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Le chemin qui descend

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—Et tous ces ignorants vous agréent davantage que leurs frères plus raffinés?

—Ils sont si sincères dans leurs impressions! Et surtout, ils ne sont pas blasés!... C'est charmant de leur faire plaisir et, en même temps, de leur révéler, un peu, ce que c'est, l'art...

—A quoi bon?

—Comment, à quoi bon? dit-elle, tout de suite cabrée devant le dédain d'aristocrate qu'elle sentait chez lui. Pourquoi ne voulez-vous pas que ces pauvres gens jouissent comme vous de ce qui est beau et peut mettre une petite clarté dans leur vie noire?

—Mais, cette beauté, ils ne sont pas capables de la discerner, de la goûter, de la comprendre même! Et si, par hasard, ils en ont la révélation, ils lui doivent de prendre ensuite, plus nette, la conscience de leur misère et de ses laideurs.

Moitié sincère, moitié par taquinerie et pour la retenir à lui répondre, il parlait ainsi d'un ton léger, sans souci des «Chut!» qui s'élevaient dans le parloir, aux vibrations plus hautes de sa voix. Car, sur l'estrade, le diseur claironnait un poème de Déroulède.

Elle secoua sa tête volontaire, intéressée tout de suite par leurs divergences d'idées.

—Tout cela, ce sont des théories de patricien qui regarde la foule du haut de ses fenêtres bien closes au froid, à la pluie et autres agréments de cette espèce... Vous ne connaissez pas le peuple!

—Le connaissez-vous donc plus?

—Oh! oui, puisque je vis tout près des pauvres, que je les entends parler, que je les vois de tout près, au dispensaire, à la crèche, chez eux...

—Chez eux?... Vous allez chez eux?... Eh bien, vous êtes rudement méritante!

Il avait lancé l'exclamation avec tant de conviction que, de nouveau, elle haussa les épaules.

—Oh! je vous en prie, ne me transformez pas en une façon de sœur de charité... Je ne suis rien de pareil!... Seulement une aide insignifiante du docteur Ronal! Si vous la voyiez à l'œuvre, vous pourriez alors parler des créatures qui méritent!

—Je le crois!... Elle me paraît stupéfiante... Je l'écoutais tout à l'heure avec un intérêt auquel je ne m'attendais guère... Et non pas seulement parce qu'elle a un remarquable don de parole. Mais, dans sa simplicité, elle trahissait une qualité d'âme et de pensée absolument rare... Pour ma part, jamais encore je n'avais rencontré de femme semblable!... Elle est de la race des apôtres. Elle a leur ascendant qui subjugue... L'altruisme est inné chez elle... Chez vous...

Il s'arrêta brusquement. Elle leva sur lui de larges prunelles qui interrogeaient:

—Chez moi... Eh bien, quoi?

—Chez vous, il ne l'est pas... C'est beaucoup moins le sentiment naturel que la volonté qui vous lance à sa suite.

Une seconde, elle continua de le regarder, stupéfaite de cette pénétration qu'elle n'aurait pas soupçonnée chez lui. Curieusement, ils s'observaient. Leurs mentalités étaient si différentes qu'ils étaient, vis-à-vis l'un de l'autre, tels des voyageurs explorant une terre inconnue.

Peut-être, pour ne pas donner à Claude le temps de protester, il poursuivait:

—Je suis ravi d'être venu. D'abord, je vous ai entendue... Et c'est incroyable, la jouissance que m'apporte votre jeu!... Cependant, j'ai écouté bien des artistes et, d'après votre théorie, je devrais être blasé... Et puis cette réunion était très originale... Mais, sincèrement, j'admire Hugaye et ses collaborateurs. Je serais incapable de trouver plaisir à remplir une mission de cette espèce.

Elle le regarda, railleuse:

—Mais ici, personne ne cherche son plaisir, sauf nos invités. Pas plus que vous, nous n'aimons l'approche de la misère. Moi, je l'ai en horreur... Mais qu'est-ce que cela fait, ce qu'on éprouve?... Puisque la misère existe, il faut bien s'en occuper. Et je trouve aussi abominable que la misère elle-même, l'égoïsme de ceux qui s'en désintéressent, alors qu'ils en sont à l'abri.

Presque âprement, elle avait parlé. Il dit d'un ton contrit et caressant:

—C'est pour moi que vous dites cela?

—Non, je ne crois pas... C'est parce que je le pense... Je ne vous connais pas assez pour pouvoir vous juger...

—Bien! tant mieux... Vous me traitez dédaigneusement de «patricien»... Mais vous êtes aussi «patricienne» que moi, plus même, puisque vous êtes une artiste... Vous aussi, vous détestez la misère et vous aimez et cherchez tout ce qui met la jouissance, le charme, la beauté, dans la vie...

—Certes!... Je suis comme la grande majorité des êtres... Élisabeth est une exception... J'aurais trouvé très agréable de posséder la fortune qui m'aurait permis de m'offrir... tout ce dont vous parlez... Mais puisque le sort ne m'a pas généreusement traitée, il ne me servirait à rien de récriminer... Je m'en passe et je travaille à acquérir justement ce qui m'a été refusé... J'y arriverai!

Encore une fois, il l'enveloppa d'un coup d'œil curieux... Obscurément, un peu choqué de la trouver si arriviste, tellement différente des femmes de son monde... Mais ainsi, elle avait, pour lui, une irritante saveur d'imprévu.

Quelle singulière fille elle était, si résolue, hautaine, confiante en elle-même.

Et comme la forme qui enfermait cette personnalité était bien à l'unisson, dressée d'un jet svelte et ferme, couronnée par cet original visage de sphinx, volontaire, ardent et mystérieux...

De la salle, arrivaient les derniers vers que le récitant lançait d'une voix vibrante, qui soulevait l'auditoire décidément très enthousiaste; dans un délire patriotique, grisés par les vers de Déroulède, tous entonnaient spontanément la Marseillaise.

Sous sa moustache, Raymond marmotta avec un sourire mi-amusé, mi-railleur:

—Très curieux!... Vraiment, très curieux!

—Ne vous moquez pas!... Vous n'en avez pas le droit, ces gens sont sincères!...

—Je ne suis pas moqueur, oh! non! mais seulement... ahuri un brin, de me trouver dans une atmosphère aussi... embrasée.

Elle ne répondit pas. Hugaye rentrait dans la petite salle, et ses traits sévères se contractèrent un peu à la vue du groupe isolé que formaient Claude et Raymond de Ryeux.

Presque raide, il dit:

—Comment, tu es ici? de Ryeux. Par quel miracle?

—Par la grâce du talent de Mlle Suzore que je désirais entendre... Tu vois comme c'est simple!... Tous mes compliments, Hugaye... Ton concert est très brillant.

Comme Claude, il s'exclama:

—Nous avons un si bon public que nos artistes ont plaisir à jouer devant lui! Pauvres gens, comme ils sont heureux et reconnaissants de ce qu'on fait pour eux! Claude, venez-vous écouter Mlle Rita? C'est elle, maintenant, qui va chanter.

—Elle est arrivée?... Je ne l'ai pas vue entrer...

—Elle s'est mise sur l'estrade, auprès de Mme Ronal.

Quelqu'un déjà l'appelait. Il lui fallait s'éloigner. Mais il insista encore:

—Claude, vous avez un tabouret auprès du Docteur. Je vous le fais garder, n'est-ce pas?...

—Oui, s'il vous plaît.

Il disparut, le visage détendu. Et de Ryeux, aussitôt, demanda:

—Vous n'allez pas, je suppose, entendre cette demoiselle? Elle a bien assez d'auditeurs.

—Mais si, j'y vais...

—Que vous êtes donc polie!

—Ce n'est pas par politesse, c'est pour mon agrément. Elle a une voix splendide. Allez vous-même en juger...

—Est-ce que je ne pourrais pas vous suivre sur l'estrade, dans un modeste coin?

Elle eut un léger pli entre les sourcils.

—Sur l'estrade?... A quel titre y figureriez-vous? Allez dans la salle, vous êtes «public»...

—Et ainsi, Hugaye sera satisfait. Il avait l'air furieux de me voir causer avec vous. Il vous fait la cour, cet homme austère...

Elle eut un éclat de rire moqueur...

—Vous vous croyez donc dans votre monde?... Nous autres, travailleurs, nous n'avons guère le loisir ni le goût de pareilles distractions! Au revoir.

—Vous ne jouerez plus?

—Mais non! Il est déjà très tard. Vous n'avez pas l'air de vous en douter!

—C'est vrai... Je ne m'en doutais pas...

Elle sentit l'hommage, mais ne parut pas s'en apercevoir, et le laissa finir simplement:

—Puisque je ne peux plus vous entendre, je vais reprendre, aux Français, Mme de Ryeux, qui doit suffisamment s'y être imprégnée de littérature.

—C'est cela... Vous m'avez l'air d'un mari parfait! Et maintenant je me sauve, Rita commence à chanter.

Elle se détournait.

—Que cette Rita aille au diable! jeta-t-il avec une impatience gamine. Vous ne voulez même pas me donner la main?... En camarade?

—Oh! si! seulement, je ne vois pas très bien en quoi nous sommes camarades!

Elle lui tendait les doigts, d'un geste rapide. Il se courba pour les baiser. Mais elle les lui retira, avant même que ses lèvres eussent frôlé la peau tiède, et dit avec son indéfinissable sourire:

—Oh! non! pas de ces manières entre camarades!... Réservez-les pour les belles dames qui flirtent...

Et elle rentra dans la salle.

Il l'avait regardée disparaître, le front creusé d'un pli volontaire, une lueur au fond de ses prunelles, où le désir luisait.

XII

Au-dessus de la porte vitrée, il y avait écrit: «Restaurant Saint-Jacques», souligné par ces mots «Société coopérative, ouverte seulement aux femmes».

Claude tourna vivement le bouton, car elle était en retard au rendez-vous que lui avait donné Lily Switson. Au sortir du cours de Daubières, à la Sorbonne, elle s'était trop attardée à discuter, avec d'autres étudiantes, une opinion émise par le professeur.

La porte s'ouvrit sous sa main pressée. La salle était pleine; jeunes filles, jeunes femmes, même femmes âgées, assises par groupes autour des tables proprement servies, avec une simplicité monacale, dans la pièce claire, coupée de larges fenêtres. Malgré les vasistas ouverts, l'atmosphère était bien celle d'une pièce où déjeunent une quarantaine de convives; et Claude eut, en entrant, une moue inconsciente, si habituée qu'elle fût à fréquenter ce très modeste restaurant. Des yeux, elle cherchait Lily parmi tous ces visages dont beaucoup lui étaient familiers. Des travailleuses, toutes rassemblées là. De rares ouvrières; mais des employées, et surtout des étudiantes, étrangères en majorité; des Suédoises aux cheveux de soie pâle; des Russes les traits larges, avec des airs de volonté tenace; quelques lourdes Allemandes, des Américaines, d'allure indépendante; des Anglaises garçonnières.

Claude, soudain, aperçut Lily qui, au bruit de la porte, avait tourné la tête et lui faisait signe, sa délicate figure éclairée d'un sourire. Près d'elle, était assise Sonia Lavernof qui, en attendant le déjeuner, feuilletait une revue.

—Bonjour, dit Claude, approchant vivement. Je m'excuse de vous avoir fait attendre. J'ai oublié l'heure, en discutant, après le cours. Daubières nous avait lancé une théorie bien masculine et révoltante sur la suggestion que la femme subit fatalement du fait de l'homme.

—Je crains qu'il n'ait, en somme, raison, fit tranquillement Sonia, en repoussant la brochure qu'elle venait d'examiner.

—Sonia! protesta Claude indignée.

La Russe ne se troubla pas.

—Quoi?... pourquoi vous insurgez-vous? Claude. Dans l'espèce humaine, comme dans l'espèce animale, la femelle subit, de par son organisme même, l'influence, la loi du mâle. Il n'y a là, ni à s'indigner, ni à se révolter. C'est un fait dû à une cause normale.

Claude la regardait, à demi amusée, à demi courroucée:

—Dans les espèces animales, oui, peut-être. Mais, tout de même, si physiologiste que vous soyez, vous admettez bien, je suppose, que, dans l'espèce humaine, la pensée, le sentiment, la volonté peuvent victorieusement contre-balancer l'instinct!

Toujours paisible, Sonia concéda, ferme en son opinion:

—Évidemment, cela peut arriver. Mais c'est plutôt rare et ne se produit guère,—sauf exception, bien entendu,—que chez les individus dont le tempérament ne possède pas la vigueur normale.

—Alors, vous considérez comme fatal que la femme... bien équilibrée... cède à l'homme... Sonia... Sonia, vous êtes abominable! Une mauvaise sœur!

Lily intervint.

—Si, au lieu de discuter, nous déjeunions maintenant, pour ne pas nous mettre en retard? Devant nos assiettes, nous pourrons reprendre la conversation.

Les deux adversaires se mirent à rire.

—Oui... vous avez raison, sage Lily. Que mangeons-nous?

—Voici le menu d'aujourd'hui. Claude, regardez et choisissez.

Lily passait la feuille, sur laquelle était inscrite la liste des plats offerts ce jour-là aux appétits féminins, pour des prix très modiques.

—Prenez ce que voudrez, fit-elle, indifférente.

Elle avait été habituée par Élisabeth à n'attacher aucune importance aux mets qui lui étaient offerts.

—Alors, nous prenons le moins cher, ne pensez-vous pas? Je demande le bœuf bouilli et les légumes.

—Si vous voulez, dirent Sonia et Claude, qui avaient recommencé à causer.

Lily interrogea encore:

—Et le dessert, vous désirez?

Elle regardait ses compagnes qui eurent le même mouvement négatif de la tête.

—Alors, continua Lily, si vous consentez, nous mettrons cet argent dans le tronc pour celles qui ne peuvent pas payer.

Elles approuvèrent du geste, toutes à leur conversation.

La jeune servante en bonnet blanc,—bien blanc!—apportait les trois portions demandées et les posait sur la toile cirée claire, rayée de lignes rouges pour imiter le linge.

—Attendez, dit Claude à ses compagnes. Nous allons fleurir notre table.

Elle détachait le gros bouquet de violettes qui parfumait le duvet de sa veste de fourrure; et prenant son verre, elle le remplit d'eau et posa l'humble vase au milieu de la table.

—Ce sera plus joli, ainsi, ne trouvez-vous pas?... Avec Élisabeth, nous avons la luxueuse habitude de croquer toujours notre pitance, avec des fleurs devant nous...

—Ce doit être vous, Claude, qui avez donné ce goût au Docteur!

—Un jugement téméraire, Lily. Pas plus que moi, Élisabeth ne sait se passer de fleurs! Leur vue seule nous repose!

Puis, changeant de ton, elle conclut, avec l'appétit de sa belle jeunesse:

—Dieu, que c'est agréable de déjeuner! J'ai une faim!...

Elle dévorait le modeste bœuf bouilli, comme elle eût dégusté une volaille de prix.

Cependant, après quelques bouchées, elle s'arrêta; et sa main, jouant avec les miettes de pain sur la table, elle reprit, revenant au sujet qui l'intéressait:

—Lily, est-ce que vous n'êtes pas révoltée comme moi, de la théorie de Sonia qui prétend que la femme subit toujours, bon gré mal gré, le joug de l'homme? J'espère que oui! c'est une opinion si humiliante pour nous.

Lily, de sa manière douce, annonça:

—Elle vous paraît ainsi, je crois, surtout parce que vous ne connaissez pas l'amour... pas encore!

—Alors, vous vous imaginez qu'il me rendrait esclave, nécessairement?

Lily corrigea avec un petit rire gai:

—Non, pas nécessairement, mais agréablement.

—Oh! Lily! Lily, ma chère, que vous êtes bien du pays du flirt, des baisers sur la bouche, des fiancées amoureuses!... Votre sweetheart devrait être ici en France, pour vous bénir!

—Il est...

—Oh! oh! alors, voilà le pourquoi de votre docilité enchantée. Vous êtes retombée sous le charme...

Lily dressait sa tête délicate:

—Suis-je si docile?... Pourquoi imaginez-vous cela? Nous sommes libres, Norman comme moi... Seulement, deux associés qui trouvent bon et bien de vivre ensemble pour se prêter aide s'il faut, aide de cerveau, de cœur et d'argent aussi... Mais, bien entendu, nous gardons chacun notre pensée, nos actes, notre volonté, dans une entière indépendance. Vous ne trouvez pas bien cette manière?

Claude se mit à rire:

—Et si votre associé vous trompe... ou vous lâche?... Ça arrive, ces choses-là, même simplement, en affaires... Seulement, alors, le résultat n'est guère qu'une perte d'argent... Dans le mariage, c'est de la souffrance! Et la souffrance ne se supporte aisément que quand on l'inflige aux autres, il faut bien l'avouer... Non... votre programme conjugal ne me tente pas du tout... Il me plaît de faire mon chemin toute seule...

—Peut-être, vous changerez, Claude.

—Peut-être, oui... Tout arrive, disent les bonnes gens. Mais pour le présent, je suis plus ambitieuse que vous, Lily. Il ne me suffirait pas que l'homme me sente son égale, qu'il comprenne bien que je me refuse toute—et avec allégresse!—à son emprise. J'ai la tentation d'arriver à mon tour à le dominer...

—Dominer? pourquoi?... Ce serait l'injustice sous une autre forme. Des égaux, tous les êtres pareillement doués doivent l'être...

—Dominer l'homme, ce serait notre revanche, à nous, qu'il a si longtemps tenues comme des manières d'esclaves... Sonia, vous ne dites rien! Vous ne devez pas vous contenter de manger vos légumes... Que pensez-vous?

—Je pense que vous oubliez de compter avec le génie de l'espèce...

Claude eut un mouvement d'impatience.

—Alors, vous l'estimez décidément plus puissant que la volonté? Qu'est-ce que vous en faites alors, de la volonté?

—Une force, huit fois, mettons sept fois, pour vous être agréable, inférieure à celle de l'instinct. Voyez combien peu résistent jusqu'au bout, toujours, des femmes que sollicite l'appel de l'homme; même parmi celles qui s'étaient sincèrement armées pour la résistance!

—C'est qu'elles ne voulaient pas vraiment résister! interrompit Claude, qui ne capitulait pas.

Toujours souriante, Sonia affirma:

—Mais si, mais si...; quelquefois même elles luttaient, très sincères, bien plus même que les apparences ne le feraient croire. Mais le tempérament est un terrible facteur dans la question. Très souvent, c'est lui, le vrai coupable. C'est lui qui culbute les résolutions les plus ferventes, les plus fières!... Ah! Claude, quelle téméraire confiance vous avez dans votre vouloir!

—Dans mon vouloir? Oui, si je suis résolue à le faire agir... Mais, surtout, en cet instant de ma vie, je suis bien gardée par mon besoin d'indépendance et ma résolution d'arriver au premier rang, coûte que coûte. Non, oh! non, je ne désire pas d'associé, comme dit Lily... Peut-être parce que les associés mâles, toujours, par un côté ou un autre, prétendent se souvenir, et me faire souvenir, que depuis des siècles, ils sont les maîtres. Ouf! ce temps de servage est fini! C'est délicieux de n'avoir à compter que sur soi-même.

Lily intervint encore:

—Vous ne pensez pas, Claude, qu'aux heures difficiles, il est bienfaisant d'avoir un associé qui prend sa part de votre fardeau...

—Mais, confiante Lily, combien y en a-t-il qui la prennent?... Vous oubliez l'égoïsme masculin! Presque toujours, c'est nous qui les soutenons... Bien plus qu'eux, nous sommes résistantes sous l'épreuve...

—Claude, vous n'êtes pas modeste!

Elle se mit à rire.

—C'est bien possible!... Je vous dis tout bonnement ce que je pense, voilà tout! Maintenant, je ne m'engage pas à ne jamais changer...! Ce que la vie fait des êtres et de leurs résolutions, qui peut le prévoir?...

—D'autant que vous, Claude, remarqua Sonia, vous êtes, j'en ai l'idée, une créature faite pour subir l'amour.

Claude sursauta et regarda sa compagne, mi-fâchée, mi-rieuse.

—Sonia, vous êtes une insolente!

—Non...! Nous faisons de la psychologie. Ne soyez pas froissée si je crois que le jour où le désir vous... vous mordra, vous répondrez au désir, pourvu que vous n'écoutiez pas votre orgueil de femme libre.

—Vraiment!!... Et vous croyez cela parce que?...

—Vous avez des yeux qui distillent la tentation; et des lèvres gourmandes, si souples qu'elles semblent avoir été créées pour le baiser..., un beau corps nerveux fait pour les enlacements...

—Et puis, quoi encore?... Sonia, je vous défends de m'insulter davantage!

La Russe eut un rire muet.

—Je ne vous insulte pas... Je constate des faits. C'est convenu, que nous disons toujours librement notre idée... Eh bien, j'estime que vous êtes une saine créature, admirablement constituée pour remplir, dans sa plénitude, votre rôle de femme. Car sous votre enveloppe de vierge indépendante, il y a une nerveuse sensuelle, une passionnée et une curieuse, avide d'impressions neuves. Alors, concluez vous-même.

—Je conclus que vous êtes une impitoyable physiologiste et un oracle effrayant... Par bonheur, les oracles ne sont pas infaillibles!... Est-ce que vous mettez Lily à mon enseigne?

—Lily a le tempérament beaucoup plus froid et le côté sentimental bien plus développé. C'est une vraie volonté forte.

—Lily, chère, saluez!

Lily riait. Claude, une flamme aux joues, interrogea encore:

—Et vous, Sonia, êtes-vous une volonté, un cerveau ou une pauvre guenille de mon espèce?

—Moi?.... Moi, je suis la servante très pauvre, et très laide, de l'humaine souffrance. Je ne puis rien voir d'autre dans la vie...

Une clarté irradiait ses yeux clairs.

—Alors, vous ne ferez pas comme Lily?... Vous ne deviendrez pas l'associée?

—Je ne pense pas... A moins que je ne puisse ainsi mieux remplir ma tâche... Car, par-dessus tout, je l'aime. Je ne pourrais pas accepter de vivre dans un bonheur qui ne serait que pour moi... pendant que tant de mes frères souffrent, alors qu'il m'est possible de les soulager un peu...

—Sonia, vous n'avez pas l'illusion de croire que vous arriverez à supprimer la souffrance? Tous vos efforts seront une goutte d'eau dans l'océan...

Les larges traits de Sonia prenaient une beauté imprévue sous le mystique rayonnement de l'âme.

—Si chacun faisait comme moi, beaucoup de douleur, je vous assure, disparaîtrait du monde.

—Vous parlez comme Élisabeth! C'est que vous êtes des créatures d'exception. Il faut toujours... humblement!... en revenir là!... Élisabeth s'est dévouée ainsi parce qu'elle a souffert... Vous...

—Moi, Claude, quand j'étais une petite enfant, j'ai connu la misère, la maladie sans secours, l'isolement... Alors, j'ai pitié...

—Et vous pensez, Sonia, que cet idéal vous suffira toujours?

Sincère, elle inclina la tête, fervente en sa foi.

—Je suis sûre que oui... Il est si beau! Comment l'oublier, quand on l'a entrevu! Empêcher de souffrir!... Pouvez-vous concevoir une jouissance comparable à celle-là!

Il y eut un silence entre les trois jeunes filles. Elles avaient fini leur pauvre repas. Mais elles ne songeaient pas encore à partir, absorbées toutes par l'Idée. Et Claude demanda, respirant la senteur des violettes qu'elle venait de reprendre et approchait de son visage:

—Lily, que pensez-vous de tout cela?

