Le Chevalier des Touches
The Project Gutenberg eBook of Le Chevalier des Touches
Title: Le Chevalier des Touches
Author: J. Barbey d'Aurevilly
Illustrator: Luděk Marold
Mittis
Release date: December 16, 2011 [eBook #38316]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc, (The illustrations
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COLLECTION GVILLAVME
Le Chevalier Des Touches
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«COLLECTION GUILLAUME ET LEMERRE»
J. BARBEY D'AUREVILLY
Le Chevalier Des TouchesIllustrations de Marold et Mittis
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PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, passage Choiseul, 23-31
Tous droits réservés.
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
25 exemplaires sur papier du Japon et 25 exemplaires sur Chine
Tous ces exemplaires sont numérotés
et parafés par l'éditeur.
A MON PÈRE
Que de raisons, mon père, pour Vous dédier ce livre qui Vous rappellera tant de choses dont Vous avez gardé la religion dans Votre cœur! Vous en avez connu l'un des héros, et probablement Vous eussiez partagé son héroïsme et celui de ses onze Compagnons d'armes, si Vous aviez eu sur la tête quelques années de plus au moment où l'action de ce drame de guerre civile s'accomplissait! Mais, alors, Vous n'étiez qu'un enfant,—l'enfant dont le charmant portrait orne encore la chambre bleue de ma grand'mère, et qu'elle nous montrait, à mes frères et à moi, dans notre enfance, du doigt levé de sa belle main, quand elle nous engageait à Vous ressembler.
Ah! certainement, c'est ce que j'aurais fait de mieux, mon père. Vous avez passé Votre noble vie comme le Pater familias antique, maître chez Vous, dans un loisir plein de dignité, fidèle à des opinions qui ne triomphaient pas, le chien du fusil abattu sur le bassinet, parce que la guerre des Chouans s'était éteinte dans la splendeur militaire de l'Empire et sous la gloire de Napoléon. Je n'ai pas eu cette calme et forte destinée. Au lieu de rester, ainsi que Vous, planté et solide comme un chêne dans la terre natale, je m'en suis allé au loin, tête inquiète, courant follement après ce vent dont parle l'Écriture, et qui passe, hélas! à travers les doigts de la main de l'homme, également partout! Et c'est de loin encore que je Vous envoie ce livre qui Vous rappellera, quand Vous le lirez, des contemporains et des compatriotes infortunés auxquels le Roman, par ma main, restitue aujourd'hui leur page d'histoire.
Votre respectueux et affectionné fils,
Jules Barbey d'Aurevilly.
Ce 21 novembre 1863.
Le Chevalier Des Touches
Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés!
(Vieille chanson.)
I
TROIS SIÈCLES DANS UN PETIT COIN
C'était vers les dernières années de la Restauration. La demie de huit heures, comme on dit dans l'Ouest, venait de sonner au clocher, pointu comme une aiguille et vitré comme une lanterne, de l'aristocratique petite ville de Valognes.
Le bruit de deux sabots traînants, que la terreur ou le mauvais temps semblaient hâter dans leur marche mal assurée, troublait seul le silence de la place des Capucins, déserte et morne alors comme la lande du Gibet elle-même. Tous ceux qui connaissent le pays, n'ignorent pas que la lande du Gibet, ainsi appelée parce qu'on y pendait autrefois, est un terrain qui fut longtemps abandonné, à droite de la route qui va de Valognes à Saint-Sauveur-le-Vicomte, et qu'une superstition traditionnelle le faisait éviter au voyageur... Quoique en aucun pays, du reste, huit heures et demie ne soient une heure indue et tardive, la pluie, qui était tombée, ce jour-là, sans interruption, la nuit,—on était en décembre,—et aussi les mœurs de cette petite ville, aisée, indolente et bien close, expliquaient la solitude de la place des Capucins et pouvaient justifier l'étonnement du bourgeois rentré, qui peut-être, accoté sous ses contrevents strictement fermés, entendait de loin ces deux sabots, grinçants et haletants sur le pavé humide, et au son desquels un autre bruit vint impétueusement se mêler.
Sans doute, en tournant la place, sablée à son centre et pavée sur ses quatre faces, et en longeant la porte cochère vert-bouteille de l'hôtel de M. de Mesnilhouseau, qu'on avait, à cause de sa meute, surnommé Mesnilhouseau des chiens, les sabots qu'on entendait réveillèrent cette compagnie des gardes endormie; car de longs hurlements éclatèrent par-dessus les murs de la cour, et se prolongèrent avec la mélancolie désolée qui caractérise le hurlement des chiens dans la nuit. Ce long pleur monotone et désespéré des chiens, qui essayèrent de fourrer leur nez et leurs pattes sous la colossale porte cochère, comme s'ils avaient senti sur la place quelque chose d'insolite et de formidable, cette noire soirée, ce vent dans la pluie, cette place solitaire, qui n'était pas grande, il est vrai, mais qui, de riante qu'elle était autrefois, quand elle ressemblait à un square anglais, avec ses arbres plantés en carré et ses blanches balises, était devenue presque terrible depuis qu'en 182... on avait dressé au milieu une croix sur laquelle, colorié grossièrement, se tordait, en saignant, un Christ de grandeur naturelle; tous ces accidents, tous ces détails, pouvaient réellement impressionner le passant aux sabots qui marchait sous son parapluie incliné contre le vent, et dont l'eau qui tombait frappait la soie tendue de ses gouttes sonores, comme si elles eussent été des grains de cristal.
Supposez, en effet, que ce passant inconnu fût une personne d'une imagination naïve et religieuse, une conscience tourmentée, une âme en deuil, ou simplement un de ces êtres nerveux comme il s'en rencontre à tous les étages de l'amphithéâtre social, on conviendra qu'il y avait assez dans les détails qu'on vient de signaler, mais surtout dans l'image de ce Dieu sanglant qui le jour, grâce à la grossièreté de la peinture, épouvantait le regard sous les joyeux rayons du soleil, et qu'on savait là, sans le voir, étendant ses bras dans la nuit, pour faire pénétrer le frisson jusque dans les os et doubler les battements du cœur. Mais, comme s'il avait fallu davantage, voici qu'un fait étrange,—dans cette petite ville où, à pareille heure, les mendiants dormaient bien acoquinés dans leur paille, et où les voleurs de rue, les gentilshommes de grand chemin, étaient à peu près inconnus,—oui! un fait extraordinaire, vint à se produire tout à coup... De la rue Siquet au milieu de la place des Capucins, la lanterne qui projetait sa pointe de lumière sous le parapluie incliné s'éteignit, juste en face du grand Christ. Et ce n'était pas le vent qui l'avait soufflée, mais une haleine! Les nerfs d'acier qui tenaient cette lanterne l'avaient élevée jusqu'à la hauteur de quelque chose d'horrible, qui avait parlé. Oh! ce n'avait pas été long; un instant! un éclair! Mais il est des instants dans lesquels il tiendrait des siècles! C'est à ce moment-là que les chiens avaient hurlé. Ils hurlaient encore, quand une petite sonnette tinta à la première porte de la rue des Carmélites, qui est à l'extrémité de la place, et quand la personne aux sabots entra, mais sans sabots, dans le salon des demoiselles de Touffedelys, qui l'attendaient pour leur causerie du soir.
... Les nerfs d'acier qui tenaient
cette lanterne l'avaient élevée...Elle, ou plutôt il—car c'était un homme—était chaussé avec l'élégance d'un abbé de l'ancien régime, comme on disait beaucoup alors, et, d'ailleurs, quoi d'étonnant, puisque c'en était un?
«J'ai entendu votre voiture, l'abbé,» dit la cadette des Touffedelys, mademoiselle Sainte, qui, dans son impossibilité absolue d'inventer le moindre petit mot quelconque, répétait la plaisanterie de l'abbé quand il parlait de ses sabots.
L'abbé donc, qui s'était débarrassé à la porte du vestibule d'une longue redingote de bougran vert mise par-dessus son habit noir, s'avança dans le petit salon, droit, imposant, portant sa tête comme un reliquaire et faisant craquer ses souliers de maroquin, préservés par les sabots de l'humidité. Quoiqu'il vînt d'éprouver une de ces impressions qui sont des coups de foudre, il n'était ni plus pâle ni plus rouge qu'à l'ordinaire; car il avait un de ces teints dont la couleur semble avoir l'épaisseur de l'émail et que l'émotion ne traverse pas. Déganté de sa main droite, il offrit à la ronde deux doigts de cette main aux quatre personnes qui étaient là autour de la cheminée, et qui s'interrompirent pour le recevoir.
Mais quand il eut donné ces deux doigts à la dernière personne de ce petit cercle:
«Il y a quelque chose, mon frère!—s'écria celle-ci en tressaillant (à quoi le voyait-elle?);—mais vous n'êtes pas dans votre état naturel, ce soir!
—Il y a—dit l'abbé d'une voix ferme, mais grave,—que, tout à l'heure, le vieux sang d'Hotspur a failli avoir presque peur.»
Sa sœur le regarda d'un air incrédule; mais mademoiselle de Touffedelys, qui, elle, aurait cru qu'un bœuf pouvait voler si on le lui avait dit, et qui se serait même mise à la fenêtre pour le voir, mademoiselle Sainte de Touffedelys, qui n'avait pas lu Shakespeare et qui n'avait compris que le mot de peur dans tout ce qu'avait dit l'abbé:
«Sainte Marie! qu'y a-t-il?—fit-elle.—Auriez-vous vu en passant l'âme du Père Gardien des Capucins rôder autour de la place? Les chiens de M. de Mesnilhouseau se lamentent ce soir comme quand elle y est... ou quand le Marteau Saint-Bernard toque ses trois coups à la porte de la cellule de quelqu'une des Dames Bernardines, dans le couvent qui est à côté.
—Pourquoi dites-vous cela à l'abbé, ma sœur?—dit Ursule de Touffedelys d'un ton d'aînée qui reprend sa cadette.—Vous savez bien que l'abbé, qui est allé en Angleterre, ne croit pas aux revenants.
—Et pourtant, sur mon âme! c'est un revenant que j'ai vu,—dit l'abbé, avec un sérieux profond.—Oui, mademoiselle! oui, ma sœur! oui, Fierdrap! oui! regardez-moi maintenant de tous vos yeux, écarquillés à vous en donner la migraine, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire: je viens de voir un revenant... inattendu, effrayant, mais réel! trop réel! Je l'ai vu comme je vous vois tous, comme je vois ce fauteuil et cette lampe...»
Et il toucha le pied de la lampe du bout de sa canne, un cep de vigne, qu'il alla déposer dans un coin.
«Tu aimes diablement la plaisanterie pour que je te donne le plaisir de te croire, l'abbé?—dit le baron de Fierdrap, quand l'abbé revint à la cheminée et se planta, les mollets et le dos au feu, devant le fauteuil qui lui tendait les bras.
—Était-ce vraiment le Père Gardien?...—reprit mademoiselle Sainte toute transie; car elle cuisait de curiosité et se sentait pourtant le froid d'un glaçon dans les épaules.
—Non!» répondit l'abbé, qui s'arrêta, l'œil sur les feuilles du parquet ciré et miroitant, comme s'arrête un homme qui médite ce qu'il va dire et qui hésite avant de le risquer.
Il resta debout, ajusté par les yeux des quatre personnes assises, qui, du regard, aspiraient presque ce qui n'était pas encore sorti de sa bouche, excepté pourtant le baron de Fierdrap, qui croyait, lui, à une mystification, et qui clignait de l'œil d'un air fin, comme s'il avait dit: «Je te comprends, mon compère!» Le salon n'était éclairé que par le demi-jour d'une lampe, recueillie sous son chapiteau. Pour mieux voir et deviner l'abbé, une de ces dames leva le chapiteau à l'ombre importune, et le salon fut soudainement inondé de ce jour de lampe qui a comme les tons gras de l'huile dans son or.
C'était un vieux appartement comme on n'en voit guère plus, même en province, et d'ailleurs tout à fait en harmonie avec le groupe qui, pour le moment, s'y trouvait. Le nid était digne des oiseaux. A eux tous, ces vieillards réunis autour de cette cheminée formaient environ trois siècles et demi, et il est probable que les lambris qui les abritaient avaient vu naître chacun d'eux.
