Le chasseur noir
The Project Gutenberg eBook of Le chasseur noir
Title: Le chasseur noir
Author: H. Emile Chevalier
Release date: March 10, 2006 [eBook #17963]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Produced by Rénald Lévesque
LE CHASSEUR NOIR
PAR
ÉMILE CHEVALIER
PARIS CALMANN-LEVY, ÉDITEURS 3 RUE AUGER, 3
I
TRAGÉDIE NOCTURNE
Il faisait tout à fait nuit quand le chasseur arriva au lieu où il avait dressé ses pièges la nuit précédente. C'était un de ces sites pittoresques que l'on trouve seulement dans les chaînes des montagnes Rocheuses. Des barrières presque infranchissables, de gigantesques remparts de terre et de pierres en défendaient l'approche. Mais, si bien gardée qu'il fût par la nature, ce pertuis était accessible à un trappeur[1], car ses yeux exercés savent découvrir la passe la plus étroite, et sa main sait ouvrir les portes secrètes des montagnes: ses pieds sont familiers avec les sentiers désolés, et les mousses des arbres, aussi bien que les étoiles du firmament, servent à diriger ses pas.
[Note 1: Les Canadiens-français désignent ainsi les gens qui font la traite des pelleteries dans l'Amérique septentrionale.]
Le chasseur avait gagné la gorge solitaire dont nous venons de parler par un cul-de-sac que longtemps il avait cru connu de lui seul. Mais ayant, depuis peu, perdu plusieurs pièges tendus, au fond de cette gorge, près d'une rivière qui l'arrosait et s'échappait, en se frayant un passage à travers les masses de granit, il avait commencé à ne plus se considérer comme l'unique violateur de cette profonde retraite.
Arrivé à sa destination il eut un mouvement de surprise et de colère, facile à concevoir, en remarquant que ses pièges avaient encore disparu. Une fois assuré du fait, il se mit à fureter ça et là, autant que les ténèbres pouvaient le lui permettre, pour découvrir quelques traces des auteurs de la soustraction; mais il lui fut impossible d'obtenir la moindre preuve que le lieu eût été visité par un blanc ou un Peau-rouge.
Après avoir réfléchi un instant, le trappeur se coucha dans de hautes herbes et des plantes aquatiques sur le bord de la rivière, qui, à ce point, semblait sourdre du coeur même des montagnes, sous une voûte énorme de rochers.
Notre homme s'amusa à écouter le murmure des eaux, en se demandant comment elles avaient pu s'ouvrir une voie à travers ces blocs si compactes et si puissants. Les voiles de la nuit s'épaissirent. L'ombre parut rouler et se condenser dans le bassin jusqu'à ce qu'elle ressemblât à ces ténèbres égyptiennes que l'on pouvait palper.
Tout à coup, une lueur brilla sur la ravine. Étonné de ce phénomène, le trappeur en chercha la cause. Ne voyant plus rien, il allait l'attribuer à un éclair, lorsqu'au sommet d'une saillie rocheuse, vis-à-vis de lui, il aperçut deux personnages qui tenaient des torches à la main et s'efforçaient de reconnaître la rivière à leurs pieds.
Vêtus à peu près comme des bandits mexicains, ils portaient la casaque de chasse, en peau de daim, des trappeurs du Nord-ouest, avec des mitasses[2] unies et des mocassins.
[Note 2: Sorte de jambières de peau en usage chez les aborigènes de l'Amérique.]
Le plus robuste avait la taille serrée par une ceinture rouge à bouts effilés et flottants. A cette ceinture était passée une paire de pistolets de cavalerie, une dague dans un élégant fourreau, un couteau de chasse à manche d'argent, et un sifflet d'ivoire de grande dimension. A la main, il tenait un fusil à deux coups. Trapu, stature moyenne, il avait les attaches des membres solidement nouées. Un feutre à large bord lui couvrait la tête. A la lueur des torches, ses traits parurent au trappeur fortement accentués, durs.
Son compagnon avait une organisation grêle, mais il était accoutré de la même manière, si ce n'est que son ceinturon était en cuir noir.
Ils restèrent là quelques moments, et disparurent aussi mystérieusement qu'ils étaient venus. Cette circonstance fit réfléchir le trappeur. Il lui sembla que quelque chose, en dehors des événements ordinaires, allait arriver.
Les visages qu'il avait vus le troublaient. Battant sur son front un roulement avec ses doigts, il forma un nombre incalculable de conjectures, et se convainquit que la dernière s'éloignait encore plus de la vérité que les précédentes—preuve évidente que celles qui suivraient seraient encore moins satisfaisantes.
Tandis qu'il roulait ces pensées, les torches se remontrèrent dans une autre direction.
Elles descendaient lentement le long d'une pente escarpée et difficile du même côté de la rivière, mais qui s'enfonçait plus avant dans la montagne. La marche était certainement malaisée et dangereuse. Durant une dizaine de minutes, notre homme épia les lumières, qui tantôt apparaissaient brillantes, tantôt se cachaient entièrement, suivant les accidents du terrain, et se rapprochaient peu à peu.
Enfin, le trappeur distingua de nouveau ceux qui les tenaient. Ils étaient accompagnés de quatre autres individus, portant un fardeau ayant forme d'un corps humain enveloppé dans un manteau. Instinctivement, il se retira plus avant sous l'arche de granit qui reliait les deux rives du cours d'eau. Les visiteurs nocturnes arrivèrent au fond de la ravine, et le personnage à la ceinture rouge se dirigea vers le bord de la rivière. Là, il fit un geste; alors les quatre hommes s'avancèrent près de lui, placèrent leur fardeau sur le sol et se retirèrent.
Le trappeur se sentait pris d'un intérêt indéfinissable pour l'objet immobile qu'ils venaient de déposer.
Qu'était-ce? Un être humain? Était-il mort ou vivant?….
La réponse à cette dernière question ne se fit pas attendre, car, au moment où il se l'adressait, une jeune femme rejetant les pans du manteau qui l'enveloppait, en sortit comme d'un linceul. A la lueur des torches illuminant le bassin, le chasseur put la voir parfaitement.
Elle avait le visage pâle comme la neige, mais attrayant au delà de toute expression. Jamais notre aventurier n'avait contemplé une beauté d'un ordre aussi élevé.
Un instant, il s'imagina qu'une créature angélique était soudainement descendue du ciel pour le fasciner par des charmes surnaturels. Une longue chevelure noire et luisante flottait éparse sur le col marmoréen et les épaules de cette femme. Merveilleuse était la symétrie de ses formes.
Elle jeta un regard effaré autour d'elle, puis tomba aux pieds de l'homme à la ceinture rouge, en étendant, d'une façon suppliante, des bras aussi blancs que l'albâtre, et en s'écriant:—Sauvez-moi! pour l'amour de Dieu, sauvez-moi!
Ces paroles frappèrent le trappeur comme un coup de poignard. Il eut tout de suite l'idée de s'élancer et de mourir pour défendre la jeune femme.
Mais ils étaient six et il était seul; mieux valait attendre.
Peut-être la providence lui fournirait-elle l'avantage de faire quelque chose pour l'infortunée. Il avait entendu dire que l'heure du ciel sonne souvent à l'heure du désespoir de l'homme.
Le trappeur ne faisait pas parade de religion, comme certaines gens prétentieux de la chrétienté élégante; mais il avait les vrais instincts de l'enfant de la nature, qui adore spontanément, en esprit et en vérité, tout ce qui est inconnu au monde. Les hommes honnêtes n'oublient jamais Dieu dans la solitude, car il a placé autour d'eux tant de souvenirs de sa présence qu'il est impossible de les méconnaître.
Les sympathies du trappeur étaient donc vivement éveillées. La solliciteuse enleva une chaîne de son cou, tira les bagues de ses doigts elles jeta aux pieds de celui qu'elle implorait. Il les ramassa en silence et les mit dans sa poche de côté.
Elle continua ses instances, voulut lui prendre la main, mais il la repoussa.
Apparemment fatigué de cette scène, celui-ci adressa un coup d'oeil significatif aux quatre individus qui se tenaient discrètement en arrière. Ils accoururent, et leurs mains rugueuses s'abattirent sur les épaules délicates de la pauvre femme. Aux yeux du trappeur, cet attouchement était un sacrilège; peu s'en fallut qu'il n'envoyât une balle aux auteurs de l'outrage.
Néanmoins, une prudence bien entendue le retint. La victime cessa de résister, et, abandonnant tout espoir terrestre, elle parut adresser ses prières au ciel.
On lui lia les bras derrière le dos, en serrant tellement les cordes que des gouttes de sang maculèrent ses poignets. Puis, on l'enroula dans le manteau, avec une grosse pierre, et le tout fut ficelé comme un paquet.
L'objet de ces meurtrières persécutions avait déjà perdu connaissance.
Ce n'était plus qu'un corps inerte et passif.
Les quatre hommes le soulevèrent, tandis que les chefs projetaient sur la rivière la lueur de leurs torches. Pendant ce temps, le trappeur se dépouillait à la hâte de son capot de chasse, et mettait bas ses armes, ne gardant que son couteau.
Le coeur lui battait fort. Il sentait le sang bouillir dans ses veines; une sueur abondante lui baignait le visage.
C'est qu'il était résolu à tout risquer pour le salut de cette femme! Ce qu'elle était, il ne le savait pas plus que les événements qui avaient déterminé cette tragédie; mais, dans son âme, il croyait qu'elle était innocente de tout crime et ne méritait pas le sort auquel on l'avait trop manifestement condamnée.
Son sexe, son infortune, sa prestigieuse beauté, tout faisait appel au coeur du trappeur et le pénétrait d'un sentiment qu'il n'avait jamais éprouvé auparavant.
Les exécuteurs de ce drame se placèrent tout à fait sur le bord de la rivière, balancèrent deux ou trois fois le corps et le lancèrent à l'eau; il tomba avec un bruit sourd, s'enfonça et disparut; quelques bouillonnements marquèrent seuls l'endroit où il avait été immergé.
L'homme à la ceinture rouge examina, durant une minute, la surface troublée; puis, agitant sa torche, il s'éloigna, suivi de ses complices, et remonta précipitamment les rochers.
Tout cela avait eu lieu en silence. Pas un mot n'avait été articulé par le sombre commandant ou par ses hommes.
Ainsi qu'un songe affreux, le spectacle passa sous les yeux du trappeur. Mais, repoussant l'impression glaciale qui l'envahissait, il se coula promptement dans la rivière avec son couteau entre les dents. Ensuite il plongea et nagea vers l'endroit où le corps avait été jeté.
Il l'eut bien vite atteint. Coupant alors le lien qui retenait la pierre à ce corps, il le saisit de la main gauche et s'approcha du bord avec la droite, mais en se tenant encore au-dessous de la surface de l'eau.
Quoiqu'il fût bon nageur, il ne tarda pas à ressentir une effroyable compression à la poitrine. Les ondes sifflaient et bourdonnaient dans ses oreilles. Il avait impérieusement besoin d'air.
Alors il sortit la tête de la rivière et respira longuement. La grève était proche; il y traîna son précieux fardeau.
Déjà il se félicitait du succès, lorsque la clarté d'une torche et un bruit de pas sur les rochers, l'engagèrent à la circonspection. Aussitôt, il s'étendit dans le gazon à côté de l'objet de sa sollicitude.
C'était l'assassin qui revenait pour voir si son crime était bien perpétré: il promena un long regard sur les eaux de la rivière et partit enfin, à la grande satisfaction du trappeur.
Dès qu'il fut éloigné, celui-ci enleva le manteau qui recouvrait la jeune femme et la transporta à une place plus sèche et plus abritée. Là, il lui frictionna les tempes, lui frappa dans la paume des mains et employa divers autres moyens pour la ramener au sentiment.
Un léger tremblement des nerfs, puis un soupir lui annoncèrent que ses efforts n'étaient pas infructueux. A la fin, elle ouvrit les yeux; ses lèvres décolorées s'animèrent; un rayon d'intelligence éclaira son visage.
Évidemment, elle ignorait ce qui s'était passé depuis le moment où elle avait perdu ses sens. Pensant être encore au pouvoir de ses ennemis, elle tendit les mains comme pour demander grâce. Ce mouvement affecta profondément le trappeur.
—Vous êtes en sûreté, cher petit ange du bon Dieu! s'écria-t-il vivement. Les coquins sont partis, et vous voilà avec un homme prêt à se faire hacher pour vous. Plus besoin de crier merci, pauvrette, plus besoin d'avoir peur, ô Dieu, non; vous êtes avec un ami, oui bien, je le jure, votre serviteur!
La jeune femme jeta au chasseur un coup d'oeil vague et incrédule. Son esprit était encore en désordre. Elle ne pouvait bien saisir sa situation, car l'idée d'un danger mortel l'absorbait complètement.
—Regardez-moi sans crainte, ma fille, poursuivit le trappeur. C'est un ami qui est près de vous, et un ami qui ne vous délaissera pas à l'heure d'une maudite petite difficulté! Voyez! les brigands ne sont pas ici. Vous avez échappé à leur cruauté, et vous voici libre. Dieu soit loué, lui qui n'a pas voulu permettre un aussi noir forfait. J'ai toujours cru à la providence, moi! et j'y crois plus que jamais ce soir, oui bien, je le jure, votre serviteur!
La douce intonation de ces chaleureuses paroles eut un effet magique sur la jeune femme.
Elle commença à comprendre.
Le trappeur alors la souleva délicatement; elle appuya la tête sur l'épaule du brave homme et pleura comme un enfant.
II
LE TRAPPEUR CAPTIF
Le printemps avait fait son apparition dans les montagnes. Les arbres s'habillaient d'un riche feuillage; les prairies se tapissaient de verdure, et les neiges hivernales achevaient de fondre au sommet des pics.
Debout sur un rocher, le trappeur examinait la vallée déroulée à ses pieds[3]. Il avait six pieds de haut; il était mince et droit comme une flèche. Des muscles secs, endurcis par l'exercice, saillissaient sous son épiderme.
[Note 3: Ceux de mes lecteurs qui désireront des détails biographiques plus intimes sur Nick Whiffles n'auront qu'à consulter ma collection des Drames de l'Amérique du Nord, publiée chez MM. Lévy.]
Il portait le costume des aventuriers du Nord. Son visage était ouvert, agréable quoiqu'un peu marqué par les soucis. La nature l'avait doté d'une de ces bouches comiques qu'il est impossible de réduire à la mélancolie, et qui persistent, dans les cas les plus épineux, à paraître souriantes. Ses yeux, profondément enchâssés sous les sourcils, s'harmonisaient merveilleusement avec sa bouche et avaient la même expression.
Une longue carabine était négligemment passée sous son bras. Sa grande silhouette, immobile, placée en relief contre les rochers, aurait fourni un magnifique tableau à ces peintres qui, dédaignant les lieux communs, cherchent le pittoresque et le hardi comme sujet d'inspiration.
Cependant cet homme—quel qu'il fut—avait indubitablement affronté d'un air calme les vicissitudes de la vie, et appris à supporter avec une patience philosophique les infortunes qui ne pouvaient être écartées.
Dans sa physionomie, un je ne sais quoi indiquait qu'il était incapable de rester en repos. Donnez-lui montagnes, prairies, forêts et rivières, gardez-le loin des villes, loin du séjour des civilisés et il sera chez lui, quoique ses immenses territoires de campement puissent être à des centaines de milles de distance!
Un son caverneux monta aux oreilles du chasseur. Il était comme produit par des sabots d'animaux non ferrés. Immédiatement, les instincts de notre homme furent en éveil.
Il descendit du faîte raboteux de la montagne jusqu'à ce qu'il pût mieux découvrir les différents points de la vallée. Puis, se postant derrière un arbre, il chercha la cause du bruit qu'il avait entendu. Bientôt elle lui fut connue. Cinq cavaliers apparurent à la lisière d'un bouquet d'arbres.
Ils cheminaient vers l'endroit où le chasseur était en observation. Quatre d'entr'eux étaient des indigènes, mais le cinquième était un blanc captif.
A mesure qu'ils avancèrent, le chasseur étudia l'extérieur des cavaliers et du prisonnier.
C'était un homme d'âge mûr.
Il appartenait vraisemblablement à la classe vagabonde de ces francs-trappeurs[4] qui fraternisent également avec les races blanches et les races rouges.
[Note 4: Dans le désert américain, on appelle francs-trappeurs les aventuriers qui n'appartiennent pas aux grandes compagnies de pelleteries. Pour elles ce sont des contrebandiers.]
On voyait bien qu'il n'avait pas été pris sans lutte; car, pour ne point parler d'une blessure à son visage, sa camisole de chasse était toute déchirée et souillée de sang et de boue. Le casque[5] de fourrure que portent ordinairement les gens de cette espèce lui manquait aussi. Sans doute il l'avait perdu dans le conflit qui avait précédé sa capture. Ses cheveux longs, ébouriffés, tombaient par touffes épaisses sur son visage dont elles rehaussaient l'expression morose et rechignée.
[Note 5: Ce terme, essentiellement canadien-français sert à désigner un bonnet de pelleterie.]
Il avait les mains garrottées derrière le dos, et serrées avec une violence qui pouvait lui donner un avant-goût des tortures qu'il aurait à souffrir quand ses bourreaux seraient arrivés à leur camp ou à leur village. Pour plus de sûreté, on l'avait lié sur son cheval avec de fortes lanières de peau de buffle[6], attachées à ses chevilles et passées sous le ventre de l'animal.
[Note 6: Les gens du désert américain s'obstinent à dire buffle et non bison.]
Il était facile de s'apercevoir que cette situation ne plaisait pas fort au captif; et la tristesse avec laquelle il supportait ses revers indiquait que la patience ne comptait point parmi ses vertus capitales.
Deux des vainqueurs marchaient devant lui, un derrière. Le plus important personnage chevauchait en tête de la troupe.
C'était sûrement un guerrier de distinction. Son visage et ses membres nus étaient peints à la façon indienne. Des bandes de couleur, alternativement noire, blanche et rouge, couraient sur ses joues, son cou et sa poitrine. Sept plumes d'aigle ornaient sa tête, ce qui annonçait qu'il appartenait à une caste très-élevée, chaque plume représentant une chevelure qu'il avait prise. A cet égard, il jouissait d'une supériorité enviable sur ses trois compagnons dont nul ne pouvait se vanter de plus de quatre de ces symboles, tandis que l'un d'eux n'en déployait que deux.
Le soleil allait se coucher. Les rayons de son disque de feu inondaient de lumière la petite cavalcade qui gravissait en silence le flanc de la montagne.
—Ah! la liberté, murmura le trappeur, c'est une fichue bonne chose, surtout quand il fait beau temps et que la nature a bonne mine. Mais voilà un pauvre diable qui s'est fourré dans une maudite petite difficulté! Ces vermines-là vont vous le mener à leur village et le brûler ni plus ni moins que si c'était un Hottentot. Il n'est pas avenant, ô Dieu, non! Il a un faux air de chien enragé qui ne me va pas, c'est vrai; mais je ne puis me faire à l'idée qu'il passera l'arme à gauche avant que son temps ne soit venu.
Un bruissement fit tourner la tête au chasseur qui se trouva face à face avec un jeune garçon de treize à quatorze ans arrivé près de lui sans qu'il s'en doutât.
Ce garçon était fort beau, et tous ses mouvements étaient empreints d'une grâce adorable.
Ses yeux grands et rêveurs impressionnaient singulièrement; son teint bruni, mais relevé sur les joues par une légère teinte rosée, disait qu'il était métis ou bois-brûlé pour nous servir de la locution indigène.
Des boucles de cheveux noirs comme le jais jouaient autour de son cou sur des épaules d'un galbe exquis. Un léger capot[7] de peau de daim, élégamment frangé avec des piquants de porc-épic et des verroteries emprisonnait sa taille svelte et faite au tour. Des manches de ce vêtement s'échappaient deux mains si mignonnes, si délicates que plus d'une grande dame les eût jalousées. Ses mitasses et ses mocassins étaient aussi en peau de daim, coquettement ouvragée en rassade[8].
[Note 7: Capot; terme canadien. Nous disons capote, redingote, paletot.]
[Note 8: Rassade, terme donné par les sauvages et les métis de l'Amérique septentrionale aux broderies qu'ils font avec des coquillages, des baies, des graines de verres ou des piquants de porc-épic.]
Le seul défaut qu'on eût trouvé en lui, c'est qu'il était trop efféminé pour qu'on pût espérer le voir prendre un développement plus viril; toutefois, ce défaut inspirait plutôt un sentiment d'admiration que de mépris, car il y avait dans les yeux de ce bel enfant une flamme qui glaçait toute idée de dédain ou de pitié.
Un sourire folâtrait sur ses lèvres, quand le trappeur se tourna vers lui.
—Ah! c'est toi, Sébastien?
—Oui, c'est moi, Nicolas. Je vous ai vu glisser sur le versant pour observer quelque chose, et je suis venu. Montagnais[9], vous vous parliez à vous-même?
[Note 9: Locution canadienne, pour montagnard.]
—Tu as de bons yeux et de bonnes oreilles, garçon, ô Dieu, oui! Mais, suis mon avis, et ne t'éloigne pas du camp.
—C'est que, voyez-vous, le camp est bien seul quand vous n'y êtes pas, répliqua Sébastien d'un ton de bouderie enfantine. Et je n'aime pas à vous perdre de vue, père Nicolas.
