Le chemin qui descend
XX
La vieille Mme de Ryeux avait écrit:
«Ma chère enfant, dimanche, Monseigneur de Bécel, notre ami, veut bien assister à la consécration de la Vierge que je viens d'offrir à l'église du bourg. Pourriez-vous jouer du violon à la grand'messe et au salut? Pour le cachet, nous nous arrangerons toujours. Si, comme je l'espère, vous consentez, arrivez donc à Chantilly dès samedi, pour dîner. Vous coucherez et profiterez ainsi un peu de la campagne. Dites au Docteur que, si elle est libre, elle me ferait bien grand plaisir en vous accompagnant.
«J'attends votre prompte réponse, ma chère petite, et vous envoie mon souvenir.
«Marquise de Ryeux»
Entre ses doigts distraits, Claude tordait la lettre, hésitante... Non sur sa réponse, quant au concours musical qui lui était ainsi demandé, mais au sujet de l'hospitalité qui lui était offerte.
Qui trouverait-elle à la Saulaye?... Des hôtes peu distrayants, sans doute, des abbés, des vieilles dames, Monseigneur peut-être déjà... Mais ce n'était pas cette pieuse société, si peu attirante lui semblât-elle, qui rendait sa volonté indécise. C'est une autre présence qu'elle redoutait. La Saulaye était bien près de Chantilly, où Raymond de Ryeux avait son écurie de courses... Et puis, pour la cérémonie qui la préoccupait, Mme de Ryeux voudrait sûrement avoir son fils et sa belle-fille...
Alors, il était presque inévitable qu'elle le vît...
Une bouffée de sang lui empourpra les joues. Soudain, elle avait, aussi vivant que s'il se fût dressé devant elle, la vision du visage qui devenait, pour elle, une hantise, dont le regard la frôlait comme le jet d'une flamme. Et un geste de colère lui échappa.
—Ah! çà, est-ce que, maintenant, j'aurais peur de lui?... Moi!... Quelle lâcheté!
Instinctivement, elle avait rejeté en arrière sa tête volontaire; et les sourcils rapprochés, elle bravait en sa pensée, le regard audacieux:
—Je le sais bien qu'il me voudrait!... Mais moi, je ne me livrerai pas... Et il faudra que, bon gré mal gré, il s'en convainque!
Immobile, elle regardait durement son image, reflétée par la glace... Où allait-elle? Depuis quelques semaines, si forte, s'accusait en elle, cette impression que, du sommet où l'influence d'Élisabeth l'avait élevée, elle était en train de descendre un chemin... Une pente qui exerçait sur elle l'attirance du vertige... Une pente lumineuse, parfumée, au pied de laquelle, peut-être, il y avait un gouffre dont elle n'avait pas peur.
Tout à coup, voici qu'elle allait dans la vie comme une créature éblouie par le soleil, apparu soudain entre des nuées qui se sont déchirées. Derrière elle, son passé d'étudiante studieuse, éprise de beauté morale. Puis, en avant, sa carrière d'artiste où des routes nouvelles s'ouvraient, vers lesquelles bondissaient les aspirations folles qu'une rafale de tempête semblait soulever en elle. Et ces routes apparaissaient cernées de fleurs jusqu'alors inconnues à elle, dont la senteur était grisante à faire défaillir la plus forte volonté.
Maintenant, dans sa vie quotidienne, elle avait l'impression de se mouvoir avec des gestes machinaux, ceux auxquels, depuis sa jeunesse, elle avait été habituée..., sa volonté tendue pour dissimuler à tous, surtout à Élisabeth, sa faillite morale, la disparition de la vaillante Claude qu'elle avait été...
A personne au monde, encore... elle ne l'eût avouée, cette faillite...; ou n'eût permis qu'on la lui montrât... Mais avec elle-même, jamais elle ne rusait, et elle était bien trop clairvoyante pour ne pas discerner même ce qu'elle ne voulait pas préciser, peut-être par une sorte de pudeur.
Les dents serrées, elle murmura:
—Oh! c'est odieux d'être ainsi obsédée par la pensée d'un être qui vous est étranger! Qu'a-t-il donc de plus que les autres pour avoir ainsi pu arriver à me changer!...
De la Claude d'autrefois, que restait-il en elle?... Son orgueil,... comme elle l'avait dit à Élisabeth; son inflexible orgueil qui peut-être!... oui, peut-être?... l'aiderait à remonter la pente... Cet orgueil, qui impérieusement, n'admettant pas qu'elle se dérobât, lui fit envoyer une acceptation complète à l'invitation de Mme de Ryeux.
Et le mot de consentement écrit, en elle, alors, une allégresse folle s'épanouit...
Quand, huit jours plus tard, elle descendit du train à Chantilly, une voiture l'attendait devant la gare; non pas une auto. La vieille Mme de Ryeux restait fidèle aux habitudes de sa jeunesse.
La victoria partit. Au trot rapide du cheval, Claude fut emportée à travers la campagne printanière que poudrait d'or la lumière d'un couchant splendidement paisible. Et soudain, une brusque détente apaisa la fièvre qui, toute la semaine, avait brûlé ses nerfs. C'était exquis, ce silence, ce calme, cette fraîcheur autour d'elle, cette brise tiède sur son visage... Elle ne pensait plus... Pour un instant, rien n'existait plus pour elle que la sérénité de ce crépuscule de mai, que l'immensité de ce grand ciel nacré; que la verdure frissonnante de la forêt qui épandait dans l'air des senteurs de terre et de feuilles nouvelles.
Mais les tourelles de la Saulaye apparurent, brisant le charme. Claude arrivait. Qui allait-elle trouver?
La voiture roula sous les arbres de l'avenue d'entrée, fit demi-tour et vint s'arrêter au pied du large escalier qui descendait de la terrasse, allongée devant les appartements du rez-de-chaussée.
Près d'une haie d'orangers, toute seule, la vieille marquise tricotait.
Toute seule!... Une pensée jaillit dans le cerveau de Claude:
—S'il ne doit pas être là, pourquoi suis-je venue?
Tout de suite, sa volonté se raidit, imposant silence à sa pensée; d'un geste de colère contre elle-même, sa main se crispa sur son ombrelle.
Au bruit de la voiture, Mme de Ryeux avait relevé son bon visage aimable. Elle tendit ses deux mains à la jeune fille.
—Ma chère petite, que vous êtes gentille d'être venue!... Vous me faites grand plaisir. A tous mes hôtes, j'ai annoncé une belle surprise pour demain; c'est vous!...
Elle riait un peu, enchantée de son idée...
Et Claude, malgré elle, se demandait qui étaient ces hôtes?
—Vous avez eu un bon voyage?... Oui... Eh bien, maintenant, je vais vite vous faire montrer votre chambre, car nous dînons à 7 heures juste. C'est l'heure de Monseigneur, qui est arrivé tantôt...
Tout en parlant, elle avait appuyé la main sur un timbre placé près d'elle, sur la table de jardin. Une femme de chambre apparut.
—Sophie, conduisez Mlle Suzore à sa chambre. Ma petite amie, excusez-moi de ne pas le faire moi-même. Mes vieilles jambes redoutent les étages; et ma belle-fille, que j'espérais cet après-midi, n'est pas encore arrivée pour me remplacer dans mon rôle de maîtresse de maison. Son mari devait l'amener en auto. Peut-être ne viendront-ils que demain matin, pour la messe...
Une flambée rose était montée aux joues de Claude. Elle eût été seule qu'elle eût voilé son visage de ses mains, pour dissimuler cet aveu de sa faiblesse: comme elle eût voulu cacher, à son impitoyable conscience, la terrible joie qui, soudain, faisait battre son cœur à larges coups.
Heureusement, elle n'avait pas le loisir de penser. Tout juste, le temps lui était donné de revêtir sa robe blanche du soir; et elle était à peine prête, quand sonna le coup de cloche, avertisseur du dîner.
Dans le salon, la plupart des hôtes de Mme de Ryeux étaient déjà réunis, les vieilles dames prévues, ses parentes; deux d'entre elles, flanquées de leurs demoiselles de compagnie, correctes, austères et effacées; puis, trônant dans un fauteuil d'honneur, entre son grand vicaire empressé et Mme de Ryeux déférente, Monseigneur, souriant, un air d'excellent homme, en toute simplicité, pénétré de sa dignité.
A l'apparition de Claude, tous les yeux se braquèrent sur elle, surpris, curieux, plus ou moins aimables. Les douairières surtout coulèrent vers elle des regards effarés, désorientées par la vue de cette svelte créature si élégante dans sa simple robe blanche qui laissait nus le cou et les bras jusqu'au coude, dont le jeune visage, coiffé de boucles sombres, ne ressemblait à celui de personne. Le grand vicaire,—un gros blond très homme du monde,—l'enveloppa d'un coup d'œil intéressé; et Monseigneur, d'un regard tout paternel.
Mme de Ryeux la présenta aussitôt.
—Monseigneur, voici notre jeune artiste. Demain, pour faire honneur à votre présence, elle nous donnera le régal de l'entendre aux offices.
—Tant mieux! ah! tant mieux... J'aime beaucoup la musique. Je serai charmé de vous écouter, mon enfant...
Il lui tendait la main. Elle s'inclina profondément, comme elle eût fait devant tout respectable vieillard, mais sans penser à baiser l'anneau pastoral.
Monseigneur parut un peu surpris; mais il ne dit rien et laissa lentement retomber sa main. Mme de Ryeux ne s'était pas aperçue de l'incident. Car, à ce moment même, le maître d'hôtel ouvrait à deux battants les portes de la salle à manger. En même temps, à l'autre extrémité du salon, Étienne Hugaye entrait. Claude en tressaillit d'un plaisir que jamais ne lui apportait la présence du jeune homme. Mais dans le milieu où elle se trouvait transplantée, il était pour elle le visage ami aperçu soudain par le voyageur égaré en terre étrangère.
Tout de suite, il l'aperçut; et un tel éclair illumina son regard qu'elle en fut saisie. Mais, correct, il saluait d'abord les douairières et Monseigneur dont, avec une aisance respectueuse, lui, baisa l'anneau. Et Claude, seulement alors, prit conscience de sa propre incorrection à ce sujet. Sa bouche eut un pli drôle tandis qu'elle songeait:
—Quelle mécréante, je dois paraître! Monseigneur aura été scandalisé!...
Tous les hôtes se levaient. Devant elle, apparut Hugaye, enfin libéré de ses devoirs de politesse.
—Comment, vous ici?
Elle se mit à rire.
—Vous en êtes étonné!... Moi aussi! Je représente une «surprise»!
—Une surprise?... Ah! oui, c'est vrai, en m'invitant, ma tante m'a annoncé une surprise... C'était vous!
—C'était moi!...
Mais ils furent interrompus. Étienne devait offrir son bras à l'une des vieilles dames, vu la pénurie d'hommes. Encore une fois, Mme de Ryeux déplorait le retard de son fils.
Claude avait espéré la société d'Hugaye. Mais il trônait dans les honneurs, et elle, étant donnée sa jeunesse—peut-être aussi sa simple qualité d'artiste—se trouvait flanquée des deux demoiselles de compagnie qui avaient l'abord peu aimable et semblaient la considérer avec une sourde méfiance...
Alors, résolument, elle s'enfonça dans un mutisme qui lui donnait une apparence de petite fille très bien élevée, muette devant les vieilles personnes qui ne l'invitent pas à la conversation. Elle le devina; et, de nouveau, une moue moqueuse souleva ses lèvres. Ses yeux rencontraient ceux d'Hugaye; elle lui lança un coup d'œil de malice; et, gamine, mit un doigt sur ses lèvres, prenant un air sage.
Ce pendant quoi, sa pensée s'activait, profitant de son silence. Avec l'audacieuse indépendance de jugement qui lui était coutumière, elle se prenait à suivre le banal déroulement des propos,—d'une aimable insignifiance; se distrayant à étudier les mentalités diverses qui se révélaient avec candeur, marquées, d'ailleurs, de la commune empreinte du milieu.
A travers les vitres, d'une pureté immaculée, elle apercevait le beau parc qui s'enfonçait dans la nuit; où elle eût voulu pouvoir errer à sa fantaisie, insouciante des plats raffinés qui lui étaient présentés par les valets, gantés de blanc, dont le ministère s'accomplissait gravement, à travers la vaste salle à manger où les boiseries encadraient de précieux panneaux, œuvre de Van Loo.
Monseigneur, lui, dégustait en connaisseur les mets que Mme de Ryeux s'était ingéniée à lui faire préparer, et elle jouissait de son succès avec une vivacité qui épanouissait sa vieille et douce figure. Tout à fait, pour le moment, elle participait à l'imperturbable optimisme de Monseigneur qui s'affirmait, une fois de plus, en sa conversation.
Tandis que tous partaient en guerre contre le gouvernement—si antireligieux!—lui estimait que, peu à peu, toutes les difficultés s'aplaniraient, et il entrevoyait l'âge d'or d'une réconciliation universelle. Les douairières ne paraissaient pas partager sa confiance, mais elles n'osaient protester, doutaient ou soupiraient tout bas; tandis que, tout haut, Étienne, d'humeur combative, remettait les choses au point, discutait les questions sociales qui lui étaient chères avec le grand vicaire. Celui-ci, évidemment, ne partageait pas les bienveillants espoirs de Monseigneur et l'écoutait pérorer avec un scepticisme indulgent.
Claude eut un imperceptible geste de surprise en l'entendant tout à coup abandonner, par une exclamation, les considérations ardues que lui infligeait Hugaye:
—Ne pensez-vous pas, mon bon ami, que nous tenons là des propos peu distrayants pour ces dames et surtout pour une jeune fille comme Mlle Suzore?...
Étienne allait répondre que de telles questions étaient bien familières à Claude; mais elle lui jeta un léger signe pour qu'il ne la fît pas sortir du personnage où il lui plaisait de s'enfermer ce soir-là; et alors, il laissa le grand vicaire, qui était mélomane, se lancer vers les sphères musicales où, résolu, il appela Claude. A un degré surprenant, il était au fait du mouvement musical contemporain; et il parut ravi que Claude, entraînée malgré elle, lui parlât des œuvres qu'elle exécutait ou aimait, des artistes avec qui elle avait joué, des grands concerts classiques, qu'il suivait autant que possible...
Mais le dîner finissait; et Mme de Ryeux se levant, donna le signal de regagner le salon dont les portes-fenêtres étaient large ouvertes sur la terrasse.
Sans hésiter, Claude se glissa dehors, invinciblement attirée par la belle nuit lumineuse qui sentait bon le printemps.
Mais à peine elle avait fait quelques pas sur la terrasse, qu'elle s'arrêta court. Distinctement, dans le silence du soir, arrivait à elle le bruit approchant d'une auto qui roulait à toute vitesse. Entre les arbres, déjà apparaissait l'éclair des phares.