Ces lambris en grisailles, encadrés et relevés par des baguettes d'or noircies et, par place, écaillées, n'avaient, pour tout ornement de leur fond monotone, que des portraits de famille sur lesquels la brume du temps avait passé. Dans l'un de leurs panneaux, on voyait deux femmes en costume Louis XV, dont l'une, blonde et pincée, tenait à la main une tulipe comme Rachel, la dame de carreau, et dont l'autre, brune, indolente, tigrée de mouches sur son rouge de brune, avait une étoile au-dessus de la tête, ce qui, avec le faire voluptueux du portrait, indiquait suffisamment la main de Natier, qui peignit aussi avec une étoile au-dessus de la tête madame de Châteauroux et ses sœurs. L'étoile signifiait le règne du moment de la favorite. C'était l'étoile du berger royal. Le bien-aimé Louis XV l'avait fait lever sur tant de têtes, qu'il avait pu très bien la faire luire sur une Touffedelys. Dans le panneau opposé, un portrait plus ancien, plus noir, d'une touche énergique mais inconnue, représentait l'amiral de Tourville, beau comme une femme déguisée, dans son magnifique et bizarre costume d'amiral du temps de Louis XIV. Il était parent des Touffedelys. Des encoignures de laque de Chine garnissaient les quatre angles du salon et supportaient quatre bustes d'argile, recouverts d'un crêpe noir, soit pour les préserver de la poussière, soit en signe de deuil; car ces bustes étaient ceux de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth et du Dauphin. Des fauteuils en vieille tapisserie de Beauvais, traduisant les fables de La Fontaine, en double ovale sur un fond blanc, égayaient de la variété de leurs couleurs et de leurs personnages cet appartement presque sombre avec ses rideaux fanés de lampas et sa rosace, veuve de son lustre. Aux deux côtés d'une cheminée en marbre de Coutances cannelée et surmontée d'un bouquet en relief, ces deux demoiselles de Touffedelys, droites sous leurs écrans de gaze peinte, auraient pu très bien passer pour des ornements sculptés de cette cheminée, si leurs yeux n'avaient pas remué et si ce que venait de dire l'abbé n'avait terriblement dérangé la solennelle économie de leur figure et de leur pose.
Toutes deux avaient été belles, mais l'antiquaire le plus habile à deviner le sens des médailles effacées n'aurait pu retrouver les lignes de ces deux camées, rongés par le temps et par le plus épouvantable des acides, une virginité aigrie. La Révolution leur avait tout pris: famille, fortune, bonheur du foyer, et ce poème du cœur, l'amour dans le mariage, plus beau que la gloire! disait madame de Staël, et enfin la maternité. Elle ne leur avait laissé que leurs têtes, mais blanchies et affaiblies par tous les genres de douleur. Orphelines quand elle éclata, les deux Touffedelys n'avaient point émigré. Elles étaient restées, comme beaucoup de nobles, dans le Cotentin. Imprudence qu'elles auraient payée de leur vie, si Thermidor ne les avait sauvées, en ouvrant les maisons d'arrêt. Vêtues toujours des mêmes couleurs, se ressemblant beaucoup, de la même taille et de la même voix, c'était comme une répétition dans la nature que ces demoiselles de Touffedelys.
En les créant presque identiques, la vieille radoteuse avait rabâché. C'étaient deux Ménechmes femelles, qui auraient pu faire dire aux moqueurs: «Il y en a au moins une de trop!» Elles ne le trouvaient point, car elles s'aimaient; et elles se voulaient en tout si semblables, que mademoiselle Sainte avait refusé un beau mariage parce qu'il ne se présentait pas de mari pour mademoiselle Ursule, sa sœur. Ce soir-là, comme à l'ordinaire, ces routinières de l'amitié avaient dans leur salon une de leurs amies, noble comme elles, qui travaillait à la plus extravagante tapisserie avec une telle action qu'elle semblait se ruer à ce travail, suspendu tout à coup par l'arrivée de son frère, l'abbé. Fée plus mâle, aux traits plus hardis, à la voix plus forte, celle-ci tranchait par la brusquerie hommasse de toute sa personne sur la délicatesse et l'inertie de ces douces Contemplatives, de ces deux vieilles chattes blanches de la rêverie sans idées, qui n'avaient jamais été des Chattes Merveilleuses. Ces pauvres vierges de Touffedelys avaient eu le suave éclat de leur nom dans leur jeunesse; mais elles avaient vu fondre leur beauté au feu des souffrances, comme le cierge voit fondre sa cire sur le pied d'argent du chandelier.
A la lettre, elles étaient fondues... tandis que leur amie, robustement et rébarbativement laide, avait résisté. Solide de laideur, elle avait reçu le soufflet, l'alipan du Temps, comme elle disait, sur un bronze que rien ne pouvait entamer. Même la mise inouïe dans laquelle elle encadrait sa laideur bizarre n'en augmentait pas de beaucoup l'effet, tant l'effet en était frappant! Coiffée habituellement d'une espèce de baril de soie orange et violette, qui aurait défié par sa forme la plus audacieuse fantaisie et qu'elle fabriquait de ses propres mains, cette contemporaine de mesdemoiselles de Touffedelys ressemblait, avec son nez recourbé comme un sabre oriental dans son fourreau grenu de maroquin rouge, à la reine de Saba, interprétée par un Callot chinois, surexcité par l'opium. Elle avait réussi à diminuer la laideur de son frère, et à faire passer le visage de l'abbé pour un visage comme un autre, quoique, certes! il ne le fut pas. Cette femme avait un grotesque si supérieur qu'on l'eût remarquée même en Angleterre, ce pays des grotesques, où le spleen, l'excentricité, la richesse et le gin travaillent perpétuellement à faire un carnaval de figures auprès desquelles les masques du carnaval de Venise ne seraient que du carton vulgairement badigeonné.
Comme il est des couleurs d'un tel ruissellement de lumière qu'elles éteignent toutes celles que l'on place à côté, l'amie de mesdemoiselles de Touffedelys, pavoisée comme un vaisseau barbaresque des plus éclatants chiffons déterrés dans la garde-robe de sa grand'mère, éteignait, effaçait les physionomies les plus originales par la sienne. Et cependant, l'abbé et le baron de Fierdrap étaient, ainsi qu'on va le voir, de ces individualités exceptionnelles qui entrent violemment dans la mémoire lorsqu'on les a rencontrées, et dont l'image y reste soudée, comme une patte-fiche dans un mur. Il n'y a qu'au versant d'un siècle, au tournant d'un temps dans un autre, qu'on trouve de ces physionomies qui portent la trace d'une époque finie dans les mœurs d'une époque nouvelle, et forment ainsi des originalités qui ressemblent à cet airain de Corinthe fait avec des métaux différents. Elles traversent rapidement les points d'intersection de l'Histoire, et il faut se hâter de les peindre quand on les a vues, parce que, plus tard, rien ne saurait donner une idée de ces types, à jamais perdus!
Le baron de Fierdrap, placé entre les deux demoiselles de Touffedelys, et plus particulièrement à côté de la sœur de l'abbé, qui, la tête sur sa tapisserie, tirait sa laine de chaque point avec une furie effrayante pour l'observateur rétrospectif, car elle avait dû, autrefois, faire tout comme elle tirait sa laine; le baron de Fierdrap, Hylas de Fierdrap, était assis, les jambes croisées, une main sous sa cuisse, comme le grand lord Clive, et présentait au feu la semelle d'un pied chaussé d'une guêtre de casimir noir. C'était un homme d'une taille médiocre, mais vigoureux et râblé comme un vieux loup, dont il avait le poil, si l'on en jugeait par la brosse hérissée, courte et fauve de sa perruque. Son visage accentué s'arrêtait dans un profil ferme: un vrai visage de Normand, rusé et hardi. Jeune, il n'avait été ni beau ni laid. Comme on dit assez drôlement en Normandie pour désigner un homme qu'on ne remarque ni pour ses défauts naturels, ni pour ses avantages: «Il allait à la messe avec les autres.» Il exprimait bien le modèle sans alliage de ces anciens hobereaux que rien ne pouvait ni apprivoiser ni décrasser, et qui, sans la Révolution, laquelle roula cette race de granit d'un bout de l'Europe à l'autre bout sans la polir, seraient restés dans les fondrières de leur province, ne pensant même pas à aller au moins une fois à Versailles, et, après être montés dans les voitures du roi, à reprendre le coche et à revenir. Chasseur comme tous les gentilshommes terriens, chasseur enragé, quel que fût le poil de la bête ou la plume, il avait fallu cette fin du monde de la Révolution pour arracher Hylas de Fierdrap à ses bois et à ses marais. Gentilhomme avant tout, dès que les premières quenouilles eurent circulé dans le pays, il offrit à l'armée de Condé un volontaire qui savait porter gaillardement, pendant trente lieues de route, un fusil à deux coups sur la carrure de son épaule, et qui, des balles de son double canon, eût aussi bien coupé le bec à une bécassine qu'abattu un sanglier, en le frappant entre les deux yeux. Lorsque l'armée de Condé avait été licenciée et qu'il n'y eut plus rien dans la poire à poudre de ce dernier des Chasseurs du Roi, le baron de Fierdrap était passé en Angleterre, cette terre de l'excentricité, et c'est là qu'il avait contracté, disait-on, ces manières d'être qui le firent regarder, sur ses vieux jours, comme un original, par ceux qui l'avaient connu ressemblant à tout le monde dans sa jeunesse.
... Hylas de Fierdrap était assis,
les jambes croisées...Le fait est que, comme le chat du bonhomme Misère, autre dicton normand, il ne ressemblait plus à personne. Ayant perdu tout, ou à peu près, de sa fortune patrimoniale, il vivait comme il pouvait de quelques bribes, et de la maigre pension qu'octroya la Restauration aux pauvres chevaliers de Saint-Louis qui avaient suivi héroïquement la maison de Bourbon à l'étranger et partagé sa triste fortune. Il avait moins souffert que bien d'autres de cette vie dénuée. Ses besoins n'étaient pas nombreux. Il avait une santé de fer, que l'exercice et le grand air avaient rendue d'une solidité qui paraissait indestructible. Il habitait une petite maison, aux écarts du bourg voisin de Saint-Sauveur-le-Vicomte, sans domestique qu'une vieille femme qui allait parfois balayer son logis, et on ne dira pas: «faire son lit», car il n'en avait pas, et il couchait dans un hamac qu'il avait rapporté d'Angleterre. Sobre comme un anachorète et presque ichthyophage, il se nourrissait de sa pêche, étant devenu, sur le tard de ses jours, un pêcheur aussi infatigable qu'il avait été un indomptable chasseur dans la première moitié de sa vie. Toutes les rivières du pays le connaissaient et le voyaient incessamment sur leurs bords, à dix lieues à la ronde, un paquet de longues lignes sur son épaule et à la main un vase de fer-blanc, d'une forme allongée comme la boîte au lait des laitières, et dans lequel il mettait, sous une couche de terreau, les vers de jardin qu'il accrochait à ses hameçons. Il pêchait aussi à la mouche, cette chasse écossaise, cette chasse en marchant, dont il avait pris l'habitude en Écosse, et qui émerveillait les paysans du Cotentin, à qui cette pêche était, avant lui, inconnue, quand ils le voyaient courir sur la rive, en remontant ou en descendant les rivières, et figurer le vol de la mouche en maintenant toujours son hameçon à quelques pouces du fil de l'eau, avec un aplomb de main et de pied qui tenait vraiment du prodige.
