisé; car, au seul bruit de ses pas, le jeune Sioux avait reconnu le voyageur pour un Européen. Le capitaine Pamphile, de son côté, le regarda avec l'attention profonde d'un homme qui sait que, pour une chance de rencontrer un ami, il y en a dix de trouver un ennemi. Puis, comme cet examen ne lui apprit rien autre chose que ce qu'il voyait, et que ce qu'il voyait le laissait dans son incertitude, il se décida à lui adresser la parole.

—Mon frère est-il endormi, demanda-t-il, qu'il ne lève même pas la tête à l'arrivée d'un ami?

L'Indien tressaillit; et, sans répondre que par l'action même, il souleva son front et montra du doigt au capitaine un de ses yeux sorti de son orbite, et pendant à un nerf, tandis que de la cavité qu'il avait occupée coulait sur le bas de sa figure et sur sa poitrine une rigole de sang; puis, sans dire une seule parole, sans pousser une seule plainte, il laissa retomber sa tête dans ses mains.

Une flèche s'était cassée au moment où la corde de son arc était tendue, et un des fragments du roseau brisé était revenu crever l'œil de l'Indien; le capitaine Pamphile comprit tout cela du premier regard et ne poussa pas plus loin ses questions, respectant la force d'âme de ce sauvage héros du désert. Alors il se retourna vers la femme.

—Le voyageur est las et a faim; sa mère peut-elle lui donner un repas et un lit?

—Il y a sous les cendres un gâteau et dans ce coin une peau d'ours, dit la vieille; mon fils peut manger l'un et se coucher sur l'autre.

—N'avez-vous donc rien autre chose? continua le capitaine Pamphile, qui, après le dîner frugal qu'il avait fait dans la forêt, n'eût pas été fâché de trouver un souper plus substantiel.

—Si fait, j'ai autre chose, dit la vieille se rapprochant d'un mouvement rapide, et fixant ses yeux avides sur la chaîne d'or qui soutenait, au cou du capitaine Pamphile, la montre que lui avait rendue le grand chef. J'ai... Mon fils a une bien belle chaîne!... J'ai de la chair de buffle salé et de bonne venaison. Je serais bien heureuse d'avoir une chaîne pareille.

—Eh bien, apportez votre buffle salé et votre pâté de daim, répondit le capitaine Pamphile évitant de répondre au désir de la vieille, ni par une promesse, ni par un refus; puis, si vous aviez, dans quelque coin, une bouteille d'eau-de-vie d'érable, elle ne serait pas déplacée, je crois, en si bonne compagnie.

La vieille s'éloigna, tournant de temps en temps la tête pour regarder encore le bijou qui lui faisait si visiblement envie; puis enfin, soulevant une natte de roseaux, elle passa dans une autre partie de la hutte. À peine eut-elle disparu, que le jeune Sioux releva vivement la tête.

—Mon frère sait-il où il est? dit-il à voix basse au capitaine.

—Ma foi, non, répondit celui-ci avec insouciance.

—Mon frère a-t-il quelque arme pour se défendre? continua-t-il en baissant encore la voix.

—Aucune, répondit le capitaine.

—En ce cas, que mon frère prenne ce couteau et ne s'endorme pas.

—Et toi? dit le capitaine Pamphile hésitant à accepter l'arme qu'on lui offrait.

—Moi, j'ai mon tomahawk. Silence!

À ces mots, le jeune sauvage laissa retomber sa tête dans ses mains et rentra dans son immobilité, la vieille soulevant la natte: elle apportait le souper. Le capitaine Pamphile passa le couteau à sa ceinture, la vieille jeta de nouveau les yeux sur la montre.

—Mon fil, dit-elle, a rencontré un homme blanc sur le sentier de la guerre; il a tué l'homme blanc et lui a pris cette chaîne, puis il l'a frottée pour en effacer le sang. Voilà pourquoi elle est si brillante.

—Ma mère se trompe, dit le capitaine Pamphile commençant à soupçonner le danger inconnu dont l'avait prévenu l'Indien: j'ai remonté la rivière Outava jusqu'au lac Supérieur, pour chasser le buffle et le castor; puis, quand j'ai eu beaucoup de peaux, j'ai été à la ville, et j'en ai échangé la moitié contre de l'eau-de-feu, et l'autre moitié contre cette montre.

—J'ai deux fils, continua la vieille en posant la viande et l'eau-de-vie sur la table, qui chassent depuis dix ans le buffle et le castor, et jamais ils n'ont porté assez de peaux à la ville pour revenir avec une chaîne pareille. Mon fils a dit qu'il avait faim et soif, continua-t-elle, mon fils peut boire et manger.

—Mon frère des prairies ne soupe-t-il pas? dit le capitaine Pamphile s'adressant au jeune Sioux et approchant son escabeau de la table.

—La douleur nourrit, répondit le jeune chasseur sans faire un seul mouvement; je n'ai ni faim ni soif; j'ai sommeil et je vais dormir; que le Grand Esprit garde mon frère!

—Combien mon fils a-t-il donné de peaux de castors pour cette montre? interrompit la vieille revenant à son sujet favori.

—Cinquante, répondit à tout hasard le capitaine Pamphile en attaquant bravement un filet de buffle.

—J'ai ici dix peaux d'ours et vingt peaux de castor; je les donne à mon fils rien que pour la chaîne.

—La chaîne tient à la montre, répondit le capitaine, on ne peut pas les séparer; d'ailleurs, je désire ne me défaire ni de l'une ni de l'autre.

—C'est bien, dit la vieille avec un sourire de sorcière, que mon fils les garde!... Tout homme vivant est maître de son bien. Il n'y a que les morts qui n'ont rien à eux.

Le capitaine Pamphile jeta un coup d'œil rapide sur le jeune Indien; mais il paraissait profondément endormi; il revint donc à son souper, auquel il fit à tout hasard le même honneur que s'il se fût trouvé dans une situation moins précaire; puis, le repas fini, il jeta une brassée de bois sur le feu et alla se coucher sur la peau de buffle étendue dans un coin de la hutte, non pas dans l'intention de dormir, mais pour ne donner aucun soupçon à la vieille, qui était rentrée dans le second compartiment et avait disparu.

Un instant après que le capitaine Pamphile fut couché, la natte se souleva doucement, et l'horrible tête de la mégère reparut, fixant tour à tour ses petits yeux ardents sur chacun des dormeurs; ne leur voyant faire aucun mouvement, elle entra dans la chambre, alla à la porte de la hutte qui donnait à l'extérieur, et écouta comme si elle attendait quelqu'un; mais, aucun bruit n'étant parvenu à son oreille, elle se retourna, et, comme pour ne pas perdre son temps, elle alla détacher des parois de la hutte un long couteau de cuisine, et, se mettant à cheval sur une meule à repasser, elle la fit tourner avec le pied et commença d'aiguiser soigneusement son arme. Le capitaine Pamphile voyait l'eau tomber goutte à goutte sur la pierre, et ne perdait pas un de ces mouvements qu'éclairait la lueur tremblante du foyer; les préparatifs étaient parlants; le capitaine Pamphile tira son couteau de sa ceinture, l'ouvrit, en essaya la pointe avec le doigt, passa son pouce sur le tranchant, et, satisfait de l'examen, il attendit l'événement, immobile et simulant le sommeil le plus calme et le plus profond.

La vieille continuait toujours son opération infernale; cependant elle s'interrompit tout à coup et prêta l'oreille. Le bruit qu'elle avait entendu se renouvela plus rapproché; elle se leva vivement comme si l'ardeur du meurtre eût rendu à ses membres toute leur souplesse, replaça le couteau à la muraille et alla de nouveau à la porte; cette fois, ceux qu'elle attendait arrivaient sans doute, car elle leur fit de la main un geste silencieux de se presser, et rentra dans la hutte pour jeter encore un coup d'œil sur ses hôtes. Pas un d'eux n'avait fait un mouvement, et ils paraissaient toujours plongés dans le plus profond sommeil.

Presque aussitôt deux jeunes gens de haute taille et de forte stature parurent sur le seuil de la hutte: ils portaient sur leurs épaules un daim qu'ils venaient de tuer. Ils s'arrêtèrent pour regarder silencieusement et d'un air sinistre les hôtes qu'ils trouvaient dans leur chaumière, puis l'un d'eux demanda en anglais à sa mère pourquoi elle avait reçu chez elle ces chiens de sauvages. La vieille lui fit signe du doigt de se taire: les chasseurs vinrent alors jeter le daim mort aux pieds du capitaine Pamphile. Ils disparurent derrière la natte; la vieille les suivit, emportant la bouteille d'eau-de-vie d'érable à laquelle avait à peine touché son hôte, et la hutte ne se trouva plus occupée que par les deux dormeurs.

Le capitaine Pamphile resta un instant encore sans mouvement; on entendait pour tout bruit la respiration calme et égale de l'Indien; ce sommeil était si parfaitement simulé, que le capitaine Pamphile commença à croire que, tout en faisant semblant de dormir, il s'était endormi réellement. Alors, tâchant d'imiter le modèle qu'il avait sous les yeux, il se retourna, comme agité par un de ces mouvements capricieux communiqués au corps endormi par le cerveau qui veille, et, de cette manière, au lieu d'avoir le visage tourné contre le mur, il se trouva en face de l'Indien.

Il demeura un instant immobile dans cette nouvelle position puis il entrouvrit ses paupières: il vit alors le jeune Sioux dans la même position où il l'avait laissé; seulement, sa tête n'était plus supportée que par sa main gauche; l'autre était retombée pendante auprès de lui et reposait près de son tomahawk.

En ce moment, on entendit un léger bruit; les doigts de l'Indien se crispèrent aussitôt autour du manche de sa massue, et le capitaine vit que, comme lui, il veillait et s'apprêtait à faire face au danger commun.

Bientôt la natte se souleva et donna passage aux deux jeunes gens, qui se glissèrent dessous, l'un après l'autre, rampant sans bruit comme des serpents, derrière eux et après eux apparut la tête de la vieille, dont le corps resta caché dans l'obscurité de l'autre chambre, et qui, pensant qu'il était inutile qu'elle prît part à la scène qui allait se passer, voulait du moins, si besoin était, exciter les assassins de la voix et du geste.

Les jeunes gens se relevèrent lentement en silence, et sans perdre de vue l'Indien et le capitaine Pamphile; l'un d'eux tenait à la main une espèce de serpe recourbée et tranchante en dedans: il voulut s'avancer immédiatement vers l'Indien, mais son frère lui fit signe d'attendre qu'il se fût armé à son tour. En effet, il s'approcha de la muraille sur la pointe du pied et détacha le couteau; alors ils échangèrent un dernier regard d'intelligence, puis reportèrent les yeux sur leur mère comme pour l'interroger.

—Ils dorment, dit la vieille à voix basse, allez.

Les deux jeunes gens obéirent, s'approchant chacun de la victime qu'il avait choisie; l'un leva le bras pour frapper l'Indien, l'autre se pencha pour poignarder le capitaine Pamphile.

Au même instant, les deux assassins reculèrent poussant chacun un cri: le capitaine avait plongé à l'un son couteau jusqu'au manche dans la poitrine, et le jeune Indien avait fendu la tête de l'autre avec son tomahawk. Tous deux restèrent encore debout un instant, oscillant sur leurs jambes comme s'ils étaient ivres, tandis que les voyageurs, d'un mouvement instinctif et spontané, s'étaient rapprochés l'un de l'autre; puis les deux jeunes gens tombèrent, pareils à des arbres déracinés par une tempête. Alors la vieille poussa une imprécation et le jeune Sioux un cri de triomphe: puis, prenant la corde de son arc, il s'élança dans le second compartiment, en ressortit bientôt traînant la vieille par les cheveux, et, la tirant hors de la hutte, il alla la garrotter à un jeune bouleau distant de la cabane d'une dizaine de pas. Puis il rentra bondissant comme un tigre, ramassa le couteau que l'un des assassins avait laissé tomber, tâta de la pointe s'ils étaient encore vivants; mais voyant que ni l'un ni l'autre ne remuaient, il fit signe au capitaine Pamphile de sortir; puis lorsque celui-ci eut obéi machinalement, le jeune Sioux prit au foyer une branche de sapin tout enflammée, mit le feu aux quatre coins de la cabane, sortit sa torche à la main, et commença d'exécuter autour de la hutte une danse étrange accompagnée d'un chant de victoire.

Quelque habitué que fût le capitaine Pamphile aux scènes violentes, il ne put s'empêcher de donner à celle-ci son attention tout entière. En effet, le lieu, l'isolement, le danger qu'il venait de courir, tout donnait à l'acte de justice qui s'accomplissait un caractère de vengeance sauvage; il avait bien entendu dire parfois que, des chutes du Niagara aux rives de l'Atlantique, c'était une vieille législation établie que de brûler l'habitation des meurtriers; mais il n'avait jamais assisté à une exécution de ce genre.

Appuyé contre un arbre et immobile comme s'il eût été garrotté lui-même, il vit d'abord une fumée noire et épaisse sortir par toutes les ouvertures, puis des langues de flamme traversèrent le toit, pareilles à des fers de lance rouges; bientôt de tous côtés, des colonnes de feu surgirent, suivant des ondulations de la brise, tantôt se tordant comme des serpents, tantôt flottant comme des banderoles.

Pendant ce temps, et pareil au démon de l'incendie, le jeune Indien tournait, dansant et chantant toujours. Au bout d'un instant, toutes ces flammes se réunirent et formèrent un immense foyer qui jeta sa lueur à une demi-lieue à la ronde, s'étendant d'un côté sur l'immense steppe de verdure, plongeant de l'autre sous le dôme sombre de la forêt; enfin, la chaleur devint si violente, que la vieille, quoiqu'à dix pas de l'incendie, poussa des cris de douleur. Tout à coup le toit s'abîma, une colonne de flammes s'éleva, comme lancée par le cratère d'un volcan, poussant au ciel des milliers d'étincelles; puis successivement chaque paroi s'abattit, et, à chaque chute, le foyer diminua de chaleur et de lumière. L'obscurité reconquit peu à peu le terrain qu'elle avait perdu; enfin il ne resta bientôt de la hutte maudite qu'un amas de charbons brûlants amoncelés sur les cadavres des meurtriers.

Alors le sauvage cessa sa danse et ses chants, alluma à sa torche une seconde branche de sapin, et la présenta au capitaine.

—Maintenant, dit-il, de quel côté va mon frère?

—À Philadelphie, répondit le capitaine.

—Eh bien, que mon frère me suive, et je vais lui servir de guide jusqu'à ce qu'il ait atteint l'autre côté de la forêt.

À ces mots, le jeune Sioux s'enfonça dans les profondeurs du bois, laissant la vieille à moitié brûlée près des débris fumants de sa cabane.

Le capitaine Pamphile jeta un dernier regard sur cette scène de désolation et suivit son jeune et courageux compagnon de voyage. Au point du jour, ils arrivèrent à la lisière de la forêt et au pied des montagnes; là, le Sioux s'arrêta.

—Mon frère est arrivé, dit-il; du haut de ces montagnes, il verra Philadelphie. Maintenant, que le Grand Esprit garde mon frère!

Le capitaine Pamphile chercha ce qu'il pouvait donner au sauvage pour le récompenser du dévouement qu'il lui avait montré; et, ne possédant rien que sa montre, il s'apprêta à la détacher, mais son compagnon l'arrêta.

—Mon frère ne me doit rien, dit-il: après un combat avec les Hurons, le jeune élan fut fait prisonnier et emmené sur les bords du lac Supérieur. Il était déjà attaché au poteau: les hommes apprêtaient leurs couteaux à scalper, et les femmes et les enfants dansaient autour de lui en chantant la chanson de mort, lorsque des soldats qui étaient nés comme mon frère de l'autre côté de la rivière salée dispersèrent les Hurons et délivrèrent le jeune élan. Je leur devais ma vie, j'ai sauvé la tienne. Lorsque tu rencontreras ces soldats, tu leur diras que nous sommes quittes.

À ces mots, le jeune sauvage s'enfonça dans la forêt; le capitaine Pamphile le suivit des yeux tant qu'il pût le voir; puis, lorsqu'il eut disparu, notre digne marin cassa un jeune ébénier, qui pouvait lui servir à la fois de canne et de défense, et commença à escalader la montagne.

Le jeune élan n'avait point menti: arrivé au sommet il aperçut Philadelphie s'élevant, pareille à une reine entre les eaux vertes de la Delawarre et les flots bleus de l'océan.


Chapitre XIII

Comment le capitaine Pamphile fit la rencontre de la mère de Tom sur les bords de la rivière Delawarre, et de ce qui s'ensuivit.

Quoiqu'il y eût à vue d'œil deux bonnes journées de chemin de l'endroit où était parvenu le capitaine Pamphile jusqu'à Philadelphie, il n'en continua pas moins sa route avec une ardeur merveilleuse, ne s'arrêtant que pour chercher des œufs d'oiseau ou des racines; quant à l'eau, il avait bientôt rencontré les sources de la Delawarre, et la rivière, qui coulait à plein bord, lui avait enlevé toute inquiétude à cet égard.

Il cheminait donc joyeusement, voyant le repos au bout de tant de fatigues, admirant le paysage merveilleux qui se déroulait à sa vue, et dans cette heureuse disposition d'esprit où le voyageur solitaire ne regrette qu'une chose, celle de n'avoir pas un compagnon à qui communiquer le trop plein de ses pensées; lorsqu'en arrivant au sommet d'une petite montagne, il crut apercevoir, à une demi-lieue devant lui un point noir qui s'avançait à sa rencontre. Il chercha un instant à reconnaître quelle chose ce pouvait être; mais, la distance étant trop grande, il se remit en marche, continuant sa route sans s'inquiéter davantage de l'objet, qu'il perdit bientôt de vue, le terrain sur lequel il marchait étant très accidenté. Il allait donc devant lui, sifflotant un air fort en vogue sur la Cannebière et faisant le moulinet avec son bâton, lorsque le même objet s'offrit de nouveau à ses yeux, rapproché de quelques centaines de pas; cette fois, le capitaine était, de la part du nouveau personnage que nous introduisons sur la scène, l'objet du même examen que celui-ci était occupé à faire; le capitaine Pamphile se fit une espèce de longue-vue avec sa main, regarda un instant à travers le tube improvisé et reconnut que c'était un nègre.

Cette rencontre tombait d'autant mieux que le capitaine Pamphile, peu curieux de passer une troisième nuit pareille aux deux nuits précédentes, comptait lui demander des renseignements sur la couchée: il doubla donc le pas, regrettant que les ondulations du terrain le forçassent de perdre de nouveau de vue celui qui pouvait lui donner de si précieux renseignements, mais qu'il espérait retrouver sur la cime d'un petit monticule qui formait à peu près le milieu du chemin à parcourir. Le capitaine Pamphile ne s'était pas trompé dans ses calculs stratégiques: au sommet de la montagne, il se trouva face à face avec ce qu'il cherchait; seulement, la couleur avait trompé le capitaine: ce n'était pas un nègre. C'était un ours.

Le capitaine Pamphile mesura du premier coup d'œil l'étendue du danger qui le menaçait; mais nous n'apprendrons rien de nouveau à nos lecteurs en leur disant que, en pareil cas, le digne marin était homme de ressource: il jeta un regard autour de lui pour examiner la topographie du terrain, et vit qu'il n'y avait pas moyen d'éviter l'animal. À gauche, le fleuve encaissé dans ses rives profondes, et trop rapide pour être traversé à la nage, sans que l'on s'exposât à un péril plus grand peut-être que celui qu'on fuyait; à droite, des rochers à pic, praticables pour les lézards, mais inaccessibles à tout autre animal; derrière et devant soi, une route ou plutôt un sentier large comme celui où Oedipe rencontra Laïus.

De son côté, l'animal avait fait halte à une dizaine de pas du capitaine Pamphile, paraissant tout examiner lui-même avec une attention très particulière.

Le capitaine Pamphile, qui avait rencontré dans sa vie une foule de poltrons déguisés en braves, en augura que l'ours avait peut-être aussi peur de lui qu'il avait peur de l'ours. Il marcha donc à sa rencontre, l'ours en fit autant; le capitaine Pamphile commença à croire qu'il s'était trompé dans ses conjectures, et s'arrêta; l'ours continua de marcher. La chose devenait claire comme le jour: ce n'était pas l'ours qui avait peur. Le capitaine Pamphile pivota sur le talon gauche, de manière à laisser le passage libre à son adversaire, et commença à battre en retraite. Il n'avait pas reculé de trois pas, qu'il trouva les rochers à pic; il s'y adossa pour n'être pas surpris par derrière, et attendit l'événement.

L'attente ne fut pas longue; l'ours, qui était de la plus grosse espèce, s'avança sur la route jusqu'à l'endroit où l'avait quittée le capitaine Pamphile; puis, arrivé là, il dessina le même angle qu'avait tracé l'habile stratégiste auquel il avait affaire, et s'avança droit sur lui. La situation était critique; le lieu était désert; le capitaine Pamphile n'avait de secours à attendre de personne; il ne possédait pour toute arme que son bâton, moyen de défense assez médiocre: l'ours n'était qu'à deux pas de lui, il leva son bâton... À ce geste, l'ours se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à danser.