Son cœur se prit à battre à coups pressés, tandis qu'une pensée déchirait son cerveau, bizarre un peu:
—Voici ma destinée qui vient!...
Immobile, elle demeura dans l'ombre, regardant approcher l'auto qui sortait de l'avenue d'honneur, tournait et allait s'arrêter devant le perron, sur l'autre face du château.
Elle entendit le bruit des exclamations, des voix, de l'auto qui regagnait les communs; puis elle vit s'ouvrir la porte du salon où tous s'agitaient; et Charlotte de Ryeux entra la première, enveloppée encore de son cache-poussière, le voile écarté nimbant son visage à la Rubens; derrière elle, lui, incroyablement jeune vraiment, robuste, élégant, dans son allure de reître hardi aux prunelles caressantes.
Tendrement, il baisait au front sa vieille maman qui le considérait, comme toujours, avec une joie extasiée; tandis que Charlotte s'excusait de leur retard, causé par une panne qui les avait obligés à dîner à Chantilly, devant la constatation qu'ils ne pourraient être à la Saulaye pour sept heures.
Les saluts, les propos se croisaient, animaient le grand salon paisiblement endormi, un moment plus tôt. Claude entendait Mme de Ryeux insister pour faire servir aux voyageurs un petit repas qu'ils refusaient; puis tous deux disparurent afin d'enlever leurs vêtements de voiture.
Alors seulement, elle prit conscience que, de la terrasse, elle avait regardé la scène, comme elle eût assisté à quelque spectacle auquel elle était étrangère, notant avec une attention machinale les gestes, les attitudes, les paroles...
Quand Raymond et sa femme furent sortis, comme dans la reprise de la réalité, au réveil, elle se prit à murmurer:
—J'ai été folle de venir!... La sagesse, ce serait de remonter dans ma chambre sans qu'il m'ait vue, lui laissant ignorer ma présence, ce soir... Et puis, demain, garder sans cesse Hugaye près de moi.
Mais le destin ne lui permettait pas cette tardive sagesse. Étienne apparaissait au seuil d'une des portes-fenêtres et appelait:
—Claude, vous êtes là?
—Oui...
—Rentrez, vous allez avoir froid!
—Non, la nuit est délicieuse.
Elle restait appuyée contre le parapet de la terrasse, les mains pendantes dans les plis de sa robe. La brise du soir frôlait sa bouche, tout son visage, que rosait sa fièvre soudain ravivée. Il se rapprocha:
—Mme de Ryeux vous réclame. Raymond et sa femme viennent d'arriver.
Elle dit lentement.
—Je sais,... je les ai entendus...
A l'entrée du salon Mme de Ryeux insista, de sa voix fatiguée:
—Claude, ma petite, ne restez pas ainsi à l'humidité. Rentrez... Vous allez vous enrhumer!
Allons, il fallait obéir. Il ne lui était pas permis de demeurer à l'écart avec Hugaye, dont la présence l'eût protégée...
Protégée?... elle? protégée contre qui?... Voici maintenant qu'elle avait besoin d'être protégée comme une timide pensionnaire!
Son orgueil se révoltait.
Elle rentra. Les domestiques apportaient des rafraîchissements pour les de Ryeux. Les douairières échangeaient des paroles quelconques; Monseigneur somnolait un peu; le grand vicaire parcourait le journal du soir. Sous la lampe, les deux demoiselles de compagnie travaillaient, parlant à voix basse.
Claude alla s'asseoir à l'écart, devant une table; et, machinalement, se mit à feuilleter un album de gravures anciennes qu'elle ne voyait pas; car elle venait d'entendre s'ouvrir, de nouveau, la porte du salon et Mme de Ryeux s'exclamait:
—Enfin! te voilà, Raymond! Je suis bien contente!
De toute sa volonté, elle s'interdit de tourner la tête. Mais Mme de Ryeux l'appelait:
—Claude, mon enfant, pourquoi restez-vous ainsi, loin de nous? Venez donc ici, qu'on vous dise bonjour!... Je suis sûre que Raymond est enchanté de vous trouver!
O candeur maternelle!... Était-ce même seulement enchanté qu'il était?... Avant qu'elle se fût approchée, il était devant elle qui se levait lentement, repoussant l'album. Dans ses yeux, il y avait une lueur de joie presque sauvage. Lui aussi, articulait les premiers mots échappés à Étienne:
—Comment, vous! vous ici!... Il y a longtemps?
—Je suis arrivée à six heures et demie.
Brusque, il interrogea avec une sorte de violence:
—Mais comment, pourquoi êtes-vous ici? C'est exquis... et terrible!
Le dernier mot, il l'avait jeté comme pour lui-même, presque bas. Si elle l'avait entendu, elle n'en laissa rien paraître et dit négligemment:
—Je suis venue afin de jouer du violon demain aux offices. Mme votre mère m'a demandé d'arriver ce soir pour profiter un peu de la campagne.
—Ma mère aurait dû me prévenir...
Elle leva, une seconde, vers lui, des yeux interrogateurs, mais ne dit rien.
Alors, il finit:
—Me prévenir qu'elle vous invitait.
—Parce que vous ne seriez pas venu?
—Peut-être... Du moins, j'aurais dû m'abstenir... s'il me reste un atome de raison.
Il ne poursuivit pas, Charlotte à son tour entrait ennuagée de bleu tendre, et Claude se détournait pour l'aller saluer.
Elle, aussi, eut un regard stupéfait—mais peu charmé,—à la vue de la jeune fille.
—Comment, voilà Mlle Suzore?... Raymond, vous ne m'aviez rien dit de cette aubaine, qui doit vous ravir d'aise!
—Comme vous-même, Charlotte, qui appréciez autant que moi, je suis sûr, le talent de Mlle Suzore. Mais j'aurais été fort en peine de vous prévenir d'une présence que j'ignorais.
—C'est la surprise que je t'avais annoncée! expliqua la voix douce de la vieille marquise. Je savais bien que la présence de Claude te serait agréable!
—Soyez certaine, ma mère, que vous avez très bien réussi, dit Charlotte avec un éclat de son petit rire aigu. Mademoiselle Suzore, puisque vous êtes une très jeune invitée, voulez-vous m'aider a offrir les rafraîchissements?
—Bien volontiers, madame.
Docile, elle prenait les verres de sirop glacé, les tasses de chocolat, les présentant comme Charlotte, qui fut d'ailleurs, presque aussitôt, arrêtée dans ses fonctions, par Monseigneur, lequel l'invitait à s'asseoir à ses côtés.
Alors, derrière Claude, debout près de la table des rafraîchissements, la voix de Raymond de Ryeux s'éleva:
—A mon tour, mademoiselle, puis-je réclamer de votre obligeance une simple tasse de thé... comme autrefois, dans le studio. Quel bon temps c'était là!... Pourquoi est-il fini?
Claude tressaillit... Ah! oui! pourquoi était-il fini, ce temps où, si simplement, elle se plaisait avec Raymond de Ryeux!
Se raidissant, elle jeta, railleuse:
—En ce temps-là, vous ne redoutiez pas comme maintenant de me voir...
—Est-ce que je redoute cela?... Je le devrais bien, en tout cas, puisque je me rappelle une parole lue dans ma jeunesse: «Celui qui aime le danger y périra.»
Elle haussa les épaules, tout en versant le thé dans la tasse, comme jadis...
—Je ne sais quel danger vous craignez de courir!... Mais j'imaginais que, comme moi, vous jugiez que c'est justement le danger qui donne de la saveur à la vie... Le danger bravé et vaincu!... Connaissez-vous un plaisir qui vaille celui-là?
—Vaincu?... Et si le danger est vainqueur? Vous vous croirez donc, toujours—naïvement—assurée de triompher?...
—Bien entendu... du moment que je veux triompher!
Obscurément, en lui, bondit une rage contre cette impossibilité qu'il avait de la saisir, de la vaincre, elle... De tenir, défaillante entre ses bras, cette orgueilleuse, de voir ces lèvres savoureuses, si jalousement gardées, s'entr'ouvrir frémissantes sous les baisers et les mots d'amour...
Il se pencha vers elle un peu:
—Quelle confiance vous avez en votre volonté! Que savez-vous, si même, malgré vous... vous ne connaîtrez pas aussi, à votre tour, ces heures où la tentation gronde si âpre, si enivrante que l'unique volonté qui demeure dans l'être, c'est de s'y abandonner, les yeux clos, épouvanté et extasié.
Lentement, elle tourmentait la cuiller dans son verre d'eau glacée, la tête un peu inclinée; et il ne rencontrait pas son regard, puisqu'il ne voyait que le profil perdu qui était grave et surtout la nuque où, sous la lumière d'une lampe, les cheveux semblaient poudrés d'or. La lumière frôlait le bras nu, les doigts, et il eut l'impression qu'un frémissement les faisait trembler un peu...
Sans relever la tête, elle dit d'un bizarre accent, tout à la fois léger, ironique et vibrant:
—En effet, je ne sais rien de ce que vous dites!... Qui peut, en effet, répondre de l'avenir?... Mais je verrai bien... quand il sera temps!
Hugaye se rapprochait. Aussitôt, changeant de temps, il interrogea:
—C'est la première fois, je crois, que vous venez à la Saulaye?... Vous plaît-elle?
—Infiniment!... Mon arrivée, au crépuscule, a été... adorable!
—Eh bien, si vous le permettez, demain je vous montrerai des coins de forêt, tout proches, qui feront votre joie...
—Demain?... Mais je ne sais trop si je m'appartiendrai demain...
—Bien entendu, oui... Je suppose que vous n'allez pas, sans interruption, enchanter de musique, Monseigneur. Entre messe et vêpres, vous serez à vous et... à nous! Et dès ce soir... Est-ce que je puis vous faire une confession?
—Dites...
—Savez-vous que rien que de vous voir, j'ai été saisi de la tentation folle de...
—De?...
Les yeux sombres interrogeaient.
—De faire un instant de la musique avec vous ce soir, puisque demain, vous n'êtes pas sûre de votre liberté. Je vous en supplie, ne dites pas non! Jouons quelque chose... Il y a si longtemps que je n'ai pas eu cette joie!... Un siècle!
La voix avait une douceur ardente; et elle sentait combien de tout son être, il désirait la jouissance qu'il réclamait... Et voici que tout à coup, en elle aussi, montait l'aveugle souhait de ressusciter les minutes du passé...
Hésitante, elle dit:
—Mais personne ne demande que nous fassions de la musique... Nous serions très indiscrets en nous imposant ainsi.
—Oh! sûrement non!
Une allégresse triomphante flambait dans ses prunelles, et avant qu'elle eût pu se défendre, tout haut, il s'exclamait:
—Ma mère, j'ai bien grande envie de jouer un instant avec Mlle Suzore... Voulez-vous me le permettre?
Plus vivement que tous, oublieux du décorum, le grand vicaire s'écriait déjà tout le premier:
—Oh! monsieur de Ryeux, quelle heureuse idée vous avez là!
Tous plus ou moins insistaient. Claude était vaincue; mais elle objecta:
—Nous n'avons pas de musique...
—Qu'est-ce que cela fait? Vous et moi, nous savons par cœur l'Aria et l'Humoresque. Nous les avons si souvent joués ensemble cet hiver...
—Cet hiver, oui... Mais depuis... Ça va aller très mal...
—Oh! que non! Je suis sûr de vous... Et de moi-même, puisque je joue avec vous...
—Alors... soit... Courons la chance!
Le violon de Claude avait été apporté. Raymond préluda. Sur les cordes, l'archet vibra en un beau son, large et grave.
Et, instantanément, de par la puissance magique de l'harmonie, ils furent seuls, comme aux heures de l'hiver enfui, oublieux des présences étrangères, emportés par le souffle de l'art et de la passion qui, soudain, les enveloppait, pénétrant tout leur être.
Quand ils se turent, la même lueur flambait dans leurs prunelles, invinciblement attirées l'une par l'autre. Des applaudissements les remerciaient; ceux du grand vicaire, enthousiastes; et Monseigneur s'exclamait paternellement:
—Quel beau talent vous avez, mon enfant. Vous ne sauriez assez en remercier le Seigneur!
—Peut-être est-ce de ma part un jugement téméraire?... mais je ne suis pas sûre que Mlle Suzore le fasse très souvent! jeta la voix haute de Charlotte de Ryeux, avec un petit rire mordant. Mes félicitations, Raymond, vous accompagnez comme un professionnel! Vraiment, vous pourriez partir en tournée avec Mlle Suzore!... Vous seriez de force!
—Vous entendez? mademoiselle, fit Raymond impassible.
—Mme de Ryeux a raison. Vous seriez de force, approuva Claude, aussi calme que lui devant l'attaque dont elle riait. Mais ni vous ni moi ne faisons de tournée...
Charlotte ne répondit rien. Si les regards eussent suffi, elle eût pulvérisé ces deux êtres dont le talent et le succès l'exaspéraient. Dix heures et demie sonnaient. La vieille Mme de Ryeux aimait à se coucher de bonne heure. Elle donna le signal de la séparation du soir; et ce fut le petit brouhaha des bonsoirs échangés, des pas sur les dalles du vestibule, les marches de l'escalier; des portes qui se fermaient.
Claude laissa retomber la sienne et, d'un geste rapide, elle éteignit la lampe électrique qui brûlait sur la cheminée. En ce moment, la lumière lui était odieuse, mais elle écarta les persiennes closes; et son regard chercha le large ciel paisible, comme son visage souhaitait la fraîcheur de la nuit à laquelle, machinalement, elle offrait sa main que semblait encore brûler le baiser correct de Raymond de Ryeux, donné devant tous.
Une indéfinissable senteur de lilas et de feuille émanait de la brise tiède qui frôlait sa bouche.
Des minutes coulèrent dont elle n'avait pas conscience. Debout devant la fenêtre, elle regardait le grand parc sombre où le clair de lune découpait des allées sablées d'argent...
Mais avec un geste de révolte, elle se retourna soudain:
—Allons, pas de rêvasseries stupides! Il faut dormir... Demain, à cette heure, je serai chez moi dont je n'aurais pas dû sortir!
Une seconde, machinalement, elle regarda, autour d'elle, dans la pénombre, la jolie chambre, élégante et confortable, le lit préparé, les fleurs qui embaumaient la cheminée. Puis, rabattant les persiennes, cette fois, elle chercha la lumière; et ne voulut plus penser qu'à se dévêtir.
XXI
Était-ce la chambre inconnue, ses nerfs trop vibrants, la griserie de l'air parfumé, Claude dormit très mal.