—Le camp, bien seul! bien seul, quand Infortune et Maraudeur y sont—une paire de bêtes aussi friandes de toi que d'une bosse de bison fraîche. Dieu te bénisse, garçon, quelle meilleure compagnie veux-tu? Eh! n'est-ce pas plaisir que de s'asseoir à la porte du camp et de voir l'Hérissé brouter l'herbe tendre, ou faire gigoter ses sabots en l'air quand il est de belle humeur?
Nous ferons remarquer en passant qu'Infortune et Maraudeur étaient deux honnêtes chiens—les fidèles amis et compagnons du trappeur—tandis que l'Hérissé était le nom d'un cheval favori, éprouvé par mille pérégrinations à travers les prairies.
—Ce sont sans doute d'excellentes créatures, répliqua l'adolescent, mais si bonnes qu'elles soient, elles ne valent pas le montagnais Nicolas, à qui je suis redevable…
—Ne parlons pas de ça, petiot; car, je te le répète, ça soulèvera une diablesse de maudite petite difficulté entre nous, si tu ne cesses de bavasser de dette de reconnaissance et d'un tas de bêtises pareilles! Crois-tu donc qu'un grossier trappeur comme moi ait jamais fait plus que son devoir? As-tu jamais vu un individu qui ait fait plus que son devoir? l'as-tu vu? l'as-tu jamais vu?
Le chasseur leva les yeux au ciel, soupira et accentua ces gestes de l'exclamation suivante:
—O Dieu, non!
—La bénédiction du Seigneur s'étende sur vous, mon vieux ami! s'écria le jeune, garçon, pressant tendrement les grosses mains calleuses du trappeur.
—Câlin, va! tu n'es qu'un câlin, et je t'appellerai ainsi tant que tu seras avec moi. Ça n'est pas bien à toi de m'appeler vieux. Est-ce que j'ai l'air d'un vieux, voyons? Non, je ne suis pas vieux, ni de corps, ni d'esprit, car le maître de la vie, en me donnant un brin d'intelligence a balancé le compte par un coeur plein d'espoir et de dispositions joyeuses. Je n'aime pas les soucis et ne les ai jamais engendrés, quoique dans ma famille il y eût des gars qui ne faisaient qu'enfanter des soucis et qui sont morts sans rien payer pour ça, ô Dieu, oui! votre serviteur! Mais vois… les chiens sont sur la trace, car voilà Maraudeur qui rencontre en haut du plateau et Infortune qui goûte une voie derrière lui. Va-t-en, Câlin; je te rejoindrai dans un moment.
—Mais vous, vous ne m'avez pas dit ce que vous voyiez?
—Quatre Peaux-rouges, avec un captif, un blanc, un franc-trappeur, je parierais. Il était presque aussi sale qu'un Indien, oui bien, je le jure! Mais le feu l'aura bientôt purifié, répliqua soucieusement Nicolas. Allons, allons, retourne avec les chiens, et je serai à toi dès que j'aurai donné un coup d'oeil à mes attrappes[10].
[Note 10: Du vieux mot français, conservé par les Canadiens et dont nous avons fait trappe.]
—Vos attrappes! fit Sébastien d'un accent incrédule; vos attrappes! vous allez donner un coup d'oeil à vos attrappes, père Nicolas! Non, non; vous allez suivre ce parti d'Indiens. Je le lis dans vos yeux; vous aurez pitié du prisonnier. Mais si vous étiez tué, si vous étiez tué, père Nicolas! ce serait un bien mauvais jour pour Sébastien Delaunay. Songez quelle terrible chose pour lui d'être laissé seul dans ces incommensurables solitudes!
—Tu oublies les chiens, mon cher enfant, dit Nicolas, avec un sourire bienveillant. Heureusement pour l'affection qu'ils te portent, ils ne t'ont pas entendu faire cette remarque. Maraudeur en eût mangé sa queue de dépit, et Infortune ne se fût jamais pardonné d'être née chienne. Éloigne-toi, je te prie. Tu ne voudrais pas me faire de la peine, n'est-ce point?
—Vous êtes brave, Nicolas, et vous ne pouvez voir une créature dans l'embarras, je le sais. Mais je crains que vous ne vous exposiez, que vous ne risquiez votre vie pour ce captif. Ne secouez pas la tête. J'en suis aussi sûr que si je vous voyais à l'oeuvre. J'irai avec vous.
—Pour quoi faire, bonté divine! gêner mes mouvements, me retarder; te mettre dans une méchante difficulté. Merci, garçon. Mais j'ai dit non et c'est non. Celui qui sent une piste doit aller vite; comme l'ombre il doit passer d'un point à un autre et aussi mollement que l'ombre.
—Je vous obéirai, dit tristement Sébastien. Mais promettez moi de faire bien attention et de ne pas me priver de mon unique protecteur.
—Je le promets. La témérité et l'imprudence seraient nuisibles. Je ne courrai aucun risque… si je puis. Je serai subtil comme le serpent, dangereux autant que possible. Appelle les chiens; qu'ils ne viennent pas avec moi!
Le jeune garçon partit avec répugnance et remonta lentement vers le plateau, tandis que Nicolas descendait rapidement à la vallée.
Le soleil éteignait ses feux à l'horizon et les brumes du crépuscule se traînaient déjà dans les gorges de la montagne. Le trappeur atteignit une piste fraîche. Il s'y arrêta un moment, inspecta sa carabine et son équipement, serra sa ceinture et reprit sa marche comme un homme qui a pris un grand parti. Ses allures fermes et sûres prouvaient que la contrée lui était familière.
—Je sais à peu près où ils iront, se disait-il; étant à cheval, ils seront obligés de longer les sinuosités de la vallée. Mais je trouverai un chemin plus court.
Cessant alors de suivre les ondulations du terrain, il coupa droit à travers l'éperon de la montagne. Pendant deux heures, il parcourut un pays, tantôt montueux, tantôt marécageux et inaccessible aux pieds inexpérimentés; au bout de ce temps, il était au terme de son excursion.
C'était un vallon entre deux montagnes et arrosé par un petit tributaire de la branche orientale de la Saskatchaouane. Sur la rive sud s'étendait une passe étroite à demi masquée par des rochers et des buissons. Cette passe menait aux prairies de la Saskatchaouane et aux territoires de chasses des Pieds-noirs.
Deux cavaliers ne pouvaient marcher de front dans ce sentier.
D'après les calculs du trappeur Nicolas, les Indiens et le prisonnier devaient passer là pour se rendre à leur village. Il résolut de se poster près de l'eau, et de les attendre, car il espérait qu'en arrivant, ils abreuveraient leurs chevaux et peut-être feraient une halte avant de se remettre en route.
Une grosse roche couverte de mousse et entourée de halliers épais de mesquites se dressait sur la rive. Nicolas se blottit derrière.
La nuit devenait plus noire. Les chaînes de montagnes s'abîmaient dans ses plis épais.
Le val ressemblait à un temple désert dont les passes et les défilés étaient les ailes mystérieuses; les rochers abrupts, les murs rongés par le temps, et le ciel sans étoiles, le dôme immense.
La prévision du chasseur se réalisa.
Un piétinement de chevaux, assourdi, lointain d'abord, clair et plus rapproché ensuite, se fit bientôt entendre.
Les scènes et les incidents de la vie du désert n'affectent pas les nerfs d'un trappeur aguerri, comme ceux de l'homme sortant des établissements civilisés. Aussi, Nicolas reçut-il avec son calme habituel ces signes de l'arrivée des sauvages.
Dans certaines circonstances sang-froid vaut bravoure. Il permet de saisir tous les avantages et d'en profiter.
Pénétrant dans le vallon, les sauvages marchèrent à la rivière qu'ils traversèrent immédiatement. Ce mouvement les conduisit tout près de la retraite que s'était choisie le trappeur. Ils échangèrent ensuite quelques mots dans leur idiome, mirent pied à terre, et firent boire leurs chevaux en les tenant par la bride.
Effrayé de quelque objet insolite, l'animal que montait le prisonnier recula jusque vers le fourré de mesquites où se tenait tapi Nicolas.
Le guerrier aux sept plumes, qui était le chef du parti, fit peu attention à ce détail; toute tentative d'évasion de ce côté semblait du reste complètement inutile, car nul, si audacieux qu'il fût n'aurait osé pousser un cheval sur cette montée rocheuse, presque perpendiculaire.
Pour le trappeur c'était, toutefois, un moment propice. La providence favorisait apparemment ses intentions.
Les Indiens se tenaient toujours immobiles près de la rivière.
Débuchant à demi de sa cachette et tirant de sa gaine un couteau bien affilé, Nicolas se disposa à exécuter son hardi projet.
Un tressaillement, une exclamation pouvait le trahir. Il imita le sifflement du serpent.
Le captif tourna légèrement la tête, Nicolas saisit,—qu'on nous pardonne l'expression,—l'occasion aux cheveux.
—Trappeur, souffla-t-il tout bas, un ami est là, soyez sur vos gardes!
Si faiblement que fussent dits ces mots, ils arrivèrent aux oreilles du prisonnier qui dressa soudain la tête et regarda autour de lui.
—Chut! ajouta Nicolas, sortant du buisson.
Le captif l'aperçut. Mais il comprima l'émotion que cette apparition imprévue avait soulevée en lui.
Les dangers incessants qui environnent un trappeur du Nord lui ont appris à sentir et à réfléchir promptement…
Nicolas coupa les lanières qui assujettissaient le captif à son cheval, puis, tranchant les liens mis à ses poignets, il lui plaça entre les mains une paire de pistolets.
Tout cela se fit avec une rapidité et une dextérité dont les lourds habitants des villes ne peuvent se faire une idée exacte.
Un novice eût certainement échoué, mais l'habitude et l'adresse aplanissent la surface rugueuse des impossibilités apparentes.
Nicolas se retira ensuite derrière la roche et l'autre trappeur, se coulant sans bruit à bas du cheval, le suivit. Aussitôt le cri de guerre des Pieds-noirs retentit dans le vallon.
—Maintenant, étranger, en avant! escaladons cette montagne. Tenez-vous près de moi et je vous garantis que nous ferons faire plus d'une culbute à ces damnés païens. Feu, quand vous trouverez une chance! Mais ne gaspillez pas votre plomb!
Et là-dessus Nicolas s'élança sur les rochers avec l'agilité d'une antilope.
—Mes membres sont pas mal engourdis, mais n'ayez pas peur, dit l'autre, j'en ferai bon usage.
Les Pieds-noirs les poursuivaient en hurlant de désappointement.
Par bonheur, les fugitifs avaient un peu d'avance. Et comme ils étaient rompus aux vicissitudes de l'existence et aux périls du Far-west ils n'appréhendaient guère de tomber entre les mains de leurs ennemis.
Les Indiens envoyèrent plusieurs coups de fusil, mais sans les atteindre. En dix minutes nos fuyards furent au sommet de la montagne.
Ils respirèrent un moment, et Nicolas rouvrit la marche en conduisant son compagnon vers une partie plus accessible de cette contrée.
III
LA PORTE DU DIABLE
Nicolas désirait vivement voir le visage de son compagnon; mais l'obscurité l'empêchait de distinguer ses traits.
Ce ne fut qu'à une heure avancée, quand la lune se leva, qu'il put se satisfaire à cet égard.
Un examen plus attentif de l'individu le confirma dans son idée première. C'était le type du franc-trappeur nomade, sur lequel les moeurs indiennes avaient fortement déteint.
Il était sans doute adonné aux habitudes de cette race, car il avait sur la vie des principes faciles, et un mépris cordial pour les gens en dehors de sa profession.
La physionomie qu'il offrit à Nicolas, éclairée par les premiers rayons de la lune, n'était pas propre à attirer l'amitié ou à assurer la confiance.
Il avait les yeux enfoncés, et d'une expression sinistre. Son front était bas, contracté par un froncement perpétuel. Un nez épaté et aplati, surmontait sa bouche, démesurément fendue, comme celle d'un animal carnassier. Le menton était court, le cou gros, les épaules larges.
La vétusté et l'usure avaient rongé ses vêtements d'étoffe grossière.
Pour compléter ce vilain portrait, le trappeur louchait.
Nicolas se dit dans son for intime que sa dernière aventure n'avait pas ajouté une acquisition importante au nombre de ses amis. Bref, il n'était pas content de celui qu'il venait de sauver; car si ce dernier ne payait pas de mine, il ne séduisait pas plus par son langage.
Il avait la parole sèche, cassante. Ses phrases partaient comme les décharges d'une catapulte ou d'une batterie. De plus il les accentuait d'un certain grognement rien moins que plaisant.
Dans la rapidité de leur fuite, au milieu des ténèbres, Nicolas s'était écarté de la route qu'il avait l'intention de prendre.
Il se trouvait alors sur une éminence, entourée par un paysage d'un caractère sauvage et pittoresque. Jetant les yeux à l'est, il lui sembla apercevoir les ruines d'une grande cité.
L'apparition était produite par de longs et énormes amas de rochers, empilés les uns sur les autres, découpés en forme de murailles, de tours chancelantes et de colonnes brisées.
Cette ville fantastique couvrait les flancs et le sommet d'une montagne, et s'étendait à perte de vue dans les profondeurs d'une sombre vallée.
Jamais, dans toutes ses excursions, le trappeur n'avait vu un spectacle plus digne d'attention. Il le contemplait avec émerveillement quand son compagnon lui dit:
—Une chique, hein, étranger?
Nicolas tourna la tête et rencontra le regard lourd du quémandeur.
—Vous avez faim d'un morceau de tabac, pas de gêne, je puis vous satisfaire, quoique je n'en use pas fort moi-même, dit-il. Mais vous vous étiez fourré dans une maudite petite difficulté, n'est-il pas vrai?
—Difficulté! peuh! ce n'est pas pour la première fois, étranger, ni pour la dernière, j'espère. C'est plein d'accidents comme ça, dans ce pays-ci. On s'habitue à tout, après un bout de temps, vous savez?
Le franc-trappeur s'arrêta, mordit à pleines dents dans la torquette[11] que lui présentait Nicolas, puis roulant, avec la langue, la masse narcotique contre la joue droite, il ajouta:
—Vous avez l'air de regarder ce tas de rochers. Nous l'appelons la
Ville hantée.
[Note 11: Torquette de tabac. Tabac pressé et roulé en forme de corde pour en diminuer le volume.]
—Nous? qui? demanda Nicolas.
Après un instant d'hésitation, l'inconnu balbutia:
—Eh! nous, francs-trappeurs donc!
—Je ne savais pas, répliqua Nicolas, que certaines gens tendaient des trappes dans les rochers. Généralement je place les miennes dans les vallées ou sur le bord des ruisseaux et des lacs.
—Oh! sans doute. Mais quand on est dans le voisinage de pareils amas de roches, on ne peut s'empêcher de les voir. En tout cas c'est un lieu mal famé. Nous autres nous le tenons à distance. Des trappeurs et chasseurs isolés ont disparu dans les environs de la Ville hantée.
Nicolas branla la tête en signe d'incrédulité, tandis que son interlocuteur poursuivait:
—On y entend des bruits comme le grondement du canon. Les Indiens disent que l'esprit du tonnerre vit ici. J'y ai moi-même senti des commotions souterraines. Un peu plus loin s'étend une vallée, la vallée du Trappeur perdu. Nous l'appelons la vallée du Trappeur, par abréviation.
—Qui a donné les noms à ces localités? interrogea Nicolas, fixant sur son compagnon un regard pénétrant.
—Toute place doit avoir un nom, vous savez, répliqua l'autre d'un ton embarrassé. Une circonstance fait nommer cette place-ci, une autre celle-là. J'ai appris à les connaître, parce que plus d'une fois j'ai campé à la rivière aux Loutres, qui n'est pas à plus de quatre ou cinq milles d'ici. Mais vous-même, étranger, est-ce que vous n'avez pas aussi un nom?
Et à son tour, il toisa Nicolas.
—Vous avez raison, monsieur, répondit celui-ci. Des noms, j'en ai eu en masse, et je n'ai pas honte de les dire, ô Dieu, non! D'après leurs notions païennes, les Indiens m'appellent Ténébreux, supposant que je suis artificieux, ce qui est une erreur de leur jugement. Le fait est que je ne suis ni sombre, ni profond, mais transparent comme l'onde du ruisseau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais pour avoir double face, double conscience, nenni. Je ne porte pas deux visages, je n'en ai jamais porté, ô Dieu, non!
Nicolas reprit longue haleine et soupira lentement de l'air d'un homme qui sent qu'on lui a fait une injustice.
—Ténébreux! s'écria l'autre avec un sourire moqueur. Vous n'en avez pas la mine. Mais quel est votre nom blanc? Je me soucie peu de titres rouges.
—Il y a bien un nom duquel on avait l'habitude de m'appeler, mais depuis qu'il est tombé au bout de la langue de ceux qui grouillent dans les établissements[12], et qu'il a fait causer une quantité d'oisifs qui ne savent rien du tout, je n'ai plus de goût à le mentionner aux étrangers. La vérité est que ces fainéants m'ont flanqué dans les papiers publics et que je n'aime pas du tout ça. Je vous leur soulèverai une maudite petite difficulté, si jamais je vais jusqu'à leurs villes. Mille castors, je ne m'attendais pas à cette méchanceté. Je supposais qu'on me laisserait vivre et mourir en paix sur les prairies, avec mon fusil et mes attrapes à mon côté, mes chiens et chevaux autour de moi. Mais nous ne sommes sûrs de rien dans ce monde—rien que des difficultés. Celles-là on peut y compter avec certitude. On m'a touché à un endroit sensible en me faisant imprimer et en doutant des traditions de ma famille, ô Dieu, oui[13]!
[Note 12: Les trappeurs appellent établissements les lieux habités par les civilisés, c'est-à-dire nos villes, villages, etc.]
[Note 13: Voir les Pieds-Noirs.—Michel Lévy frères, éditeur.]
—Diable, interrompit l'autre, si vous y allez comme ça, autant vaut nous en tenir là, vous n'arriverez jamais à ma question. Quant aux impressions et bêtises de cette espèce, je m'en moque comme d'un vieux mocassin; d'ailleurs je ne suis pas si sot que de savoir lire.
—Moi, je suis modeste de ma nature, quoique j'aie bien mes petites particularités, reprit Nicolas. Tout ce que je désire, c'est qu'on me laisse tranquille.
Puis il coucha sa carabine à terre et ajouta emphatiquement:
—Oui, Nick Whiffles désire qu'on le laisse tranquille, dire ses histoires, faire ses plaisanteries, vivre de sa vie propre à sa propre manière, ô Dieu, oui!
Le franc-trappeur recula un peu, mâcha violemment sa chique, examina Nick des pieds à la tête, et dit d'une voix qu'épaississait le jus de tabac:
—Vous, Nick Whiffles! ah! oui; ça m'en a l'air!
—Qu'est-ce que vous entendez par là? demanda sèchement Nick.
—J'entends que je ne suis pas tout à fait un dindon, répliqua le trappeur avec une grimace.
—Je ne vous comprends pas précisément. Soyez un peu plus clair si ce n'est pas trop de peine, continua tranquillement Nick.
—Eh! ne me jetez pas de poussière aux yeux si vous ne voulez pas que je louche! fut-il riposté avec un sang-froid provocateur.
—Je n'aime pas qu'un homme commence ma connaissance par douter de ma parole, répliqua aigrement Nick. Si vous ne pouvez croire celui qui vous dit son nom, vous devez être un homme sans foi, et m'est avis que nous ne pouvons plus suivre le même chemin. Je ne suis pas querelleur, mais je veux que l'on me croie quand je dis la simple vérité. Je ne suis pas fier de mon nom, ô Dieu, non! et pour les raisons que j'ai données, j'aimerais bien à le perdre[14]. Mais si vous suspectez ma véracité, je crains qu'une diablesse de difficulté ne s'élève entre nous.
[Note 14: On sait que les Anglais désignent volontiers le diable sous le nom de Nick, Old Nick, etc.]
—Ah! ah! vous menacez! Vous voudriez me pincer, n'est-ce pas? Très-bon,
M. Ténébreux, je vas vous donner une leçon de savoir-vivre. Huh!
Le trappeur couronna sa remarque d'un grognement qui eût honoré un ours gris.
—Avant d'aller plus loin, j'aimerais à avoir une sorte de manche pour vous empoigner, dit Nick.
—Qu'est-ce que ça?
—Votre nom, si vous aimez mieux.
—Prenez Jack Wiley et empoignez-moi par là; mais doucement, mon compère, car il y a du verre en moi, et je casse quand on me manie trop rudement.
—Verre et bronze aussi, s'écria Nick.
—A votre aise. Quant aux sobriquets indiens, ils ne m'ont pas plus fait défaut qu'aux autres trappeurs dans le pays. Il y en a qui m'appellent le Veau-médecin.
—J'aimerais assez à l'entendre geindre, monsieur.
—Une tribu m'appelle Deux-cents-chevaux, parce qu'en une seule nuit, je lui ai volé autant de ces animaux. Laissons-là; je ne me sens pas disposé à me quereller avec un homme qui m'a rendu de bons services, quand même il essaierait de me blaguer un peu.