Ce soir-là, comme presque tous les soirs, lorsqu'il se trouvait à Valognes et que ses pêches errantes ne l'entraînaient pas, il allait passer la soirée chez ces demoiselles de Touffedelys. Il y apportait sa boîte à thé et sa théière, et il y faisait son thé devant elles, ces pauvres primitives, à qui l'émigration n'avait pas donné de ces goûts étonnants comme «l'amour de ces petites feuilles roulées dans de l'eau chaude», qui ne valaient pas, disaient-elles d'une bouche pleine de sagesse, «la liqueur verte de la Chartreuse contre les indigestions». Infatigables dans leur étonnement, elles retrouvaient à point nommé l'attention animale des êtres qui ne sont pas éducables, en regardant, chaque soir, de leurs deux yeux faïencés, grands ouverts comme des œils-de-bœuf, cet original de Fierdrap procédant à son infusion accoutumée, comme s'il s'était livré à quelque effrayante alchimie! L'abbé, cet abbé qui venait d'entrer comme un événement, et dont ces dames épiaient la parole, trop lente à tomber de ses lèvres, comme s'il eût voulu exaspérer leur curiosité excitée, l'abbé seul osait toucher au breuvage hérétique du baron de Fierdrap. Lui, aussi, comme l'avait dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, était allé en Angleterre. Pour ces sédentaires de petite ville, pour ces culs-de-jatte de la destinée, c'eût été comme d'aller à la Mecque, si de la Mecque elles avaient jamais entendu parler!... ce qui était plus que douteux. L'abbé, du reste, n'avait pour personne l'originalité caricaturesque de M. de Fierdrap, lequel était un personnage digne du pinceau d'Hogarth, par le physique et par le costume. Le grand air, qui, comme on l'a dit, avait rendu le baron de Fierdrap invulnérable jusque dans le fin fond de sa charpente et de sa moelle, avait seulement teinté le marbre, qu'il avait durci, et, pour toute victoire et trace de son passage sur ce quartz impénétrable de chair et de peau qui n'avait jamais eu ni un rhume, ni un rhumatisme, avait laissé, comme une moquerie et une revanche pleine de gaieté, trois superbes engelures qui s'épanouissaient du nez aux deux joues du baron, comme le trèfle d'une belle giroflée en fleurs! Était-ce averti par cette chiquenaude taquine du grand air, qu'il bravait tous les jours, soit dans les brouillards de la Douve, soit sous les ponts de Carentan et partout où il y avait des dards et des tanches à récolter, que M. de Fierdrap portait sept habits, les uns sur les autres, et qu'il appelait ses sept coquilles? Personne n'était tenté de justifier ce nombre sacramentel et mystérieux... Mais toujours est-il que, même dans le salon de mesdemoiselles de Touffedelys, il gardait son spencer de reps gris doublé de peaux de taupe par-dessus son habit couleur de tabac d'Espagne, à la boutonnière duquel pendait, sous sa croix de Saint-Louis, un petit manchon de velours noir sans fourrure, dans lequel il aimait, en parlant, à plonger les mains, qu'il avait gourdes comme Michel Montaigne.
L'ami et le compagnon d'émigration du baron de Fierdrap, et que celui-ci regardait alors comme Morellet aurait regardé Voltaire, s'il l'eût tenu chez le baron d'Holbach dans une petite soirée intime, cet abbé, qui complétait les trois siècles et demi rassemblés dans ce coin, était bien un homme de la même race que le baron, mais il était bien évident qu'il le dominait, comme M. de Fierdrap dominait ces demoiselles de Touffedelys et la sœur de l'abbé elle-même. De ce cercle, l'abbé était l'aigle, et d'ailleurs, dans tous les mondes, il en eût été un, quand même le cercle, au lieu de ce vieux héron de Fierdrap, de ces oies candides de Touffedelys et de cette espèce de cacatoës huppé qui travaillait à sa tapisserie, aurait été composé, en fait de femmes charmantes et d'hommes rares, de flamants roses et d'oiseaux de paradis. L'abbé était une de ces belles inutilités comme Dieu, qui joue le Roi s'amuse dans des proportions infinies, se plaît à en créer pour lui seul. C'était un de ces hommes qui passent, semant le rire, l'ironie, la pensée, dans une société qu'ils sont faits pour subjuguer, et qui croit les avoir compris et leur avoir payé leurs gages, en disant d'eux: «L'abbé un tel, monsieur un tel, vous en souvenez-vous? était un homme d'un diable d'esprit.» A côté de ceux dont on parle ainsi, cependant, il y a des illustrations et des gloires achetées avec la moitié de leurs facultés! Mais eux, l'oubli doit les dévorer, et l'obscurité de leur mort parachève l'obscurité de leur vie, si Dieu (toujours le Roi s'amuse!) ne jetait parfois un enfant entre leurs genoux, une tête aux cheveux bouclés sur laquelle ils posent un instant la main, et qui, devenu plus tard Goldsmith ou Fielding, se souviendra d'eux dans quelque roman de génie et paraîtra créer ce qu'elle aura simplement copié, en se ressouvenant!
Cet abbé, qu'on ne nommerait pas si, à cette heure, sa famille, dont il était le dernier rejeton, n'était éteinte, du moins en France[1], portait le nom de ces Percy Normands dont la branche cadette a donné à l'Angleterre ses Northumberland et cet Hotspur, auquel il venait de faire allusion, l'Ajax des chroniques de Shakespeare. Quoiqu'il n'eût rien dans sa personne qui rappelât son héroïque et romanesque parentage, quoiqu'on sentît surtout en lui les amollissantes influences et les égoïstes raffinements de la société du dix-huitième siècle, dans laquelle, jeune, il avait vécu, cependant, l'empreinte ineffaçable d'un commandement exercé par tant de générations se reconnaissait par la manière dont l'abbé de Percy portait sa tête, plus irrégulière que celle de M. de Fierdrap, mais d'une tout autre physionomie. L'abbé, moins laid que sa sœur, laide comme le péché quand il est scandaleux, était laid, lui, comme le péché quand il est plaisant. Le croira-t-on? cet abbé recouvrait le plus drôle d'esprit de manières presque majestueuses. C'était là le signe par lequel il étonnait et charmait toujours. La gaieté qui a de la grâce a rarement de la dignité et elle semble l'exclure. Mais chez l'abbé de Percy, cette gaieté à la Beaumarchais, cette gaieté d'oncle à la commendataire d'Almaviva qui aurait battu ce polisson de Figaro dans l'intrigue et dans la repartie, cette verve inouïe, partant d'un fond de grand seigneur, qui ne cessait pas un seul instant de rayonner dans sa personne, causait un plaisir d'autant plus vif par le contraste et faisait de lui une de ces raretés qu'on ne rencontre pas deux fois. Hélas! au point de vue des ambitions positives de la vie, cet esprit ravissant ne lui avait servi à rien. Au contraire, il lui avait nui, comme son blason.
Victime de la Révolution autant que son ami M. de Fierdrap; victime d'une thèse grecque en Sorbonne, qu'il avait mieux soutenue que son autre ami, M. d'Hermopolis, lequel s'en était souvenu quand il avait été ministre (les haines de clerc à clerc sont les bonnes); victime enfin de son esprit trop animé et trop charmant pour être assez sacerdotal, l'abbé de Percy avait manqué sa fortune ecclésiastique et toutes ses fortunes, et n'avait pu, malgré le crédit de son cousin, le duc de Northumberland, qui représentait l'Angleterre au sacre du roi Charles X, parvenir à autre chose, pour les jours de sa vieillesse, qu'à un simple canonicat de Saint-Denis de second degré, avec dispense de résider au Chapitre. Au déclin de l'âge, la Normandie lui était repassée dans le souvenir, parée du charme des jours évanouis, et lui, qui s'était mêlé aux plus hautes sociétés de France et d'Angleterre et qui avait joué sa partie d'homme d'esprit avec les plus grands et les plus brillants esprits qui eussent jouté en Europe depuis quarante ans, il était revenu vivre parmi les bonnes judiciaires du Cotentin, claquemuré dans une petite maison ornée avec goût et qu'il appelait son hermitage. Il n'en sortait que pour aller passer des huitaines chez tous les châtelains des alentours.
C'était un grand dîneur. Mais sa naissance, son formidable esprit, ses manières, excluaient toute idée de parasitisme dans ce modeste piéton qu'on rencontrait, comme le baron de Fierdrap, non pas au bord de toutes les rivières, mais sur toutes les routes, allant faire quelque pèlerinage à la Notre-Dame de la cuisine des châteaux les plus renommés par leur hospitalité et par leur bonne chère.
Ces dîners, qu'il avait toujours aimés, avaient foncé la teinte d'écrevisse cuite de son visage, et justifiaient ce qu'il disait de cette éclatante couleur rouge, allumée par le Porto de l'émigration et le Bourgogne de la patrie retrouvée: «Il est probable que voilà la seule pourpre que j'aurai jamais à porter!»
Le front, le nez, qu'il avait busqué et immense, un nez de grande maison, les joues, le menton, tout était de cette magnifique teinte cardinalice, qui ne contrastait dans ce visage, fiévreusement taillé à l'ébauchoir, mais saisissant d'expression, qu'avec le bleu des yeux, un bleu fantastique, perlé, scintillant, acéré; un bleu qu'on n'avait vu étinceler nulle part, sous les sourcils de personne, et auquel un peintre de génie, qui ne l'aurait pas vu, croirait seul.
Les yeux de l'abbé de Percy n'étaient pas des yeux: c'étaient deux petits trous ronds, sans sourcils, sans paupière, et la prunelle de ce bleu, impatientant à regarder (tant il était vif!), était si disproportionnée et si large, que ce n'était pas l'orbe de la prunelle qui tournait sur le blanc de l'œil, mais la lumière qui faisait une perpétuelle et rapide rotation sur les facettes de saphir de ces yeux de lynx... Les verra-t-on d'ici, ces yeux-là?... Mais quand on les avait vus en réalité, on ne pouvait plus les oublier. Ce soir-là, ils pétillaient, semblait-il, encore plus qu'à l'ordinaire en regardant les curieuses que l'abbé, toujours debout, affolait par l'affectation de son silence. Au lieu de répondre aux questions haletantes de mesdemoiselles de Touffedelys, il passait, selon son usage, sa langue de gourmet sur ses lèvres épaisses et juteuses, comme s'il y avait cherché des saveurs perdues. Il venait de dîner en ville et il avait sa tenue solennelle et officielle de tous les soirs. Il portait un habit noir carré, une cravate blanche, sans rabat, ni manteau, ni calotte. Ses longs cheveux, fins et blancs comme le duvet d'un cygne, roulés et gonflés avec une coquetterie qui rappelait celle de Talleyrand,—de Talleyrand que, par parenthèse, il abhorrait moins pour toutes ses autres apostasies que pour avoir signé la Constitution civile du clergé,—ses cheveux poudrés et floconneux tombaient richement sur le col de son habit noir, et poudraient, à leur tour, de leur iris parfumé, le large ruban violet, liséré de blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix émaillée de Chanoine Royal. Campé solidement sur ses jambes en bas de soie, assez bien tournées, mais de deux galbes différents, et dont il appelait l'une Apollon et l'autre Hercule, avec une fidélité à la mythologie qui avait été l'une des religions de sa jeunesse, il aspirait longuement sa prise de tabac.
«Eh bien, l'abbé, as-tu juré de faire damner ces dames?—lui dit le baron, qui s'attendait à une plaisanterie.—Et nous diras-tu enfin quel revenant tu as vu, en passant tout à l'heure sur la place?
—Ris tant que tu voudras, Fierdrap,—reprit l'abbé imperturbable,—mais ceci est sérieux! Le revenant que j'ai vu était de chair et d'os... comme toi et moi, mais il n'en était que plus épouvantable... C'était... le chevalier Des Touches!...
II
HÉLÈNE ET PARIS
—Le chevalier Des Touches!—s'écrièrent les deux demoiselles de Touffedelys, avec un accord si parfait d'intonation qu'on aurait dit qu'elles n'avaient qu'une voix à elles deux.
—Le chevalier Des Touches!—fit M. de Fierdrap à son tour, en décroisant ses jambes comme un homme surpris.—Ma foi! si tu l'as vu, l'abbé, c'est un revenant vrai, celui-là! et qui n'a rien de commun avec nous, qui ne sommes que des émigrés revenus...
—Sans revenus!—interrompit gaiement l'abbé, jouant sur le mot.