Quand la femme de chambre vint frapper à sa porte, à l'heure matinale qu'elle avait indiquée, il y avait bien peu de temps qu'elle venait de s'endormir d'un lourd sommeil. Pourtant, vite, elle se leva et s'habilla, avide d'errer à travers la campagne délicieuse dont elle voyait la jeune verdure s'ouvrir dans la lumière. Et telle était sa hâte d'être dehors, qu'elle ne s'assit même pas pour boire le déjeuner que la femme de chambre avait apporté sur un plateau.
Alors elle descendit dans le parc. Il était solitaire. La plupart des fenêtres apparaissaient closes encore par les persiennes. Seuls, les appartements du rez-de-chaussée étaient large ouverts.
A pleines lèvres, elle but l'air frais. Debout dans une allée inondée de soleil, elle demeurait immobile, allongeant devant elle, d'un geste d'enfant, ses bras nus à demi, pour sentir la chaude caresse sur sa peau.
—Déjà en promenade? dit une voix à ses côtés. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit hier soir que vous vouliez, dès l'aube, explorer la Saulaye? J'aurais eu soin d'être prêt à temps pour vous en faire les honneurs...
Les yeux de Raymond de Ryeux l'enveloppaient de leur allégresse triomphante tandis qu'il lui tendait la main. Simplement, elle répondit:
—Cela me tentait de m'en aller seule à l'aventure!
—Est-ce là un avis discret pour que je vous laisse?...
—Non, si vous n'exigez pas que je me comporte en dame bien élevée et vous tienne conversation...
—Vous ferez... comme vous voudrez!... Je ne vous demande pas si vous avez bien dormi... Vous êtes fraîche autant qu'un bébé!
—Vraiment?... Eh bien, j'ai très mal dormi, au contraire. Sans doute... parce que je ne suis pas habituée au grand air de la campagne!
Lentement, ils s'étaient mis à marcher à travers le parc où la rosée étincelait au soleil matinal, avivant le vert éclat des pelouses.
Respectueux du souhait qu'elle avait exprimé, il ne parlait pas; mais insatiable, il la regardait, voulant la jouissance de contempler la ligne du profil, libre jusqu'au front, car les boucles capricieuses frôlaient l'autre tempe seule; ses yeux embrassaient d'un regard ravi, le jeune corps souple, depuis les pieds fins, bien chaussés, jusqu'au visage passionné et mystérieux qu'ombrait la capeline de paille. Elle portait une robe blanche tout unie; mais la forme en était impeccable; et la blouse de linon dont le col rabattu dégageait le cou, était garnie d'une précieuse broderie. Lui, notait tous ces détails; et difficile sur le raffinement de la toilette féminine, il lui savait gré d'être ainsi élégante, dans sa simplicité voulue.
Soudain, elle s'exclamait:
—Comme c'est bon de ne plus voir des maisons lépreuses, des cheminées, de pauvres rues poussiéreuses, de la misère. C'est bon... C'est bon!... Je voudrais qu'Élisabeth fût ici! Elle me comprendrait, elle qui aime tant la nature... En cela, du moins, nous nous ressemblons!
—Rien qu'en cela?
—Je le crains...
Elle s'arrêta, une ombre sur le visage, comme si, brusquement, se fût fermée devant elle une porte ouverte sur l'espace lumineux.
Silencieuse, elle continua de marcher. Ils étaient sortis du parc. La route, devant eux, fuyait toute blonde entre ses deux bordures d'herbe fraîche où pointaient les corolles pâles de milliers de coucous. Les branches, sous la brise, découpaient sur la route l'ombre de leur jeune verdure, luisante de soleil. Une clarté transparente dorait les verts tendres, les verts acides, les verts de chaude émeraude. Elle avançait, le visage à demi penché. Derrière elle, monta la voix de Raymond, un peu assourdie, avec un accent d'ardente prière:
—Claude, ce m'est une torture de voir fuir, si mal employés, ces pauvres instants de solitude près de vous!
Vive, elle tourna vers lui sa tête volontaire, soudain dressée.
—«Claude!» Mais... vous ai-je jamais permis de m'appeler par mon nom? Je ne me le rappelle pas du tout!
Presque rudement, il dit, se rapprochant d'elle, car le sentier devenait plus étroit, fuyant vers une clairière:
—Est-ce que, par hasard, vous vous imaginez que, pour moi, vous êtes la farouche Mlle Suzore qui contemple les hommes du haut de son orgueilleux féminisme?
—Non?... Vraiment non?... Je ne suis pas Mlle Suzore?... Et alors, que suis-je donc?
Elle continuait de marcher lentement, sans plus le regarder. Sa main, au passage, frôlait les feuilles d'un geste inconscient.
—Pour moi, vous êtes la créature unique qui ne ressemble à aucune autre, l'enfant, la femme dont j'ai peur et près de laquelle pourtant, je suis invinciblement ramené... toujours!... Comment avez-vous pu me donner une pareille soif de vous!... dont je ne peux pas me guérir!... Vous avez dormi cette nuit... Moi, ça m'a été impossible! J'étais... ivre, à l'idée que vous vous trouviez là!... près de moi, bien près!... et pourtant si loin!...
Il y avait dans sa voix une sorte de colère; s'il n'avait été absorbé par sa propre pensée, il eût vu qu'elle était devenue très pâle. Mais comme elle continuait à regarder droit devant elle, vers la clairière ensoleillée, il ne pouvait s'apercevoir de l'étrange expression des yeux qui avaient un éclat sombre. Comme si le souffle lui eût manqué soudain, elle respira profondément. Puis, sa voix de contralto devenue presque dure, elle jeta:
—Quelles folies dites-vous donc, ce matin? Ainsi vous parleriez, à la première coquette quelconque, dans votre monde!... Moi, je n'ai jamais été coquette avec vous!...
Du même accent, contenu et violent, il articula:
—Mieux eût valu, pour moi, que vous le fussiez!... J'aurais su me défendre! Je ne me serais pas laissé envoûter, comme je le suis..., misérablement...
Apre, elle interrompit:
—Dites «stupidement»... puisque vous reconnaissez que je n'ai rien fait pour... pour vous induire en tentation. Si vous êtes incapable d'approcher une femme jeune, en ami...—c'est ce que vous m'avez dit vouloir être pour moi!—alors...
Il y eut une imperceptible pause dans ses paroles:
—...alors, c'est très simple, nous ne nous verrons plus... Ainsi, soyez sans inquiétude à ce sujet... Vous arriverez bien vite à oublier votre... fantaisie pour moi!
—Ah! vous pensez que c'est une «fantaisie?» Vous vous faites vraiment trop peu d'honneur!... Ne plus vous voir!... Sincèrement, vous vous imaginez que j'accepterais cela?
—Mais... il le faudra bien!
—Pourquoi?
—Parce que... je l'ai compris... cela doit être...
Lentement, la voix dure, elle prononça les derniers mots; et elle avait la bizarre impression que ce n'était pas elle qui parlait; mais la Claude de jadis, l'enfant élevée par Élisabeth Ronal, qui prononçait, par la force de l'habitude, des mots qu'on lui avait appris... et auxquels elle ne croyait plus...
Avec emportement, il répétait:
—Parce que cela doit être?... Mais qu'est-ce que cela me fait ce qui doit, ou ne doit pas être?... Je ne sais qu'une chose, le besoin que j'ai maintenant de votre présence, de votre voix, de vos yeux, de votre sourire, de la douceur de vos lèvres...
La voix frémissante, elle jeta, l'interrompant:
—Taisez-vous! Taisez-vous donc!... C'est de la littérature tout cela!... Et j'ai l'horreur du roman... Vous feriez mieux d'articuler franchement la vérité... que je ne comprends que trop!... Ah! je le sais ce que vous voudriez... Ce que je ne veux pas, moi!... Et ce qui ne sera pas! Vraiment, si vous pouviez mesurer le mépris que j'ai de vous... Ah! vous perdriez bien l'envie de me revoir jamais plus!
—Claude!... Eh bien, prenez-le, ce droit, de me mépriser!
D'un geste soudain, impérieux, il l'enlaçait... Et sa bouche s'abattit sur les lèvres frémissantes, en un baiser avide, profond... Un baiser lourd sous lequel s'étouffa son cri de colère:
—Oh! c'est indigne!
Elle s'était raidie, cherchant à dérober son visage. Mais il était le maître... Si étroitement, il la tenait, que son effort se brisait... Une brutale défaillance de ses nerfs, tout à coup, l'immobilisa sur la poitrine où elle sentait les battements fous du cœur, sous la caresse des lèvres, qui ne se détachaient pas des siennes...
Du plus intime de son être bouleversé, une pensée montait:
—C'est divinement doux, un baiser... Comme ils m'ont tous trompée, à me dire que l'amour ne vaut pas le prix qu'il coûte...
Ses paupières s'abaissaient comme pour voiler la défaite de son orgueil. Il lui semblait qu'elle s'abîmait dans un gouffre où la jetait un vertige enivrant...
Mais ce ne fut qu'une seconde...
Déjà une révolte la soulevait; et ces lèvres qui ne voulaient pas quitter les siennes, elle les mordit...
Il se redressa avec un cri de colère. Des gouttes de sang pointaient à sa lèvre.
—Claude!
D'un bond, elle s'était écartée.
—Eh bien, quoi?... Je me défends comme je peux!
Devant la clairière tachetée de soleil, ils se tenaient debout l'un devant l'autre, comme deux ennemis qui se mesurent. Et cependant... cependant en eux... obscurément, criait le désir de recommencer la caresse délicieuse.
Mais l'orgueil les gardait.
Fiévreusement, elle passait la main sur sa bouche comme pour en rejeter l'empreinte des lèvres qui venaient de les brûler, ainsi que le feu même.
—C'est lâche, ce que vous venez de faire... Oh! que c'est lâche!...
Lui était très pâle. Une lueur flambait dans ses prunelles.
—C'est lâche... Surtout, c'est fou!... Je vous demande pardon... Naturellement, si j'avais réfléchi, j'aurais essayé de mieux me maîtriser... Vous devez me pardonner, Claude, car je vous aime... Ah! je vous aime... misérablement!
—Que voulez-vous que cela me fasse! jeta-t-elle avec une violence orgueilleuse. C'est lâche, lâche, lâche! d'avoir profité de ce que j'étais chez vous... de ce que je marchais confiante près de vous, pour prendre mes lèvres, de force... comme un voleur.
Elle lui lançait les mots au visage, les dents serrées... Et il ne pouvait savoir que, dans tout son être frémissant, il y avait autant de colère contre lui, que contre elle qui avait aimé l'ardente caresse de son baiser.
Les bras croisés, droit devant elle, il la contemplait:
—Vous êtes dure!... C'est que vous ne savez pas... Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est la tentation, pour l'homme!... Croyez-vous donc que, tout l'hiver, je n'aie pas lutté contre cette hantise torturante que vous m'avez donnée de vous? Vraiment, il a fallu, je crois, la surprise de vous trouver ici, pour que je trahisse ma folie!
—Dites votre infamie...
—Une infamie?... Est-ce ma faute, si je suis ivre de vous? Ah! oui! je pourrais le dire, que je regrette... ce qui vient d'arriver. Ce serait une hypocrisie... Non, je ne le regrette pas... J'ai connu une de ces secondes qui se payent de n'importe quel prix... Et ce prix, dans la minute présente, c'est votre colère... Et la soif de vos lèvres... que je n'ose reprendre...
—Avez-vous fini de déraisonner? interrompit-elle durement. Son visage était aussi blanc que sa robe; mais une lueur de tempête—splendide—flambait dans ses yeux. Pour qui donc me prenez-vous?
—Est-ce que je sais?... Pour moi, vous n'êtes plus que l'amour... Seulement l'amour!...
Sans un mot cette fois, elle se détourna vers le chemin de la Saulaye. Mais dans son allure il n'y avait aucune hâte. Il ne fallait pas qu'il pût imaginer qu'elle avait peur de lui...
Dans l'air, des sonneries de cloches tintaient... Y avait-il longtemps? Pour la première fois, elle les entendait et elle tressaillit toute.
—Oh! les cloches de la messe!... Et je suis ici! Et l'on m'attend là-bas...
Elle se redressait comme une créature soudain réveillée; et en courant, elle descendait l'allée lumineuse; sa fièvre calmée une seconde par cette nécessité d'agir... et d'agir sans retard! L'impression l'enveloppait qu'elle venait de faire un songe redoutable et exquis...
Sur le perron, se tenait la vieille marquise, très agitée, l'air aussi mécontent que pouvait le prendre sa douce figure:
—Mais, ma petite, où étiez-vous donc? Je vous ai fait chercher partout!... Le premier coup de la messe est sonné; et l'organiste vous réclamait pour répéter avec vous...
Claude se jugeait dans son tort et elle subit l'algarade, sans impatience; même, elle voulut calmer les inquiétudes de Mme de Ryeux.
—Ne soyez pas tourmentée, madame. J'ai répété déjà à Paris avec votre organiste. Tout ira bien. Je pars tout de suite, après avoir pris mon violon...
—La voiture va vous attendre, mon enfant...
—Non... non... c'est inutile... je préfère aller à pied.
D'instinct, elle redoutait que le repos ne ressuscitât le sentiment qu'elle n'avait pas rêvé. Au plus profond de son être, elle sentait grandir une tempête où luisaient d'éblouissants éclairs, qu'étouffaient des rafales; et des mots... inentendus jusqu'alors... bruissaient incessamment dans son cerveau...—Dans son cœur aussi, hélas!
La messe commençait quand elle entra dans l'église. En quelques secondes, elle eut grimpé l'escalier conduisant à la tribune. L'organiste, à sa vue, jeta une exclamation d'allégement.
—Ah! mademoiselle, que j'étais inquiet en ne vous voyant pas arriver! Je comptais que nous aurions, comme il était convenu, une répétition avant la messe...
Machinalement, elle dit:
—Je regrette... Mais... une circonstance imprévue m'a retardée... Tout ira bien sûrement... Ne vous inquiétez pas!
Telle était sa probité d'artiste qu'il lui était pénible d'avoir manqué à sa parole. Seulement, elle savait aussi qu'avec la fièvre qui dévorait ses nerfs, elle jouerait comme en ses meilleurs jours.
Du haut de la tribune, elle apercevait tous les hôtes de Mme de Ryeux. Au premier rang, se tenait la vieille marquise, la tête penchée sur son livre de prières; près d'elle, Charlotte, dont les cheveux de soie blonde luisaient sous la paille sombre de son chapeau, et Lola, arrivée le matin avec sa tante, la grosse Argentine; puis les douairières et leurs suivantes. Lui... lui n'était pas là.