—Soit; mais si les choses ne s'étaient pas passées comme ça entre nous, je vous ferais croire que la lune est composée de bosses de bison et qu'on en peut rôtir une tranche au bout d'un bâton. Mais allons, Jack Wiley, suivons cette crête.
—Cette crête! non. Elle nous conduirait trop près de la Ville des sorciers, repartit Wiley.
—Voilà bien une notion indienne, mais les blancs ne devraient pas avoir des idées aussi puériles. J'ai entendu parler de cette prétendue ville. Son surnaturel est aussi naturel que moi, je le jurerais, oui bien, votre serviteur!
—Je ne prétends pas être plus sage que mes voisins et ne parlerai que pour mon compte. Aussi je vous le dis: je me tiendrai à l'écart de la Vallée du Trappeur. On assure que ceux qui y sont entrés n'en sont jamais sortis et que jamais, non plus, on n'en a entendu parler. Les Indiens pensent que la localité est hantée par un mauvais esprit et que tous les gens qui y mettent le pied ne peuvent plus l'en retirer. Ils sont obligés d'y rôder jusqu'à la fin de leurs jours… Vous n'avez pas besoin de secouer la tête, je vous dis qu'on les y a vus, M. Ténébreux.
—Bon, je ne vous disputerai pas sur ce, point, quoique je n'aie jamais songé à trouver quelque chose de pire que moi, partout où je vais. Je n'ai, du reste, jamais pu voir d'esprits moi-même; mais j'ai eu une nièce qui pouvait les voir par légions, au bénéfice de ses amoureux, vous comprenez? sans doute vous avez entendu parler de ma famille. Il y a eu mon grand-père, le voyageur, et mon oncle, l'historien, qui étaient des gaillards extraordinaires dans leurs branches d'affaires. Je sais bien qu'il y a des gens qui ont glosé et ri sous cape quand j'ai parlé des exploits de mon grand-père le voyageur, et de mon oncle l'historien, mais ça ne fait rien de rien, oui bien, je le jure, votre serviteur!
En jasant ainsi, les voyageurs finirent par atteindre une hauteur d'où leur vue dominait complètement la Ville hantée, dont les murailles granitiques avaient une apparence sépulcrale à la clarté terne et blafarde de la lune.
—Voyez-vous là, en bas? dit Jack en étendant la main.
—Où?
—Où ces rochers sont amoncelés. Eh bien, c'est l'entrée de la Vallée du Trappeur perdu. On l'appelle la Porte du Diable. Ayant, comme je vous l'ai dit, chassé à la rivière aux Loutres, aux sources du Castor et au Rocher noir, j'ai recueilli ces histoires de l'un, de l'autre, en faisant mes affaires.
—Vous prenez plus intérêt à ces niaiseries que moi. Qu'on me donne un bon territoire pour trapper ou chasser et je ferai un pied-de-nez aux superstitions des Indiens et des blancs ignorants.
Nick s'interrompit soudain et ajouta d'un ton différent;
—Regardez parmi les rochers, Jack, n'est-ce pas un de vos fantômes?
—Où ça? où ça? demanda Wiley.
—Ne le voyez-vous pas qui remue, là, à gauche?
—Oui, c'est vrai, répliqua précipitamment le trappeur. Il vaudrait mieux ne pas approcher, de peur…
—Vous irez où il vous plaira, M. Deux-cents-chevaux, mais mes yeux m'ont été donnés pour mon service et je les utiliserai, interrompit Nicolas.
Ce qui avait sollicité l'attention de Nick, c'étaient plusieurs personnes glissant, en un seul rang, le long des rochers.
Elles n'étaient pas tellement éloignées qu'il ne pût les voir distinctement.
A leurs vêtements et à leur démarche, on pouvait les prendre pour des blancs, mais il eût peut-être été imprudent de l'affirmer.
Nicolas les compta.
Ils étaient cinq, et le plus avancé avait la taille ceinte d'une écharpe rouge. Leurs armes reluisaient au clair de lune.
Aussitôt, Whiffles se rappela la scène du petit bassin, alors qu'il cherchait à découvrir qui lui avait volé ses pièges. Tout son esprit se tint en éveil.
Il épia avec un intérêt indescriptible la marche des cinq personnages, tandis que Wiley demeurait silencieux à son côté; mais en suivant anxieusement la direction de ses regards.
Les cinq individus descendirent au fond de la vallée et disparurent près de la Porte du Diable.
—Que pensez-vous de ça? fit brusquement Wiley.
—Il n'est pas rare de voir des trappeurs dans cette partie du pays, répliqua soucieusement Nicolas.
—Oui, mais pas comme ceux-là—pas comme ceux-là! murmura Wiley.
Et il poursuivait d'un ton grave:
—Je vas vous donner un avis, étranger: Evitez la Vallée du Trappeur, la ville des Rochers et la contrée environnante; évitez-les comme vous éviteriez un parti des Pieds-Noirs, ou la peste.
—Merci, Jack Wiley, merci! Je n'ai peur ni des hommes, ni des fantômes. Pendant bien des années, j'ai parcouru bois, montagnes et prairies, et il n'y a pas un endroit que je redoute plus qu'un autre. Tout coin de terre ou d'eau, entre la baie d'Hudson et la rivière Colombia m'est égal. Je connais le repaire du loup, de l'ours, de la panthère et des animaux destructeurs de cette région, tout aussi bien que les villages, pistes, campements et territoires de chasse de ces damnés serpents rouges. Et moi, Nick Wiffles, je vais ça et là, où bon me semble, en homme qui sait son chemin, et l'étendue des forces que le créateur de de toutes choses lui a données, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Le brave chasseur prononça ces paroles avec la bonhomie, moitié sérieuse, moitié joviale, qui lui était habituelle, et, jetant sa carabine sur son épaule, il reprit fermement sa marche en homme qui a foi en son jugement, en sa prévoyance.
IV
LE CHASSEUR NOIR
Après avoir atteint le plateau, le jeune garçon—Sébastien Delaunay—pénétra dans une petite hutte cachée dans un bouquet de cotonniers.
Les chiens le suivirent, mais en se retournant de temps à autre sous la direction que leur maître avait prise.
Au centre de la hutte flambait un bon feu de branchages. Sébastien s'assit auprès. Pendant quelques instants il s'occupa à empenner des flèches, tandis que Maraudeur et Infortune, étendus à ses pieds, l'observaient en silence, d'un air somnolent, les yeux à demi clos.
Toutefois, bientôt fatigué de son travail, il décrocha un grand arc indien, pendu à la paroi de la hutte, et, après l'avoir bandé avec soin, il jeta un carquois sur ses épaules et se dirigea vers le lieu d'où il s'était séparé du trappeur.
Il faisait sombre; mais les chiens, saisissant la piste de leur maître, partirent devant Sébastien et le guidèrent à la vallée.
Comme une sentinelle vigilante, jusqu'à ce que la lune se levât, il inspecta minutieusement le terrain en parlant quelquefois aux chiens et en réfléchissant parfois aussi.
Tout-à-coup Maraudeur s'arrêta court, dressa ses oreilles et pointa son nez vers le fond de la vallée qu'argentaient faiblement les rayons de la lune. Son compagnon à quatre pattes gronda, tressaillit. Il se serait précipité en bas de la montagne si Sébastien ne l'eût retenu.
L'adolescent connaissait assez les habitudes du chien pour savoir que les siens avaient vu ou senti un homme ou un animal. Mais, vainement s'efforça-t-il de découvrir quelque nouvel être vivant. Un groupe d'arbres nains, un peu plus bas, près du lit de la vallée, offrait un point d'observation meilleur et plus sûr; il y descendit.
Aussitôt, il reconnut l'avantage de son mouvement; car, en dirigeant ses regards au sud, il aperçut un individu qui approchait.
C'était un blanc, mais pas Nicolas.
Sa taille, ses vêtements l'indiquaient.
Sébastien se prit à l'examiner.
A l'élasticité de sa démarche, à la flexibilité de ses membres on jugeait qu'il était jeune. Il portait un habillement tout noir, différant matériellement par la coupe de ceux des trappeurs, mais prouvant peut-être que son propriétaire arrivait récemment des pays civilisés.
Il était impossible de distinguer les traits de cet homme. Ses armes consistaient en un fusil à deux coups passé derrière l'épaule.
L'indispensable couteau de chasse et des pistolets pendaient à sa ceinture de cuir uni.
Quoique seul et au coeur d'un pays sauvage, le jeune chasseur (ainsi le désignerons-nous) paraissait brave et sûr de lui.
C'est au moins ce que pensa Sébastien, dont l'attention fut appelée d'un autre côté par Maraudeur, qui aboya, bondit, et parut décidé à s'élancer dans la vallée.
Sébastien eut quelque peine à le calmer et tâcha de saisir la cause de cette nouvelle excitation. Mais il fut assez désagréablement surpris en remarquant, à une courte distance, trois hommes mal vêtus qui sournoisement longeaient aussi le vallon. Leur aspect parlait du trappeur nomade et de l'Indien farouche et pillard.
Ils cheminaient en silence.
A leur vue Sébastien trembla; son visage se couvrit de pâleur.
Se couchant entre les deux chiens, et arrondissant son bras autour du cou de chacun d'eux, il considéra ces gens, en retenant son haleine et comme dominé par l'incertitude et l'effroi.
La vaillantise et la gaîté du jeune garçon s'étaient évanouies.
Ses craintes, cependant, ne semblaient pas le résultat d'une vile lâcheté, mais bien d'une horreur soudaine inspirée par quelque puissance formidable et mystérieuse.
Frissonnant, Sébastien, jeta un regard vers le jeune chasseur: il avait fait halte et apprêté son fusil.
Les trois individus et lui s'étaient découverts au même instant.
Qu'allaient-ils faire? La rencontre serait-elle amicale? Sébastien
Delaunay ne le supposait pas.
Le chasseur noir semblait avoir aussi ses doutes. De vrai, les autres avaient l'air de blancs et de francs trappeurs; mais leur extérieur était plus sauvage que celui des indigènes eux-mêmes.
Nous sommes facilement accessibles au soupçon; parfois, l'intuition nous désigne qui nous devons fuir et qui nous devons rechercher.
Celui qui marchait en tête de ces êtres hybrides, ayant lancé une oeillade au chasseur noir, ôta un fantastique casque de peau, orné d'une queue de renard, et, après avoir passé dans ses cheveux hérissés une main qu'on eût pu prendre pour la patte d'un volverenne, il hurla comme un Indien.
Son salut resta sans réponse.
—Ohé! ohé! dit-il, voilà mon mangeux de lard.
—Pas plus mangeux de lard que vous, répliqua froidement le chasseur.
—Point d'impudence, mon garçon. Nous autres, on est né sur les prairies, moitié ours-gris, moitié panthère, moitié Français et moitié Indien. Huh! houh!
Le chasseur noir releva son arme et appuya son index sur la détente.
—Je suis d'humeur paisible, dit-il; je ne me mêle pas des affaires d'autrui, et je réclame le privilège d'être laissé tranquille. Mais les fanfaronnades et les grands airs ne me font pas peur, sachez-le. Si je désire demeurer en paix avec tous, blancs, rouges ou métis, je ne souffre pas les insultes.
Un des trappeurs grogna comme un ours, tandis qu'un second hurlait comme un loup et que le troisième imitait le chant perçant du coq.
Le naturel du jeune homme était évidemment paisible.
—Si, dit-il, vous croyez qu'il convient d'aborder de cette manière un étranger et un blanc, je me permettrai de différer d'opinion avec vous. Votre conduite est grossière, injurieuse; je m'éloigne.
—Pas si vite mon garçon, nous avons affaire à vous.
Et l'interlocuteur marcha sur le chasseur noir d'un air insolent.
—Arrière, ne m'approchez pas! dit celui-ci en le couchant en joue.
Sébastien Delaunay fixait sur cette scène des regards avides. Il n'avait pas changé de posture.
Il était encore étendu entre ses chiens, les mains placées sur leur gueule. Pas un mot, pas un mouvement de ce qui se faisait ne lui avait échappé.
—Peut-être ne saviez-vous pas, morveux, que je m'appelle l'Ours-gris? Je suis la mort pour tout gibier à quatre ou à deux pattes qui ose se poser sur mon chemin. A bas ce fusil d'enfant, et nous allons régler votre affaire!
Le jeune homme haussa les épaules.
—Merci, je saurai prendre soin de ma personne. Je ne me fie pas à des coquins de votre sorte, et ne suis pas homme à me laisser intimider et peut-être piller avec impunité.
L'Ours-gris gronda d'une façon menaçante. La méchanceté naturelle de son caractère s'éveillait.
—Étranger, avez-vous jamais entendu parler de Bill Brace[15], dit-il, d'une voix où la colère perçait déjà?
[Note 15: Autrement dit Guillaume le roide.]
—Il se peut, mais je ne me rappelle pas, répondit froidement le chasseur.
—C'est moi qui suis Bill Brace, ajouta l'autre.
—Peut-être me ferez-vous l'honneur de me présenter vos compagnons? fît le jeune homme d'un ton moqueur.
—Vous les connaîtrez bien assez vite, c'est moi qui vous le dis. Ce gaillard-là qui peut dévorer une mule crue à son déjeûner, eh bien, c'est Ben Joice; et cet autre qui vous avale une pinte de whiskey sec d'un coup, c'est Zene Beck. Je ne pense pas que vous alliez jamais dire nos noms à l'un des postes de la compagnie de la baie d'Hudson, ou aux établissements.
Il y avait quelque chose de particulièrement sinistre dans la manière dont il prononça cette dernière phrase.
Les muscles de son visage se déprimèrent et une perversité opiniâtre apparut dans tous ses traits.
La vanité de la force physique le rendait insolent. Bill Brace croyait à l'invincibilité de ses nerfs. Déréglé par inclination et habitude, vicieux et agressif par nature, il avait besoin de cette correction qui dompte le scélérat et humilie le brutal.
—Dites-moi quels sont vos desseins et je saurai mieux quoi faire, fit le chasseur noir. Si votre intention est de me dépouiller, je ne suis pas disposé à le permettre. J'ai déjà vu des gens de votre calibre. La plupart se sont montrés paisibles, et je puis vous assurer que ceux qui se sont comportés autrement n'ont rien gagné.
—A bas votre arme! vociféra Bill Brace.
—Oui, à bas les armes! répéta Ben Joice.
—A bas ton fusil! appuya Zene Beck.
Le chasseur redressa sa taille et de douce qu'était sa physionomie, elle devint ferme, presque dure.
Une main sur le manche d'un formidable bowie-knife[16], Bill Brace avança le pied droit.
[Note 16: On sait que c'est le terrible couteau américain.]
—Prenez garde, misérables! cria le chasseur, avec un coup d'oeil rapide à la batterie de son fusil; vous êtes trois contre un, mais le premier de vous qui fait un mouvement, je le tue comme un chien. Je vous tiens pour vagabonds et bandits;… cependant, pas pour des lâches. S'il en est un parmi vous qui veuille se mesurer avec moi, à la carabine, au pistolet, au couteau, ou aux armes que la nature nous a données, je suis son homme.
Bill Brace haussa ses épaules herculéennes, et sourit dédaigneusement, mais plutôt de rage que de bon coeur.
—Vous criez bien haut, mon petit, mais je vas vous donnez une fière leçon, grommela-t-il entre ses dents.
En disant ces mots, il s'appuyait sur le canon de son fusil dont la crosse reposait à terre.
Jamais face horrible ne s'était empreinte d'un cachet plus diabolique.
Vivant loin de la contrainte des lois civiles, débarrassé de toutes les formalités et conventions de la société, suivant à sa guise les impulsions d'une nature désordonnée, flattant ses appétits sauvages, singeant les moeurs des Indiens—leurs vices et non leurs vertus—avec une confiance entière en sa puissance musculaire, Bill Brace était devenu le type de la bestialité humaine, si je puis m'exprimer ainsi. Imposer comme loi sa volonté aux autres, telle était son ambition et même sa devise.
Quoique d'une taille plus haute, le chasseur noir était d'une constitution plus grêle.
Il avait plus d'harmonie dans les formes, mais moins de vigueur apparente.
Son extérieur indiquait le sang-froid et cependant la souplesse.
En général il ne semblait pas capable de soutenir une lutte corps à corps avec son adversaire.
Néanmoins, Sébastien observa qu'il était calme, qu'il ne manifestait aucun de ces signes de trépidation qui accompagnent ordinairement la peur ou la colère.
—L'entendez-vous, Ben Joice et Zene Beck? Ce blanc-bec, ce mangeux de lard[17] qui prétend répondre par toutes armes à Bill Brace, depuis ses poings, jusqu'à une espingole.
[Note 17: Les Anglo-américains ont donné aux Canadiens-français le sobriquet de mangeux de lard.]
Dans un paroxysme de dédain comique, mais inexprimable, Brace enleva son casque par la queue de renard qui le surmontait, le lança contre le sol en le foula aux pieds, tandis que ses camarades témoignaient chaleureusement de leur admiration; l'un en sifflant à travers deux de ses doigte fourrés dans sa bouche, l'autre en se tordant dans un éclat de rire convulsif.
Le chasseur noir se tenait parfaitement tranquille, et toujours prêt à faire feu.
—Buveux-de-lait, j'accepte le défi! hé! hé! ho! ho! songez-y mes gars, il veux amorcer Bill Brace le mangeux de chats sauvages, le grand ogre de la Saskatchaouane.
Puis au jeune homme:
—Voyons, dites-nous comment vous voulez quitter le monde et que ça soit fait tout de suite. Est-ce avec le plomb, l'acier ou les griffes de l'ours-gris qui sont mes armes naturelles, comme vous les appelez?
—Nous commencerons avec les armes de la nature; puis, si vous n'êtes pas satisfait, le couteau décidera qui doit être enseveli dans la vallée.
—Quant à cela, je puis vous le dire d'avance. Nous ne prenons pas la peine d'enterrer les gens. Les loups servent de croque-morts, dans les montagnes. Ils ont bientôt fait, et l'on n'a rien à payer pour la fosse et le service. Mais nous gaspillons un temps précieux. Hâtez-vous de dire vos prières et que je vous avale!
—Doucement, doucement, fit le chasseur noir. Écoutez les conditions du duel: Vos armes et celles de vos amis seront déposées près de ce bouquet de pins; puis vos camarades se retireront là-bas, derrière le rocher et resteront spectateurs passifs du combat. Quant à moi, je placerai mes armes derrière cet arbre à gauche, afin de pouvoir les saisir aisément en cas de trahison ou de mauvaise foi.
Brace objecta d'abord à cette proposition, mais finalement il y consentit, et les armes furent, au bout de quelque temps, mises aux lieux indiqués par le chasseur.
Sébastien avait peine à contenir ses chiens, car ces armes avaient été posées à cinq ou six pas de sa cachette. Maraudeur se révolta un peu à l'approche de Brace, et Infortune grogna sourdement. Mais le bruit ne fut pas remarqué.
Beck et Joice se retirèrent à l'endroit désigné.
Sans perdre une seconde, Bill Brace se dépouilla de sa casaque de chasse, en homme pressé d'en finir tandis que son antagoniste quittait flegmatiquement son pourpoint noir au pied d'un cotonnier, et desserrait sa ceinture.
La charpente osseuse et solidement attachée du premier formait un contraste frappant avec les proportions symétriques, quelque peu délicates du second.
Si Bill Brace pesait au moins cent quatre-vingts livres, le chasseur en pesait cent quarante au plus.
—Étranger, fît Brace, vous ne feriez peut-être pas mal de me dire votre nom avant que je ne vous dévore, car il se peut qu'un de vos amis désire couvrir d'une tombe vos os, quand on saura comment vous êtes mort…
—Si vous ou vos coupe-gorge m'assassinez, un individu du nom de
Pathaway manquera dans les montagnes. Êtes-vous prêt, Bill Brace?
—Tout prêt! répondit Brace.
—Venez donc et attrapez ce que vous méritez!
Le jeune homme porta alors en avant son pied et son bras droit, puis le pied et le bras gauche, et fit face à son ennemi.
Ensuite il retira son bras droit en le courbant comme un arc et étendit encore le poing gauche, en ayant les yeux fixés sur ceux de Brace, qui arrivait avec grand fracas, et se proposait de réduire son adversaire par la seule force du poignet. L'insulteur projeta, ramena sa main droite et reçut, en pleine bouche, la gauche de Pathaway.
Ce début suffît à faire voir que le dernier connaissait l'art de se défendre, tandis que l'autre l'ignorait.
—Ce gamin t'a tiré le premier sang; attention, Bill! épia Joice.
Surpris de la riposte, Brace avait reculé. Alors il remarqua que sa barbe changeait de couleur et passait du noir au rouge.
—Repos! exclama Joice.
A la seconde passe, Brace prit plus de précautions.
Son but était de terminer l'affaire d'un seul coup.
Mais pendant ce temps, Pathaway lui allongeait un croc-en-jambe et le faisait choir sur le sol.
Joice et Beck saluèrent cet événement par un rire bruyant; ils pensaient que leur champion se ménageait afin de s'en tirer avec plus d'honneur, quand il aurait joué assez longtemps avec le petit, pour l'éreinter d'un coup.
—Debout, Bill! Pourquoi diable te vautrer comme ça? dit Joice.
—Oh! c'est un fier matois! glissa Beck.
—Oui, reprit l'autre. Il va le démolir en gros, car il n'aime pas le détail, Bill.