—Seulement, tu vas me forcer—continua le baron,—à partager les idées de mademoiselle Sainte sur les fantômes; car ce Des Touches, le chevalier Des Touches de Langotière, qu'à Londres, après son enlèvement par les Douze, nous appelions en plaisantant la Belle Hélène, est mort parfaitement, quelques années plus tard, des suites d'un coup d'épée dans le foie, à Édimbourg.
—Je le croyais comme toi, Fierdrap; mais il faut décompter,—répondit l'abbé de Percy, qui regardait circulairement ces trois dames, figées par ce nom de Des Touches, l'un des héros de leur jeunesse.—Oui! je croyais qu'il était mort... Eh! qui ne l'aurait cru, depuis tant d'années que le silence avait succédé au bruit de son enlèvement et de son duel? Mais, que veux-tu? je n'ai pas la berlue, et je viens de le voir sur la place des Capucins, et même de l'entendre; car il m'a parlé!
—Pourquoi donc, en ce cas, ne l'as-tu pas amené avec toi, l'abbé?—dit en riant l'incorrigible baron de Fierdrap, qui s'obstinait à penser que son ami Percy jouait la comédie pour épouvanter mademoiselle Sainte.—Nous lui aurions offert une tasse de thé comme à un ancien compagnon d'infortune, et nous nous serions régalés de son histoire, qui doit être curieuse, si c'est l'histoire d'un ressuscité?
—Curieuse et triste, à en juger par ce que j'ai vu,—dit l'abbé, qui ne se laissait pas entamer par le ton narquois de son ami le baron,—mais en attendant qu'il te la raconte lui-même, fais-moi donc, mon cher, le plaisir d'écouter la mienne!»
Mesdemoiselles de Touffedelys étaient plus que jamais suspendues aux lèvres de l'abbé, et mademoiselle de Percy avait laissé tomber sa tapisserie sur ses genoux et continuait de fixer son frère avec une attention concentrée.
«J'ai dîné aujourd'hui—dit l'abbé, toujours debout,—chez notre vieil ami de Vaucelles avec Sortôville et le chevalier du Rifus, lesquels, après le dîner, se sont campés, selon leur usage des vendredis, à leur whist de fondation, et même ont voulu me garder, moitié pour épargner à du Rifus l'ennui de faire le mort, qu'il fait très mal avec ses distractions perpétuelles, et moitié pour moi, à cause de la pluie. Mais comme mon bougran ne craint pas plus l'eau que les plumes d'une sarcelle, ils ont chanté tout ce qu'ils ont voulu et je m'en suis allé malgré le temps, un temps à ne pas mettre un chien dehors, comme on dit. Or, de la rue de Poterie à la rue Siquet, je n'ai rencontré âme qui vive, si ce n'est pourtant le perruquier Chélus, ce maître ivrogne, qui marchait en dessinant des tirebouchons sous la pluie et qui m'a grasseyé, en passant, le bonsoir, d'une voix barbouillée. Mais, au sortir de la rue Siquet et quand j'ai tourné le coin de la place, ramassé sous mon parapluie pour éviter le vent qui me fouettait l'averse au nez, j'ai tout à coup senti une main qui m'a saisi le bras avec violence, et je t'assure, Fierdrap, que cette main-là avait quelque chose de très corporel, et j'ai vu, à deux pouces de ma figure et dans le rayon de ma lanterne, car presque tous les réverbères de la place étaient éteints, un visage... est-ce croyable? sur mon âme, plus laid que le mien! un visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et hagards, lequel m'a crié d'une voix rauque et amère: «Je suis le chevalier Des Touches; n'est-ce pas, que ce sont des ingrats?»
... «J'ai dîné aujourd'hui...»—dit
l'abbé, toujours debout...—Mère de douleur!—s'écria mademoiselle Sainte, devenue blême.—Êtes-vous bien sûr qu'il était vivant?...
—Sûr,—répondit l'abbé,—comme je suis sûr que vous vivez, mademoiselle! Voyez plutôt!—ajouta-t-il, en relevant la manche de son habit,—j'ai encore au poignet la marque de cette main frénétique et brûlante, qui m'a lâché après m'avoir étreint! Oui! c'était notre belle Hélène, Fierdrap! mais dans quel état de changement, de vieillesse, de démence! C'était le chevalier Des Touches, comme il le disait! Je l'ai bien reconnu à travers les haillons du temps et de la misère! J'allais lui parler, l'interroger... quand, d'un souffle, il a éteint la lanterne à la lueur de laquelle je le regardais, saisi d'un étonnement douloureux, et il a comme fondu dans la pluie, la rafale et l'obscurité.
—Et alors?...—dit M. de Fierdrap, devenu pensif.
—Mais cela était tout!—fit l'abbé; et il s'assit dans le fauteuil qui lui tendait les bras.—Je n'ai plus rien vu, rien entendu, et je m'en suis venu jusqu'ici dans une espèce d'horreur de cette apparition étrange. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé rien de pareil depuis le jour où, en Sorbonne, je fis la gageure d'aller tranquillement planter un clou, à minuit, sur la tombe d'un de nos confrères, enterré de la veille, et qu'en me relevant de cette tombe, où je m'étais agenouillé pour mieux enfoncer mon clou, je me sentis pris par ma soutane...
—Jésus!—firent les deux Touffedelys, par le même procédé de voix et d'émotion jumelles.
—C'était toi qui l'avais clouée!—dit le baron de Fierdrap.—Je connais l'histoire! Si ton revenant de ce soir ressemble à l'autre...
—Fierdrap, tu plaisantes trop maintenant!—dit le majestueux chanoine, avec un ton qui rendit toute autre plaisanterie impossible.
—Ah! si tu le prends ainsi, l'abbé, je deviens sérieux comme un chat qui boit du vinaigre... et du vinaigre versé par toi! Mais, voyons! raisonnons, tâchons de voir clair, malgré ta lanterne soufflée... Pourquoi Des Touches serait-il à Valognes, par cette nuit, sous cette apparence misérable?...
—Il doit être fou...,—dit froidement M. de Percy, parlant sa pensée comme s'il avait été seul.—Il est certain qu'il m'a produit l'effet d'un insensé, échappé de quelque hôpital... Il était affreux!
—Ils ont une manière—dit profondément M. de Fierdrap—de récompenser les services, qui pourrait bien faire devenir fous leurs serviteurs.
—Oui,—dit l'abbé, suivant la pensée de son ami.—Nous sommes entre nous, et nous les aimons assez pour pouvoir nous en plaindre. Ils ressemblent aux Stuarts, et ils finiront comme eux! Ils en ont la légèreté de cœur et l'ingratitude. Quand le malheureux que je viens de voir m'a parlé d'ingrats, il n'avait pas besoin de les nommer. Je l'avais reconnu et je le comprenais!»
Ici, il y eut un moment de silence. Ces demoiselles de Touffedelys ne soufflaient mot d'émotion et de stupéfaction, ou peut-être d'absence de pensée. Mais le royalisme de mademoiselle de Percy, qui avait, disait-elle, la religion de la royauté, jeta un cri, qui fut comme une protestation contre les dures paroles de l'abbé:
«Ah! mon frère!—dit-elle, avec un accent de reproche.
—Royaliste quand même! héroïne quand même! C'est bien vous ma sœur!—dit l'abbé, en tournant sa tête blanche vers elle.—Vous portez donc toujours vos caleçons de velours rayé et vos grosses bottes de gendarme, et vous montez toujours à califourchon votre pouliche pour la maison de Bourbon?...»
Mademoiselle de Percy avait été une des amazones de la Chouannerie. Elle avait plus d'une fois, sous des vêtements d'homme, servi d'officier d'ordonnance ou de courrier aux différents chefs qui avaient insurgé le Maine et voulu armer le Cotentin. Espèce de chevalier d'Éon, mais qui n'avait rien d'apocryphe, elle avait, disait-on, fait le coup de feu du buisson avec une intrépidité qui eût été l'honneur d'un homme. Bien loin que sa beauté ou la délicatesse de ses formes pût jamais révéler son sexe, sa laideur avait pu même quelquefois effrayer l'ennemi.
«Je ne suis plus qu'une vieille fille inutile maintenant,—dit-elle en répondant avec une mélancolie qui n'était pas sans grâce à la plaisanterie de son frère,—et je n'ai pas même un pauvre petit bout de neveu dans les Pages à qui je puisse léguer la carabine de sa tante; mais je mourrai comme j'ai vécu, fidèle à nos maîtres et ne pouvant rien entendre contre eux!
—Tu vaux mieux qu'eux et que nous, Percy!» dit l'abbé, qui admirait ce dévouement, mais qui ne le partageait plus. Il appelait toujours sa sœur par son nom de Percy, comme si elle avait été un homme, et il y avait dans cette habitude de langage un hommage de respect que méritait cette vieille lionne de sœur!
L'éloge de l'abbé fut comme un boute-selle pour l'amazone de la Chouannerie... L'agitation n'était jamais bien loin, d'ailleurs, de cette nature sanguine, perpétuellement ivre d'activité sans but, depuis que les guerres étaient finies. Elle repoussa impétueusement sur le guéridon qui supportait la lampe, le canevas de cette tapisserie dans laquelle elle clouait les impatiences de son âme, depuis qu'elle ne clouait plus les hérons et les butors, tués par elle à la chasse, sur la grande porte des manoirs; et, se levant bruyamment de sa bergère, elle se mit à marcher dans le salon, malgré ses gouttes, l'œil enflammé et les mains derrière le dos, comme un homme:
«Le chevalier Des Touches à Valognes!—dit-elle, comme se parlant à elle-même bien plus qu'à ceux qui étaient là.—Et, par la mort-Dieu? pourquoi pas?—ajouta-t-elle; car elle avait rapporté des vieilles guerres au clair de lune des jurons et des mots énergiques qu'elle ne disait pas d'ordinaire, mais qui revenaient à ses lèvres, quand quelque passion la reprenait, comme des oiseaux sauvages et effrontés reviennent à quelque ancien perchoir abandonné depuis longtemps.—Après tout, ce n'est pas impossible! Un homme, qui a fait la guerre des Chouans et qui n'y est pas resté, a la vie dure. Au lieu de débarquer à Granville, il aura pris terre à Portbail ou au havre de Carteret, et il aura passé par Valognes pour retourner dans son pays; car il est, je crois, du côté d'Avranches. Mais, mon frère,—continua-t-elle, en s'arrêtant devant lui comme si elle avait été encore dans ces grosses bottes dont il venait de lui parler, et qu'elle eût eu sur la tête, au lieu de son baril de soie orange et violet, le tricorne qu'elle avait porté dans sa jeunesse sur ses cheveux en catogan;—mais, mon frère, si vous êtes sûr que ce fût lui, le chevalier Des Touches, pourquoi l'avoir laissé vous quitter si vite et ne l'avoir pas contraint, du moins, à vous parler?
—Suivi! parlé!—répondit gaiement l'abbé au ton sérieux et passionné de mademoiselle de Percy.—Mais on ne suit pas un coup de vent quand il passe, et on ne parle pas à un homme qui, comme un farfadet, pst! pst! est déjà bien loin quand on commence à le reconnaître, et tout cela par le temps qu'il fait, mademoiselle ma sœur!
—Oh! vous avez toujours été un peu damoiseau, l'abbé!—reprit ce singulier gendarme en cottes bouffantes, qui n'avait, lui, jamais été une demoiselle.—Moi, j'aurais suivi le chevalier! Pauvre chevalier!—continua-t-elle en marchant toujours,—il ne se doute guère que vous autres, les Touffedelys, vous n'avez plus votre château de Touffedelys, notre ancien quartier général, et que vous êtes devenues des dames de Valognes, chez qui un de ses sauveurs est maintenant réduit à venir faire de la tapisserie tous les soirs!
... «Oh! vous avez toujours été
un peu damoiseau, l'abbé!...»—Que dites-vous donc là, mademoiselle de Percy?...—fit le baron de Fierdrap, retirant son nez littéralement enseveli au fond de la boîte de fer-blanc dans laquelle il enfermait son Tea-Pocket, comme il l'appelait; et il le tourna, ce nez frémissant et curieux, vers mademoiselle de Percy, qui marchait toujours d'une encoignure à l'autre du salon, avec le va-et-vient de quelque formidable pendule en vibration.