Un soupir de délivrance souleva sa poitrine, mais s'étouffa aussitôt. Car, au moment même, elle l'apercevait qui entrait, correct, calme avec son aisance audacieuse. Comment avait-elle pu supposer qu'il ne viendrait pas, quand ce n'eût été que pour sa mère qu'il entourait toujours—elle l'avait constaté—d'un affectueux respect...
En gagnant sa place, il leva la tête vers la tribune. Mais il ne pouvait la voir, car elle s'était adossée au mur, en arrière, loin de l'orgue; de toute sa volonté, raidie contre l'orage qui la bouleversait toute. Avec une âme étrangère, elle regardait les petites, voilées de blanc pour la procession, les garçonnets, gauches dans leurs vêtements de fête; les abbés disposés en couronne dans les stalles, autour de l'évêque, solennel en son fauteuil de cérémonie couronné d'un dais; et le prêtre qui officiait, revêtu de l'étincelante chasuble, offerte par Mme de Ryeux; et les chantres dont les voix campagnardes clamaient les prières liturgiques; et la foule endimanchée des fidèles...
Elle ne priait pas. Car il n'y avait pas de foi ni d'élan religieux dans son âme absorbée par le seul souci de la vie. Et selon la parole du livre saint: «La grâce ne fructifie pas en ceux qui ont le goût des choses de la terre.»
Dans ses yeux, dans son cerveau, dans son cœur, elle avait l'obsédante vision d'une clairière ensoleillée, d'un visage d'homme penché vers le sien avec une expression que jamais encore elle n'y avait vue... Sur ses lèvres, bien qu'elle les eût inondées d'eau froide, dans sa chambre, il lui semblait sentir encore la bouche frémissante qui lui avait murmuré des mots que leur accent rendait inoubliables...
Comment, pourquoi ne s'était-elle pas révoltée mieux contre la brutalité du geste?... Comment l'avait-elle subi un instant, non pas seulement vaincue par la force... mais grisée soudain comme par un philtre enivrant et terrible... Oh! cette défaillance inexplicable qu'elle avait eue là!... Quelle colère, elle en éprouvait contre elle-même! Quel mépris pour la misérable créature qu'elle avait été en cette seconde-là; la même créature qui, dans le mystère de son cœur, tressaillait d'une allégresse insensée, quand il lui disait «qu'elle était tout pour lui... L'amour... seulement l'amour...» Et il était ivre d'elle...
—A quoi bon tenter de m'illusionner! précisait-elle, impitoyable, ces paroles m'étaient douces comme elles l'auraient été à la première gamine venue... Mais quelle fille suis-je donc! Est-ce que Sonia aurait dit vrai?... Est-ce que je ne serais qu'une pauvre créature faite pour l'amour?...
—Mademoiselle Suzore, venez-vous? C'est le moment.
Elle tressaillit, arrachée au cercle de feu qui l'enserrait.
—Oui, je viens.
Elle était comme une créature qui reprend conscience d'elle-même; et elle eut une aspiration lente pour faire entrer dans son être, l'air qui chasserait le poids appesanti sur elle; puis elle prit son violon et vint se placer près de l'orgue.
Alors, ainsi que le programme l'avait décidé, elle commença cet Aria de Bach, qu'ils avaient, lui et elle, joué si souvent durant l'hiver, qu'ils avaient joué encore le soir précédent...
Aux premières notes, les têtes se dressèrent vers la tribune. Elle ne regardait pas; et cependant, elle vit se tourner vers elle,—invisible,—le visage de l'homme qui l'aimait...
«Qui l'aimait...» Elle le savait bien, ce que, pour lui, aimer signifiait! Alors, comment ne l'avait-elle pas souffleté, au lieu de demeurer entre ses bras, pareille à une esclave docile?...
La pensée déchira son cerveau et une flamme lui empourpra les joues. Mais aussitôt, résolument, elle chassa l'humiliant souvenir et chercha le baume de la musique. Peu à peu, comme toujours, l'harmonie prenait tout son être d'artiste. Ah! que c'était bon d'oublier la honteuse minute et de se ressaisir!...
Jusqu'à la fin de la messe, elle demeura ainsi, la volonté tendue, pour ne pas se souvenir, ni penser, dans les intervalles où elle ne jouait pas. Elle songeait seulement:
—Si je pouvais partir tout de suite... ne plus le voir...
Partir?... Mais ce lui était impossible! Il fallait encore qu'elle jouât au Salut, à trois heures; elle s'y était engagée. Et jusque-là, elle ne pouvait pourtant se terrer dans sa chambre pour être sûre qu'il n'arriverait pas à l'approcher...
—Ce serait trop lâche! Est-ce que je ne suis pas capable de le tenir à distance?
Les cloches vibraient en sonneries, joyeuses, annonçant la fin de la cérémonie... Les mêmes cloches qu'elle avait entendues, là-bas, dans le sentier, près de la clairière...
—Oh! mademoiselle Suzore, quel talent vous avez! dit l'organiste enthousiasmé.
Ainsi, elle avait bien joué. Elle n'en avait pas eu conscience... Elle avait joué dans l'orage. Mais la musique, pour elle, était la langue de son âme; et dans son jeu, il y avait eu l'écho de l'ouragan qui grondait en elle.
Tous les hôtes de la Saulaye l'attendaient. Lui aussi, enfermé dans son personnage d'homme du monde, alors que, courtoisement, il lui adressait ses félicitations, au vu et su de tous... Ce clubman strictement bien élevé, était-ce le même homme qui, trois heures plus tôt, penchait vers elle un visage brûlé de passion? Puis, il demanda avec une tranquille aisance:
—Mademoiselle Suzore, vous qui aimez la campagne, revenez-vous à pied?
—Non, si j'ai le choix... J'ai été debout presque toute la matinée. Je suis un peu lasse...
Sans insister, il ouvrit devant elle, la portière du break, où étaient déjà Charlotte, Lola et les plus jeunes invitées de Mme de Ryeux... Et puis lui-même sauta près d'elle, prenant la dernière place vide.
—Comment, Raymond, vous revenez en voiture? jeta Charlotte, surprise.
—Pourquoi non, puisqu'il y a une place pour moi? Cela ne m'amuserait pas du tout de rentrer tout seul, comme un gamin en pénitence. J'espérais que Mlle Suzore aurait la générosité de venir me tenir compagnie.
Elle ne répondit pas. Elle causait avec Lola qui, à son ordinaire, lui manifestait une chaude admiration et assombrissait ainsi le visage de Charlotte de Ryeux.
La Saulaye était tout près de l'église, et, bien vite, apparut la haute allée de tilleuls, puis la terrasse. Mme de Ryeux et les douairières déjà ramenées par le confortable landau, y causaient avec une jeune femme, debout, toute mince dans son costume sombre.
A sa vue, une exclamation de joie, presque de délivrance, monta aux lèvres de Claude:
—Oh! Élisabeth!
Tout à coup, il lui semblait être protégée, défendue contre lui et contre elle... Sans toucher la main qu'il lui tendait, elle sauta en bas de la voiture et monta en courant les degrés de la terrasse.
—Oh! Élisabeth, quelle bonne idée vous avez eue là, de venir!
—J'ai pu m'échapper pour quelques heures; et vite, j'en ai profité. Qu'il fait bon ici!
—Je suis sûre, grande amie, que vous vous en trouvez déjà reposée!
—Tu te moques de moi! petite fille, sans te douter que tu dis là, pourtant, l'absolue vérité!
Gaiement, Mme Ronal riait, aspirant l'air parfumé qui rosait un peu la pâleur de son visage fatigué.
Mais Claude n'eut pas alors le loisir de lui parler davantage. Les hôtes de la Saulaye les entouraient; Hugaye venait à elle, lui disant, de sa manière brusque et franche, l'impression qu'il avait éprouvée à l'entendre, dans la petite église; et un éclatant carillon appelait au déjeuner, servi en grande pompe.
Un déjeuner où l'élément ecclésiastique dominait; car, en l'honneur de Monseigneur et de la cérémonie d'inauguration, Mme de Ryeux avait convié le curé et le vicaire de son église; et aussi, d'autres prêtres de Paris et de la région qui figuraient singulièrement auprès de Charlotte de Ryeux et de Lola très modern style, dans leur élégance. Quant à Claude, sa qualité d'artiste semblait rendre naturelle l'originalité de son type.
En d'autres circonstances, comme la veille au soir, elle se fût distraite à observer toutes ces personnalités diverses; à suivre la conversation dont la seule présence d'Élisabeth Ronal élevait le niveau. Car il y avait en elle une richesse de pensée qui, partout, toujours, agissait comme une force suggestive et invincible.
Mais de tellement loin, Claude entendait les paroles dites autour d'elle, qui lui semblaient prononcées dans une langue étrangère...
Tous ces êtres que préoccupaient la religion, la politique, leurs devoirs, qui vivaient obéissants au joug des lois morales, qu'avaient-ils de commun avec la créature révoltée qui, obscurément, se dressait en elle?... Tout à coup, avec une espèce d'épouvante, elle découvrait, qu'en somme, peu lui importaient les distinctions qu'on lui avait apprises, entre ce que ses maîtres appelaient le bien ou le mal. Docile, par le consentement de sa volonté, elle les avait écoutées. Mais la conviction n'était pas à l'essence de son être; et sous un choc mystérieux, ces idées, implantées en elle par l'éducation, chancelaient, s'évaporaient comme le parfum emprisonné dans un flacon soudain ouvert...
Voici qu'il lui apparaissait que ce devait être une jouissance merveilleuse, de s'enivrer d'amour, sans rien penser, sans réfléchir, ni lutter, ni craindre, les paupières closes, tressaillante aux baisers qui caressent et qui brûlent.
—Mademoiselle, est-ce que nous aurons encore le bonheur de vous entendre tantôt?
C'était le timide vicaire, son voisin, qui risquait cette question.
—... Quand vous jouez, on se croirait en paradis!
Elle leva sur lui ses prunelles brûlantes et dit, machinalement:
—Oui, tantôt, au Salut, je dois jouer encore.
Puis, d'un élan brusque, elle continua, elle si «fermée» d'ordinaire:
—Monsieur l'abbé, qu'appelez-vous la tentation?
Il la regarda, effaré par la soudaine question.
—Oh! mademoiselle... mademoiselle... la tentation?... Mais vous savez comme moi... comme tout le monde, ce que c'est... Le désir souvent très violent... d'une chose qui nous est interdite...
—Est-ce que vous pensez, monsieur l'abbé, que les mauvais chrétiens peuvent y résister?
Une seconde encore, il la considéra, interdit:
—Je crois, mademoiselle, que ce leur est plus difficile qu'aux âmes très pieuses, parce que, peut-être, ils implorent mal le secours de Dieu.
—Et vous êtes convaincu que Dieu vient au secours de ses créatures en péril?
—Oh! toujours, mademoiselle, quand elles le lui demandent avec foi, avec amour, avec humilité.
Elle répéta:
—Avec foi... amour... humilité... Il faut ces trois qualités... Alors, cela fait bien des conditions!... Et la seule volonté humaine vous paraît insuffisante?
—Elle est bien peu de chose, je crois, quand la tentation est très forte et que Dieu ne soutient pas, par sa grâce, l'être en péril.
Claude, cette fois, ne répondit pas... Elle n'avait ni foi, ni amour, ni humilité; et ce prêtre lui disait que la volonté humaine était bien peu de chose... Oh! cela, c'était vrai... Elle en avait bien peur... Alors?...
Elle se prit à parler au petit vicaire, des œuvres de charité de sa paroisse. A travers la distance, encore une fois, elle sentait sur elle, le chaud regard de Raymond de Ryeux qui appelait le sien—et lui murmurait, dans le silence... les choses qu'elle ne voulait pas entendre...
Elle ne pouvait soupçonner la tragique beauté que donnait soudain à son jeune visage, la tourmente qui passait sur elle, si violente que sa fière maîtrise d'elle-même chancelait...
Jusqu'à la fin du déjeuner, elle s'appliqua à causer avec le jeune prêtre dont la simplicité et la charité fervente l'apaisaient un moment. Ensuite, comme la veille, elle aida Charlotte et Lola à offrir le café; mais elle laissa la jeune femme servir son mari. Ce fut lui qui vint à elle sous prétexte de lui réclamer le sucrier qu'elle tenait; et hâtivement, la voix suppliante et sourde, il lui jeta, tandis qu'autour d'eux, tous causaient:
—Claude, ne soyez pas cruelle ainsi! Venez un instant marcher dans le parc... Il faut que je vous parle... Je vous jure que... vous pouvez venir avec confiance.
Elle secoua négativement la tête:
—Nous n'avons plus rien à nous dire.
Elle répondait cela... parce que son orgueil le lui dictait; mais, elle entendait, au fond de son cœur, la misérable Claude, surgie en elle, se révolter contre la contrainte qui lui était imposée. Libre, cette Claude-là, elle le sentait bien, fût allée marcher dans le parc, près de l'homme dont les paroles éveillaient en elle une volupté inconnue. Mais elle n'était pas libre. Et la fière Claude Suzore alla s'asseoir entre Élisabeth et Hugaye. Le grand vicaire vint les retrouver. Un cercle se forma autour d'eux. Mais Raymond de Ryeux ne s'y mêla pas. En maître de maison courtois, il s'occupait des hôtes de sa mère, promenait en conscience les amateurs, à travers le parc; et les sombres robes des prêtres se découpaient sur le sable blond des allées. Lola et Charlotte papotaient, un peu à l'écart sur la terrasse, non loin du groupe de Monseigneur et des douairières.
L'air était tiède; la douceur printanière baignait les êtres et les choses; dans le bleu limpide du ciel, les hirondelles traçaient des courbes larges. Les premiers papillons voletaient. Claude s'appliquait à causer; mais elle était si évidemment distraite que, tout à coup, Hugaye se pencha un peu vers elle:
—Est-ce que vous êtes souffrante? Claude.
—Souffrante?... Mais non!... pourquoi me demandez-vous cela?
Il hésita une seconde, avant de répondre.
—Vous n'avez pas votre visage accoutumé. Et vous paraissez si lointaine.
—Je suis fatiguée, voilà tout... J'ai mal dormi.
Il ne releva pas ses paroles, un peu impatientes. Mais elle devinait l'attention de son esprit observateur. Soudain, la peur la prit de la clairvoyance d'Élisabeth; et brusquement, elle s'enfuit dans sa chambre, avec le prétexte de son sac de voyage à préparer; car elle avait décidé Élisabeth à partir aussitôt le Salut, se dérobant aux instances amicales de Mme de Ryeux, pour les garder jusqu'au lendemain.