Un double éclat de rire couronna cette lourde saillie.
La fureur avait enflammé Bill Brace.
11 s'élança sur Pathaway, en mugissant comme un taureau.
Il frappait à droite et à gauche.
Ses bras s'agitaient comme des fléaux, battaient l'air et jamais n'atteignaient son antagoniste, qui bondissait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, plantant son poing où il lui plaisait.
—Repos! dit encore Joice.
Bill Brace ne demandait pas mieux.
Il darda sur son jeune adversaire ses prunelles injectées de sang et rugit comme une bête fauve blessée.
Pathaway, lui, n'avait rien perdu de son flegme.
Les bras croisés sur la poitrine, il soutenait, sans sourciller, les regards ardents du trappeur.
Instinctivement Ben Joice et Zene Beck se rapprochèrent.
Ils commençaient à prendre un vif intérêt à cette lutte.
Sébastien aussi, entraîné par l'excitation, se leva pour mieux voir; et les chiens eux-mûmes se dressèrent sur leurs hanches.
Brace, haletant comme une machine à vapeur, proféra un horrible juron et se rua contre le chasseur qui, glissant agilement sous le bras du bandit, lui asséna un coup formidable au-dessous de l'oreille droite. Le blessé fléchit comme un boeuf à l'abattoir et roula à terre. Mais, bientôt relevé, il revint à la charge avec une furie et une violence terribles.
C'est alors que le chasseur noir déploya ses étonnantes ressources de pugiliste. Parant les coups avec adresse, il les portait avec une dextérité et une vigueur qui jamais ne faisaient défaut.
Le visage du trappeur ne fut bientôt plus qu'une masse de chairs pantelantes et saignantes. Il tombait à tout instant, et se remuait déjà avec difficulté, lorsque Pathaway l'acheva par un coup sous le menton.
Bill Brace roula sur le sol.
—Ainsi je punis l'impudence, dit le chasseur.
Puis, se tournant vers Joice et Beck:
—A qui le tour? ajouta-t-il.
Brace recouvrait ses sens.
Il essaya de se mettre sur pied, en hurlant d'impuissantes imprécations. Mais, trop faible pour se tenir debout, il retomba avec une telle faiblesse que toutes les jointures de son corps en craquèrent.
Cédant alors à une rage indicible, il s'écria:
—Vos couteaux, camarades! Hachez-moi ce gredin en chair à pâté. C'est le diable!—le diable en personne, Ben Joice. Sers-lui du baume d'acier, Zene Beck, et je serai ton débiteur pour la vie.
Prompt comme la pensée, Pathaway passa la main derrière son cou et en tira une de ces armes terribles qui portent le nom du célèbre combattant texien,—Bowie le brave, l'intrépide, l'audacieux!
La lame brillante étincela et réfléchit les rayons de la lune comme les facettes d'un diamant:
Joice et Beck sortirent de leurs mitasses des armes semblables, et ils se précipitaient sur le chasseur, avec des cris forcenés, quand ils furent arrêtés par l'attitude déterminée du gladiateur.
—Pourquoi hésiter, poltrons? leur dit-il. Venez-donc! le mangeux de lard, vous apprendra comment on se sert de ce joujou.
Et il montrait son large coutelas.
—N'ayez pas peur, quoique ce soit le diable, grommela Brace d'une voix caverneuse.
Honteux de leur incertitude, Joice et Beck marchèrent sur Pathaway, qui les attendait imperturbablement.
Ils fondirent en même temps sur lui.
Mais, les évitant aussi lestement qu'il l'avait fait dans sa rencontre avec Brace, il laboura le bras droit de Joice avec son couteau.
Ce misérable laissa échapper son arme.
Au même moment, une flèche atteignit Beck à l'épaule et les deux chiens, Maraudeur et Infortune, lâchés par Sébastien, chargèrent vigoureusement les trappeurs, tandis qu'une voix criait à quelque distance:
—Qu'est-ce que c'est que ça? qu'est-ce que c'est que ça? Encore une maudite petite difficulté, je le jure, ô Dieu, oui!
V
LA HUTTE
Un personnage de haute stature apparaissait à quelques pas. Derrière lui marchait un individu moins grand, mais plus large des épaules.
Le premier était notre ami Nicolas.
Son interpellation fit suspendre aussitôt les hostilités.
Cependant les chiens s'acharnaient après Bill Brace, et pour refroidir leur ardeur Nick dut user du pied.
—La paix, Maraudeur! A bas, Infortune! Que diable s'est-il passé ici? On se bat, ô Dieu, oui! Quel est ce matin étendu sur l'herbe? Il a la figure d'une pomme pourrie, je le jure, oui bien, votre serviteur! D'ordinaire, il ne doit pas être beau garçon, dame non! mais comme ça faut avouer qu'il a la plus vilaine tête qu'on puisse imaginer. Je ne crois pas que, dans tous ses voyages à travers l'Afrique centrale, mon grand-père ait jamais rencontré un pareil échantillon de nature humaine, quoiqu'il ait vu des nègres, rouges comme l'écarlate, des singes qui parlaient et des sapajoux qui faisaient l'exercice militaire, avec leurs maréchaux, généraux et caporaux… oui bien, je le jure, votre serviteur!
A la voix de leur maître les chiens se turent, Nicolas se tourna alors vers Pathaway, et commença à l'examiner avec une attention toute philosophique quoique peu courtoise assurément.
—Étranger, dit-il ensuite, vous avez tapé ferme sur ce gaillard-là; je ne sais ni le commencement ni la fin de votre histoire, mais je crois que la justice est de votre côté.
—C'est aussi mon opinion, répliqua le jeune homme. Il fallait me défendre ou me laisser voler. J'ai préféré me défendre, et ce bandit a reçu une leçon qu'il n'oubliera pas de longtemps, j'espère.
—S'il l'oublie, c'est qu'il a la mémoire courte, répliqua Nick, en regardant Bill Brace dont le visage s'était tellement enflé qu'on avait peine à distinguer ses traits.
—Je l'ai ménagé autant que j'ai pu, dit Pathaway.
—Ma foi, monsieur, reprit le trappeur émerveillé, on ne dirait pas que vous êtes capable de remuer une pareille masse de chair. Mais vous l'avez prodigalement servi, ô Dieu, oui! je vous en fais mon compliment. Quant à lui, il ne paraît pas qu'il vous ait touché. Qu'a-t-il, donc fait?
—Parlé plus qu'agi, répliqua simplement Pathaway.
—Vous êtes un luron, monsieur, oui bien, je le jure, fit Nick. Au surplus, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à mon oncle. L'avez-vous connu, mon oncle l'historien? Trait pour trait, c'était vous. Il avait la même taille, seulement un peu plus courte. Son bras droit c'était le vôtre, quoique un peu plus long. Ses jambes avaient, Dieu me pardonne, une similitude complète avec celles sur lesquelles vous êtes juché, pourtant elle n'étaient pas aussi droites. Il me semble qu'il cageottait, mon grand oncle l'historien. Sa physionomie était plus ouverte que la vôtre, parce que sa bouche était plus large. Il possédait un nez remarquable, mon oncle. Je n'en ai jamais rencontré un pareil avant le vôtre; mais j'ai idée qu'il était un peu plus gros, étranger… Oui un peu plus gros, étranger… Je l'ai vu une fois, illuminé par les rayons de la lune et je vous garantis que ça avait l'air d'une meule de foin. Ah! quel organe c'était que le nez à mon oncle l'historien! Du reste, ce nez il était dans sa branche d'affaires, car, étant historien, il vous sentait les faits à dix siècles de distance… et même plus…
Le chasseur noir sourit.
Son visage ne présentait plus une seule trace d'excitation. L'expression en était agréable. Ses muscles qui avaient été aussi rigides que des barres d'aciet s'étaient relâchés de leur tension anormale, et paraissaient aussi flexibles que ceux d'une femme. L'esprit du gladiateur s'était éteint dans ses yeux. Ce n'était plus un vengeur implacable et sans pitié, mais un jeune homme bon, à l'air doux et avenant.
Il avait adroitement caché son arme et remettait son habit noir.
Les autres témoins de cette scène demeuraient silencieux.
Ben Joice se glissa sournoisement vers le compagnon de Nick qui, dès son arrivée, lui avait fait divers signaux télégraphiques.
—Eh! pourquoi diable ne parlez-vous pas, Jack Wiley? dit Nick. Est-il besoin de faire ainsi des mouvements de main et de bras, comme un muet! Est-ce que vous avez honte de notre compagnie? Vous n'avez pas oublié vos vieilles connaissances, n'est-ce pas?
—Non, répondit alors Wiley à Joice, en parlant à voix basse, la main à demi collée sur sa bouche.
—Non, que diable veux-tu dire? fit brusquement Ben.
—N'as-tu pas le sens commun? reprit Wiley sur le même ton. Je ne veux pas que tu me reconnaisses devant ces gens-là. Ce grand blagueur doit être veillé de près; tu entends? Il prétend que les Indiens l'appellent Ténébreux, et je t'assure qu'il est rusé. Je ne serais pas surpris qu'on l'eût envoyé pour nous guetter, bien qu'il m'ait rendu un bon service. Ne ma parle pas trop.
Nick, avec sa subtilité habituelle avait observé ce qui se passait, et deviné que Wiley et les autres trappeurs étaient des oiseaux de même plumage.
—Jeune homme, dit-il, en s'adressant au chasseur noir, vous n'avez plus affaire ici, m'est avis que vous feriez aussi bien de venir avec moi. Ces gibiers-là ne vous veulent pas grand bien. Le plus vite vous aurez quitté leur compagnie sera le mieux.
—J'accepte volontiers votre offre, répondit Pathaway.
—Alors, Jack Wiley, si vous voulez venir avec moi, il est temps de laisser cette bande de gueusards. Ils sont d'humeur trop libre pour que j'aime à rester avec eux.
Bill Brace se mit sur son séant, et se penchant contre Joice, lâcha un torrent d'invectives et de menaces, dans ce langage mêlé d'indien, d'anglais et de français, qu'en ne peut entendre que dans le Nord-ouest, parmi les trappeurs livrés à tous les excès d'une vie désordonnée.
—Bill Brace a la mémoire d'un Indien, hurlait-il. Tu as mis un tison enflammé sous le nez de l'Ours gris, mais il s'en souviendra, mon petit.
—Il me semble qu'il l'a touché avec quelque chose de plus dur qu'un tison enflammé, fit Nick.
—Je suis un trappeur, un Indien! continuait Bill en montrant le poing. Oui, Indien, plus Indien que trappeur.. Houah! houp! J'aurai ton sang,, mangeux de lard. Je te suivrai, jour et nuit. C'est moi qui suis Bill Brace et je te défie de dire que tu m'as battu. Tue-le, Jack Wiley, tue-le et je te donnerai cent peaux de castor. Où sont vos pistolets, reptiles? Je… je… je me sens faible. Un peu d'eau, Ben. Ma tête est tout à l'envers. Soutiens-moi ou je tombe!…
En prononçant ces mots il se laissa aller à demi évanoui sur son compagnon.
—Où est Sébastien, où est Sébastien? demanda Nick, en se tournant tout à coup.
Maraudeur s'élança vers un massif de jeunes pins et se mit à aboyer. Nick suivit aussitôt le chien. Il trouva le jeune garçon étendu presque insensible, et tenant son arc à la main. Le trappeur le prit tendrement dans ses bras.
—Pauvre enfant! pauvre enfant! murmura-t-il. Il a assisté à un terrible spectacle, et ça a été trop fort pour ses nerfs.
S'adressant ensuite à Pathaway:
—Il n'est pas bien robuste, voyez-vous, monsieur. D'ailleurs sa santé cloche depuis quelques jours. La rougeole, vous savez?
Un sourire glissa sur les lèvres du chasseur noir. Mais jetant, en ce moment, un regard sur le visage de Sébastien, il conçut pour lui une vive sympathie.
—C'est un Bois-brûlé! exclama-t-il.
Nicolas ne parut pas charmé de la découverte
—Qu'il soit Bois-brûlé ou n'importe quoi, c'est un bon garçon, dit-il un peu brusquement. Il est brave, doux, obligeant; je l'aime, moi. S'il a les membres délicats, ils se développeront avec le temps, je vous la dis, et il deviendra aussi vaillant qu'un chef comanche, je parle. Son système a l'air un peu désorganisé, mais qu'est-ce que ça prouve? il n'est pas poltron, pour ça, ô Dieu, non, je le jure, votre serviteur!
—Est-ce que vous seriez son père ou son oncle? interrogea Jack Wiley, en ricanant.
—Je suis son père, et il est mon fils, n'allez-pas me contredire, répliqua sèchement Nicolas.
Sébastien commença à reprendre ses sens. Il ouvrit sur le trappeur ses grands yeux, doux, rayonnants d'intelligence, et un tressaillement courut partout son corps.
—N'y pense plus, n'y pense plus, enfant, dit Nick; c'est passé et il n'y a personne de tué. Peut-être quelqu'un serait-il mort, si ses blessures eussent été mortelles, mais elles ne l'étaient pas. Courage, il arrive de ces choses-là tous les jours! Seulement tu ne les vois pas.
—Qu'est-il arrivé, Nicolas? demanda-t-il d'un ton dolent.
—Rien de bien considérable; non, rien de bien considérable, je t'assure; une partie de coups de poing qui a causé une damnée petite difficulté à l'un des joueurs, voilà tout. Mais comment te sens-tu, maintenant, mon cher enfant?
La voix de Nick était pleine de sollicitude. Le jeune garçon lui plaça ses mains sur les yeux et les y tint un instant.
Pathaway le considérait avec autant de pitié que d'admiration; car ses petites mains mignonnes semblaient moins faites pour la vie incivilisée que pour la vie de salon.
—Joli garçon! joli garçon, murmura-t-il; mais trop efféminé pour ce genre d'existence. Il faudrait le renvoyer à son foyer natal, sur les bords de la rivière Rouge.
—Peux-tu marcher, à présent? fit Nicolas.
—Je le crois, répondit Sébastien au trappeur, qui poursuivit en s'adressant à Pathaway:
—Ah! monsieur, c'est un si rude marcheur quand il est en bonne santé! Il monte aussi à cheval comme un singe, et moi qui vous parle je n'ai pas encore rencontré de cheval capable de le démonter. Il descend d'une famille aristocratique et n'a pas été élevé au travail comme les enfants de son âge. Son père était un comte français, un duc anglais ou un prince russe déguisé, ou quelque chose d'approchant. Je ne me rappelle pas exactement le titre. Sa mère était une demi-sang de très-haute race, le plus beau spécimen de femme qu'on pût voir…..—Mais comment vas-tu, mon Sébastien? Si tu ne peux te tenir sur tes jambes, je te porterai. Ça me va, à moi, de porter les enfants comme toi, en haut des montagnes.
—Non, non, j'irai bien tout seul, répondit Sébastien, dont les regards se fixèrent pour la première fois sur le chasseur noir, et qui rougit comme une jeune fille.
—Qu'est-ce encore, petiot? Ne vas pas t'évanouir encore.
Ensuite à Pathaway:
—Il a été sujet à ces attaques depuis qu'il a eu la coqueluche, il y a deux ans au plus. Il ne s'en est pas bien tiré, car cette diablesse de toux lui est tombée dans les jambes, croiriez-vous ça? Tout le village a eu la coqueluche et a toussé tant et si rudement que tous les Indiens du pays ont pris leurs talons à leur cou. Cette maladie-là ne devrait pas être tolérée du côté septentrional des montagnes Rocheuses, ô Dieu, non!
Nick, tout en faisant ces excuses et ces explications, souleva le jeune garçon sur son bras gauche, et lui versa un peu de whiskey dans la bouche. Le liquide ardent brûla la gorge de Sébastien, et produisit un paroxysme de strangulation, qui, quoique dangereux, eut pour résultat de ranimer complètement ses sens.
Il sourit et déclara qu'il était mieux.
—Comme de raison, répondit Nick, avec sa bonhomie habituelle. Il ne faut rien dans le monde que l'apoplexie qui n'est sérieuse que quand vous l'avez eue quelquefois. Mon frère, le docteur Whiffles, avait coutume de la guérir sans difficulté avec le précipité rouge et l'ocre jaune.
—Ce n'est pas un remède commun, fit remarquer Pathaway.
—Non, ce n'était pas un remède commun. Il n'était connu de personne que de mon frère, et le secret est mort avec lui. Je vous raconterai un jour ou l'autre comment il a fini, mon frère le docteur.—Ah! les jarrets fléchissent encore, mon Sébastien; mais l'usage les rendra plus torts et plus longs aussi. Appuie-toi sur moi et n'aie pas peur de me fatiguer.
—Une voiture et une nourrice lui conviendraient mieux, grimaça malicieusement Wiley.
—Je connais des gens qui ont besoin d'une charrette et d'un bourreau, quoique je ne veuille pas dire que j'en aie vu ce soir, riposta Nick.
—Vous savez que les enfants doivent souper et se coucher de bonne heure, fit Jack comme s'il n'eût pas remarqué l'allusion du trappeur. Pour moi, je n'aime pas les garçons qui pâlissent comme des filles à la vue du sang. Ce n'était pas comme ça, avant que les établissements fussent aussi près et aussi nombreux.
—Tout change, dit Pathaway. Il y a des francs trappeurs qui ne sont pas ce qu'ils devraient être.
—Je n'ai pas envie de me quereller avec vous, monsieur, grommela Jack
Wiley, en jetant un regard de défi au chasseur noir.
Celui-ci ne daigna pas relever l'invective.
On arrivait sur le plateau, et tous entrèrent dans la cabane de Nick.
Le feu fut promptement renouvelé, et, à ses brillantes clartés, nos gens purent s'examiner plus à leur aise.
Les yeux de Sébastien s'arrêtèrent complaisamment sur Pathaway dont les regards le cherchaient souvent aussi avec un indéfinissable intérêt.
Le souper fut préparé et mangé avec un appétit, aiguisé par de longues courses à travers les montagnes.
Jack Wiley dévora, non-seulement sa portion, mais il empiéta sur la part de ses voisins. Il avait la faim d'un ours resté longtemps sans nourriture et il engloutissait, avec une facilité prodigieuse, les quartiers de bison rôti.
D'abord Sébastien ne fit pas à cet individu l'honneur d'une grande attention; mais quand les lueurs du brasier éclairèrent les physionomies tous deux échangèrent des regards singuliers. Chez le premier il y avait la terreur; chez Jack Wiley c'était une curiosité vague et inquiète.
Ayant fini de manger, le chasseur noir se jeta négligemment sur une peau de buffle que son hôte lui avait préparée.
Wiley alluma une pipe et s'étendit dans un coin pendant que le jeune garçon s'enveloppait timidement d'une couverte écarlate et se couchait dans la partie la plus sombre de la hutte.
Soit par hasard, soit avec intention, Nick se plaça entre Sébastien
Delaunay et ses hôtes.
VI
LA VALLÉE DU TRAPPEUR
Au bout d'une heure, tout sembla reposer dans la cabane du trappeur.
Alors, Jack Wiley ouvrit les yeux, souleva sa tête, contempla un instant les dormeurs, puis il se mit sur son séant, s'allongea et se coula aussi doucement que possible hors du logis.
Maraudeur s'était bien éveillé à demi; mais ne croyant pas qu'il fût à propos de contrarier l'hôte de son maître, l'honnête animal reprit le cours de ses rêveries canines.
Sorti de la cabane, Wiley traversa rapidement le plateau et aperçut le cheval de Nicolas qui paissait voluptueusement l'herbe tendre.
—Vilaine bête, mais qui doit avoir de bonnes qualités, pensa Jack. Sa crinière est pas mal raide. On dirait un buisson d'épines, mais ça vous a des jambes taillées pour la course. Elles sont lisses, propres et parfaites aux attaches. J'aime cette croupe, cette petite tête, et cette gracieuse encolure. Ma foi, ce ne serait pas bien de laisser là ce quadrupède. Il est vrai que son propriétaire m'a rendu un petit service, mais les affaires sont les affaires et l'amitié n'a rien à y voir.
Quoique Jack louchât supérieurement, ses regards parvinrent, cette fois, à se concentrer avec ardeur sur le coursier de Nick.
—Décidément, il me va! murmura-t-il.
En déboutonnant sa chemise de chasse, il en tira une forte lanière de cuir qu'il avait enroulée autour de son corps.
Ensuite il s'approcha de l'animal qui continuait paisiblement son régal, et lui ajusta la lanière autour du cou.
Ayant réussi au delà de ses voeux, Wiley sauta sur le dos de l'Hérissé qui, loin de faire de la résistance, marcha volontiers à une cinquantaine de verges plus loin. Mais arrivé à cette distance le cheval s'arrêta court, s'appuya sur ses jambes de devant, logea sa tête entre elles, et, lançant en l'air son arrière-train, vous envoya l'écuyer mesurer la surface plane.
Jack tomba sur le nez, avec une violence qui fit danser trente-six chandelles devant ses yeux. Pendant quelques minutes il ne vit rien que du feu au milieu duquel voltigeait un cheval enragé.
Pas fort loin de cette scène, il y avait un homme qui riait de bon coeur, je vous assure.
C'était Nick Whiffles.
Son sommeil avait été aussi léger que celui de l'ingrat trappeur. En le voyant partir, il s'était levé et l'avait suivi.