—Je pense que chacun doit suivre son chemin tel qu'il le voit, en la sincérité de sa conscience. Je ne pourrais pas, moi, vivre comme Sonia, ni comme vous, Claude, dans le voisinage constant de la misère. Puisque je dois gagner ma vie, j'ai besoin que ce soit en cherchant la beauté, par l'art, avec le moins d'égoïsme possible.

Un cri jaillit de l'être de Claude:

—Oh! Lily, comme je vous comprends!

Sonia les regardait, inconsciemment dédaigneuse, un peu.

—La beauté, elle est aussi dans le bien que vous faites à une créature douloureuse.

—Sonia, vous êtes hantée par l'idée de la souffrance! Moi, quand je ne peux rien pour la soulager, je m'applique de toutes mes forces à l'oublier, tant elle me fait horreur!

—Pourquoi?... Vous ne devez pas. En y songeant, vous en prenez votre part. Ne pouvant plus, vous donnez votre pitié.

—Sonia, vous cherchez le luxe de la charité!

Mais brusquement, elles s'interrompirent et changèrent de ton:

—Tiens, voici Claire Hardouin!... Comment arrive-t-elle si tard?...

Toutes les trois tournaient la tête vers la nouvelle venue.

Celle-ci était une pauvre épave de l'enseignement. Venue de province avec l'espoir de mieux faire son chemin, elle luttait héroïquement pour atteindre les leçons qui semblaient fuir devant elle, acceptait les plus misérables salaires, prête à tous les labeurs, pour ne pas mourir de faim; et cela, sans jamais une plainte, ni une révolte, doucement énergique, entêtée à ne pas retourner dans la toute petite ville où végétaient ses parents, de pauvres travailleurs qu'elle souhaitait aider et près desquels son cerveau s'enliserait, elle le savait bien.

Elle aperçut Claude et un sourire détendit son visage chétif, ravagé par le travail, le souci et les privations... Claude lui faisait signe d'approcher; et, toutes trois, la saluèrent d'une exclamation amicale:

—Comme vous venez tard! Claire. C'est dommage! Vous auriez déjeuné avec nous!

Elles échangèrent un coup d'œil, et s'étant comprises, Claude continua:

—Il faut maintenant rattraper le temps perdu, vite! Nous avons encore un moment à rester avec vous. Nous vous invitons... Commandez ce que vous désirez...

Elle rougit un peu, mais ne se déroba pas. Elle savait l'offre faite de tout cœur et elle était trop misérable pour se montrer inutilement fière.

Sonia, compatissante, l'observait tandis qu'elle mangeait avec une hâte qui trahissait la faim, un peu de rose revenant alors à ses joues pâles.

—Claire, dit Sonia, je suis bien aise de vous voir; j'allais vous écrire; car, un camarade à moi, fortuné celui-là! va avoir besoin d'un copiste. J'ai pensé à vous... Auriez-vous du temps?

—Oh! oui, j'en ai toujours.

—Eh bien, je dois le revoir tantôt. Je lui donnerai votre adresse.

—Merci, Sonia. Mais ce serait trop beau de réussir à être agréée.

Lily dit, réconfortante:

—Allons, Claire, ne soyez pas ainsi pessimiste. Les mauvais jours ne sont qu'un moment à passer! Plus ou moins, toutes nous les traversons.

—Et nous réagissons!... Il faut que toutes, nous arrivions à réaliser la destinée que nous souhaitons.

Et le visage de Claude eut une expression d'inflexible volonté.

Claire remarqua doucement:

—Toutes deux, vous avez du talent!... Moi, pas... Alors, c'est bien plus difficile de réussir...

—Ah! que sait-on?... Lily et moi, nous appartenons à la catégorie des objets de luxe. Vous, Claire, vous êtes une indispensable utilité. Alors, bon gré, mal gré, on recourra à vous.

Claire Hardouin écoutait avec un pauvre sourire sceptique. Elle avait perdu la faculté d'espérer; mais, comme les malheureux reçoivent l'aumône, elle recueillait les paroles de ses compagnes.

Une nouvelle visiteuse approchait de leur table, une jeune femme, Denise Charlannes, jolie sous ses cheveux oxygénés dont les lourds bandeaux enveloppaient la ligne souple de l'ovale, velouté par le duvet de la poudre.

—Bonjour, je suis contente de vous apercevoir!

Elle leur souriait de ses lèvres empourprées par le crayon qu'elle venait d'y passer. Veuve, avec deux petits à élever, elle servait de dactylographe à Bronstedt, le célèbre auteur dramatique. Et Claude questionna:

—Qu'est-ce que vous faites de votre grand homme?

—Un mufle, comme d'ordinaire. Hier, il s'est à peu près battu avec Régine.

C'était sa maîtresse et son interprète favorite, avec laquelle il formait un ménage troublé par de perpétuels orages.

—C'est leur affaire. Respectons le mur de la vie privée. Sa pièce nouvelle sera-t-elle bonne?

Malicieuse, la jeune femme dit:

—Elle sera très poétique. Il ne parlera plus à Régine dans une langue de charretier; mais il lui adressera des paroles infiniment douces et courtoises. Hier, après la bataille, il y a eu, justement, lecture de la pièce. C'était pour moi, spectatrice de la tempête précédente, une représentation nouvelle, d'un comique très savoureux!

—Et il ne se doutait pas que vous vous f... de lui?

La jeune femme eut un éclat de rire:

—Il n'y pensait pas du tout! Vous savez, je suis pour lui une quantité négligeable... Rien de plus qu'une vivante machine à écrire.

—Hum!... hum! glissa Claude, taquine; il ne vous regarde donc jamais?

—Il m'a regardée les premières fois. Et puis, il a constaté que c'était bien inutile; il y a renoncé. Pour se venger, il se borne à m'appeler Mme l'Affranchie.

—Ah! à propos d'affranchie, j'ai bien envie de voir la Libérée que donne l'Odéon. Lily, voulez-vous y venir ce soir?

Lily eut une petite moue de dépit.

—C'est que je ne suis pas très en fonds pour l'instant! C'est ruineux, les feux d'hiver!

—Bah! nous grimperons. Vous connaissez les places à vingt sous?... On y entend très bien et on y voit fort suffisamment. Si vous voulez, j'irai tantôt en chercher. Claire, je vous emmène; la Libérée, c'est une pièce pour nous!

Mme Charlannes la regardait avec amusement.

—Claude, vous m'avez l'air d'une jeune personne très émancipée; et je ne vous vois pas encore sur le chemin du mariage.

Claude secoua sa tête bouclée, avec un rire joyeux.

—Est-ce que vous avez vu des gens courir de plein gré vers la prison? Devenir la chose d'un homme? Ah! non!!

Claire avait fini de déjeuner. Ses amies lui firent apporter une tasse de café brûlant. Toutes alors se levèrent, et leurs modestes dettes acquittées, elles passèrent dans le parloir, attenant à la salle du réfectoire, envahi par toutes celles que le travail ne réclamait pas, dès le repas fini.

Un instant, elles y restèrent debout. La pièce, pas bien grande, était bourdonnante des conversations que des rires coupaient. C'était le moment où toutes ces laborieuses prenaient contact les unes avec les autres, pour se soutenir ou simplement se distraire; et les personnalités s'accusaient.

Il y avait là des isolées qui luttaient péniblement, destinées à être vaincues; les unes, parce qu'incapables ou faibles; les autres, parce qu'elles subiraient l'entrave d'une intransigeante honnêteté... Certaines, au contraire, parce que, brisées de lassitude dans leur effort solitaire, elles succomberaient devant l'homme. Celles-là avaient de la fièvre dans le regard; non pas la résignation morne, désespérée ou dure qui imprégnait le regard de leurs compagnes.

Il y en avait de presque élégantes et de presque misérables, sous l'apparence correcte qu'elles s'appliquaient à garder; il y avait de pauvres visages dont l'épreuve avait à jamais tué la jeunesse. Il y en avait aussi où le travail avait creusé sa farouche empreinte mais qu'animait la sécurité du lendemain; et d'autres encore, ceux des femmes, à l'automne de leur vie,—sur lesquelles pesait déjà l'angoisse du jour approchant où tout labeur deviendrait impossible.

Autour de Sonia, que sa charité rendait très populaire, un petit groupe, tout de suite, s'était formé; des consultations lui étaient demandées qu'elle donnait largement, dans la mesure où il lui était possible.

Lily et Claude continuaient à causer avec Denise Charlannes, qui leur racontait drôlement les potins de théâtre qu'elle apprenait tous chez Bronstedt. Très honnête, elle n'était pas prude, ne s'effarouchait plus de rien, sachant bien que, pour réussir, dans le milieu où sa destinée l'avait conduite, il faut savoir tout entendre. Mais cette journaliste que sa profession obligeait à fréquenter les théâtres, les bouibouis, tous les endroits où s'amuse la foule, cette femme était une admirable mère qui, fièrement, sans secours, élevait ses deux petits.

Quelques jeunes femmes et jeunes filles étaient venues se joindre au groupe, des élèves des Beaux-Arts; et soudain, apparut la belle Rita qui voulait parler à une artiste qu'elle savait une habituée du restaurant coopératif.

A la vue de Claude, elle eut une exclamation joyeuse:

—Ah! ma petite, quelle chance de vous trouver! J'allais vous envoyer un bleu pour vous demander si vous êtes libre le 26? J'ai une soirée où je suis chargée de choisir les artistes. Alors, tout de suite, j'ai pensé à vous. Chez des Russes, gens un peu rasta, à mon avis, mais très cossus. Ça vous va-t-il?

—Cela va toujours, oui... Merci... Je suis vôtre!

—Vous avez commencé les thés chez les de Ryeux?

—Non, c'est pour la semaine prochaine.

Mais ici, Lily, ayant regardé sa montre, rattachait vite son manteau:

—Deux heures!... Je me sauve... J'ai donné rendez-vous!

—Moi aussi, je me sauve!... J'ai un article à écrire pour Élisabeth. Au revoir, Rita... Venez mercredi, voulez-vous? J'ai à vous parler pour un concert qui vous plairait, je crois.

—Entendu! A mercredi...

Et elles se séparèrent.

XIII

La vie intérieure de Claude était si intense, qu'en arrivant chez elle, après une course rapide, elle eût été bien en peine de dire si elle avait ou non, marché longtemps, tant elle avait songé, chemin faisant.

Elle traversa le jardinet du dispensaire, glacé par l'hiver, monta les quelques degrés du perron; et fut accueillie par la déclaration de la servante accourue à son coup de sonnette:

—Il y a un monsieur qui attend Mademoiselle depuis un bon moment.

—Qui m'attend?... Moi?

—Oui, mademoiselle. Il a demandé en arrivant s'il pouvait voir Mademoiselle, qu'il voudrait bien lui causer un instant.

—Vous n'avez pas averti Madame?

—Mademoiselle sait bien que, aujourd'hui, Madame est au Comité.

—Bien... Je vais voir de quoi il s'agit.

A peine curieuse, ennuyée d'être dérangée, Claude entra tout droit dans le studio. Et devant elle, se leva Raymond de Ryeux qui lui disait gaiement, avec une désinvolture respectueuse:

—Je suis très indiscret de m'être ainsi installé chez vous, en votre absence. Mais j'avais à vous parler et comme votre femme de chambre...

Ici, une légère envie de rire monta aux lèvres de Claude devant l'appellation donnée à l'humble Caroline.

—...votre femme de chambre m'a dit que vous alliez rentrer, je me suis permis d'attendre.

—Vous avez eu raison, puisque me voilà. Mais une autre fois, ne vous fiez pas aux renseignements de Caroline. Je change très souvent de projets en route.

Il s'inclina.

—Heureusement, aujourd'hui, vous n'avez pas changé et j'ai le très grand plaisir de vous rencontrer.

Elle resta impassible, tout de suite un peu hautaine, devant les paroles inutilement aimables, dont elle repoussait l'hommage.

Lui, sans paraître remarquer cette attitude, continuait:

—Voici ce dont il s'agit. Mme de Ryeux aurait aimé que vous jouiez, pour commencer, les Airs tsiganes, dont vous lui aviez parlé, et elle m'a prié de vous demander si cette modification dans le programme était possible?

Claude se cabrait vite devant les voltes capricieuses des belles dames du monde; et sa voix était un peu brève, quand elle dit:

—Je verrai avec mon accompagnateur et je répondrai à Mme de Ryeux.

—Elle-même voulait vous écrire. Mais j'ai pensé qu'il était préférable de m'entendre avec vous, en m'excusant du changement qui, peut-être, pourrait vous contrarier ou vous gêner...

—En certains cas, il pourrait en être ainsi. Mais j'ai si souvent joué ces airs tsiganes que peu m'importe de les reprendre une fois de plus... Donc, s'il ne dépend que de moi, le désir de Mme de Ryeux pourra être réalisé.

Il y avait un congé dans l'accent de Claude. Mais Raymond de Ryeux ne parut pas s'en apercevoir et il continua, avec cette aisance qui lui donnait une sorte d'autorité dominatrice:

—Je vous remercie infiniment de votre bonne grâce... Voici donc réalisé, le but de ma visite. Maintenant il me reste à vous adresser une demande qui me paraît bien autrement difficile à vous exprimer.

Elle leva vers lui des prunelles interrogatives:

—Si difficile, vraiment?

D'un geste distrait, elle détachait sa veste et la rejetait près d'elle; de même, sa toque; puis elle écarta les boucles qui frôlaient son front.

Il la regardait, souple sous la blouse masculine de crêpe de Chine blanc, et dit drôlement, sans répondre à sa question:

—Vous avez l'air d'un papillon qui sort de sa chrysalide! Mais vous êtes moins intimidante en tenue de maison! J'aime mieux cela pour...

—Pour?...

—Pour vous confesser un très audacieux désir qui me hante depuis que je vous ai entendue à Landemer...

—Et ce désir, c'est?...

Intriguée, elle se penchait un peu vers lui. Dans les yeux, il avait une hésitation gaie, une sorte de prière caressante.

—Alors, je me risque... Vous allez être charitable et ne pas me renvoyer durement sur mes terres?...

—Dites... Nous verrons ensuite, fit-elle, un peu impérative.

—Eh bien, voilà... Que c'est donc embarrassant à demander!... Je voudrais que, de temps à autre, quand vous en aurez le loisir, vous consentiez à faire un peu de musique avec moi...

Elle le contemplait, stupéfaite, avec une méfiance d'artiste pour les talents des gens du monde.

—Vous êtes donc un musicien exécutant?

—Exécutant... non comme un professionnel, bien entendu.

—Un bon amateur?

Il se mit à rire:

—Si je dis «oui», vous allez me juger bien outrecuidant!... Si je dis «non», vous allez me trouver indigne...

—Alors, c'est moi qui serai orgueilleuse...

—Alors, je ne vois qu'un moyen de tirer la chose au clair... Ce serait, si voulez bien, me faire la charité d'un quart d'heure de votre temps... de tenter tout de suite l'expérience... Et puis, sans cérémonie, vous me direz ce que vous décidez!

Elle l'écoutait, si surprise par l'imprévu de la demande, que sa pensée en était désorientée. Quelle bizarre proposition, il exprimait là! Pourquoi voulait-il faire de la musique avec elle?... Par amour de l'art?... Par désœuvrement?... Ou pour se rapprocher d'elle?...

Car elle savait déjà trop bien la vie, pour n'avoir pas compris qu'elle inspirait un goût très vif à cet homme, qu'on lui avait dit, d'ailleurs, être toujours occupé d'une femme ou d'une autre... Et, à cause de cela, elle le considérait du haut de son orgueil d'Ève nouvelle qui a secoué le joug masculin.

Elle le tenait pour un inférieur dans la hiérarchie des valeurs morales... Et cependant, elle devait reconnaître que, à sa manière, il avait une personnalité qu'elle observait, comme elle eût étudié un objet de luxe, pourvu d'un mécanisme neuf pour sa curiosité d'analyste.

Elle ne lui avait pas répondu; il reprit:

—Vous trouvez ma proposition stupide et indiscrète, n'est-il pas vrai?

Brièvement, elle dit:

—Je ne donne pas de leçons.

—Mais... mais... je ne vous en demande pas du tout!... Je suis bien trop vieux pour faire un écolier! Je cherche seulement mon plaisir, en égoïste.

Ironique, elle interrompit:

—Votre écurie de courses ne vous suffit donc pas?

—Non, certes!... Je suis très gourmand,... voire aussi très difficile, sur le chapitre de mes distractions...

—Ah!... Et la musique à deux en est une pour vous?

—Même la musique tout seul!

—Nous avons déjà parlé de nos goûts respectifs. Comment ne m'aviez-vous donc jamais raconté que vous êtes un musicien fervent et pratiquant!

—Parce que l'occasion ne s'en est pas trouvée... Mais vous pensez bien que j'ai été, jadis, un petit garçon trop bien élevé, selon les règles, pour n'avoir pas, dès ma prime jeunesse, appris le piano. Par hasard, il s'est trouvé que cette étude-là m'a follement amusé; et, par exception aussi, j'ai toujours travaillé, même avec passion. J'ai eu la chance d'être très bien dirigé. J'ai ensuite fait beaucoup de musique avec des gens qui étaient de vrais artistes; et, aujourd'hui, j'ai l'impérieuse tentation d'en faire avec vous, si vous m'en jugez digne. Voilà!... Puisque vous consentez à jouer aux thés de Mme de Ryeux, pourquoi ne voudriez-vous pas jouer avec moi, en votre particulier, dans l'intimité de votre salon?...

Il y avait une prière presque câline, dans son accent; et il était évidemment très sincère dans son désir de faire avec elle de la musique. Mais pourquoi ce désir?...

La question se précisa encore une seconde dans le cerveau de Claude. Puis, elle eut un inconscient geste d'épaules. Après tout, que lui importait?... Ce ne serait certes pas la première fois qu'elle travaillerait en de telles conditions... Le seul point intéressant était de savoir ce dont il était capable et alors elle déciderait, résolue à se dérober si la séance devait être une corvée. Mais, de toute évidence, la raison commandait d'essayer; dans sa carrière d'artiste, il fallait bien se soumettre aux exigences de sa volonté d'arriver...—comme on va vers le but, sans souci de l'effort. Et décidée, brusquement, elle consentit:

—Soit!... Essayons tout de suite, puisque vous le désirez.

—Bien volontiers!... Faites-moi passer mon examen. Je me sens envahi par une horrible timidité; mais je vous suis très reconnaissant!

Il avait l'air si enchanté qu'elle s'étonna; surprise aussi de l'éclair, ardent comme un cri de victoire, qu'elle avait surpris dans ses prunelles de fauve.

Était-il donc, à ce point, sûr de lui?... Ou bien inconscient?...

Elle lui dit:

—Regardez dans la musique qui est là si quelque chose vous convient. Je prends mon violon.

Il feuilleta les cahiers, lisant les titres.

—Oh cela!... J'adore cela!... Voulez-vous?

—Oui...

Il avait choisi une sonate de Franck, dont l'accompagnement était difficile. Elle le savait, et curieuse, elle attendit.

Il s'était assis au piano et préluda.

Alors, dès les premières mesures, elle comprit la tranquille aisance de sa proposition. Autant qu'elle-même, il comprenait, sentait la musique, et il jouait en exécutant rompu aux difficultés.

Tout de suite, sans même qu'elle en prit conscience, ce devint pour elle une jouissance de jouer avec un tel accompagnateur qui la suivait, non pas servilement, mais note à note, avec une surprenante intuition de ce qu'elle souhaitait, du caractère de l'œuvre, de l'interprétation qu'elle lui donnait...

Quand tous deux s'arrêtèrent, avec un ensemble de professionnels, une exclamation très sincère jaillit des lèvres de Claude:

—C'est charmant de jouer avec vous!

—Alors... je suis reçu?

—Oui, l'examen a été très bon.

Elle reposait son violon, retrouvant le souvenir des occupations multiples, qui devaient remplir la fin de sa journée.

—Donc, nous recommencerons.

—Quand j'aurai le temps, oui, fit-elle, ne sachant plus si elle était, ou non, irritée de cette insistance qu'il avait le don de rendre un hommage très flatteur. Maintenant, il faut que je travaille et je vais, sans façon, vous mettre à la porte.

Mais ici elle fut interrompue par un coup discret frappé derrière la portière.

—Entrez! dit-elle.

Ce fut la modeste Caroline qui apparut, porteuse d'un plateau où une tasse était préparée avec du pain.

—Il est quatre heures; c'est le thé de Mademoiselle.

—Bien, posez là le plateau.

Elle expliquait alertement:

—Nous sommes ici des personnes éprises d'exactitude; et Caroline est dressée à cet effet. Puis-je vous offrir une tasse avant de nous séparer?

Il la regarda interrogativement. Une lueur flambait dans ses prunelles dorées.

—Serai-je très indiscret en acceptant?... J'en ai bien grande envie...

—Alors, acceptez, si vous ne redoutez pas le thé pris en camp volant, debout, comme à Jobourg.

—Ça m'est bien égal...

—Alors, Caroline, apportez vite une seconde tasse!

Sans s'asseoir, elle versait le liquide fumant et le présenta à son visiteur, en lui offrant le sucrier. Avec malice, il remarqua gaiement:

—Vous aimez beaucoup les repas debout?

—Qu'en savez-vous?

—Vous m'aviez confié, à Jobourg, que vous alliez parfois dans un restaurant où vous croquiez ainsi votre déjeuner.

—Par exception! Aujourd'hui encore, j'y suis allée avec des amies... Nous étions assises, telles des sybarites; et nous avons pu bien discuter à notre aise...

—Discuter?

—Oui... Nous aimons beaucoup remuer, sans cérémonie, les idées entre nous!

—Et vous en avez remué sur?...

—La thèse qui remplit la pièce jouée en ce moment à l'Odéon.

La Libérée?... Vous l'avez vue?

—Non, j'y vais ce soir.

—Tiens, nous aussi! Quelle bonne chance!... Je vous chercherai!

Elle se mit à rire.

—Ce sera bien inutile, vous ne me trouverez pas. Nous serons perchées à des hauteurs où vos yeux de monsieur très chic ne sauraient atteindre!

Il eut cette fois un geste impatient et la regarda, irrité sincèrement.

—Pourquoi êtes-vous, ainsi, dédaigneuse à mon endroit? Après tout, il n'y a aucun déshonneur à être ce qu'on a coutume d'appeler «un homme du monde». Vous êtes tellement de parti pris que des apaches, ma parole! vous paraîtraient plus intéressants...

—Naturellement, pour peu qu'ils aient une personnalité originale... ou forte... Et je leur donnerais plus d'attention qu'aux beaux messieurs dont la vie et le cerveau sont le vide même, pour les trois quarts... Je dis les trois quarts, remarquez... pour être juste!

—Juste?... Mais vous ne l'êtes pas du tout... Vous ne voulez pas admettre qu'à notre manière,—je n'ai pas la prétention d'appartenir au quart, sauvé de votre condamnation...—nous mettons, nous aussi, des choses intéressantes dans notre vie... Seulement, ce ne sont pas celles que vous qualifiez ainsi... Avouez que toutes les natures et tous les milieux ne réclament pas les mêmes aliments...

—J'avoue... Oh! j'avoue! Je crois que l'espèce humaine est, en effet, formée d'individualités très diverses. Mais vous ne pouvez vous étonner si les non-valeurs me paraissent des quantités négligeables...

—Enfin pourquoi vouloir absolument que les infortunés, coupables d'avoir des rentes, soient justement des non-valeurs?... C'est là que je vous trouve d'une injustice révoltante!