C'était un ours apprivoisé, qui avait rompu sa chaîne et s'était sauvé de New-York, où il avait eu l'honneur de faire ses exercices devant M. Jackson, président des États-unis.

Le capitaine Pamphile, rassuré par les dispositions chorégraphiques de son ennemi, s'aperçut alors que celui-ci était muselé, et qu'un bout de chaîne brisée pendait à son cou: il calcula aussitôt le parti que pouvait tirer d'une pareille rencontre un homme réduit à la pénurie dans laquelle il se trouvait; et, comme ni sa naissance ni son éducation ne lui avaient donné ces fausses idées aristocratiques dont tout autre à sa place eut été peut-être préoccupé, il pensa que le métier de conducteur d'ours était fort honorable, relativement à une foule d'autres métiers qu'il avait vu exercer par quelques-uns de ses compatriotes, en France et à l'étranger. En conséquence, il prit le bout de la corde du danseur, lui appliqua un coup de bâton sur le museau pour lui expliquer qu'il était temps de terminer son menuet, et continua sa route vers Philadelphie, le conduisant en laisse comme il eût fait d'un chien de chasse.

Le soir, comme il traversait la prairie, il s'aperçut que son ours s'arrêtait devant certaines plantes qui lui étaient inconnues; la vie nomade qu'il avait menée l'avait mis à même de faire de profondes études sur l'instinct des animaux. Il présuma que ces haltes renouvelées, quoique sans succès, avaient un motif quelconque; en effet, à la première démonstration du même genre que fit l'animal, le capitaine Pamphile s'arrêta et lui donna tout le temps de développer son attention. Les résultats ne se firent pas attendre: l'ours creusa la terre; puis, au bout de quelques secondes, il mit à nu un groupe de tubercules tout à fait appétissants à voir; le capitaine Pamphile y goûta; ils tenaient à la fois de la truffe et de la patate.

La découverte était précieuse; aussi laissa-t-il toute liberté à son ours d'en chercher de nouvelles; au bout d'une heure, il y en avait une moisson suffisante au souper de l'homme et de l'animal. Le repas terminé, le capitaine Pamphile avisa un arbre isolé, et, après s'être assuré que son feuillage ne recélait point le plus petit reptile, il attacha son ours au tronc, et se servit de lui comme une courte échelle pour atteindre les premières branches. Arrivé là, il s'y établit comme il avait déjà fait dans la forêt; seulement, sa nuit fut parfaitement tranquille, les loups ayant été tenus à distance par l'odeur de l'ours.

Le lendemain matin, le capitaine Pamphile se réveilla tout à fait calme et reposé. Son premier coup d'œil fut pour son ours: il dormait tranquillement au pied de l'arbre. Le capitaine Pamphile descendit et le réveilla; puis tous deux reprirent amicalement le chemin de Philadelphie, où ils arrivèrent à onze heures du soir.

Le capitaine Pamphile avait marché comme l'ogre du petit Poucet.

Il se mit en quête d'une auberge; mais il ne trouva pas un seul hôtelier qui voulût loger à pareille heure un ours et un sauvage; il commençait donc à être plus embarrassé au milieu de la capitale de la Pensylvanie qu'il ne l'avait été au centre des forêts du fleuve Saint-Laurent, lorsqu'il vit une taverne chaudement éclairée, et d'où sortait un tel mélange de bruits de verres, d'éclats de rire et d'imprécations, qu'il était évident qu'il y avait là quelque équipage qui venait de toucher sa paye. L'espoir revint aussitôt au capitaine: ou il avait oublié ce que c'est qu'un marin, ou il y avait là pour lui du vin, de l'argent et un lit, trois choses de première nécessité dans sa situation; il s'approchait donc avec confiance, lorsque tout à coup il s'arrêta comme s'il était cloué à sa place.

Au milieu du tapage, des cris et des jurements, il avait cru reconnaître un air provençal chanté par un des buveurs: il demeura donc le cou tendu et l'oreille ouverte, doutant encore, tant la chose lui paraissait invraisemblable; mais bientôt, à un refrain repris en chœur, il ne lui resta plus aucune incertitude: il avait là des compatriotes. Il fit alors et de nouveau quelques pas en avant et s'arrêta encore; mais, cette fois, sa figure prit une expression d'étonnement qui tenait de la stupidité: non seulement ces hommes étaient des compatriotes non seulement cette chanson, c'était une chanson provençale, mais encore celui qui la chantait, c'était Policar! L'équipage de la Roxelane mangeait son chargement à Philadelphie.

Le capitaine Pamphile n'hésita pas un instant sur le parti qui lui restait à prendre; grâce au barbier et au peintre du Serpent-Noir, il était déguisé de manière à ne pas être reconnu de son meilleur ami; il ouvrit hardiment la porte de la taverne et entra avec son ours. Un hourra général accueillit les nouveaux venus.

Un doute restait au capitaine Pamphile: il avait oublié de faire faire une répétition à son ours, de sorte qu'il ignorait absolument ce dont il était capable; mais l'intelligent animal se chargea lui-même de son prospectus. À peine entré dans le cabaret, il commença de trotter en rond pour faire former le cercle; les matelots montèrent sur les chaises et sur les bancs; Policar s'assit sur le poêle, et le spectacle commença.

Tout ce qu'il est possible d'apprendre à un ours, l'ours du capitaine Pamphile le savait; il dansait le menuet comme Vestris, montait à cheval sur un manche à balai ni plus ni moins qu'un sorcier, et désignait le plus ivrogne de la compagnie, à rendre jaloux l'âne savant; aussi, la séance terminée, il n'y eut qu'un cri tellement unanime, que Policar déclara que, quelque prix que le maître de l'ours demandât de son élève, il le lui achetait pour en faire cadeau à l'équipage; cette décision fut accueillie par un vivat général. L'offre fut donc renouvelée d'une manière formelle; le capitaine Pamphile demanda dix écus de sa bête. Policar, qui était en générosité, lui en offrit quinze; moyennant quoi, il entra immédiatement en possession de l'animal. Quant au capitaine Pamphile, il sortit au premier exercice de la seconde représentation, sans que personne fît attention à lui, sans qu'aucun des matelots eût conçu le moindre soupçon.

Nos lecteurs sont trop intelligents pour n'avoir pas deviné la cause de la disparition du capitaine Pamphile; cependant, comme quelques-uns pourraient n'être pas certains du fait, nous donnerons une explication courte et précise à l'usage des esprits paresseux ou ennemis des conjectures.

Le capitaine Pamphile n'avait point perdu son temps; une fois entré dans la taverne, il avait suivi d'un œil les exercices de son ours, et, de l'autre, il avait compté les matelots; tous étaient au cabaret depuis le premier jusqu'au dernier; il était donc évident que pas un n'était à bord. Double-Bouche seul manquait à la réunion; le capitaine Pamphile en augura qu'on l'avait laissé sur la Roxelane, de peur qu'il ne prît au bâtiment l'envie de retourner tout seul à Marseille. En conséquence de ce raisonnement tout mathématique, le capitaine Pamphile se dirigea vers la rade, en suivant Water-Street, qui se prolonge parallèlement aux quais.

Arrivé sur le port, il jeta un coup d'œil rapide sur tous les bâtiments au mouillage, et, malgré l'obscurité, il reconnut à cinq cents pas de lui la Roxelane, qui se balançait gracieusement, bercée par la marée montante. Au reste, pas une lumière à bord, rien qui indiquât que le bâtiment fût habité: le capitaine Pamphile avait deviné juste. Sans perdre un instant, il piqua une tête dans la rivière et se mit à nager en silence vers le navire.

Le capitaine Pamphile fit deux fois le tour de la Roxelane pour s'assurer que personne ne veillait à bord; puis, satisfait de son examen, il se glissa sous le beaupré, gagna l'échelle de corde, et commença son ascension, s'arrêtant à chaque degré pour écouter s'il n'entendait aucun bruit. Tout resta muet; le capitaine fit une dernière enjambée et se trouva sur le pont de son navire; là, il commença de respirer, il était enfin chez lui.

Le premier besoin du capitaine Pamphile était de changer de costume: celui qu'il portait était trop rapproché de la nature, et pouvait nier son identité. Il descendit donc à son ancienne cabine et retrouva tout à la même place, comme si rien ne s'était passé. Le seul changement opéré, c'est que Policar y avait fait apporter ses effets, et, en homme soigneux, avait rangé ceux du capitaine Pamphile dans une malle. Ce respect du mobilier avait été porté à un tel point, que le capitaine Pamphile n'eut qu'à tendre la main vers l'endroit où il plaçait ordinairement son briquet phosphorique, pour le retrouver à la même place, de sorte que, la neuvième allumette essayée, le capitaine Pamphile avait de la lumière.

Il procéda aussitôt à sa toilette; c'était beaucoup d'avoir repris possession de son bâtiment, mais ce n'était pas assez: il lui fallait encore rentrer dans sa figure; la chose fut plus difficile. Le peintre du grand chef avait fait les choses en conscience; le capitaine Pamphile faillit laisser à sa serviette la peau de son visage. Enfin les ornements étrangers disparurent, et, à force de frotter, notre digne marin se trouva réduit à ses ornements personnels; il se regarda alors dans une petite glace, et, si peu amoureux qu'il fût de sa personne, il éprouva un certain plaisir à se revoir tel qu'il s'était toujours connu.

Cette première transformation accomplie, le reste devint la chose la plus facile du monde: le capitaine Pamphile ouvrit sa malle, enfila son pantalon rayé en long, passa son gilet rayé en travers, endossa sa redingote de bouracan rayée en croix, décrocha son chapeau de paille du champignon où il était suspendu, roula sa ceinture rouge autour de son corps, passa ses pistolets garnis en argent dans sa ceinture, éteignit la lumière, et remonta sur le pont; il le retrouva dans la même solitude et le même silence. Double-Bouche était toujours invisible, comme s'il eût possédé l'anneau de Gigès, et qu'il en eût tourné le chaton en dedans.

Heureusement que le capitaine Pamphile connaissait les habitudes de son subordonné, et qu'il savait où le trouver lorsqu'il n'était pas où il devait être. En effet, il s'avança sans hésitation vers l'escalier de la cuisine, descendit avec précaution les marches criardes, et, à travers la porte entrouverte, aperçut Double-Bouche occupé des préparatifs de son souper, et se faisant cuire un morceau de morue fraîche à la maître d'hôtel.

Il paraît qu'au moment où le capitaine arriva, le poisson était arrivé à un degré de cuisson convenable; car Double-Bouche acheva de mettre son couvert, fit passer sa morue de la casserole sur une assiette, posa l'assiette sur la table, secoua son bidon, s'aperçut qu'il était entamé, et, craignant de manquer au milieu de son repas, sortit par la porte qui donnait sur la cambuse, afin d'aller chercher un supplément de liquide; le souper était tout dressé, le capitaine Pamphile avait faim, il entra et se mit à table.

Soit que le capitaine, depuis quinze jours, n'eût pas goûté de cuisine européenne, soit qu'effectivement Double-Bouche possédât un talent distingué dans un art qu'il exerçait cependant comme amateur, celui qui profitait du souper, quoiqu'il n'eut pas été fait pour lui, le trouva excellent et procéda en conséquence. Il était au moment le plus brillant de son exécution, lorsqu'il entendit un cri; il retourna aussitôt la tête et aperçut Double-Bouche sur le seuil de la porte, stupéfait, pâle et immobile: il prenait le capitaine Pamphile pour un fantôme, quoique ledit capitaine se livrât à une occupation qui appartient exclusivement aux habitants de ce monde.

—Eh bien, petit drôle, dit le capitaine sans s'interrompre, voyons, qu'est-ce que tu fais là? ne vois-tu pas bien que j'étrangle de soif? Allons, vite à boire!

Les genoux de Double-Bouche commencèrent à trembler et ses dents claquèrent.

—À qui est-ce que je parle? continua le capitaine Pamphile tendant son verre. Eh bien, un peu, nous décidons-nous?

Double-Bouche s'approcha avec la même répugnance que s'il s'avançait vers un gibet, et essaya d'obéir; mais, dans sa terreur, il versa le vin moitié dans le verre, moitié à côté. Le capitaine ne fit pas semblant de s'apercevoir de cette maladresse, et porta son verre à ses lèvres. Puis, après avoir goûté au contenu, il fit claquer sa langue.

—Bagasse! dit-il, il paraît que tu connais le bon endroit. Et d'où avez-vous tiré ce vin, dites-moi un peu, monsieur le sommelier?

—Mais, répondit Double-Bouche arrivé au dernier degré de la terreur, mais au troisième tonneau à gauche.

—Ah! ah! du bordeaux-laffitte. Tu aimes le bordeaux-laffitte?... Je demande si tu aimes le bordeaux-laffitte. Réponds un peu, voyons!

—Certainement, répondit Double-Bouche, certainement, capitaine... Seulement...

—Seulement, il ne supporte pas l'eau, n'est-ce pas? Eh bien, bois-le pur, mon enfant.

Il prit le bidon des mains de Double-Bouche, versa un second verre de vin et le lui présenta. Double-Bouche le prit, hésita encore un instant; puis, adoptant enfin une résolution désespérée:

—À votre santé, capitaine! dit le mousse.

Et il avala la rasade sans perdre de vue celui qui la lui avait versée; l'effet du tonique fut rapide; Double-Bouche commença à se rassurer.

—Eh bien, dit le capitaine, à qui cette amélioration dans les facultés physiques et morales de Double-Bouche n'avait point échappé, maintenant que je sais ton goût pour la morue à la maître d'hôtel et ta préférence pour le bordeaux-laffitte, parlons un peu de nos petites affaires. Que s'est-il passé depuis que j'ai quitté le bâtiment?

—Eh bien, capitaine, ils ont nommé Policar à votre place.

—Voyez-vous!

—Puis ils ont décidé de faire voile pour Philadelphie, au lieu de revenir directement à Marseille, et d'y vendre la moitié de la cargaison.

—Je m'en doutais.

—De sorte qu'ils l'ont vendue, et, depuis trois jours, ils en mangent ce qu'ils ne peuvent pas boire, et ils en boivent ce qu'ils ne peuvent pas manger.

—Oui, oui, répondit le capitaine, je les ai vus à l'œuvre.

—Voilà tout, capitaine.

—Bagasse! mais il me semble que c'est bien assez. Et quand doivent-ils partir?

—Demain.

—Demain? oh! oh! il était un peu temps que je revinsse! Écoute, Double Bouche, mon ami, tu aimes la bonne soupe?

—Oui, capitaine.

—Le bon bœuf?

—Encore.

—La bonne volaille?

—Toujours.

—Et le bon bordeaux-laffitte?

—À mort!

—Eh bien, Double-Bouche mon ami, je te nomme maître coq de la Roxelane, avec cent écus de fixe par an et un vingtième dans les prises.

—Vraiment? dit Double-Bouche, en vérité Dieu?

—Parole d'honneur.

—C'est dit, j'accepte; que faut-il que je fasse pour cela?

—Il faut te taire.

—Facile.

—Ne dire à personne que je ne suis pas mort.

—Bon!

—Et, dans le cas où ils ne partiraient pas demain, m'apporter où je serai caché un peu de bonne morue et de cet excellent laffitte.

—À merveille! Et où serez-vous caché, capitaine?

—Dans la sainte-barbe, afin d'être à même de vous faire sauter tous, si cela ne va pas à ma guise.

—C'est bien, capitaine, on tâchera que vous ne soyez pas trop mécontent.

—Ainsi, c'est chose dite?

—Oui capitaine.

—Et tu m'apporteras deux fois par jour du bordeaux et de la morue?

—Oui, capitaine.

—Eh donc, bonsoir.

—Bonsoir, capitaine! bonne nuit, capitaine! dormez bien, capitaine!

Ces trois souhaits étaient à peu près inutiles; notre digne marin, tout robuste qu'il était, tombait de sommeil; aussi, une fois entré dans la sainte-barbe, et la porte fermée en dedans, à peine se donna-t-il le temps de se faire une espèce de lit entre deux tonneaux et de rouler un baril sous sa tête pour lui servir de traversin; après quoi, il tomba dans un sommeil aussi profond que s'il n'avait pas été obligé de quitter momentanément son navire par les circonstances que nous avons dites: le capitaine dormit douze heures tout d'un trait et les poings fermés.

Lorsqu'il se réveilla, il sentit, au mouvement de la Roxelane, qu'elle s'était remise en marche; pendant son sommeil, le navire avait effectivement levé l'ancre et descendait vers la mer, ne se doutant pas du surcroît d'équipage qu'il avait à bord. Au milieu du bruit et de la confusion qui accompagnent toujours un départ, le capitaine entendit gratter à la porte de sa cachette: c'était Double-Bouche qui lui apportait sa ration.

—Eh bien, mon enfant, dit le capitaine, nous voilà donc partis?

—Vous voyez, cela marche.

—Et où allons-nous?

—À Nantes.

—Et où sommes-nous?

—À la hauteur de Reedy-Island.

—Bon! ils sont tous à bord?

—Oui, tous.

—Et ils n'ont recruté personne?

—Si fait, un ours.

—Bon! et quand serons-nous en mer?

—Oh! ce soir; nous avons pour nous la brise et le courant, et, à Bombay Hook, nous trouverons la marée.

—Bon! et quelle heure est-il?

—Dix heures.

—Je suis parfaitement satisfait de ton intelligence et de ton exactitude, et j'ajoute cent livres à tes appointements.

—Merci, capitaine.

—Et maintenant file vivement et apporte-moi mon dîner à six heures.

Double-Bouche fit signe qu'il serait exact et sortit enchanté des manières du capitaine. Dix minutes après, et comme le capitaine venait de finir son déjeuner, il entendit les cris de Double-Bouche; il reconnut aussitôt à leur régularité qu'ils étaient occasionnés par des coups de garcette. Il en compta vingt-cinq, non pas sans une certaine inquiétude; car il avait le pressentiment qu'il n'était pas étranger à la correction que recevait son pourvoyeur. Cependant, comme les cris cessèrent, que rien n'indiqua un événement quelconque à bord, et que la Roxelane continua de marcher avec la même rapidité, son inquiétude fut bientôt calmée. Une heure après, il sentit au roulis du navire qu'il devait être à la hauteur de Bombay-Hook, le mouvement de la marée ayant succédé à celui du courant. La journée se passa ainsi. Sur les sept heures du soir, on gratta de nouveau à la porte de la sainte-barbe, le capitaine Pamphile ouvrit, et Double-Bouche entra pour la seconde fois.

—Ah! ah! mon enfant, dit le capitaine, qu'y a-t-il de nouveau à bord?

—Rien, capitaine.

—Il me semble que je t'ai entendu chanter un air que je connais.

—Ah! ce matin?

—Eh! oui.

—Ils m'ont donné vingt-cinq coups de garcette.

—Et pourquoi cela? Conte-moi la chose.

—Pourquoi? Parce qu'ils m'ont vu entrer dans la sainte-barbe, et qu'ils m'ont demandé ce que j'y allais faire.

—Ils sont bien curieux! Et que leur as-tu répondu, à ces indiscrets?

—Ah! que j'allais voler de la poudre pour faire des fusées.

—Et ils t'ont donné pour cela vingt-cinq coups de garcette?

—Bah! ça n'est rien; il fait du vent, c'est déjà séché.

—Cent livres de plus par an pour les coups de garcette.

—Merci, capitaine.

—Et maintenant, fais-toi une petite friction intérieure et extérieure avec du rhum, et va te coucher. Je n'ai pas besoin de te dire où est le rhum?

—Non, capitaine.

—Bonsoir, mon brave.

—Bonne nuit, capitaine.

—À propos, où sommes-nous?

—Nous passons entre le cap May et le cap Heulopin.

—Bon! bon! murmura le capitaine, dans trois heures nous serons en mer.

Et Double-Bouche referma la porte, le laissant dans cette espérance.

Quatre heures s'écoulèrent encore sans apporter de changement dans la situation respective des différents individus qui formaient l'équipage de la Roxelane; seulement, les dernières s'écoulèrent plus lentes et remplies d'anxiété pour le capitaine Pamphile. Il écouta avec une attention croissante les différents bruits qui lui annonçaient ce qui se passait autour et au-dessus de lui; il entendit les matelots se coucher dans leurs hamacs, il vit à travers les fentes de la porte les lumières s'éteindre; peu à peu le silence s'établit; puis les ronflements commencèrent, et le capitaine Pamphile, convaincu qu'il pouvait se hasarder à sortir de sa cachette, entrouvrit la porte de la sainte-barbe et passa la tête dans l'entrepont: il était tranquille comme un dortoir de religieuses.