Dans sa chambre, enfin, elle était seule avec elle-même! Là, personne ne pouvait épier son attitude... Là elle était bien sûre qu'il n'oserait la chercher... Mais là aussi, rien ne la distrayait plus d'elle-même. Elle s'était jetée sur un fauteuil. Ah! si le sommeil avait voulu la prendre un moment, lui apportant l'oubli.
Quel inutile souhait! Elle était aussi incapable de repos que d'activité; son cerveau, son âme, tout son être meurtri par le tourbillon d'impressions et de pensées qui se heurtaient en elle...
Un coup frappé à sa porte la dressa soudain. La femme de chambre venait l'avertir que la voiture attendait pour la ramener à l'église. Déjà!... Tant de minutes avaient donc coulé?... Si absolument, elle avait perdu la notion du temps...
Vite, elle mit son chapeau, prit son violon et descendit. Devant le perron, comme le matin, le break attendait; déjà étaient montées Charlotte, Lola et Mme Ronal... Les vieilles dames et les prêtres étaient partis depuis un long temps pour assister au début des vêpres.
Ni Hugaye, ni lui n'étaient là... Ainsi, il avait renoncé à l'approcher... Tout juste, elle le reverrait sans doute au milieu de tous, à la minute de son départ. C'était bien ainsi, très bien...
Alors pourquoi, obscurément, en elle, cette sorte d'anxiété, pareille à un indéfinissable regret, à la pensée que, de la sorte, ils se sépareraient?... Elle l'avait voulu.
A l'entrée de l'église, elle laissa les jeunes femmes, pour monter à la tribune où l'attendait l'organiste qui accompagnait le chant des vêpres.
Elle poussa la porte, entra et, sur le seuil même, s'arrêta court. Debout près de l'organiste, à qui il parlait, se tenait Raymond de Ryeux.
Au bruit de la porte qui se fermait, il tourna la tête. Leurs regards, pour la première fois depuis le matin, se croisèrent, tout pleins d'une sorte de défi.
A la seule expression de son visage, elle comprit qu'elle n'éviterait pas son approche. Aussi clairement que s'il eût parlé, elle savait qu'il était venu l'attendre. Elle était trop fière pour se dérober; et la lutte, le danger l'attiraient toujours; mais ses traits prirent une impénétrable et dure expression.
Elle l'entendit murmurer à l'organiste:
—Je vous laisse; avant de descendre, j'ai un mot à dire à Mlle Suzore.
Le vieil homme inclina la tête. Alors lui vint à elle qui, lentement, préparait son violon. Avant qu'elle eût pu prononcer une parole, tout bas, il articulait, une prière passionnée dans la voix:
—Claude, écoutez-moi... Il est impossible que nous nous séparions ainsi... Je ne peux pas... et je ne veux pas le supporter!
Elle ne fit pas un mouvement. Ses lèvres restèrent closes. Il semblait qu'un sceau les eût à jamais fermées pour lui... Droite, dans l'ombre de la tribune, elle se tenait immobile, sa main serrant le dossier de la chaise qui portait son violon. Mais de ses larges prunelles, elle le regardait et dans ce regard, presque sévère, une lueur étrange brûlait.
La voix de l'orgue les enveloppa, chantant la béatitude des âmes dont la pureté cherche Dieu.
Lui continuait, du même accent assourdi et frémissant:
—Depuis ce matin, vous me fuyez... Alors puisque là-bas, à la Saulaye, vous ne m'avez pas permis de vous approcher, il m'a bien fallu venir vous attendre ici... Claude, si je vous ai offensée, je vous en demande pardon.
Cette fois, elle parla; ses lèvres tremblaient:
—Si vous m'avez offensée?... Vous en doutez?...
—Oui, car ce n'est pas offenser une femme que de l'adorer...
—Si!... quand on n'a le droit ni de l'adorer... ni de le lui dire... n'étant pas libre.
Il haussa les épaules et martela:
—Libre?... Mais je le suis autant que vous-même, Claude. Et vous le savez bien.
Elle secouait négativement la tête. Il se pencha vers elle:
—Claude, en dépit des apparences, je suis un pauvre dans la vie!... A l'heure présente, ma richesse, le trésor que je veux garder... à tout prix... c'est vous... Claude. Vous l'êtes devenu, malgré moi, malgré vous... par je ne sais quelle fatalité contre laquelle il m'est inutile de lutter... Maintenant, je ne puis pas consentir à ce que vous sortiez de ma vie...
Elle articula:
—Vous ne pouvez pas!... Dites que vous ne voulez pas, surtout...
Encore une fois, il haussa les épaules, avec emportement:
—Est-ce qu'il est possible de vouloir perdre ce qui vous est une ivresse?... Écoutez ceci, Claude... Claude, mon amour...
Elle eut un geste violent, comme pour l'arrêter. Mais il n'y prit pas garde. Il continuait, en paroles ardentes et pressées, presque bas:
—Écoutez ceci, c'est la vérité même... Vous êtes pour moi ce que pas une femme... pas une! vous entendez... pas une n'a jamais été!... Peut-être, est-ce que je commence à prendre une impitoyable conscience de la fuite de mes années?... Je veux maintenant sauvagement, tout ce qu'elles peuvent encore m'accorder... Près de moi, Claude, vous êtes une petite fille, une enfant... Alors, je ne puis vous demander que de vous laisser aimer... Claude, ma précieuse Claude, parce que je vous ai confessé mon fol amour, ne me refusez pas de vous voir. Et... je vous donne ma parole de gentilhomme... de ne plus chercher vos lèvres... malgré vous... de m'appliquer à n'être qu'un ami...
Elle tressaillit toute, et arrêta sur lui un regard plein d'une curiosité incrédule et brûlante:
—Vous seriez capable d'un pareil effort?... Vous?
—Oui... pour ne pas vous perdre...
Elle ne répondit pas. Elle avait détourné la tête et contemplait l'autel étincelant, la foule recueillie de ceux qui priaient, l'âme paisible.
Elle?... elle ne priait pas... A quoi bon?... Pour aider ses créatures en péril, le Dieu qu'invoquaient tous ces croyants, voulait être imploré avec foi, avec amour, avec humilité... Et en elle, il n'y avait rien de pareil... Seulement l'impression que son cœur avait été, jusqu'alors, emprisonné dans des glaces qui fondaient sous le feu d'une flamme qu'elle avait ignorée. Et elle le sentait qui battait follement, qui tressaillait comme un prisonnier libéré, qu'enivre l'allégresse de la délivrance...
Un peu surpris, l'organiste coulait un coup d'œil vers leur groupe. Les chants liturgiques reprenaient... Mais ç'allait être au violon de se faire entendre; et timidement, il risqua:
—Mademoiselle Suzore, voici le moment.
Les traits de Raymond se contractèrent:
—Claude, ma parole, je vous la donne. Je vous en supplie, avant que je vous quitte, promettez que je vous reverrai...
Très pâle, elle murmura, prenant son violon:
—Peut-être, plus tard... quand vous serez tout à fait sûr de vous... alors oui, nous pourrons nous revoir... Oui, peut-être...
Elle disait «peut-être»... Et en prononçant le mot, elle comprenait qu'elle mentait. C'était bien sûr, qu'elle le reverrait... Elle savait que ce serait bientôt!... Et en l'intimité de son misérable cœur, elle n'eût jamais accepté qu'il en fût autrement...
XXII
Si Monsieur veut entrer. Madame n'est pas encore de retour; mais Mademoiselle est là.
Et Caroline entr'ouvrit la porte du studio devant Étienne Hugaye, qui s'arrêta, hésitant. Du seuil, dans la lumière voilée du crépuscule, il avait aperçu Claude assise sur le divan, inactive, les mains jointes sur ses genoux, si évidemment absorbée en elle-même que les paroles de Caroline, annonçant le visiteur, avaient dû lui arriver dépourvues de sens. Car au bruit de la porte, sans y répondre, elle commença, et une sorte de colère tremblait dans sa voix:
—Pourquoi revenez-vous?... Je ne veux pas...
Elle s'interrompit net, reconnaissant Hugaye, et se leva. Il eut un geste de protestation:
—Claude, ne vous dérangez pas pour moi, je vous en prie. Mme Ronal m'avait fait demander pour cinq heures et demie. Je suis venu. Elle n'était pas rentrée. Comme Caroline m'a dit que vous-même étiez... occupée, je suis parti... Et je reviens.
—Élisabeth avait beaucoup de visites tantôt; elle aura été retenue plus qu'elle ne pensait... Il nous est venu hier au dispensaire une file de nouveaux malades à surveiller. Vous pouvez l'attendre ici. Puisqu'elle vous a donné rendez-vous, sûrement, elle va rentrer.
—Je ne voudrais pas vous déranger.
—Oh! je vais travailler dans ma chambre. Le studio vous appartient.
Il ne répondit pas. Il la regardait qui rassemblait la musique éparse sur le piano et le divan où était son violon. Elle ne prenait pas garde à lui; seule, avec sa propre pensée.
Qu'y avait-il donc dans cette pensée pour que le visage eût cette étrange expression, hautaine et ardemment songeuse?
D'un élan imprévu, que sa volonté n'eut pas le temps de maîtriser, il interrogea:
—Vous avez vu de Ryeux, tantôt?
—Oui...
—Vous le voyez beaucoup, maintenant.
C'était une affirmation, presque rude, plus qu'une question. Le ton détaché, elle répéta:
—Maintenant?... Oh! non... Je l'ai vu cet hiver parce que nous faisions de la musique assez régulièrement.
—Oui... c'est vrai. J'avais oublié! Et puis... vous sortez ensemble.
Elle s'arrêta court à travers la pièce et d'un geste brusque, posa le cahier de musique qu'elle tenait.
—Qu'est-ce que vous voulez dire?
Elle le regardait en face, le regard soudain durci. Lui gardait son masque de résolution calme et froide.
—Pas autre chose que ce que je dis. J'étais un matin, au Bois...—c'était avant votre visite à la Saulaye, si je ne me trompe;—je vous ai vue suivre une allée, en compagnie de Raymond.
Elle ne se déroba pas, et dit ironiquement, aussi franche que lui-même:
—Très exact!... Un policier n'eût pu être mieux informé. J'ai en effet rencontré M. de Ryeux, je me souviens, un matin, au Bois: et nous avons marché ensemble quelque temps. Vous trouvez quelque chose d'extraordinaire à cela?
—Oh! rien... Sauf qu'il n'était pas dans vos habitudes de fréquenter le Bois, tout comme les mondaines désœuvrées que vous jugez de si haut!
—Et comme vous le fréquentez vous-même!
La voix mordante, elle avait lancé la riposte. Il n'en parut pas atteint.
—Oh! moi, de vieille date, je monte tous les matins au Bois. C'est une habitude d'antan.
—Eh bien, mettez que, chez moi, c'est une habitude nouvelle de m'y promener... Et j'imagine que cela m'est permis!
—Parfaitement... Tout comme il est permis à vos... vrais.... amis de s'étonner de ce changement soudain et...
Cette fois, il s'arrêta. On eût dit qu'il hésitait à poursuivre.
—Et?... répéta-t-elle, impérative, une sorte de défi dans la voix.
Heurté par sa maîtrise d'elle-même, il s'irrita, et avec une sévérité rude, il acheva:
—Et de regretter les conditions où vous faites ce changement d'habitude.
Il la vit mordre sa lèvre qui devint railleuse.
—Décidément, votre cousin de Ryeux n'est pas, près de vous, en odeur de sainteté! Car, je suppose, c'est à lui que je dois la mercuriale dont vous me gratifiez. Sans avoir qualité pour le faire!... Vous l'oubliez un peu trop, vraiment!
Il allait répondre. Elle ne lui en donna pas le temps et continua:
—... Comme vous oubliez, pour me juger, que je ne suis pas une gamine de votre monde, grandie en chartre privée, mais, par la force des circonstances, une étudiante, une artiste, mettez le nom qui vous conviendra... Enfin, une femme qui ne comptant, dans la vie, que sur elle seule, ne doit raison de ses actes qu'à elle seule aussi, et n'a cure de l'opinion du monde, dont elle fait le cas que cette opinion mérite d'ailleurs!... Donc...
Les yeux fixés sur elle, impassible, il l'écoutait, ainsi qu'il eût suivi le développement d'une thèse.
—Donc il se pourrait très bien que vous me voyiez encore, si l'occasion s'en représente, marcher au Bois avec M. de Ryeux, et même aller prendre, sous son escorte, une tasse de chocolat au Pré Catelan... comme je l'ai fait le matin dont vous parlez, la promenade m'ayant donné faim...
—Je savais, en effet, que vous étiez entrée avec lui au Pré Catelan.
—Vous le saviez?
—Oui...
—Comment cela?
Hardiment il dit, toujours impassible:
—Je vous avais suivie.
—Oh! de l'espionnage!... Et moi qui aurais juré que vous étiez incapable d'une vilenie!
L'expression de colère méprisante qui contractait la bouche, la vibration de la voix rendaient les mots cinglants comme un coup de cravache en plein visage.
Il pâlit un peu; mais il ne recula pas. Bien en face, gravement, il la regardait:
—Vous vous trompez, Claude, ce n'était pas de l'espionnage, mais de la sollicitude.
—En vérité?
—Oui, car si j'avais jugé que votre... duo fût remarqué... et compromettant pour vous, j'aurais été l'interrompre...
—Sans vous dire que vous vous mêliez de ce qui ne vous regarde point?
—Parce que j'aurais estimé devoir le faire, prononça-t-il si fermement qu'elle eut une révolte de pur sang qui bondit sous la bride, jetée sur lui.
—Et au nom de quoi, le deviez-vous?
—Au nom de l'intérêt, de l'amitié que je vous porte... Vous étiez presque une petite fille encore quand je vous ai connue, il y a cinq ans... Et j'ai pris l'habitude de vous considérer, un peu, comme une jeune sœur... une petite amie imprudente, à qui je dis, aujourd'hui: «Claude, vous jouez avec le danger!»
Si droite qu'elle semblait devenue très grande, elle se tenait devant lui, adossée au chambranle de la cheminée. Ses bras tombaient dans les plis de sa robe et ses mains étaient serrées l'une contre l'autre.
Altière, elle répéta:
—Quel danger?
—Le danger d'être compromise par Raymond de Ryeux.
—Ah! vraiment?... Compromise?... Aux yeux de qui?
—De tous les honnêtes gens qui jugent qu'une honnête femme... et plus encore, une jeune fille... n'accepte pas, sans dommage pour elle, sans déchoir! la recherche d'un homme marié qui ne pourrait lui offrir que...
—Que?... insista-t-elle, violemment.
—Que d'être sa maîtresse.
Un éclair jaillit dans les prunelles de Claude où montait la tempête. Mais elle gardait son orgueilleuse impassibilité, et dans la pensée d'Étienne, passa le souvenir biblique de l'ange révolté, superbe en sa rébellion.