—Ah! bien oui! tu ne sais pas cela, toi, Fierdrap!—reprit l'abbé;—mais ma sœur, que tu vois là, dans la splendeur de tous ses falbalas, est un des sauveurs de Des Touches, ni plus ni moins, mon cher! Elle a fait partie, pendant que nous chassions le renard en Angleterre, de la fameuse expédition des Douze, qui nous parut si incroyablement héroïque quand Sainte-Suzanne nous la raconta, un soir, chez mon cousin, le duc de Northumberland. Te le rappelles-tu?... Sainte-Suzanne ne nous dit pas que ma sœur fut un de ces braves. Il ne le savait pas, et je ne l'ai su, moi, que depuis mon retour de l'émigration. Elle avait si bien caché son sexe, ou ces messieurs furent si discrets, qu'elle fut prise pour un de ces gentilshommes qui ne se connaissaient pas tous les uns les autres, mais qui s'appelaient également tous, les uns pour les autres: «Cocarde blanche!» Aurais-tu jamais cru que l'un des Pâris de notre belle Hélène fût... ma sœur?...
—Vraiment!—dit M. de Fierdrap, qui ne prit pas garde au geste comique et théâtral de l'abbé de Percy en disant ces dernières paroles. Les yeux gris-fauve du baron se mirent à jeter des étincelles, comme la pierre à fusil, dont ils avaient la nuance, quand elle tombe dans le bassinet.—Vraiment,—répéta-t-il,—mademoiselle, vous faisiez partie de la fameuse expédition des Douze? Alors, permettez-moi de baiser votre vaillante main, car, sur ma parole de gentilhomme, voilà ce que je ne savais pas!»
Et il se leva, alla rejoindre au beau milieu du salon mademoiselle de Percy, qu'il prit par la main, une main un peu forte et si virginale que la vieillesse ne l'avait pas blanchie, et il la lui baisa avec un sentiment si chevaleresque qu'il en aurait été tout idéalisé aux yeux d'un poète, cet antique pêcheur à la ligne, avec sa mise hétéroclite et son nez jaspé!
Elle la lui avait donnée comme une reine, et quand il eut fait retentir son hommage, un hommage militaire, car le baiser du vieil enthousiaste fit presque le bruit d'un coup de pistolet, ils s'adressèrent mutuellement une de ces solennelles révérences comme la tradition nous rapporte qu'on en faisait une avant de danser le menuet.
«Ma sœur de Percy,—dit l'abbé,—puisque l'apparition de Des Touches, dont nous aurons sans doute des nouvelles demain, nous fait tisonner dans son histoire, au coin du feu, ici, ce soir, pourquoi ne la raconteriez-vous pas à Fierdrap, qui ne l'a jamais sue que de bric et de broc, comme nous disons en Normandie, par la très bonne raison qu'il ne l'a jamais entendue que dans les versions infidèles et changeantes de l'émigration?
—Je le veux bien, mon frère,—dit mademoiselle de Percy, qui rougit de plaisir à la demande de l'abbé, si cela pouvait s'appeler rougir que de passer de la nuance qu'elle avait à une nuance plus foncée.—Mais il est neuf heures sonnées à la pendule et mademoiselle Aimée va bientôt venir; c'est son heure. Or, voilà l'embarras: comment raconter devant elle l'enlèvement de Des Touches où périt son fiancé d'une manière si fatale? Elle a beau être sourde et préoccupée; la malheureuse fille! il y a des jours où le rideau tendu par la douleur entre elle et le monde est moins épais et laisse passer les bruits et la parole, et c'est peut-être un de ces jours-là qu'aujourd'hui!
—Si l'air est très fin,—dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, qui faisait la médecine des pauvres, et qui avait des explications à elle pour expliquer une irrégularité organique à laquelle les médecins ne comprenaient rien,—si l'air est très fin, vous pouvez être bien tranquille, elle n'entendra pas une syllabe de tout ce que vous nous direz!
—Et il est très fin,—dit l'abbé, en passant ses mains le long de ces jambes,—car je sens une vraie tempête de vents coulis sur mes bas de soie. Quand donc ferez-vous descendre votre paravent dans le salon, mesdemoiselles?
—Eh bien,—dit le baron de Fierdrap, suivant son idée,—ne commençons que quand elle sera venue, afin de n'avoir pas à nous interrompre...» Et, précisément, la pendule se mit à marquer le quart après neuf heures avec un bruit sec...
Cette pendule était un Bacchus d'or moulu, vêtu de sa peau de tigre, qui, debout, tenait sur son genou divin, ni plus ni moins qu'un simple tonnelier de la terre, un tonneau dont le fond était le cadran où l'on voyait les heures, et dont le balancier figurait une grappe de raisin picorée d'abeilles. Sur le soc enguirlandé de pampres et de lierres, à trois pas du dieu aux courts cheveux bouclés, il y avait un thyrse renversé, une amphore et une coupe... Drôle de pendule chez de vieilles filles, qui ne buvaient guère que du lait et de l'eau, et se souciaient moins que l'abbé de mythologie!
Or, presque au même instant, la sonnette de la porte répondit au tac de la pendule en tintant avec son bruit aigrelet au fond du corridor qui conduisait à la rue:
«La voici! Nous n'avons pas eu longtemps à l'attendre,» ajouta le baron.
Et celle qu'ils nommaient mademoiselle Aimée, et qui allait décider de leur soirée, ouvrit la porte sans qu'on l'annonçât, et entra.
III
UNE JEUNE VIEILLE AU MILIEU DE VÉRITABLES VIEILLARDS
«C'est vous, Aimée!—crièrent du plus haut de leurs gosiers les deux Touffedelys, qui, dans leurs bergères capitonnées, ressemblaient à ces montres à répétition que l'on plaçait autrefois sur un coussinet de soie piqué, aux deux côtés de la glace de la cheminée, et qui auraient sonné l'heure en même temps.—Mon Dieu! n'êtes-vous pas traversée, ma chère?...» reprirent-elles d'une seule haleine, toujours confondant leurs sonneries, virant toutes deux autour de mademoiselle Aimée, tenant leurs écrans et remuées d'un esprit de maîtresse de maison qui semblait, à leurs agitations, souffler en elles comme un Borée.
... «C'est vous, Aimée!»—crièrent du plus haut
de leurs gosiers les deux Touffedelys...Du reste, tout le petit cercle s'était levé d'un mouvement unanime, comme s'il eût cédé à la pression du même ressort. C'était le ressort fort et doux de la sympathie, un acier bien fin qui ne s'était pas rouillé dans tous ces vieux cœurs.
«Ne vous dérangez donc pas!—fit une voix fraîche du fond de la cape rabattue d'un mantelet; car la nouvelle arrivée était entrée dans le salon comme elle était venue, n'ayant laissé dans le corridor que ses patins. Elle répondait plus aux mouvements qu'aux paroles de ses amies.—Je ne suis pas mouillée,—ajouta-t-elle,—je suis venue si vite et le couvent est si près!»
Et, pour prouver ce qu'elle disait, elle pencha, dans le jour ambré de la lampe, son épaule, où quelques gouttes d'eau perlaient sur la soie de son mantelet. Le mantelet était d'un violet sombre, l'épaule était ronde, et les gouttes d'eau tremblaient bien, à cette lueur de lampe, sur cette rondeur soyeuse. On eût dit une grosse touffe de scabieuses où fussent tombés les pleurs du soir.
«Ce n'est que les gouttes du larmier,—fit judicieusement la grande observatrice, mademoiselle Sainte.
—Aimée, vous êtes une imprudente, ma Délicate-et-Blonde!—se mit à rugir mademoiselle de Percy, jouant de sa basse-taille aux oreilles de mademoiselle Aimée.—C'était un essai: l'entendrait-elle?—La sœur de l'abbé tenait beaucoup à raconter son histoire au baron de Fierdrap, et elle la croyait compromise...—Vous vous êtes exposée—continua-t-elle—à vous rendre malade; car, en venant, si vous n'avez pas eu la pluie, vous avez eu le vent, mon amour!»
Mais, pour toute réponse à cette tonnante observation, machiavéliquement bienveillante, la Délicate-et-Blonde avait détaché l'améthyste qui agrafait son mantelet autour de son cou, et, des plis de ce dessus reployé, sortit une grande personne, blonde, il est vrai, mais plus forte que délicate. Quand elle se retourna après avoir jeté là languissamment son mantelet au dos d'une chaise, et qu'elle vit mademoiselle de Percy, rouge comme un homard dans son court bouillon, et qui de sa main faisait un cornet:
«Pardon,—dit-elle,—mademoiselle, car je crois que vous me parliez; mais, ce soir, je suis...»
Dans sa touchante pudeur d'infirme, elle n'osa pas dire le mot qui exprimait son infirmité. Mais, montrant, d'un geste triste, son oreille et son front:
«Madame est dans sa tour, au plus haut de sa tour,—dit-elle en souriant,—et je crains bien que, ce soir, elle n'en puisse descendre!»
Mot poétique et enfantin qu'elle avait trouvé et qu'elle répétait les jours où sa surdité était complète. Elle avait une manière de les prononcer, qui faisait de ces mots: «Madame est dans sa tour», tout un poème de mélancolie!
«Ce qui veut dire qu'elle est sourde comme un pot,—risqua l'abbé d'un ton sarcastique et cynique.—Tu auras ton histoire, Fierdrap! et ma sœur ne sera pas obligée d'avaler sa langue comme les sauvages... ce qui doit être un rude supplice, même pour les héroïnes de votre force, mademoiselle de Percy!»
Pendant qu'il parlait, la cadette des Touffedelys avait pris par ses coudes, nus au-dessus de ses longues mitaines, mademoiselle Aimée, et l'avait doucement poussée dans sa bergère, tandis que mademoiselle Ursule, approchant un carreau, avait posé aimablement dessus les pieds de cette fille, qui semblait si bien porter ce nom d'Aimée qu'ils lui donnaient tous, sans y ajouter d'autre nom.
«Mais vous voulez donc que je m'en retourne, mes trop aimables?...—fit celle-ci, en prenant sur ses pieds les mains de mademoiselle Ursule et en les gardant dans les siennes.—Vous voilà tous debout! Vous voilà tous en l'air parce que j'arrive! Est-ce là me traiter en voisine et en amie?... Sont-ce là nos conventions ? Vous m'avez autorisée à venir sans cérémonie, en douillette et en pantoufles, travailler près de vous chaque soir; car voici le mois où je ne puis rester chez moi toute seule, quand la nuit est tombée...»
Elle dit cela comme si l'on avait su ce qu'elle voulait dire; et, de fait, les deux Touffedelys s'inclinèrent d'adhésion, comme ces magots chinois qui baissent la tête ou tirent la langue quand on les met en branle et qu'on les approche... Seulement, elles s'arrêtèrent au premier de ces deux mouvements.
«Vraiment, je regretterai d'être venue—continua-t-elle—si je vois que je vous dérange, que j'interromps ce que vous disiez... Avec une fille d'aussi peu de ressource que moi dans la causerie, il faut toujours, mes chères amies, faire comme si je n'y étais pas!»
Mais il semblait précisément que ce ne fût pas si facile de faire ce qu'elle disait là d'une voix légère et résignée! Ni dans cette partie indifférente du monde qui s'appelle le grand ou le beau monde, ni dans le petit monde de l'intimité, ni nulle part enfin dans la vie, cette femme, cette sourde, cette Aimée, ne pouvait passer inaperçue. Et, bien loin qu'on pût faire jamais, quand elle était là, comme si elle n'y était pas, on sentait, tant elle était charmante! que même là où elle n'était plus, elle semblait être encore et rester toujours!