Le capitaine Pamphile monta les six marches qui conduisaient à la cabine, et s'avança sur la pointe du pied jusqu'à la porte; il la trouva entrouverte, s'arrêta un instant pour respirer, puis jeta un coup d'œil dans l'intérieur. Il n'était éclairé que par quelques rayons obliques de la lune, qui glissaient par la fenêtre de l'arrière: ils tombaient sur un homme accroupi à cette fenêtre et regardant si attentivement un objet qui paraissait absorber toute son attention, qu'il n'entendit pas le capitaine Pamphile qui ouvrait la porte et la refermait au verrou derrière lui. Cette préoccupation de celui à qui il avait affaire et qu'il avait parfaitement reconnu pour Policar, quoiqu'il lui tournât le dos, parut amener un changement dans les intentions du capitaine; il repoussa dans sa ceinture son pistolet, qu'il en avait déjà à moitié tiré, s'approcha lentement et silencieusement de Policar, s'arrêtant à chaque pas, et retenant son souffle, afin de ne pas le distraire; puis enfin, lorsqu'il se trouva à portée, instruit de la manœuvre dont lui-même avait été victime en pareille circonstance, il saisit Policar d'une main par le collet de l'habit, de l'autre par le fond de la culotte, opéra le même mouvement de bascule qu'il avait senti exécuter sur lui-même, et l'envoya, avant qu'il eût eu temps de faire la moindre résistance ou de pousser le plus petit cri, examiner de plus près l'objet qu'il regardait avec une si grande attention.

Alors, voyant que l'événement qui venait de s'accomplir n'avait troublé en rien le sommeil de l'équipage, et que la Roxelane continuait de filer ses dix nœuds à l'heure, le capitaine se coucha tranquillement dans son hamac, dont il sentit d'autant mieux le prix, qu'il en avait été momentanément dépossédé, et s'y endormit bientôt du sommeil du juste.

Or, ce que Policar regardait avec une si grande attention, c'était un requin affamé qui suivait le sillage du vaisseau, dans l'espérance qu'il en tomberait quelque chose.

Le lendemain, au point du jour, le capitaine Pamphile se leva, alluma son brûle-gueule et monta sur le pont. Le matelot qui était de quart, et qui se promenait de long en large pour combattre le froid du matin, vit sortir successivement sa tête, ses épaules, sa poitrine et ses jambes de l'escalier, et s'arrêta, croyant qu'il rêvait; c'était justement Georges, dont le capitaine Pamphile avait fait, il y avait une quinzaine de jours, épousseter les habits avec le manche d'une pique.

Le capitaine passa près de lui sans avoir l'air de remarquer son étonnement, et alla s'asseoir, selon son habitude, sur le capot du gaillard d'arrière. Il y était depuis une demi-heure à peu près, lorsqu'un autre matelot monta pour relever celui qui était de garde; mais à peine fut-il sorti de l'écoutille, qu'il s'arrêta à son tour en apercevant le capitaine: on eût dit que le brave marin possédait, comme Persée, la tête de Méduse.

—Eh bien, dit le capitaine Pamphile après un moment de silence, qu'est-ce que tu fais donc, Baptiste? Tu ne relèves pas ce brave Georges, qui est tout gelé de froid, depuis trois grandes heures qu'il est de quart. Qu'est-ce que c'est que cela? Allons, dépêchons-nous un peu!

Le matelot obéit machinalement, alla prendre la place de son camarade.

—À la bonne heure! continua le capitaine Pamphile; chacun son tour, c'est de toute justice. Maintenant, viens ici, Georges, mon ami; prends ma pipe, qui est éteinte, va me la rallumer, et que tout le monde me la rapporte!

Georges prit la pipe en tremblant, descendit, en chancelant comme un homme ivre, l'escalier de l'entrepont, et reparut un instant après, le brûle-gueule allumé à la main. Il était suivi par tout le reste de l'équipage, silencieux et stupéfait: les matelots se rangèrent sur le tillac sans prononcer une seule parole.

Alors le capitaine Pamphile se leva et se promena d'une extrémité à l'autre du bâtiment, tantôt en long, tantôt en large, comme si rien ne s'était passé; à chaque aller et retour, les matelots s'écartaient devant lui comme si son seul contact eût été mortel, et cependant il n'avait aucune arme; il était seul, tandis que ces hommes étaient soixante et dix et avaient à leur disposition tout l'arsenal de la Roxelane.

Au bout d'un quart d'heure de cette inspection, le capitaine s'arrêta à la rampe du commandant, jeta un regard autour de lui, descendit l'escalier, rentra dans sa cabine et demanda son déjeuner.

Double-Bouche lui apporta une tranche de morue à la maître d'hôtel et une bouteille de bordeaux-laffitte. Il était entré en fonctions de maître coq.

Ce fut le seul changement qui fut fait à bord de la Roxelane pendant la traversée de Philadelphie au Havre, où elle aborda après trente-sept jours d'une heureuse navigation, ramenant un homme de moins et un ours de plus.

Or, comme, par hasard, cet ours était une femelle, et que, par miracle, cette femelle se trouva pleine au moment où le capitaine Pamphile la rencontra sur les bords de la Delawarre, elle mit bas en arrivant à Paris, où son maître l'avait conduite pour en faire hommage à M. Cuvier.

Aussitôt, le capitaine Pamphile songea à tirer parti de cet événement, et, malgré le peu de défaite de sa marchandise, il finit par vendre un de ses oursons au propriétaire de l'hôtel de Montmorency, sur le balcon duquel nos lecteurs ont pu le voir se promener jusqu'au moment où un Anglais l'acheta et l'emmena à Londres; et l'autre à Alexandre Decamps, qui le baptisa du nom de Tom, et le confia à Fau, lequel, comme nous l'avons dit, lui donna une éducation qui eût fini par en faire un ours supérieur, même à la grande ourse de la mer Glaciale, sans l'événement malheureux que nous avons raconté, et auquel il succomba à la fleur de l'âge.

Et voilà comment Tom était passé des bords du fleuve Saint-Laurent sur les rives de la Seine.


Chapitre XIV

Comment Jacques Ier, n'ayant pu digérer l'épingle du papillon, fut atteint d'une perforation de la péritonite.

«Les malheurs vont par troupe», dit un proverbe russe qui mérite de devenir français tant il est juste: quelques jours à peine s'étaient écoulés depuis la mort de Tom, que Jacques Ier donna des signes d'indisposition auxquels il n'y avait point à se tromper, et qui alarmèrent toute la colonie, à l'exception de Gazelle, qui, retirée dans sa carapace les trois quarts de la journée, paraissait fort insouciante à tout ce qui ne la touchait pas personnellement, et qui, d'ailleurs, nous le savons, n'était pas des plus intimes amies de Jacques.

Les premiers symptômes de la maladie furent une somnolence continue, accompagnée de lourdeurs de tête; en deux jours, l'appétit disparut entièrement et fit place à une soif qui devint de plus en plus ardente; vers le troisième jour, les coliques légères qu'il avait éprouvées jusque-là prirent une intensité si grande et amenèrent une douleur tellement permanente, qu'Alexandre Decamps monta en cabriolet et alla chercher le docteur Thierry. Celui-ci reconnut à l'instant même la gravité de la maladie, sans cependant pouvoir la caractériser positivement, flottant qu'il était entre une invagination d'entrailles, une paralysie d'intestins, ou une inflammation de la péritonite. En tout cas, il pratiqua une saignée de deux palettes de sang, promit de revenir le même soir en pratiquer une seconde, et ordonna, dans l'intervalle qui devait s'écouler entre elles, l'application de trente sangsues sur la région abdominale; de plus, Jacques devait être mis aux boissons délayantes et à tout ce que le traitement antiphlogistique peut offrir de plus énergique. Jacques se prêta à tout avec une complaisance indiquant qu'il comprenait lui-même la gravité de la maladie.

Le soir, lorsque le docteur revint, il trouva que la maladie, loin de céder au traitement, avait fait de nouveaux progrès; il y avait augmentation de soif, inappétence complète, ballonnement du ventre et rougeur de la langue; le pouls était petit, serré, concentré et fréquent, et les yeux enfoncés dans leur orbite dénotaient la souffrance que le pauvre Jacques éprouvait.

Thierry pratiqua une seconde saignée de deux autres palettes, à laquelle Jacques se prêta avec résignation; car le matin, après pareille opération, il s'était senti momentanément soulagé. Le docteur ordonna de continuer les boissons délayantes pendant toute la nuit; on envoya chercher une garde pour les lui administrer d'heure en heure; bientôt vint une petite vieille qui avait l'air de la femelle de Jacques, et qui demanda, en voyant le malade, une augmentation au salaire qu'on lui donnait ordinairement, sous le vain prétexte qu'elle était habituée à soigner les hommes et non pas les singes, et que, comme elle dérogeait, il fallait l'indemniser de sa complaisance: cela s'arrangea comme avec tout ce qui déroge, en payant le double.

La nuit fut mauvaise: Jacques empêcha la vieille de dormir, et la vieille battit Jacques; le bruit de la lutte parvint jusqu'à Alexandre, qui se leva et entra dans la chambre du malade. Jacques, exaspéré de la conduite déloyale de la vieille à son égard, avait rappelé toutes ses forces, et, au moment où elle se baissait vers lui pour le frapper, il lui avait arraché son bonnet et le mettait en morceaux.

Alexandre arrivait à temps pour mettre le holà; la vieille exposa ses raisons, Jacques mima les siennes; Alexandre comprit que les torts étaient du côté de la vieille; elle voulut se défendre, mais la bouteille presque pleine, quoique la nuit fût aux deux tiers écoulée, emporta sa condamnation.

La vieille fut payée et renvoyée malgré l'heure indue, et Alexandre, à la grande joie de Jacques, continua auprès du lit la veille commencée par la sorcière infâme qu'il venait de renvoyer. Alors à l'énergie qu'avait un instant déployée le malade, succéda une prostration complète. Jacques retomba comme expirant. Alexandre crut que le moment fatal était arrivé; mais, en se penchant vers Jacques, il vit que c'était de l'accablement et non de l'agonie.

Vers les neuf heures du matin, Jacques tressaillit et se souleva sur sa couche, donnant quelques signes de joie; aussitôt on entendit des pas, et la sonnette fut agitée; à l'instant, Jacques tenta de se lever, mais il retomba sans force; aussitôt la porte s'ouvrit et Fau parut. Il avait été prévenu à l'instant même par le docteur Thierry de la maladie de Jacques, et il venait faire une visite à son élève.

Ce fut un moment d'émotion pour Jacques, pendant lequel il parut oublier ses douleurs; mais bientôt la force morale céda aux accidents physiques; des nausées affreuses se déclarèrent, qui furent, au bout d'une demi-heure, suivies de vomissements.

Le docteur arriva sur ces entrefaites: il trouva le malade couché sur le dos, ayant la langue blanchâtre, sèche et couverte d'un enduit muqueux. La respiration était fréquente et saccadée; la scène entre Jacques et la vieille avait fait faire des progrès effrayants à la maladie. Thierry écrivit aussitôt à un de ses confrères, le docteur Blasy, et fit porter la lettre par un rapin de Decamps. Une consultation était devenue nécessaire: Thierry ne répondait pas du malade.

Vers midi, le docteur Blasy arriva; Thierry l'introduisit près de Jacques, lui détailla les accidents, et lui exposa ses ordonnances. Le docteur Blasy reconnut la sagesse et l'aptitude du traitement; puis, ayant examiné à son tour le malheureux Jacques, son avis, comme celui de Thierry, fut qu'il était atteint d'une paralysie d'intestins occasionnée par la quantité de blanc de plomb et de bleu de Prusse que Jacques avait dévorée.

Le malade était si faible, que l'on n'osa point pratiquer une nouvelle saignée, et que les hommes de la science s'en remirent aux ressources de la nature. La journée se passa ainsi, accidentée à tout moment par des crises; le soir, Thierry revint et n'eut besoin que de jeter un seul coup d'œil sur Jacques pour s'apercevoir que la maladie avait fait encore de nouveaux progrès. Il secoua tristement la tête, ne prescrivit rien de nouveau, et dit que, si le malade manifestait quelque caprice, on pouvait lui donner tout ce qu'il demanderait: même chose arrive pour les condamnés, la veille du jour où on les mène à la guillotine. Cette déclaration de Thierry jeta tout le monde dans la consternation.

Le soir, Fau arriva, déclarant que personne autre que lui ne veillerait Jacques. En conséquence de la décision du docteur, il avait bourré ses poches de dragées, de pralines et d'amandes fraîches; ne pouvant sauver Jacques, il voulait au moins adoucir ses derniers moments.

Jacques le reçut avec une suprême expression de joie: lorsqu'il le vit s'établir à la place où s'était assise la vieille, il comprit le dévouement de son maître, et l'en remercia par un petit grognement amical. Fau commença à lui donner un verre de la potion commandée par Thierry; Jacques, visiblement pour ne pas contrarier Fau, fit des efforts inouïs pour l'avaler; mais presque aussitôt il la rendit avec des efforts si violents, que Fau crut qu'il allait lui passer entre les bras; cependant, au bout de quelques minutes, les contractions de l'estomac cessèrent, et Jacques, quoique tremblotant encore de tous ses membres, tant la crise avait été forte, retrouva un instant non pas de repos, mais d'accablement.

Vers les deux heures du matin, les premiers accidents cérébraux se manifestèrent; ne sachant que donner à Jacques pour le calmer, on lui présenta des pralines et des amandes: le malade reconnut aussitôt ces objets, qui tenaient un rang des plus distingués parmi ses souvenirs gastronomiques. Huit jours auparavant, il se serait fait fouetter et pendre pour des pralines et des amandes. Mais la maladie est une dure correction. Elle avait laissé à Jacques le désir et lui avait enlevé la possibilité: Jacques choisit tristement les pralines qui contenaient des amandes et qui avaient le sucre en plus, et, ne pouvant avaler, il les fourra dans les poches que la nature lui avait octroyées de chaque côté de la mâchoire: de sorte qu'au bout d'un instant ses joues s'abaissèrent sur sa poitrine, comme faisaient les favoris de Charlet avant qu'il ne les eût coupés.

Cependant, quoique Jacques ne pût, à son grand regret, avaler les pralines, il éprouva un certain plaisir dans l'opération intermédiaire qu'il venait d'accomplir: humecté par la salive, le sucre qui enveloppait les amandes fondait doucement, ce qui n'était pas sans douceur pour le moribond; et, à mesure que le sucre fondait, le volume des provisions diminuait et laissa bientôt place dans les poches pour introduire de nouvelles pralines. Jacques étendit la main; Fau comprit Jacques, lui présenta une pleine poignée de dragées parmi lesquelles le malade choisit celles qu'il trouvait le plus à sa convenance, et les poches reprirent une rotondité tout à fait respectable; quant à Fau, il retrouva quelque espoir à ce désir, car, ayant vu les poches diminuer, il avait attribué à la mastication le phénomène de la fusion, et en avait auguré un mieux sensible dans l'état du malade, qui mangeait maintenant et qui tout à l'heure ne pouvait même pas boire.

Malheureusement, Fau se trompait: vers les sept heures du matin, les accidents cérébraux devinrent effrayants; c'est ce qu'avait prévu Thierry; car, lorsqu'il entra, il ne s'informa point comment allait Jacques, mais demanda si Jacques était mort. Sur la réponse négative, il parut fort étonné, et entra dans la chambre où étaient déjà réunis Fau, Jadin, Alexandre et Eugène Decamps: le malade était à l'agonie. Alors, ne pouvant plus rien pour le sauver, et voyant que dans les deux heures il aurait cessé d'exister, il envoya le domestique chez Tony Johannot avec injonction de ramener Jacques II, afin que Jacques Ier mourant entre les bras d'un individu de son espèce, pût au moins lui communiquer ses suprêmes volontés et ses derniers désirs.

Le spectacle était déchirant; tout le monde aimait Jacques, qui, à part les défauts inhérents à son espèce, était ce qu'on appelle entre garçons un bon vivant: il n'y avait que Gazelle qui, comme pour insulter au moribond, était passée de l'atelier dans la chambre, traînant une carotte qu'elle se mit à manger sous une table avec une impassibilité qui indiquait un excellent estomac, mais un fort mauvais cœur; Jacques la regarda plusieurs fois de côté avec une expression qui peut-être eut fait peu d'honneur à un chrétien, mais qui était tout à fait excusable chez un singe. Sur ces entrefaites, le domestique rentra: il apportait Jacques II.

Jacques II n'était aucunement prévenu du spectacle qui l'attendait, de sorte que son premier mouvement fut tout à la crainte. Cette couche mortuaire sur laquelle était étendu un de ses semblables, ces animaux d'une autre espèce que la sienne qui entouraient le moribond, et dans lesquels il reconnut des hommes, c'est-à-dire une race habituée à persécuter la sienne, tout cela l'impressionna de telle façon, qu'il se mit à trembler de tous ses membres.

Mais aussitôt Fau alla vers lui, une praline à la main; Jacques II prit le bonbon, le tourna et le retourna pour voir s'il n'y avait pas de surprise, le goûta du bout des dents, puis, convaincu par le témoignage de ses sens qu'on ne lui voulait aucun mal, revint peu à peu de son effroi.

Alors le domestique le déposa près de la couche de son compatriote, qui, faisant un dernier effort, se retourna de son côté, la mort empreinte sur le visage. Jacques II comprit alors ou du moins parut comprendre la mission qu'il était appelé à remplir; il s'approcha du moribond, que les poches de ses bajoues pleines d'amandes rendaient méconnaissable; puis enfin, lui prenant la patte et le plaignant doucement, il parut l'inviter à lui confier ses dernières pensées. Le malade fit un effort visible pour rappeler toute son énergie, parvint à se mettre sur son séant; puis, marmottant dans sa langue maternelle quelques paroles à l'oreille de son ami, il lui montra Gazelle toujours impassible, avec un geste pareil à celui que faisait, dans le beau drame d'Alfred de Vigny, la maréchale d'Ancre montrant à son fils, au moment de mourir, Albert de Luynes, le meurtrier de son père. Jacques II fit un signe de tête, indiquant qu'il avait compris, et Jacques Ier retomba sans mouvement.

Dix minutes après, il porta les deux mains à sa tête, regarda encore une fois ceux qui l'entouraient, comme pour leur adresser un dernier adieu, se souleva par un effort suprême, jeta un cri et retomba entre les bras de Jacques II.

Jacques Ier était mort.

Il y eut parmi les assistants un instant de stupeur profonde que parut d'abord partager Jacques II. Les yeux fixes, il regardait son ami qui venait de trépasser, immobile comme le cadavre lui-même; puis, lorsque, après cinq minutes d'examen, il se fut bien assuré qu'il ne restait plus l'ombre d'existence dans le corps qu'il avait sous les yeux, il porta les deux mains à la bouche du mort, la lui ouvrit en tirant les mâchoires en sens inverse, introduisit sa main dans les bajoues, en tira les amandes des pralines et les fourra immédiatement dans les siennes; ce que l'on avait pris pour le dévouement d'un ami n'était rien autre chose que la cupidité d'un héritier!...

Fau arracha le cadavre de Jacques Ier des bras de son indigne exécuteur testamentaire, et le remit à Thierry et à Jadin, qui le réclamaient, le premier au nom de la science, le second au nom de l'art: Thierry voulait ouvrir le corps pour voir de quelle maladie il était mort; Jadin voulait mouler la tête afin de conserver son masque et d'enrichir la collection des masques célèbres: la priorité fut accordée à Jadin, afin qu'il accomplit son opération avant que la mort eût altéré les traits du visage, puis il fut convenu qu'il remettrait le cadavre à Thierry, qui procéderait à l'autopsie.

Comme l'opération du moulage donnait une bonne heure à Thierry, il en profita pour aller chercher Blasy, avec lequel il devait se rendre chez Fontaine, où le corps allait être transporté, et serait remis à la disposition des deux docteurs.

Ces dispositions prises, Jadin, Fau, Alexandre et Eugène Decamps montèrent aussitôt en fiacre pour se rendre chez Fontaine, emportant Jacques Ier avec eux et laissant Jacques II et Gazelle maîtres absolus de la maison.

L'opération, faite avec le plus grand soin, réussit à merveille, et l'empreinte fut prise avec une justesse qui donna au moins la consolation aux amis de Jacques de garder sa ressemblance.

Ils venaient de remplir cette triste et dernière fonction lorsque les deux docteurs entrèrent: l'art avait fait son œuvre, la science demandait à commencer la sienne. Jadin seul eut le courage de rester à cette seconde opération; Fau, Alexandre et Eugène Decamps se retirèrent, ne pouvant prendre sur eux d'assister à ce triste spectacle.

Autopsie faite, on trouva le péritoine fortement enflammé, présentant çà et là de légères taches blanches, puis épanchement d'un liquide séroso-sanguinolent; tout cela était l'effet et non la cause. Les deux docteurs poursuivirent donc leur investigation; enfin, vers le milieu à peu près de l'intestin grêle, ils découvrirent une légère ulcération livrant passage à la pointe d'une épingle, dont la tête était restée cachée dans l'intestin; ils se rappelèrent alors la fatale circonstance du papillon, et tout leur fut expliqué. La mort était donc inévitable, et les deux docteurs eurent la consolation de voir que, bien qu'ils eussent commis une légère erreur sur la cause de la maladie, celle de Jacques était mortelle, et que toutes les ressources de l'art ne pouvaient le sauver de l'accident causé par la gourmandise.

Quant à Fau, à Alexandre et à Eugène Decamps, ils remontaient fort tristes l'escalier du n° 109, lorsque, arrivés au second étage, ils commencèrent à sentir une odeur de friture singulière; à mesure qu'ils montaient, l'odeur devenait plus forte, et, parvenus au palier de leur appartement, ils s'aperçurent que cette exhalaison venait de chez eux: ils ouvrirent la porte avec empressement, car, n'ayant pas laissé la cuisinière au logis, ils ne pouvaient se rendre compte de ces préparatifs culinaires; l'odeur venait de l'atelier.