Lorsque Wiley enfourcha l'Hérissé, Nick fronça les sourcils; c'est que, s'il se souciait médiocrement de la reconnaissance, il tenait à son bien, surtout quand ce bien était un cheval favori.
Revenant donc promptement à la hutte il saisit ses armes, poursuivit le voleur et arriva juste au moment où l'Hérissé venait de lui faire baiser notre mère commune.
—Bravo! se dit Nick, avec un véritable orgueil. Je ne lui aurais jamais pardonné s'il ne s'était pas comporté ainsi, oui bien, je le jure, votre serviteur! Eût-ce été juste de se laisser prendre par cette vermine, qui tombera quelque jour dans une maudite petite difficulté, si la providence n'amende pas sa diablesse de mauvaise nature. Le traître! le renégat! Oublier ce que j'ai fait cette nuit pour lui! Il mériterait d'être pendu, et je vous dis qu'il ne sera jamais mieux qu'au bout d'une corde.
Cependant Jack Wiley se remettait de sa chute:
—Voilà donc, grommelait-il en s'étirant et se frottant le visage, voilà donc quelques-uns des tours que cette, grande perche de trappeur lui a appris. Ah! mon brigand, je te corrigerai de ces manières-là quand nous serons dans les montagnes. Allons, reste en repos. Tu ne recommenceras pas si facilement cette fois.
Et il se replaça sur le dos de l'Hérissé, dont la mauvaise humeur semblait s'être dissipée.
—Encore dessus, ô Dieu, oui! pensa Nick. Eh bien, s'il peut s'y tenir, je le lui donne cet imbécile de l'Hérissé. Je ne veux pas avoir un cheval qui se laisse mener par un pareil vaurien, moi!
Tandis que Nick se livrait philosophiquement à ce soliloque, l'Hérissé fournissait à Wiley des preuves incontestables de son éducation.
Après trois ou quatre plongeons vers le sol, il se dressa sur les pieds de derrière, décrivit une mirifique pirouette, se jeta à droite, puisa gauche, et finit par se renverser et se rouler sur le dos.
Si le cavalier eût été moins agile, il ne s'en serait pas tiré sans quelques os cassés; mais il en fut quitte pour des meurtrissures et des contusions.
—Je ne céderai pas d'un point, et si je puis te monter, je te conduirai, exclama Jack furieux en s'avançant pour reprendre le bout du lazzo qui balayait la terre.
L'Hérissé, qui n'était peut-être pas rusé comme le serpent, mais qui avait toutefois la finesse que son maître avait pu lui donner, voulut, sans doute, déployer toutes ses qualités, car, tournant soudain les talons à son triste admirateur, il lui planta ses deux sabots en pleine poitrine et le laissa là, marqué d'une double demi-lune.
Si la force du coup n'eût été à moitié perdue avant d'atteindre Jack, bien sûr que le coquin n'aurait plus, jamais de sa vie, lancé un lazzo au cou d'un cheval.
Accroupi sur le gazon Nick Whiffles s'abandonnait de tout coeur à un de ces bons rires silencieux qui nous prennent parfois et qu'il est impossible de décrire avec la parole ou la plume.
Après cet exploit, l'Hérissé se remit à brouter l'herbe en traînant la lanière sous ses pieds.
Wiley se tordait dans des convulsions, comme un homme souffrant les douleurs purgatoriales de la colique bilieuse.
Au bout de cinq ou six minutes il se releva néanmoins, en marmottant des imprécations et se dirigea vers le lieu qu'on appelait la Vallée du Trappeur perdu.
—Je ne m'étais pas beaucoup trompé sur son caractère, dit Nick en se mettant, de suite, sur la piste de Jack Wiley. Il y a en moi quelque chose qui me dit toujours quand on ne doit pas se fier à un homme. Je l'ai retiré comme un tison du bûcher, et je ne sais pas si j'en suis vraiment fâché. Pourtant je suis fâché qu'il y ait tant de noire ingratitude dans le monde, ah Dieu, oui! Mais, peuh! je m'en fiche, comme d'une cartouche brûlée. J'accepte le monde comme je le trouve, moi. C'est un bon monde, aussi bon qu'a pu le faire le Maître de la vie, car je sais que, lui, il est si bon qu'il en ferait un meilleur s'il le pouvait. Il y a dedans de mauvaises gens, ô Dieu, oui; mais, bast! tout finira par bien aller…—Diable, où va ce chenapan?
Comme il n'y avait personne pour répondre à la dernière interrogation du trappeur, il fut obligé de s'enfoncer dans les conjectures, tout en suivant son voleur. Après avoir trotté par monts et par vaux, Nick atteignit enfin une éminence dominant la vallée du Trappeur perdu, tandis que Jack Wiley descendait la versant de la colline vers la Porte du Diable.
—Il ne paraît pas aussi effrayé des fantômes qu'il l'était, il y a deux ou trois heures, se dit Nicolas. Je crois bien être sur la trace de ceux que j'ai déjà cherchés. Je pénétrerai enfin le mystère; on pénètre toujours les mystères quand on cherche. On a l'oeil à vous, mon gentilhomme, n'ayez peur. Il n'y a pas de mal à reconnaître la compagnie que vous fréquentez et peut-être ça rapporte-t-il gros. Pressons-nous, car le jour approche, et m'est avis que ce n'est pas un lieu sûr à explorer quand le soleil luit.
Le terrain qu'ils parcouraient alors était coupé par d'effrayantes fondrières, des roches détachées, d'énormes masses de granit tourmentées.
Partout on rencontrait des vestiges des convulsions volcaniques, qui, à une époque reculée de l'histoire du monde, avaient ébranlé les montagnes jusque dans leurs fondements et épanché, à la surface de la croûte terrestre, des torrents de roches fondues et de minéraux.
Souvent Wiley disparaissait à la vue, perdu qu'il était par les inégalités du sol. Nick n'en continuait pas moins sa chasse avec cette patience stoïque qu'on lui connaît.
Ils se trouvèrent bientôt près de la vallée et Wiley s'éclipsa tout à coup derrière un gigantesque portique de roc.
—Parfaitement nommé, murmura Nicolas, en examinant avec intérêt ce phénomène naturel. Si ça ne ressemble pas à la porte du diable je ne m'y connais pas.
Les deux côtés de cette porte étaient composés de puissantes colonnes de basalte, qui, s'inclinant l'une vers l'autre, se joignaient au sommet.
A droite et à gauche, d'autres piliers, de même formation, les uns plus gros, les autres plus petits, et entrelacés de projections rocheuses, se dressaient en étroit réseau, ne laissant qu'une entrée principale à la région mystérieuse appelée la Vallée du Trappeur perdu.
La curiosité de notre ami Whiffles était aiguisée à ce point, qu'il n'aurait pas voulu battre en retraite, si dangereuse que pût être son entreprise. Il accéléra même le pas et arriva sous le porche titanique.
La silhouette de la ville hantée se déchiquetait devant lui.
Néanmoins des blocs de rochers barraient le passage. Nick en longea le contour et se trouva dans les ténèbres. Il lui sembla pénétrer dans une région souterraine.
L'air y était glacial, imprégné de vapeurs humides; le pied se posait sur un sol mou, visqueux. Whiffles n'en allait pas avec moins de fermeté, mais il fit un faux pas et tomba dans la vase.
Un corps froid et gluant qui passa alors contre son visage lui apprit que le lieu était fréquenté par des reptiles.. Se relevant avec vivacité, le trappeur essaya de se reconnaître au milieu de la noirceur qui l'enveloppait.
Ce lui fut impossible.
Un autre eût abandonné l'aventure; mais, comme
Napoléon, Nick avait foi en son étoile. Ayant échappé à tant de périls, il doutait sérieusement qu'un malheur réel pût lui arriver.
Son esprit, étrangement constitué, avait acquis une si vigoureuse croyance dans une providence protectrice que la crainte du mal le gênait rarement, si jamais elle l'effleurait.
Après bien des difficultés, il atteignit une place où il pouvait distinguer un coin du ciel, à travers de gros arbres qui confondaient leurs rameaux à la cime des rochers.
Un bruit mêlé de sifflements et de mugissements frappa l'oreille de Nicolas. Il s'arrêta, écouta, et, incapable de préciser la cause du son, marcha dans sa direction.
Ce bruit était produit par une source d'eau chaude, qui lançait à plusieurs pieds de hauteur ses gerbes noyées dans des nuages de vapeur bleuâtre.
Quoique Nick ne fût pas superstitieux, ce spectacle l'impressionna.
Qu'est-ce qui lui prouvait que les traditions des Peaux-rouges ne fussent pas vraies? Il avait vécu et communié avec la Nature,—cela pendant près de quarante années, mais la connaissait-il entièrement? N'y avait-il pas quelques-uns des secrets de cette féconde mère qui eussent échappé à la perception du hardi trappeur?
Il ne l'avait pas vue à nu; il n'avait palpé que ses formes extérieures. Il pouvait y avoir, et il y avait des arcanes inexplorés par le brave homme. Sans doute, ce n'était pas du lait qui coulait dans ses veines. La poltronnerie et lui n'avaient jamais couché sur la même peau de buffle, comme il disait si énergiquement. Mais il y a un régulateur prudent et vigilant qui gouverne le mécanisme intime de l'individu, quand les sauvegardes ordinaires lui manquent.
Nicolas sentit un frisson courir dans ses artères.
Il était vraiment mal à l'aise et tourna la tête, dans l'intention, ma foi, de rétrograder.
Mais alors, il crut s'apercevoir qu'il n'était pas seul dans le tunnel. C'était comme un grincement, le grattement d'un chien ou d'un gros animal grimpant sur les rochers.
L'obscurité était trop grande pour permettre de voir; aussi Nick se sentit-il d'autant plus anxieux de savoir à quelle sorte de compagnon il allait avoir affaire.
Il avait naturellement bonne vue. S'habituant peu à peu à l'obscurité, il finit par distinguer un corps long et noir qui marchait en ligne parallèle avec lui. Whiffles supposa que c'était une personne qui rampait sur ses mains et ses genoux; il ramassa une petite pierre et la jeta à cet objet.
Un grognement menaçant lui répondit.
Nick s'arrêta.
Sa position n'était décidément pas enviable. Il ne savait s'il devait reculer ou avancer.
Un nouveau grognement lui apprit que l'animal auquel il avait affaire était un ours.
Après un moment de réflexion, Whiffles se détermina à continuer son chemin, pensant qu'il y avait plus de sécurité devant que derrière lui, car le peu qu'il avait entrevu de la vallée du Trappeur l'avait défavorablement impressionné.
Nicolas poursuivit donc sa marche, lente et difficile.
Il lui fallait tantôt se traîner le long des pointes de rocher, tantôt franchir un précipice, et tantôt traverser un terrain marécageux où il enfonçait jusqu'aux genoux. Enfin il atteignit l'entrée de la porte du Diable, et déjà il se félicitait de sa bonne fortune, quand un troisième grognement lui fit porter une main à la détente de sa carabine, et l'autre à son couteau-bowie.
Près d'un des prismoïdes de basalte, se tenait un ours, un ours-gris, de taille formidable.
Il regardait, gueule béante, par-dessus son épaule gauche.
Nick le coucha en joue, et le monstre poussa un grondement sauvage en montrant une rangée de dents aussi blanches que l'ivoire.
Depuis longtemps notre trappeur connaissait la nature des animaux de cette espèce.
Il savait combien ils ont la vie dure. Rarement un seul coup de feu les tue. Au contraire la douleur qu'il leur cause les met en furie.
Ils attaquent se défendent à outrance et malheur alors à l'imprudent qui a tiré sur eux!
—Non, non! ça ne sera pas, murmura le trappeur. Ces créatures-là ne supportent bien que les blessures mortelles. D'ailleurs, il ne fait pas encore assez clair pour se livrer à ce petit exercice qui tranche une question de vie ou de mort. J'ai toujours eu la chance de me fourrer dans une maudite petite difficulté et de m'en sortir les mains nettes, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais supposons que cet animal innocent me dévore, est-ce qu'on aurait encore l'audace d'imprimer ça? Ce serait bien là le désespoir de ma mort, ô Dieu, oui!
Cette réflexion lui arracha un sourire mélancolique. Mais son naturel reprit aussitôt l'ascendant.
Le danger ne pouvait altérer l'esprit qui l'animait.
En toute circonstance c'était toujours Nick Whiffles, l'étrange personnage. Si la vue d'un péril imminent le frappait un moment, il rebondissait bientôt comme une boule de caoutchouc.
—Allons, pas tant de bruit, dit-il en s'adressant à l'ours, qui faisait des démonstrations très-hostiles; pas tant de bruit, car tu commences à m'échauffer les oreilles, ami Martin et il y a un petit degré au delà duquel patience n'est plus vertu. Si tu ne savais pas si bien grimper, je t'enverrais un joli morceau de plomb rond sous l'oreille droite, ô Dieu oui! Hurle donc! puisque ça te fait plaisir. J'ai refroidi deux de tes frères l'automne dernier, tu ne le sais peut-être pas, hein? Mais tu as une drôle de tête mon gaillard. Qu'est-ce que c'est que ça?
L'ours s'était levé et assis sur son train de derrière. Ses deux pattes de devant pendaient comme les nageoires d'un veau-marin, et son dos demeurait appuyé au pilier de basalte.
—Diable, comme il me reluque! dit Nick en examinant l'amorce de sa carabine; je n'aime pas ces regards-là. Est-ce qu'il aurait envie de me manger? Ce serait bien la plus coriace bouchée qui eût jamais passé sur sa langue. Tâche de ne plus te rencontrer sur le chemin de Nick Whiffles, monsieur l'impudent! D'ailleurs, je t'avertis que tu trouveras plus de graisse sous ma chemise de chasse que dans toute autre partie de mon système.
L'ours se dressa sur ses deux pieds et fît deux pas en avant.
Nick ajouta:
—Encore un, mon brave et nous allons entrer, toi et moi, dans une maudite petite difficulté, ah! dam, oui.
L'ours ne bougea point. Et comme Nick le visait les premières lueurs du matin apparurent à l'orient.
Quelques rayons d'or, avant-coureurs du soleil teignirent les colonnes, les tours et murailles de la ville hantée.
Au même instant, la forme le l'ours tomba à terre et la figure d'un homme se montra à la place.
Nick poussa une exclamation de surprise.
—Un Indien, oui bien je le jure, votre serviteur!
L'autre restait immobile at coi.
—Un Indien, sur ma parole! Qui es-tu, Peau-rouge? Qu'est-ce que signifie cette mascarade? Moyen de te précipiter dans quelque maudite petite difficulté, l'ami!
—Ténébreux est brave; il ne craint pas le croc de la panthère et marche, le coeur ferme, dans la vallée de l'Esprit du tonnerre: répliqua le personnage qui avait surgi de la peau d'ours.
—Multonomah! chef des Shoshonés! s'écria Nick. Enchanté de te voir, mon frère, quoique ce soit la dernière place du monde où j'aurais pensé te rencontrer. On ne trouve guère ici les gens de ta race, car il circule d'étranges histoires sur ces localités, ô Dieu, oui!
—Dans ces lieux réside un Manitou que nous ne devons pas offenser, répliqua Multonomah en attachant un regard inquisiteur sur Nick. Les Shoshonés font la guerre aux hommes, mais pas aux esprits. On peut voir et palper les premiers, les derniers sont comme le vent, invisibles, et trop délicats pour que des mortels puissent les toucher. Ténébreux croit-il au Manitou des montagnes?
Le Shoshoné, qui s'était rapproché et avait échangé une poignée de main avec le trappeur, tenait toujours ses regards rivés sur lui.
La question avait sans doute pour but d'arracher une réponse infiniment plus longue qu'elle n'en avait l'air.
Nick ne demandait pas mieux que de parler, ô Dieu non! Ses yeux disaient clairement:—«Je suis une pompe, mettez la main sur la manivelle et elle fonctionnera, je vous le garantis.»
De fait, il arrondit son bras droit sur sa hanche comme le bras d'une pompe.
—Jamais vu un, dit-il.
L'Indien sourit.
—Bien, reprit-il, mon frère n'est pas un fou. Il sait comment suivre le bison à la piste. A l'aspect des nuages, il peut dire quand le vent se précipitera des montagnes, et le coucher du soleil lui apprend le temps qu'il fera le lendemain.
—Je te comprends, Indien. Tes paroles frappent les oreilles de Ténébreux. Je méprise les fous, ô Dieu oui! Peau-rouge, l'air n'est pas bon ici; avançons un peu.
—Oui, dit Multonomah secouant la tête, air malsain ici, pas pouvoir vivre longtemps, ouah! Frère, pourquoi es-tu venu dans une aussi mauvaise région?
Nick, qui commençait à grimper le flanc de la montagne s'arrêta court en entendant cette demande, et allongea comiquement les lèvres, suivant son habitude.
—Je suis venu voir l'esprit du Tonnerre, répliqua-t-il.
—Ténébreux est trop obscur. Il n'agit pas franchement avec son frère.
Ses pensées sont fermées. Nous ne pouvons aller ensemble.
—Shoshoné, il court de singuliers bruits à propos de la vallée du
Trappeur. Ils sont parvenus jusqu'à moi. Multonomah est-il discret?
Le Shoshoné ne répondit pas; un sourire dédaigneux arqua ses lèvres.
—J'entends, s'empressa de dire Nick. C'était une boutade. Il n'est pas permis de douter de la discrétion d'un chef shoshoné. Ta main, Peau-rouge, et n'en parlons plus. Il y a une masse de blancs auxquels on peut se confier, mais je sais de quel bois tu es fait. Plus d'une fois, nous avons campé ensemble, Indien. En même temps, nous avons contemplé le ciel et les étoiles et nous nous sommes étonnés de ce que peuvent être le ciel et sa durée. Nous avons chassé en compagnie, dormi près du même feu, mangé du même bison dans le même morceau d'écorce, rôti au même feu et sur le même bâton. Un jour, Indien, il m'en souvient, nous avons failli crever d'inanition ensemble et dévoré un chien demi-mort de faim au terme de notre jeûne. N'était-ce pas dans le voisinage de la source à l'Écureuil? Nous avons chassé le castor sur la pierre jaune et à la tête de la rivière au Saumon, et jamais une querelle, tu sais? Mais ça me rappelle que j'ai perdu des trappes dans ces environs, à un endroit appelé le roc Noir et à la rivière à la Loutre, près des falaises de grès rouge.
—Ténébreux a perdu des trappes? est-il le seul qui ait raison de se plaindre? D'autres n'ont-ils pas perdu des trappes et des pelleteries? N'y a-t-il plus rien à dire, homme blanc?
—Pas seulement des trappes, mais ceux qui les ont tendues.—Pas seulement des pelleteries, mais ceux qui les possédaient…..
—Que veut dire mon frère?
—Que bien des trappeurs ont disparu sans qu'on sache ce qui leur est arrivé.
—Mauvais Manitou coupable.
—Indien, ni toi, ni moi ne croyons à ces bêtises. L'esprit du Tonnerre cesserait de se faire entendre si tu éteignais le feu ardent qui brûle au sein des montagnes. Ce ne sont pas les esprits hors du corps que nous devons craindre, mais ce sont les esprits qui sont dans le corps qui font le mal. J'ai eu plus de maudites difficultés avec ceux que je pouvais voir qu'avec ceux que je ne voyais pas. Peau-rouge, mes yeux ne sont pas restés fermés.
—Je vois qu'ils sont restés ouverts et j'en suis heureux.
—Indien, j'ai surveillé les gens par ici. Ils ont de terribles secrets, c'est moi qui te le dis. Mais les montagnes où ils se cachent sont muettes, et ce qu'elles ne nous révèlent pas, nous devons l'apprendre. Je le répète, il y a des créatures à deux pattes qui rôdent jour et nuit dans ces gorges et qui ne paraissent pas du tout effrayées du Manitou du mal. Nul ne peut dire d'où ça vient, où ça va, ce que ça fait.
—Ténébreux n'est plus aussi obscur. Il parle clairement à ses amis.
Sont-ce des visages pâles ou des Peaux-rouges?
—Indien, Nick Whiffles est un homme de vérité. Sa langue n'est pas crochue. Leur peau est blanche, mais leur coeur est noir. Je suis fâché de le dire, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Il y a partout des hommes méchants. Il y a des Peaux-rouges dont la conduite n'est pas bonne. Les mauvais blancs habitent la montagne des rochers et la vallée inférieure. C'est pour cela que tu as trouvé le Shoshoné déguisé.
—Ah! ah! ton but, frère, était le même que le mien. Tu veux pénétrer dans les mystères de la vallée et voir ce que tu peux voir. Celui que tu appelles Ténébreux se propose la même chose. Bien, Indien, bien, très-bien. 11 y a, dans cette région un tas de vagabonds, qui font du mal en veux-tu en voilà; moi, je m'en vais vous les chasser et les mener à la justice. Je suis sur leur trace, tout comme je te le dis. Ils ont fait des actes qui font bouillir mon sang. Je les tiendrai à l'oeil et camperai sur leur piste jusqu'à ce que j'aie découvert leur retraite. Il y a des malhonnêtetés qui doivent être punies, des comptes qu'il faut régler. Nick le sait et Nick ne perdra pas de temps. On dit qu'il y a du danger. Mais où serait le plaisir, s'il n'y avait pas de danger? Le danger, c'est pas ça qui répugne à Nick Whiffles—vous, toi, ou un autre l'épeurer, ô Dieu, non! Indien, crois-moi, mettons-nous à l'oeuvre, dénichons toute cette racaille et purgeons-en les montagnes.