Il parlait avec une indignation qui amena un sourire malicieux aux lèvres de Claude, et elle riposta, non moins vive:

—Est-ce injuste d'accorder une mince attention à ceux qui ne connaissent, dans l'existence, que le souci de leur propre bien-être, de leur luxe, de leurs plaisirs; qui se dérobent aux charges—parce qu'ennuyeuses!—dont tout homme doit prendre sa part?...

—Dites aux charges inutiles... Oh! je sais, il y a des gens qui ont la rage de se créer des devoirs à l'aide desquels ils trouvent surtout moyen de compliquer leur existence et celle des autres!... Mademoiselle la rigoureuse moraliste, pourquoi voulez-vous que, sans nécessité, nous allions encombrer notre vie d'obligations insipides que rien ni personne ne nous impose?... A notre place, qui ne ferait comme nous?...

Au plus intime du cœur de Claude, une fibre tressaillit. Est-ce que, depuis l'automne, à certaines heures, la même question lâche ne venait pas hanter son âme, troublée elle ne discernait pas par quoi...

Pour obéir à quelle loi, emprisonnait-elle sa jeunesse, sa vie, dans un étroit réseau de devoirs?...

Mais cela, c'était le secret de sa pensée; et elle dit seulement, avec un sourire de joyeuse ironie:

—Alors il ne me reste plus qu'à vous souhaiter la continuation de votre quiète existence,—puisqu'elle vous suffit et vous agrée si fort...

Elle reposait sa tasse vide sur la table, et il l'imita, comprenant que c'était la sagesse de ne pas demeurer davantage.

—J'ai abusé de votre temps d'une façon dont je suis confus et m'excuse, fit-il avec sa bonne grâce séduisante. Infiniment, je vous remercie de la musique, du thé, de votre indulgence... J'adore l'atmosphère de votre salon! Je suis sûr que si j'y venais souvent, je deviendrais digne de n'être plus englobé dans la piteuse phalange des hommes du monde!

Il se penchait pour baiser sa main, comme il avait voulu le faire le soir du concert; et comme ce soir-là, elle se déroba, un peu brusque:

—Vous tenez donc à me prendre pour une de vos belles dames?... Je ne le permets pas...

—Je vous prends pour une vraie femme..., délicieusement... et terriblement femme!... Ah! oui, terriblement, malgré votre prétention de n'être qu'une farouche petite Walkyrie!...

Dans la pièce que le crépuscule envahissait, la voix de Raymond de Ryeux avait sonné, avec un accent plus bas, si singulier, qu'elle l'enveloppa d'un rapide coup d'œil. Puis elle jeta, moqueuse:

—C'est entendu, je suis une femme rare!... Au revoir... Caroline, éclairez Monsieur... Qu'il ne s'égare pas dans les couloirs du dispensaire.

Il était sorti. Elle entendit la porte retomber.

Alors elle eut une respiration profonde. Une détente se faisait en elle, comme après les minutes de dépense nerveuse. Dans la pièce assombrie, elle demeurait debout, immobile. Ses yeux erraient sur la table où reposaient, l'une près de l'autre, les deux tasses à thé; sur le piano ouvert; sur la tache blanche du cahier de musique abandonné près de son violon...

Brusquement, elle se détourna, s'approcha de la cheminée où les bûches s'éteignaient, et les coudes appuyés sur le marbre, la tête posée sur ses mains jointes, elle regarda cette image qui était la sienne... Et ses yeux étaient durs.

A peine, elle la distinguait dans la nuit grandissante.

D'ailleurs, une autre la lui voilait... Un visage d'homme où la vie avait marqué ses griffes, argentant les cheveux; mais où luisaient—combien jeunes!...—des prunelles audacieuses, câlines et volontaires... Un visage dont les lèvres prononçaient des paroles que jamais personne ne lui avait dites ainsi: «...Je vous prends pour une vraie femme, délicieusement... et terriblement femme...»

C'était là—coïncidence bizarre—la pensée exprimée par Sonia, ce même jour...

Elle secoua la tête avec une sorte de colère... Colère contre ceux qui la jugeaient ainsi... Colère contre elle-même qui s'était exposée à un tel jugement et avait permis qu'on le lui fît entendre... Passe encore pour Sonia, une amie, une femme... Mais Raymond de Ryeux, un étranger!... Un homme... L'adversaire!

Avec son cerveau dressé à l'analyse, elle fouillait rudement dans l'intime domaine de son âme. Et impitoyable, sa pensée précisa:

—Je mérite mon humiliation... J'ai cédé au désir de cet homme, d'user de mon talent pour son plaisir... Je ne lui ai pas refusé de recommencer... A la nouvelle Claude qui vit en moi, il ne déplaît pas de le voir intéressé, troublé par elle... A quoi bon vouloir me le cacher?... Une misérable fibre a tressailli dans je ne sais quel bas-fond de mon être, quand il m'a dit les mots que je ne devais pas lui permettre... Quelle honteuse faiblesse et que je me méprise de m'y être abaissée.

Un souvenir déchira son cerveau. Le matin même, elle avait entendu un psychologue professer que, fatalement, la femme répond à l'appel de l'homme. Elle s'était révoltée; et voici qu'elle-même, l'orgueilleuse Claude, l'affranchie, avait subi l'indéniable séduction de ce clubman désœuvré.

Pourtant, elle le savait bien, ce que vaut une attention d'homme... Et aussi, à quoi tend cette attention!

D'un mouvement vif, elle se redressa, une flamme dans les yeux:

—Ah! monsieur de Ryeux, la musique et moi nous vous plaisons fort! La musique, je vous l'abandonne. Mais moi, je ne suis pas un joujou créé pour votre distraction. Il vous faudra, bon gré mal gré, vous en apercevoir! Et maintenant, c'est fini de connaître votre existence!...

De nouveau, elle eut une large inspiration. Une imperceptible odeur de cigare et de chypre imprégnait l'air de la pièce. D'un geste presque violent, elle ouvrit, large, la fenêtre. L'air glacial de la nuit d'hiver s'engouffra dans le studio.

Sans y prendre garde, le visage dur, elle s'assit à la table de travail et attira les notes qu'elle devait transcrire.

XIV

Claude traversa le majestueux vestibule de l'hôtel de Ryeux où s'échelonnait la haie des valets de pied, et, conduite par un domestique, elle gagna le petit salon qui avait été réservé aux artistes. Il était désert. Ni son accompagnateur,—celui que protégeait Hugaye,—ni la chanteuse n'étaient encore arrivés. Elle jeta un coup d'œil vers la pendule. En effet, elle était un peu en avance, la voiture qu'elle avait prise l'ayant conduite plus vite qu'elle ne l'avait prévu.

Elle rejeta son manteau et eut son geste familier pour repousser une boucle sombre qui retombait bas sur la tempe.

Une grande glace lui renvoya son image, haute et svelte dans la robe blanche, de souple mousseline de l'Inde que voilait, emprisonnant le buste et les hanches, une sorte de blouse lâche, retenue à la taille par la ceinture ancienne admirablement ouvragée; une blouse pareille à quelque chasuble byzantine, brodée d'arabesques d'un or éteint sur l'indéfinissable et chaud coloris de la soie d'un rose safrané.

Sous la manche légère, arrêtée au coude, les bras apparaissaient nus, comme le cou dégagé par l'échancrure large de la blouse.

Il fallait son goût d'artiste—et son dédain de la mode—pour avoir su se vêtir en si parfaite harmonie avec le type original de son visage.

Mais elle ne paraissait guère y prendre garde.

Comme elle eût contemplé une étrangère, elle se regardait, sans coquetterie ni complaisance, seulement parce qu'elle savait, instruite par l'expérience, pour quelle sensible part entre l'extérieur d'une artiste dans son succès. Là aussi, il ne fallait pas de notes fausses.

Puis, son rapide examen terminé, elle se rapprocha des portières entre-bâillées qui lui permettaient d'entrevoir son public dont elle entendait voleter les propos.

C'était bien le même qu'elle avait coutume de trouver dans les thés de haute allure où elle était conviée à se faire entendre.

Dans le cadre somptueux du grand salon, ouvert sur une galerie dont elle distinguait les panneaux, pur dix-huitième siècle, elle apercevait des femmes bavardant par groupes, délicieusement habillées, selon la formule imposée par la mode.

Des hommes aussi étaient là; de ceux qui n'ont rien à démêler avec la rude loi du travail et vivent pour le flirt, sinon pour l'amour; pour le jeu, les chevaux, rarement pour l'art, et presque jamais pour le travail cérébral.

Tous ces hommes de cercle étaient de ceux que Claude considérait comme d'espèce tout à fait inférieure; et son regard les effleura en conséquence, si parfaitement chics, de vêtements et de tenue, auprès de ces femmes élégantes, créatures de luxe, avec lesquelles ils étaient bien de niveau.

A sa grande surprise, tout à coup, elle reconnut Hugaye. Comment lui, l'austère socialiste, se trouvait-il mêlé à cette brillante cohue où des rires trouaient la rumeur des propos entre-croisés?

Que tous ces mondains, occupés si évidemment par leurs potinages, semblaient donc peu fait pour sentir, ou comprendre, la musique qu'avait décidé de leur faire entendre la maîtresse du logis!

Celle-ci, Claude, soudain, venait de la découvrir, assise sur une banquette basse, au milieu d'un cercle mi-féminin mi-masculin, où l'on paraissait s'amuser fort. Debout derrière elle, se penchait Lola Alviradès qui, tout en bavardant, lui frôlait la nuque d'un doigt câlin. Elle riait et, entre les lèvres pourpres à l'excès, luisaient ses petites dents de chatte. Près de son amie, elle avait une attitude d'enfant gâtée qui se sait tout permis.

Quelle mine impatiente devait avoir le seigneur du lieu s'il les voyait ainsi!...

Mais était-il là?... Claude ne l'apercevait pas. Peut-être, après tout, il n'assistait pas aux réceptions de sa femme...

Et quelque chose qui ressemblait à un regret traversa obscurément sa pensée. Celui-là, du moins, eût valu la peine qu'elle fît de la musique devant lui...

Mais son regard suivant les groupes, elle le vit... Vers une très jolie femme, assise imperceptiblement à l'écart, il se penchait, lui parlant de fort près; et elle riait, les prunelles luisantes entre les cils abaissés un peu, haussant à demi les épaules.

Tout à coup, un domestique s'approcha respectueusement de lui, et, discret, lui murmura quelques paroles. Alors il se redressa et dut adresser des mots d'excuse et de regret à la jeune femme qu'il semblait quitter. Elle eut pour lui un geste de congé qui était tout ensemble moqueur et d'une grâce si provocante, qu'elle le retint encore un instant.

Mais d'autres hommes se rapprochaient. Alors, il la quitta.

Presque aussitôt, la portière du petit salon était écartée par une main autoritaire. Raymond de Ryeux entrait.

A la vue de la jeune fille, il s'arrêta court avec une sorte d'exclamation qui avait dû échapper à sa volonté:

—Oh!...

Son regard l'enveloppait, si violemment admiratif, qu'une imperceptible rougeur monta au visage de Claude.

De cette voix changée, devenue sourde, qu'elle lui avait entendue une fois, dans leur dernière rencontre, il articula presque rudement, les yeux attachés sur elle:

—Vous doutez-vous un peu de l'impression que vous pouvez éveiller sur ceux qui vous approchent?... Surtout, chez ceux-là qui adorent la beauté féminine?...

Leurs regards se croisaient; un éclair y luisait.

—Mais je n'ai pas, que je sache, à m'occuper de cette impression, fit-elle avec une aisance hautaine. La seule qui puisse m'intéresser, c'est celle que mon jeu doit éveiller chez vos invités!...

—Et je vous en suis profondément reconnaissant!

Il était redevenu tout à fait maître de lui-même; et avec ce sourire dont elle reconnaissait l'impérieuse séduction, il pria:

—Ne m'en veuillez pas de m'être comporté en gamin mal élevé qui ne dissimule pas ses admirations, alors même que la... correction le lui impose. Mais c'était la première fois qu'il m'était donné de vous voir...

—En tenue d'artiste?... Tant mieux si vous me trouvez à la hauteur de vos invités!

Elle riait un peu, ayant parlé avec un accent d'insouciance moqueuse.

Il continua, sans insister, reprenant son ton de courtoisie que, chez lui, il avait très marqué:

—Vous devez nous trouver des maîtres de maison bien peu hospitaliers de vous laisser seule ainsi?... Mais Mme de Ryeux est absorbée par ses hôtes, et je viens d'être, à l'instant, averti de votre arrivée.

—Je ne suis ici que depuis un très court moment.

—Et, pour vous distraire, vous vous étiez tout de suite mise à observer la comédie que nous vous jouons sans le vouloir.

—Les personnages en sont très brillants.

Comme lui, elle parlait sur un ton de badinage.

—Vous avez l'air de dire «trop brillants». J'espère que vous allez cependant jouer pour eux comme pour vos ouvriers de Charonne.

De nouveau, elle riait, amusée et de son insistance et de la sincérité de son souci inquiet.

—Je tâcherai...

—Savez-vous que cette vague assurance ne me satisfait pas du tout? Car enfin ma responsabilité est grande... C'est moi qui vous ai si bien célébrée que Mme de Ryeux s'est enthousiasmée de votre talent, sur ma parole. Aussi vous comprenez pourquoi je vous dis «Soyez généreuse... Ne me répondez pas: «Je tâcherai» mais «Je jouerai comme je sais jouer...» Je vous en prie...»

Il avait une manière de dire «Je vous en prie» qui ressemblait à un ordre.

Mais le sourire effaçait l'ordre.

—Oui... sûrement... si je veux!...

—Mais vous voudrez, n'est-ce pas?...

—Il est probable!... parce que je suis très honnête. J'ai mon orgueil d'artiste.

—Quelle chance, que vous soyez orgueilleuse! Votre aveu me rend toute sécurité! Mais pourquoi êtes-vous si désagréable avec moi?...

—Suis-je donc désagréable?... Alors je vous en adresse mes excuses. Je me croyais très polie...

—Oh! certainement, vous ne me dites pas, pour le moment... de cruelles impertinences! Vous me répondez en petite fille bien élevée...

Elle eut un rire gai:

—Alors, de quoi vous plaignez-vous?

Il riait aussi, l'expression du visage devenait tout ensemble gamine, ardente et volontaire. Ses yeux ne quittaient pas le blanc visage, coiffé de boucles sombres, comme s'ils n'eussent pu se lasser de le contempler.

—Je voudrais que vous ne soyez pas seulement polie... mais aimable!

Elle eut un geste insouciant.

—Aimable?... Autrement dit, n'est-ce pas, dans le jargon du monde, vous désireriez que je fasse des «frais»?... Mais je suis comme je sens; et,—je trouve,—comme il convient en les conditions où nous sommes: deux étrangers qui nous rencontrons pour la distraction de vos invités. Je vais remplir ma tâche. Vous êtes, à mon égard, un hôte très courtois... Mais l'amabilité, vous m'avouerez, n'a rien à faire entre nous...

—Bon!... Pour une déclaration de principes, c'en est une!... Alors je ne vais plus oser vous avouer que je nourrissais une ambition...

—Ah!... Et laquelle?

—J'avais l'ambition que nous devenions amis...

—Rien que cela!

Elle arrêtait sur lui ses prunelles sombres où il y avait un regard de fille qui connaît la vie,—moqueur, et dur un peu.

—Amis?... Mais vous savez comme moi, j'imagine,—mieux encore même, probablement,—que l'amitié entre un homme et une femme est un mythe: sauf peut-être le cas où ce sont de très vieilles personnes qui l'éprouvent... Pour les autres, les gens éclairés vous diront qu'elles ne peuvent espérer trouver, à leur usage, que le flirt ou l'amour. Or...

Elle s'arrêta; et cet imperceptible arrêt faisait, de ses paroles, dites cependant du même accent de badinage, une déclaration très nette:

—Or ni le flirt ni l'amour ne me tentent. Donc, nous n'avons qu'à rester chacun sur nos terres, ainsi que de bons voisins dont les rapports ne peuvent se borner qu'à des saluts polis...

Il la sentit très sincère. Ce n'était pas par coquetterie qu'elle parlait ainsi. Sur cette fière et indépendante créature il n'avait aucune prise...—encore! Et elle lui paraissait d'autant plus séduisante qu'elle se révélait plus difficile à vaincre.

Brusquement, il lança:

—Vous refusez ce que vous ignorez.

—Quoi?

Il eut sur elle un regard qui l'enveloppait toute.

Mais il ne lui répondit pas. La portière s'écartait pour laisser entrer deux nouveaux venus: une femme d'une quarantaine d'années, imperceptiblement marquée sous un très discret et très habile maquillage de salon, un type de Nattier, rond et fin, aux pommettes très roses, avivant l'éclat des yeux noirs. C'était la chanteuse qui, avec Claude, devait former l'élément musical de la réception. Et, derrière elle, timide, un peu gauche, l'accompagnateur, très confus d'être en retard,—à son ordinaire.

Mais Claude, parce qu'il avait beaucoup de talent, était pleine de mansuétude à son égard,—comme pour tous les humbles d'ailleurs. Elle lui tendit la main amicalement et le présenta à Raymond de Ryeux, qui le recevait avec une politesse distante, inconsciemment irrité de l'accueil que lui faisait Claude. Jamais, lui, n'en avait reçu de pareil!

En revanche, il fut très empressé auprès de la chanteuse qui répondait en femme du monde,—qu'elle était d'ailleurs; car c'était seulement la ruine, après un veuvage imprévu, qui l'avait amenée à utiliser sa belle voix.

L'échange des propos fut brusquement arrêté. Mme de Ryeux entrait, la voix impatiente, tendant une main distraite à Claude et à la chanteuse, Mme Dancenay.

—Je viens seulement d'apprendre que Mlle Suzore était arrivée. Au lieu de tenir salon avec elle, ici, vous auriez pu, Raymond, me faire avertir.

Il ne se troubla pas et eut un geste d'indifférence.

—Ma chère, je pensais que vos domestiques étaient là pour le faire et je tenais compagnie à Mademoiselle en vous attendant. Puisque vous voici, je vous laisse avec ces dames et vais vous remplacer auprès de vos invités.

—Mais je retourne, moi aussi, tout de suite dans le salon. Mlle Suzore, nous étions convenus que vous commenceriez, si je ne me trompe? Êtes-vous prête?

—Toute à votre disposition, madame; dois-je aller maintenant dans le salon?...

—Si M. de Ryeux veut bien ne pas vous retenir davantage, je vous en serais très obligée, mademoiselle.

Il y avait dans sa voix de l'impatience et de la nervosité; entre les cils, ses yeux avides inspectaient la jeune fille. Évidemment l'aisance hautaine de Claude la désorientait et lui déplaisait, soulignée par l'amabilité empressée que lui témoignait la chanteuse qu'elle combla de paroles flatteuses, la célébrant, à l'avance, par d'enthousiastes éloges. Quand les deux femmes eurent fini de se congratuler, Mme de Ryeux revint à Claude qui attendait. Son mari avait quitté la pièce.

—Par ici, mademoiselle, je vous prie.

Claude s'inclina et, à la suite de la jeune femme, pénétra dans le salon où des visiteurs nouveaux avaient encore surgi. A sa vue, un remous de curiosité assourdit le bruit des conversations. Les femmes interrompirent leurs propos et coulèrent un regard surpris, intéressé, plus ou moins bienveillant, sur cette inconnue, si originale de type et de costume. Avec un ensemble significatif, tous les hommes se rapprochaient.

Indifférente, Claude recevait le choc de tous ces regards. Droite près du piano, son violon sur l'épaule, elle attendait que l'accompagnateur eût préludé. Peu lui importait que tous ces gens fussent soudain occupés à l'examiner, à peine plus discrètement que quelque belle statue offerte à leur jugement.

Le piano se tut.

Alors, solitaire, la voix du violon s'éleva, avec une telle puissance d'expression que, dans la frivole et houleuse assemblée, un silence se fit, attentif. Si Raymond de Ryeux avait vraiment craint qu'elle ne jouât négligemment pour ses hôtes, il dut être rassuré dès l'instant où elle commençait. Elle était bien trop artiste pour ne pas oublier l'auditoire brillant et banal, dans son intime communion avec l'œuvre qu'elle interprétait. Dès qu'elle eut modulé sa première phrase, le charme opéra sur elle et aussi sur ceux qui l'écoutaient. Les regards cessèrent d'être curieux ou distraits.

Et ce furent quelques minutes inoubliables, même pour les profanes qui subissaient l'enchantement, eux aussi. Les derniers sons vibrèrent dans le silence des âmes attentives. Puis éclata cette tempête des applaudissements qu'elle commençait à bien connaître. Des exclamations s'élevaient.

—Elle est étonnante!... Elle est prodigieuse!... Où Charlotte de Ryeux a-t-elle déniché cette jeune merveille?... Et puis quel type!... Le visage vaut le talent...

—C'est très réussi, sa toilette!... Ça ne ressemble à rien de ce qu'on fait...

Mme de Ryeux n'était peut-être pas—sûrement même!—n'était pas une femme très intelligente, mais elle était, à coup sûr, une hôtesse parfaite qui savait incomparablement comment doser les jouissances musicales à ses invités. Tandis que vers Claude, un flot ondulait, elle laissa les conversations reprendre parmi ses invités qu'elle avait eu le tact de ne point parquer en lignes ennuyeuses, les laissant s'installer par groupes à leur fantaisie. Avec des yeux qui ne laissaient rien passer, elle suivait la circulation des plateaux chargés de rafraîchissements. Mais, presque malgré elle, tandis qu'elle causait, souriait, accueillait, son regard revenait vers le coin du piano où elle apercevait la tête bouclée de cette Claude Suzore dont le succès dépassait ce qu'elle avait prévu, même avec les assurances données par son mari, qu'elle savait connaisseur pourtant!

Certes, comme maîtresse de maison, elle était satisfaite de ce succès. Mais de si haut qu'elle considérât cette petite violoniste payée par elle, si elle avait été capable de démêler toutes les nuances de ses impressions, elle y eût découvert une sourde impatience de l'attention excessive que tous les hommes présents manifestaient à son endroit, évidemment séduits par la femme, autant que par l'artiste. Elle n'en pouvait douter à la façon dont ils la regardaient, aux propos qu'elle entendait, à l'empressement qu'ils montraient à évoluer vers elle, à se faire présenter.

Elle, restée debout près du piano, accueillait les hommages, répondait, très correcte, sans presque sourire, quelquefois avec une simple inclinaison de tête; toujours avec cette aisance fière qui exaspérait Charlotte de Ryeux, et une indifférence polie de femme qui pense: «Tout ce que me disent ces inconnus ne me touche en rien. Leur opinion ne compte pas pour moi!»

Et brusquement, tout en répondant à des félicitations sur le jeu de l'artiste, comme si elle y eût été pour quelque chose, elle pensa impatiente:

—Cette petite m'agace, avec son air de princesse au milieu de sa cour... Bon! voici Lola qui va l'encenser à son tour! Cette Claude Suzore a le succès encombrant! Il faut que j'aille remettre les choses au point... Raymond doit être aussi dans la phalange des adorateurs.

Son regard perçant fouilla le groupe formé autour de Claude. Son mari n'en faisait pas partie. Où donc était-il? Le cherchant des yeux, elle l'aperçut à l'autre extrémité du salon qui causait avec Françoise de Gaube... Et parce qu'elle savait de quelle façon la chronique mondaine accolait leurs deux noms, elle eut un fugitif froncement des sourcils.

Puis, d'un geste insouciant, elle se détourna et se dirigea vers le piano.