Ils y entrèrent vivement; on entendait frire quelque chose dans le poêle et une grande fumée en sortait. Alexandre en ouvrit vivement la porte et trouva sur la tôle rougie Gazelle retournée sur le dos, et cuisant à l'étouffée dans sa carapace.

La vengeance de Jacques Ier avait été accomplie par Jacques II.

On lui pardonna en faveur de l'intention, et on le renvoya chez son maître.


Chapitre XV

Comment Tony Johannot, n'ayant pas assez de bois pour passer son hiver, se procura une chatte, et comment, cette chatte étant morte, Jacques II eut la queue gelée.

Quelque temps après les événements que nous venons de raconter, l'hiver était survenu, et chacun avait fait, selon sa fortune ou ses prévisions, des arrangements pour le passer le plus confortablement possible; cependant, comme Matthieu Laensberg annonçait pour l'année un hiver peu rigoureux, beaucoup de personnes avaient assez médiocrement garni leur bûcher, et du nombre de ces personnes était Tony Johannot, soit qu'il eût confiance dans les prédictions de Matthieu Laensberg, soit par toute autre raison que nous avons été assez discret pour ne pas approfondir. Il résultait de cette négligence que, vers le 15 janvier, le spirituel illustrateur du Roi de Bohême et ses sept châteaux, allant chercher lui-même une bûche pour mettre dans son poêle, s'aperçut que, s'il continuait à faire du feu à la fois dans son atelier et dans sa chambre à coucher, il n'aurait plus de combustible que pour une quinzaine de jours à peine.

Or, depuis une semaine, on patinait sur le canal, la rivière charriait comme au temps de Julien l'Apostat, et M. Arago, mal d'accord avec le chanoine de Saint-Barthélemy, annonçait, du haut de l'observatoire, que le froid, qui était arrivé à 15 degrés, continuerait de monter ainsi jusqu'à 23; c'était, à six degrés près, le froid qu'il fit pendant la retraite de Moscou. Et, comme le passé servait d'exemple à l'avenir, tout le monde commençait à croire que c'était M. Arago qui avait raison, et qu'une fois par hasard Matthieu Laensberg avait bien pu se tromper.

Tony sortit du bûcher, très préoccupé de la certitude douloureuse qu'il venait d'acquérir: c'était à choisir, de geler le jour ou de geler la nuit. Cependant, après avoir profondément réfléchi, tout en bléreautant un tableau de l'Amiral de Coligny pendu à Montfaucon, il crut avoir trouvé un moyen d'arranger la chose: c'était de transporter son lit de sa chambre dans son atelier. Quant à Jacques II, une peau d'ours pliée en quatre ferait l'affaire. En effet, le même soir, le double déménagement fut accomplit; et Tony s'endormit caressé par une douce chaleur et se félicitant d'avoir reçu du ciel une imagination aussi fertile en ressources.

Le lendemain, en se réveillant, il chercha un instant où il était, puis, reconnaissant son atelier, ses yeux, dirigés par la préoccupation paternelle qu'éprouve l'artiste pour son œuvre, se tournèrent vers son chevalet; Jacques II était assis sur le dossier d'une chaise, juste à la hauteur et à la portée du tableau. Tony crut, au premier coup d'œil, que l'intelligent animal, à force de voir la peinture, était décidément devenu connaisseur, et que, comme il paraissait regarder la toile de très près, il admirait le fini de l'exécution. Mais bientôt Tony s'aperçut qu'il était tombé dans une erreur profonde: Jacques II adorait le blanc de plomb, et, comme le tableau de Coligny était à peu près terminé, et que Tony avait fait toutes ses lumières avec cet ingrédient, Jacques passait sa langue partout où il en pouvait trouver.

Tony sauta à bas de son lit, et Jacques à bas de sa chaise; mais il était trop tard, tous les nus exécutés au moyen de cette couleur avaient été léchés jusqu'à la toile, de sorte que le cadavre de l'amiral était déjà avalé; il y avait encore la potence et la corde, mais il n'y avait plus de pendu. C'était une exécution à refaire.

Tony commença par se mettre dans une atroce colère contre Jacques; puis, réfléchissant qu'à tout prendre, c'était sa faute, puisqu'il n'aurait eu qu'à l'attacher, il alla chercher une chaîne et un crampon, scella le crampon dans le mur, y fixa un bout de la chaîne, et, ayant ainsi tout préparé pour la nuit suivante il se remit d'ardeur à son Coligny, qui se retrouva à peu près rependu vers les cinq heures du soir. Alors, pensant que c'était bien assez de besogne comme cela pour une journée, il alla faire un tour sur le boulevard, revint dîner à la taverne anglaise, puis s'en alla au spectacle, où il resta jusqu'à onze heures et demie.

En entrant dans son atelier, qu'il trouva tiède encore de la chaleur de la journée, Tony vit avec satisfaction que rien n'avait été dérangé en son absence et que Jacques dormait sur son coussin: il se coucha donc à son tour dans une quiétude parfaite et s'endormit bientôt du sommeil du juste.

Vers minuit, il fut réveillé par un bruit de vieilles ferrailles: on eût dit que tous les revenants d'Anne Radcliffe traînaient leurs chaînes dans l'atelier; Tony croyait peu aux fantômes, et, pensant qu'on venait lui voler le reste de son bois, il étendit sa main vers une vieille hallebarde damasquinée, et ornée d'une houppe qui faisait partie d'un trophée pendu au mur.

Son erreur fut courte.

Au bout d'un instant, il reconnut la cause de tout ce vacarme et enjoignit à Jacques de se recoucher. Jacques obéit, et Tony reprit, avec l'ardeur d'un homme qui a bien travaillé toute la journée, son sommeil momentanément interrompu. Au bout d'une demi-heure, il fut réveillé par des plaintes étouffées.

Comme Tony demeurait dans une rue écartée, il crut qu'on assassinait quelqu'un sous ses fenêtres, sauta à bas de son lit, prit une paire de pistolets et courut ouvrir la croisée. La nuit était calme, la rue tranquille; pas un bruit ne troublait la solitude du quartier, si ce n'est le murmure sourd qui veille incessamment, planant au-dessus de Paris, et qui semble la respiration d'un géant endormi. Alors il referma sa fenêtre et s'aperçut que les plaintes venaient de la chambre même.

Comme il n'y avait que lui et Jacques dans la chambre et que lui n'avait d'autre raison de se plaindre que d'être réveillé, il alla à Jacques; Jacques ne sachant que faire, s'était amusé à tourner au pied de la table sous laquelle il était couché; mais, au bout de cinq ou six tours, sa chaîne s'était rétrécie; Jacques n'en avait tenu compte et avait continué son manège; de sorte qu'il avait fini par se trouver arrêté par le collet, et, comme il poussait toujours en avant sans penser à retourner en arrière, il s'étranglait davantage à chaque effort qu'il faisait pour se dégager. De là les plaintes que Tony avait entendues.

Tony, pour punir Jacques de sa stupidité, l'eût volontiers laissé dans la situation où il s'était placé; mais, en condamnant Jacques à la strangulation, il se vouait à l'insomnie: il détourna donc la corde autant de fois que Jacques l'avait tournée, et Jacques, satisfait de se trouver les voies respiratoires dégagées, se recoucha humblement et sans bruit. Tony, de son côté, en fit autant, espérant que rien ne troublerait son sommeil jusqu'au lendemain matin; Tony se trompait, Jacques avait été dérangé dans ses habitudes de sommeil et avait empiété sur sa nuit, de sorte que, maintenant qu'il avait dormi ses huit heures, c'était le chiffre de Jacques, il ne pouvait plus fermer l'œil; il en résulta qu'au bout de vingt minutes, Tony sauta une troisième fois à bas de son lit; seulement, cette fois, ce ne fut ni une hallebarde, ni un pistolet qu'il prit, mais une cravache.

Jacques le vit venir, reconnut ses intentions et se blottit sous son coussin; mais il était trop tard. Tony fut impitoyable et Jacques reçut une correction consciencieusement mesurée au délit. Cela le calma pour le reste de la nuit, mais alors ce fut à Tony qu'il fut impossible de se rendormir; ce que voyant, il se leva bravement, alluma sa lampe, et, ne pouvant peindre à la lumière, il commença un de ces bois délicieux qui l'ont fait le roi des illustrations.

On comprend que, malgré le bénéfice pécuniaire que Tony trouvait à son insomnie, cela ne pouvait durer dans les mêmes conditions; aussi, le jour venu, pensa-t-il sérieusement à trouver un moyen qui conciliât les exigences de son sommeil et les intérêts de sa bourse: il était au plus abstrait de ses méditations, lorsqu'il vit entrer dans son atelier une jolie chatte de gouttière, nommée Michette, que Jacques aimait parce qu'elle faisait tout ce qu'il voulait, et qui, de son côté, aimait Jacques parce que Jacques lui cherchait ses puces.

Tony ne se fut pas plus tôt rappelé cette douce intimité, qu'il pensa à en tirer parti. La chatte, avec sa fourrure hivernale pouvait parfaitement remplacer le poêle. En conséquence, il mit la main sur la chatte, qui, ignorant les dispositions que l'on venait de prendre à son égard, ne fit aucune tentative pour fuir, l'introduisit dans la niche grillée de Jacques, y poussa Jacques derrière elle, et rentra dans l'atelier afin de regarder par le trou de la serrure comment les choses allaient se passer.

D'abord les deux captifs cherchèrent tous les moyens de sortir de leur prison, employant ceux qui leur étaient suggérés par leurs différents caractères: Jacques sauta alternativement contre les trois parois de sa niche, et revint secouer les barreaux, puis recommença vingt fois le même manège sans s'apercevoir qu'il était parfaitement inutile; quant à Michette, elle resta où on l'avait mise, regarda autour d'elle sans remuer autre chose que la tête, puis, revenant aux barreaux, elle les caressa doucement avec un côté, ensuite avec l'autre, en faisant le gros dos et en pliant sa queue en arc; puis, à la troisième fois, elle essaya, tout en ronronnant, de passer la tête entre chaque barreau; enfin, lorsque la chose lui fut démontrée impossible, elle fit entendre deux ou trois petits miaulements plaintifs; mais, voyant qu'ils demeuraient sans résultat, elle alla faire son nid dans un coin de la niche, se roula dans le foin, et présenta bientôt l'apparence d'un manchon d'hermine vu par l'une de ses extrémités.

Quant à Jacques, il demeura un quart d'heure, à peu près, sautant, cambriolant et grognant; puis, voyant que toutes ses gambades étaient inutiles, il alla se blottir dans le coin opposé à celui de la chatte: animé par l'exercice qu'il venait de prendre, il demeura un instant accroupi et conservant un geste d'indignation, puis bientôt, le froid le gagnant, il se mit à grelotter de tous ses membres.

Ce fut alors qu'il avisa son amie chaudement roulée dans sa fourrure, et que son instinct égoïste lui donna le secret du parti qu'il pouvait tirer de sa cohabitation forcée avec sa nouvelle compagne; en conséquence, il s'approcha doucement de Michette, se coucha près d'elle, lui passa un de ses bras sous le corps, introduisit l'autre dans l'ouverture supérieure du manchon naturel qu'elle formait, roula sa queue en spirale autour de la queue de sa voisine, qui ramena complaisamment le tout entre ses jambes, et parut aussitôt parfaitement rassuré sur son avenir.

Cette persuasion gagna Tony, qui, satisfait de ce qu'il avait vu, retira son œil de la serrure, sonna sa ménagère et lui ordonna, outre les carottes, les noix et les pommes de terre de Jacques une pâtée pour Michette.

La ménagère suivit à la lettre cette injonction; et tout se serait honorablement passé pour l'ordinaire de Michette et de Jacques, si ce dernier, par sa gourmandise, ne fût venu tout bouleverser. Dès le premier jour, il avait remarqué, dans les deux repas qu'on lui servait régulièrement, l'un à neuf heures du matin, l'autre à cinq heures du soir, et qui, grâce à la complaisance de ses voies digestives, durait toute la journée, l'introduction d'un nouveau mets. Quant à Michette, elle avait parfaitement reconnu le matin sa pâtée au lait, et le soir sa pâtée à la viande, de sorte qu'elle s'était mise à manger l'une et l'autre, quoique parfaitement satisfaite du service, avec cette délicatesse dédaigneuse que tous les observateurs ont remarquée chez les chattes de bonne maison.

D'abord, préoccupé de l'aspect des comestibles, Jacques l'avait regardée faire; puis, comme Michette, en chatte bien élevée, avait laissé de la pâtée au lait dans son assiette, Jacques était venu derrière elle, l'avait goûtée, et, la trouvant excellente avait achevé le plat. À dîner, il avait fait la même expérience et, trouvant la pâtée à la viande également à son goût, il avait, toujours chaudement accolé à Michette, passé la nuit à se demander pourquoi on lui donnait, à lui, commensal de la maison, des carottes, des noix, des pommes de terre et autres légumes crus, qui lui agaçaient les dents, tandis qu'on offrait à une étrangère tout ce qu'il y avait de plus velouté et de plus délicat en pâtée.

Le résultat de cette veille fut que Jacques trouva la conduite de Tony souverainement injuste et résolut de rétablir les choses dans leur ordre naturel en mangeant la pâtée, et en laissant à Michette les carottes, les noix et les pommes de terre.

En conséquence, le lendemain matin, au moment où la femme de charge venait de servir le double déjeuner de Jacques et de Michette, et où Michette s'approchait en ronronnant de sa soucoupe, Jacques la prit sous son bras, la tête tournée du côté opposé à la soucoupe, et la maintint dans cette position tout le temps qu'il y resta quelque chose à manger; puis, la pâtée achevée, et Jacques satisfait de son repas, il lâcha Michette, la laissant libre de déjeuner à son tour avec les légumes; Michette alla flairer successivement carottes, noix et pommes de terre; puis, mécontente de l'examen, elle revint, en miaulant avec tristesse, se coucher près de Jacques, qui, l'estomac confortablement garni, s'occupa immédiatement d'étendre la douce chaleur qu'il ressentait vers la région abdominale, à ses pattes et à sa queue, extrémités beaucoup plus sensibles au froid que tout le reste du corps.

Au dîner, la même manœuvre se renouvela; seulement, cette fois, Jacques se félicita davantage encore de son changement de régime, et la pâtée à la viande lui parut aussi supérieure à la pâtée au lait que la pâtée au lait l'était elle-même aux carottes, aux noix et aux pommes de terre. Grâce à cette nourriture plus confortable et à la fourrure de Michette, Jacques passa une nuit excellente, sans le moins du monde faire attention aux plaintes de la pauvre Michette, qui, l'estomac vide et affamé, miaula piteusement depuis le soir jusqu'au matin, tandis que Jacques ronflait comme un chanoine, et faisait des rêves d'or: cela dura trois jours ainsi, à la grande satisfaction de Jacques et au détriment de Michette.

Enfin, le quatrième jour, lorsqu'on apporta le dîner, Michette n'eût plus même la force de faire sa démonstration accoutumée, et elle resta couché dans son coin, de sorte que Jacques, plus libre de ses mouvements, depuis qu'il n'était plus obligé de comprimer ceux de Michette, dîna mieux qu'il ne l'avait jamais fait; son dîner fini, il alla, selon son habitude, se coucher près de sa chatte, et, la sentant plus froide qu'à l'ordinaire, l'enlaça plus étroitement que d'habitude de ses pattes et de sa queue, grognant maussadement de ce que son calorifère se refroidissait.

Le lendemain, Michette était morte et Jacques avait la queue gelée.

Ce jour-là, ce fut Tony qui, inquiet du froid croissant de la nuit, alla visiter en se réveillant ses deux prisonniers, il trouva Jacques victime de son égoïsme et enchaîné à un cadavre; il prit la morte et le vivant, à peu près aussi immobiles, aussi froids l'un que l'autre, et les transporta dans son atelier. Il n'y avait pas de redoublement de chaleur capable de réchauffer Michette; quant à Jacques, comme il n'était qu'engourdi, peu à peu le mouvement lui revint dans tout le corps, excepté vers la région de la queue, qui demeura gelée, et qui, ayant été gelée pendant qu'elle était roulée en spirale autour de celle de Michette, conserva la forme d'un tire-bouchon, forme inouïe et inusitée jusqu'à ce jour dans l'espèce simiane, et qui donna dès lors à Jacques la tournure la plus fabuleusement chimérique qui se puisse imaginer.

Trois jours après, le dégel arriva; or, le dégel amena un événement que nous ne pouvons passer sous silence, non pas à cause de son importance elle-même, mais à cause des suites désastreuses qu'il eut pour la queue de Jacques, déjà passablement hypothéquée par l'accident que nous venons de raconter.

Tony avait reçu, pendant la gelée, deux peaux de lion qu'un de ses amis, qui pour le moment chassait dans l'Atlas, lui avait envoyées d'Alger. Ces deux peaux de lion, fraîchement écorchées, avaient été saisies par le froid en arrivant en France, ce qui leur avait fait perdre leur odeur, et attendaient, déposées dans la chambre de Tony, qui comptait les faire tanner un jour ou l'autre et en orner son atelier. Or, comme, le dégel était arrivé, toute chose dégela, excepté la queue de Jacques, les peaux, en s'amollissant, reprirent cette odeur âcre et fauve qui annonce de loin aux animaux épouvantés la présence du lion. Il résultat de cette circonstance que Jacques, qui, vu l'accident qui lui était arrivé, avait obtenu la permission de demeurer dans l'atelier, éventa, avec cette subtilité d'odorat particulière à sa race, l'odeur terrible qui se répandait peu à peu dans l'appartement, et donna des signes d'inquiétude visible, que Tony prit d'abord pour un malaise occasionné par le retranchement d'un de ses membres les plus essentiels.

Cette inquiétude durait depuis deux jours; depuis deux jours, Jacques, éternellement préoccupé d'une même idée, aspirait tous les courants d'air qui arrivaient jusqu'à lui, sautait des chaises sur les tables et des tables sur les rayons, mangeait à la hâte et en regardant avec crainte autour de lui, buvait à grande gorgée et s'étranglait en buvant, enfin menait une vie des plus agitées, lorsque par hasard je vins faire une visite à Tony.

Comme j'étais un des bons amis de Jacques, et que je ne me présentais jamais à l'atelier sans lui apporter quelques friandises, dès que Jacques m'aperçut, il accourut à moi pour s'assurer que je ne perdais pas mes bonnes habitudes; or, la première chose qui me frappa, en offrant à Jacques un cigare de la Havane dont il était fort friand—non pas pour le fumer à la manière de nos élégants, mais pour le chiquer tout bonnement, à l'imitation des matelots de la Roxelane—la première chose, dis-je, qui me frappa, fut cette queue fantastique que je ne lui avais jamais connue; puis, ensuite, ce tremblement nerveux, cette agitation fébrile que je n'avais point encore remarquée en lui. Tony me donna l'explication du premier phénomène, mais il était aussi ignorant que moi sur le second; il se proposait d'envoyer chercher Thierry pour le consulter à ce sujet.

Je le quittai en l'affermissant dans cette intention, lorsqu'en traversant la chambre à coucher je fus frappé de l'odeur sauvagine que l'on y respirait. J'en demandai la cause à Tony, qui me montra les deux peaux de lion. Tout me fut expliqué par ce seul geste: il était évident que c'étaient ces peaux de lion qui tourmentaient Jacques. Tony n'en voulait rien croire, et, comme il continuait de penser que Jacques était sérieusement indisposé, je lui proposai de tenter une expérience qui lui démontrerait jusqu'à l'évidence que, si Jacques était malade, c'était de peur. Cette expérience était des plus simples et des plus faciles à exécuter; elle consistait purement et simplement à appeler ses deux rapins, qui profitaient de notre sortie momentanée pour jouer aux billes, à leur mettre à chacun un peau de lion sur les épaules, et à les faire entrer dans l'atelier à quatre pattes et vêtus en Hercules Néméens.

Déjà, depuis que la porte de la chambre à coucher était ouverte et que l'odeur des lions pénétrait plus forte et plus directe jusqu'à lui, l'inquiétude de Jacques avait sensiblement augmenté: il s'était élancé sur une échelle double, et, monté sur le dernier échelon, tournait la tête de notre côté, aspirant l'air et poussant de petits cris d'effroi, indiquant qu'il sentait le péril s'approcher et qu'il devinait de quel côté il devait venir.

En effet, au bout d'un instant, un des rapins, suffisamment caparaçonné, se mit à quatre pattes et marcha vers l'atelier, immédiatement suivi de son camarade; l'agitation de Jacques fut à son comble. Enfin il vit apparaître à la porte la tête du premier lion, et cette agitation devint de la terreur; mais une terreur insensée, sans calcul, sans espérance; cette terreur de l'oiseau qui se débat sous le regard du serpent; cette terreur qui brise les forces physiques, paralyse les facultés morales; cette terreur du vertige, qui fait qu'aux yeux effrayés le ciel tourne et la terre vacille, et que, toutes les forces s'anéantissant à la fois, on tombe haletant comme dans un songe, sans jeter un seul cri; voilà ce qu'avait produit le seul aspect des lions.