Oui! elle était charmante, quoique, hélas! aussi sans jeunesse. Mais parmi tous ces vieillards plus ou moins chenus, sur ce fond de chevelures blanchies étagées autour d'elle, elle ressortait bien et elle se détachait comme une étoile d'or pâlie sur un glacis d'argent, qui en aurait relevé l'or. De belle qu'elle avait été, elle n'était plus que charmante; car elle avait été d'une beauté célèbre dans sa province et même à Paris, quand elle y venait avec son oncle, le colonel Walter de Spens, vers 18.., et quand elle accaparait, en se montrant au bord d'une loge, toutes les lorgnettes d'une salle de spectacle. Aimée-Isabelle de Spens, de l'illustre famille écossaise de ce nom, qui portait dans son écu le lion rampant du grand Macduff, était le dernier rejeton de cette race antique, venue en France sous Louis XI et dont les divers membres s'étaient établis, les uns en Guyenne et les autres en Normandie. Sortie des anciens comtes de Fife, cette branche de Spens qui, pour se distinguer des autres branches, ajoutait à son nom et à ses armes le nom et les armes de Lathallan, s'éteignait en la personne de la comtesse Aimée-Isabelle, qu'on appelait si simplement mademoiselle Aimée dans le salon des Touffedelys, et devait mourir sous les bandeaux blancs et noirs de la virginité et du veuvage, ces doubles bandelettes des grandes victimes! Aimée de Spens avait perdu son fiancé au moment où, devenue pauvre par le fait de la spoliation révolutionnaire, elle cousait elle-même sa modeste robe de noces de ses mains féodales; et même on ajoutait tout bas qu'elle avait fait de cette robe inachevée et inutile le suaire de son malheureux fiancé... Depuis ce temps-là, et il y avait longtemps, le monde intime au sein duquel elle vivait l'appelait souvent la Vierge-Veuve, et ce nom exprimait bien, dans ses deux nuances, sa destinée. Comme il faut avoir vu les choses pour les peindre ressemblantes, le groupe de vieillards qui l'entourait et qui l'avait vue en pleine jeunesse, donnera peut-être en parlant d'elle, dans cette histoire, une idée de sa beauté passée; mais il paraît que cette beauté avait été surnaturelle.
... De belle qu'elle avait été,
elle n'était plus que charmante...Lorsque le vent de la poésie romantique soufflait dans la tête classique de l'abbé de Percy, qui était poète, mais qui tournait ses vers au tour en l'air de Jacques Delille, il disait, sans trop croire tomber dans le galimatias moderne:
Ce fut longtemps l'Astre du jour;
Mais c'est l'Astre des nuits encore!Et, quelle que fût la valeur métaphorique de ces deux vers, ils ne manquaient pas de justesse. En effet, Aimée, la belle Aimée, était une puissance métamorphosée, mais non détruite. Tout ce qui avait été splendide en elle autrefois, tout ce qui foudroyait les yeux et les cœurs, était devenu, à son déclin, doux, touchant, désarmé, mais suavement invincible. Sidérale d'éclat, sa beauté, en mûrissant, s'était amortie. Comme les rayons de la lune, elle s'était veloutée...
L'abbé disait d'elle encore ce joli mot à la Fontenelle, pour exprimer le charme attachant de sa personne: «Autrefois, elle faisait des victimes; à présent, elle ne fait plus que des captifs.» Le foisonnant buisson de roses s'était éclairci, les fleurs avaient pâli et se dépouillaient, mais en se dépouillant, le parfum de tant de roses ne s'était pas évaporé. Elle était donc toujours Aimée... L'outre-mer de ses longs yeux de «fille des flots», qui distinguait, comme un signe de race, cette descendante des anciens rois de la mer, ainsi que les Chroniques désignent les Normands, nos ancêtres, n'avait plus, il est vrai, la radieuse pureté de ce regard de Fée, ondé de bleu et de vert, comme les pierres marines et comme les étoiles, et où semblaient chanter, car les couleurs chantent au regard, la Sérénité et l'Espérance! Mais la profondeur d'un sentiment blessé, qui teignait tout de noir dans l'âme d'Aimée, y versait une ombre sublime. Le gris et l'orangé, ces deux couleurs du soir, y descendaient et y jetaient je ne sais quels voiles comme il y en a sur les lacs de saphir de l'Écosse, sa primitive patrie. Moins heureuse que les montagnes, qui ne connaissent pas leur bonheur et qui retiennent longtemps à leurs sommets les feux du soleil couchant et les caresses de la lumière, les femmes, elles, s'éteignent par la cime. Des deux blonds différents qui avaient, pendant tant d'années, joué et lutté dans les ondes d'une chevelure «du poids de sa dot de comtesse», disait orgueilleusement le père d'Aimée de Spens avant sa ruine, le blond mat et morne l'emportait maintenant sur le blond étincelant et joyeux qui avait jadis poudré son front, si mollement rosé, de l'or agaçant de ses paillettes; et c'est ainsi que, comme toujours, le feu, une fois de plus, mourait sous la cendre! Si mademoiselle Aimée avait été brune, pas de doute que déjà, sur ces nobles tempes qu'elle aimait à découvrir, quoique ce ne fût pas la mode alors comme aujourd'hui, on eût pu voir germer ces premières fleurs du cimetière, comme on dit des premiers cheveux blancs que le temps, dans de cruels essais, nous attache au front brin à brin, en attendant que le diadème mortuaire qu'il tresse à nos têtes condamnées soit achevé! Mais mademoiselle Aimée était blonde. Les cheveux blancs des blondes sont des cheveux bruns, qui, peu à peu, viennent tacher, comme de terre, leurs boucles brillantes, dédorées. Ces terribles taches, Aimée les avait à la racine de ses cheveux relevés, et l'âge de cette jeune vieille n'était pas seulement écrit dans ces sinistres meurtrissures...
Il l'était ailleurs. Il l'était partout. A la clarté de la lampe qui frappait obliquement sa joue, il était aisé d'apercevoir les ombres mystérieuses et fatales qui ne tenaient pas au jeu de la lumière, mais à la triste action de la vie, et qui commençaient à tomber dans les méplats de son visage comme elles étaient déjà tombées dans le bleu de mer de ses yeux. La robe de soie gris de fer qu'elle portait et les longues mitaines noires qui montaient jusqu'à la saignée de son bras rond et vainement puissant, puisqu'il ne devait jamais étreindre ni un pauvre enfant, ni un homme; ce bras dont la chair ressemblait de tissu, de nuance et de fermeté, à la fleur de la jacinthe blanche; le bout de dentelle qu'elle avait jeté pour sortir, à la hâte, par-dessus son peigne, et qui, noué sous son menton, encadrait modestement l'ovale de ses traits; tous ces simples détails, ajoutés au travail du temps, humanisaient, faisaient redevenir visage de femme cette céleste figure de Minerve, calme, sérieuse, olympienne, placide, en harmonie avec ce sein hardiment moulé comme l'orbe d'une cuirasse de guerrière, où brûlait chastement, depuis plus de vingt ans, une pensée d'adoration perpétuelle. Et l'on sentait, en voyant ces premiers envahissements de l'âge et ces traces de la douleur, que si cette vierge, grandiose et pudique, avait toujours été la sagesse, elle n'était pas pour cela déesse.
Elle n'était qu'une fille «montée en graine», disaient cyniquement les jeunes gentilshommes de la contrée, qui ont tous perdu, au contact des mœurs nouvelles, la galanterie chevaleresque de leurs pères. Mais aux yeux de qui savait voir, cette vieille fille valait mieux à son petit doigt sans anneau qu'à tout leur corps, dans leurs robes de noce, les plus jeunes châtelaines de ce pays, dont les femmes ressemblent pourtant aux touffes de roses des pommiers en fleurs! Au physique, sa beauté de soleil couché, estompée par le crépuscule et par la souffrance, pouvait encore inspirer un grand amour à une imagination réellement poétique; mais, au moral, qui aurait pu lutter contre elle? Qui, sur les âmes élevées, aurait eu plus d'empire que cette Aimée de quarante ans, la femme de son nom autrefois,—car personne n'avait jamais inspiré plus de sentiments ardents et tendres... Richesse et conquêtes inutiles! Don de grâce ironique et cruel! qui n'avait jamais rien pu pour son bonheur, mais qui avait fait de sa vie manquée quelque chose de plus beau que la vie réussie des autres!
Le petit cercle qui venait de s'ouvrir pour elle et qu'elle avait élargi, s'était refermé autour de la cheminée. Mademoiselle Sainte de Touffedelys avait pris place auprès de sa sœur. La nouvelle arrivée, installée si aimablement dans la bergère de mademoiselle Sainte, avait tiré de son manchon la broderie commencée chez elle, et de ses doigts effilés, qui sortaient de ses mitaines de soie comme des pistils blancs d'une fleur noire, elle fit quelques points, puis, relevant sa belle tête et leur jetant son regard langoureux à eux tous, qui se préparaient à reprendre leur causerie interrompue:
«A la bonne heure!—dit-elle de cette voix dont la fraîcheur avait plus résisté que celle de ses joues,—une voix de rose qu'il faudrait donner au guide de l'aveugle pour le consoler de n'y voir plus;—à la bonne heure! voilà comme je vous aime maintenant, et comme je vous veux. Causez entre vous et oubliez-moi.»
Et elle repencha sa tête sur son ouvrage, et elle se replongea dans sa préoccupation profonde, ce puits de l'abîme qui était en elle et que gardait sa surdité!
«Et à présent, ma chère Percy,—fit doctoralement mademoiselle Ursule,—vous pouvez dire tout ce qu'il vous plaira sans aucune crainte. Quand sa surdité la reprend, elle devient encore plus distraite que sourde, et, c'est moi qui vous en réponds, elle n'entendra pas un seul mot, fendu en quatre, de votre histoire.
—Oui!—dit l'abbé;—seulement, ma sœur, vous ferez bien de vous arrêter, si votre fougue vous le permet, quand elle lèvera la tête de son ouvrage; car ces diables de sourds voient le son sur les lèvres, et les mots leur arrivent par les yeux.
—Lignes et hameçon!—dit le baron de Fierdrap étonné,—que de précautions pour une histoire! C'est donc quelque chose de bien terrible pour mademoiselle Aimée, ce que vous allez raconter. J'avais bien ouï dire autrefois qu'elle avait perdu son fiancé dans la fameuse expédition des Douze, et qu'elle n'avait jamais, à cause de cela, voulu entendre parler de mariage, depuis ce temps-là, malgré les bons partis qui se présentèrent; mais, bon Dieu! où donc en sommes-nous, si, au bout de vingt ans, il faut prendre des ménagements pareils pour raconter une vieille histoire devant une... devant une...
—Allons, achève! devant une vieille fille!—interrompit l'abbé.—Elle ne t'entend pas, et voilà déjà le bénéfice de sa surdité qui commence! Mais, mon pauvre Fierdrap, cette vieille fille, comme tu dis, eût-elle l'âge des carpes que tu pêches dans les étangs du Quesnoy, et elle est encore loin de cet âge et du nôtre, cette vieille fille, c'est mademoiselle Aimée de Spens, une perle, vois-tu? qui ne se trouve pas dans la vase où tu prends tes anguilles! une espèce de femme rare comme un dauphin, et à laquelle un vide-rivière de cormoran comme toi n'est pas troussé pour rien comprendre, pas plus qu'à ce terrible coup de filet autour du cœur, qu'on appelle un amour fidèle!
—Peuh!—fit le baron, sur lequel le mot de l'abbé opéra comme un clangor tubæ, qui lui sonnait la diane de sa manie et qui lui fit enfourcher son dada,—j'ai pêché, il y a environ dix ans, sous les ponts de Carentan et à l'époque de l'équinoxe de septembre, un poisson de la grosseur d'un fort rouget, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à un dauphin, s'il faut en croire les peintures, les écussons et les tapisseries où ce phénix des poissons est représenté. Comment se trouvait-il dans la Douve? La mer l'avait-elle rejeté là comme elle y rejette quantité de saumons, à certaines saisons et à certaines marées? Mais le fait est que je l'y trouvai pris à une de mes lignes dormantes, au bout de laquelle il tressautait vigoureusement, comme s'il n'avait pas eu un croc dans la tête, de la profondeur de deux doigts! De ma vie ni de mes jours je n'avais eu un pareil poisson dans ma nasse; non, par Dieu et ses apôtres, qui étaient pêcheurs! ni le père Le Goupil, ni M. Caillot, ni M. d'Ingouville, ni aucun des membres de notre club des Pêcheurs de la Douve non plus!