—Mais l'esprit du Tonnerre! fit Multonomah.
—Que le Tonnerre l'écrase! riposta victorieusement Nick.
—Ténébreux, le Grand-Esprit a voulu notre rencontre; il veut et peut tout:—hommes, animaux, aussi bien que nuages et pluies. Il a dit: Cette nuit visage pâle et Peau-rouge se rencontreront, et se tiendront le langage de la vérité. Il est bon que les méchants soient punis.—Tu vois cette peau d'ours?
Le Shoshoné avait roulé sa peau et l'attachait sur son dos.
—Oui, fit Nick, avec un signe de tête.
—Caché dans cette peau, poursuivit le sauvage, je me suis traîné à travers les rochers et j'ai vu des gens entrer et sortir par la porte Noire. Cette nuit, quelque chose semblait me dire d'aller chercher les mauvais esprits.
—Qu'as-tu vu? demanda Nick.
—J'ai vu source chaude, jetant eau et fumée.
—Après? car j'ai vu ça moi aussi et je n'en sais pas plus long.
—J'ai cheminé longtemps au milieu de grandes masses de rochers que, dans sa colère, le Grand-Esprit a précipitées en bas des montagnes, ou arrachées aux fondements de la vallée. Puis, j'ai trouvé une eau courante qui tournait, tournait, tournait et se perdait dans un gouffre noir. Après, j'ai traversé une fondrière et découvert un endroit où croissait le gazon. Au-delà, il y avait des arbres, les uns vieux, entrelacés; les autres rabougris et étêtés par la chute des rochers. Un bois épais couvrait le sol au-delà. Multonomah s'arrêta sur la lisière de ce bois.
—Qu'arriva-t-il alors?
—Le bois était bien sombre,—sombre comme le passage silencieux à la terre des esprits. Je ne pouvais voir qu'un coin du ciel. Si un Shoshoné était accessible à la crainte, Multonomah aurait eu peur. Pendant un moment il se tint tranquille et songea aux récits qu'on lui avait faits de la vallée. Il tâcha d'entendre la voix de son ami Manitou pour savoir ce qu'il avait à décider. Un bruit de pas arriva à ses oreilles. Il se coucha sur le sol et aperçut des gens de ta race. Ils ressemblaient à des francs-trappeurs. Leur barbe était longue; leurs cheveux pendaient sur leurs épaules; leurs ceintures étaient chargées de pistolets et de couteaux, et ils marchaient, en chancelant, comme l'homme rouge quand il a le coeur gonflé par l'eau de feu. Devant eux ils chassaient un homme et une femme. L'homme, c'était Portneuf, le voyageur[18] canadien; la femme, c'était sa fille, toute jeune et, belle comme la nouvelle lune. Les mains de Portneuf étaient liées; sa tête penchait désespérément sur sa poitrine. Sa fille pleurait. Le coeur du Multonomah fut ému.
[Note 18: Dans le désert américain, voyageur, trappeur, coureur des bois, chasseur, sont synonymes.]
—Portneuf, je le connais; c'est un bon et brave compagnon. J'ai souvent pagayé avec lui et ses chansons réjouissaient toujours mes oreilles. Je me souvient bien de
A la claire fontaine,
M'en allant promener….
Et sa fille, donc! Nannette, comme je l'appelais. En voilà une perle malgré ses jupes! Indien, ce que tu viens de me dire-là m'attriste, ô Dieu, oui! Nannette est trop gentille pour… J'en frémis, vois-tu. C'est comme l'affaire que j'ai vue au rocher Noir. Tu ne sais pas ça, toi! Une femme, belle! mais belle, plus belle qu'un ange. Dieu me pardonne! Oh! j'ai bien remarqué les hommes. Sois tranquille, je les reconnaîtrais. Brigands, va! Si tu l'avais vue, Indien, leur demander grâce. Ça aurait touché un Peau-rouge comme toi, oui bien, je le jure, votre serviteur! Je la vois encore, avec ses blanches petites mains, sa jolie figure, si pâle, si suppliante. Quand elle les agitait ses pauvres chers bras d'ivoire, on aurait juré une colombe secouant ses ailes, sais-tu pas, Indien? Ça me perçait le coeur. Comme je te les aurais rossés les scélérats qui la faisaient souffrir! Gueusards de gueusards! Mais ils étaient six et j'étais tout seul Quand je te dirai qu'ils l'ont fourrée dans un manteau et jetée à l'eau, avec une pierre au cou! Mais je voyais tout, et je l'ai sauvée comme de raison, la pauvre chère âme du bon Dieu. Peau-rouge tu ne peux te figurer la satisfaction que ça m'a donné. Jamais tu n'as vu tant de beauté, tant de bonté, tant de franchise, tant de courage et tant d'esprit qu'il y a en elle… ô Dieu, non!
—Qu'est-ce que Ténébreux en a fait?
Nick Whiffles, surpris de l'interrogation, ne répondit pas avec sa vivacité et sa bonhomie accoutumées.
—Oh! dit-il, je l'ai envoyée à ses parents,—à ses frères, je veux dire. Ce n'était peut-être pas tout-à-fait ses frères. Mais elle avait des parents quelque part, en haut, dans les montagnes, tu sais, Indien; non pas les montagnes, mais les établissements…..
—Ouah! fît le Shoshoné.
Sans prendre garde à cette laconique, riposte, Nick continua:
—Depuis cette circonstance, qui s'est présentée il n'y a pas bien des mois, je me suis mis à l'ouvrage pour découvrir les auteurs de l'attentat. Oh! je les trouverai, c'est sûr, oui bien, je le jure, votre serviteur!—Continue ton histoire, Indien.
Multonomah reprit froidement:
—Le Français et sa fille s'enfoncèrent dans les rochers et je ne les vis plus. Je retournai, et rencontrai Ténébreux qui sait ce qui est arrivé depuis.
VII
LA SÉPARATION
Le chasseur noir dormait profondément sans connaître la sortie de Jack et de Nick. Cependant, son sommeil était agité.
La scène émouvante à laquelle il avait pris part colorait ses songes.
Bill Brace, Ben Joice et Zene Beck flottaient devant sa vue.
A la fin, ce vilain rêve changea. Les lèvres du chasseur s'ouvrirent pour donner passage à quelques douces paroles. Sa physionomie prit une expression plus gracieuse.
Il lui semblait qu'une blanche main caressait son front; qu'un aimable visage lui souriait; que des yeux brillants l'inondaient de leurs feux.
—Chère ange! s'écria-t-il en étendant les bras avec transport.
Ce mouvement réveilla notre jeune homme.
Après un moment d'indécision pour se reconnaître, il jeta les yeux sur l'adolescent qui reposait tranquillement dans sa couverte écarlate.
—Fumées du cerveau que tout cela! murmura Pathaway, en se frottant les yeux. Le temps aurait dû m'enseigner la résignation. Je suis plus faible qu'un enfant.
Il s'accroupit sur sa couche, plaça sa tête dans ses mains et s'abîma dans un océan de réflexions, jalonnées ça et là de brillants souvenirs et marquées sans doute aussi par les cicatrices de blessures terribles.
Pendant qu'il méditait, Sébastien ouvrit les yeux et coula vers lui un regard timide.
Il avait froid, le pauvre enfant, car ses dents claquaient; un tressaillement nerveux agitait ses membres.
Les pommettes de ses joues étaient d'un rouge brûlant et ses yeux étincelaient d'un éclat inusité. 11 ne les ferma plus et continua d'observer le chasseur noir. Peut-être avait-il peur? Mais les chiens couchés à ses pieds n'étaient pas de faibles moyens de protection!
Quand le soleil se leva et vint rougir le sol de la cabane, Sébastien répara rapidement le désordre de sa toilette et passa devant le chasseur noir pour sortir.
Celui-ci l'apostropha:
—Tu as bien dormi, mon garçon; tes nerfs ne sont pas robustes.
—Je n'ai pas rêvé; le sommeil sans rêves est le moins fatigant, répliqua négligemment Sébastien.
—Les rêves! répéta Pathaway en rougissant.
Puis il sourit et dit:
—Tu as raison, mon garçon. Le sommeil sans rêves est le meilleur. Les songes sont des hôtes importuns qui lassent toujours.
Sébastien se tenait près de la porte de la cabane: le soleil l'enveloppait de ses rayons d'or.
—Il a l'air d'un Adonis, murmura Pathaway.
Et élevant la voix:
—Quel est ton nom?
—Sébastien Delaunay.
—Ta mère était bien belle, n'est-ce pas?
Sébastien sourit; ses joues brunes se teignirent d'un vif incarnat.
—Ma mère avait la peau plus brune que la mienne, les cheveux plus longs et plus foncés, les yeux plus grands. Pour moi, chasseur, elle était bien belle, ma mère, quoiqu'elle vécût dans les wigwams.
—Mais ton père…
—Mon père avait la peau comme la vôtre, interrompit Sébastien, tournant complètement le dos à son interlocuteur, comme s'il était fatigué de la conversation.
—Tu as la voix de ta mère, mon garçon?
Sébastien ne répliqua pas.
—Tu appelles «père,» le brave trappeur, si je me souviens bien, ajouta encore le chasseur.
—Oui, je l'appelle «père,» répliqua laconiquement Sébastien, sortant de la hutte.
Il demeura dehors pendant une demi-heure environ et en revenant il trouva Pathaway debout contre la porte.
—Où donc est Nick? je l'ai vainement cherché, demanda ce dernier.
—Il est, je pense, parti cette nuit pour suivre Wiley; répliqua
Sébastien.
—Comment cela?
—Ce Wiley n'avait pas bonne mine. Il a décampé, et…
L'adolescent s'arrêta et poussa une exclamation de terreur.
Pathaway, surpris, leva les yeux. Alors il aperçut Nick qui arrivait accompagné d'un ours gris marchant paisiblement à côté de lui.
—O père Nicolas, n'approchez pas avec cette horrible bête! s'écria
Sébastien terrifié.
—N'aie pas peur, petit; j'ai magnétisé l'animal et je le tiens en mon pouvoir. N'est-ce pas curieux, hein! que cette puissance de la volonté? Il faut le voir pour le croire, quoi donc! Il n'était pourtant pas apprivoisé, quand je l'ai pris, ô Dieu, non! C'est-à-dire que je ne l'ai pas pris, mais bien acheté d'un Indien, s'il vous plaît. Et il en connaît de jolis tours! Je sais le faire tenir sur ses jambes de derrière tout comme un homme; avec ses pattes de devant il donne une poignée de main; par le soleil, il connaît l'heure, et il trotte, court, galope, se couche et se lève comme un vrai chien.
—Tenez-le à une distance convenable, dit Pathaway; je n'ai pas grande amitié pour cette espèce d'animaux.
Sébastien, qui avait couru chercher son arc dans la cabane, revint en ajustant une flèche.
—Debout, vilain bruin,[19] debout sur tes jambes de derrière, dit Nick en allongeant un coup de pied à l'ours, qui grogna sourdement.
[Note 19: Bruin, ours, terme anglais, équivalent de Martin.]
Le jeune garçon tressaillit, l'arc lui tomba des mains.
—Debout, et danse-nous ta danse de guerre, répétait Nick à l'ours, en commençant à chanter, sur un ton lugubre, un refrain sauvage.
Le quadrupède se leva sur ses pattes de derrière et dansa avec une gravité burlesque au son de la musique discordante dont Nick régalait ses auditeurs.
—Merveilleuse bête! dit Pathaway, surpris de cette arrivée.
—C'est vrai, monsieur, bien merveilleuse, n'est-ce pas? Mais, moi, voyez-vous, je n'ai jamais eu d'affaires communes dans ma ligne d'entreprise, ô Dieu, non! Une belle bête, hein! Peut-être n'avez-vous pas grande confiance en elle; mais je vous garantis qu'elle est bonne et fidèle autant qu'un chien, sans même excepter Maraudeur et Infortune, qui sont les spécimens les plus entendus de leur race, oui, bien, je le jure, votre serviteur!
Sébastien secoua la tête d'un air peu rassuré.
—J'aime mieux les chiens, Nicolas, dit-il ensuite.
L'ours gronda; de façon à démentir les louanges que lui avait données
Nick.
—Allons, assez comme ça, fit ce dernier en le poussant rudement avec son mocassin. A bas et tenez-vous tranquille….—ou sinon!—Infortune, la paix! Maraudeur, à l'ordre! soyez polis envers les étrangers! Vous n'avez pas tous les jours l'honneur d'une compagnie aussi distinguée.
—Donnez-lui quelque chose à manger, dit Pathaway toujours souriant.
—Oh! ce n'est pas la peine..,.. au moins je le pense….. Il a dévoré la moitié d'un bison, il n'y a pas dix minutes. Quand vous lui offririez le plus friand morceau, c'est tout au plus s'il daignerait le flairer. Voyons, mes chiens, ne l'incommodez pas. Il pourrait bien se fâcher, et, ma foi, vous n'en seriez pas quittes à bon marché….. ô Dieu non!
Puis A Pathaway:
—Pardon, étranger; je vous dois des excuses. Mais nous allons réparer ça.
—Aidé de Sébastien, Nick s'occupa aussitôt du déjeûner.
De même que la veille, le chasseur noir mangea peu, malgré les instances de son hôte et les histoires dont il assaisonnait sa venaison.
Après la repas, Whiffles et Pathaway se promenèrent, en causant, sur le plateau.
L'ours avait disparu.
—Il faut que je vous quitte, dît le chasseur; cependant, si malheur ne m'arrive pas, nous nous rencontrerons encore.
—On connaît mieux ses affaires que celles des autres, répliqua flegmatiquement le trappeur; mais je suis facile que vous deviez partir aujourd'hui. Ne m'en voulez pas si je vous engage à être prudent. Ce gredin de Bill Brace n'oubliera pas aisément la roulée que vous lui avez administrée. Il se montrera rétif comme un poulain indompté. Puis ce n'est pas tout, ajouta-t-il en baissant la voix. Il y a quelque chose à craindre dans ces montagnes. Parfois le trappeur solitaire manque tout à coup et on ne sait ce qu'il est devenu. Les caches[20] sont souvent ouvertes et pillées. Ce n'est pas un canton sûr pour les jeunes gens inexpérimentés, oui bien, je le jure!
[Note 20: Les caches, dans le Nord-ouest, sont des trous, des espèces de silos où les trappeurs enfouissent soit des vivres, soit des armes, soit des paquets de pelleteries pour les reprendre quand ils en ont besoin.]
—Merci de votre bon conseil, montagnard; soyez assuré que je sais l'apprécier, quoique je ne connaisse pas plus les lieux à éviter que ceux à rechercher. Ma vie n'est point dépourvue de but. Je ne suis pas une épave abandonnée à la merci des vents. Je sais que faire. Ma force est grande, car elle repose dans la confiance que j'ai en moi. Je sais aussi ce que mon esprit peut concevoir et mon corps exécuter.
—Votre corps n'est pas gros, mais il n'est pas du tout mal fait, répliqua Nick en toisant le chasseur noir.
—Ce n'est pas le corps qui a le pouvoir, mais c'est l'esprit qui y est renfermé. Oui, c'est l'esprit qui donne impulsion et force aux actes physiques. Quand un homme combat pour une bonne cause, l'âme elle-même prend part à la lutte. Elle passe dans les poings et les bras, change les muscles en fer et rend l'homme invincible.
—Tout juste, tout juste, vous l'avez dit! s'écria Nick avec enthousiasme. J'ai fréquemment eu cette idée-là; mais je n'aurais pu l'exprimer le quart aussi bien que vous, quoique le docteur Whiffles,—un homme remarquable, ah! oui!—pouvait vous faire avaler son sujet comme une pilule. C'était mon frère, que le docteur Whiffles. Ça sert à quelque chose que la science, ô Dieu, oui! Mais du diable si j'ai eu de la patience pour apprendre, moi! surtout quand je songe à ces maudits journaux!—c'est comme ça que vous appelez ça?—qui se mêlent des affaires privées; traînent devant le public les histoires des autres, avec leur façon de faire et de parler. Seigneur oui, c'est comme je vous le dis! On m'a diablement injurié… trop, oui! par Dieu!
Il hocha la tête d'un air sérieux et presque chagrin.
—Si jamais il y a encore un Nick Whiffles, il sera fameux, reprit
Pathaway, en tournant les yeux à l'horizon. Adieu, montagnard, adieu!
Nous nous reverrons quelque jour.
Les deux aventuriers échangèrent une poignée de main, et le chasseur noir s'éloigna, suivi longuement par les regards de Nick Whiffles, qui semblait plongé en des réflexions profondes.
Pathaway s'enfonça dans le bois sur le versant oriental de la montagne, et, après une heure de marche, il atteignit une petite prairie qui se déroulait au pied. L'ayant traversée, il arriva au bord d'un lac d'eau stagnante, qu'il longea toujours à l'est jusqu'au moment où le soleil passa au méridien.
Alors le chasseur noir découvrit un canon[21] qui courait au nord-ouest.
[Note 21: Dans le Nord-ouest américain, on appelle ainsi la partie d'un lac on d'une rivière, souvent asséché, qui s'encaisse tout à coup au milieu des terres—en un mot une sorte de goulot.]
Jadis cette tranchée avait sans doute été un conduit pour l'eau; mais alors il était rempli par une végétation luxuriante.
—Que c'est pittoresque! que c'est beau! que c'est rafraîchissant!… s'écria Pathaway, transporté à la vue du délicieux paysage qui se déployait devant lui.
Il soupira et s'arrêta pour contempler cette, magnifique perspective.
En ce moment, vers l'extrémité occidentale du canon, s'avançait un trappeur.
Il pliait sous une charge de pelleteries.
Cependant, si lourd que fût son fardeau, il paraissait gai et marchait d'un pas ferme et léger.
Parvenu à un endroit où une roche, ombragée par les arbres, se projetait hardiment sur le gazon, le trappeur s'arrêta, déposa son faix et se mit à préparer un modeste déjeûner, en fredonnant le refrain d'une chanson de batelier canadien.
Et moi qui aime à boir' de tout,
Arrosons nous la dall' du cou;
Arrosons-nous la dalle!
—Pauvre homme, comme il est gai, murmura Pathaway. Dieu sait, cependant, ce que lui a coûté de peines ce lot de pelleteries! que de dangers il a dû braver, que de privations il a dû supporter! Chante, honnête trappeur. Ah! tu en as bien le droit. Les gens de ta classe sont braves et rudes au labeur. Il ne leur manque qu'une vertu, c'est celle de la frugalité. Te voilà comparativement riche; mais dans un mois ou deux, à peine auras-tu un vêtement pour te couvrir. La dissipation et la prodigalité t'auront, hélas! ravi les fruits de bien des jours de travail et de misères.
La détonation d'une carabine interrompit les réflexions de Pathaway. Une traînée de fumée blanchâtre s'étendit entre les rochers dans la direction du trappeur qui tomba la face contre terre en poussant un cri.
Aussitôt, Pathaway changea sa position et se coucha sur le sol. Deux hommes sortirent des broussailles et se précipitèrent sur le paquet de pelleteries.
Le trappeur gisait inanimé, sanglant, sur le sol.
—Il est mort, fit l'un des meurtriers. Ma foi c'est là une bonne prise, et, comme j'ai fait le coup, à moi la plus grosse part.
—Un moment, s'écria l'autre, mettant le pied sur le paquet, et jetant un coup d'oeil de défi à son complice.
—Allons, tu badines, Ben, n'est-ce pas avec ma poudre, mon plomb et ma carabine?
—Ça n'y fait rien, Zene Beck; l'on fera le partage en francs montagnards que nous sommes. Nous avons nos lois, tu sais, et le capitaine se chargera de les faire observer. Quant à l'avoir tué, est-ce que je n'aurais pu en faire autant? Pas de plaisanteries, donc!
—Quoi! c'est ainsi que tu le prends. Assez causé. Ce paquet-là m'appartient et je l'aurai; entends-tu? Comme ton ami, je consens à ceci:—Un tiers pour toi, deux tiers pour moi, ou le couteau pour tous deux; ça va-t-il?
Ce disant, Zene avait tiré son énorme bowie et Joice se préparait à l'attaque.
Les armes se croisèrent et cliquetèrent avec un grincement qui témoignait de l'ardeur sauvage des deux assassins.
Déjà le fer avait plus d'une fois mordu leur chair, et ils poursuivaient vivement ce féroce combat, quand un nouveau personnage parut à la pointe des rochers. Il portait un sombrero mexicain et une ceinture rouge ceignait sa taille.
—A bas les armes, brigands! cria-t-il.
Ben et Zene s'arrêtèrent par un mouvement simultané.
A ce moment, une douzaine d'hommes envahirent le canon.
Ils apparurent si subitement qu'on eût dit que la terre les avait vomis.
VIII
BANDITS ET TRAPPEURS
Le combat avait cessé.
Les deux antagonistes suivirent leur chef, l'oreille basse, en emportant le paquet de pelleteries qu'ils avaient volé à la victime.
Huit jours après le crime, ils partirent tous deux de la Ville hantée et se dirigèrent vers la hutte de Nick Whiffles.