Ils firent un pas vers Jacques, Jacques tomba de son échelle.

Nous courûmes à lui, il était évanoui; nous le relevâmes: il n'avait plus de queue! la gelée l'avait rendue fragile comme du verre, de sorte que, dans sa chute, elle s'était brisée.

Nous ne voulions pas pousser la plaisanterie aussi loin; aussi renvoyâmes-nous les peaux de lion au grenier, et, cinq minutes après, les rapins rentrèrent sous leur figure naturelle. Quant à Jacques, au bout d'un instant, il rouvrit tristement les yeux, poussant de petites plaintes; et, reconnaissant Tony, il lui jeta les bras autour du cou et se cacha la tête dans sa poitrine.

Pendant ce temps, je préparais un verre de vin de Bordeaux pour rendre à Jacques le courage qu'il avait perdu; mais Jacques n'avait le cœur ni à boire ni à manger: au moindre bruit, il frémissait de tous ses membres, et cependant, petit à petit, et tout en humant l'air, il s'apercevait que le danger s'était éloigné.

En ce moment, la porte se rouvrit, et Jacques ne fit qu'un bond des bras de Tony sur l'échelle double; mais, au lieu des monstres qu'il attendait par cette porte, Jacques vit paraître sa vieille amie la cuisinière; cette vue lui rendit un peu de sécurité. Je profitai de ce moment pour lui mettre sous le nez une soucoupe pleine de vin de Bordeaux. Il la regarda un instant avec défiance, reporta les yeux sur moi pour s'assurer que c'était bien un ami qui lui présentait le breuvage tonique, y trempa languissamment sa langue, la ramena dans sa bouche comme pour me faire plaisir; mais, s'étant aperçu, avec la finesse de dégustation qui le caractérisait, que le liquide inconnu avait un arôme des plus estimables, il y revint de lui-même; à la troisième ou quatrième lapée, ses yeux se ranimèrent, il fit entendre de petits grognements de plaisir qui indiquaient son retour vers des sensations plus joyeuses; enfin, la soucoupe vide, il se redressa sur ses pieds de derrière, regarda autour de lui pour voir où était la bouteille, l'aperçut sur une table, s'élança près d'elle avec une légèreté qui prouvait que ses muscles commençaient à reprendre leur élasticité première, et, se dressant devant la bouteille qu'il prit comme un joueur de clarinette prend son instrument, il introduisit sa langue dans le goulot. Malheureusement, elle se trouva de quelques pouces trop courte pour lui rendre le service qu'il attendait d'elle; alors Tony eut pitié de Jacques et lui versa une seconde soucoupe de vin.

Cette fois, Jacques ne se fit pas prier; il y porta au contraire si vivement les lèvres, qu'il en avala d'abord autant par le nez que par la bouche, et qu'il fut obligé de s'arrêter pour éternuer. Mais cette interruption fut rapide comme la pensée. Jacques se remit immédiatement à l'œuvre, et, au bout d'un instant, la soucoupe était nette comme si on l'eût essuyée avec une serviette; Jacques, en échange, commençait à être singulièrement aviné; toute trace de frayeur avait disparu pour faire place à un air crâne et vainqueur: il regarda de nouveau la bouteille, que Tony avait changée de place et qui se trouvait sur un autre meuble, voulut faire quelques pas debout pour aller à elle; mais, presque aussitôt, sentant qu'il y avait plus de sécurité pour lui en doublant ses points d'appui, il se remit à quatre pattes et s'achemina, avec la fixité de l'ivresse naissante, vers le but qu'il se proposait; il avait parcouru déjà les deux tiers, à peu près, de l'espace qui séparait son point de départ de la bouteille, lorsque, sur la route, il rencontra sa queue.

Ce spectacle le tira momentanément de sa préoccupation. Il s'arrêta devant elle pour la regarder, agita le bout de fouet qui lui restait; et, après quelques secondes d'immobilité, il en fit le tour pour l'examiner plus en détail; l'examen fini, il la ramassa négligemment, la tourna et retourna entre ses mains comme une chose qui lui inspirait une assez médiocre curiosité, la flaira une dernière fois, y goûta du bout des dents, et, la trouvant d'un goût assez insipide, il la laissa tomber avec un profond dédain, et reprit sa route vers la bouteille.

C'est le plus beau trait d'ivrognerie que j'aie vu faire de ma vie, et je le livre à l'admiration des amateurs.

Jamais, depuis, Jacques ne reparla de sa queue; mais il ne se passa point un jour qu'il ne demandât sa bouteille. De sorte qu'aujourd'hui, ce dernier héros de notre histoire est non seulement affaibli par l'âge, mais encore abruti par la boisson.


Chapitre XVI

Comment le capitaine Pamphile proposa un prix de deux mille francs et la croix de la Légion d'honneur, afin de savoir si le nom de Jeanne d'Arc s'écrivait par un Q ou par un K.

Pour peu que nos lecteurs n'aient pas perdu, par suite du vif intérêt qu'ils ont dû prendre à la mort de Jacques Ier, la mémoire des événements antérieurs à ceux que nous venons de raconter, ils se rappelleront sans doute qu'en revenant de son onzième voyage dans l'Inde après avoir fait son chargement de thé, d'épices et d'indigo aux dépens du capitaine Kao-Kiou-Koan, et avoir acheté un perroquet aux îles Rodrigue, le respectable marin dont nous décrivons la véridique histoire avait successivement relâché dans la baie d'Algoa et à l'embouchure de la rivière orange.

Sur chacune de ces deux côtes, il avait, on se le rappelle encore, fait marché, d'abord avec un chef cafre nommé Outavaro, et ensuite avec un chef namaquois nommé Outavari, pour quatre mille défenses d'éléphant. Or, c'était, comme nous l'avons dit, pour donner le temps à ses deux estimables commanditaires de se mettre en mesure de faire honneur à leur engagement, que le capitaine avait tenté cette fameuse spéculation de la pêche à la morue pendant laquelle il avait été soumis à de si terribles tribulations, et qui cependant s'était terminée à sa plus grande gloire, grâce à son courage et à sa présence d'esprit, secondé par le dévouement de Double-Bouche, qui avait été, à cette occasion, comme on se le rappelle, élevé au grade éminent de maître coq du brick de commerce la Roxelane.

Aussi, le premier soin du capitaine Pamphile, après s'être défait avantageusement de sa morue au Havre et de ses oursons à Paris, avait-il été de recommencer ses apprêts pour un treizième voyage qui lui présentait des chances non moins sûres que les douze premiers. En conséquence, fidèle à ses antécédents dont il avait pu apprécier les bons résultats, il avait pris la voiture d'Orléans, rue de Grenelle-Saint-Honoré, était descendu à l'hôtel du Commerce, et, aux questions habituelles de l'aubergiste, il avait répondu qu'il était un membre de l'Institut, section des sciences historiques, et qu'il venait dans le chef-lieu du département du Loiret faire des recherches sur la véritable orthographe du nom de Jeanne d'Arc, que les uns écrivent par un Q et les autres par un K, sans compter ceux qui, comme moi, l'écrivent avec un C.

Dans un moment où tous les esprits graves sont tournés vers les études historiques, un semblable prétexte devait paraître parfaitement plausible aux habitants d'Orléans, la discussion était assez importante, en effet, pour que l'Académie des inscriptions et belles-lettres s'en occupât sérieusement, et envoyât un de ses membres les plus distingués pour approfondir cette importante question; en conséquence, le jour même de son arrivée, l'illustre voyageur fut présenté par son hôte à un membre du conseil municipal, qui le présenta le lendemain à l'adjoint, qui le présenta le surlendemain au maire, lequel, avant la fin de la semaine, le présenta à son tour au préfet; celui-ci, flatté de l'honneur que recevait en sa personne la ville tout entière, invita le capitaine à dîner afin d'arriver plus vite et plus sûrement à la solution de ce grand problème, avec le dernier descendant de Bertrand de Pelonge, lequel, comme chacun sait, conduisit Jeanne la Pucelle de Domrémy à Chinon, et de Chinon à Orléans, où, ayant pris femme, sa race s'était perpétuée jusqu'à nos jours, et brillait de toute sa splendeur en la personne de M. Ignace Nicolas Pelonge, liquoriste en gros, place du Martroy, sergent-major de la garde nationale et membre correspondant des académies de Carcassonne et de Quimper-Corentin; quant à la suppression du «de» qui, comme Cassius et Brutus, brille par son absence, c'était un sacrifice que M. de Pelonge père avait fait à la cause du peuple pendant la fameuse nuit où M. de Montmorency brûla ses lettres de noblesse, et où M. de la Fayette renonça à son titre de marquis.

Le hasard servait le digne capitaine au delà de ses souhaits: ce qu'il estimait, comme on peut bien le penser, dans le citoyen Ignace Nicolas Pelonge, sergent-major de la garde nationale et liquoriste en gros, c'était, non pas l'illustration qu'il tenait de ses ancêtres, mais celle qu'il s'était acquise par lui-même: le citoyen Ignace Nicolas Pelonge étant connu pour faire, non seulement en France, mais encore à l'étranger, des envois considérables de vinaigres et d'eau-de-vie. Or, on sait le besoin qu'éprouvait le capitaine Pamphile d'une partie assez considérable d'alcool, engagé qu'il était, avec Outavari et Outavaro, à leur en livrer, à l'un quinze cents, et à l'autre deux mille cinq cents bouteilles en échange d'un nombre égal de défenses d'éléphant; aussi accepta-t-il avec reconnaissance l'invitation que lui faisait M. le préfet.

Le dîner fut véritablement académique. Les convives, qui savaient à quel homme ils avaient affaire, étaient arrivés avec tous les trésors de l'érudition locale, et chacun possédait une telle masse de preuves irrécusables en faveur de son opinion, que, lorsque arriva le dessert, les uns ayant pris parti pour Guillaume le Cruel, et les autres pour Pierre de Fenin, on allait se jeter les assiettes du gouvernement à la tête, si le capitaine Pamphile n'avait concilié toutes les opinions, en invitant leurs représentants à envoyer chacun un mémoire à l'Institut, promettant de faire distraire deux mille francs du prix Motyon, et une croix d'honneur de la distribution des 27, 28 et 29 juillet, pour les accorder à celui dont l'opinion prévaudrait.

Cette offre fut accueillie avec enthousiasme, et le préfet, se levant, proposa un toast en l'honneur du corps respectable qui faisait à la ville d'Orléans cette grâce, de lui envoyer un de ses membres les plus distingués pour puiser aux sources locales un des rayons de cette lumière dont le soleil parisien éclaire le monde.

Le capitaine Pamphile se leva, les larmes aux yeux, et, d'une voix qui trahissait son émotion, répondit, au nom du corps dont il faisait partie, que, si Paris était le soleil de la science, Orléans, grâce aux renseignements qui venaient de lui être donnés et qu'il s'empresserait de transmettre à ses illustres collègues, ne pouvait manquer avant peu d'en être déclaré la lune. Les convives jurèrent en chœur que c'était là toute leur ambition, et que le jour où cette ambition serait comblée, le département du Loiret serait le département le plus fier des quatre-vingt-six départements; sur quoi, le préfet mit la main sur sa poitrine, dit à ses convives qu'il les portait tous dans son cœur, et les invita à passer au salon pour prendre le café.

C'était le moment que chacun attendait pour séduire le capitaine Pamphile; on n'ignorait pas l'influence qu'un membre si distingué, et qui avait fait preuve, pendant le dîner, d'une si vaste érudition, devait avoir sur les décisions de ses collègues; d'ailleurs, il avait adroitement insinué qu'il serait probablement nommé rapporteur de la commission, et, à ce titre, sa voix était d'un grand poids; aussi, son voisin de droite, au lieu de le laisser continuer sa route vers la porte du salon, l'attira-t-il dans le premier angle de la salle à manger, et, là, il lui demanda comment il avait trouvé le raisin sec. Le capitaine, qui n'avait rien contre cet estimable fruit, en fit le plus grand éloge; en raison de quoi, le voisin de droite lui prit la main, la lui serra en signe d'intelligence et lui demanda son adresse. Le digne savant répondit que son domicile scientifique était à l'Institut, mais que sa résidence réelle était au Havre, où il l'avait transportée pour être plus à même de faire des observations sur le départ et le retour des marées, et qu'on pouvait lui faire en ce port tous les envois possibles, à l'adresse du capitaine Pamphile, son frère, commandant le brick de commerce la Roxelane.

Même chose arriva pour le voisin de gauche, qui guettait le moment où le rapporteur de la commission serait libre; celui-là était un confiseur fort estimable, lequel s'informa avec le même intérêt qu'avait fait son voisin l'épicier, du goût qu'avait le capitaine Pamphile pour les sucreries et les confitures. Le capitaine répondit qu'il était généralement reconnu que l'Académie était un corps très friand, et qu'en preuve de ce qu'il avançait, il voulait bien lui avouer que cette honorable assemblée, qui se rassemblait tous les jeudis sous le prétexte ostensible de discuter des questions de science ou de littérature n'avait d'autre but dans ces réunions à huis clos que de s'assurer, en mangeant de la conserve de rose et en buvant du sirop de groseille, des progrès que faisait l'art des Millelot et des Tanrade, que, depuis quelque temps, au reste, elle s'était aperçue de l'abus de la centralisation, sous le rapport de la confiserie, et que les pâtes d'Auvergne et le nougat de Marseille avaient été reconnus dignes des encouragements académiques; quant à lui, il était heureux d'avoir appris par expérience que les confitures d'Orléans, dont il n'avait jamais entendu parler jusqu'à ce jour, ne le cédaient en rien à celles de Bar et de Châlons: c'était une découverte dont il ne manquerait pas de faire part à l'Académie dans une de ses plus prochaines séances. Le voisin de gauche serra la main du capitaine Pamphile et lui demanda son adresse, et le capitaine Pamphile, lui ayant fait la même réponse qu'au voisin de droite, se trouva libre enfin d'entrer dans le salon, où le préfet l'attendait pour prendre le café.

Quoique le capitaine fût un digne appréciateur de la fève d'Arabie, et que celle dont il savourait la flamme liquide lui parût venir directement de Moka, il réserva tous ses éloges pour le petit verre d'eau-de-vie qui l'accompagnait et qu'il compara au meilleur cognac qu'il eût jamais dégusté. À cet éloge, le descendant de Bertrand de Pelonge s'inclina: c'était le fournisseur ordinaire de la préfecture, et la flèche de la flatterie, décochée par le capitaine Pamphile, était allée frapper en plein but.

Il s'ensuivit une longue conférence, entre le citoyen Ignace Nicolas Pelonge et le capitaine Amable Désiré Pamphile, dans laquelle le liquoriste montra une grande habitude pratique et l'académicien une profonde connaissance de la théorie. Le résultat de cette conversation, dans laquelle la question des liquides avait été profondément débattue, fut que le capitaine Pamphile apprit ce qu'il voulait savoir, c'est-à-dire que le citoyen Ignace Nicolas Pelonge était sur le point d'envoyer cinquante pipes de cette même eau-de-vie, contenant cinq cents bouteilles, à la maison Jackson et Williams, de New-York, avec laquelle il était en relation d'affaires, et que cet envoi, actuellement en charge sur le quai de l'Horloge, devait descendre la Loire jusqu'à Nantes, où il serait placé à bord du trois-mâts le Zéphir, capitaine Malvilain, en partance pour l'Amérique du Nord: le tout dans le délai de quinze à vingt jours.

Il n'y avait pas une minute à perdre, si le capitaine Pamphile voulait arriver en temps opportun. Aussi prit-il, le même soir, congé des autorités d'Orléans, sous le prétexte que la lucidité des éclaircissements qu'il avait acquis rendait inutile un plus long séjour dans la capitale du département du Loiret: il serra donc encore une fois la main à l'épicier et au confiseur, embrassa le liquoriste, et quitta la même nuit Orléans, laissant les esprits les plus prévenus contre l'Académie entièrement revenus sur le compte de cet estimable corps.


Chapitre XVII

Comment le capitaine Pamphile, ayant abordé sur la côte d'Afrique, au lieu d'un chargement d'ivoire qu'il venait y chercher, fut forcé de prendre une partie de bois d'ébène.

Le lendemain de son arrivée au Havre, le capitaine Pamphile reçut un demi-quintal de raisins secs et six douzaines de pots de confiture, qu'il ordonna à Double-Bouche de faire amarrer dans son office particulier; puis il s'occupa des préparatifs d'appareillage qui ne furent pas longs, attendu que le digne marin naviguait presque toujours sur son lest, et, comme on l'a déjà vu, ne faisait ordinairement ses chargements qu'en pleine mer; si bien qu'au bout de huit jours il doublait la pointe de Cherbourg, et qu'au bout de quinze, il croisait entre le 47eet le 48edegré latitude, juste en travers de la route que devait suivre le trois-mâts le Zéphir pour se rendre de Nantes à New-York. Il résulta de cette savante manœuvre qu'un beau matin que le capitaine Pamphile, moitié assoupi, moitié éveillé, rêvait paresseusement dans son hamac, il fut tiré tout à coup de ce demi-sommeil par le cri du matelot en vigie qui signalait une voile.

Le capitaine Pamphile descendit de son hamac, sauta sur une longue-vue, et, sans prendre le temps de passer sa culotte, monta sur le pont de son bâtiment. Cette apparition tant soit peu mythologique aurait pu paraître inconvenante, peut-être, à bord d'un navire plus régulier que ne l'était la Roxelane; mais il faut avouer, à la honte de l'équipage, que pas un de ses membres ne fit la moindre attention à cette notable infraction aux règles de la pudeur, tant ils étaient habitués aux bizarreries du capitaine; quant à celui-ci, il traversa tranquillement le pont, grimpa sur le bastingage, enjamba quelques enfléchures des haubans, et, avec le même flegme que s'il eût été couvert d'un vêtement plus régulier, il se mit à examiner le navire en vue.

Au bout d'un instant, il n'avait plus de doute: c'était bien celui qu'il attendait; aussi les ordres furent-ils immédiatement donnés pour placer les caronades sur leurs pivots et la pièce de huit sur son affût; puis, voyant que ses recommandations allaient être exécutées avec la promptitude ordinaire, le capitaine Pamphile ordonna au timonier de tenir toujours la même route, et descendit dans sa cabine, afin de se présenter devant son confrère le capitaine Malvilain d'une manière plus décente.

Lorsque le capitaine remonta sur le pont, les deux bâtiments étaient à peu près à une lieue l'un de l'autre, et l'on pouvait reconnaître dans le nouvel arrivant l'honnête et grave démarche d'un navire marchand, qui, chargé, de toutes ses voiles et par une bonne brise, file décemment ses cinq ou six nœuds à l'heure; il en résultait que même eût-il tenté de prendre chasse, le Zéphir eut été rejoint au bout de deux heures par la vive et coquette Roxelane; mais il ne l'essaya même pas, confiant qu'il était dans la paix jurée par la Sainte-Alliance et dans l'extinction de la piraterie, dont il avait lu, huit jours encore avant son départ, la nécrologie dans le Constitutionnel. Il continua donc de s'avancer sur la foi des traités, et il n'était plus qu'à une demi-portée de canon du capitaine Pamphile, lorsque ces mots retentirent à bord de la Roxelane, et, portés par le vent, allèrent frapper les oreilles étonnées du capitaine du Zéphir:

—Ohé! du trois-mâts! mettez une embarcation à la mer, et envoyez-nous le capitaine.

Il y eut une pose d'un instant, puis ces mots, partis du bord du trois-mâts, parvinrent à leur tour jusqu'à la Roxelane:

—Nous sommes le bâtiment de commerce le Zéphir, capitaine Malvilain, chargé d'eau-de-vie, et faisant route de Nantes à New-York.

—Feu! dit le capitaine Pamphile.

Un sillon de lumière accompagné d'un tourbillon de fumée, et suivi d'une détonation violente, partit aussitôt de l'avant de la Roxelane, et en même temps, on aperçut l'azur du ciel par un trou de la voile de misaine de l'innocent et inoffensif trois-mâts, qui, croyant que le bâtiment qui tirait sur lui avait mal entendu ou mal compris, répéta de nouveau et plus distinctement encore que la première fois:

—Nous sommes le bâtiment de commerce le Zéphir, capitaine Malvilain, chargé d'eau-de-vie, et faisant route de Nantes à New-York.

—Ohé! du trois-mâts! répondit la Roxelane, mettez une embarcation à la mer, et envoyez-nous le capitaine.

Puis, voyant que le trois-mâts hésitait encore à obéir, et que la pièce de huit était rechargée:

—Feu! dit une seconde fois le capitaine.

Et l'on vit le boulet égratigner le sommet des vagues et aller se loger en plein bois, à dix-huit pouces au-dessus de l'eau.

—Au nom du ciel, qui êtes-vous et que demandez-vous donc? cria une voix rendue encore plus lamentable par l'effet du porte-voix.

—Ohé! du trois-mâts! répondit l'impassible Roxelane, mettez une embarcation à la mer, et envoyez-nous le capitaine.

Cette fois, que le brick eût bien ou mal compris, qu'il fût réellement sourd, ou qu'il fît semblant de l'être, il n'y avait pas moyen de ne pas obéir: un troisième boulet au-dessous de la flottaison, et le Zéphir était coulé; aussi le malheureux capitaine ne se donna-t-il point le temps de répondre, mais il fut visible à tout œil un peu exercé que son équipage se mettait en devoir de descendre la chaloupe à la mer.