«Je restai d'abord un peu ébahi quand je l'aperçus; mais bientôt je le couchai mollement sur l'herbe, et je me mis à braquer sur lui mes deux lanternes,—et il fit un geste en montrant ses deux yeux, qu'il cligna.—J'avais retenu de mes livres de classe que le dauphin se teignait, à l'heure de la mort, de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, et j'étais curieux de voir cela. Mais c'est probablement une de ces bourdes comme nous en ont fait si souvent messieurs les Anciens. As-tu jamais pu croire aux Anciens, toi, l'abbé?... et à leur Pline?... et à leur Varron?... et à leur pince-sans-rire de Tacite?... tous drôles qui se moquent de nous à travers les siècles, mais à qui, du moins, l'histoire de mon poisson allongea un bon soufflet de plus; car, mon cher, il mourut aussi bêtement qu'une huître hors de son écaille... sans plus changer de couleur que la première tanche ou le premier brochet venu! Et cependant, quand j'allai, de mon pied mignon, le porter au bonhomme Lambert de Grenthéville, qui s'occupait alors d'histoire naturelle, il me jura, malgré tout ce que je pus lui dire de la plate mort de la bête, et sur son honneur de savant, ce qui n'était pas pour moi, du reste, chose aussi vénérable que le reliquaire de Saint-Lô, oui! il me jura que c'était bien là le dauphin dont les anciens nous ont tant parlé. En fait de dauphin, voilà, l'abbé, ce que j'ai jamais vu de ma vie, et tu as diablement raison—diablement était l'adverbe favori du baron de Fierdrap—si tu entends par là quelque chose de rare! Quant aux amours fidèles, c'est différent... et plus commun... quoiqu'il n'en pleuve pas non plus des potées, et qu'à ce filet-là comme aux autres le temps ôte chaque jour quelque maille, par où le poisson le mieux pris ne manque jamais de décamper!
—Eh bien, sceptique!—reprit l'abbé,—sceptique au cœur des femmes! en voici une qui soufflètera aussi tes observations et tes connaissances... comme si tu étais un Ancien! L'histoire de mademoiselle Aimée se mêle à l'histoire de ma sœur comme une guirlande de cyprès s'enlace à une branche de laurier. Écoute et profite! et ne suspends pas plus longtemps un récit que tu as demandé toi-même, et que tu oublies à parler poisson, ô le plus incorrigible des pêcheurs!
—Sur mon honneur, c'est la vérité! j'ai, là, glissé comme une anguille,—dit M. de Fierdrap. Et, se tournant vers mademoiselle de Percy, littéralement à l'état d'outre, gonflée par l'histoire qu'elle était obligée de retenir, pendant que ces messieurs parlaient:—Excusez-moi,—ajouta-t-il,—mademoiselle, quoique le plus coupable des deux soit votre frère, avec son dauphin qui m'a rappelé le mien...
—Oui!—fit l'abbé, toujours mythologique,—comme Arion, un dauphin t'a emporté sur sa croupe et tu as bientôt gagné le large dans la haute mer des distractions...
—Mais je suis à présent tout oreilles pour vous écouter, mademoiselle,»—continua M. de Fierdrap à travers la plaisanterie de l'abbé, qui ne l'arrêta pas.
Mademoiselle de Percy, dont l'impatience ressemblait à une menace d'apoplexie et qui débâtissait convulsivement les points qu'elle avait faits à son travail de tapisserie, repoussa son canevas dans sa corbeille; et tenant ses ciseaux, les seules armes dont sa main d'héroïne fût maintenant armée et dont elle tambourinait de temps en temps sur le guéridon contre lequel elle était accoudée, elle commença son récit...
Histoire militaire, digne d'un bien autre tambour!
... Histoire militaire,
digne d'un bien autre tambour!
IV
HISTOIRE DES DOUZE
«Pendant que vous pêchiez des truites en Écosse, monsieur de Fierdrap, et que mon frère, ici présent, faisait voir, dans sa personne, la grave Sorbonne, en habit écarlate, chassant le renard, à franc étrier, sur les domaines de notre gracieux cousin le duc de Northumberland, ces demoiselles de Touffedelys, qui, en leur qualité de châtelaines très aimées des gens de leurs terres, avaient cru pouvoir se dispenser d'émigrer ainsi que moi, la dernière d'une famille nombreuse et depuis longtemps déjà dispersée, nous nous occupions, de ce côté-ci de la Manche, à bien autre chose, je vous assure, qu'à filer nos quenouilles de lin, comme dit la vieille chanson bretonne! Les temps paisibles, où l'on ourlait des serviettes ouvrées dans la salle à manger du château, n'étaient plus... Quand la France se mourait dans les guerres civiles, les rouets, l'honneur de la maison, devant lesquels nous avions vu, pendant notre enfance, nos mères et nos aïeules assises comme des princesses des contes de Fées, les rouets dormaient, débandés et couverts de poussière, dans quelque coin du grenier silencieux. Pour parler à la manière des fileuses cotentinaises: nous avions un lanfois plus dur à peigner. Il n'y avait plus de maison, plus de famille, plus de pauvres à vêtir, plus de paysannes à doter; et la chemise rouge de mademoiselle de Corday était tout le trousseau en espérance qu'à des filles comme nous avait laissé la République!
... «Pendant que vous pêchiez
des truites en Écosse, monsieur de Fierdrap...»«Or, à l'époque dont je vais vous parler, monsieur de Fierdrap, la grande guerre, ainsi que nous appelions la guerre de la Vendée, était malheureusement finie. Henri de La Rochejaquelein, qui avait compté sur l'appui des populations normandes et bretonnes, avait, un beau matin, paru sous les murs de Granville; mais, défendu par la mer et ses rochers encore mieux que par les réquisitionnaires républicains, cet inaccessible perchoir aux mouettes avait tenu ferme et, de rage de ne pouvoir s'en rendre maître, La Rochejaquelein, à ce moment-là, dit-on, dégoûté de la vie, était allé briser son épée sur la porte de la ville, malgré le canon et la fusillade, puis il avait remmené ses Vendéens. Du reste, si, comme on l'avait cru d'abord, Granville n'avait pas fait de résistance, le sort de la guerre royaliste aurait-il été plus heureux?... Nul des chefs Normands—et je les ai tous très bien connus—qui avaient, dans notre Cotentin, essayé d'organiser une Chouannerie à l'instar de celle de l'Anjou et du Maine, ne le pensait, même dans ce temps où l'inflammation des esprits rendait toute illusion facile. Pour le croire, ils jugeaient trop bien le paysan normand, qui se battrait comme un coq d'Irlande pour son fumier dans sa basse-cour, mais à qui la Révolution, en vendant à vil prix les biens d'émigrés et les biens d'Église, avait précisément offert le morceau de terre pour lequel cette race, pillarde et conservatrice à la fois, a toujours combattu, depuis sa première apparition dans l'Histoire. Vous n'êtes pas Normand pour des prunes, baron de Fierdrap, et vous savez, comme moi, par expérience, que le vieux sang des pirates du Nord se retrouve encore dans les veines des plus chétifs de nos paysans en sabots. Le général Télémaque, comme nous disions alors, c'est-à-dire, sous son vrai nom, le chevalier de Montressel, qui avait été chargé par M. de Frotté d'organiser la guerre dans cette partie du Cotentin, m'a souvent répété combien il avait été difficile de faire décrocher du manteau de la cheminée le fusil de ces paysans, chez qui l'amour du roi, la religion, le respect des nobles, ne venaient que bien après l'amour de leur fait et le besoin d'avoir de quay sur la planche[2]. «Tous les intérêts de ces gens-là sont des intérêts,» me disait, dans son dépit, le chevalier, qui n'était pas de Normandie. Et il ajoutait, M. de Montressel: «Si la chair de Bleu s'était vendue au prix du gibier, sur les marchés de Carentan ou de Valognes, pas de doute que mes lambins dégourdis n'en eussent bourré leurs carnassières, et ne nous eussent abattu, à tout coin de haie, des républicains, comme ils abattaient, dans les marais de Néhou, des canards sauvages et des sarcelles!»
«Et si je reviens sur tout cela, monsieur de Fierdrap, quoique vous le sachiez aussi bien que moi, c'est que vous n'étiez plus là, vous, quand nous y étions, et que je me sens obligée, avant d'entrer dans mon histoire, de vous rappeler ce qui se passait en cette partie du Cotentin, vers la fin de 1799. Jamais, depuis la mort du Roi et de la Reine, et depuis que la guerre civile avait fait deux camps de la France, nous n'avions eu, nous autres royalistes, le courage, sinon plus abattu, au moins plus navré... Le désastre de la Vendée, le massacre de Quiberon, la triste fin de la Chouannerie du Maine, avaient été la mort de nos plus chères espérances, et si nous tenions encore, c'était pour l'honneur; c'était comme pour justifier la vieille parole: «On va bien loin quand on est lassé!» M. de Frotté, qui avait refusé de reconnaître le traité de la Mabilais, continuait de correspondre avec les princes. Des hommes dévoués passaient nuitamment la mer et allaient chercher en Angleterre, pour les rapporter à la côte de France, des dépêches et des instructions. Parmi eux, il en était un qui s'était distingué entre les plus intrépides par une audace, un sang-froid et une adresse incomparables: c'était le chevalier Des Touches.
«Je ne vous peindrai pas le chevalier... Vous le disiez, il n'y a qu'un instant, à mon frère, vous l'avez connu à Londres et vous l'appeliez la Belle Hélène, beaucoup pour son enlèvement, et un peu aussi pour sa beauté; car il avait, si vous vous en souvenez, une beauté presque féminine, avec son teint blanc et ses beaux cheveux annelés, qui semblaient poudrés, tant ils étaient blonds! Cette beauté, dont tout le monde parlait et dont j'ai vu des femmes jalouses, cette délicate figure d'ange de missel, ne m'a jamais beaucoup charmée. J'ai souvent raillé sur leurs admirations enthousiastes mesdemoiselles de Touffedelys et bien d'autres jeunes filles de ce temps, qui regardaient le chevalier de Langotière comme un miracle, et l'auraient volontiers nommé la belle des belles, comme, du temps de la Fronde, on disait de la duchesse de Montbazon, seulement, tout en raillant, je n'oubliais pas que cette mignonne beauté de fille à marier était doublée de l'âme d'un homme; que sous cette peau fine, il y avait un cœur de chêne et des muscles comme des cordes à puits... Un jour, dans une foire, à Bricquebec, j'avais vu le chevalier, traité de Chouan avec insolence, sous une tente, faire tête à quatre vigoureux paysans, dont il tordit les pieds de frêne dans ses charmantes mains, comme si ç'avaient été des roseaux! Je l'avais vu, pris brutalement à la cravate par un brigadier de gendarmerie taillé en Hercule, saisir le pouce de cet homme entre ses petites dents, ces deux si jolies rangs de perles! le couper net d'un seul coup et le souffler à la figure du brigadier, tout en s'échappant par un bond qui troua la foule ameutée autour d'eux; et depuis ce jour-là, je l'avoue, la beauté de ce terrible coupeur de pouce m'avait paru moins efféminée! Depuis ce jour-là aussi, j'avais appris à le connaître, au château de Touffedelys, où, comme je vous le disais, baron, nous avions notre quartier général le mieux caché et le plus sûr. Êtes-vous allé quelquefois à Touffedelys, monsieur de Fierdrap?... Vos domaines, à vous, n'étaient pas de ce côté, et de ce pauvre château ruiné, il ne reste pas maintenant une seule pierre! C'était un assez vaste manoir, autrefois crénelé, un débris de construction féodale, qui pouvait abriter une troupe nombreuse entre ses quatre tourelles, et dont les environs étaient couverts de ces grands bois, le vrai nid de toutes les Chouanneries! qui rappelaient par leur noirceur et les dédales de leurs clairières, ce fameux bois de Misdom où le premier des Chouans, un Condé de broussailles, Jean Cottereau, avait toute sa vie combattu. Situé à peu de distance d'une côte solitaire, presque inabordable à cause des récifs, le château de Touffedelys semblait avoir été placé là, comme avec la main, en prévision de ces guerres de partisans à moitié éteintes et que nous essayions de rallumer! Tout ce qui avait résolu de reprendre et de continuer cette malheureuse guerre interrompue, tout ce qui repoussait dans son âme d'oppressives pacifications, tout ce qui pensait que des combats de buisson et de haie pouvaient mieux réussir qu'une guerre de grande ligne, devenue d'ailleurs impossible, tous ceux qui voulaient brûler une dernière cartouche contre la Fortune, l'ignoble et lâche Fortune! et s'enterrer sous leur dernier coup de fusil, venaient, de toutes parts, se réunir et se concerter dans ce fidèle château de Touffedelys. Les chefs de cette arrière-Chouannerie, qui eut son dénoûment, hideusement tragique, à la mort de Frotté, massacré dans le fossé de Verneuil, y arrivaient sous toutes sortes de déguisements, et maintes fois ils s'y abouchèrent avec les derniers survivants de la Chouannerie du Maine écrasée. Afin de désorienter le soupçon, le château, qui n'avait plus que deux châtelaines, bien peu inquiétantes, à ce qu'il semblait, pour la République, était le refuge de quelques femmes de la contrée dont les pères, les maris, les frères avaient émigré, et qui, n'ayant voulu ou pu les suivre, évitaient, en vivant à la campagne, au milieu des paysans chez lesquels un vieux respect pour leurs familles existait encore, ce qu'elles n'eussent pas évité dans les villes: le gouffre toujours béant des maisons d'arrêt.