Le trappeur était sorti et Sébastien. Delaunay gardait la cabane.
Les scélérats entrèrent brusquement et demandèrent au jeune garçon un verre de whiskey.
En les voyant, il se sentit frissonner. Néanmoins, il tâcha de faire bonne contenance et leur donna ça qu'ils désiraient.
Il servit une outre pleine d'alcool.
Ben et Zene se mirent à boire, tandis que la pauvre Sébastien se tenait tremblant en un coin du foyer.
Ben Joice avala une gorgée, puis une autre, une troisième et il but ainsi coup sur coup jusqu'à ce que l'ivresse l'eût gagné.
Inutile de dire que Zene, qui avait suivi son exemple, se trouvait à peu près dans la même position.
Ils se mirent alors à jaser, à raconter leurs ignobles prouesses et à tenir d'horribles propos, bien capables d'effrayer Sébastien.
Ben Joice se distinguait surtout par son irritation.
Cependant les chiens de Nick Whiffles semblaient le gêner passablement.
Infortune paraissait sa bête noire.
Il jetait sur l'animal des regards étincelants de colère et parfois se levait à demi, comme s'il eût voulu aller le frapper. Mais Infortune exerçait un prestige d'une certaine valeur.
Chaque fois que Ben Joice faisait un mouvement le chien: ouvrait sa gueule et montrait une double rangée de dents, longues, blanches, tranchantes et aiguës qui eussent donné la chair de poule aux plus téméraires.
Pensant donc qu'il était moins dangereux de se servir de sa langue que de ses membres, Ben se répandit bravement en invectives contre les deux chiens.
D'abord, ceux-ci n'eurent pas l'air de s'en soucier. Mais, comme Ben Joice continuait, Maraudeur poussa un grondement auquel Infortune répondit par des hurlements très-significatifs.
—Ne les provoquez pas, si vous tenez à la vie, dit Sébastien.
Joice leva sa face rougie par l'ivresse.
Les chiens aboyèrent à nouveau et avec ua redoublement de fureur.
—Donne-moi les pistolets, Zene, et je m'en vais les expédier plus vite qu'un Indien n'enlève une chevelure, dit Ben à son camarade.
—Je les ai laissés au camp; Bill Brace en avait besoin, répliqua l'autre.
—Malédiction! j'ai aussi laissé les miens, c'est toujours comme ça! Mais j'ai envie de tuer ces cagnes et je les tuerai, c'est moi qui le dis. Il y a longtemps que c'est mon idée, vois-tu, Ben. En voici un que je connais, d'ailleurs. C'est le chien que ce grand brigand de Nick appelait, il y a quelque temps, Calamité, un monstre d'animal, plein de vices, je parie deux charges de pelleteries! Oui, il m'a déjà mordu les jambes. Diable, où peut être mon couteau?
Il cherchait dans ses mitasses son arme favorite, mais ne la trouvait pas.
S'adressant à Sébastien:
—Petit serpent, moitié blanc, moitié rouge, où est mon bowie? tu dois le savoir, hein?
Assis derrière ses chiens, le jeune garçon ne répondit point. Mais sa main s'arma d'un grand couteau de chasse laissé dans la hutte par Nicolas.
Les bandits se reprirent à boire et à rapporter des histoires criminelles plus ou moins vraies, où ils prétendaient avoir été acteurs. Pas n'est besoin d'ajouter qu'ils renchérissaient à qui mieux mieux sur leurs abominables récits.
La conversation tomba naturellement sur le malheureux qu'ils avaient abattu dans le canon.
—Nous avions une fameuse chance pour le larder, si le capitaine n'était venu se mêler de nos affaires. Un diable d'homme que le capitaine Dick! Il faut toujours qu'il fasse son chemin… coûte que coûte!
—Ne parlons plus de ça, Ben; j'ai du chagrin parfois. André Jeanjean est un bon trappeur. Je le connaissais depuis pas mal d'années. Il avait commandé une brigade à laquelle j'appartenais et il y avait bien des gens qui l'aimaient. Une fois seulement, nous avons eu une petite querelle parce qu'il m'accusait d'avoir pris des castors et des loutres à ses trappes, ce qui était certainement pure vérité. Mais on n'aime pas à s'entendre dire de ces choses-là, tu sais? Et je lui répondis qu'il mentait. Alors il m'allongea quelque part un coup de pied qui m'est toujours resté sur le coeur. S'il ne m'avait pas donné ce coup de pied, il ne dormirait pas maintenant dans le canon.
—Bah! tu as toujours été une poule mouillée. Est-ce que nous ne sommes point les seigneurs du pays? Bien bêtes, si nous ne levions pas un tribut quand nous le pouvons faire. La conscience vois-tu, Ben, ça ne se voit pas, donc ça ne sert à rien.
—Mais ça se sent! murmura Beck, tandis que Ben poursuivait sans remarquer l'exclamation.
—Si tu m'en crois, tu vas sortir et creuser une fosse pour y jeter ce gringalet.
Le gringalet, c'était Sébastien.
Quoique très-pâle il conservait son sang-froid et faisait aussi bonne contenance que possible.
—Pauvre Jeanjean, reprit Ben, j'ai rêvé de lui la nuit dernière. Mais, comme tu dis, ça ne sert de rien. Les affaires sont les affaires. Notre destinée est de faire la guerre aux hommes et aux bêtes, nous la ferons, voilà tout. A ta santé!
—A ta santé! répéta Ben en avalant une nouvelle gorgée de whiskey.
Il déposa l'outre sur la table, se tourna du côté de Sébastien, fit une affreuse grimace et poussa un cri terrible.
L'enfant frémit.
—Ouah! ouah! vociféra Ben de toute la force de ses poumons.
Sébastien serra plus fortement le manche de son couteau.
Il s'attendait à une attaque, quand un craquement de branches sèches sous un pied lourd se fit entendre.
Les trois acteurs de cette scène jetèrent instinctivement les yeux sur la porte de la hutte, et, tout aussitôt, les traits des deux scélérats devinrent livides d'horreur.
Sur le seuil de la cabane on voyait un homme pâle ensanglanté.
Ses yeux étaient larges, fixes, sans expression appréciable. Un bandeau qu'il portait au front s'était dérangé et laissait apercevoir, à la naissance des cheveux, une blessure, d'un rouge vif.
C'était Jeanjean, le trappeur.
Un instant glacés d'épouvanté, Ben et Zene recouvrèrent vite leurs facultés; mais ce fut pour se précipiter contre la frêle enveloppe de la tente qu'ils enfoncèrent en se précipitant au dehors comme s'ils redoutaient la poursuite d'un ange vengeur.
Le blessé n'avait pas changé d'attitude, et Sébastien demeurait encore accroupi derrière ses chiens.
Quelques minutes s'écoulèrent dans un morne silence.
Puis, tout à coup, Jeanjean fit un pas vers Sébastien. On eût dit qu'il était mu par un ressort, tant ses mouvements étaient automatiques.
Contrairement à leur habitude, Infortune et Maraudeur ne donnèrent aucun signe de colère.
Le trappeur marcha encore trois pas et vint s'asseoir à côté de Maraudeur, dont il caressa la robe velue, avec la curiosité et la satisfaction d'un enfant.
L'animal se laissa faire, malgré son aversion pour les étrangers. On voyait même qu'il prenait plaisir à l'attention dont il était l'objet.
De temps à autre, le blessé cessait de lui passer la main sur le dos, comme si un rayon indécis de lumière venait mourir à la porte de son intelligence, et parfois aussi il chantait des lambeaux d'une complainte, intitulée la Fille du trappeur.
Peu à peu, Sébastien revint de l'émoi que lui avaient causé ces divers incidents: il regarda anxieusement à travers la porte pour voir si Nick ne paraissait pas dans le lointain.
Peine perdue, le brave homme ne se montrait point.
—Il n'est pas encore l'heure, murmura Sébastien.
La vallée du Trappeur est à un bon bout de chemin d'ici.
Puis il ajouta d'un ton triste:
—Aurai-je toujours devant les yeux ces hommes farouches? Je les vois passer devant moi comme des spectres. Leur apparition me rappelle des souvenirs qui me remplissent de terreur. Mais il faut reprendre courage. Nick va venir. Sa présence me rassurera tout à fait. Lui, il me rend content—presque heureux. Et pourquoi pas tout à fait heureux? continua-t-il d'un air souriant.
Sebastien s'arrêta, comme pour trouver une réponse à cette question. N'y parvenant sans doute pas, il poursuivit son monologue:
—Et ce jeune homme, ce Pathaway? qu'est-il encore?
Sebastien était troublé.
Sa dernière interrogation l'embarrassait évidemment plus que les premières. Pendant près d'une heure, il se tint contre la porte, la tête penchée sur sa poitrine et les mains jointes.
—Eh bien, qu'y a-t-il, petit? quelle maudite difficulté? cria tout à coup à son oreille une voix forte mais douce.
Sébastien tressaillit et leva les yeux.
Son cher Nick était là, accompagné de Pathaway et d'un autre personnage qui se traînait difficilement près d'un gros chien.
—C'est Portneuf, le voyageur canadien fit Whiffles, en entrant dans la cabane.
Et apercevant le trou qu'avaient fait les deux bandits:
—Quoi? qu'est-ce que ça?
—J'ai eu des visiteurs. Nicolas, et de bien incommodes, je vous assure:
Ben Joice et Zene Beck…….
—Oui, je comprends, petit; ils t'ont menacé? interrompit le trappeur en fronçant le sourcil. Mais qu'est-ce qu'ils voulaient les misérables! t'ont-ils touché, dis-moi: ah! je voudrais bien—non je ne voudrais pas qu'ils t'eussent touché, oui bien, je le jure, votre serviteur! Bande de chenapans! J'en délivrerai le pays, c'est moi qui vous le dis, ô Dieu, oui! Mais où était Maraudeur? par Dieu, où était Infortune?
—Ici et fidèles. Ah! ce sont deux bonnes bêtes. Voyez donc!
Le blessé s'était, durant cet intervalle, glissé sous une peau de bison.
Nick ne le remarqua pas.
—Viens ici Maraudeur, et viens aussi toi, Infortune, dit-il doucement et d'un air qui témoignait de son admiration pour ses chiens.
—J'observe, dit Pathaway, que vous faites preuve d'un goût singulier pour les noms de vos chiens et de vos chevaux.
Quoique le chasseur noir envoyât ces paroles à Nick, son attention était fixée sur Sébastien avec une intensité qui fit, rougir l'adolescent.
—Oui, répondit Whiffles. J'ai des idées à moi. Chacun a ses idées à soi. Il m'arrive, à moi, de changer les noms de mes animaux, comme les Indiens changent les noms de leurs braves. Cette créature-là s'appelait d'abord Calamité; mais depuis qu'on m'a mis sur les journaux, je l'ai appelée Infortune[22].
[Note 22: Voir les Pieds-noirs.]
A ce moment Portneuf qui s'était approché de la peau de bison pour s'y étendre, découvrit le trappeur blessé.
—Que vois-je, mon Dieu? s'écria-t-il tout émerveillé. Mais c'est bien
Jeanjean, mon excellent ami Jeanjean. Que lui est-il arrivé?
—Les brigands de la vallée du Trappeur ont tenté de l'assassiner, répliqua Pathaway. Mais qu'est ce que Jeanjean?
—Lui? un franc-trappeur, jadis bourgeois[23]. Je le connais bien.
[Note 23: Dans le Nord-ouest américain, on appelle bourgeois, tout facteur qui fait la traite des pelleteries pour son propre compte.]
Puis à Jeanjean:
—Comment vas-tu, mon pauvre vieux camarade? Bon Dieu, qu'il est pâle!
Oh! belle était la fille du trappeur!
Oh! belle était la fille du trappeur!
répliqua Jeanjean d'un ton plaintif.
—Mais qu'a-t-il, encore une fois? Serait-il écarté[24]? demanda
Portneuf stupéfait des manières de Jeanjean.
[Note 24: Locution canadienne; être écarté c'est être en démence.]
—Il est tombé dans une diablesse de petite difficulté, et pas si petite, après tout; car elle a tourné à l'envers toutes ses facultés et presque éteint la chandelle de son existence, ô Dieu oui! répondit emphatiquement Nick Whiffles. Vous voyez là un homme qui a été tué, assassiné, ressuscité, et rendu aux difficultés de la vie, tout cela dans un lieu qui n'est pas éloigné de la vallée du Trappeur. C'est là l'homme qui a fait le coup…
-Il montrait Pathaway: mais se reprenant aussitôt:
—Non pas, je me trompe; je veux dire que c'est lui qui l'a sauvé; et d'autres qui lui ont planté une balle dans la tête. Mais je sens mon estomac qui crie famine. Sébastien, il nous faut quelque chose à manger. Apprête les chaudières du camp, mais prends garde à tes jambes, car il n'y a pas ici de docteur Whiffles, pour raccomoder les os.. C'était un vrai remmancheur d'os que mon frère, le docteur Whiffles. Allons! vite, mon garçon! Ça sonne le creux sous nos chemises de chasse. Et la famille augmente tous les jours, comme tu vois. Avec le temps nous aurons un hôpital, le jure, oui bien, votre serviteur! j'ai passé une fois un an à l'hôpital, quand j'étais tout petit, à l'age d'un an, je m'en souviens. Les médecines du docteur ne me valurent pas grand'chose. Ça m'a gâté le goût. L'hôpital ou j'étais s'appelait aussi une Infirmité…
—Infirmerie, observa, en souriant Sébastien.
—Bien obligé, petiot; mais je me rappelle bien la tête de l'établissement.
—Enseigne, voulez-vous dire…
—Enseigne, Infirmité, Tête, Infirmerie, tout ça ne fait rien, ô Dieu non!
Pathaway, qui s'occupait à placer commodément Portneuf sur un lit de branchages, recouverts de peaux, ne put réprimer un franc éclat de rire.
Jeanjean s'était glissé silencieusement hors de la hutte, et Sebastien vaquait, avec activité, aux apprêts du repas.
Curieuse scène, vraiment curieuse et digne de la palette d'un grand peintre que celle-là, qui sa passait au milieu même du désert, si loin de toute trace de civilisation!
Nick alluma gravement sa pipe et continua la relation de son histoire d'hôpital, avec la jovialité qu'on lui connaît.
Le menu du festin fut bientôt arrangé:—Quelques bosses de bison, langues de daim, de la graisse d'ours et du poisson fumé. Whiffles et ses hôtes y firent largement honneur, en l'assaisonnant d'anecdotes.
Néanmoins, Pathaway paraissait plus préoccupé qu'affamé.
Ses regards s'attachaient souvent sur Sébastien, avec une sorte d'admiration mystérieuse, qui colorait d'un vif incarnat les joues de l'adolescent.
Comme ils finissaient de manger, Infortune et Maraudeur dressèrent subitement les oreilles et s'élancèrent vers la porte en se récriant.
IX
LE BLESSÉ
Nous devons revenir à Pathaway, que nous avons laissé caché derrière un buisson et témoin de l'assassinat du pauvre trappeur.
Quoique son coeur battît violemment et que de nobles élans le poussassent à se précipiter sur les malfaiteurs, la prudence le retint.
Mais dès qu'ils se furent éloignés, Pathaway s'élança vers le lieu où gisait leur victime; la saisit dans ses bras et courut à un petit ruisseau qui coulait non loin de là.
Alors, le chasseur noir posa sa main sur le coeur du trappeur.
Il sentit des battements. L'homme vivait encore. Pathaway lui lava soigneusement le visage.
La fraîcheur de l'eau fit tressaillir le moribond. A la tête il avait une blessure, heureusement la balle avait frappé l'os occipital et glissé le long du crâne. Un étourdissement et la suspension momentanée dea fonctions de la vie en étaient résultés.
Mais, quoiqu'on pût craindre une commotion cérébrale plus ou moins longue, il était hors de doute que cette blessure ne causerait pas la mort.
Tout en le pansant, le chasseur noir se prit à l'examiner.
C'était un homme à la barbe longue, épaisse, mais plus jeune que l'on n'aurait cru, à première vue.
Il pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans. Ses traits étaient bien accentués et la vigueur virile se lisait sur toute sa personne.
Plus Pathaway le dévisageait, plus il s'applaudissait de ce qu'il faisait; car la physionomie du trappeur était franche, ouverte, et vraiment distinguée.
Après avoir bandé la tête avec un mouchoir assujetti par sa ceinture,
Pathaway versa quelques gouttes d'alcool sur les lèvres du blessé.
La chaleur du tonique opéra magiquement. La poitrine de cet homme se
souleva; il agita ses membres et ouvrit les yeux.
—Comment vous sentez-vous? ça va-t-il mieux? demanda doucement
Pathaway.
Le trappeur répondit en promenant autour de lui un regard vide, atone.
Il n'y avait ni âme, ni langage dans ses yeux.
—Le coup lui a affecté le cerveau; son esprit est absent, murmura instinctivement Pathaway en portant la main à son front comme s'il y eût reçu la blessure.
Il commença ensuite ses lotions.
Cependant, quoique le jeune trappeur reprît évidemment des forces, nulle lueur d'intelligence ne revenait illuminer son visage morne. Ôtant son propre capot, Pathaway l'en couvrit et l'aida à se levât. Le blessé réussit à se mettre debout, à marcher même; mais il manquait de la raison nécessaire pour guider ses pas à travers les montagnes et les prairies.
A ce spectacle, une douleur poignante s'empara du chasseur noir. Il employa tous les artifices possibles afin de réveiller la mémoire endormie de l'infortuné. Ce fut inutile.
Un sourire stupide, voilà tout ce qu'il en put obtenir.
—Pauvre diable! pauvre diable! J'espère que ce ne sera que passager. Que faire pour lui? La Providence m'en a confié la charge, je remplirai mon devoir.
Pathaway, après ce monologue in petto, réfléchit quelques moments.
Puis, faisant un lit de mousse et de branchages, il y étendit le blessé, sur lequel il jeta sa couverte. Celui-ci ne tarda point à s'endormir. Pathaway demeura assis près de lui. Au bout de deux heures il se leva.
Le trappeur avait un peu de fièvre; mais sa constitution n'était pas fortement altérée. Son bienfaiteur tua une poule de prairie, la fit rôtir, et lui servit la partie la plus délicate, en l'engageant à manger.
Il obéit avec la docilité d'un enfant; mais il ne paraissait pas que sa raison se fût améliorée.
Pathaway enleva l'appareil qu'il avait mis sur la blessure, pour la panser de nouveau. L'hémorrhagie avait été légère; cependant, à la place que la balle avait touchée on voyait une indentation assez profonde, qui expliquait le trouble de l'esprit et ne pouvait être guérie sans le secours de l'art.
La nuit approchait.
Pathaway dressa, avec quelques jeunes arbres, un abri passager au-dessus de leurs têtes et se coucha à côté du malade, qui retomba dans un profond sommeil.
Le lendemain matin, la fièvre avait presque entièrement disparu.
Pathaway se détermina à conduire son malade à la hutte de Nick Whiffles.
Le blessé était assez bien physiquement. Il marchait avec aisance.
Les beautés du soleil levant le réjouissaient. Il prêtait une oreille charmée aux gazouillements des chantres de l'air. Il causait seul, parlait montagnes, lacs, rivières, chasses, trappes et pelleteries; mais ses pensées étaient incohérentes.
Dans l'après-midi, ils arrivèrent à une cabane élevée sous le couvert d'un bosquet de tamariniers; Pathaway fit entrer son protégé pour se reposer.
Au milieu de cette cabane le chasseur noir trouva un morceau d'écorce de bouleau, sur lequel une main inhabile avait tracé l'avis suivant:
«ICI, PRAN GARD DE TOMBÉ DANS EUNE MODITE PETITT DIFFFICULTER.»
Les caractères, l'orthographe, le style sentaient leur Nick Whiffles à une lieue à la ronde.
Pathaway sourit; mais connaissant l'expérience du montagnard, il allait profiter de son conseil quand les abois d'un chien le firent courir à la porte.
Jugez de son agréable surprise en voyant Nick qui s'approchait à travers les arbres.
Il était à cheval et suivi de Maraudeur.
—Est-ce vous, jeune homme?
—Moi-même.
—Que faites-vous, ici? mauvaise place, mauvaise! Ô Dieu, oui; tout près de la Vallée du trappeur!
—Mais vous?
—Oh! moi, c'est différent. Nick Whiffles peut rôder partout. Il ne craint rien, lui, rien que le maître de toutes choses.
Ce disant, il mettait pied à terre et entrait dans la hutte, après avoir échangé une poignée de main avec Pathaway.
—Tiens, un nouveau venu! s'écria-t-il en apercevant le blessé. Salut, mon brave. Nous voilà trois, ça vaut mieux; car quoique Nick Whiffles ne craigne rien, il ne déteste pas la compagnie. Mais il y a gros de dangers ici, oui bien, je le jure, votre serviteur! L'homme blanc et l'homme rouge… hum! je sais ce que je sais…..
—Montagnes, castors et trappes! s'exclama le trappeur avec un coup d'oeil hagard.
—C'est ça, frère, ça même! C'est de l'indien tout pur, et pas si pur après tout. Mais que diable a-t-il à me regarder de cette façon-là?
—Il a été surpris par les voleurs et dépouillé, répondit Pathaway.