Au bout d'un instant, six matelots se laissèrent glisser les uns après les autres par un cordage; le capitaine les suivit, s'assit sur l'arrière, et la chaloupe, se détachant des flancs du trois-mâts, comme un enfant qui quitte sa mère, fit force de rames pour franchir la distance qui séparait le Zéphir de la Roxelane, et s'avança vers tribord; mais un matelot monté sur la muraille fit signe aux rameurs de passer à bâbord, c'est-à-dire du côté d'honneur. Le capitaine Malvilain n'avait rien à dire, il était reçu avec les égards dus à son rang.

Au bout de l'échelle, le capitaine Pamphile attendait son confrère; or, comme notre digne marin était un homme qui savait vivre, il commença par s'excuser auprès du capitaine Malvilain, sur la manière dont il l'avait prié de lui rendre visite; puis il lui demanda des nouvelles de sa femme et de ses enfants, et, une fois rassuré sur leur santé, il invita le commandant du Zéphir à entrer dans sa cabine, où il avait, disait-il, à traiter avec lui d'une affaire importante.

Les invitations du capitaine Pamphile étaient toujours faites d'une manière si irrésistible, qu'il n'y avait pas moyen de les refuser. Le capitaine Malvilain se rendit donc de bonne grâce aux désirs de son confrère, qui, après l'avoir fait passer le premier, malgré les difficultés de politesse qu'il opposa à cet honneur, referma la porte derrière lui, en ordonnant à Double-Bouche de se distinguer, afin que le capitaine Malvilain emportât une idée honnête de la chère que l'on faisait à bord de la Roxelane.

Au bout d'une demi-heure, le capitaine Pamphile entrouvrit la porte, et remit à Georges, qui était de planton dans la salle à manger, une lettre adressée par le capitaine Malvilain à son lieutenant: cette lettre contenait l'ordre de faire passer à bord de la Roxelane douze des cinquante pipes d'eau-de-vie enregistrées à bord du Zéphir, sous la raison Ignace Nicolas Pelonge et compagnie. C'était juste deux mille bouteilles de plus que le capitaine Pamphile n'en avait strictement besoin; mais, en homme de précaution, le digne marin avait pensé au déchet qu'une navigation de deux mois pouvait apporter à sa cargaison; d'ailleurs, il pouvait tout prendre, et, en songeant à part lui à cette omnipotence dont son hôte usait si sobrement, le capitaine Malvilain rendit grâce à Notre-Dame de Guerrande de ce qu'il en était quitte à si bon marché.

Au bout de deux heures, le transport était achevé, et le capitaine Pamphile, fidèle à son système de civilité, avait eu la politesse de faire exécuter son emménagement pendant le dîner, de manière à ce que son collègue ne vît rien de ce qui se passait. On en était aux confitures et aux raisins secs, lorsque Double-Bouche, qui s'était surpassé dans l'exécution du repas, vint dire un mot à l'oreille du capitaine: celui-ci fit de la tête un signe de satisfaction et demanda le café. On le lui apporta aussitôt, accompagné de deux bouteilles d'eau-de-vie, que le capitaine reconnut, au premier petit verre, pour être la même qu'il avait dégustée chez le préfet d'Orléans; cela lui donna une haute idée de la probité du citoyen Ignace Nicolas Pelonge, qui faisait ses envois si fidèles aux échantillons.

Le café pris et les douze pipes d'eau-de-vie arrimées, le capitaine Pamphile n'ayant plus aucun motif de retenir son collègue à bord de la Roxelane, le reconduisit avec la même politesse qu'il l'avait reçu jusqu'à l'escalier de bâbord, où l'attendait sa chaloupe, et où il prit congé de lui, mais non sans le suivre des yeux jusqu'au Zéphir, avec tout l'intérêt d'une amitié naissante; puis, lorsqu'il le vit remonter sur son pont et qu'à la manœuvre il reconnut qu'il allait se remettre en route, il emboucha de nouveau son porte-voix, mais, cette fois, pour lui souhaiter bon voyage.

Le Zéphir, comme s'il n'eût attendu que cette permission, étendit alors toutes ses voiles, et le navire, cédant à l'action du vent, s'éloigna aussitôt dans la direction de l'ouest, tandis que la Roxelane mettait le cap vers le midi. Le capitaine Pamphile n'en continua pas moins de faire des signaux d'amitié, auxquels répondit le commandant Malvilain, et il n'y eut que la nuit qui, en succédant au jour, interrompit cet échange de bonnes relations. Le lendemain, au lever du soleil, les deux navires étaient hors de la vue l'un de l'autre.

Deux mois après l'événement que nous venons de raconter le capitaine Pamphile mouillait à l'embouchure de la rivière Orange et remontait le fleuve, accompagné de vingt matelots bien armés, pour faire sa visite à Outavari.

Le capitaine Pamphile, qui était observateur, remarqua avec étonnement le changement qui s'était opéré dans le pays depuis qu'il l'avait quitté. Au lieu de ces belles plaines de riz et de maïs qui trempaient leurs racines jusque dans la rivière au lieu des troupeaux nombreux qui venaient, en bêlant et en mugissant, se désaltérer sur ses bords, il n'y avait plus que des terres en friche et une solitude profonde. Il crut un instant s'être trompé et avoir pris la rivière des Poissons pour la rivière Orange; mais, ayant pris hauteur, il vit que son estime était juste: en effet, au bout de vingt heures de navigation, il arriva en vue de la capitale des Petits-Namaquois.

La capitale des Petits-Namaquois n'était peuplée que de femmes, d'enfants et de vieillards, lesquels étaient dans la plus profonde désolation, car voici ce qui était arrivé:

Aussitôt après le départ du capitaine Pamphile, Outavaro et Outavari alléchés, l'un par les deux mille cinq cents et l'autre par les quinze cents bouteilles d'eau-de-vie qu'ils devaient toucher en échange de leur fourniture d'ivoire, s'étaient mis chacun de son côté en chasse; malheureusement, les éléphants se tenaient dans une grande forêt qui séparait les États des Petits-Namaquois de ceux des Cafres, espèce de terrain neutre qui n'appartenait ni aux uns ni aux autres, et sur lequel les deux chefs ne se furent pas plus tôt rencontrés, que, voyant qu'ils venaient pour la même cause et que la spéculation de l'un nuirait nécessairement à celle de l'autre, les levains de vieille haine, qui ne s'étaient jamais bien éteints entre le fils de l'orient et le fils de l'occident se rallumèrent. Chacun était parti pour une chasse; tous, par conséquent, se trouvaient armés pour un combat, de sorte qu'au lieu de travailler de concert à réunir les quatre mille défenses, et de partager à l'amiable leur prix, ainsi que quelques vieillards à tête blanche le proposaient, ils en vinrent aux mains, et, dès le premier jour, quinze Cafres et dix-sept Petits-Namaquois restèrent sur le champ de bataille.

Dès lors, il y eut entre les hordes une guerre acharnée et inextinguible, dans laquelle Outavaro avait été tué et Outavari blessé; mais les Cafres avaient nommé un nouveau chef, et Outavari s'était refait; de sorte que, se trouvant sur le même pied qu'auparavant, la lutte avait recommencé de plus belle, chaque pays s'épuisant de guerriers pour renforcer son parti; enfin un dernier effort avait été tenté par les deux peuples pour soutenir chacun son chef: tous les jeunes gens au-dessus de douze ans, et tous les hommes au-dessous de soixante, avaient rejoint leur armée respective, et les deux forces réunies des deux nations, devant sous peu de jours se trouver en face, une bataille générale allait décider du sort de la guerre.

Voilà pourquoi il n'y avait plus que des femmes, des enfants et des vieillards dans la capitale des Petits-Namaquois; encore étaient-ils, comme nous l'avons dit, dans la désolation la plus profonde; quant aux éléphants, ils se battaient joyeusement les flancs avec leur trompe, et profitaient de ce que personne ne s'occupait d'eux pour venir jusqu'aux portes des villages manger le riz et le maïs.

Le capitaine Pamphile vit à l'instant même le parti qu'il pouvait tirer de sa position; il avait traité avec Outavaro et non avec son successeur; il était donc délié avec celui-ci de tout engagement, et son allié naturel était Outavari. Il recommanda à sa troupe de faire une visite sévère des fusils et des pistolets, afin de s'assurer que le tout était en bon état; puis, ayant ordonné à chaque homme de se munir de quatre douzaines de cartouches, il demanda un jeune Namaquois assez intelligent pour lui servir de guide et mesurer la marche de manière à ce qu'il arrivât au camp en pleine nuit.

Tout cela fut exécuté avec la plus grande intelligence, et, le surlendemain, sur les onze heures du soir, le capitaine Pamphile était introduit sous la tente d'Outavari, au moment où, ayant décidé de livrer le combat le lendemain, celui-ci tenait conseil avec les premiers et les plus sages de la nation.

Outavari reconnut le capitaine Pamphile avec cette certitude et cette rapidité de souvenirs qui distinguent les nations sauvages; aussi, à peine l'eût-il aperçu, qu'il se leva, vint au-devant de lui, en mettant une main sur son cœur et l'autre sur sa bouche, pour lui exprimer que sa pensée et sa parole étaient d'accord dans ce qu'il allait dire; or, ce qu'il allait dire et ce qu'il lui dit en mauvais hollandais était qu'ayant manqué à l'engagement pris avec le capitaine Pamphile, puisqu'il ne pouvait tenir le marché convenu, sa langue qui avait menti et son cœur qui avait trompé étaient à sa disposition, et qu'il n'avait qu'à couper l'une et arracher l'autre, pour les donner à manger à ses chiens, comme on doit faire de la langue et du cœur d'un homme qui ne tient pas sa parole.

Le capitaine, qui parlait le hollandais comme Guillaume d'orange, répondit qu'il n'avait que faire du cœur et de la langue d'Outavari, que ses chiens étaient rassasiés, ayant trouvé la route semée de cadavres de Cafres, et qu'il venait offrir un marché bien autrement avantageux à l'un et à l'autre que celui que lui proposait avec tant de loyauté et de désintéressement son fidèle ami et allié Outavari: c'était de le seconder dans sa guerre contre les Cafres, à la condition que tous les prisonniers faits après la bataille lui appartiendraient en toute propriété, pour, par lui ou ses ayant cause, en faire ce que bon leur semblerait: le capitaine Pamphile, comme on le voit à son style, avait été clerc d'avoué avant que d'être corsaire.

La proposition était trop belle pour être refusée; aussi fut-elle reçue avec acclamation, non seulement par Outavari, mais encore par le conseil tout entier; le plus vieux et le plus sage des vieillards tira même sa chique de sa bouche et sa coupe de ses lèvres, pour offrir l'une et l'autre au chef blanc; mais le chef blanc dit majestueusement que c'était à lui de régaler le conseil, et il ordonna à Georges d'aller chercher dans ses bagages deux aunes de carotte de Virginie et quatre bouteilles d'eau-de-vie d'Orléans, qui furent reçues et dégustées avec une profonde reconnaissance.

Cette collation achevée, et comme il était une heure du matin, Outavari envoya chacun se coucher à son poste, et resta seul avec le capitaine Pamphile, afin d'arrêter avec lui le plan de la bataille du lendemain.

Le capitaine Pamphile, convaincu que le premier devoir d'un général est de prendre une parfaite connaissance des localités sur lesquelles il doit opérer, et n'ayant aucun espoir de se procurer une carte du pays, invita Outavari à le conduire sur le point le plus élevé des environs, la lune jetant une lumière assez vive pour que l'on pût distinguer les objets avec autant de lucidité que par un crépuscule d'occident. Justement, une petite colline s'élevait sur la lisière de la forêt, à laquelle était appuyée l'aile droite des Petits-Namaquois. Outavari fit signe au capitaine Pamphile de le suivre en silence, et, marchant le premier, il le conduisit par des chemins où tantôt ils étaient obligés de bondir comme des tigres, tantôt forcés de ramper comme des serpents. Heureusement que le capitaine Pamphile avait passé, dans le courant de sa vie, par bien d'autres difficultés, tant dans les marais que dans les forêts vierges de l'Amérique; de sorte qu'il bondit et rampa si bien, qu'au bout d'une demi-heure de marche, il était arrivé avec son guide au sommet de la colline.

Là, si habitué que fût le capitaine Pamphile aux grands spectacles de la nature, il ne put s'empêcher de s'arrêter un instant et de contempler avec admiration celui qui se déroulait sous ses yeux. La forêt formait un immense demi-cercle dans lequel était enfermé le reste des deux peuples: c'était une masse noire qui projetait son ombre sur les deux camps, et dans laquelle l'œil eût cherché en vain à pénétrer, tandis qu'au delà de cette ombre, réunissant un bout du demi-cercle à l'autre, et formant la corde de l'arc, la rivière orange brillait comme un ruisseau d'argent liquide, en même temps qu'au fond le paysage se perdait dans cet horizon sans bornes visibles et au delà duquel s'étend le pays des Grands-Namaquois.

Toute cette immense étendue, qui conservait, même pendant la nuit, ses teintes chaudes et tranchées, était éclairée par cette lune brillante des tropiques, qui seule sait ce qui se passe au milieu des grandes solitudes du continent africain; de temps en temps, le silence était troublé par les rugissements des hyènes et des chacals qui suivaient les deux armées, et au-dessus desquels s'élevait, comme le roulement du tonnerre, le rauquement lointain de quelque lion. Alors tout se taisait, comme si l'univers eût reconnu la voix du maître, depuis le chant du bengali qui racontait ses amours, balancé dans le calice d'une fleur, jusqu'au sifflement du serpent qui, dressé sur sa queue, appelait sa femelle en élevant sa tête bleuâtre au-dessus de la bruyère; puis le lion se taisait à son tour, et tous les bruits divers qui lui avaient cédé l'espace s'emparaient de nouveau de la solitude et de la nuit.

Le capitaine Pamphile resta un instant, comme nous l'avons dit, sous le poids de l'impression que devait produire un pareil spectacle; mais, comme on le sait, le digne marin n'était pas homme à se laisser longtemps détourner par des influences bucoliques d'une affaire aussi sérieuse que celle qui l'avait amené là. Sa seconde pensée le reporta donc de plein saut au milieu de ses intérêts matériels; alors il vit, de l'autre côté d'un petit ruisseau qui s'échappait de la forêt et allait se jeter dans l'orange, toute l'armée des Cafres campée et endormie, sous la garde de quelques hommes qu'à leur immobilité on eût pris pour des statues: comme les Petits-Namaquois, ils paraissaient être décidés à livrer la bataille le lendemain, et attendaient de pied ferme leurs ennemis.

D'un coup d'œil, le capitaine Pamphile eut mesuré leur position et calculé les chances d'une surprise; et, comme son plan était suffisamment arrêté, il fit signe à son compagnon qu'il était temps de regagner le camp; ce qu'ils firent avec les mêmes précautions qu'ils l'avaient quitté.

À peine de retour, le capitaine réveilla ses hommes, en prit douze avec lui, en laissa huit à Outavari, et, accompagné d'une centaine de Petits-Namaquois, auxquels leur chef ordonna de suivre le capitaine blanc, il s'enfonça dans la forêt, fit un grand détour circulaire, et vint s'embusquer, avec sa troupe, sur la lisière de la forêt qui longeait le camp des Cafres.

Arrivé là, il plaça quelques-uns de ses matelots de distance en distance, de manière à ce qu'entre deux marins il y eût dix ou douze Namaquois; puis il fit coucher tout le monde et attendit l'événement.

L'événement ne se fit pas attendre: au point du jour, de grands cris annoncèrent au capitaine Pamphile et à sa troupe que les deux armées en venaient aux mains. Bientôt une fusillade activement nourrie se mêla à ces clameurs; aux même instant, toute l'armée ennemie fit volte-face dans le plus grand désordre, et essaya de regagner la forêt. C'était ce qu'attendait le capitaine Pamphile, qui n'eut qu'à se montrer, lui et ses hommes, pour compléter la défaite.

Les malheureux Cafres, cernés en tête et en queue, enfermés, d'un côté, par la rivière, et, de l'autre, par la forêt, n'essayèrent même plus de fuir: ils tombèrent à genoux, croyant que leur dernière heure était arrivée, et, en effet, pas un seul n'en eût probablement réchappé, à la manière dont y allaient les Petits-Namaquois, si le capitaine Pamphile n'avait rappelé à Outavari que ce n'étaient point là leurs conventions. Le chef interposa son autorité, et, au lieu de frapper de la massue et du couteau, les vainqueurs se contentèrent de lier les mains et les pieds aux vaincus; puis, cette opération terminée, on ramassa, non pas les morts, mais les vivants. On donna du jeu à la corde qui leur entravait les jambes, et on les fit, de gré ou de force, marcher vers la capitale des Petits-Namaquois. Quant à ceux qui s'étaient échappés, on ne s'en inquiéta pas davantage, leur nombre étant trop faible pour causer désormais la moindre inquiétude.

Comme cette grande et dernière victoire était due à l'intervention du capitaine Pamphile, il eut tous les honneurs du triomphe. Les femmes vinrent au-devant de lui avec des guirlandes. Les jeunes filles effeuillèrent des roses sous ses pas. Les vieillards lui décernèrent le titre de Lion blanc, et tous ensemble lui donnèrent un grand repas; puis, ces réjouissances terminées, le capitaine, après avoir remercié les Petits-Namaquois de leur hospitalité, déclara que le temps qu'il pouvait accorder aux plaisirs était écoulé, et qu'il fallait maintenant revenir aux affaires; en conséquence, il pria Outavari de lui faire délivrer ses prisonniers. Celui-ci reconnut la justesse de cette prétention, et le conduisit dans le grand hangar où on les avait entassés, le jour même de leur arrivée, et où on les avait oubliés depuis ce moment: or, trois jours s'étaient écoulés; les uns étaient morts de leurs blessures, les autres de faim, quelques-uns de chaud; si bien qu'il était temps, comme on le voit, que le capitaine Pamphile pensât à sa marchandise, car elle commençait à s'avarier.

Le capitaine Pamphile parcourut les rangs des prisonniers, accompagné du docteur, touchant lui-même les malades, examinant les blessures, assistant au pansement, séparant les mauvais des bons, comme fera l'ange au jour du jugement dernier; puis, cette visite faite, il passa au recensement: il restait deux cent trente nègres en excellent état.

Et ceux-là, on pouvait le dire, c'étaient des hommes éprouvés: ils avaient résisté au combat, à la marche et à la faim. On pouvait les vendre et les acheter de confiance, il n'y avait plus de déchet à craindre: aussi le capitaine fut si content de son marché, qu'il fit cadeau à Outavari d'une pipe d'eau-de-vie et de douze aunes de tabac en carotte. En échange de cette civilité, le chef des Petits-Namaquois lui prêta huit grandes barques pour conduire tous ses prisonniers; et, montant lui-même avec sa famille et les plus grands de son royaume dans la chaloupe du capitaine, il voulut l'accompagner jusqu'à son bâtiment.

Le capitaine fut reçu par les matelots restés à bord avec une joie qui donna au chef des Petits-Namaquois une haute idée de l'amour qu'inspirait le digne marin à ses subordonnés; puis, comme le capitaine était, avant tout, un homme d'ordre, qu'aucune émotion ne pouvait distraire de ses devoirs, il laissa le docteur et Double-Bouche faire les honneurs de la Roxelane à ses hôtes, et descendit avec les charpentiers dans la cale.

C'est que là se présentait une grave difficulté qui ne demandait rien moins que l'intelligence du capitaine Pamphile pour être résolue. En partant du Havre, le capitaine avait compté sur un échange; or, les objets échangés prenaient tout naturellement la place les uns des autres. Mais voilà que, par un concours de circonstances inattendues, non seulement le capitaine Pamphile emportait, mais encore rapportait. Il s'agissait donc de trouver le moyen de loger en plus, dans un navire déjà passablement chargé, deux cent trente nègres.

Heureusement que c'était des hommes; si c'eût été des marchandises, la chose était physiquement impossible; mais c'est une si admirable machine que la machine humaine, elle est douée d'articulations si flexibles, elle se tient si facilement sur les pieds ou sur la tête, sur le côté droit ou sur le côté gauche, sur le ventre ou sur le dos, qu'il faudrait être bien maladroit pour n'en pas tirer parti; aussi le capitaine Pamphile eut bientôt trouvé moyen de tout concilier: il fit transporter ses onze pipes d'eau-de-vie dans la fosse aux lions et dans la soute aux voiles; car il tenait à ne pas mêler ses marchandises, prétendant avec raison, ou que les nègres feraient tort à l'eau-de-vie, ou que l'eau-de-vie ferait tort aux nègres; puis il mesura la longueur de la cale. Elle avait quatre-vingts pieds: c'était plus qu'il n'en fallait. Tout homme doit se trouver satisfait lorsqu'il occupe un pied de surface sur le globe, et, au compte du capitaine Pamphile, chacun aurait encore une ligne et demie de jeu. Comme on le voit, c'était du luxe, et le capitaine aurait pu embarquer dix hommes de plus.