Elle eut alors un sursaut:

—Comment, voilà Étienne qui, lui aussi, vient faire sa cour?... Elle est plus aimable avec lui qu'avec les autres. Ils ont l'air de se connaître. C'est un peu fort!

Lola bondissait vers elle.

—Tu sais, Lotte, je suis toquée de cette Claude! Comme elle joue chaud! Et quelle allure! Quelle tête originale!

—Une tête de modèle!... Voyons, Lola, ne t'emballe pas ainsi stupidement.

Lola ouvrait de larges prunelles, effarées et moqueuses.

—Qu'est-ce qui te prend? Ma jolie Lotte, tu as l'air jalouse... Pas à cause de ton époux, j'imagine... Pour le moment, il est occupé à flirter avec Françoise de Gaube... Les vois-tu, là-bas, dans l'embrasure de la fenêtre?... Vrai, tu sais, avec son air de se f... du monde, elle est rudement chic... et séduisante, cette Claude...

Mme de Ryeux se redressa, impatiente.

—Tu es bien taquine, aujourd'hui! Lolita.

Il était temps d'agir, et sans plus se laisser arrêter, elle alla droit à Claude:

—Mademoiselle Suzore, voulez-vous avoir, maintenant, la complaisance d'accompagner madame Dancenay.

—Très bien, madame. Je suis toute prête.

Charlotte de Ryeux n'avait pas eu un mot de félicitation pour Claude. Comme elle était une femme du monde fort correcte, elle s'en aperçut, le regretta au point de vue politesse, et dit hâtivement:

—Vous avez pu constater, mademoiselle, votre succès... Je vous remercie pour moi et mes hôtes.

Claude s'inclina légèrement, sans un mot. Mme de Ryeux se tournait, empressée, vers la chanteuse:

—Alors, chère madame Dancenay, vous voulez bien, maintenant, nous donner le plaisir de vous applaudir?

La voix brève prenait des inflexions presque câlines. Mme Dancenay était tout à fait au goût de Charlotte de Ryeux, à qui elle témoignait une flatteuse déférence.

—Verriez-vous quelque inconvénient, chère madame, à ce que je chante d'abord seule, sans accompagnement de violon?

—Aucun, certes... Faites comme il vous sera le plus agréable!

Claude, aussitôt, s'était écartée, regardant Mme de Ryeux, qui louvoyait parmi ses hôtes; et irrévérencieuse, elle songeait, devant son allure omnipotente et sa marche dandinante, aux oies qui traversent ainsi les routes.

Le petit pianiste avait repris sa place; et les accords qu'il plaqua dominèrent le bruit des conversations.

De nouveau, les regards se braquèrent vers le piano où, très agréable à voir, d'un air de cantatrice amateur, se tenait Mme Dancenay, souriante, inclinant la tête en saluts pleins de grâce à l'adresse des amis ou simples connaissances reconnues dans l'auditoire.

Elle avait une très belle voix, savamment conduite, un peu froide, qu'elle maniait avec une adresse impeccable. Et elle eut un très honorable succès. A tous, elle apportait un réel agrément; même—et ce n'était pas un mince mérite,—à ceux qui ne goûtaient pas les mélodies ultra-modernes dont elle était prodigue.

Pour permettre aux applaudissements et aux petits fours d'accomplir leur mission, il y eut, de nouveau, une pause dans le programme. Puis, avec Claude cette fois, Mme Dancenay reprit son chant. Mais ce n'était pas un simple accompagnement qui jaillissait des cordes vibrantes. Elles aussi chantaient, d'une voix si profondément expressive qu'un peu impatiente, Mme Dancenay murmura:

—Ne jouez pas si fort, je vous prie, vous me couvrez.

Une lueur malicieuse courut dans les prunelles de Claude; mais sans s'occuper de l'observation, docile au seul souci artistique, elle joua de telle sorte que le chant, le piano et le violon formassent un tout harmonieux dont le succès rasséréna Mme Dancenay; d'autant qu'à son tour, elle était fort entourée.

Claude, elle, s'était dérobée résolument; cachée par la lourde draperie d'une portière, elle contemplait avec son extrême indépendance d'esprit, la même comédie mondaine, tant de fois observée déjà, dans les salons où elle allait, en artiste payée.

Près d'elle, inattendue, résonna la voix de Raymond de Ryeux qu'elle eût imaginé—si elle avait pensé à lui—loin d'elle, sans doute près de la jeune femme avec laquelle, si volontiers, il paraissait causer.

—Enfin, je vous trouve!... Admirez ma sagesse, quand je suis dans mon personnage de maître de maison... J'ai laissé tous mes hôtes vous féliciter d'abord à leur aise,... Mme de Ryeux avoir ce plaisir avant moi...

L'ombre d'un sourire courut sur les lèvres de Claude. Moqueuse, elle pensait à ce qu'avaient été les félicitations de Mme de Ryeux. Il s'en aperçut tout de suite et comprit...

Un éclair dur traversa ses prunelles... Puis, avec un haussement d'épaules qui rejetait les mesquins procédés de sa femme, il demanda avec une désinvolture impertinente:

—Cela vous est égal, n'est-ce pas, que Mme de Ryeux n'ait pas su vous exprimer son gré du rare plaisir que vous avez donné à ses hôtes? Vous avez pu constater combien ils l'avaient goûté!... De plus qu'eux, je suis fier...

—Que mon exhibition ait réussi. Tant mieux... Je mets un point d'honneur à donner ce qu'on attend de moi.

—Oui... oui... Je sais que vous êtes très orgueilleuse... Mais je ne vous en veux pas... Cela vous va si bien... Je crois bien que jamais je ne pourrai oublier...—et pourtant cela vaudrait mieux!...—comment vous m'êtes apparue tantôt quand je suis entré dans le salon!

Son sourire et son accent de badinage amical et gai corrigeaient mal la sincérité violente de ses paroles, la flamme qui luisait dans le regard qu'il attachait sur elle. Mais elle ne paraissait pas y prendre garde; comme si cette flamme n'eût pu arriver jusqu'à elle, aussi invulnérable que la Walkyrie dormant dans le cercle de feu...

Elle avait seulement un peu haussé les épaules à ses paroles.

—Non, je ne suis pas orgueilleuse; en la circonstance, du moins; mais tout bonnement honnête. Je fais ce à quoi je me suis engagée. Est-ce maintenant que je dois jouer de nouveau?

Il secoua la tête d'un geste impatient.

—Pas encore... Vous ne pensez qu'à partir... Alors que moi... me permettrez-vous de l'avouer? je ne pense qu'à vous garder un peu... pour moi!... après vous avoir généreusement abandonnée tout l'après-midi à mes hôtes...

Elle avait eu un mouvement si net pour l'arrêter, qu'il n'insista pas, trop habitué aux femmes pour ne pas comprendre qu'avec celle-ci, il lui fallait n'avancer qu'avec une extrême prudence. Il ne se demandait pas ce qu'il voulait d'elle. Il obéissait à l'attrait violent qu'elle exerçait sur lui. Sans répondre à ses paroles, elle s'était levée, disant:

—Je crains que Mme de Ryeux ne me cherche.

—Eh bien, laissez-la vous chercher! jeta-t-il avec indifférence. Soyez sans inquiétude, elle vous découvrira. Elle est très tenace et arrive toujours à ses fins.

Il avait laissé tomber la riposte avec cette drôlerie gamine qui l'amusait malgré elle, peu habituée à ce tour d'esprit. Mais parce qu'elle n'était plus à l'ombre de la portière, Lola l'avait aperçue et se précipitait vers elle, enchantée d'être désagréable à Raymond, en venant troubler son aparté avec l'artiste qu'il admirait si fort—à tous points de vue... Son intuition de petite fille très expérimentée l'avait vite avertie.

—Mademoiselle Suzore, tout le monde réclame que vous jouiez encore. C'est à vous, n'est-ce pas?

—J'attends le bon plaisir de Mme de Ryeux...

—Elle vous cherchait de tous les côtés...

Instinctivement, les yeux de Claude coururent vers Raymond de Ryeux, dont les lèvres avaient maintenant un pli moqueur.

—Lotte, voici Mlle Suzore retrouvée. Elle joue, maintenant... dis?

—Oui, elle peut...

Claude s'inclina et reprenant son violon, s'approcha lentement du piano. A sa vue, les applaudissements avaient éclaté avec un élan expressif.

Instantanément, les conversations s'interrompirent, la rumeur des propos, soudain apaisée. Ce très chic public, blasé, oh! combien! devenait attentif. De nouveau, les femmes attachèrent sur l'artiste des regards où il y avait de tout: curiosité chercheuse, étonnée, impertinente ou sympathique; inconsciente et obscure jalousie pour un succès qui n'allait pas seulement à la violoniste; bienveillance chez certaines; et chez d'autres, appréciation sévère de l'étrangeté du type, de l'originale élégance de la toilette, de l'aisance fière, presque patricienne, de l'attitude. Et ces dernières, sans le savoir, voyaient absolument juste; Claude Suzore était bien la fille du prince Démerowsky. De lui, elle tenait son allure de race et son charme un peu exotique de Slave.

Parmi l'élément masculin, l'impression était infiniment plus une. Sur tous, sur presque tous... Claude exerçait son habituelle attraction, grisante comme un parfum de tubéreuse.

Et Hugaye le constatait avec une impatience irritée dont il ne cherchait pas la cause, plus occupé à observer Raymond de Ryeux qui, adossé au mur, derrière tous ses hôtes, attachait, lui aussi, sur Claude son regard de conquérant, insoucieux de l'obstacle.

Elle avait remercié des acclamations avec un léger signe de tête, et dans un silence—bien rare chez Mme de Ryeux!—elle joua... Une fois... Deux fois... Encore une autre pour répondre aux applaudissements flatteusement impératifs...

Et puis, trop habituée au public pour ne pas savoir que la sagesse est de disparaître en plein succès, elle laissa retomber son archet d'un mouvement qui était un point final.

Brutalement, sur elle, s'abattait le besoin de reprendre sa liberté, de redevenir l'indépendante Claude qui n'agit qu'à sa guise et n'obéit qu'à elle-même.

Elle avait plus que rempli les exigences de son programme; elle était en droit de partir. Tout bas, elle murmura à son camarade qui, au piano, attendait, résigné, le bon plaisir de Mme de Ryeux.

—J'ai fini... Je file... Au revoir et merci.

Profitant de ce que Mme Dancenay, à son tour, occupait le public; que, parmi les groupes, conversations et flirts reprenaient avec une ardeur significative, elle se glissa vers la portière qui fermait l'entrée du petit salon, devenu «foyer des artistes».

Mais au seuil se tenait Raymond de Ryeux. Était-il là, ou non, pour suivre une volonté arrêtée?... Elle n'y pensa même pas. Autour d'eux, les femmes, très élégantes, et les beaux messieurs causaient, regardaient, se cherchaient, sous la généreuse clarté des ampoules voilées de fleurs, dans la chaude atmosphère saturée de parfums. Les domestiques apportaient les petites tables du goûter, coquettement dressées, les disposant dans le salon, dans la galerie, sous le regard des nymphes qui détachaient en pleine lumière leurs roses nudités.

Très courtois, Raymond de Ryeux interrogea:

—Vous cherchez quelque chose? mademoiselle.

—J'ai terminé mon programme. Je puis me retirer, je pense...

—Non, pas avant d'avoir goûté!... Voyez, les tables sont apportées. Il faut nous permettre de célébrer votre triomphe!

Elle secoua sa tête volontaire et jeta presque brusquement:

—Merci, non... Je vous suis très... reconnaissante; mais je ne veux rien... que du repos...

Il la contemplait avec une sorte de jouissance avide. La clarté d'une lampe ruisselait sur la ligne longue et souple du cou, sur les bras et les mains nus, sur la chair ivoirine, qui, aux joues, s'était avivée d'un rose plus vif.

—Vous n'êtes jamais fatiguée!... Vous me l'avez dit à Jobourg.

—La nature et le travail ne me fatiguent pas. Mais le monde... oui!...

—Alors... qu'il en soit fait comme vous préférez... Et... merci!

Il l'avait sentie si résolue à partir qu'il n'insistait plus pour la retenir; mais un regret le mordait, à ce point violent qu'il tressaillit, irrité contre lui-même. C'était stupide, à son âge, de se laisser ainsi troubler par une enfant qui ne se souciait pas de lui!

Sans un mot, il écarta les draperies qui séparaient le grand salon, du «foyer». Sur un fauteuil, gisait abandonnée la longue mante de Claude; il la prit et, d'un geste courtois, délicatement, il la posa sur les épaules qui ne se dérobaient pas.

Claude ne refusait jamais de se laisser servir par un homme du monde. Elle le trouvait là dans son rôle...

Avec un accent de prière, il demanda:

—Vous m'accorderez bientôt un rendez-vous pour une séance de musique?

—Bientôt?... Je ne sais... Il faut que j'aie des loisirs... Je vous le ferai savoir... Au revoir...

Cette fois, elle lui tendait la main. Dans la sienne, une seconde, il garda les doigts tièdes où frémissait l'ardente vie... Une seconde, à peine, car tout de suite, il sentait la main prisonnière chercher sa liberté, il se courba et la baisa. Puis il dit:

—L'auto vous attend.

—L'auto?

—Bien entendu, nous ne permettons pas que vous retourniez vers Charonne, à l'aventure, surtout avec le brouillard qu'il fait ce soir.

—Mais je ne veux pas! protesta-t-elle, irritée.

Elle se révoltait contre cette sollicitude qui heurtait son altière indépendance.

—Et moi je veux! fit-il aussi impératif qu'elle-même. Je vous répète qu'il fait un affreux brouillard. Il est déjà tard. Vous nous êtes confiée. Par exception, vous allez vous montrer une petite fille docile et m'obéir!

Ils se regardaient bien en face comme deux adversaires; elle, fâchée sincèrement. Mais non pas lui... Car le sourire luisait dans ses prunelles, sous les paupières à demi abaissées; et ce sourire gagnait la bouche sensuelle et volontaire, donnant au visage un charme imprévu.

Elle se taisait, les sourcils rapprochés. Puis elle eut un geste d'épaules.

—Après tout, soit, comme vous vous voudrez. La chose ne vaut pas l'honneur d'une querelle... Maintenant, je devrais vous remercier... Mais les bienfaits que l'on subit...

—Dispensent de tout remerciement. Je suis de votre avis... Laissons donc de côté, voulez-vous, cette oiseuse question. La prochaine fois, je vous promets de vous demander la permission, avant de disposer de votre consentement. En ces conditions, vous me pardonnez et nous faisons la paix?... Je ne veux pas vous laisser partir fâchée un jour où je vous dois tant...

Elle ne répondit pas... S'il l'avait regardée, il eût été frappé de l'étrange expression qu'avaient ses yeux. Mais il ouvrait la porte devant elle. A travers le vaste vestibule, il la conduisit jusqu'au seuil même. Il interrogea:

—La voiture de Mlle Suzore est avancée?

—Oui, monsieur le comte.

—Alors, mademoiselle, je vous laisse, en vous présentant mes respectueux hommages.

Les yeux vifs l'enveloppaient toute et ils n'étaient certes pas aussi respectueux que les hommages, peut-être sans qu'il en eût conscience. Mais, en lui, grondait si follement le regret de ne pouvoir la saisir et l'emporter comme une proie précieuse!...

Devant le perron, le valet de pied tenait la portière ouverte. Raymond de Ryeux alors s'inclina une dernière fois; elle eut un signe de tête. Dans l'ombre, ses yeux avaient la même expression—ardente et mystérieuse...

Puis la voiture s'ébranla, s'enfonçant dans la nuit...

Aussitôt, elle eut un soupir d'allégement, comme si un poids tombait à terre qui, trop longtemps, s'était appesanti sur ses épaules. Elle se retrouvait seule enfin! «Enfin!» ses lèvres frémissantes articulèrent le mot... Une seconde, elle ferma les yeux comme si elle eût voulu ainsi se reprendre mieux; regarder en elle où elle entendait bourdonner le sourd tumulte de ses pensées et de ses impressions...

Mais elle les rouvrit aussitôt. Une odeur fraîche de fleurs dominait, dans la voiture close, la senteur de cuir des coussins, l'indéfinissable parfum de cigare et de chypre qu'elle connaissait bien maintenant. Elle regarda. Près d'elle, dans un panier de jonc, il y avait une brassée d'admirables fleurs, violettes sombres et pâles violettes de Parme, lilas, roses, tubéreuses; non pas serrées en ces gerbes banales qu'elle détestait; mais abandonnées en pleine liberté, comme si, à l'instant, elles venaient d'être enlevées à la tige natale.

Claude se souvint. Une fois, elle avait dit à Raymond de Ryeux qu'ainsi seulement, elle aimait à recevoir des fleurs.

Un obscur tressaillement l'ébranla, pareil à un choc; et dans l'ombre, sa bouche eut un bizarre sourire.

Bien des hommes déjà avaient rôdé autour d'elle, cherchant à séduire son indépendance... Personne encore ne lui avait fait une cour qui ressemblât à celle de Raymond de Ryeux... Une cour délicate, sourdement ardente sous un masque de respect, si subtile que le parfum qui en émanait semblait s'insinuer en elle pour amollir l'arc tendu de sa volonté.

Loin de lui, elle pouvait s'irriter de l'évidente attention dont il l'enveloppait, du soin qu'il apportait à user de toutes les circonstances pour se rapprocher d'elle; cela, avec une inflexible et discrète résolution. Son orgueil pouvait se révolter devant ce qu'il osait penser, espérer, croire...—peut-être, sinon sûrement... Elle savait déjà si bien ce que sont les hommes!...

Et puis, quand il lui parlait de sa manière impérieuse et caressante, ou avec son accent de gaminerie gaie, imprévu chez un homme de son âge; quand il lui adressait quelque prière, ou simplement lui disait ce qu'il souhaitait d'elle, avec une franchise hardie sans insolence, alors, elle ne l'ignorait pas... elle n'éprouvait plus ni irritation ni colère. Elle acceptait, curieuse, amusée, le cerveau toujours libre, sûre d'elle-même, que cet homme lui offrît l'hommage de sa séduction... Comme elle eût respiré, dressée sur un piédestal inaccessible, le parfum d'un encens.

Maintenant qu'elle était seule, libérée de l'espèce d'envoûtement qu'elle subissait près de lui, elle se reprenait toute; et sa pensée incisive s'attachait aussitôt à l'analyse de ses impressions durant les deux heures passées dans l'hôtel de Ryeux.

Son succès y avait été aussi complet que son orgueil d'artiste le pouvait souhaiter. Plusieurs des brillantes amies de Charlotte de Ryeux lui avaient demandé si elle consentirait à se faire entendre chez elles... Tout s'était donc accompli à son gré...

Alors, pourquoi cette obscure irritation contre elle-même que discernait si bien sa clairvoyante pensée et qui l'empêchait de savourer, comme d'ordinaire, la détente de ses nerfs, après la fiévreuse dépense qu'elle leur imposait en jouant...

De quoi s'en voulait-elle? D'avoir joui trop vivement de l'atmosphère de luxe qui imprégnait la somptueuse demeure de Mme de Ryeux. Ce n'était, hélas! pas la première fois qu'elle distinguait, en elle, cette faiblesse contre laquelle, rudement, elle luttait; qu'elle constatait l'espèce d'épanouissement qui se faisait en tout son être quand sa carrière l'amenait dans un milieu où elle s'adaptait instantanément, comme si elle rentrait dans son propre monde.

Est-ce que, en cette minute, dans la tiédeur parfumée de l'auto qui l'emportait, hors de l'atteinte du froid, de la nuit, de la boue, elle n'éprouvait pas la bizarre impression d'être là, à sa vraie place?

Tout comme il lui paraissait naturel que le comte de Ryeux la traitât en égale, bien qu'elle vînt chez lui en artiste payée. Elle le revoyait incliné devant elle, la mettant en voiture, avec ce regard dont tout à coup il lui semblait sentir la brûlure sur son visage. L'impression était si forte que, d'un geste inconscient, elle appuya sur ses joues la paume de ses mains dégantées...

La bouche railleuse, elle murmurait:

—Décidément, cela ne me vaut rien de fréquenter le grand monde! Demain, pour me remettre d'aplomb, je passerai l'après-midi au dispensaire...

XV

Assise devant la table à écrire du studio, Claude avait, devant elle, les volumes de psychologie qui lui servaient à résumer le cours entendu la veille sur l'essence, les formes, l'éducation de la volonté.

Mais elle ne lisait ni écrivait. Ses doigts distraits jouaient avec le porte-plume inutile. La tête appuyée sur l'une de ses mains, par la baie de la fenêtre dont elle avait écarté les rideaux de tulle, elle regardait fuir, dans un ciel très bleu, lavé par une averse, les lourdes nuées que le soleil cernait d'un trait étincelant... Un soleil qui disait la fin prochaine de l'hiver.

Février s'achevait. Quelques bourgeons hâtifs pointaient sur le bois des branches; et les rayons épandaient une tiédeur chaude, qui luisaient entre les giboulées.

Ce n'était pas encore le printemps; mais son souffle déjà frémissait dans l'air plus lumineux. Et Claude qui suivait le vol des nuées, murmura, pensive:

—L'hiver va finir...

L'hiver... Comme il avait passé vite, cet hiver que là-bas, à Landemer, elle interrogeait avec une sorte de curiosité anxieuse. Ah! combien, en dépit des apparences, il avait ressemblé peu à ceux qu'elle avait, jusqu'alors, traversés...

Non, jamais, son activité cérébrale n'avait été pareillement intense. Jamais tant de fleurs diverses n'avaient jailli, avec autant de fougue, en son jardin secret; et leurs parfums multiples, violents ou subtils, ou follement doux, la grisaient un peu, vraiment...

L'âme nouvelle apparue en elle à Landemer semblait continuer à s'épanouir; une âme frémissante, où grondait un furieux appétit de jouissances; qui cherchait, appelait, voulait les souffles ardents de la vie, comme une plante se tourne vers la lumière... Une âme que, par un dédoublement de la pensée qui lui était familier, elle observait, surprise, attentive et troublée...

Qui l'aurait soupçonnée en elle, cette âme neuve qu'à personne elle n'avait révélée, car elle en cachait jalousement l'existence, coutumière du soin de défendre son intimité, même avec Élisabeth, dont elle redoutait le regard clairvoyant.

Certes, elle l'aimait toujours profondément, cette amie que sa jeunesse avait entourée d'un culte enthousiaste—bien confiant, alors... Mais c'était le passé. Il semblait que chaque jour accusât les différences de leurs personnalités, rendant leurs âmes lointaines l'une pour l'autre, orientées vers des horizons trop opposés, qui, peu à peu, les séparaient moralement.

Toutes deux en avaient une conscience qu'elles ne trahissaient pas; décevante, inquiète, presque douloureuse chez Élisabeth... Non chez Claude, enivrée par la fièvre délicieuse où il lui semblait exquis de vivre, avec la sensation d'être emportée dans le flot d'un torrent magiquement doux, auquel, avec une allégresse imprévue, elle abandonnait sa volonté.

D'où venait cette impression?... Rien n'avait changé dans sa vie laborieuse; comme toujours, elle avait passionnément poursuivi son labeur intellectuel, travaillé son violon, rempli ses devoirs d'altruiste au dispensaire, chez les pauvres et les malades d'Élisabeth, en dépit de la révolte de sa jeunesse, altérée de beauté, de luxe, d'indépendance.