Il la sentait vibrante des pieds à la tête, raidie pour la lutte; mais elle secouait dédaigneusement la tête:
—Étienne Hugaye, soyez sans inquiétude, je ne serai pas la maîtresse de M. de Ryeux... pas plus que la vôtre... ou celle de n'importe qui... Je vous jure que, cet hiver, j'ai encore fait mes preuves, car je l'ai entendu exprimer plus d'une fois dans vos salons!... l'insultant désir que vous semblez, insolemment, me croire capable d'écouter... Mais il ne monte pas jusqu'à moi... Vous vous alarmez à tort, Hugaye... A moi, à moi seule!... j'appartiens... et j'appartiendrai...
L'orage, qui allumait des éclairs dans son regard, grondait aussi dans sa voix. Ils se tenaient face à face, comme dans une lutte, également résolus; lui attaquant, elle, ferme sur la défensive.
—Vous êtes bien sûre... vous êtes trop sûre de vous! Claude... Je ne sais quelle force vous vous imaginez être, ni quel vouloir vous croyez posséder. Mais parfois ceux qui nous voient vivre, jugent mieux que nous-mêmes. Je vous connais bien... Et j'ai peur pour vous!... Claude.
Elle l'interrompit avec une hauteur frémissante:
—Ah! çà, où prenez-vous le droit de me juger de cette injurieuse façon? Je vous le répète encore une fois: comme il me convient, je vis et j'agis!
—Bien entendu, puisque vous êtes une créature libre, pleinement responsable de ses actes dont elle peut apprécier la valeur; et qu'elle est, par suite, amenée à orienter comme elle le doit. Vous me demandez où je prends le droit d'être... sévère avec vous... C'est dans l'affection profonde que je vous porte...
Elle eut un rire insolent:
—Ah! ah! monsieur le censeur austère, vous aussi, vous trouvez que Claude Suzore serait une agréable proie!
Il posa sur elle son regard clair qui jamais n'exprimait autre chose que la sincérité de sa pensée; et ce regard avait une gravité résolue:
—Vous vous trompez! Claude... Si je croyais que vous m'aimiez... même, simplement, si j'espérais qu'un jour, vous finirez par m'aimer, je vous demanderais d'être ma femme.
Il y eut un silence, celui des heures solennelles. Les prunelles, devenues attentives et profondes, elle le regardait aussi, stupéfaite, troublée, incrédule devant l'évidence même, non pas tentée...
Pourtant, elle savait cet homme incapable de prononcer une parole qui ne fût pas rigoureusement vraie... Mais l'avait-elle bien compris?... Se pût-il que lui, le démocrate, lui que semblaient seuls intéresser les problèmes sociaux, la cause des misérables, que lui aussi eût subi la terrible attirance de l'amour? Et l'eût subie par elle?...
Un doute tremblait dans l'ironie de sa voix:
—Vraiment, vous auriez eu le courage de vous embarrasser d'une fille pauvre, doublée d'une artiste, alors que, dans votre monde, avec votre fortune, vous pourriez choisir n'importe quelle héritière? Vraiment?... Vous auriez fait cela?...
—Est-ce que, Claude, vous m'avez jamais rangé dans le nombre de ceux qui veulent une femme à cause de son argent?
Sincère autant que lui, elle dit:
—Non, jamais!... Mais je cherche ce qui vous attirait vers moi...
Il eut un violent geste d'épaules; et avec une sorte de colère, il articula:
—Est-ce que je le sais seulement moi-même... Peut-être, tout simplement, je suis comme les autres!... J'ai subi votre séduction, votre effrayante séduction de femme... parce que vous avez vingt ans et que j'en ai trente! Ça, c'est le piège de la nature dont je crois... j'espère... j'aurais pu être le maître, bien résolu à ne pas me laisser détourner de la cause à laquelle je me suis voué, si, vivant près de vous, je n'avais vu ce que vous pouvez valoir, ce dont vous êtes capable...
D'un geste impérieux, elle l'arrêta:
—Ce que je vaux?... Ah! mon pauvre ami, sauf comme artiste, je ne vaux à peu près rien... Vous entendez, rien!... Tout à l'heure, vous prétendiez que je ne me connais pas... Vous vous trompiez... Je me juge bien plus sévèrement encore que vous ne le faites, même dans le secret de votre pensée. Ah! c'est heureux que je ne vous aime pas!... Quel lamentable avenir, nous nous serions préparé en unissant nos deux vies!
Il eut un tressaillement qu'il maîtrisa aussitôt:
—Pourquoi croyez-vous cela?
—Parce que, tel que vous êtes, vous auriez exigé de moi ce que je n'aurais pu... ce que j'aurais été incapable de vous donner...
—De l'amour?... Je le savais...
—De l'amour, oui, d'abord... Pour vous, je n'éprouve que de l'estime, beaucoup d'estime, une profonde amitié de camarade. Et pas plus que les autres hommes, vous ne vous seriez contenté de cette part... La seule que je veuille donner...
—Non, c'est vrai, je ne m'en contenterais pas. J'ai réfléchi, des heures et des heures! pour analyser le coup de folie... vous voyez que je suis aussi sévère que vous-même et me juge sans indulgence... qui me jetait vers vous... Et force m'a été de constater quels éléments y entraient... dont je n'avais pas à être fier, vis-à-vis de moi-même... Mais j'ai vu aussi que, grâce à Dieu, ce n'étaient pas les seuls!
Grave, Claude écoutait passionnément; ses yeux interrogeaient.
—J'ai été encore attiré vers vous parce que nous nous intéressions aux mêmes idées, aux mêmes œuvres, aux mêmes espoirs; nous avions le même souci absorbant de la misère humaine, des humbles qu'il faut aider... le même mépris pour la vie égoïste, pour le vide des existences, selon le monde... Et il y a eu, alors, des instants où il m'a semblé que je ne faisais pas un rêve insensé en pensant que, l'un près de l'autre, nous pourrions réaliser un bel idéal... puisque nous ne vivons pas uniquement pour nous, occupés de nous... Ne le croyez-vous pas? Claude.
Elle l'avait écouté, d'abord marchant à travers la pièce, puis immobile devant la fenêtre, le front appuyé contre la vitre, les yeux arrêtés sur le ciel qui devenait obscur...
Quand il se tut, elle releva un peu sa tête penchée; et la voix de contralto vibra avec une âpreté amère:
—Maintenant, Étienne,—je dois être loyale envers vous comme vous l'êtes envers moi...—maintenant, cet idéal, il a cessé d'être le mien... Je ne puis plus m'illusionner...
—Claude! oh! Claude!
Le nom lui était échappé, semblable à un cri de détresse devant la soudaine conscience que l'être cher est emporté à la dérive, vers le gouffre. Du même accent, elle poursuivit, ne paraissant pas même l'avoir entendu:
—Je le vois clairement,... oh! chaque jour, plus clairement!... la vie où vous auriez souhaité m'entraîner, cette vie m'apparaît comme le ferait... comment dirais-je?... une mine noire, éclairée seulement par quelques pauvres lampes, éparses dans la nuit... Une nuit où s'agiteraient des travailleurs utiles mais pitoyables, qui font une tâche profitable aux autres, mais qui ne leur apporte aucune joie, à eux... Une tâche qui leur est un affreux labeur, imposé par la nécessité, s'ils ne veulent mourir de faim... Eh bien, moi, il me faut de la lumière, de la belle lumière!... Tous les jours, je découvre, plus impérieux en moi, le besoin de connaître, de posséder, de savourer pendant que je suis jeune, tout ce que la vie peut offrir de bon... même de mauvais!... à mon cerveau, à mon cœur, à mon âme, à tout mon être!... Me comprenez-vous un peu? Étienne.
Bouleversé, il la contemplait. Était-ce bien Claude Suzore, d'ordinaire si jalouse de l'intimité de sa pensée, qui, soudain, la trahissait, avec cette espèce d'emportement désespéré?
Alors, lui aussi, livra toute la sienne:
—Claude, vous m'effrayez! Prenez garde... En vous abandonnant ainsi, Dieu sait où vous vous laissez emporter... Vous allez vers l'avenir comme une enfant aveuglée...
Une lueur courut dans les prunelles sombres, sillon de feu, dans la nuit d'orage.
—Non, pas comme une enfant aveuglée! Je sais très bien que ce n'est pas toujours la seule volonté qui nous mène, du moins qui demeure maîtresse... Oh! oui, je le sais...
Elle s'interrompit une seconde... Oui, elle le savait maintenant, combien peut être impuissante, une volonté, si forte semble-t-elle être...
—Donc, quoi qu'il m'arrive, je l'aurai prévu. Étienne, je vois très bien qu'en ce moment, je suis sur une pente... Je comprends ce qui peut m'attendre si je continue à descendre... Mais je sens aussi que cette pente me donne le vertige, et qu'il me semble... exquis!... de me laisser entraîner les yeux clos... comme font les petits, vous savez, qui, fous de plaisir, se font glisser, en bas d'un talus gazonné, le cerveau vide, sans crainte, grisés par leur élan... Et...
Il l'arrêta d'un geste d'autorité:
—Claude, Claude, vous déraisonnez! Qu'avez-vous fait de votre belle vaillance?... de votre souci du devoir?...
Encore une fois, elle eut ce rire qui était triste comme un sanglot.
—Tout cela, maintenant, tout cela me paraît des mots... des hochets à l'usage des personnes que la nature a créées vertueuses... Je ne pourrais plus me résigner à n'avoir pour horizon que le cercle de devoirs dans lequel, tous, autour de moi, vous trouvez tout naturel que je sois enfermée... Sans doute, je ne suis pas à votre hauteur. Je suis une créature d'essence inférieure qui veut sa liberté, même...
—Même?
—Même pour en faire un mauvais usage... peut-être!
Cette fois, il ne répondit pas. Avec une sorte de colère, il la regardait, conscient de son impuissance, sachant que toutes ses paroles arriveraient jusqu'à elle, comme s'il les eût prononcées en une langue étrangère... Puis, tout haut, il reprit:
—Ah! quel mal vous a fait de Ryeux!
—Avant de le connaître, je changeais déjà... Vous lui faites trop d'honneur... Et, une dernière fois, je vous prie de ne pas ainsi le rapprocher de moi, dans vos paroles... Dans votre pensée, naturellement, vous en êtes libre... si vous n'avez pas peur d'être injuste!...
—Je vous jure, Claude, que je voudrais bien l'être!... Et je vous croirai, si vous me dites que je le suis...
Elle sentit qu'il attendait ardemment une réponse. Mais elle dit seulement:
—Comment nous entendrions-nous? Vous jugez en homme et en moraliste... plus même, en catholique! Avant tout, en catholique!... Et, de religion, moi, je n'en ai pas... Oui... petite fille, j'ai connu les jours de grande ferveur... Et puis, plus tard, j'ai trop voulu questionner les dogmes... trop discuté, lu, cherché... Surtout j'ai trop vécu pour la seule vie présente... Alors vos croyances sont devenues pour moi lettres mortes, de lointaines étrangères... qui me repoussent par leur austérité, par ce qu'elles demandent, imposent de règles, de devoirs, de renoncements. Étienne, je n'ai pas voulu mon incroyance. Elle m'est venue d'un involontaire travail de ma pensée.
Dans le regard un peu dur d'Hugaye, il y avait une expression douloureuse.
—Pourtant, Claude, quelquefois, je vous ai aperçue dans notre chapelle de la rue de la Plaine...
Elle eut la vision de la singulière petite église, construite comme un chalet suisse, qui, élevée pour des travailleurs, portait sur ses murs, derrière le tabernacle, les images qui leur étaient familières; les horizons du Paris populeux, d'humbles faces d'ouvriers derrière lesquelles se dressaient, imprévues, la silhouette effilée de la tour Eiffel, les cloches gigantesques des réservoirs du gaz.
—Oui... vous avez pu m'apercevoir là. A certains jours, j'aime à y aller penser... Étienne, j'ai voulu être sincère avec vous, parce que vous avez songé à faire de moi votre femme... Maintenant, ni l'un ni l'autre, n'est-ce pas, nous ne reparlerons de ce que nous nous sommes dit, ce soir,—par hasard... Car nous n'avions certes pas prévu une telle conversation! Quel que soit l'avenir, elle restera pour nous deux le souvenir d'un moment où nous nous sommes parlé comme deux êtres qui s'estiment, si différents qu'ils soient.
Elle s'arrêta. Un coup de timbre pressé résonnait à la porte d'entrée.
—Voici Élisabeth.
Instinctivement, tous deux écoutèrent. Le pas rapide et ferme de Mme Ronal s'entendait sur les dalles du vestibule.
Alors Claude tendit ses deux mains à Étienne et dit tout bas:
—Merci...
Il y avait des larmes dans ses yeux fiers. Il les prit; mais sans les baiser, il y cacha un instant son visage...
Puis, il les laissa retomber. Élisabeth ouvrait la porte.
XXIII
—Docteur, vous direz à Claude que je me plains de ne plus la voir! dit, avec un sourire, Sonia qui prenait congé de Mme Ronal sur le petit perron du dispensaire. Tantôt, j'espérais l'apercevoir en venant vous parler.
—Elle est très occupée, en ce moment. Elle prépare une tournée de concerts avec Rita Delviani.
—Faites-lui toutes mes amitiés. Imaginez-vous que, l'autre jour, j'ai été sur le point de hâter le pas pour rejoindre une jeune femme qui descendait d'une somptueuse auto de maître, près du Louvre, sur le quai. Elle lui ressemblait, à jurer que c'était elle!... Heureusement, je me suis arrêtée, car la jeune dame était accompagnée,—je m'en suis aperçue à temps...—d'un beau monsieur, d'aussi haute allure que l'auto elle-même. Racontez ma méprise à Claude... Au revoir, docteur.
—Oui, je la lui raconterai, dit Élisabeth, la voix un peu lente,—comme si elle réfléchissait.—Toutes mes amitiés, Sonia.
La jeune Russe salua Mme Ronal de son sourire lumineux de bonté. Puis, traversant le jardinet, elle sortit.
Sur le perron, Élisabeth était demeurée immobile. Les yeux songeurs, elle regardait, sans les voir, des roses qui fleurissaient le petit massif de la pelouse. Un pli creusait son front que baignait la brise, chaude encore, du couchant.
Mais une sonnerie, brusquement, la rappela à elle-même. Dans son cabinet, Hugaye l'attendait, avec beaucoup de travail!... Et elle s'en alla aussitôt vers lui, sa forte volonté obligeant le cerveau à s'absorber dans la tâche imposée.