—Dépouillé!
—Même blessé, comme vous voyez.
Et le chasseur noir raconta brièvement l'affaire à laquelle il avait assisté.
—C'est cruel, dit Nick en secouant la tête, bien cruel, de se voir enlever comme ça un bien gagné avec tant de peines; mais avoir failli être assassiné, ça dépasse tout. Ainsi donc le pauvre homme bat la campagne. N'est-ce pas que c'est bien triste que d'être idiot? ce n'est pas le terme juste, mais vous savez ce que je veux dire. Les honnêtes gens s'entendent toujours, quoique les mots puissent ne pas être toujours mis à leur place convenable comme les briques d'une maison. Je me souviens que j'ai eu un parent qui était fou. Ah! c'en était un fou, celui-là! ô Dieu, oui! Ne voulait-il pas attraper la lune avec ses dents? Mais je vous demande un peu ce qu'il en voulait faire de cette lune? Peut-être bien s'imaginait-il que c'était une bosse de bison.—Je crois—ajouta Nick comme un homme qui réfléchit—je crois que le pauvre insensé pensait que c'était bon à manger. Un idiot, vous le savez, aime mieux manger qu'un homme de bon sens n'aime sa maîtresse, ô Dieu, oui!
Le blessé tressaillit, sourit tristement et se mit à chanter d'une voix indiciblement plaintive une strophe de la Fille du trappeur.
—C'est ça, de la musique douce, dit Nick d'un ton ému; mais il n'a pas encore sa caboche à lui. On dirait que l'amour lui a aussi un peu serré le coeur. Le docteur Whiffles eut une fois à soigner un cas mâle de ce genre, mais il y perdit tout son latin, ô Dieu, oui! C'était une femme, et la maladie avait bien trois ans de date, ce qui faisait que c'était une maladie chronique, comme disait mon oncle l'historien, c'est-à-dire mon frère le médecin. Elle perdit sa graisse—par la maladie vous comprenez bien—que c'était à arracher des larmes à un caillou. Et elle pleurait tant toute la sainte journée, elle vous suait qu'il fallait la tordre chaque matin pour la faire sécher au soleil. Et ses sanglots, donc! on aurait dit les hurlements du vent à travers les défilés des montagnes quand il souffle en tempête. Pour en terminer, le docteur fut obligé de l'épouser lui-même. Fallait voir, comme elle se refit après la noce. Une belle noce, ma foi! Elle pesait deux cent une livres la dernière fois que je la vis. On n'aurait jamais dit qu'elle avait eu le coeur serré par l'amour, ô Dieu, non!
Le blessé laissa tomber le refrain de sa complainte:
Oh! belle était la fille du trappeur!
Oh! belle était la fille du trappeur!
—Les scélérats! s'écria Nick essuyant une larme avec la manche de sa chemise.
Et s'adressant à Pathaway:
—Ça ne peut durer plus longtemps comme ça. Ces brigands-là nous tueraient comme des buffles à la première rencontre.
—Vous avez raison répondit chaleureusement Pathaway, il faut en finir. Le sort de cet homme crie vengeance. Traquons les bandits de la vallée du Trappeur perdu et expulsons-les de leur repaire.
—Oui, répliqua Nick, j'y songe. Mais le plus pressé est de mettre ce malheureux en sûreté. Plaçons-le sur l'Hérissé et en avant!
—L'Hérissé! qu'est-ce que c'est que ça?
—Un bon et beau cheval, reprit Whiffles. Il a la force d'un bison, les jambes d'un daim et l'oeil d'un carcajou, rien que ça, ô Dieu, oui!
Le blessé fut hissé sur le quadrupède, et la petite troupe se mit en marche.
Comme ils longeaient une gorge profonde au milieu des montagnes, Pathaway distingua subitement un gros ours gris, planté sur son train de derrière et qui le regardait venir du haut d'un pic escarpé.
Maraudeur leva la tête et voulut aboyer, mais Nick lui lit un signe et le chien se tut.
Le chasseur noir arma son fusil.
—Un moment, lui dit son compagnon; cet ours-là est de mes amis, n'allons pas nous mettre mal avec lui!
Pathaway fit un geste d'étonnement; mais, déjà habitué aux façons singulières de Nicolas, il écouta sans répliquer à cette observation.
L'ours les suivait à la crête des rochers.
Dans la soirée, ils arrivèrent enfin à la cabane de Whiffles, où Sébastien prit aussitôt soin du blessé avec la délicatesse et l'intelligence d'une femme.
—Demain, nous ferons une excursion à la vallée du Trappeur perdu? demanda en se couchant Pathaway, qui, plein de cette audacieuse curiosité, un des plus beaux apanages de la jeunesse, brûlait de percer le mystère.
—A la vallée du Trappeur perdu, si le coeur vous en dit, ô Dieu, oui! répliqua insoucieusement Nick.
X
SCÈNE DE LA VALLÉE DU TRAPPEUR PERDU
Le soleil n'était pas encore levé; cependant à travers les brumes molles et diaphanes du matin, l'orient se teignait de bandes blanchâtres.
Pathaway s'éveilla. Ses yeux cherchèrent Nick Whiffles dans l'ombre qui drapait encore l'intérieur de la hutte; mais la place du trappeur était vide.
Le chasseur noir répara rapidement le désordre de sa toilette et sortit.
Il trouva Nick Whiffles qui fumait gravement sa pipe à l'entrée de la cabane.
—Une belle matinée qui s'annonce, fit le chasseur noir.
—Hum! le couchant est diantrement chargé, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Sébastien fit quelques pas pour s'éloigner.
—Enfin, nous pourrons visiter cette fameuse vallée du Trappeur perdu, dit le chasseur noir.
—La vallée du Trappeur perdu! cria derrière eux une voix émue.
Les deux hommes se retournèrent simultanément.
C'était Sébastien Delaunay.
Pauvre enfant, il tremblait comme la feuille de bouleau agitée par les autans.
—Oh! n'y allez pas, père Nicolas, je vous en prie, je vous en supplie, n'y allez pas!
—C'est une mission dont nous charge la providence, mon Sébastien chéri, répliqua le trappeur. Songe à Portneuf et à sa fille—à sa fille, tu sais?
—J'y ai songé, répliqua l'adolescent en baissant les yeux. Mais cette vallée du Trappeur perdu, elle est si terrible… ô mon Dieu! Vous n'y arriverez jamais… non, jamais, père Nicolas.
—Il y a du pour et du contre, dit Nick, car le hasard vient, souvent au secours des gens même à la dernière extrémité. S'il nous fallait désespérer et céder quand une maudite, petite difficulté se présente, eh! il n'y aurait rien à faire en ce bas monde, ô Dieu, non! Je me souviens qu'un jour je rencontrai un gars presque désespéré, mais cependant, suivant mon avis, il eut le courage d'attendre, et il a fait une chose qui réjouira toujours son coeur et qui lui donnera du bien-être—une longue vie de bien-être.
L'enfant, saisit tendrement, la main du trappeur et la pressa dans les siennes en répliquant:
—Oh! Nicolas, vous êtes poussé par un esprit bon et généreux, je le sais. Que ne puis-je vous suivre et partager vos périls!
Ensuite, à Pathaway, que cette scène impressionnait singulièrement:
—Excusez-moi, monsieur. Je suis obligé de prendre soin du père Nicolas qui expose sa vie à chaque instant.
—Nous serons deux, répondit distraitement le chasseur noir. D'ailleurs, j'apprends qu'une femme est mêlée à cette affaire, et il est du devoir de tout homme de coeur de secourir les faibles créatures.
—Sébastien eut une imperceptible agitation.
—Et puis, continua le premier, Nick a en horreur les scélérats qui hantent la vallée du Trappeur perdu, et moi j'estime qu'il est de notre devoir d'en délivrer le pays.
—Oui, c'est nécessaire, se hâta d'ajouter Whiffles; ces gens-là, vois-tu, petiot, ils finiraient par nous assassiner sous notre tente, si on les laissait faire.
—Je comprends, fit Sébastien d'un air triste. Mais vous me laisserez les chiens, père Nicolas.
—Comme de raison; et je ne serai pas longtemps, je te l'assure. Tu prendras bien soin du blessé, n'est-ce pas? La vallée du Trappeur n'est pas loin, et l'un ou l'autre de nous sera de retour avant la nuit.
—Au revoir donc! dit l'enfant, en essuyant une larme qui perlait à sa paupière.
—Au revoir!
Les deux aventuriers s'éloignèrent.
Deux ou trois fois Nick tourna la tête pour embrasser encore par la pensée Sébastien qui les suivait du regard; puis le naturel du trappeur reprit le dessus.
Il marcha vite, ferme et presque gaîment, non qu'il fût bien sûr de réussir dans son entreprise, mais il désirait et espérait éclaircir le mystère de la vallée du Trappeur.
Ils arrivèrent sans encombres à la porte du Diable.
Nick franchit le portique, accompagné de Pathaway, qui fut frappé du spectacle colossal que la nature étalait là, sous ses yeux. Les aiguilles basaltiques et le passage en forme de tunnel l'émerveillèrent surtout.
Le chasseur noir éprouva quelque émotion en s'engageant dans ce sombre passage. Néanmoins, son allure ne changea point. Son compagnon et lui continuèrent intrépidement leur route, jusqu'à la source d'eau chaude que Nick nomma la Chaudière du diable.
Procédant toujours, à travers des entassements de rochers, et d'épouvantables précipices, ils gagnèrent ce cours d'eau peu profond dont avait parlé le Shoshoné. Après l'avoir traversé sur des cailloux, Nick et Pathaway se trouvèrent devant un bois d'une étendue considérable. Étroite à ce point, la vallée s'élargissait un peu plus haut, à gauche.
Nick s'arrêta tout à coup, et Pathaway aperçut un ours gris qui se pavanait majestueusement à quelques pas d'eux.
—On dirait que c'est l'animal que nous avons vu la nuit dernière, dit
Pathaway.
—Bah! les ours abondent ici comme les framboises, répondit Nicolas.
—Vraiment!
—Tel que je vous le dis, oui bien! Ça doit être un jeune, celui-là!
—Il a pourtant l'air bien vieux, dit en riant Pathaway.
—Lui oh oui! Je lui ai dit l'autre jour: Va, tu n'es qu'un ours manqué?
Le sourire du chasseur noir se changea en un franc rire que répétèrent les échos des rochers.
—Mais, en effet, ajouta-t-il, il ressemble à votre ours apprivoisé de l'autre soir.
—Vous trouvez? demanda Nick en appuyant à droite. Du reste, on dirait que c'est lui. Mais non, pas tout à fait, il était pas mal plus gros, pas mal plus gras et bien moins large; ah! bien moins large, l'autre, ô Dieu, oui!
—Je vois que je m'étais trompé, dit Pathaway, se pinçant les lèvres pour ne pas s'esclaffer.
Tout en causant, ils débouchèrent dans une vaste clairière où une scène étrange frappa leur vue.
Au centre de cette clairière se trouvait un homme, monté sur un cheval. L'homme avait les mains liées derrière le dos, une courroie de ouatap passée au cou attachée à sa cheville gauche, et de là à sa cheville droite, en glissant sous le ventre de l'animal, qui, fixé lui-même à un poteau par une longue corde, sur un sol complètement dénudé, se tenait la tête basse, et comme épuisé de besoin.
La condition du malheureux cavalier semblait pire encore. A peine pouvait-il supporter le poids de son corps: il chancelait et oscillait en tous sens, à chaque mouvement du quadrupède.
—O mon Dieu! ayez pitié de moi, messieurs! s'écria-t-il d'une voix éteinte.
—Courage, mon ami! s'écria Pathaway.
Il s'élança, délia rapidement le malheureux et le plaça doucement à terre.
La faiblesse de cet infortuné était, si grande qu'il s'évanouit sur le champ. Nick courut aussitôt à la rivière, puisa de l'eau dans son casque de pelleterie et la rapporta.
—Pauvre, pauvre diable! marmottait-il, je parierais bien une bonne carabine, contre n'importe quoi, que ces coquins voulaient te faire crever de faim là, avec son cheval, ô Dieu, oui! Deux belles créatures, cependant, le cheval et l'homme… ils avaient l'air bien attachés l'un à l'autre!
—Comme ils ont dû souffrir! fit le chasseur noir en baignant d'eau le visage de l'inconnu.
Celui-ci respira.
—Bon, bon, dit, Whiffles. Il revient; c'est moi qui vous le dis. Nous allons le sauver. Enfin, nous n'aurons pas tout à fait perdu notre temps.
En prononçant ces mots, il versait dans le restant d'eau quelques gouttes de whiskey et les faisait avaler à l'étranger qui ne tarda pas à reprendre ses sens.
Un biscuit sec, détrempé, acheva de le remettre.
Pondant ce temps, le cheval, délivré de ses entraves, étanchait sa soif à la rivière.
Nick se hâta aussi de lui donner un morceau de biscuit arrosé de whiskey.
—Ne me parlez pas de ces animaux à quatre pattes, dit Nick. Ah! je les ai étudiés, moi, et je les connais. Été, hiver, froid, chaud,, neige, pluie, nous avons tout vu ensemble. Et la faim et soif, est-ce que nous ne les avons pas endurées aussi ensemble?
Frappant, sur sa cuisse, il leva les yeux en l'air, d'un air tout satisfait. Une exclamation—son exclamation favorite—acheva sa pensée:
—O Dieu, oui!
Pathaway admirait sincèrement Nick Whiffles.
Il y avait en lui tant de bienveillance et de simplicité, et ces vertus font excuser tant de défauts! «Celui qui ne sent rien pour une bête est une bête lui-même.»
Ainsi pensait au moins le chasseur noir.
—C'est comme ça, dit Nick, semblant répondre à cette réflexion; l'ami du cheval et du chien est l'ami de tout le monde. Celui qui abuse de l'un ou de l'autre abuse de tout le genre humain. Voilà mon opinion, ô Dieu, oui!
—Mais, est-ce vous? Nick Whiffles; est-ce vous ou bien ai je rêve? demanda l'inconnu en se frottant les yeux.
—Quoi donc! Portneuf! Que diable vous est-il arrivé, mon brave?
L'autre blêmit. Un frisson courut par tous ses membres. Sa main se porta névralgiquement à son cou sur lequel une raie d'un bleu pourpre indiquait la place de la corde, avec laquelle ses ennemis avaient tenté de l'étrangler insensiblement: car tout mouvement qu'il faisait à droite, à gauche ou en arrière resserrait inflexiblement le noeud.
—Oh! n'ayez pas peur, dit Nick, en se frottant les mains. Ce chasseur et moi on a entendu parler de votre malheur et on est venu à la vallée du Trappeur tout exprès pour vous secourir, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais Nannette. Savez-vous que je crains presque de vous en parler? Ce n'est pas là un sujet bien agréable pour vous, hein? Mais arrêtez-la. Il y a temps pour tout. Vous nous raconterez votre maudite petite histoire quand nous serons sortis de cette diablesse de place! Pourtant il nous faudra laisser le cheval. Ce n'est pas que ça ne me fasse de la peine, car c'est un bon cheval que le vôtre, Portneuf; mais il ne serait pas facile de le tirer d'ici, et, si vous m'en croyez, nous l'y laisserons pour le moment.
Le brave Whiffles avait débité ces paroles avec sa loquacité ordinaire et tout en chargeant Portneuf sur ses robustes épaules.
—Mettez-moi à terre, mon ami, dit celui-ci, au bout d'un moment.
—A terre!
—Oui, je crois que je pourrai marcher. Je suis resté longtemps assis, comme vous avez vu, et mes jambes sont engourdies.
Le frappeur se hâta de satisfaire son désir; mais Portneuf avait trop compté sur ses forces; car il fut incapable de se soutenir. Aussi, Nick le replaça-t-il bien vite sur son dos.
Ils continuèrent leur marche et quittèrent, sans accident, la vallée du
Trappeur perdu.
Nick causait toujours avec la jovialité qu'on lui connaît; Pathaway semblait enfoncé dans de profondes réflexions, et, de temps en temps, un mélancolique soupir jaillissait des lèvres de Portneuf.
—Oh! ma Nannette, ma pauvre, pauvre Nannette! s'écria-t-il tout-à-coup d'un ton déchirant.
Pathaway, arraché à sa méditation, par ce cri, se retourna à demi et contempla le voyageur.
—Pardon, pardon, mon bon monsieur, dit alors Portneuf; je braille comme un enfant, mais jamais je ne me suis senti si faible! jamais! Puis si vous connaissiez ma Nannette, oh! si vous la connaissiez!
—C'est vrai ça, dit Nick, en hochant la tête. Mais soyez tranquille, Portneuf; on fera quelque chose pour elle. Maintenant, toutefois, allons rejoindre Sébastien. Il nous attend et je ne veux pas le laisser dans l'inquiétude. Il est jeune, vous savez, étonnamment jeune! ô Dieu, oui!
Ils arrivaient alors aux aiguilles de basalte dont nous avons précédemment parlé. Pathaway s'écria soudainement:
—Ah! toujours cet ours!
En effet, à dix pas devant eux, se tenait un ours qui les regardait curieusement.
Ils avancèrent encore; et ils n'étaient plus qu'à un ou deux pieds du quadrupède, quand il se leva sur ses pattes de derrière et agita ses pattes de devant d'une façon tout-à-fait remarquable.
Cette circonstance parut fort extraordinaire à Pathaway. Il allait exprimer son étonnement, lorsque Nick s'écria avec une véhémence qui ne lui était pas habituelle:
—A terre! couchez-vous dans le fourré!
Et, aussitôt, joignant l'exemple à l'ordre, il déposa son fardeau derrière un gros buisson et s'étendit à côté.
Pathaway l'imita, sans pourtant se rendre compte de ce brusque mouvement.
—Qu'est-ce donc? demanda-t-il, quand ils furent cachés.
—Rien, répliqua Whiffles.
—Qu'avez-vous vu?
—Moi? rien.
—Mais vous avez entendu quelque chose, poursuivit le chasseur noir, de plus en plus intrigué.
—Non, répliqua Nick dont les yeux interrogeaient avidement l'horizon; non, je n'ai rien vu, rien entendu. Mais je sais qu'il y a une maudite petite difficulté près de nous. Je puis toujours vous dire quand il y a du danger dans le voisinage, car si ce n'est pas moi qui le devine, un autre le devine pour moi, ô Dieu, oui!
Pathaway leva ses regards vers le rocher où il avait vu l'ours.
Il n'y était plus.
—C'est étrange! murmura-t-il.
—Chut! fit Nick, mettant un doigt sur ses lèvres. Un piétinement lointain se faisait entendre. Dix minutes s'écoulèrent sans que nos trois hommes échangeassent une parole.
Le bruit se rapprocha insensiblement et enfin une troupe de cavaliers se montra sur le penchant de la montagne. Ils arrivaient de l'ouest et allaient à l'est, en ligne parallèle avec la vallée du Trappeur.
A mesure qu'ils avançaient leur physionomie frappait d'émerveillement les trois spectateurs. Le personnage plus notoire du groupe était une jeune femme qui montait avec une aisance et une grâce toutes particulières au cheval fougueux.
Elle tenait la tête de la cavalcade. Son costume était pittoresque au possible et seyait bien à la beauté sauvage de l'amazone.
C'était une longue jupe de drap écarlate dont l'éblouissant éclat était encore rehaussé, par une bordure noire. Un coquet petit chapeau de velours, ombragé par des plumes rouges, couvrait sa tête. Des gantelets de peau noire emprisonnaient ses mains.
Était-elle jolie? Le chasseur noir eût été fort embarrassé de répondre, quoique la sveltesse et l'élasticité de sa taille l'eussent charmé de prime abord.
Mais la petite troupe passait à une trop grande distance pour qu'il fût facile de distinguer les traits de l'écuyère. Cependant, soit que Nick eût le nerf optique plus exercé, soit qu'il l'eût naturellement meilleur, soit qu'il connût cette femme, il marmottait de temps à autre avec admiration:
—Belle créature! belle comme une image! ô Dieu, oui!
Les gens qui accompagnaient cette héroïne du Nord-ouest, étaient au nombre de dix à douze. Leur équipement était uniforme. Il semblait qu'ils fussent enrégimentés.
—Qu'en dites-vous, Portneuf? demanda Nick à son compagnon.
—C'est Carlota, la fille de l'outlaw[25], répondit le Canadien.
[Note 25: Hors la loi; condamné par les tribunaux.]
—Je m'en doutais, murmura Nick. On voit bien que ce sont des oiseaux de même plumage. Mais alors il doit y avoir une autre entrée à la vallée du Trappeur perdu… une entrée pour les animaux comme pour les hommes.
—Oui, répliqua Portneuf; et c'est par cette entrée que l'on m'a fait passer. Nous avons suivi ce qu'ils appellent la piste du Trappeur; puis le diable sait où nous sommes allés!
Carlota et ses compagnons n'étaient plus visibles. Ils avaient disparu derrière un amas de rochers.
Les trois aventuriers se levèrent et se dirigèrent aussi vite que possible vers le campement de Nick où ils arrivèrent, on se le rappelle, peu de temps après le départ de Zene et de Beck. Le lecteur n'a pas, non plus, oublié, que la fin du repas pris par eux et Sébastien dans la cabane du trappeur, fut troublée par les abois d'Infortune et de Maraudeur.