Qu'y avait-il de plus en sa vie?... Oui, une part très large donnée au développement de sa carrière d'artiste où elle réussissait comme jamais elle n'avait osé l'espérer. Pendant la saison qui allait finir, elle avait été, vraiment, dans la haute société mondaine, l'artiste à la mode, qu'il faut avoir entendue ou fait entendre chez soi. Les séances à l'hôtel des Ryeux y avaient été pour beaucoup, la lançant dans un monde très snob, mais tout-puissant pour créer des réputations; et elle devait beaucoup, force lui était de le reconnaître, à l'influence de Raymond de Ryeux.

Elle avait joué dans de grands concerts et débuté à Colonne en des conditions qui lui avaient rappelé l'heure glorieuse de son prix, au Conservatoire... Et à triompher là, devant un public de connaisseurs, elle avait éprouvé une joie fière. Car son succès devant les publics de salon, elle l'estimait... ce qu'il valait; et seule, son inflexible volonté d'arriver, en tenait compte.

Le tintement clair de la petite pendule posée sur le bureau rappela soudain sa pensée enfuie et elle tourna les yeux vers le cadran. Mais aussitôt, impatiente, elle releva la tête.

Que pouvait lui faire l'arrivée plus ou moins exacte de Raymond de Ryeux pour leur séance de musique?

Il n'était jamais en retard, d'ailleurs, elle le savait bien; plutôt en avance, au contraire. Plusieurs fois même, il était arrivé avant qu'elle fût rentrée. Elle l'avait trouvé qui l'attendait et l'accueillait avec un «Enfin!» étrangement ravi.

En somme, pourquoi venait-il avec un plaisir dont elle sentait la sourde intensité? Car elle avait conscience de se montrer, avec lui, comme elle n'était avec personne; souvent brusque, garçonnière, âpre à soutenir ses idées ou ses goûts, à attaquer les habitudes, la puérilité, les faiblesses des gens de sa caste... Seulement, quand il s'agissait de musique, ils s'entendaient à merveille et se comprenaient... «Peut-être, disait Claude, moqueuse, parce que la musique a toujours adouci même l'humeur des fauves.»

Autrement, leurs conversations tournaient vite à la guerre d'escarmouches; car ils étaient également volontaires; elle, avec une désinvolture insouciante; lui, avec sa hardiesse gamine, souple, courtoise, qui était très séduisante.

Ces escarmouches, tous deux, d'ailleurs, les appréciaient fort, curieux l'un de l'autre. C'était pour lui un étonnement que la culture, la forte intellectualité de ce cerveau féminin; elle l'intéressait, quelquefois aussi, elle l'exaspérait, par la conviction tranquille qu'elle avait de son droit à une pleine liberté de penser, de vouloir, d'agir comme l'eût fait un homme. Et, sans daigner y prendre garde, elle était si dangereusement féminine!

Elle, habituée à tenir la généralité masculine en piètre estime, ne s'étonnait pas de constater chez celui-ci, les mêmes faiblesses que chez ses frères. Avec une indulgence plutôt méprisante, elle constatait, en toute occasion, son amoralité absolue qui lui fournissait une étude neuve dont elle goûtait les révélations. Elle observait, curieuse, les manifestations d'une personnalité qu'elle était forcée de reconnaître, non seulement douée d'un charme inattendu, mais très intelligente.

Ce sportman avait un prodigieux sens de l'art et le goût des idées. Il lisait beaucoup et s'assimilait, avec une facilité nonchalante, les doctrines les plus opposées; acquérant ainsi un scepticisme ironique et souriant, qu'elle n'avait pas coutume de rencontrer parmi les convaincus dont elle vivait entourée.

Aussi, volontiers, elle causait avec lui, intéressée par le heurt fréquent de leurs pensées; lui, aristocrate de par sa naissance, ses goûts, sa fortune, trahissant une sensualité âpre à la conquête... Elle, grandie dans le monde des travailleurs, prolétaires et cérébraux, soumise au joug des idées morales, dédaigneuse—par volonté,—du confort même dont le besoin lui semblait une faiblesse.

La porte du studio s'ouvrit et Caroline annonça:

—M. de Ryeux.

Lentement, Claude remit le porte-plume sur la table et tourna la tête. Avant qu'elle eût fait un mouvement pour l'accueillir, il était venu à elle, posant sur la table une botte de ces larges violettes dont elle aimait si fort le parfum. Puis il porta à ses lèvres, la main qu'elle lui tendait. Et elle ne la retira pas. L'accoutumance avait accompli son œuvre. Maintenant, elle acceptait qu'il la traîtât comme les femmes de son monde, avec la même galante courtoisie, et il avait eu l'art de l'habituer à la courte caresse qu'il goûtait avidement... Car sa sensualité voulait la douceur de la chair tiède, délicatement parfumée, où battait le rythme ardent de la vie...

—J'arrive trop tôt?... Je vous dérange?...

—Pas du tout!... C'est l'heure... Dieu! que ces violettes embaument!... Je vous en remercie... Mais je croyais convenu que vous ne m'apporteriez plus de fleurs...

—Avons-nous convenu cela?... En ce cas, nous avons fait, ou dit une sottise; et il est sage de ne pas tenir lieu d'une si fâcheuse convention... Ne m'en veuillez pas d'avoir cédé à la tentation de vous annoncer, par ces violettes, que le printemps est proche. Elles sentent le renouveau!... Ne trouvez-vous pas?

Sans répondre, elle inclina un peu la tête. Debout, devant la fenêtre dont la lumière ruisselait sur le visage un peu penché, elle était occupée à mettre les violettes dans un vase de jade qu'elle avait rempli d'eau... Et avec une jouissance aiguë, mordu déjà par l'obscur désir qu'il ne devait pas trahir, il contemplait le corps souple que révélaient la jupe étroite, la blouse de linon dont le col rabattu libérait le cou haut et fin, sous le nœud sombre des cheveux.

Mais elle revenait vers lui, rapportant le vase sur la table à écrire; avec une sorte d'avidité, elle respirait la senteur des violettes.

—Ce parfum est exquis! Il reposerait même une créature épuisée!

Raymond se mit à rire.

—Vous n'êtes pas de ces personnes-là, à coup sûr!

—Parce que je suis très résistante! Si vous pouviez mesurer ma besogne, vous me prendriez en pitié!

Elle plaisantait. Mais lui, très sincère, dit:

—Vous avez raison... Je suis navré de n'avoir pas le droit de vous éviter toutes ces stupides peines matérielles!...

Il surprit l'imperceptible contraction des sourcils qui faisait, tout de suite, hautaine l'expression du visage; et continuant, le ton changé, il demanda:

—Je ne pourrais pas vous aider?

A son tour, elle rit:

—Non, pas du tout.

—C'est votre concert qui vous donne toute cette besogne?... Vous vous moquez de mes offres, mais je vous assure que je serais très capable—et ravi!—de constituer un secrétaire suffisant,... pour... pour écrire des adresses, par exemple... En tout cas, voici une liste de personnes qui désirent des billets... Voulez-vous aussi m'en confier une vingtaine?... J'ai preneur.

—Très volontiers... Et merci.

Aussi simplement que lui-même, elle avait parlé. Mais ils n'insistèrent ni l'un ni l'autre; ce point de vue «affaires» semblait leur être désagréable à soulever ensemble.

D'un geste distrait, il avait pris des livres sur la table et en regardait les titres: la Mort, de Maeterlinck, le Cœur innombrable, de la comtesse de Noailles, les Syndicats ouvriers, pour les femmes. Désignant ce dernier volume, il interrogea:

—Qui lit cela? Mme Ronal?

—Non, c'est moi.

—Oh! Et cela vous intéresse?

—Beaucoup, naturellement...

—Quelle singulière petite fille vous êtes!

—Parce que je ne suis pas indifférente au sort de mes sœurs, les travailleuses?...

—Vos sœurs!... Quelle illusion!... Mais je comprends pourquoi vous vous entendez si bien avec Hugaye!

—Nous ne nous entendons pas «si bien...» Nous nous disputons, au contraire, très souvent. Il est trop entier dans ses jugements!

—Vous vous disputez?... Eh bien, il doit en être rudement navré!

—Pourquoi? Il sait combien je l'estime... Ça lui suffit!...

—Hum! Hum... Je ne crois pas cela... Pourquoi l'estimez-vous tant?

—Parce qu'il s'est fait une vie utile et intelligente...

—Ah!... Jugement à mon adresse, avouez-le?

Elle secoua la tête, riant de sa mine un peu penaude...

—Je ne songeais pas à vous, du tout...

—Mais vous auriez parlé de même en y songeant. Dites comment vous qualifiez ma vie, à moi?

—A quoi bon?...

Il sentit qu'elle se dérobait; et aussitôt, il insista, impératif:

—Dites... pour mon bien!...

—Que vous êtes curieux!...

—C'est vrai, je suis très curieux de vous qui êtes pour moi un Inconnu..., un troublant Inconnu.

—Troublant est pour le moins excessif! fit-elle, l'accent un peu bref.

Elle s'était détournée et préparait les cahiers de musique. Il reprit:

—Vous n'avez pas répondu à ma question. Et ma curiosité en augmente... Confiez-moi comment vous qualifiez ma chétive existence.

D'un indéfinissable ton, elle jeta, un peu impatiente:

—Votre existence?... Elle me paraît une inutilité élégante et dangereuse...

—Oh! Oh!... Enfin... Je m'attendais à pire! Mais vraiment, vous pensez ce que vous venez de me dire?... Ce n'est pas une taquinerie?

—Non... C'est, pour moi, la simple vérité...

Il la regardait, attentif, irrité malgré lui.

—Inutile, je comprends... Mais dangereuse, en quoi?

—Vous ne vivez que pour vous... Sans vous occuper de la répercussion de vos actes sur les autres... Ainsi, vous pouvez faire beaucoup de mal; quoique, de volonté, vous ne soyez pas cruel!

Sourdement, il tressaillit... Comme elle le jugeait juste...

—Si vous avez de moi cette opinion, comment m'admettez-vous près de vous?

Elle jeta un rire moqueur.

—Oh! que voulez-vous, que, moi, je craigne? Vous n'avez pas encore deviné que,... sauf un apache... et encore!... il n'y a aucun homme qui puisse me faire peur?

Une seconde, leurs regards se rencontrèrent, comme se croisent deux épées, aux mains d'intrépides duellistes; et l'un et l'autre pensaient des choses qu'ils n'articulaient pas, mais qu'ils savaient bien.

L'orgueil, la colère, le désir du mâle bondissaient en lui; elle le sentait et regardait en souriant cette flamme qui l'éclairait sans la saisir.

Le premier, il détourna les yeux des prunelles sombres dont le calme railleur semblait le braver; et reprenant le ton de badinage qui faisait passer la hardiesse de ses paroles, il reprit:

—Eh bien, je suis fort heureux que vous soyez une femme très brave, puisque je dois à cette bravoure nos rares séances de musique!

—Comment, «rares»? A peu près toutes les trois semaines, nous jouons ensemble!

—Cela me semble très peu... Les minutes que je passe ici ont un prix unique pour moi.

Elle fit un imperceptible geste d'épaules. Sa main tourmentait le cahier de musique qu'elle tenait.

Impatient, il jeta:

—Vous ne me croyez pas?

—Non, pas du tout!

—Eh bien, vous avez tort; car je vous dis l'absolue vérité. Quand je sors de chez vous, parce qu'il le faut bien! je pense déjà, avec envie, au jour où il me sera permis d'y rentrer... Et si vous tardez à m'indiquer ce jour, il me faut vraiment rassembler tout mon avoir de discrétion, pour ne pas venir chercher ce rendez-vous qui se fait trop attendre...

Le visage de Claude avait pris son indéchiffrable expression. Les paupières abaissées voilaient le regard.

—Décidément, vous êtes un musicien fervent! Par bonheur pour vous, vos occupations... très variées, sont là pour vous aider à passer le temps, entre les séances que vous goûtez si fort.

Hardiment, il répéta:

—Par bonheur, oui... Mais ces occupations me distraient seulement; elles ne me font pas oublier... Elles ne peuvent que m'aider à tromper le désir... si vous me le permettiez je dirais la soif, que j'ai de vous retrouver. Une soif, chaque jour grandissante... Je suis bien forcé de me l'avouer... C'est insensé! mais c'est comme cela! A quoi bon se mentir à soi-même!

Les paroles de Raymond de Ryeux gardaient un accent léger. Mais Claude en discernait la sincérité frémissante... Comme, hélas! elle percevait, en elle-même, un plaisir misérable à sentir sa puissance sur cet homme... Un souffle ardent semblait embraser son jardin secret...

Et brusquement, elle dit:

—Nous bavardons là bien vainement!... A l'ouvrage... Nous déchiffrons tout de suite?

Elle prenait son violon. Il s'assit au piano.

—Voulez-vous que nous rejouions d'abord la sonate de Grieg?

Elle inclina la tête.

—Si vous préférez.

Et le duo commença.

A jouer souvent ensemble, ils étaient parvenus à un unisson absolu; et de se sentir si parfaitement suivie et comprise, elle en arrivait à trouver un agrément personnel qu'elle n'avait pas prévu en acceptant—par raison—les séances que le caprice de M. de Ryeux lui avait imposées.

Et dans la pièce silencieuse où errait la senteur fraîche des violettes, des minutes et encore des minutes coulèrent insaisissables pour eux. Dans le plaisir souverain qu'ils trouvaient à jouer ainsi ensemble, le sens de la durée leur échappait. L'un et l'autre, ils goûtaient une jouissance d'art qui... pour un instant... sans qu'elle, surtout, en eût conscience... les faisait un comme aucune parole ne l'eût pu faire... Ah! elle ne songeait plus du tout qu'il était le clubman qu'elle dédaignait, le conquérant à vaincre, l'homme...

Et quand elle abaissa son archet, la dernière note jouée, elle s'exclama avec une spontanéité ravie, bien différente de sa réserve coutumière:

—C'est très bien! Si vous étiez un professionnel, nous pourrions jouer ensemble dans quelque concert!... Par exemple, à l'ambassade de Russie où j'ai un thé samedi!

—J'en serais rudement fier!... Mais c'est un honneur qui, hélas! ne me sera pas accordé!

Elle venait, par ses paroles, de lui donner un intense plaisir; car il savait la valeur du jugement d'une artiste comme elle... Et il savait aussi combien elle était sincère!

Il restait debout devant elle qui, nonchalante soudain, s'était assise sur le divan, parmi les coussins, et il continuait:

—Vous allez me rendre très orgueilleux!... Jamais personne encore n'avait jugé avec tant de faveur mes capacités musicales. D'ailleurs, il est vrai, avec personne, je n'ai joué comme avec vous!...

Il semblait plaisanter; mais c'était l'absolue vérité, qu'en jouant, il subissait la complexe influence de son talent et de sa séduction de femme.

—Je suppose pourtant qu'on a dû vous dire déjà, plus d'une fois, que vous étiez merveilleusement doué. Quel dommage que vous ne soyez qu'un monsieur chic!

—Bah! ne regrettez pas que nous puissions jouer ainsi, librement, pour nous-mêmes!

—Ce qui m'est rarement accordé!... Et maintenant, je sonne pour le thé. Nous avons bien gagné notre goûter!

—Ah! oui! jeta-t-il gaiement.

—Vous doutez-vous que nous avons travaillé une heure et demie, sans récréation?

Il haussa les épaules:

—C'est très court, une heure et demie!

—Mes doigts, pour le moment, ne sont pas tout à fait de votre avis!

Et joyeusement, elle frottait ses mains, l'une contre l'autre. L'animation du jeu avait fouetté de rose la peau si blanche, et ses yeux étincelaient. La porte s'ouvrait pour l'entrée du plateau à thé. D'un bond, Claude fut debout.

Cet instant du thé, c'était peut-être celui que de Ryeux aimait entre tous, dans leurs réunions; surtout quand ils avaient fait de bonne besogne. Claude, un peu grisée de musique, contente d'elle et de lui, causait alors avec un abandon amical qui, inaccoutumé chez elle, avait la séduction d'un don rare.

Puis il adorait la voir servir le thé, car ainsi, elle devenait femme... dangereusement.

Et ce jour-là encore, pour la mieux regarder, il chercha, dans la profondeur du divan, la place qu'elle venait de quitter, où les coussins gardaient un peu sa forme.

Dans la cheminée, les bûches crépitaient, éparpillant de hautes flammes, qui allumaient des éclairs sur le métal brillant de la théière qu'elle remuait. Elle prit une tasse pour la lui offrir; et le voyant paresseusement adossé aux coussins, elle se mit à rire.

—Quel air de béatitude, vous avez!

Mais il avait vu son mouvement et se levait aussitôt, revenant vers la table à thé:

—C'est que je suis, en effet, très heureux! Vous ne me rembarrez pas... Et mes yeux possèdent le spectacle qui les ravit!...

—Vraiment? Et où le prenez-vous, ce spectacle? Dans la vue du studio?... Vous devez cependant y être habitué maintenant!

—Ce n'est pas le studio que j'aime à contempler... C'est la dame du logis!

—Élisabeth? fit-elle, taquine. Alors votre satisfaction est rare...

—Aussi n'est-ce pas celle-là que je recherche... Et vous le savez bien!

—Peut-être, en effet, je le soupçonne. Mais j'avoue que je ne saisis pas la cause de votre agrément...

—Parce que vous ne vous voyez pas! En servant le thé, pas plus qu'en une autre circonstance, vous ne ressemblez aux autres... Cette besogne féminine paraît toute nouvelle, accomplie par vous... Tout à la fois, vous avez l'air de vous appliquer à la bien remplir et de vous en f... Vous avez des mouvements précis dont la souplesse est un régal pour mes yeux...

Encore une fois, il usait de ce ton, qui semblait enlever toute importance à ses paroles. Mais dans les vibrations de la voix, quelque chose animait les plus simples mots d'une sorte de passion sourde.

Si elle s'en apercevait, elle n'en trahissait rien et, avec une impertinence joyeuse, elle demanda, sucrant son thé:

—Dans quel roman, prenez-vous les belles choses que vous me débitez là?

Souriant, il répliqua, comme il eût discuté un thème psychologique:

—Dans l'éternel roman que l'homme lit fatalement près de la femme.

Elle haussa les épaules.

—Mais non, mais non, pas fatalement! Mettez quand l'homme est un oisif et n'a rien de mieux à faire; quand la femme qu'il veut «lire» vit hypnotisée par les balivernes sentimentales qui distraient son propre désœuvrement. Mais en majorité, aujourd'hui, nous avons mieux, heureusement pour nous!...

—En êtes-vous sûre? interrompit-il presque violent.

—Mes sœurs et moi, nous sommes des libérées du vieux servage!... Nous avons appris à regarder en face, très indifférentes, souvent aussi très amusées, les efforts de l'homme pour nous dominer avec ses déclarations sentimentales dont nous savons la valeur... Sur ce chapitre, aujourd'hui nous sommes son égale.

Une colère de mâle déçu grondait en lui.

—C'est l'amour que vous traitez avec cette désinvolture?

Railleuse, elle inclina la tête.

En lui, dans le mystère de son être, criait le désir de la saisir enfin entre ses bras, de briser cet orgueil de femme sous le baiser qui triomphe, dans une étreinte violente et douce divinement...

Et il lui fallut toute la tension de sa volonté bien dressée, pour parvenir à dire, presque tranquillement, comme un maître expérimenté reprend une écolière ignorante:

—Vous parlez d'un dieu que vous ignorez encore et qui se vengera de vos dédains!

Elle souriait, insaisissable; et ainsi son original visage était merveilleusement beau.

—Soit, je verrai bien; je vous l'ai dit, je ne suis pas peureuse! J'attends les foudres du dieu.

—C'est cela, attendez l'heure... Vous êtes dans votre rôle après tout... Alors, sincèrement, il ne vous semblerait pas... délicieux de vous sentir le tout d'un autre être pour qui vous êtes devenue l'unique raison d'exister?...

Elle secoua la tête:

—Délicieux?... Dites que je serais navrée d'être la cause d'une pareille déchéance! Et je me le reprocherais comme une vilaine action... même si la chose se produisait sans que ma volonté y fût pour rien!

Une sorte de colère flambait dans les yeux qu'il attachait sur elle.

—Faut-il que votre culture cérébrale ait faussé en vous le sens vrai de la nature! O petite fille, aveugle et orgueilleuse, vous ne savez pas, comme vous blasphémez!

—Je blasphème parce que, si je dois être aimée un jour, j'entends l'être par un homme qui demeure droit devant moi... comme je resterai droite devant lui. Je ne voudrais pas plus qu'il devînt mon esclave, que je ne consentirais à être la sienne!

—Ah! vraiment?... Alors vous ne concevez que l'amour digne, où l'homme et la femme se dressent vis-à-vis, tels deux adversaires juchés sur des échasses! L'amour digne!... Il ressemble au vrai, au bel amour, impérieux, ardent, qui enivre ses fidèles, comme... comme la splendeur d'un midi de l'été, ressemble à la lueur grise d'une aube d'hiver!...

—Votre idole? C'est un monstre qui ment et qui torture! interrompit-elle avec une sorte de révolte.

Elle avait posé sa tasse sur la table, et les mains jointes, serrées autour du genou, elle écoutait, la tête un peu penchée, les paupières abaissées voilant le regard.

Il haussa les épaules et se dressa devant elle, les bras croisés:

—Un monstre... O! enfant qui ne savez pas!... Un monstre? Oui, la statue glacée que vous honorez!... Mais mon idole... comme vous dites... un monstre!... Quelle parole insensée!... C'est un jeune dieu tout frémissant de cette vie que vous adorez... qui a de beaux bras caressants pour attirer... des lèvres doucement ardentes pour distiller l'ivresse des baisers fous, ces baisers dont, éternellement, demeurent altérés ceux qui les ont goûtés une fois... Il viendra une heure, je vous le jure, où vous penserez comme moi; que vous le vouliez ou non! Ainsi vous serez mienne, vous souvenant, malgré vous, de mes paroles!... Et alors, vous-même, vous jugerez des jours perdus, ceux que vous aurez livrés à votre illusion cérébrale!

Qu'allait-elle répondre? Il l'ignora. Car, en cet instant, la porte du studio s'ouvrait, et la voix claire d'Élisabeth prononçait:

—Il paraît que j'arrive à l'heure du thé. Claude, as-tu, pour moi, une tasse?

Presque lente, elle se dressa. Elle avait eu un imperceptible sursaut de créature brusquement réveillée. Une ou deux fois, les cils battirent sur ses prunelles dont le regard était étrange... revenant de si loin...

Puis elle dit,—et sa voix semblait assourdie:

—Élisabeth, si j'avais pu soupçonner que vous reviendriez tantôt, nous vous aurions attendue...

—J'ai eu besoin de quelques renseignements...

Raymond de Ryeux avait passé la main sur son visage et, profondément, s'était incliné devant Mme Ronal. Il avait l'allure de parfaite courtoisie qui lui était habituelle dans le monde.

Élisabeth lui demanda:

—Il y a longtemps que la séance de musique est finie?

—Non, pas longtemps... Nous avons beaucoup joué... Vous devez trouver, madame, que j'abuse du temps de Mlle Suzore.

—Claude est d'âge à juger par elle-même des loisirs dont elle peut disposer pour vous.

Elle s'arrêta un peu; son regard était pensif. Une seconde, il enveloppa la petite table à thé, soigneusement dressée, les violettes qui n'étaient pas dans le studio lorsqu'elle était sortie; le visage de Claude dont elle connaissait trop bien toutes les expressions pour n'être pas frappée de son indéfinissable éclat, du regard songeur des yeux, du pli étrange des lèvres qui semblaient résolument closes sur quelque secret.