Or, le maître charpentier, d'après les ordres du capitaine, procéda de la manière suivante.

Il établit à tribord et à bâbord une planche de dix pouces de hauteur, qui formait un angle avec la carène du bâtiment et qui devait servir à appuyer les pieds; de cette manière et grâce à ce soutien, soixante-dix-sept nègres pouvaient fort bien tenir adossés de chaque côté du navire, d'autant plus que, pour les empêcher de rouler les uns sur les autres, en cas de gros temps, ce qui n'aurait pas manqué d'arriver, on plaça entre chacun un anneau de fer qui devait servir à les amarrer. Il est vrai que l'anneau prenait un peu de la place sur laquelle avait compté le capitaine Pamphile, et qu'au lieu d'avoir une ligne et demie de trop, chaque homme se trouvait avoir trois lignes de moins; mais qu'est-ce que trois lignes pour un homme! trois lignes! il faudrait avoir l'esprit bien mal fait pour chicaner sur trois lignes, surtout lorsqu'il vous en reste cent quarante-deux.

Même opération avait été établie pour le fond: les nègres, ainsi disposés sur deux rangs, laissaient vide un espace de douze pieds. Le capitaine Pamphile fit, au milieu de cet espace, pratiquer une espèce de lit de camp de la même largeur que les adossoirs; mais, comme il ne devait y avoir que soixante-seize nègres pour le remplir, chaque homme gagnait une demi-ligne trois douzièmes: aussi le maître charpentier appela-t-il très judicieusement le banc du milieu le banc des pachas.

Comme ce banc avait six pieds de longueur, il laissait de chaque côté un intervalle de trois pieds pour le service et la promenade. C'était, comme on le voit, plus qu'il n'en fallait; d'ailleurs, le capitaine ne dissimulait pas qu'en passant deux fois sous les tropiques, le bois d'ébène ne pouvait pas manquer de jouer un peu, ce qui, malheureusement, ferait de la place pour les plus difficiles; mais toute spéculation a ses chances, et un négociant qui est doué de quelque prévoyance doit toujours compter sur le déchet.

Ces mesures une fois prises, leur exécution regardait le maître charpentier; aussi, le capitaine Pamphile ayant accompli son devoir en philanthrope, remonta-t-il sur le pont pour voir comment on y faisait les honneurs à ses hôtes.

Il trouva Outavari, sa famille et les grands de son royaume à même d'un magnifique festin présidé par le docteur. Le capitaine prit sa place au haut bout de la table, certain qu'il était de pouvoir entièrement se reposer sur l'adresse de son fondé de pouvoirs; en effet, à peine le repas était-il fini et avait-on reporté dans leur pirogue le chef des Petits-Namaquois, son auguste famille et les grands de son royaume, que le maître charpentier vint dire au capitaine Pamphile que tout était fini à fond de cale, et qu'il pouvait y descendre pour visiter l'arrimage; ce que fit aussitôt le digne capitaine.

On ne l'avait pas trompé: tout était merveilleusement en ordre, et chaque nègre, fixé à la membrure de manière à croire qu'il faisait partie du bâtiment, semblait une momie qui n'attendait plus que l'heure d'être mise dans son coffre; on avait même sur ceux du fond gagné quelques pouces, de manière qu'on pouvait circuler autour de l'espèce de gril gigantesque sur lequel ils étaient étendus, si bien que le capitaine Pamphile eut un instant l'idée d'ajouter à sa collection le chef des Petits-Namaquois, son auguste famille et les grands de son royaume. Heureusement pour Outavari qu'à peine avait-il été reporté dans la pirogue royale, que ses sujets, qui n'avaient pas dans le Lion blanc la même confiance que leur roi, avaient profité de la liberté qui leur était laissée pour ramer de toutes leurs forces; de sorte que, lorsque le capitaine Pamphile remonta sur le pont avec la mauvaise pensée qui lui était venue dans la cale, la pirogue disparaissait à un angle de la rivière orange.

À cette vue, le capitaine Pamphile poussa un soupir: c'était quinze à vingt mille francs qu'il perdait là par sa faute.


Chapitre XVIII

Comment le capitaine Pamphile, s'étant défait avantageusement de sa cargaison de bois d'ébène à la Martinique, et de son alcool aux grandes Antilles, retrouva son ancien ami le Serpent-Noir cacique des Mosquitos, et acheta son caciquat pour une demi-pipe d'eau-de-vie.

Après deux mois et demi d'une heureuse traversée pendant laquelle, grâce aux soins paternels que le capitaine prit de son chargement, il ne perdit que trente-deux nègres, la Roxelane entra dans le port de la Martinique.

C'était un excellent moment pour se défaire de sa cargaison; grâce aux mesures philanthropiques prises d'un commun accord par les gouvernements civilisés, la traite, exposée aujourd'hui à des dangers ridicules, laisse manquer les colonies.

La marchandise du capitaine Pamphile était donc en grande hausse lorsqu'il aborda à Saint-Pierre-Martinique: aussi n'y en eut-il que pour les plus riches. Il faut avouer aussi que tout ce qu'apportait le capitaine était de véritables échantillons de choix. Tous ces hommes pris sur un champ de bataille étaient les plus braves et les plus robustes de leur nation; puis ils n'avaient pas la face stupide et l'apathie animale des nègres du Congo; leurs relations avec le Cap les avait presque civilisés; ce n'étaient que des demi sauvages.

Aussi le capitaine les vendit-il mille piastres l'un dans l'autre, ce qui lui fit un total de neuf cent quatre-vingt-dix mille francs; or, en sa qualité de capitaine, comme il avait moitié part, il encaissa à lui seul, tous frais prélevés, quatre cent vingt-deux mille francs; ce qui, comme on le voit, était un assez joli denier.

Puis une circonstance inattendue donna encore moyen au capitaine Pamphile de tirer avantageusement parti d'une autre portion de son chargement. Au lieu de cinquante pipes d'eau-de-vie qu'elle attendait de la maison Ignace Nicolas Pelonge, d'Orléans, la maison Jackson et compagnie, de New-York, n'en ayant reçu que trente-huit, elle avait été, malgré sa fidélité ordinaire à remplir ses engagements, forcée de manquer de parole à quelques-unes de ses pratiques. Or, le capitaine Pamphile apprit, à Saint-Pierre, que les grandes Antilles manquaient entièrement d'alcool, et, comme il lui restait, si l'on se souvient, onze pipes trois quarts de cette liqueur dont il n'avait pas trouvé l'emploi, il résolut de faire voile pour la Jamaïque.

On n'avait pas trompé le capitaine Pamphile; les Jamaïquois tiraient effroyablement la langue à l'endroit de l'eau-de-vie, dont ils manquaient depuis trois mois; aussi le digne capitaine fut-il reçu comme une véritable providence. Or, comme on ne marchande pas avec la providence, le capitaine vendit ses pipes sur le pied de vingt francs la bouteille; ce qui ajouta à son premier dividende de quatre cent vingt-deux mille francs une nouvelle part de cinquante mille livres, laquelle additionnée au-dessous de la première, donna un total de quatre cent soixante et douze mille francs; aussi le capitaine Pamphile, qui, jusque-là, n'avait jamais désiré que l'aurea mediocritas d'Horace, résolut-il de mettre immédiatement à la voile pour Marseille, où, en réunissant tous les fonds qu'il avait épars sur les différentes parties du globe, il pouvait réaliser une petite fortune de soixante et quinze à quatre-vingt mille livres de rente.

L'homme propose et Dieu dispose. À peine le capitaine Pamphile était-il sorti de la baie de Kinston, qu'un coup de vent le poussa vers la côte des Mosquitos, située au fond du golfe du Mexique, entre la baie de Honduras et la rivière Saint-Jean.

Or, comme la Roxelane avait subi quelques avaries et qu'elle avait besoin d'un mât de perroquet et d'un boute-hors de clinfoc, le capitaine résolut de descendre à terre, quoique les naturels du pays fussent accourus en foule sur le rivage, et que quelques-uns, armés de fusils, parussent disposés à faire résistance: aussi, ayant fait appareiller la chaloupe, et ordonné qu'on y transportât à tout hasard une petite caronade de douze qui avait son pivot sur l'avant, il y descendit avec vingt hommes, et, sans s'inquiéter des démonstrations hostiles des indigènes, il rama vigoureusement vers la côte, résolu à se procurer un mât de perroquet et un boute-hors de clinfoc, à quelque prix que ce fût.

Le capitaine avait calculé juste en comptant sur cette démonstration franche et précise de sa volonté; car, à mesure qu'il avançait vers le rivage, les naturels, qui pouvaient parfaitement distinguer à l'œil nu les dispositions guerrières du capitaine, reculaient dans l'intérieur des terres, au fond desquelles on apercevait quelques chétives cabanes, dont la plus haute était surmontée d'un drapeau trop éloigné pour qu'on pût en reconnaître les armes. Il en résulta qu'au moment où le capitaine aborda, les deux troupes, toujours séparées par le même espace, se trouvaient à mille pas, à peu près, l'une de l'autre, distance à laquelle il était difficile de se parler autrement que par signes; c'est ce que fit, au reste, immédiatement le capitaine Pamphile, qui, à peine débarqué, planta en terre un bâton au bout duquel flottait une serviette blanche; ce qui, dans tous les pays du monde, veut dire qu'on se présente avec des dispositions amies.

Ce signal fut sans doute compris des Mosquitos; car, à peine l'eurent-ils aperçu, que celui qui paraissait leur chef, et qui, en cette qualité, était revêtu d'un vieil habit d'uniforme, qu'il portait sans chemise et sans pantalon, probablement à cause de la chaleur, déposa à terre son fusil, son tomahawk et son poignard, et, élevant les deux mains en l'air pour indiquer qu'il était sans armes, s'avança vers le rivage. Cette démonstration apparut à l'instant même au capitaine dans toute sa clarté; car, ne voulant pas rester en arrière, il déposa de son côté son fusil, son sabre et ses pistolets sur le rivage, éleva les mains en l'air à son tour, et s'avança vers le sauvage avec la même confiance que celui-ci montrait.

Arrivé à cinquante pas du chef des mosquitos le capitaine Pamphile s'arrêta pour le regarder avec une plus grande attention; il lui semblait que cette figure ne lui était pas inconnue, et que ce n'était pas la première fois qu'il avait l'honneur de la contempler. De son côté, le sauvage semblait faire des réflexions à peu près pareilles, et le capitaine paraissait éveiller aussi dans sa mémoire quelques souvenirs confus et incertains; enfin, comme ils ne pouvaient se regarder éternellement, ils se remirent en route; puis, arrivés à dix pas l'un de l'autre, ils s'arrêtèrent de nouveau en poussant chacun une exclamation de surprise.

—Heng! dit gravement le Mosquitos.

—Sacredié! s'écria en riant le capitaine.

—Le Serpent-Noir est un grand chef! continua le Huron.

—Pamphile est un grand capitaine! reprit le marin.

—Que vient chercher le capitaine Pamphile sur les terres du Serpent-Noir?

—Deux misérables baguettes de saule, l'une pour faire un mât de perroquet et l'autre pour faire un boute-hors de clinfoc.

—Et que donnera en échange le capitaine Pamphile au Serpent-Noir?

—Une bouteille d'eau-de-feu.

—Le capitaine Pamphile est le bien venu, dit le Huron après un moment de silence en tendant la main en signe d'adhésion.

Le capitaine prit la main du chef et la lui serra de manière à la lui broyer en signe que c'était un marché fait. Le Serpent-Noir supporta la torture en véritable Indien, le calme dans les yeux et le sourire sur les lèvres; ce que voyant les marins d'un côté et les Mosquitos de l'autre, ils poussèrent trois grandes exclamations en signe de joie.

—Et quand le capitaine Pamphile donnera-t-il l'eau-de-feu? demanda le Huron en dégageant ses doigts.

—À l'instant même, répondit le marin.

—Pamphile est un grand capitaine, dit le Huron en s'inclinant.

—Le Serpent-Noir est un grand chef, répondit le marin en lui rendant son salut.

Puis tous deux, se tournant le dos avec la même gravité, retournèrent d'un pas égal chacun vers sa troupe, afin de lui rendre compte de ce qui s'était passé.

Une heure après, le Serpent-Noir tenait la bouteille d'eau-de-feu. Le même soir, le capitaine Pamphile avait avisé deux palmiers qui faisaient justement son affaire.

Cependant, comme le maître charpentier demandait huit jours pour mettre son mâtereau et son boute-hors en état, le capitaine, jugeant que la bonne intelligence pouvait être interrompue pendant cet intervalle entre son équipage et les indigènes, fit tirer sur le rivage une ligne que ne pouvaient sous aucun prétexte dépasser les matelots. Le Serpent-Noir, de son côté, fixa aussi certaines limites que ses gens reçurent l'ordre de ne point franchir, puis, au milieu de l'espace qui séparait les deux camps, on dressa une tente qui devait servir de salon de conférence aux deux chefs, lorsque leurs affaires respectives exigeraient qu'ils s'abouchassent.

Le lendemain, le Serpent-Noir s'achemina vers la tente, le calumet à la main. Le capitaine Pamphile, voyant les dispositions pacifiques du chef des Mosquitos, s'avança de son côté, le brûle-gueule à la bouche.

Le Serpent-Noir avait avalé sa bouteille d'eau-de-feu, et il en désirait une autre. Le capitaine Pamphile, sans être autrement curieux, n'était point fâché d'apprendre comment il retrouvait à l'isthme de Panama, et chef des Mosquitos, un homme qu'il avait quitté sur le fleuve Saint-Laurent, et chef des Hurons.

Or, comme tous deux étaient disposés à faire quelques concessions pour obtenir ce qu'ils désiraient, ils s'abordèrent ainsi que deux amis enchantés de se revoir; puis, comme preuve de fraternité complète, le Serpent-Noir prit le brûle-gueule du capitaine Pamphile, le capitaine Pamphile le calumet du Serpent-Noir, et tous deux se poussèrent gravement des bouffées de fumée au visage; puis, après un instant de silence:

—Le tabac de mon frère le visage pâle est bien fort, dit le Serpent-Noir.

—Ce qui veut dire que mon frère la peau rouge désire se rafraîchir la bouche avec de l'eau-de-feu, répondit le capitaine Pamphile.

—L'eau-de-feu est le lait des Hurons, reprit le chef avec une dignité méprisante qui prouvait qu'il sentait, de ce côté-là, toute sa supériorité sur les Européens.

—Que mon frère boive donc, dit le capitaine Pamphile en tirant une gourde de sa poche, et, quand le biberon sera vide, on le remplira.

Le Serpent-Noir prit la gourde, la porta à sa bouche, et, de la première gorgée, en but à peu près le tiers.

Le capitaine la prit ensuite, la secoua pour en calculer à peu près le déficit, et, la portant à ses lèvres, il lui donna une accolade qui ne le cédait en rien à celle de son convive. Celui-ci voulut la reprendre à son tour.

—Un instant, dit le capitaine en plaçant entre ses jambes la gourde vide aux deux tiers; causons un peu de ce qui s'est passé depuis que nous nous sommes vus.

—Que désire savoir mon frère? demanda le chef.

—Ton frère désire savoir, reprit le capitaine Pamphile, si tu es venu ici par mer ou par terre.

—Par mer, répondit laconiquement le Huron.

—Et qui t'y a conduit?

—Le chef des habits rouges.

—Que le Serpent-Noir délie sa langue et raconte son histoire à son frère le visage pâle, reprit le capitaine Pamphile en présentant de nouveau la gourde au Huron, qui la vida d'un trait.

—Mon frère écoute-t-il? demanda le chef, dont les yeux commençaient à s'animer.

—Il écoute, répondit le capitaine employant pour la réponse le même laconisme qui avait dicté la demande.

—Quand mon frère m'eut quitté au milieu de la tempête, dit le chef, le Serpent-Noir continua de remonter le fleuve aux grandes eaux, non plus dans sa barque, qui était brisée, mais en suivant à pied les rives. Il marcha ainsi cinq jours encore, et il se trouva sur les bords du lac Ontario; puis, le traversant à York, il eut bientôt gagné le lac Huron, où était son wigwam; mais, en son absence, de grands événements étaient arrivés.

«Les Anglais, à force de repousser devant eux les peaux rouges, étaient parvenus peu à peu jusqu'aux bords du lac Supérieur: le Serpent-Noir trouva son village habité par des visages pâles et sa place prise par des étrangers au foyer de ses ancêtres.

«Alors il se retira dans les montagnes où l'Otalawa prend sa source, et appela ses jeunes guerriers: ils déterrèrent le tomahawk et accoururent autour de lui, aussi nombreux que l'étaient les élans et les daims avant que les visages pâles eussent paru aux sources de la Delawarre et du Susquehennah. Alors les visages pâles eurent peur, et ils envoyèrent au nom du gouverneur une ambassade au Serpent-Noir. On lui offrait six fusils, deux barils de poudre et cinquante bouteilles d'eau-de-feu, s'il voulait vendre le toit de ses pères et le champ de ses aïeux; et en échange de ce toit et de ces champs, on lui donnait la terre des Mosquitos, qui venait d'être cédée par la république de Guatimala aux visages pâles. Le Serpent-Noir résista longtemps, quelque tentantes que fussent ces offres; mais il eut le malheur de goûter à l'eau-de-feu, et dès lors tout fut perdu: il consentit au traité et l'échange fut fait. Le Serpent-Noir jeta une pierre derrière son dos, en disant:

«—Que le Manitou me jette loin de lui comme je fais de cette pierre, si jamais je remets le pied dans les forêts, dans les prairies ou sur les montagnes qui s'étendent du lac Érié à la mer d'Hudson, et du lac Ontario au lac Supérieur.

«Aussitôt on le conduisit à Philadelphie, on le fit monter sur un vaisseau et on le transporta à Mosquitos; alors le Serpent-Noir et les jeunes guerriers qui l'avaient accompagné bâtirent les huttes que mon frère peut voir d'ici. Lorsqu'elles furent achevées, le chef des visages pâles planta sur la plus grande le drapeau de l'Angleterre, et remonta sur son vaisseau, en laissant au Serpent-Noir un papier écrit dans une langue inconnue.»

À ces mots, le Serpent-Noir tira en soupirant un parchemin de sa poitrine et le déroula devant les yeux du capitaine Pamphile: c'était l'acte de cession qui lui était fait de tous les terrains situés entre la baie de Honduras et le lac de Nicaragua, sous la protection de l'Angleterre, et avec le titre de cacique des Mosquitos.

Le gouvernement britannique se réservait la faculté de faire bâtir un ou plusieurs forts, en tels endroits qu'il lui plairait de choisir, sur les terres du caciquat.

L'Angleterre est la nation de prévoyance par excellence: présumant qu'un jour ou l'autre on percerait l'isthme de Panama, soit à Chiapa, soit à Carthago, elle avait rêvé d'avance entre l'océan Atlantique et l'océan Boréal un Gibraltar américain.

En lisant cet acte, il vint au capitaine Pamphile une singulière idée; il avait spéculé sur tout, thé, indigo, café, morue, singes, ours, eau-de-vie et Cafres; il lui restait à acheter un royaume.

Seulement, celui-là lui coûta plus cher qu'il ne s'y était attendu d'abord, non pas à cause de la mer poissonneuse qui en baignait les côtes, non point à cause des hauts cocotiers qui en ombrageaient le rivage, non point encore à cause des vastes forêts qui couvraient la chaîne de montagnes qui coupe l'isthme en deux et sépare les Guatimalais des Mosquitos: non, tout cela était assez indifférent au Serpent-Noir; mais, en revanche, il tenait énormément au cachet rouge qui décorait le bas de son parchemin. Malheureusement, il n'y avait pas d'acte sans cachet, car ce cachet était celui de la chancellerie de Londres.

Le cachet coûta au capitaine cent cinquante bouteilles d'eau-de-feu; mais il eut le parchemin par-dessus le marché.


Chapitre XIX

Comment le cacique des Mosquitos donna une constitution à son peuple, pour se faciliter un emprunt de douze millions.

Quatre mois environ après les événements que nous venons de raconter, un joli brick, portant un pavillon tiercé en fasce de sinople, d'argent et d'azur, abaissé au-dessous du pavillon royal d'Angleterre, qui se déployait fièrement au-dessus de lui en signe de suzeraineté, saluait de vingt coups de canon la forteresse de Portsmouth, qui lui rendait sa politesse par un nombre de coups égal!

C'était le Soliman, navire fin voilier, détaché de la nombreuse marine militaire du cacique des Mosquitos, et qui amenait à Londres et à Édimbourg les consuls de Son Altesse, lesquels venaient, munis de l'acte de cession fait par le gouvernement anglais à leur maître, se faire reconnaître de Sa Majesté Guillaume IV.