Seulement, quand au bout d'une grande heure, tous les chiffres du rapport furent alignés et les décisions prises, Élisabeth, repoussant les papiers amoncelés sur le bureau devant elle, interrogea soudain:
—Hugaye, je ne veux pas vous demander de médisances... vous me connaissez trop pour le supposer... Mais j'ai besoin d'un renseignement qui, pour moi, est important. Aussi, je vous prie de me répondre en toute sincérité.
Il acquiesça du geste. Un peu surpris, il attendait, étonné de l'expression qu'avait prise le visage de la jeune femme. Un si lourd souci semblait peser sur elle...
—Étienne, estimez-vous M. de Ryeux incapable d'une vilaine action?
—Qu'entendez-vous, madame, par une vilaine action?
—Le croyez-vous, par exemple, capable de séduire une jeune fille?
Leurs yeux se rencontrèrent. Il y eut un silence. Il n'avait pas répondu. Elle insista, et ses traits s'altéraient plus encore:
—Étienne, la vérité... Il me la faut!
Grave, il articula:
—Je crois que, quand une femme le charme profondément, il n'existe aucune loi qui l'empêche d'aller à elle et de tenter... tout ce qui est en son pouvoir, pour l'avoir à lui...
—Mais il n'est pas homme... à prendre une femme de force?...
—Oh! non!... Seulement, il a le don... redoutable de l'ascendant.
—Sur certaines, oui...
—Sur presque toutes, madame.
De nouveau, tous deux se turent. Puis, brusquement, Élisabeth interrogea:
—Pensez-vous que Claude lui plaise?... Vous les avez vus ensemble, dans le monde, bien plus que moi!
Une contraction crispa les traits d'Étienne.
—Oui, elle lui plaît!... Comment en serait-il autrement?... Elle ressemble si peu aux femmes qu'il a coutume de rencontrer! Il ne pouvait manquer d'être attiré...
—Et à elle, plaît-il?... Croyez-vous?
L'étau se resserrait autour du cœur d'Élisabeth Ronal.
—Il l'intéresse...
—Il l'intéresse seulement?... Alors, si vous ne vous trompez pas, le mal n'est peut-être pas irrémédiable encore...
Entre haut et bas, elle avait parlé, comme pour elle seule. Lui, hésitait à poursuivre, craignant de paraître indiscret. Mais il sentait en elle une si douloureuse anxiété, et lui aussi l'éprouvait si intense, cette anxiété... qu'il reprit, sa réserve vaincue:
—Claude a forcément fait attention à lui, car tout l'hiver, il l'a enveloppée de ses hommages,... de son admiration... Mais l'été va les séparer... Et, avant même, ils vont l'être; car il part ces jours-ci, pour une randonnée en auto dans le Midi, Dauphiné et Provence, je crois.
—Dans le Midi?... Ah!... Il part avec Mme de Ryeux?
—Oh! non!! Il part seul.
Élisabeth ne répondit pas; même à un ami tel qu'Hugaye, elle ne voulait pas livrer le soupçon qui, impérieusement, venait de pénétrer en elle. Raymond de Ryeux partait dans le Midi... Et Claude aussi, y allait, pour cette tournée qu'elle avait voulue, avec Rita Delviani...
Habituée à l'empire absolu sur elle-même, elle dit simplement:
—Merci de votre confiance, Hugaye. Vous avez raison, je redoute un fantôme... Mais, comme le prétend le docteur Delbeau, à l'égard de Claude, je ne suis qu'une «mère poule».
Elle souriait faiblement; et Hugaye comprit qu'elle avait hâte d'être seule.
Elle le laissa partir sans lui donner aucun rendez-vous pour la continuation de leur travail. Une pensée prenait toute l'attention de son cerveau:
—Il faut que je parle à Claude.
Elle était trop éclairée pour ne pas comprendre qu'une heure grave approchait.
La jeune fille rentra tard; au moment même du repas du soir; et elles dînèrent vite, presque silencieusement. Cela leur arrivait quand l'une ou l'autre, ou toutes deux avaient des préoccupations absorbantes. D'autant qu'elles possédaient une égale terreur des conversations oiseuses; et après leurs laborieuses journées, le silence les reposait.
En arrivant, Claude avait expliqué son retard, en disant que la répétition, pour son concert, s'était beaucoup prolongée. Elle n'en paraissait pas fatiguée, d'ailleurs, et son visage avait un tel éclat que Mme Ronal en fut saisie. Dans ses yeux, il y avait une sorte de fièvre qui les faisait sombres, superbement... Mais comme elle semblait isolée en elle-même! mangeant à peine; distraite à ce point, qu'elle ne remarquait pas l'attention préoccupée d'Élisabeth.
Leur repas fini, elles passèrent comme de coutume dans le studio; mais Claude dit aussitôt:
—Je vais, un instant, dans le jardin, Élisabeth.
Mme Ronal ne la suivit pas. Elle s'assit à sa table de travail. Seulement, elle ne prit aucun des papiers disposés devant elle. Grave, réfléchissant, elle suivait la lente promenade de Claude, autour du jardinet.
Dix heures sonnaient quand la jeune fille enfin rentra, disant:
—Il fait bien lourd, ce soir!... Je me suis laissé entraîner à rester dehors. Vous travaillez? Élisabeth. Est-ce que je vous gênerais en faisant un peu de musique? J'ai besoin de me reposer les nerfs avec mon violon. Je sens l'orage.
—Non, tu ne me gênes jamais... Mais avant que tu commences à jouer... je voudrais te faire une question à laquelle je te prie de répondre en toute franchise.
Élisabeth perçut, chez Claude, un frémissement que, tout de suite, d'ailleurs, elle domina:
—Demandez, Élisabeth.
—Serait-il vrai que tu sois sortie en auto avec M. de Ryeux? Tu ne m'en avais jamais parlé?...
Le visage de Claude prit, instantanément, son masque de sphinx. Mais elle n'avait pu empêcher une fugitive rougeur de colorer, une seconde, l'ivoire pâle de la peau.
—Je ne raconte pas tout ce que je fais, Élisabeth; surtout quand il s'agit de choses sans intérêt.
—Ce qui te concerne m'intéresse toujours. Tu te souviens, sans doute, que le jour où je vous ai trouvés, M. de Ryeux et toi, en train de prendre le thé ensemble—et seuls,—je t'ai dit que je jugeais... fâcheuses... ces petites séances...
—Et je les ai interrompues aussitôt.
—Oui; mais tu t'es arrangée pour rencontrer ailleurs M. de Ryeux. Et je m'en étonne. Je ne comprends pas ta conduite, Claude. Pourquoi donc étais-tu en auto avec Raymond de Ryeux?
Un silence tomba dans la pièce. Mme Ronal eut conscience que la jeune fille hésitait sur la réponse à faire. Mais ce ne fut qu'un instant. Jamais elle ne reculait devant la lutte; et, inconsciemment hautaine, elle dit:
—Oh! la chose est bien simple... j'étais allée à Chantilly revoir le Musée. J'y ai trouvé M. de Ryeux qui a été assez aimable pour m'accompagner dans ma visite; et comme lui-même rentrait à Paris, en auto, il m'a offert de me ramener, pour éviter la chaleur du wagon. Voilà tout!... Les espions n'ont pu vous en dire plus long! Élisabeth.
—Jamais tu n'as été «espionnée», mon enfant. Une personne, bien innocemment, m'a dit avoir cru te reconnaître, descendant d'une auto privée, sur le quai du Louvre. Alors, j'ai voulu savoir, de toi, si le fait était vrai... Car il m'étonne beaucoup... oh! oui, beaucoup!
—Pourquoi?... Vous m'avez toujours laissée libre d'agir comme je décidais de le faire.
L'accent de Mme Ronal prit une autorité presque sévère.
—Oui; mais à la condition que tu décides... bien!... Et, en la circonstance, tu as mal décidé! Une fille de ton âge ne circule pas seule en auto avec un homme qui a la réputation de M. de Ryeux.
De nouveau, une rougeur monta, telle une flamme, aux joues de Claude. Elle eut un rire bref. Un pli barrait son front, rapprochant les deux sourcils:
—C'est sa mère elle-même qui m'a envoyée, la première, en auto avec lui!
—Les mères ne se rendent pas toujours bien compte de ce que sont leurs enfants; et Mme de Ryeux est incapable d'imaginer le mal!
Claude laissa tomber un geste indifférent:
—Soit!... C'est tout ce que vous vouliez me dire? Élisabeth.
—Non.
—Ah! vraiment; il y a encore autre chose?
—Oui... Tantôt, incidemment, le hasard d'une conversation m'a appris que M. de Ryeux...
—Encore lui!
—Que M. de Ryeux partait pour une excursion en auto, dans le Midi, Dauphiné et Provence...
—Eh bien?
Cette fois, elle était très pâle, comme si le sang eût soudain reflué au cœur; mais les traits avaient une résolution inflexible.
—Il part dans la région où tu vas pour tes concerts. Tu le savais?
Elle inclina lentement la tête.
—Oui, il me l'a dit.
—Claude! il va te retrouver!
—Il va dans le Midi parce qu'il lui convient d'y aller.
Élisabeth l'enveloppa toute de son regard si pénétrant qu'il semblait descendre tout droit dans l'âme qui prétendait se dérober. Une angoisse tremblait dans sa voix, si ferme, d'ordinaire, en sa douceur.
—Claude, pour la première fois de ma vie, je doute de toi!... Je n'ai plus confiance. Quelque chose qui ne doit pas être, existe entre Raymond de Ryeux et toi. Toutes tes paroles, assurances, dénégations, promesses n'iraient pas contre cette certitude!
—Je ne vous en ai pas fait entendre une seule, Élisabeth, interrompit-elle, orgueilleuse.
—Je ne t'avais jamais rien encore demandé... Tu as plu à cet homme. Aujourd'hui, il te veut... Et soudain, il me vient la peur, la peur horrible! qu'il ne soit arrivé à prendre ton cœur... tout au moins...
Claude ne répondit pas. Elle semblait regarder en elle-même... si profondément!...
—Claude, tu l'aimes!...
Lentement, elle articula, comme si elle déchiffrait un mystère dans son âme:
—Non... je ne le crois pas... mais j'aime qu'il m'aime... j'aime...
—Quoi?
—J'aime à le sentir ivre de moi, à me sentir toute-puissante sur lui... Et aussi...
Elle parlait avec le même accent; mais une sorte de désespoir farouche assourdissait tragiquement sa voix.
—... Et aussi, j'aime à me sentir brûlée par son amour... J'aime la morsure et la caresse de son baiser...
—De son baiser!... Claude, oh! Claude, tu ne vas pas me dire que tu es sa maîtresse!
Il y avait une épouvante dans les yeux d'Élisabeth.
—Je ne suis pas sa maîtresse!... Mais si je voulais... je serais sa femme...
—Il t'a dit cela pour te vaincre! Et tu as pu croire ce mensonge?... Comme le ferait une naïve pensionnaire!... Toi! qui connais déjà la vie, autant qu'une femme...
Claude secouait la tête.
—Vous vous trompez... C'est la vérité absolue... Vous avez raison, Élisabeth, il me veut... Et pour m'avoir, il est prêt à tout... même au divorce...
—Et tu chasserais une femme de chez elle pour prendre sa place?... Mais, Claude, dans quel bas-fond es-tu tombée?
Sans bouger, droite devant la table de travail qu'Élisabeth n'avait pas quittée, Claude, d'un geste douloureux, tordait ses mains, serrées l'une contre l'autre.
—Oui, tout cela est misérable et laid!... Ah! vous pouvez me mépriser, Élisabeth... Autant que je me méprise moi-même; car cette place, dont vous parlez... si elle me tentait... pardonnez-moi! Élisabeth... eh bien, je la prendrais, sans remords, ni pitié... Mais elle ne me tente pas!... Je ne veux pas du personnage de poupée de salon... J'aime ma vie d'artiste, libre, grisante, si intéressante! A moi seule, je devrai la fortune... Je ne serai pas la femme de M. de Ryeux...
Élisabeth passa la main sur son front; à mesure que Claude cédait à l'élan qui la soulevait, elle devenait calme, avec ce regard clair et profond qu'elle avait près de ses malades, à l'heure suprême du danger.
—Tu ne veux être ni sa femme, ni sa maîtresse... Alors... alors je ne comprends plus... Je me demande quel abominable jeu, tu joues avec cet homme!
—Ah! si c'était un jeu!... Mais, pour moi, Élisabeth, c'est un drame, terrible et enivrant, qui fait de moi une créature grisée...
—Claude, tu me dis que tu n'es pas sa maîtresse... Peut-être, c'est vrai... Tu ne l'es pas encore... Mais, fatalement, tu le seras, si tu t'abandonnes ainsi!
—Non, car je ne veux pas l'être!
—Tu ne veux pas!... Mais tu oublies donc qu'il suffit d'une minute de défaillance de ta volonté, de tes nerfs, pour que l'irréparable s'accomplisse... Et alors?
—Alors?... Je ferai comme tant d'autres malheureuses, je paierai ma lâcheté. A l'avance, j'accepte le prix de la dette, si dur soit-il. Je l'aurai mérité. Et peut-être alors, je redeviendrai vaillante. Aujourd'hui, je ne suis plus qu'une feuille balayée par un vent de tempête... Je ne raisonne plus... Je vis dans l'heure présente. La première fois que, par surprise, ses lèvres ont pris les miennes... ces lèvres, je les ai mordues... pour me défendre... Et maintenant!... Ah! par quel sortilège a-t-il pu vaincre ainsi ma volonté!
Dans son souvenir, se dressait l'image de la forêt, lumineuse et odorante, où l'auto, un moment, les avait arrêtés. Elle entendait un homme, heureux selon le monde, lui découvrir soudain la misère de sa vie, sans bonheur, sans amour, aussi dévastée qu'une terre maudite... Alors pour cet homme, moralement dénué, autant que les plus pauvres à qui elle faisait l'aumône, elle avait senti une infinie pitié; et sans qu'elle sût comment, dans un instinctif élan, elle avait penché ses lèvres sur la bouche altérée qui implorait le viatique de son baiser; comme l'être tout entier appelait le viatique de son amour.
Mais après,... après, il n'y avait plus eu que de la pitié dans l'abandon qui la livrait à la caresse délicieuse. Et Élisabeth avait raison de lui répondre:
—Ce sortilège, c'est ta faiblesse, ta sensualité!...
—Élisabeth, vous ne savez pas ce que c'est d'être attirée par un être brûlé de passion... Vous êtes sage...
D'un geste impérieux, Mme Ronal l'arrêta.