Et elle finit:

—Je vous l'ai prêtée... Mais je vous la reprends... A mon tour, j'ai besoin d'elle... Il me faut un instant mon secrétaire... Et je suis toujours pressée...

Vive, elle buvait le thé que Claude lui avait apporté, sans un mot, attentive à la servir. Tout de suite, à ses paroles, Raymond de Ryeux s'était levé pour prendre congé:

—Madame, je ne vous dirai jamais assez combien je vous suis reconnaissant de me prêter un peu, de temps à autre, votre secrétaire... Alors, mademoiselle, nous avons notre prochaine séance de déchiffrage, de jeudi en quinze?...

—Non, je ne pourrai pas... J'ai trop à faire en ce moment...

Il réprima un sursaut qu'il ne devait pas trahir... Pourquoi subitement se dérobait-elle? Quel caprice venait de surgir dans cette pensée mystérieuse?

Mais devant Élisabeth, il ne pouvait ni questionner, ni insister, ni se révolter. Et correct, il s'inclina, raidi contre la déception qui criait en lui...

—Alors, mademoiselle, avec tout mon regret, j'attendrai votre bon plaisir. Mais j'espère que vous allez être très généreuse et me trouverez vite un petit instant. Vous me le direz, vendredi, chez Mme de Ryeux?

D'un indéfinissable ton, elle fit:

—Ah! c'est vrai, nous nous retrouvons vendredi!... Si je puis, oui, je vous dirai...

—J'emporte votre promesse... Au revoir, mademoiselle.

Il lui tendait la main. Avec une lenteur inaccoutumée, elle donna la sienne. Et tranquillement, sans souci de la présence d'Élisabeth Ronal, il la baisa. Puis, respectueux, il se courba devant Mme Ronal:

—Madame, je vous présente mes hommages.

Et il quitta la pièce.

XVI

Elles étaient seules. Rapidement, Élisabeth prit sur son bureau quelques notes, puis tendit des feuillets à Claude:

—Veux-tu, enfant, avoir l'obligeance de revoir ces épreuves de mon rapport? Il me faut les faire partir ce soir; et j'aurai tout juste le temps d'y jeter un coup d'œil avant le dîner.

—Très bien, Élisabeth, donnez. Je vais tout de suite me mettre au travail.

Elle rangeait les cahiers de musique épars sur le piano, replaçait le violon dans sa boîte; mais elle s'arrêta et releva la tête d'un brusque mouvement, à cette question d'Élisabeth:

—Dis-moi, Claude, est-ce que tu as encore promis plusieurs séances à M. de Ryeux?

—Je n'ai rien promis... J'arrêterai quand bon me semblera...

—Ah! bien! Tu es donc parfaitement libre de cesser les séances.

—Cesser? Mais je n'en ai pas l'intention... du moins pour le moment.

Dans son accent, il y avait eu plus que de la surprise, une sorte de révolte frémissante, tout de suite maîtrisée par la volonté qui, aussitôt, s'affirmait.

Très calme, mais avec cette fermeté douce qui avait tant d'autorité, Mme Ronal dit:

—Pourtant cela vaudrait mieux, Claude.

La jeune fille, qui continuait d'aller et venir dans la pièce, s'arrêta court de nouveau; et ses prunelles sombres se posèrent sur le visage de Mme Ronal. Elle répéta:

—«Cela vaudrait mieux...» Je ne comprends pas, Élisabeth. Quelle idée avez-vous là?... Pourquoi voulez-vous me faire interrompre des séances qui, pratiquement, me sont très avantageuses?

—Oui... pratiquement... Mais à ce point de vue pécuniaire, tu as eu un très bel hiver. Donc le bénéfice de ces... soi-disant leçons est du superflu. D'ailleurs, toi et moi, nous tenons pour secondaires les questions d'argent.

—C'est vrai... Et alors?... Élisabeth?

Droite, elle se tenait devant la jeune femme, les sourcils soudain rapprochés, durcissant un peu le visage devenu impénétrable. Ses doigts caressaient doucement les violettes, sur la table, près d'elle. Du même accent dont elle avait déjà parlé, Mme Ronal continua:

—Alors, mon enfant, je trouve... et quand je t'aurai dit ma raison, tu penseras sûrement comme moi, qu'il serait préférable de ne pas poursuivre plus longtemps ces séances, puisque la fin de l'hiver t'en fournit une raison plausible.

Une légère flamme était montée aux joues de Claude. Elle attachait sur Élisabeth des prunelles profondes, où luisaient de lointains éclairs.

—Et votre raison, c'est...?

Mme Ronal resta une seconde silencieuse comme si elle eût voulu peser ses paroles. Puis, simplement, elle dit:

—J'ai compris...—un peu trop tard, malheureusement,—que ces séances de musique, suivies de goûter, n'auraient pas dû avoir lieu.

—Parce que?... Car enfin, Élisabeth, combien de fois ai-je ainsi fait de la musique avec des artistes masculins.

—Oui, avec des professionnels ou des camarades. M. de Ryeux n'est ni l'un ni l'autre. Il m'a suffi de le voir, à l'improviste... près de toi, pour constater qu'il goûte ta personne, pour le moins autant que ton talent.

Obscurément, Claude tressaillit, comme si un souffle ardent, lourd de parfums, eût passé sur son âme.

Élisabeth continuait avec une autorité devenue presque grave:

—Or, tu sais aussi bien que moi où il tend quand il a goûté une femme!... Alors je ne veux pas que toi, ma «petite», mon enfant, tu sois exposée à te défendre contre son... admiration... Je me reproche beaucoup, à cette heure, de n'avoir pas pensé qu'il était imprudent de le laisser ainsi t'approcher librement...

Avec une vibration de colère dans la voix, Claude dit, hautaine:

—Je vous prie de croire, Élisabeth, que M. de Ryeux a toujours été d'une irréprochable correction avec moi.

—Je n'en doute pas... Je ne te fais pas l'injure, mon enfant, de penser que, autrement, tu lui aurais permis de revenir ici. Mais il est évident que...—pour employer le jargon mondain...—il te fait la cour.

Claude haussa les épaules.

—Il est ainsi avec toutes les femmes. Je l'ai vu à l'œuvre aux vendredis de Mme de Ryeux.

—Oui, avec des femmes de son monde, habituées à être ainsi traitées... Toi, qui es obligée de te garder seule, tu ne dois pas accepter cette attitude.

—Je n'ai ni à accepter ni à refuser ce qui est sa manière d'être. Je ne puis la changer.

—Et cette manière d'être, en somme, ne te déplaît pas, dit Mme Ronal d'un ton qui faisait de ses paroles plus une réflexion qu'une question.

Avec une sorte de franchise altière, Claude prononça:

—Il ne me déplaît pas... même, il me plaît, qu'il me traite comme son égale, socialement, et ne me laisse jamais souvenir que je vais chez lui gagner ma vie en distrayant ses invités...

Élisabeth eut un geste indifférent:

—Tu donnes ton talent dont la valeur est supérieure à tout argent.

—A notre point de vue, oui, jeta Claude avec un petit rire bref; pas à celui du beau monde qui emplit les salons de Mme de Ryeux. Peu importe, d'ailleurs... Ce qui est plus sérieux, c'est votre subit revirement à l'égard de M. de Ryeux. Car, en somme, vous le connaissiez, quand vous avez insisté pour que je réponde à la proposition de sa mère.

—Tu allais chez lui en artiste. Tu le rencontrais dans un salon plein de monde.

Un éclair d'ironie courut dans les prunelles de Claude. Chez Mme de Ryeux, ce n'était pas dans un salon plein de monde qu'elle rencontrait son mari... Il y avait le foyer...

Élisabeth poursuivait:

—Ce n'est pas dans les mêmes conditions que tu le vois ici. J'ai été imprudente, je le répète... Et je l'ai compris tout à l'heure, avec une intensité qui m'amène à te parler comme je le fais. Quand je suis entrée soudain, et vous ai trouvés goûtant et causant, votre tête-à-tête m'est apparu avec un caractère d'intimité qui a choqué tous mes sentiments de mère... de femme aussi...

—Élisabeth! interrompit Claude frémissante.

Mais la jeune femme achevait, comme si elle n'eût pas entendu:

—Sais-tu de quoi vous aviez l'air, devant le feu, auprès de cette table servie, des fleurs autour de vous?...

—De quoi?... Mais de deux personnes qui goûtent, j'imagine, riposta Claude avec une âpreté ironique.

—Vous aviez l'air de deux amoureux... je ne veux pas dire de deux amants, qui terminent, par un thé réconfortant leur réunion dans quelque garçonnière.

Claude pâlit. Une lueur d'orage flambait dans ses prunelles.

—Oh! Élisabeth!... Comment vous... vous... pouvez-vous me calomnier ainsi... Et lui aussi!

Mme Ronal eut vers elle un geste d'apaisement.

—Je ne te calomnie, ni ne t'accuse, enfant. Je te dis tout simplement ce que j'ai éprouvé, parce que tu dois le savoir... Tu ne peux être tout à fait bon juge en la circonstance, ma Claude. Alors, moi, ta grande amie, je t'avertis... Je sais que, comme moi, tu n'accepterais jamais de servir de distraction à M. de Ryeux dont tu connais la réputation... et la valeur morale, puisque vous avez beaucoup causé cet hiver...

—Si je le distrayais, lui aussi me distrayait; nous sommes quittes; et ma dignité qui semble vous préoccuper, Élisabeth, est bien sauve, je vous assure!

—Quel besoin peux-tu avoir de distractions, offertes par M. de Ryeux?... Et quelles peuvent être ces distractions?... Je ne vois pas...

—Oh! n'imaginez rien d'extraordinaire, je vous en prie, Élisabeth... Tout simplement, il me plaît de causer avec lui, parce que je lui trouve une forme de pensée neuve, qui m'intéresse... Et aussi, il me plaît beaucoup... c'est vrai, de faire de la musique avec lui, parce qu'il est remarquablement artiste... Voilà tout... Êtes-vous rassurée?

Les yeux de Mme Ronal gardaient une sorte de gravité pensive:

—Ah! comme tu tiens à ces réunions! Claude.

—J'y tiens?... Où prenez-vous cela? Élisabeth.

—Dans la façon dont tu les défends et te refuses à y renoncer...

Avec une sorte de hauteur, Claude prononça:

—Mais je n'ai rien refusé... Je suis chez vous. Je ferai naturellement ce que vous voudrez...

—Claude! De quel accent tu parles... Tu sais bien que jamais, je n'impose ma volonté... C'est un conseil que je t'ai donné, m'adressant à ta dignité et à ta raison pour que tu le suives... parce que je suis certaine d'être dans la vérité.

Claude ne répondit pas. Elle le savait bien qu'Élisabeth Ronal voyait juste... Un danger existait, qu'obscurément, elle avait la curiosité, la tentation de connaître, n'en ayant pas peur, orgueilleusement confiante en elle-même...

Mais jamais, elle n'eût imaginé qu'elle tenait ainsi à ces séances de musique... A l'idée de les terminer, de voir finir les causeries qui les entremêlaient, une espèce de révolte criait en elle, dont la violence la saisissait elle-même...

Mais tout de suite, aussi, la certitude s'imposait à son âme frémissante que lui n'accepterait jamais de ne plus la retrouver dans cette intimité qu'Élisabeth condamnait.

Dans sa pensée, elle eut la vision précise du regard audacieux et caressant; elle entendit les sonorités de la voix impérieusement douce, si habile à exprimer toutes les pensées... Jamais cet homme-là ne devait renoncer à ce qui lui plaisait...

Un apaisement brusque et bizarre se fit en elle, dont son visage ne trahit pas le secret.

En silence, elle était allée s'asseoir devant la table à écrire et prenait les feuillets préparés. Elle les regarda, puis de son accent habituel, elle demanda:

—Je puis me rapporter, Élisabeth, au texte qui est avec les épreuves?

—Oui, absolument. A ce soir, ma petite Claude.

Ni l'une, ni l'autre n'avaient plus une allusion même à l'explication qui venait d'avoir lieu.

Elles s'étaient dit tout ce qu'elles jugeaient avoir à se dire; et leur volonté à chacune demeurait libre et ferme.

XVII

—Lola, as-tu goûté?... Veux-tu une goutte de frontignan ou du champagne pour te réchauffer?... Tu as l'air gelée, demanda Charlotte de Ryeux à Lola Alviradès qui venait d'arriver et, les deux pieds campés sur la bouche du calorifère, serrait autour d'elle les plis de sa jupe que soulevait le souffle chaud.

—Un peu de champagne, oui, mon chéri, si tu en as là!

—Il en reste sur le plateau, près des biscuits. Sers-toi, ma Lolita.

La jeune fille se rapprocha de la petite table volante où le goûter avait été placé, et emplit une coupe où ses lèvres, généreusement pourpres, se mouillèrent de mousse.

Toutes deux étaient dans le vaste cabinet de toilette de Charlotte, une sorte de boudoir où elle se plaisait à vivre, y trouvant toutes ses aises: un large divan bourré de coussins, doux à son indolence; de hautes glaces qui lui permettaient de soigner et de contempler sa beauté blonde; des tables cernées de guipure où s'étalaient tous les menus bibelots, utiles ou chers à sa coquetterie; le bureau où elle griffonnait sa correspondance mondaine.

Elle venait de rentrer un peu avant le dîner; et, nonchalante, enveloppée du souple peignoir qui dégageait la nuque et les bras, pelotonnée au milieu des coussins, elle bavardait avec son amie.

Lola grignotait un biscuit qu'elle trempait dans son verre, tandis que Charlotte allumait une cigarette.

—Donne-moi un peu de champagne... veux-tu? Lolita.

L'Argentine obéit, tout en demandant:

—Est-ce vrai, Lotte, que, ce soir, vous emmenez Mlle Suzore à l'Opéra-Comique?

Charlotte inclina la tête:

—Oui, nous avons offert une place à Claude Suzore. C'est une première, et Raymond a trouvé qu'il était convenable de lui faire une politesse puisque la saison finit et, qu'en somme, elle a été un parfait élément de succès pour mes «Vendredis».

Lola eut un petit rire pour toute réponse. Mme de Ryeux, qui fumait paresseusement, écarta sa cigarette.

—Pourquoi ris-tu? Lolita.

—Parce que je trouve comique ton idée que Raymond veut faire une politesse à Claude Suzore...

Charlotte de Ryeux n'aimait pas du tout qu'on la traitât sans déférence; même, l'impertinente fût-elle Lola; et, un peu sèchement, elle interrogea:

—Elle est comique, mon idée? Je ne vois pas trop en quoi!

—Elle est naïve! fit Lola imperturbable.

—Comment naïve?

—Bien sûr, Lotte chérie... Raymond n'en est plus, avec Claude Suzore, à la période des politesses cérémonieuses. Dans son «quant à lui»... tu peux être sûre qu'il ne pensait qu'à une chose, passer la soirée avec elle... Tu ne t'es donc pas aperçue qu'en ce moment, c'est elle qui tient la corde?

Une seconde, Charlotte cessa de fumer et ses yeux cherchèrent ceux de Lola, désireuse de voir si la jeune fille plaisantait ou non. Puis, tranquillement, elle dit, tiraillant une petite mèche sur la nuque de Lola, assise à ses pieds:

—Tu crois, Lolita, qu'elle est sa maîtresse?

—Ça, non, je ne crois pas!

—Pourquoi?

—A la façon dont il tourne autour d'elle, il ne paraît pas un homme arrivé à ses fins... Mais pour «ses fins...» il les a dans la cervelle... ou ailleurs!...

—Lola!... oh! Lolita!... fit Charlotte en riant, que tu es inconvenante! Tu as les yeux horriblement ouverts pour une gamine! C'est drôle, mais je n'avais pas eu du tout ton idée au sujet de Claude Suzore et de Raymond!... Non, je n'avais pas pensé à cette possibilité. Je le croyais toujours occupé avec Françoise de Gaubes... bonne première.

—L'une n'empêche pas l'autre! marmotta Lola, qui était fort au courant de tous les potinages mondains.

Charlotte ne répondit pas. Elle était toute à l'idée neuve jetée par Lola en son cerveau. Mais ce fut l'accent très sincèrement détaché qu'elle conclut:

—Après tout, celle-là ou une autre!... Puisqu'il lui faut toujours un joujou, j'aime autant qu'il ne le choisisse pas parmi les amies que je suis obligée de recevoir... C'est plus commode et plus agréable pour moi...

Avec désinvolture, Lola approuva:

—Oui, tu as bien raison!... En somme, le principal est qu'il soit occupé de quelque objet qui l'absorbe. Ainsi, il nous laisse tranquilles, n'est-ce-pas? ma belle Lotte... C'est à cela, d'ailleurs, que je reconnais son... état d'âme. Depuis qu'il est féru de cette Claude Suzore, il est beaucoup moins grognon avec moi, quand il me trouve ici. Bénissons donc son nouvel emballement puisqu'il nous vaut la liberté... presque la liberté... Tu ne trouves pas? mon chat chéri... Ils sont si bêtes, les hommes, avec leur... leur incompréhension... cela se dit?... des amitiés féminines... Je me rappelle encore la mine furibonde de Raymond quand je lui ai déclaré que nous nous adorions!... C'est positif, pourtant, que tu te plais avec moi bien plus qu'avec lui!... Il est vrai que je suis si gentille!... Répète-le-moi, Lotte...

—Inutile! fit Charlotte taquine.

Lola bondit de son coussin:

—Comment! inutile? Attends, attends, je vais te punir, méchante ingrate!

Avec des baisers, elle se penchait sur les bras nus de Mme de Ryeux et les mordillait comme un jeune chat rageur.

—Lola! Lola! laisse-moi... Tu es un vrai démon!

—Dis un amour de démon et avoue pourquoi tu trouvais inutile de reconnaître que je suis gentille!

—Parce que tu le sais bien! fit Charlotte, moitié riant, moitié fâchée.

—Et avoue encore que tu aimes bien mieux ma société que celle de Raymond!

—Oh! pour ça, oui!

L'accent de Mme de Ryeux avait une spontanéité et une sincérité qui amenèrent une lueur de triomphe dans les yeux noirs de Lola. D'un de ces élans souples qui lui étaient familiers, elle se pencha et ses lèvres se posèrent sur celles de son amie.

—Cette fois, tu es un amour, ma Charlotte.

La jeune femme ne se déroba pas et accepta paisiblement la caresse.

—Lola, tu sais, tu as pris une bien mauvaise habitude de m'embrasser de cette manière. Si on nous voyait...

—Eh bien, quoi? Où est le mal?... Saint Alphonse de Liguori dit qu'il n'y a pas péché quand il n'y a pas le frisson.

—Le frisson?

—Oui, le frisson!... Le frisson de l'amour... expliqua Lola avec une emphase moqueuse. Est-ce que tu l'as, le frisson?...

—Mon Dieu, Lolita, que tu es bête! fit Charlotte amusée; et tendrement, elle regardait la petite Argentine. Mais comment es-tu ainsi au courant des opinions de saint Antoine de Liguori?...

—Non pas saint Antoine, mais saint Alphonse.

—Saint Alphonse, soit... Enfin, dis où tu as découvert son jugement sur le baiser?

—Dans un livre de piété faisant partie de la bibliothèque de ma sage tante. Es-tu satisfaite? Lotte... Oui?... Eh bien, puisque sans frisson, saint Alphonse autorise... Recommençons... Je veux.

Charlotte ne refusa pas le baiser. Sa froideur naturelle,—elle avait de l'imagination et point de tempérament,—s'y réchauffait agréablement. Ainsi, elle aimait l'approche de la flamme pour ses pieds frileux.

L'amour et ses manifestations ne l'avaient jamais beaucoup charmée; et l'amitié, poussée à l'exubérance, lui agréait bien mieux. Amitié de petite pensionnaire romanesque, un peu sotte, que la méchanceté seule aurait pu incriminer. Les «toquades» de Charlotte de Ryeux étaient souvent stupides, mais point perverses; nées surtout du besoin qu'elle avait d'être adulée.

Ce qu'elle pardonnait le moins à son mari, c'était justement l'absence totale d'admiration qu'elle lui inspirait. Elle l'avait épousé pénétrée de la flatteuse conviction qu'il était fort épris de sa beauté, autant de tous les mérites, charmes, qualités dont elle se jugeait pourvue. Et sa déception à ce sujet, apportée par l'expérience, les avait séparés plus irrémédiablement que les infidélités, dont il s'était révélé prodigue.

Ce besoin d'être encensée était si vif chez elle, qu'il était, neuf fois sur dix, la source des emballements dont elle était coutumière. Elle s'engouait d'une femme dont le compliment lui avait été doux... Et comme elle aimait le rôle de protectrice, elle avait toujours, autour d'elle, une vraie cour de jeunes filles, de femmes, moins pourvues qu'elle aux points de vue fortune et situation mondaine, à qui étaient précieuses les largesses qu'elle leur prodiguait, pour peu qu'elles eussent la reconnaissance admirative. La hautaine réserve de Claude l'avait toujours sourdement exaspérée.

Campée sur le bras d'un fauteuil, Lola avait allumé une nouvelle cigarette; et avec un rire qui découvrait ses petites dents aiguës, elle déclara:

—Tu sais, Lotte, ça m'enchante que Raymond soit furieux de constater combien tu te plais avec ta petite Lola!... C'est sa punition d'être un mari si peu empressé! Quand on a une jolie Charlotte pour femme, on ne doit pas avoir même la tentation de courir après les Françoise de Gaube, les Claude Suzore et autres! Tant pis pour lui, si notre amitié l'agace et nous suffit! Il devrait s'estimer bien heureux que ta Lola te suffise et que tu n'aies pas envie de t'offrir, pour te distraire, un délicieux amant, en échange de toutes ses maîtresses!

Charlotte de Ryeux eut une moue expressive, tout en s'allongeant au milieu de ses coussins:

—Oh! Lolita... ce serait bien ennuyeux et si fatigant!... Imagines-tu les difficultés où je me trouverais jetée!... Ah! bien non, je n'ai pas la moindre envie de donner un successeur à Raymond, même pour me venger!... Il n'y a pas d'homme qui me paraisse valoir un pareil tracas! Quand je pense qu'autrefois, il m'arrivait de me faire, par-ci, par-là, du chagrin, lorsque j'apprenais une incartade de Raymond... Étais-je stupide! Aujourd'hui...

—Aujourd'hui?... Continue donc, Lotte.

—Aujourd'hui, il me semble vivre en plein paradis!... Je ne me soucie plus de lui... Je ne désire même pas le divorce. A quoi bon? Pour ma vie mondaine, il est plus commode d'avoir l'escorte d'un mari; mais j'ai la liberté que je lui octroie; et il n'a pas le droit de me reprocher mes amies, puisque je ne lui reproche pas ses maîtresses. Vraiment, tout est fort bien établi entre nous!

Charlotte de Ryeux en paraissait absolument convaincue. Un éclair de malice luisait dans ses prunelles.

—Imagine-toi qu'hier, il a fulminé quand j'ai dit devant lui que nous nous étions commandé des costumes pareils.

Lola eut une mine enchantée et lança joyeusement une bouffée de sa cigarette. Avec Raymond de Ryeux, elle avait des instincts de petit coq de combat, ravie de triompher de lui, en battant en brèche ses prétentions masculines à l'autorité.

—Parfait, cela! Lotte. Encore une stupidité à l'actif des hommes, cette idée de s'insurger contre notre plaisir à nous habiller de même... sous prétexte que c'est une habitude de grues!