La curiosité avait été grande dès qu'on avait signalé dans la rade de Portsmouth un pavillon inconnu; mais cette curiosité augmenta encore lorsque l'on sut quels importants personnages il annonçait. Chacun se précipita aussitôt sur le port pour voir descendre les deux illustres envoyés du nouveau souverain que la Grande-Bretagne venait de ranger au nombre de ses vassaux. Il semblait aux Anglais, si avides de choses nouvelles, que les deux consuls devaient avoir quelque chose d'étrange, et qui sentit l'état sauvage dont allait les tirer le bienfaisant patronage de l'Angleterre. Mais, sur ce point, les prévisions des curieux furent complètement trompées: la chaloupe mit à terre deux hommes, dont l'un, déjà âgé de cinquante à cinquante-cinq ans, court, replet et haut en couleur, était le consul d'Angleterre; l'autre, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans, grand et sec, était le consul d'Édimbourg; tous deux étaient revêtus d'un uniforme de fantaisie qui tenait le milieu entre le costume militaire et l'habit civil. Au reste, leur teint bruni par le soleil, leur accent méridional fortement accentué, indiquaient du premier coup, à l'œil et à l'oreille, des enfants de l'équateur.

Les nouveaux débarqués s'informèrent de la demeure du commandant de place, auquel ils firent leur visite, qui dura une heure, à peu près; puis ils retournèrent à bord du Soliman, toujours accompagnés de la même affluence. Le même soir, le bâtiment remit à la voile, et, huit jours après, on apprit par le Times, le Standard et le Sun leur heureuse arrivée à Londres, où ils avaient produit, disaient ces journaux, une grande sensation. Cela ne surprit point le gouverneur de Portsmouth, qui avait été étonné, disait-il à qui voulait l'entendre, de l'instruction variée des deux envoyés du cacique des Mosquitos, qui tous deux parlaient un français fort passable, et dont l'un, le consul d'Angleterre, possédait d'excellentes idées commerciales et même une légère teinte de médecine, tandis que l'autre, le consul d'Édimbourg, brillait surtout par un esprit très vif et une connaissance approfondie de la science culinaire des différents peuples du monde, que, tout jeune qu'il était, ses parents lui avaient fait parcourir, dans la prévision, sans doute, des hautes charges auxquelles la Providence l'avait appelé.

Les deux consuls mosquitos avaient eu le même succès auprès des autorités de Londres qu'auprès du gouverneur de Portsmouth. Les ministres auxquels ils s'étaient présentés avaient remarqué en eux, il est vrai, une ignorance complète des usages du monde; mais cette absence de fashion, qu'on ne pouvait consciencieusement pas exiger d'hommes nés sous le 10edegré de latitude, était bien rachetée par les connaissances diverses qu'ils possédaient, et qui sont quelques fois parfaitement étrangères aux agents des nations les plus civilisées.

Par exemple, le lord chancelier étant revenu, un soir, très enroué d'une séance de la chambre basse, où il avait été obligé de discuter contre O'Connell un nouveau projet d'impôts sur l'Irlande, le consul de Londres, qui se trouvait là par hasard à son retour, demanda à milady un jaune d'œuf, un citron, un petit verre de rhum et quelques clous de girofle, prépara de ses propres mains une boisson agréable au goût et fort en usage, dit-il, à Comayagua pour ces sortes d'indispositions, boisson qu'ayant avalé de confiance le lord chancelier, il se trouva radicalement guéri le lendemain. Cette aventure fit, du reste, tant de bruit dans le monde diplomatique, que, depuis ce temps, on n'appelle plus le consul de Londres que le docteur.

Une autre chose, non moins extraordinaire, arriva à M. le consul d'Édimbourg, sir Édouard Twomouth. Un jour que l'on causait chez le ministre de l'instruction publique des différents mets des différentes nations, sir Édouard Twomouth déploya une si vaste connaissance de la matière, depuis la carrick à l'indienne, fort en usage à Calcutta, jusqu'au pâté de bosse de bison, si généralement apprécié à Philadelphie, qu'il en fit venir l'eau à la bouche à toute l'honorable assemblée; ce que voyant le consul, il offrit avec une obligeance sans égale à M. le ministre de l'instruction publique de diriger un de ces prochains dîners dans lequel on ne servirait aux convives que des plats parfaitement inconnus en Europe. Le ministre de l'instruction publique, confus de tant de bonté, refusa longtemps d'accepter une pareille offre; mais sir Édouard Twomouth insista de telle façon et avec une si grande franchise, que Son Excellence finit par céder et invita tous ses collègues à cette solennité culinaire. En effet, au jour dit, le consul d'Édimbourg, qui avait donné la surveille à ses ordres pour les achats, arriva dès le matin, et, sans morgue, sans fierté, descendant à la cuisine, il se mit en chemise, au milieu des cuisiniers et des marmitons, qu'il dirigea comme s'il n'avait pas fait autre chose de toute sa vie. Puis, une demi-heure avant le dîner, il détacha la serviette qu'il avait nouée autour de ses reins, reprit son habit de consul, et, avec la simplicité du mérite réel, il entra au salon avec la même tranquillité que s'il descendait de son équipage.

C'est ce dîner, lequel fit révolution dans le cabinet anglais, qui fut comparé au festin de Balthasar par le Constitutionnel, dans un article foudroyant intitulé Perfide Albion.

Aussi, sir Édouard Twomouth souleva-t-il les plus vifs regrets dans le club gastronomique de Piccadilly, lorsque, impérieusement appelé par son devoir, il fut forcé de quitter Londres pour Édimbourg. Le docteur resta donc seul à Londres. Au bout de quelque temps, il notifia au corps diplomatique l'arrivée prochaine de son auguste maître, Son Altesse don Gusman y Pamphilos, ce qui produisit une grande sensation dans le monde aristocratique.

En effet, un matin, on signala un bâtiment étranger qui remontait la Tamise, portant à sa corne le pavillon mosquitos, et, à son mât d'artimon, l'étendard de la Grande-Bretagne; c'était le brick le Mosquitos, du même port et de la même force que le Soliman, mais tout éclatant de dorures, et, le même jour, il mouilla dans les Docks. Il amenait à Londres Son Altesse le cacique en personne.

Si l'affluence avait été déjà considérable au débarquement des consuls, on comprend ce qu'elle dut être au débarquement du maître. Londres tout entier était dans ses rues, et ce fut à grand-peine si le corps diplomatique parvint à se faire place, tant la foule était pressée, pour venir recevoir le nouveau souverain.

C'était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, chez lequel on reconnut à l'instant même le véritable type mexicain, avec ses yeux vifs, son teint hâlé, ses favoris noirs, son nez aquilin et ses dents de chacal. Il était vêtu d'un habit de général mosquitos, et portait pour tout ornement la plaque de son ordre; il parlait passablement l'anglais, mais avec un accent provençal très prononcé. Cela tenait à ce que le français était la première langue qu'il eût apprise, et qu'il l'avait apprise d'un maître marseillais; au reste, il répondit aux compliments avec aisance, parla à chaque ministre et à chaque chargé d'affaires dans sa langue: Son Altesse le cacique étant polyglotte au premier degré.

Le lendemain, Son Altesse fut reçue par Sa Majesté Guillaume IV.

Huit jours après, les murs de Londres se tapissèrent de lithographies représentant les différents uniformes de l'armée de terre et de mer du cacique des Mosquitos; puis de paysages représentant la baie de Carthago et le cap Garcias à Dios, à l'endroit où la rivière d'or se jette à la mer.

Enfin parut une vue exacte de la place publique de la ville capitale, avec le palais du cacique au fond, le théâtre sur un côté et la bourse sur l'autre.

Tous les soldats étaient gras et bien portants, et l'on expliquait ce phénomène par une note placée au bas des gravures et qui indiquait la paye que recevait chaque militaire; c'était trois francs par jour pour les simples soldats, cinq francs pour les caporaux, huit francs pour les sergents, quinze francs pour les sous-officiers, vingt-cinq francs pour les lieutenants et cinquante francs pour les capitaines. Quant à la cavalerie, elle touchait double paye, parce qu'elle était obligée de nourrir ses chevaux; cette magnificence, qu'on eût traitée de prodigalité à Londres et à Paris, était toute simple à Mosquitos, l'or roulant dans les fleuves et germant littéralement sous terre; de sorte qu'on n'avait qu'à se baisser et à le prendre.

Quant aux paysages, c'étaient bien les plus riches points de vue qui se pussent voir: l'ancienne Sicile qui nourrissait Rome et l'Italie du superflu de ses douze millions d'habitants n'était qu'un désert auprès des plaines de Panamakas, de Caribania et de Tinto; c'étaient des champs de maïs, de riz, de cannes à sucre et de café, au milieu desquels les chemins étaient à peine tracés pour la circulation des exploitants; toutes ces terres rapportaient naturellement, et sans que l'homme s'en occupât le moins du monde. Cependant les naturels les labouraient, parce qu'il arrivait souvent qu'avec le soc de leur charrue, ils découvraient des lingots d'or de deux ou trois livres, et des diamants de trente à trente-cinq carats.

Enfin, autant qu'on pouvait en juger par les trois magnifiques palais qui s'élevaient sur la place principale des Mosquitos, la ville était bâtie dans un style mélangé, qui participait à la fois de l'antique simplicité grecque, de la capricieuse ornementation du moyen âge et de la noble impuissance moderne; ainsi le palais du cacique était fait sur le modèle du Parthénon, le théâtre avait une façade dans le goût de celle du dôme de Milan, et la bourse ressemblant à l'église Notre-Dame de Lorette. Quant à la population, elle était vêtue d'habits magnifiques, tout resplendissants d'or et de pierreries. Des négresses suivaient les femmes avec des parasols de plumes de toucan et de colibri; les laquais faisaient l'aumône avec des pièces d'or, et il y avait dans un coin du tableau un pauvre qui nourrissait son chien avec des saucisses.

Quinze jours après l'arrivée du cacique à Londres, il n'était bruit, depuis Dublin jusqu'à Édimbourg, que de l'Eldorado mosquitos; le peuple s'arrêtait devant ces magnifiques prospectus en telle affluence, que la baguette du constable devint insuffisante pour dissiper les attroupements: ce que voyant le cacique, il alla trouver le lord maire, en le priant de défendre l'exposition d'aucune gravure ou gouache représentant quoi que ce soit de son royaume. Le lord maire, qui, jusqu'à présent, ne l'avait pas fait dans la seule crainte de désobliger Son Altesse don Gusman y Pamphilos, ordonna, le jour même, la saisie des objets désignés chez tous les marchands de gravures; mais, s'ils étaient loin de la vue, ils n'étaient pas hors de la mémoire, et, le lendemain de cette exécution sans exemple dans un pays aussi libre que l'est la Grande-Bretagne, plus de cinquante personnes se présentèrent chez le consul, déclarant qu'elles étaient prêtes à émigrer, si les renseignements qu'elles venaient chercher étaient en harmonie avec ce qu'elles attendaient.

Le consul leur répondit qu'il y avait aussi loin de l'idée qu'elles avaient pu prendre de cette bienheureuse terre, à ce qu'elle était en effet, qu'il y a loin de la nuit au jour et de la tempête au beau temps; que la lithographie était, comme chacun sait, un moyen très impuissant de traduire la nature, puisqu'elle n'avait qu'un ton gris et terne pour rendre non seulement toutes les couleurs, mais encore les milliers de nuances qui font le charme et l'harmonie de la création; que, par exemple, les oiseaux qui voltigeaient dans les paysages et qui avaient sur ceux de l'Europe l'avantage inappréciable de se nourrir d'insectes malfaisants, et de ne pas sentir le grain, semblaient tous sous les crayons du lithographe des moineaux francs ou des alouettes, tandis qu'ils brillaient en réalité de couleurs si fraîches et si vives, qu'ils semblaient des rubis animés et des topazes vivantes; que, d'ailleurs, s'ils voulaient se donner la peine de passer dans son cabinet, il leur montrerait ces mêmes oiseaux, qu'ils reconnaîtraient, non pas à leur plumage, mais à la forme de leur bec et à la longueur de leur queue, et qu'en les comparant à l'ignoble ressemblance que le peintre avait cru atteindre, ils pourraient juger de tout le reste sur un seul échantillon.

Les braves gens entrèrent dans le cabinet, et, comme le docteur, grand amateur d'histoire naturelle, avait, dans ses différentes courses, réuni une collection précieuse de toutes les fleurs volantes qu'on appelle des colibris, des oiseaux-mouches et des bengalis, ils en sortirent parfaitement convaincus.

Le lendemain, un bottier se présenta chez le consul et demanda si, à Mosquitos, les industries étaient libres. Le consul répondit que le gouvernement y était si paternel, que l'on n'y payait même pas de patente; ce qui établissait une concurrence qui tournait à la fois au profit des industriels et des consommateurs, attendu que tous les peuples environnants venaient s'approvisionner dans la capitale du caciquat, où ils trouvaient chaque chose tellement au-dessous du cours de leur paye, que rien que par cette différence ils étaient défrayés et au delà des dépenses de leur voyage; que les seuls privilèges qui dussent exister, car ils n'existaient pas encore, et c'était ce qu'il avait vu en Angleterre qui en avait donné l'idée au cacique, était la fourniture spéciale de sa personne sérénissime et de sa maison. Le bottier demanda aussitôt s'il y avait à Mosquitos un bottier de la couronne. Le consul répondit que beaucoup de demandes avaient été faites, mais qu'aucune n'avait encore été distinguée; que d'ailleurs, le cacique comptait soumissionner les charges, ce qui épargnerait toujours un grand embarras, attendu que cette mesure déjouait toutes les brigues et tuait la vénalité, ce vice fondamental des gouvernements européens. Le bottier demanda à quel taux était cotée la charge de bottier de la couronne. Le docteur consulta ses registres et répondit que la charge de bottier de la couronne était cotée à deux cent cinquante livres sterling. Le bottier bondit de joie: c'était pour rien! puis, tirant de sa poche cinq billets de banque qu'il présenta au consul, il le pria dès ce moment de le considérer comme seul et unique soumissionnaire, ce qui était d'autant plus juste qu'il y avait rempli la condition demandée, c'est-à-dire le paiement comptant et intégral de la soumission. Le consul trouva la demande si éminemment raisonnable, qu'il n'y répondit qu'en remplissant un brevet qu'il remit séance tenante au pétitionnaire, signé de sa main et revêtu du sceau de Son Altesse. Le bottier sortit du consulat sûr de sa fortune et enchanté d'avoir fait pour l'assurer un si mince sacrifice.

Dès lors il y eut queue au bureau du consulat; au bottier succéda un tailleur, au tailleur un pharmacien; au bout de huit jours, chaque branche de l'industrie, du commerce ou de l'art eut son représentant breveté. Puis ensuite vinrent les achats de grades et de titres; le cacique fit des colonels et créa des barons, vendit des titres de noblesse personnelle et de la noblesse héréditaire. Un monsieur, qui avait déjà l'Éperon d'or et l'ordre d'Hohenlohe, lui fit même des propositions pour acheter l'Étoile de l'équateur, qu'il avait fondée pour récompenser le mérite civil et le courage militaire; mais le cacique répondit que, sur ce point seulement, il s'écarterait de l'exemple donné par les gouvernements européens, et qu'il faudrait gagner sa croix pour l'obtenir. Malgré ce refus, qui lui fit, au reste, le plus grand honneur dans l'esprit des radicaux anglais, le cacique encaissa dans son mois une recette de soixante mille livres sterling.

Vers ce temps, et après un dîner à la cour, le cacique se hasarda à parler d'un emprunt de quatre millions. Le banquier de la couronne, qui était un juif prêtant de l'argent à tous les souverains, sourit de pitié à cette demande et répondit au cacique qu'il ne trouverait pas à emprunter moins de douze millions, toute affaire commerciale au-dessous de ce chiffre étant abandonnée aux carotteurs et aux courtiers marrons. Le cacique répondit que ce n'était pas cela qui empêcherait la chose de se faire, et que, quant à lui, il prendrait aussi bien douze millions que quatre. Le banquier lui dit alors de passer dans son bureau, et qu'il y trouverait son commis qui était chargé des emprunts au-dessous de cinquante millions; qu'il aurait reçu des ordres, et qu'il pourrait traiter avec ce jeune homme; que, quant à lui, il ne s'occupait que des spéculations qui dépassaient un milliard.

Le lendemain, le cacique passa au bureau du banquier; tout avait été préparé comme celui-ci l'avait dit. L'emprunt se faisait à six pour cent; M. Samuel émettait d'abord tous les fonds; puis il se chargeait ensuite de trouver des soumissionnaires. Cependant c'était à une condition sine qua non. Le cacique frémit et demanda quelle était cette condition. Le commis répondit que cette condition était de donner une constitution à son peuple.

Le cacique resta étourdi de la demande, non pas qu'il rechignât le moins du monde sur la constitution; il connaissait la valeur de ces sortes d'écrits et en aurait donné douze pour mille écus, à plus forte raison une pour douze millions; mais il ne savait pas que M. Samuel entreprît la liberté des peuples en partie double: il lui avait même entendu professer dans son patois, moitié allemand, moitié français, une profession de foi politique qui était si peu en harmonie avec la demande qu'il lui faisait faire à cette heure, qu'il ne put s'empêcher d'en manifester son étonnement au troisième commis.

Celui-ci répondit au cacique que Son Altesse ne s'était point trompée à l'endroit des opinions de son patron; mais que, dans les gouvernements absolus, c'était le prince qui répondait des dettes de l'État, tandis que, dans les gouvernements constitutionnels, c'était l'État qui répondait des dettes du prince, et que, quelque fonds que fit M. Samuel sur la parole des rois, il avait encore plus de confiance dans les engagements des peuples.

Le cacique, qui était un homme de jugement, fut forcé d'avouer que ce que lui disait ce troisième commis ne manquait pas de raison, et que M. Samuel, qu'il avait pris pour un turcaret, était, au contraire, un homme fort sensé: il promit, en conséquence, de rapporter le lendemain une constitution aussi libérale que celles qui avaient cours en Europe, et dont le principal article serait conçu en ces termes:

De la dette publique

«Les dettes qui, jusqu'au jour de la prochaine convocation du parlement, ont été contractées par Son Altesse le cacique, sont déclarées dettes de l'État, et garanties par tous les revenus et toutes les propriétés de l'État.

Une loi sera présentée à la prochaine cession du parlement, pour déterminer la portion des revenus publics qui sera affectée au service des intérêts et au rachat successif du capital de la dette actuelle.»

C'était la rédaction même de M. Samuel.

Le cacique n'y changea point une virgule, et, le lendemain, il rapporta la constitution entière, telle qu'on peut la voir aux pièces justificatives: elle était signée de sa main et scellée de son sceau. Le troisième commis la jugea convenable et la porta à M. Samuel. M. Samuel mit au bas: Bon à tirer, déchira un feuillet de son agenda, écrivit au-dessous: «Bon pour douze millions payables fin courant», et signa Samuel.

Huit jours après, la constitution de la nation mosquitos avait paru dans tous les journaux anglais, et était reproduite par tous les journaux européens; ce fut à cette occasion que le Constitutionnel fit cet article remarquable qui est encore dans tous les souvenirs, intitulé Noble Angleterre.

On comprend qu'une pareille largesse de la part d'un prince à qui on ne la demandait pas, redoubla la confiance qu'on avait en lui et tripla le nombre des émigrants. Le nombre s'éleva à seize mille six cent trente-neuf, et le consul signait le seize mille six cent trente-neuvième passeport, lorsque, remettant le susdit papier au seize mille six cent trente-neuvième émigrant, le consul lui demanda quel argent lui et ses compagnons emportaient. L'émigrant répondit qu'ils emportaient des billets de banque et des guinées. À ceci le consul répondit qu'il croyait devoir prévenir l'émigrant que les bank-notes perdaient à la banque mosquitos six pour cent, et l'or deux schellings par guinée, et cette perte était une chose qui se devait comprendre, à cause de l'éloignement des deux pays et de la rareté des relations, tout le commerce se faisant en général à Cuba, Haïti, la Jamaïque, l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud.

L'émigrant, qui était un homme de sens, comprit parfaitement cette raison; mais, désolé du déficit que devait produire dans sa petite fortune le change qu'il serait obligé de subir une fois arrivé au lieu de sa destination, il demanda à Son Excellence le consul si, par faveur spéciale, il ne pourrait pas lui donner de l'argent ou de l'or mosquitos en échange de ses guinées et de ses bank-note. Le consul répondit qu'il gardait son or et son argent, parce qu'étant purs de tout alliage, ils gagnaient sur l'argent et sur l'or anglais, mais qu'il pouvait lui donner, moyennant une simple commission d'un demi pour cent, des billets de la banque du cacique, qui, une fois arrivé à Mosquitos, lui seraient échangés sans retenue contre de l'or et de l'argent du pays. L'émigrant demanda à embrasser les pieds du consul; mais celui-ci lui répondait avec une dignité vraiment républicaine que tous les hommes étaient égaux, et lui donna sa main à baiser.

Dès ce jour, le change commença. Il dura une semaine. Au bout d'une semaine, le change avait produit quatre-vingt mille livres sterling, sans compter l'escompte.

Vers le même temps, sir Édouard Twomouth, consul à Édimbourg, prévint son collègue de Londres qu'il avait encaissé, par des moyens à peu près analogues à ceux qui avaient été mis en usage dans la capitale des trois royaumes, une somme de cinquante mille livres sterling. Le docteur trouva d'abord que c'était bien peu; mais il réfléchit que l'Écosse était un pays pauvre qui ne pouvait pas rendre comme l'Angleterre.

De son côté, Son Altesse le cacique don Gusman y Pamphilos, toucha, fin courant, les douze millions du banquier Samuel.

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