—Tais-toi... Tu parles de ce que tu ignores! Moi aussi, j'ai eu vingt ans... Moi aussi, j'ai été folle d'un homme qui était un misérable... Moi aussi, j'ai connu les baisers qui donnent la sensation d'un néant divin... Et plus encore que toi... puisque j'ai été l'épouse d'un être qui vivait pour la volupté... Ah! quelle boue, tu me fais remuer là! Mais il faut bien te sauver, toi, ma «petite»... Oui, je sais ce que tu éprouves... De plus que toi, je connais les lendemains des ivresses qui sont des hontes... Mon excuse de les avoir subies, c'est que j'étais bien jeune, une pauvre enfant, que personne n'avait éclairée... Toi, tu es habituée à regarder la vie en face... Tu n'ignores pas ce qu'elle est... ce qu'elle apporte aux êtres qui ne peuvent s'aimer qu'en cachant leur amour. C'est pour cela que tu peux, que tu dois lutter contre le danger...
—Lutter... A quoi bon? Je sens que je serai vaincue. Je suis emportée sur un chemin qui me ramène en bas... où est ma place...
—Claude!... oh! Claude!...
—Il ne sert à rien, Élisabeth, de chercher à se créer une nature autre que la sienne. Après vous, en écolière docile, j'ai répété des leçons, obéi à des commandements auxquels je m'imaginais croire... auxquels je ne croyais pas!... Savez-vous quand j'ai entrevu tout cela pour la première fois?... C'est ce dernier été, dans mes longues courses solitaires, à Landemer... J'étais sans vous, sans la protection de votre influence. Alors le renoncement, l'austère idéal que vous m'aviez montré m'est apparu comme une duperie. J'ai compris que, de tout mon être, je voulais impérieusement jouir de la vie, de la vie ardente qui affole, qui brûle, qui dévore... mais qui vaut seule d'être vécue!... Dans cette enveloppe de sagesse que vous vous appliquiez à me donner, j'étouffais, comme on étouffe dans un vêtement qui n'est pas à votre taille... Eh bien, ce vêtement, je n'ai plus le courage de le porter... Vous avez, ma pauvre grande amie, essayé de me façonner à votre image... Mais le modèle était, pour moi, trop difficile à atteindre... Je n'étais pas de force!...
Sa voix se brisa. Elle était haletante de la violence froide et désespérée avec laquelle elle avait parlé.
Élisabeth la contemplait.
—Claude, c'est toi, toi ma fille, qui oses dire de pareilles lâchetés!
—Ah! c'est que je ne suis pas votre vraie fille, Élisabeth... Je suis l'enfant de la pauvre femme que vous avez si généreusement aimée... qui a connu, comme moi, l'irrésistible soif de vivre pleinement la vie...
—Et qui en est morte!... Ton excuse, Claude, ma pauvre petite Claude, c'est qu'elle a dû te léguer les folles aspirations qui ont fait son malheur... Tu n'es pas tout à fait responsable... quoique tu aies grandi dans un milieu bien autre que le sien, le sien si bohème! où rien ne lui avait appris le sens du devoir... Mais...
Élisabeth s'arrêta. Son visage altéré prenait tout à coup une sorte de gravité douloureuse... Claude, saisie, l'interrogeait de ses prunelles brûlantes.
Des secondes s'enfuirent. La jeune femme semblait réfléchir. Puis, tout à coup, comme si elle eût été résolue enfin, elle acheva, avec une sorte d'effort:
—Mais... c'est que tu es aussi la fille d'un homme qui vivait pour l'amour.
Frémissante, Claude se pencha vers Mme Ronal.
—Élisabeth! oh! Élisabeth... qu'est-ce que vous voulez dire! Mon père n'était-il pas, au contraire, un être si sage,... si paisible, que ma pauvre maman s'est trouvée glacée près de lui... qui ne savait pas lui faire aimer leur monotone vie?...
Encore un silence... Un silence lourd de tout ce qu'enfermaient deux pensées...
—Ce n'est pas ton père, celui-là... Tu... tu es la fille du prince Michel Démerowsky... Un séduisant homme de plaisir, un vrai frère de Raymond de Ryeux! Un Russe qui a follement adoré ta mère... Et puis, qui l'a torturée... et finalement, abandonnée avec toi, leur enfant...
Dans les prunelles de Claude, devenues immenses, il y avait de l'épouvante et de l'horreur. D'un ton d'enfant, inconnu à ses lèvres, elle murmura:
—Élisabeth, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, ce que vous dites là?... C'est pour me punir...
—Oh! Claude, me crois-tu capable de calomnier une morte que j'ai aimée comme une petite sœur très chère... Tant qu'il a été possible, j'ai laissé cette cruelle vérité dans l'ombre, afin que tu l'ignores... aussi longtemps que tu le pourrais. Mais soudain, ce soir, j'ai eu la certitude que tu arrivais à une heure si grave, qu'il fallait que tu saches... Écoute, mon enfant...
—Quoi?... Oh! Élisabeth, qu'allez-vous encore me révéler?... Je vous en supplie; ne me faites plus de mal...
Avec toute sa pitié, Mme Ronal regardait le visage décoloré de Claude.
—Je ne veux pas te faire de mal, ma pauvre petite... Je veux seulement essayer de te sauver... Et aussi, j'obéis à ta mère... Quand elle est venue se réfugier près de moi, fuyant la Russie où elle avait tant souffert, elle était déjà très malade, tuée par le chagrin, le dégoût de la vie qu'elle s'était faite... et dont elle voulait à tout prix te garder... Elle avait le pressentiment que tu lui ressemblerais... Puis aussi, peut-être, à ton père... Alors...
—Alors?... Élisabeth...
—Alors... quelques jours avant sa mort, un soir que nous parlions de toi, elle m'a dit que si la fatalité voulait que toi, «sa petite», tu te trouves devant un péril comme celui qu'elle a connu... alors je te donne à lire son journal et toutes les lettres qu'elle m'a écrites, racontant son roman de cinq années. Avec ces papiers, il y a une lettre close, qu'elle a écrite pour toi, à lire, quand tu connaîtrais son journal... Claude, ce soir, il me semble qu'il faut que je te donne tout cela... comme elle l'a désiré...
Claude inclina lentement la tête. Ses traits étaient devenus rigides comme s'ils eussent été taillés dans le marbre. La voix sourde, elle articula:
—Oui... Donnez, Élisabeth...
Mme Ronal s'était levée et passait dans son cabinet. Quand elle rentra, Claude n'avait pas fait un mouvement. Son regard, tourné vers l'invisible, demeurait attaché sur le ciel obscur, lourd d'orage, que découvrait la fenêtre ouverte.
Mme Ronal lui tendit la grande enveloppe fermée par un cachet, sur laquelle une écriture tremblée avait tracé: «Pour ma fille...»
Une seconde, toutes deux se regardèrent, leurs âmes soudain rapprochées, ainsi qu'aux jours de jadis,—comme elles ne l'avaient pas été depuis bien des mois...
Tout bas, Claude dit:
—Élisabeth, avec tout ce qu'il y a de meilleur en moi, je regrette le mal que je vous fais... Pour vous l'éviter, j'avais décidé que je vous cacherais la vérité... Mais j'éprouvais une telle horreur de vous mentir... de voler votre estime que... je ne peux pas regretter vos questions qui m'ont amenée à vous avouer... ce qui est... Je vous demande pardon, Élisabeth...
La jeune femme eut un geste d'infini détachement. Elle semblait épuisée.
—Oh! moi!... qu'est-ce que cela fait! C'est toi seule qui importes!... Va lire ces pages, ma petite... Après, tu décideras de toi-même.
Et d'un geste pareil à une bénédiction, sa main effleura le front de Claude...
Celle-ci prit l'enveloppe et sortit.
XXIV
La flamme de la lampe vacilla encore, prête à mourir. D'un mouvement machinal, Claude étendit le bras et l'éteignit.
Alors la lueur de l'aube flotta dans la chambre, errant sur la femme immobile, assise près de la table où la lampe avait brûlé; sur les papiers qu'elle gardait sur ses genoux, sous ses mains serrées.
Qu'importait maintenant qu'il fît clair ou non?... Claude avait fini de lire. Et tout son être écrasé frémissait de l'angoisse, du dégoût, du désespoir qui criaient dans les pauvres pages palpitantes qu'elle venait de lire... Les pages qui restaient, qui resteraient vivantes, alors que la créature qui les avait écrites, dans l'allégresse, puis la révolte, la souffrance, n'était plus qu'une poignée de poussière...
Et cette créature n'était pas une imaginaire héroïne de roman... Ce n'était pas une étrangère, une inconnue; c'était l'être qui l'avait créée de sa chair, qui lui avait légué, non pas seulement son visage, mais aussi son âme tourmentée, altérée de jouissance et de passion...
Dans ce journal de sa mère, il y avait des phrases qu'elle-même avait prononcées, des pensées, des désirs, des faiblesses, des volontés, des espoirs, qu'elle-même avait connus... Et c'était effrayant, cet héritage!
Élisabeth avait dit vrai. Raymond de Ryeux était bien de la même race que ce prince Michel, son père. C'était le même charme, doublé du même égoïsme féroce... La même insouciance pour le sort de la créature, voulue par leur désir... La même volonté paisible, cruelle, inflexible de conquérir la femme qui a séduit...
Son regard devenu d'une impitoyable clarté, elle le jugeait, et se jugeait elle-même. La réalité—affreuse!—l'avait étreinte et réveillée... Seulement, elle avait la sensation que son cœur avait été cautérisé par un fer rouge, si cruellement qu'il était mort...
Ah! elle pouvait le revoir maintenant, M. de Ryeux!... Elle était bien perdue pour lui. Entre eux, il y avait l'abîme creusé par les terribles pages... Peut-être plus encore, par les lignes si douloureuses et si tendres, que sa mère avait encore trouvé la force de tracer pour lui dire la misère des amours qui ne peuvent s'avouer...
«...Ma Claude, mon enfant... que je ne pourrai protéger...—je ne le méritais pas, moi qui n'ai pas su me garder...—je t'en supplie, donne ton cœur seulement à l'homme que tu as le droit d'aimer... Crois-moi, ma Claude chérie, moi qui, pour te sauver, accepte l'atroce humiliation de t'avouer ma faiblesse... Claude, crois-moi... le fier sacrifice d'un amour que la conscience interdit, est encore moins crucifiant que la honte et la souffrance dont on le paye fatalement quand on s'y livre...
«Ah! ce mépris, ce dégoût de soi, cette horreur de l'homme qui vous a perdue sans pitié!... Si l'on savait ce que c'est, à l'heure où l'on cède, enivrée, comme l'on serait gardée contre sa faiblesse!... Ah! oui, bien gardée!...
«Claude, mon adorée petite, ne t'abandonne pas... Je t'en supplie, à travers la mort, moi qui ai tant souffert d'avoir mal aimé...»
Au cœur même de Claude, ils semblaient s'être imprimés, ces mots que jamais elle ne pourrait oublier.
Ah oui, elle était bien perdue pour Raymond de Ryeux, aussi sûrement que si elle était morte! Et vraiment, c'était une morte, la Claude qu'il avait connue...
La créature dont elle distinguait vaguement dans une glace, noyés par la pénombre, le visage décoloré, les traits sévères, les yeux sombres, ce n'était plus cette Claude qui, dans la clairière, avait frémi toute, sous la soudaine caresse, affolante comme une révélation... Ce n'était plus cette Claude qui, dans l'ombre de la forêt, avait, elle-même, donné ses lèvres aux lèvres altérées... Qui, si souvent, depuis lors, avait aimé les courses dans la solitude où le torrent de la passion les entraînait... Qui entrevoyait, comme l'Eden ouvert, le Midi lumineux où, librement, ils se pourraient rencontrer... Cette Claude appartenait à un passé qui jamais ne ressusciterait, ne pourrait ressusciter...
Jamais, jamais plus, elle ne serait la femme qu'elle avait été durant cet inoubliable printemps, divinement grisée, insouciante de tout ce qui n'était pas le mystère splendide de son jardin secret; orgueilleusement jeune, sûre d'elle-même, oublieuse des devoirs et aussi des laideurs, des misères, que ses yeux éblouis ne voyaient plus, alors qu'elle avançait, sentant, en tout son être, le goût ardent de la vie qui brûlait ses lèvres.
Tout cela, c'était fini... Maintenant tout autre lui apparaissait la vie: agressive, méchante, broyant les êtres dans sa force aveugle.
Cette force les rejetait loin l'un de l'autre, lui et elle. C'était avec une soudaineté si brutale, qu'il ne comprendrait pas pourquoi, tout à coup, il la perdait... Puisqu'elle ne pourrait lui dire le secret de la pauvre morte... Il souffrirait... Car c'était vrai qu'il l'aimait, autant qu'il la désirait... Comme aiment les hommes qu'a saisis le «démon de midi»; qui sentent que la jeunesse est finie; que l'automne, puis l'hiver sont tout proches... Avec une sorte d'emportement désespéré... il souffrirait... Eh bien! ce serait justice... Tout se paye... Elle aussi payait déjà!...
Un frisson d'angoisse la bouleversa... Alors, d'instinct, elle se leva pour chercher, près de la fenêtre ouverte, l'apaisement de la nuit...
Mais ce n'était plus la nuit, ni même l'aube... Le ciel s'éclairait... Une lueur rose, poudrée d'or, chassait victorieusement l'ombre pâlissante. C'était l'aurore, la radieuse aurore, dans le ciel d'été, purifié par l'orage.
Tout l'être de Claude tressaillit. D'un irrésistible élan, sa jeunesse bondissait vers la lumière ressuscitée dont la flamme semblait refouler tous les fantômes...
Sous son regard, s'éveillait le petit jardin, humide encore de la nuit.
Car l'orage, menaçant la veille, avait éclaté. Claude, maintenant, s'en souvenait. Tandis qu'elle lisait les pauvres pages frémissantes, elle entendait vaguement—oh! si vaguement!...—les rafales de pluie et de vent, le choc de la foudre dans le ciel obscur où elle ne voyait pas le sillage embrasé des éclairs...
Maintenant, la tourmente était passée. Avidement, elle but l'air, tiède encore, qui frôlait son visage, soulevant ses boucles... les boucles que Raymond de Ryeux aimait à toucher...
Bizarrement, ce souvenir traversa soudain sa pensée. Que c'était donc déjà loin, ce temps-là!
Sur la pente, elle venait de s'arrêter. Quelques feuilles de papier lui avaient soudain barré la route.
Elle s'était arrêtée... Mais cette pente, maintenant, aurait-elle le fier courage de la remonter?...
Ou bien, après la terrible crise, vaincue par les tares héréditaires, continuerait-elle à descendre le chemin qui allait vers le gouffre?...
Cela, tout à coup, tandis qu'elle contemplait l'éblouissante féerie du jour levant... cela, elle sentit qu'elle ne le savait pas...
FIN
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Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1916.