—Cela, c'est vrai, remarqua tranquillement Charlotte. Là-dessus, il a raison. C'est pourquoi, mon petit rat, je n'ai voulu rien dire pour ne pas avoir l'air de lui céder; mais, au fond, je trouvais qu'il valait mieux, tout de même, commander nos costumes un peu différents... Vois-tu, Lolita, ennuyer Raymond, cela n'a aucune importance; mais il est inutile de mettre l'opinion contre nous.

—Oh! l'opinion!... fit Lola avec un haussement d'épaules expressif. Et ses lèvres si pourpres lancèrent une nouvelle bouffée de sa cigarette, à la hauteur de son mépris.

Mais Charlotte de Ryeux tenait ferme à sa réputation mondaine dont le souci ne la quittait jamais.

—Lola, tu es un vrai bébé!... Laisse-moi faire, pour qu'on nous laisse nous aimer en paix. Le public n'a pas besoin de savoir comme nous nous entendons bien. Ça, ne regarde que nous, mon trésor.

—Ça, c'est vrai, ma belle Charlotte...

Le qualificatif amena instantanément un air charmé sur le visage laiteux de Charlotte, qui se plut à caresser les cheveux ondés et soyeux de la petite Argentine.

—Dis, Lolita, fais-toi très jolie, ce soir, pour le théâtre. Je veux que Raymond puisse faire comparaison entre toi et Claude Suzore... Qu'il constate qu'elle n'est pas de notre monde...

—En voilà une chose qui lui est égale! fit judicieusement Lola... Tu sais qu'il va faire de la musique chez elle?...

Mme de Ryeux se redressa un peu sur ses coussins.

—C'est vrai?... Jamais je ne lui en ai rien entendu dire... Comment l'as-tu appris?...

—Étienne Hugaye l'a raconté l'autre jour devant moi... Je crois, d'ailleurs, que ces séances ne l'enchantaient pas. Il avait, pour en parler, une mine de dogue en colère, très comique... Sur lui aussi, j'en suis bien sûre, elle a fait impression...

—Sur tous, alors! fit Charlotte, agacée cette fois. Elle supportait mal qu'on célébrât une femme devant elle, à moins qu'il ne s'agît de l'objet de son engouement.

—Sur tous, c'est peut-être excessif... Mais sur beaucoup, en tout cas... Et je le comprends!

—Lola, je ne veux pas que tu dises cela! Nous nous brouillerons, si tu te mets à t'emballer pour Claude Suzore.

—Mais, ma Charlotte, il ne s'agit pas du tout de moi... Tu le sais bien... puisque c'est toi qui m'emballes... Je parlais pour les hommes... Je crois vraiment qu'elle les prend avec son air de se f... d'eux...

—Lola!... oh! Lola!

—Quoi?...

—Quel langage!... se «ficher» d'eux!

Lola éclata de rire.

—Oh! Lotte, je t'en prie! Nous sommes seules; ne fais pas la pédagogue!... Ça ne te va pas... Tu es bien plus jolie quand tu me dis: «Lolita à moi, je t'adore...» Dis-le, mon amour...

Charlotte savourait la douceur du compliment... Docile, elle répéta:

—Lolita à moi, je t'adore.

Puis, revenant à une idée qui s'était, peu à peu, élaborée dans sa cervelle, elle demanda:

—Est-ce que tu crois, Lola, que Claude Suzore est éprise de Raymond?

—Peuh!... Que sait-on?... Ça ne paraît pas... Mais elle est très forte, cette Claude!...

—Je vais les observer ce soir, fit Charlotte. Tu restes à dîner? chérie.

—Mais non, mais non!... La voiture m'attend en bas. Je te retrouverai ce soir à l'Opéra-Comique.

—Eh bien, alors, Lolita, il est sept heures un quart, tu peux te sauver!... Tu vas être en retard, et que dira «tante»! Veux-tu sonner Céline qu'elle vienne me mettre ma robe?... Tout de même, je ne suis pas encore habituée à ton idée d'un emballement de Raymond pour Claude Suzore; c'est une petite fille près de lui. Il a quarante et un ans... et elle, pas même vingt!... C'est comme s'il s'emballait de toi... Ce serait aussi ridicule!

—Oh! il n'y a pas de danger! s'exclama Lola éclatant de rire; et elle rattacha sa veste.

—C'est égal, ce soir, je vais bien m'amuser à les surveiller!... Tu as eu une fameuse idée de me raconter cela! Lolita.

Et elles se séparèrent, après un de ces baisers—sans frisson!—qu'autorisait saint Alphonse de Liguori.

XVIII

Charlotte de Ryeux voulait-elle expérimenter, tout d'abord, le degré d'empressement de son mari pour retrouver Claude Suzore?... Le dîner fini, le café servi dans le petit salon, elle ne parut pas du tout songer qu'elle devait sortir de bonne heure. Nonchalamment, elle buvait le café à lentes gorgées gourmandes, et elle leva des yeux paisibles vers son mari qui rentrait du fumoir et questionnait:

—Charlotte, vous ne vous habillez pas?... Il est huit heures vingt, nous allons être très en retard...

—Oh! nous arriverons toujours assez tôt.

—Vous oubliez qu'il s'agit d'une première et que je désire naturellement l'entendre en entier, autant que possible... De plus, encore, nous avons une invitée.

—Lola?... Non, elle vient ce soir avec sa tante. Nous devons nous retrouver seulement au premier entr'acte.

—Je ne parle pas de Lola, mais de Mlle Suzore, qu'il n'est pas correct de laisser seule dans la loge.

Charlotte eut ce rire aigu qui agaçait si fort les nerfs de son mari:

—Vraiment, Raymond, vous avez un souci tout paternel de cette jeune personne!

Entre ses paupières soudain rapprochées, elle le regardait. Mais elle n'était pas de taille à lutter avec lui. Il resta impassible et avec son aisance impertinente, il riposta, très calme:

—Dites mieux, Charlotte, que je prends soin d'être poli avec une personne que j'ai conviée dans ma loge.

—Bah! une fille garçonnière comme Claude Suzore, habituée à courir, sans égide, les salons et les concerts, n'est pas pour s'effaroucher de rester seule quelque temps dans une loge fermée aux étrangers. Si vous êtes à ce point pressé de la chaperonner, partez en avant. Vous me renverrez la voiture et j'irai vous rejoindre à mon heure. Lola ne m'attend que vers neuf heures et demie.

La dernière phrase avait été lancée dans un seul but de taquinerie. Cette fois encore il ne broncha pas; et si tendue que fût l'attention de Charlotte, elle ne put soupçonner la tentation qui grondait en lui de profiter de l'aubaine qu'elle lui offrait soudain.

Ah! oui, c'eût été pour lui une fête inouïe d'écouter de la musique, seul avec cette Claude dont chaque rencontre le rendait plus follement épris, exaspérant peu à peu le désir qu'il avait d'elle, auquel il s'abandonnait, sans jamais s'être demandé où il allait et ce qu'il voulait...

D'abord parce qu'il ne luttait jamais contre son désir, surtout quand il le trouvait assaisonné par une saveur de rareté originale et neuve, qui en avivait le charme. Et c'était ici le cas.

De plus, s'il eût éprouvé quelque scrupule à entreprendre une conquête qu'il souhaitait impérieusement, ses scrupules eussent été dissipés par ce fait que Claude Suzore, si jeune fût-elle, était de taille à se défendre, mieux que la très grande majorité des femmes—et ne lui céderait qu'en connaissance de cause et de son libre consentement. Elle n'appartenait pas à la phalange des naïves brebis qui se laissent imprudemment dévorer, sans avoir vu le danger.

Il était habitué à vaincre: et son orgueil masculin, s'ajoutant à son désir, s'insurgeait devant la maîtrise d'elle-même, voisine du dédain, qu'elle lui opposait avec une tranquille désinvolture.

Vraiment, pour elle, il paraissait à peine plus qu'un étranger—ni un camarade ni un ami...—dont elle appréciait la bonne éducation, les égards courtois; qu'elle jugeait suffisamment intelligent et artiste pour causer volontiers avec lui et trouver agréable de faire de la musique; mais dont les sentiments à son égard lui étaient tout à fait indifférents.

Jamais, avec lui, elle ne montrait une ombre même de coquetterie,—il était expérimenté!—ni esquissait les moindres frais, à son endroit. Sa seule impression, elle suivait. Il avait pu la voir attentive, intéressée dans leurs causeries; ou gaiement accueillante, franche à livrer sa pensée, avec une spontanéité soudaine... C'est qu'en ces moments-là, elle était ainsi disposée; mais elle n'avait nullement cure de ses dispositions à lui...

Il eût été bien en peine de dire si elle avait conscience du charme violent qu'elle exerçait sur lui. Elle ne paraissait pas se douter qu'elle le grisait par la grâce de son jeune corps, de ses mouvements, de la moindre de ses attitudes. Elle ne semblait pas avoir soupçon, qu'en lui, l'homme était altéré, parfois jusqu'à la souffrance même, du contact de sa chair dans laquelle il avait l'envie de mordre... Que, pour lui, c'était une jouissance, le baiser qu'à l'arrivée et au départ, il mettait sur sa main; ou le frôlement passager de son bras, toujours nu sous la manche arrêtée au coude, parfois, quand elle tournait une feuille de musique ou lui indiquait quelque chose sur le cahier qu'ils regardaient ensemble. La femme qu'elle était, physiquement, lui plaisait pour le moins autant que sa personnalité morale dont l'imprévu le séduisait à un point qu'il n'aurait jamais prévu; l'éprenant d'elle comme, rarement, il l'avait été ainsi d'une femme.

Que celle-ci fût une vierge, il n'y pensait même pas, tant elle lui apparaissait l'Ève moderne, forte devant l'homme dont elle se jugeait l'égale. Avec elle, une attaque brusque, ou simplement trop franche, eût tout perdu. Il fallait sur elle une insensible emprise, et les difficultés mêmes de cette conquête le passionnaient, apportant en sa vie de blasé un intérêt nouveau.

Lola, avec sa perspicacité de petite fille rusée, avait bien deviné que la raison d'une politesse à faire, n'avait été pour lui qu'un prétexte afin de la retrouver; un prétexte ainsi qu'il s'ingéniait à en créer sans cesse, adroit comme un chasseur en quête d'une proie de haute valeur. Il était d'autant plus impatient de la revoir, d'être seul, si possible, un instant avec elle, que depuis plus de deux semaines, il n'avait pu que l'entrevoir aux vendredis de sa femme; car elle ne lui avait indiqué aucun rendez-vous pour leurs séances de musique, lui disant qu'elle était trop occupée pour l'instant; et par son attitude très naturelle, sa réserve qui arrêtait toute question comme indiscrète, elle avait rendu l'insistance impossible.

D'ailleurs, il savait bien qu'elle avait une volonté qui ne transigeait que devant son consentement...

Mais d'être ainsi privé d'elle, soudain, il devenait la bête affamée par le jeûne. Et à l'idée de se retrouver avec elle dans l'ombre d'une loge solitaire où il pourrait lui parler librement, toute prudence l'abandonnait.

Charlotte eut peut-être l'intuition de l'aubaine qu'elle lui offrait délibérément, car elle reprit aussitôt:

—Après tout, je pense qu'il vaut mieux que je parte en même temps que vous. En somme, comme vous me le faites remarquer, il s'agit d'une première. La circonstance mérite un effort...

Il eut contre elle un sursaut de colère. Si un souhait avait suffi, elle aurait été instantanément projetée vers un très lointain espace. Mais la civilisation et l'éducation avaient fait de lui un homme toujours correct; et négligemment, il répondit:

—Comme vous voudrez. Seulement, en ce cas, ayez la bonté de vous dépêcher un peu dans votre toilette; sinon pour Mlle Suzore que nous mettons hors de cause... du moins pour moi, qui souhaite connaître l'opéra en entier...

Peut-être elle avait peur qu'il ne se ravisât et ne partît sans elle pour passer un moment seul avec Claude; elle ne fut vraiment pas longue à parfaire la petite œuvre d'art que réalisait sa toilette; malgré son envie de faire mesurer à son mari, qu'elle savait connaisseur, la différence entre l'élégance raffinée d'une femme du monde et les modestes intentions d'une artiste sans fortune.

Si, vraiment, elle avait espéré triompher aux yeux de Raymond, elle dut s'avouer que son espoir était vain; Claude Suzore pouvait soutenir comparaison avec n'importe quelle brillante mondaine.

Quand la porte de la loge s'ouvrit, elle tourna la tête et se dressa.

Elle était tout en blanc, fine dans l'étoffe soyeuse qui s'attachait étroitement à la ligne du corps svelte; des roses pourpres glissées dans le satin de la ceinture... A la vue de ses hôtes, un loger sourire éclaira sa bouche et ses larges prunelles qui gardaient le reflet du plaisir d'art qu'elle venait de goûter; mais elle resta silencieuse.

Même, elle eut un tressaillement d'impatience, en entendant Mme de Ryeux dire à voix presque haute, sans souci de la musique:

—Asseyez-vous, mademoiselle, je vous prie... Tenez, ici, vous serez très bien. Il y a longtemps que vous êtes arrivée?

D'une loge voisine, on fit un «Chut!» impérieux qui saisit si fort Charlotte de Ryeux, qu'elle se tut, dominée. Son mari sourit sous sa moustache et murmura:

—Allons, Charlotte, asseyez-vous en silence pour ne pas attirer les foudres de vos voisins...

Comme si elle n'eût pas entendu, lente elle s'installait, remuant les chaises. Habilement, elle avait manœuvré de telle sorte qu'elle se trouvait placée entre Claude et son mari. Ils ne pouvaient échanger un mot qu'elle ne l'entendît. Elle était bien certaine de lui être désagréable ainsi et cette idée la réjouissait. Quant à Claude, elle semblait tout à fait indifférente à cet arrangement; déjà reprise par l'étude de l'opéra joué devant elle, la tête un peu penchée en avant, elle ne quittait pas des yeux l'orchestre et la scène.

Charlotte coula un coup d'œil vers son mari. Il était debout au fond de la loge; son regard était posé sur Claude. Et elle pensa, rageuse:

—Eh bien, qu'il la contemple!... C'est tout ce que je lui accorderai d'elle, ce soir! S'il espérait plus, je vais lui infliger un bon petit supplice de Tantale!...

Elle était si affairée dans sa surveillance qu'elle s'étonna de voir le rideau s'abaisser lentement sur la fin du premier acte, dont elle n'avait pas entendu une note.

Et aussitôt, une bruyante rumeur emplit la salle.

—Maintenant, je puis vous dire bonjour, sans me faire gronder, dit Raymond se rapprochant de Claude, lui tendant la main.

Elle donna la sienne qui était dégantée et il posa ses lèvres sur la peau tiède qui sentait la jeunesse et les fleurs, sans avoir conscience que le lent baiser qu'il y appuyait était plus long que ne l'autorisait la simple politesse. Il savait seulement qu'en lui, la tentation criait de laisser sa bouche errer follement sur le bras nu, chercher les lèvres qui, en cette minute, avaient leur mystérieux sourire.

Lola arrivait, amenant sa tante, une lourde Argentine constellée de diamants et de perles. D'autres visiteurs aussi envahissaient l'étroit salon. Mme de Ryeux ne s'appartenait plus. Obligée de recevoir ses hôtes, elle ne pouvait empêcher, entre son mari et Claude, un aparté dont il lui devenait impossible de percevoir les paroles et elle murmura à Lola:

—Va donc troubler un peu le duo, là-bas!

Ravie, Lola se rapprocha. Mais ni lui ni elle n'en parurent gênés; ils discutaient l'opéra nouveau, avec une vivacité de connaisseurs. Distraite, Claude serra la main de Lola qui, d'ailleurs, s'exclamait avec sa fougue coutumière.

—Bonjour!... Vous êtes rudement jolie avec cette robe blanche!... N'est-ce pas? Raymond.

Paisible, il dit audacieusement:

—Moi, je trouve toujours bien Mlle Suzore, car ce ne sont pas ses robes que je vois, mais elle!

—Même que vous l'aimeriez peut-être encore mieux sans robe du tout! glissa-t-elle entre haut et bas, la lèvre retroussée par un impertinent sourire.

Un éclair traversa les prunelles de Raymond. Mais il laissa passer le propos qui tombait si juste...

Claude, elle, ne paraissait pas avoir entendu. Elle s'était détournée et lorgnait dans la salle.

Sans s'occuper de Lola, Raymond se pencha vers elle et la voix assourdie lui murmura:

—Ne soyez pas farouche et laissez-moi vous dire..., vous connaissez ma frivolité... que je suis comme Lola... et vous trouve, ce soir, mieux encore que belle..., délicieuse à rendre un homme fou de désir...

Elle eut un mouvement. Il continua.

—Non, ne bougez pas... Je sais qu'en ce moment vous avez des yeux irrités qui me regarderaient durement, une bouche dédaigneuse prête à me jeter de sévères paroles... Alors j'aime beaucoup mieux voir votre nuque dont j'adore la ligne fière... Devinez-vous que je suis ravi de vous avoir ainsi, ce soir, mais exaspéré de n'être pas seul pour entendre la musique avec vous...

—Vous êtes trop exigeant! dit-elle; et l'indéfinissable sourire errait sur sa bouche.

Il allait répondre. La voix haute de Charlotte appela:

—Raymond, n'avez-vous donc pas vu entrer Mme Alviradès?... Je ne crois pas que vous soyez venu la saluer...

Il étouffa une exclamation de colère, mais maître de lui-même, se rapprocha un peu du groupe des hôtes de sa femme, disant de sa manière caressante:

—Aurais-je vraiment été aussi coupable avec Mme Alviradès?... J'en serais bien confus!... Madame, s'il en est ainsi, veuillez agréer mes très humbles excuses.

Il s'inclinait galamment sur la grosse main alourdie par les bagues, puis échangea quelques shake-hands ou saluts avec les visiteurs qui bavardaient dans le petit salon de la loge. Et cependant, une révolte furieuse bondissait en lui parce que les brefs instants de l'entr'acte filaient et qu'il ne pouvait en profiter près de Claude, demeurée assise un peu à l'écart, au premier rang de la loge.

—Est-ce que l'on ne sonne pas la fin de l'entr'acte? dit quelqu'un.

Il ne répondit pas; résolu, il revenait vers Claude; et presque violemment, sous la tension de ses nerfs, il demanda:

—Pourquoi est-ce que vous ne m'indiquez aucun rendez-vous pour faire de la musique? Serions-nous donc fâchés?

—Fâchés?... Oh! non... A quel propos, le serions-nous?

—Est-ce que je sais?... Mais alors je ne comprends pas pourquoi vous m'éloignez. Qu'ai-je fait?

—Rien! oh! rien... Je vous en prie, n'imaginez rien!... Je vous ai dit ce qu'il en était. En ce moment, je suis trop occupée... Je prépare plusieurs concerts. Toutes mes heures sont remplies... Je ne puis vous recevoir...

Toujours cette même raison qu'elle lui présentait, évidemment très plausible... Alors, pourquoi se refusait-il à l'admettre? Pourquoi cette obscure et invincible certitude qu'elle se dérobait, l'écartant par un prétexte. Et avec une sorte d'autorité frémissante, il lui murmura, se penchant vers elle:

—Donnez-moi vos yeux que j'y lise la vérité... Car je ne vous crois pas! Je ne peux pas...

Lentement, elle tourna la tête vers lui... Les prunelles de sombre velours avaient leur regard de sphinx. Elles souriaient un peu moqueuses, affolantes par leur mystère, brûlantes de la flamme qui semblait irradier tout le visage.

—Voici les yeux demandés, fit-elle légèrement.

Dans la pénombre de la loge, leurs regards se croisèrent; et dans tous deux, un éclair luisait...

La sonnerie de l'entr'acte éclatait, stridente, en marquant la fin.

—Raymond! appela Charlotte; voulez-vous reconduire Mme Alviradès jusqu'à sa loge?

Il obéit, se maîtrisant encore une fois. Quand il revint, le rideau se relevait. Claude, assise près de son hôtesse, regardait vers la scène et ne se détourna pas au bruit de la porte. Lui reprit sa place au fond de la loge.

Bien vite, il avait pénétré les machiavéliques intentions de sa femme qu'il avait vue à l'œuvre maintes fois, en semblable occurrence. Mais, peu à peu, un énervement s'exaspérait en lui, devant cette impossibilité de jouir de la présence de Claude pendant cette soirée... Comment avait-il pu espérer qu'il en serait autrement?

C'est qu'aussi, il ne prévoyait pas cette attitude nouvelle de Charlotte. Sûrement, sa malveillance avait été mise en éveil; et il la connaissait trop bien pour ne pas prévoir la petite guerre, voilée et incessante, qu'elle lui déclarait et qu'il avait espéré éviter, en ne trahissant rien de sa folle attirance vers Claude Suzore.

Même par la musique, il ne pouvait plus se distraire, les nerfs à vif. En vain, il essayait de s'intéresser à l'œuvre qui se jouait devant lui. Les sons n'arrivaient qu'à bercer sa fièvre sinon à l'aviver; tandis qu'il demeurait dans l'ombre, les yeux arrêtés sur le troublant visage qui ne livrait rien des secrets de l'âme. Pourrait-il, pendant les brèves minutes du prochain entr'acte, obtenir d'elle ce rendez-vous prochain qu'il voulait impérieusement?... Rien n'était moins sûr... Alors il se réfugiait dans l'idée qu'il aurait un retour solitaire avec elle, quand il la reconduirait; car il ne la laisserait pas regagner seule les lointaines régions de Charonne... Ah! quelle ivresse ce serait de la voir enfin librement!...

L'acte finissait dans un bruit d'applaudissements, dont il eût été bien empêché de dire le pourquoi. Allait-il cette fois pouvoir mieux lui parler?... Elle causait avec Charlotte, s'amusant à regarder dans la salle, sans quitter sa place...

Par bonheur, Lola reparut, suivie de visiteurs masculins; et elle s'écarta pour lui céder sa place près de Charlotte, que ses hôtes absorbèrent aussitôt.

Elle se trouvait debout près de lui. Il avait quelques minutes, tandis que les propos se croisaient. Alors, hardiment, il pria de cet accent de gaminerie câline qui, déjà, lui avait permis tant d'audacieuses paroles:

—Puisque nous ne sommes pas brouillés, laissez-moi vous faire une petite visite en attendant que nous recommencions la musique. Je m'ennuie horriblement de vous, de nos causeries, de nos disputes, de notre thé, après le travail... Ne plus vous voir, je ne croyais pas que ce me serait une pareille privation!... intolérable... Il me semble que je suis mort... un corps sans âme.

Elle avait aux lèvres son étrange sourire et haussa un peu les épaules, railleuse...

—Vous avez cependant la mine d'un homme très vivant.

—Ah! vous riez!... et vous vous moquez! C'est pourtant la simple vérité que je vous dis là! Mon fantôme continue son existence coutumière. Mais mon vrai moi est tout occupé à vous chercher, à vous attendre, à vous désirer...

Il corrigea aussitôt, très naturel:

—A désirer votre présence...

—Ma présence? Mais vous l'avez eue encore, il y a dix jours, chez Mme de Ryeux...

Il eut un geste d'irritation.

—Au milieu de plus de cinquante personnes... Or j'ai pris, cet hiver, l'habitude de vous avoir un peu à moi tout seul... et tant pis!... je ne puis plus m'en passer... Je vous en prie, soyez bonne!... Dites-moi où, et quand, je pourrais aller vous voir un peu...

Elle ne répondait pas; et en lui, s'exaspéra la fièvre de l'impatience, car les minutes lui étaient comptées. Déjà, Lola, taquine, il le devinait, revenait fureter autour d'eux. Tout haut, alors, il interrogea, d'un ton de politesse simple:

—Vous avez des concerts, ces jours-ci?

—La semaine prochaine, mardi...

—Où donc?

—Salle Gaveau...

—Le soir?

—Non, à quatre heures, je crois... C'est pour une œuvre de bienfaisance patronnée par beaucoup de nobles dames...

—Tant mieux, ce me sera une occasion d'aller vous écouter... Je suppose qu'ensuite, il sera permis d'aller vous féliciter au foyer?...

—Oh! bien entendu, les artistes, ces jours-là, appartiennent au public...

Un apaisement brusque se fit en lui. Il la verrait mal; mais enfin il la verrait... Il pourrait lui parler, sans odieuse surveillance. Mme Ronal, trop occupée, ne l'accompagnait jamais...

Lola continuait à bavarder, restant près d'elle qui avait repris sa place.

—Allez-vous samedi au Vernissage? mademoiselle Suzore.

—C'est bien chic pour moi, le Vernissage! Pourtant, j'irai peut-être y faire un tour à la première heure...

Elle s'arrêta. Les yeux de Raymond de Ryeux cherchaient les siens, tout pleins d'une impérieuse prière dont elle percevait bien le sens... Charlotte et ses hôtes se mêlaient à la conversation. Il fit un adroit mouvement qui l'isolait de leur groupe; et debout près d'elle, comme s'il observait la salle, il jeta hâtivement:

—Laissez-moi vous retrouver au Vernissage! A quelle heure y serez-vous?

—Oh... pour l'ouverture, je pense. Si nous sommes destinés à nous rencontrer, vous me verrez avec mon amie, Lily Switson, et son fiancé. Tous deux exposent et insistent pour m'emmener...

Il eut cette contraction de colère qu'elle lui connaissait bien quand elle le bravait.

—Ce n'est pas ainsi que je veux vous voir... Et vous le savez bien! Donnez-moi quelques-uns de vos instants, pour moi seul... où vous voudrez... au Salon... au Bois... en attendant que, de nouveau, vous m'ouvriez le cher studio...

Sans un mouvement, elle entendait les mots que la voix assourdie martelait. Sa main distraite jouait avec des pétales tombés d'une rose de pourpre sombre, placée dans sa ceinture. Sous l'ombre des boucles, les yeux avaient une mystérieuse profondeur et l'expression du visage était si étrange...

Il se pencha comme pour prendre la lorgnette posée sur l'appui de velours de la loge.

—Je ne vous demande rien d'extraordinaire. Pourquoi ne consentez-vous pas, tout simplement, à une chose si naturelle?

Elle dit, l'accent singulier et songeur:

—C'est vrai, vous ne demandez rien d'extraordinaire... Eh bien, je verrai si je peux me rendre libre un matin...

Une détente de nouveau apaisa son énervement. Il reposa la lorgnette qu'il avait au hasard promenée à travers la salle et laissa les autres hommes se rapprocher d'elle et lui parler,—très empressés. Maintenant qu'il avait un peu d'espoir, arrivé en somme à ses fins, il reprenait l'entière possession de lui-même; et, au dernier entr'acte, il sortit pour aller, à son tour, remplir des devoirs de politesse. Encore un peu de patience; et puis, la pièce finie, Charlotte reconduite, il remmènerait Claude dans la nuit. Alors, il achèverait de gagner sa cause.

Ce soir-là, il eût été bien en peine,—lui, le fervent mélomane!—de dire la valeur qu'il trouvait à l'œuvre dont la représentation se terminait, quand les applaudissements saluèrent le nom de l'auteur, jeté au public.

Debout, il posait les mantes de soie sur les épaules de sa femme et de Claude...

La jeune fille le remercia d'un signe de tête; puis, très polie, exprima à Charlotte son plaisir de connaître, grâce à elle, dès le début, l'opéra nouveau. Charlotte, alors, eut un accès d'amabilité dû à son instinct de femme du monde consommée.

—Mademoiselle, j'ai été charmée de vous avoir et je suis ravie que cette œuvre vous ait intéressée. Maintenant, allons vite retrouver l'auto, que nous vous reconduisions sans tarder...

Raymond tressaillit. Domptant d'un rude effort de volonté, le frémissement de sa voix, il dit:

—Il est bien inutile, Charlotte, que vous alliez à Charonne. Je vous déposerai en passant et accompagnerai Mlle Suzore chez elle.

Elle riposta, avec son petit rire aigu:

—Ce ne serait peut-être pas très convenable, et Mme Ronal ne voudrait plus, une autre fois, nous confier Mlle Claude. Je ne suis pas fatiguée.

Raymond de Ryeux mordait si violemment sa lèvre qu'une goutte de sang y jaillit. Un besoin aveugle criait en lui d'user de son autorité maritale et de commander à Charlotte de rentrer. Mais c'eût été une folie qui pouvait être aussi mal prise par Claude elle-même que par sa femme.

Et discipliné par l'expérience, il n'insista pas, malgré la furieuse révolte qui grondait en lui. Il mit les deux femmes en voiture et s'assit devant elles. Pendant le trajet, même il sut causer avec une aisance qui semblait affirmer une parfaite liberté d'esprit. Mais une lueur d'orage flambait dans les prunelles que, dans l'ombre de la voiture, il ne détachait point du visage qui avait, singulièrement accentué, son caractère de sphinx. Seulement, dans les yeux, luisait une brûlante clarté dont le reflet baignait tout le visage. Elle parlait peu, laissant monologuer Charlotte qui donnait, avec l'autorité de l'incompétence, son appréciation sur l'opéra entendu.

Quand il descendit pour l'accompagner jusqu'à la grille du dispensaire, il fut enfin seul une minute avec elle. Alors, hâtivement, il dit, une impérieuse prière dans la voix:

—A samedi, n'est-ce pas?... Au Vernissage... Je surveillerai l'entrée, dès la première heure de l'ouverture...

—Si vous voulez, oui, au Vernissage, vers dix heures... Je pense bien que j'irai...

Elle lui tendait sa main nue. Il l'effleura d'un baiser. Elle se détourna, car la grille s'ouvrait. Et la porte retomba derrière elle.

XIX

Et voici que le printemps était tout à fait venu... Un printemps hâtif et chaud qui faisait craquer l'écorce des bourgeons, gonflés de sève, et illuminait de la poésie du renouveau, même les vulgaires pentes des fortifications, vêtues merveilleusement d'herbe fraîche.

Dans le jardinet du dispensaire, un lilas épanouissait des thyrses odorants; des mères de famille alignaient leurs petites têtes sages le long des plates-bandes où foisonnaient les violettes plantées par Claude, auprès des primevères dont les pétales se chauffaient au soleil printanier.

Étrangement, Élisabeth Ronal jouissait de cette fraîcheur de la lumière et des parfums, épandus dans l'air tiédi. Et elle en jouissait avec une intensité imprévue chez une femme aussi absorbée, par tant de multiples obligations. Mais toujours elle avait été ainsi, subissant, en tout son être, le charme du renouveau, avec une joie enivrée, aux jours de sa jeunesse; puis désespérément quand, si vite, étaient venues les heures cruelles.

Avec les années, peu à peu, l'apaisement s'était fait; à vivre hors d'elle-même, détachée de sa propre peine, Élisabeth avait du moins trouvé la paix; et sans souffrance, ni amertume, ni regret même, elle pouvait contempler le radieux éveil de l'année.

Ce soir-là, le dîner fini, avant de commencer sa tâche de comptes et d'écritures, elle s'accordait un instant de repos.

La tête appuyée sur le dossier de son fauteuil de paille, elle songeait, regardant la nuit limpide et veloutée. Accoudée à la fenêtre, le visage appuyé sur ses mains jointes, Claude, elle aussi, contemplait le beau ciel où flambaient les premières étoiles; et son profil se détachait, tout blanc, sur l'ombre, éclairé par le reflet du croissant d'or pâle qui montait dans le sombre azur.

Et soudain, brusquement, le regard d'Élisabeth fut frappé de l'expression de ce profil que la volonté ne surveillait pas... Invincible, la certitude s'abattait sur elle que cette expression-là était neuve, sur le visage de Claude. Souvent elle l'avait vue ainsi, rêver ou réfléchir devant la nuit; mais alors, ses traits n'étaient pas ceux qu'elle distinguait ce soir.

Une anxiété bizarre l'étreignit écrasant ce charme de la nuit printanière qu'une minute avant elle savourait si profondément... Car ce n'était pas la première fois, que, depuis quelques semaines, Claude éveillait en elle un indéfinissable souci, une sourde inquiétude née de menus incidents, d'observations où l'évidence l'avait amenée, guidée par le sens intuitif, si développé chez elle.

Silencieusement, de nouveau, elle se prenait à l'étudier... Et des profondeurs du passé, tout à coup, une image jaillit dans sa mémoire... Jadis, à la mère de Claude, elle avait vu cette expression... Comme toutes deux ainsi se ressemblaient!

Vivant dans son souvenir, ressuscitait le visage passionné de l'amie d'enfance, dont la destinée avait été si lamentable... Folle créature d'amour qui avait brûlé sa vie. Au temps de leur commune jeunesse, quand toutes deux étaient des gamines de dix-huit à vingt ans, plus tard pendant ses quelques années de mariage dans le milieu de province où elle étouffait, la mère de Claude avait eu, à certaines heures, graves pour sa destinée, ce visage ardent, sombre, volontaire, où semblait palpiter une âme frémissante.

Mais Claude devait être autrement trempée que sa mère, élevée en enfant gâtée, sans protection maternelle, dans un milieu d'artistes, très bohème; puis transplantée par un mariage imprévu dans une rigoriste famille provinciale d'où, incapable de s'acclimater, elle s'était échappée pour retrouver sa carrière d'artiste.

Claude, elle, avait grandi dans une autre atmosphère. Elle savait qu'envers elle-même, envers les autres, elle avait des devoirs. Depuis des années, elle était habituée à les respecter. Et Élisabeth était sûre qu'elle les respectait...

Alors, pourquoi cette crainte, qui, tout à coup, l'envahissait, lui donnant l'impérieux désir de lire dans l'âme, dans la pensée jalousement closes?

Qu'avait cette petite fille?...

Voici qu'Élisabeth en arrivait à se demander si, dans son respect de la liberté individuelle, elle avait assez étroitement veillé sur la jeunesse de l'enfant qu'elle avait promis de considérer comme sienne... Peut-être, elle s'était trop laissé absorber par la tâche de charité à laquelle elle s'était vouée... Venir en aide à ceux qui ne la touchaient pas, c'était bien. Mais son premier devoir, le plus rigoureux, n'était-il pas envers Claude dont elle avait accepté la responsabilité...? Les jeunes, après tout, si éclairée qu'on ait essayé de rendre leur conscience, peuvent se tromper. Elles ont besoin d'être encouragées, soutenues, surtout quand elles traversent la troublante crise de la jeunesse...

Est-ce que, dans son passé, Élisabeth ne retrouvait pas des heures qui bouleversaient divinement—mais combien dangereusement aussi,—son âme de jeune fille..., qui, en somme, l'avaient jetée, avec une confiance enivrée, vers celui qui allait broyer son bonheur...

Aussi, elle savait...

Claude n'avait pas bougé. Le profil gardait la même ligne, durcie par l'effort de la pensée ou de la volonté. Élisabeth s'approcha et, doucement, mit la main sur son épaule.

La jeune fille eut un tressaillement et tourna la tête vers son amie. Une clarté brûlait au fond de ses prunelles, si ardente qu'Élisabeth en fut saisie.

Un silence d'une seconde; puis Mme Ronal interrogea simplement:

—Claude, ma petite, qu'y a-t-il?... Qu'est-ce que tu as?

Avant même d'avoir fini de parler, elle sentait Claude moralement cabrée, prête à la résistance.

—Moi?... Mais je n'ai rien... Que voulez-vous que j'aie? Élisabeth.

Avec sa douceur ferme, la jeune femme continua:

—Je l'ignore... Mais j'ai l'impression... certaine, que tu as des désirs ou des soucis..., peut-être simplement un souci qui fait que tu n'es plus... toi...

Dans la pénombre, Élisabeth vit frémir un peu les mains jointes sur l'appui de la fenêtre. Mais Claude eut un petit rire sec.

—Élisabeth, est-ce bien vous, qui vous laissez emporter par l'imagination? Je ne suis plus moi?... que suis-je donc?

—Une créature troublée par...

—Élisabeth!

L'accent était aussi impérieux que si Mme Ronal eût voulu violer le secret de sa pensée. De nouveau, la jeune femme mit la main sur l'épaule de Claude.

—Ne te défends pas, Claude. Tu sais bien que je respecte trop ta conscience et ta liberté, pour te demander ce qui te préoccupe, si tu préfères en garder le secret. Mais, en amie, avec toute ma tendresse, mon dévouement... et aussi toute mon expérience, forcément supérieure à la tienne, je viens à toi, parce que, peut-être, je pourrais t'être une aide, d'une façon ou d'une autre.... Nous ne causons plus jamais cœur à cœur, et je crois que c'est dommage pour nous deux, pour notre affection...

—C'est que l'une et l'autre, nous sommes trop occupées, Élisabeth; pour la causerie intime, il faut des âmes plus recueillies que les nôtres, absorbées par trop de travail.

—Est-ce là vraiment la raison?... Le crois-tu? Claude.

—Il y a, sans doute, aussi, que les années venant, nous nous replions sur nous-mêmes.

—Il a été un temps, ma chérie, où devant moi, tu pensais tout haut, parce que tu me considérais comme une autre toi-même; sans doute, tu comprenais mieux alors combien je t'aime, toi, ma «petite»,... avec quel souci de tout ce qui te touche... Et tu venais à moi, confiante, comme tu ne le fais plus... Pourtant, je suis toujours la même et mes sentiments pour toi n'ont certes pas changé... Alors, pourquoi m'apportes-tu la tristesse... imméritée, de te voir devenir autre avec moi?...

—Élisabeth, ma chérie, ne vous faites pas de peine pour cela, je vous en supplie... Oui, j'ai vieilli dans le sens où je vous disais tout à l'heure... Je ne peux plus avoir avec vous mon abandon de petite fille... Je ne peux plus... Mais je vous aime toujours fort... bien fort!

Des notes tendres adoucissaient soudain le grave contralto de Claude. Pourtant le visage de Mme Ronal ne s'éclaira pas.

—Que tu m'aimes... je n'en doute pas... Mais je ne suis plus la grande amie à qui tu avais toujours besoin de te confier... Et je cherche pourquoi...

—Élisabeth, oh! Élisabeth, ne cherchez pas! Je ne me confie à personne... C'est vrai, maintenant, moi seule, j'entre dans mon jardin secret. Même devant vous, livrer ma pensée intime, cela me serait aussi impossible que de me mettre nue sous votre regard...

—Claude, Claude, tu dis des folies!... Oh non! tu n'es plus toi!

Claude ne répondit pas. Élisabeth comprit qu'elle réfléchissait. Dans la nuit, son visage apparaissait si ardent et grave...

Au bout d'un instant, elle reprit et son accent était bizarre:

—Que trouvez-vous donc que j'étais? Élisabeth.

—Une vaillante, qui rencontrait la joie dans l'existence laborieuse, droite, généreuse, qu'elle vivait...

—Eh bien?...

—Eh bien, cette joie, j'ai... l'impression... pour ne pas dire la certitude... que tu ne la possèdes plus... ou qu'elle ne te suffit plus... Alors, je voudrais connaître le pourquoi... car je m'inquiète pour ton bonheur...

Encore une fois, Claude ne répondit pas. Les mains croisées derrière la nuque, elle demeurait immobile, adossée au mur, dans le cadre de la fenêtre. Ses yeux contemplaient le ciel paisible. Silencieuse aussi, Élisabeth l'observait; et presque effrayée, elle remarquait le caractère de beauté tragique et ardente qu'avait le jeune visage, dans la pénombre. Ce n'était plus un visage d'écolière studieuse, uniquement absorbée par des travaux intellectuels et artistiques; mais un visage de femme, modelé par une vie intense.

Brusquement, soudain, elle parla:

—Élisabeth, au lieu de regarder ainsi dans mon présent, cherchez dans votre passé de jeune fille... Il n'est pas possible que vous n'y trouviez pas des heures comme celles que je traverse en ce moment... où l'on souhaite... confusément... tout! et même l'impossible!... où l'on a la soif dévorante d'être emportée loin du milieu où l'on étouffe...

—Un milieu où tu étouffes!... Mais, Claude, tu as la vie utile, intelligente... et combien indépendante... Presque, je dirais trop indépendante...

Sourdement Claude jeta:

—Oui, si je n'étais qu'un cerveau, elle me suffirait sans doute... Mais je ne suis pas uniquement un cerveau...

—Tu as un cœur, oui... Peut-être, il a des exigences que toi et moi, jusqu'ici, nous ignorions... Mais tu es bien trop jeune pour craindre qu'elles ne soient pas comblées. Si c'est... pour ta souffrance!... l'amour que tu appelles, il ne viendra que trop tôt!...

—L'amour! interrompit-elle avec une sorte de violence contenue... Oh! non, Élisabeth, grâce à votre influence, je n'en ai ni le désir,... ni le goût!... Je veux me garder... pour moi-même!

—Alors, Claude, que réclame ton cœur?... De la tendresse?... J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour qu'il ne se sentît pas dénué.

Un frémissement avait passé dans la voix d'Élisabeth. Une douceur détendit, une seconde, le visage sombre de Claude.

—Oui, vous avez été, pour moi, une amie incomparable... Plus même qu'une amie!... Ce n'est pas votre faute... c'est celle de ma nature si, maintenant, la vie que je mène ne me satisfait plus... Si je me fais l'impression d'être une créature serrée dans des vêtements trop justes et qui sait qu'un mouvement un peu vif suffirait à les déchirer!

Élisabeth passa la main sur son front. Plus profond encore que de coutume, était son clair regard. Puis, lentement, elle interrogea:

—Alors, quoi?... Que veux-tu?

—Rien, je ne demande rien... Vous m'avez si bien dressée...

—Oh! dressée!...

—Mettons, élevée... que j'essaie encore de ne pas faire ces mouvements qui briseraient mon enveloppe de devoirs!... Oh! ces devoirs que je rencontre partout... toujours! que je rencontre autour de moi, devant moi, depuis ma jeunesse!... Maintenant, il me faut autre chose, il me faut plus!... Des devoirs, soit... Mais pas des devoirs seulement!!...

—Claude, tu déraisonnes!

Elle haussa les épaules.

—Peut-être!... Je vous effraie?... Moi, je ne me reconnais plus... Non seulement, il me vient l'horreur de notre vie régulièrement enserrée dans les liens que vous appelez des devoirs, mais l'horreur même de notre quartier de pauvres, des misères, des laideurs que j'y coudoie!...

—Claude, pourtant, tu les as aimés, tous ces pauvres que tu aidais à soulager...

—Je les plains, oh! de toute mon âme!... Je voudrais pouvoir secourir toutes leurs détresses... Mais je ne suis pas vous, Élisabeth... Je ne suis pas Sonia... Je me refuse à me donner à eux!... Je suis devenue furieusement égoïste... Je veux savourer ma jeunesse, ma précieuse jeunesse! qui passera si vite! Je veux, autour de moi, de l'élégance, de l'harmonie, de la beauté!...

—Claude, je ne te fais pas l'injure de supposer que c'est le spectacle des milieux de luxe où t'a conduite ta carrière, qui t'a soudain transformée ainsi...

—Peut-être plus que vous ne pouvez l'imaginer, Élisabeth, il m'a été mauvais de respirer une atmosphère où je sentais trop bien que... tout mon être se serait épanoui, comme les plantes croissent dans la lumière... sans entraves!... Certes oui, mon cerveau est libre, oh! bien libre!... à un point qui m'effraie... qui vous épouvanterait peut-être aussi, s'il vous était donné d'y lire... Mon cœur aussi est libre! Mais les circonstances font que ma vie ne l'est pas... Ah! quand je pense à tout ce que je pourrais, si je n'étais captive de ma pauvreté...

—Claude, ma petite, qui donc est jamais libre! Quelle crise traverses-tu là? Puisque ton existence ne saurait être autre, pourquoi ne l'acceptes-tu pas, bravement, telle qu'elle est et s'impose à toi?

—Il me semble que c'est ce que je fais, du moins, ce que je m'applique à faire! interrompit Claude, presque hautaine...

—Dans cette existence contre laquelle tu te révoltes, il t'est donné pourtant de mettre des jouissances d'art et de pensée, de te créer un bonheur dû à la valeur morale que tu acquiers par ton effort...

—Oh! valoir!... Je ne tiens plus à valoir. Cette vanité-là m'est devenue indifférente!

Mme Ronal ne répondit pas. Certes elle était forte durant l'épreuve; elle l'avait prouvé. Mais aux dernières paroles de Claude, à leur accent surtout, elle avait tressailli comme devant la certitude d'un danger jusqu'alors pressenti seulement...

Quel était au juste ce danger que son intuition devinait menaçant Claude? Et pouvait-elle l'écarter? protéger, même malgré elle, cette enfant qui, soudain, semblait s'abandonner?... A coup sûr, il ne fallait pas heurter sa révolte; mais se taire, observer, agir seulement si la nécessité s'en imposait...

Et elle ne releva pas l'aveu qui venait peut-être d'échapper à Claude.

L'une près de l'autre, elles demeuraient silencieuses dans le cadre de la fenêtre, enveloppées par la sérénité de la nuit limpide où se perdait la lointaine rumeur de Paris. Aucun bruit autour d'elles. Leur humble quartier dormait; les travailleurs oublieux de leur lassitude, dans la mort bienfaisante du sommeil.

Sous leur regard, le petit jardin allongeait, paisible, son unique allée, à l'ombre du lilas qui distillait sa senteur, dans l'air fraîchi. Sur le sable, des cailloux luisaient, un peu humides, dans la lueur d'argent du croissant lunaire.

Une horloge invisible sonna dix coups. Claude se dressa, tressaillante, comme une créature qui se réveille.

—Entendez-vous? Élisabeth. Il est déjà tard!... Ma chère grande amie, vous vous plaignez de mon manque de confiance... Et voyez tout ce que je viens de vous dire... bien inutilement.

—Inutilement... pourquoi?

—Parce que je vous ai, je le vois, tourmentée... Et à quoi bon!... Ce soir, j'avais sans doute les nerfs... irrités; et je leur ai dû de vous dire des choses stupides... Vous le savez bien, Élisabeth, qu'il y a des moments où je suis mauvaise!... Ne vous inquiétez pas pour moi... Du moins, pas encore!... Mon orgueil de femme est si fort!... Ah! je vous jure qu'il me garde bien!

—Oui, je le crois..., dit lentement Mme Ronal. Mais combien de temps te gardera-t-il?...

Elle leva les épaules; et l'accent indéfinissable, elle prononça:

—Toujours, j'espère... Mais, Élisabeth, parlons de choses sérieuses... Tantôt, j'ai vu Rita. Elle me propose de faire partie d'une tournée d'une dizaine de jours, très avantageuse, très brillamment composée, dans quelques grandes villes du Midi, Nîmes, Avignon, etc., où il lui a été demandé de chanter... Cela me tente beaucoup d'accepter... Mais j'ai dit à Rita que je désirais votre avis, bien entendu...

—Eh bien, demain, à tête reposée, nous étudierons la question, fit doucement Élisabeth. Ce soir, il me faut beaucoup travailler. Pourrais-tu m'aider en transcrivant ces fiches?...

—Je suis toute à vous, Élisabeth.

Et silencieuses, elles se mirent à remplir leur tâche.

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