«Elles y vivaient le plus obscurément qu'elles pouvaient, cherchant à se faire oublier des représentants du peuple en mission, ces épouvantables inquisiteurs, mais cherchant à renouer les mailles du réseau, si souvent brisé, d'une insurrection à laquelle l'ensemble a trop manqué toujours. Ces femmes, dont voici quatre échantillons, monsieur de Fierdrap...»
Et, des ciseaux qu'elle tenait, mademoiselle de Percy indiqua les deux Touffedelys, mademoiselle Aimée, et enfin elle-même, en retournant la pointe de ses ciseaux vers les redoutables timbales de son corsage.
«Ces femmes étaient dans tout l'éclat de leur fraîcheur de Normandes et dans toute la romanesque ferveur des sentiments de leur jeunesse; mais dressées au courage par les événements mortels de chaque jour, perpétuellement à quelques pieds de leurs têtes, et brûlant de ce Royalisme qui n'existe plus, même dans vous autres hommes qui avez pourtant si longtemps combattu et souffert pour la royauté; elles ne ressemblaient pas à ce qu'avaient été leurs mères au même âge et à ce que sont leurs filles ou leurs petites-filles aujourd'hui! La vie du temps, les transes, le danger pour tout ce qu'elles aimaient, avaient étendu une frémissante couche de bronze autour de leurs cœurs... Vous voyez bien Sainte de Touffedelys dans sa bergère, qui ne traverserait pas aujourd'hui la place des Capucins, à minuit, pour un empire, et sans se sentir la mort dans les veines... eh bien! Sainte de Touffedelys—n'est-ce pas, Sainte?—venait seule avec moi, la nuit, par les plus mauvais temps d'orage, porter sur cette côte isolée et dangereuse des dépêches au chevalier Des Touches, déguisé en pêcheur de congres, et qui, dans un canot fait de trois planches, sans aucune voile et sans gouvernail, se risquait, pour le service du Roi, de la côte de France à la côte d'Angleterre, à travers cette Manche toujours grosse de quelque naufrage... aussi froidement que s'il se fût agi d'avaler un simple verre d'eau!
—Et cela pouvait être la mer à boire!—interrompit l'abbé, qui, comme le prince de Ligne, aimait jusqu'aux bêtises de la gaieté.
—Car telle était, surtout,—continua mademoiselle de Percy, trop partie pour s'apercevoir de l'interruption de son frère,—la fonction, parmi nous, du chevalier Des Touches. Entre les gentilshommes qui hantaient le château de Touffedelys et qui y concertaient la guerre, il n'y avait, malgré le courage qui les distinguait et qui les égalisait tous, que ce jeune damoisel de chevalier Des Touches pour se mettre ainsi à la mer comme un poisson; car, vous vous en souvenez, Sainte? c'était réellement à peine un canot que cette pirogue de sauvage qu'il avait construite et dans laquelle il filait, en coupant le flot comme un brochet, caché dans l'entre-deux des vagues et défiant ainsi toutes les lunettes de capitaines qui surveillaient la Manche et l'espionnaient, de chaque pointe de vague ou de falaise, dans ce temps-là! Vous rappelez-vous, Sainte, qu'un soir de brume qu'il allait partir, vous voulûtes, en riant, descendre dans cette frêle pirogue, et que, vous si légère alors, poids de fleur ou d'oiseau, vous manquâtes de la faire chavirer, ma bergeronnette? Et pourtant, c'était dans une pareille coquille de noix qu'il passait, par les plus exécrables temps, d'une côte à l'autre, toujours prêt à revenir ou à partir quand il le fallait,—toujours à l'heure, exact comme un roi, le roi des mers! Certes! parmi ses compagnons d'armes, il y avait des cœurs qui auraient aussi bien que lui tenté l'aventure, qui n'avaient pas plus peur que lui de laisser leurs cadavres aux crabes, et pour qui la manière de mourir était indifférente quand il s'agissait du Roi et de la France; mais, tout en l'imitant, nul d'entre eux n'eût cru réussir et n'eût certainement réussi!... Pour cela, il fallait être un homme à part, plus qu'un marin! plus qu'un pilote! Il fallait enfin être ce qu'il était, cet étonnant jeune homme que la guerre civile avait pris n'ayant vu la mer que de loin, et n'ayant jamais fait autre chose que de tirer des mouettes autour de la gentilhommière de son père! Aussi les vieux matelots du port de Granville, amateurs du merveilleux, comme tous les marins, quand ils surent la périlleuse vie du chevalier pendant dix-huit mois de courses à peu près continuelles, dirent-ils qu'il charmait les vagues, comme on a dit aussi de Bonaparte qu'il charmait les balles et les boulets. Ils se connaissaient en audace! l'audace du chevalier ne les troublait donc pas. Mais ils avaient besoin de s'expliquer son bonheur par une de ces idées superstitieuses qui sont familières aux matelots.
«Il aurait dû, en effet, vingt fois être pris ou succomber dans ces terribles passages! Ce bonheur insolent et constant, cette imprudence si souvent recommencée et d'un résultat toujours assuré, donnaient à Des Touches une importance considérable parmi les autres officiers de la Chouannerie du Cotentin. On sentait que s'il périssait, on ne le remplacerait pas! D'ailleurs, il n'était pas qu'un courrier infatigable et intrépide, qui savait son détroit de mer comme certains guides pyrénéens savent leurs montagnes. Partout, dans le hallier, dans l'embuscade, au combat, lorsqu'il fallait jouer de la carabine ou s'estafiler corps à corps avec le couteau, c'était un des Chouans les plus redoutables, l'effroi des Bleus, qu'il étonnait toujours, en les épouvantant, quand, dans une affaire, il déployait tout à coup, à travers ses formes sveltes et élégantes, la force terrassante du taureau! C'est la guêpe! disaient-ils, les Bleus, en reconnaissant dans la fumée des rencontres cette taille fine et cambrée, comme celle d'une femme en corset:—Tirez à la guêpe! Mais la guêpe s'envolait toujours, ivre du sang qu'elle avait versé; car elle avait une vaillance acharnée et féroce. En toute occasion, ce mignon de beauté était et restait l'homme du pouce si cruellement mordu et coupé à la foire de Bricquebec, le visage blanc, à la lèvre large et rouge, signe de cruauté, dit-on, et qu'il avait aussi rouge que le ruban de votre croix de Saint-Louis, monsieur de Fierdrap! Ce n'était pas seulement le fanatisme de sa cause qui l'exaltait quand, avant ou après le combat, il se montrait implacable. Il était Chouan, mais il ne semblait pas de la même nature que les autres Chouans. Tout en se battant avec eux, tout en jouant sa vie à pile ou face pour eux, il ne semblait pas partager les sentiments qui les animaient. Peut-être chouannait-il pour chouanner, lui, et était-ce tout?... Ces compagnons, ces guérillas, ces gentilshommes, n'avaient pas uniquement Dieu et le Roi dans leur cœur. A côté du Royalisme qui y palpitait, il y avait d'autres sentiments, d'autres passions, d'autres enthousiasmes. La jeunesse ne sonnait pas vainement, en eux, son heure brûlante. Comme les chevaliers leurs ancêtres, ils avaient tous ou presque tous une dame de leurs pensées dont l'image les accompagnait au combat, et c'est ainsi que le roman allait son train à travers l'Histoire! Mais le chevalier Des Touches! Je n'ai jamais revu dans ma vie un tel caractère. A Touffedelys, où nous avons tant brodé de mouchoirs avec nos cheveux pour ces messieurs qui nous faisaient la galanterie de nous les demander, et qui les emportaient comme des talismans dans leurs expéditions nocturnes, je ne crois pas qu'il y en ait eu un seul de brodé pour lui. Qu'en pensez-vous, Ursule?... Toutes les recluses de cette espèce de couvent de guerre l'intéressaient fort peu, quoiqu'elles fussent la plupart fort dignes d'être aimées, même par des héros! Nous pouvons bien le dire aujourd'hui que nous voilà vieilles. Et, d'ailleurs, je ne parle pas pour moi, Barbe-Pétronille de Percy, qui n'ai jamais été une femme que sur les fonts de mon baptême, et qui, hors de là, ne fus toute ma vie qu'un assez brave laideron, dont la laideur n'avait pas plus de sexe que la beauté du chevalier Des Touches n'en avait!
«Mais je parle pour ces demoiselles de Touffedelys ici présentes, alors dans toute la splendeur de la vie, deux cygnes de blancheur et de grâce, auxquels il fallait mettre un collier différent autour du cou pour les reconnaître! Je parle pour Hortense de Vély, pour Élisabeth de Manneville, pour Jeanne de Montevreux, pour Yseult d'Orglande, et surtout pour Aimée de Spens, devant qui toutes les autres, si radieuses fussent-elles, s'effaçaient comme un brouillard de rivière devant le soleil. Aimée de Spens était de beaucoup la plus jeune de nous toutes. Elle avait seize ans quand nous en avions trente. C'était une enfant, mais tellement belle, monsieur de Fierdrap, qu'excepté ce cœur de brochet, le chevalier Des Touches, il n'y eut peut-être pas un seul des hommes de cette époque qui la vît sans l'aimer, cette Aimée la bien-nommée, comme nous l'appelions! Du moins les onze gentilshommes de l'expédition des Douze, puisque le douzième était une femme,—votre servante, baron de Fierdrap!—avaient-ils tous pour elle une passion romanesque et déclarée; car tous, les uns après les autres, ils avaient demandé sa main!
—Quoi! ils l'ont aimée tous les onze?—dit le baron, qui partit comme une bonde à ce trait, frappé de ce détail singulier dans une histoire où les événements étaient aussi étonnants que les personnages.
—Oui! tous, baron!—reprit mademoiselle de Percy,—et les sentiments inspirés par elle ont plus ou moins duré en ces âmes fortes. Quelques-uns d'entre eux sont restés amoureux et fidèles. Vous vous en étonneriez peu, du reste, si vous aviez connu l'Aimée de cette époque, une femme qui n'a pas eu de peintre, et comme vous n'en avez peut-être jamais rencontré, vous qui avez tant couru le monde.
—Halte!—fit M. de Fierdrap, qui avait été uhlan en Allemagne.—Halte!—répéta-t-il, comme s'il avait eu toute sa compagnie de uhlans sur les talons.—J'ai connu en 180... lady Hamilton, et par les sept coquilles que je porte! mademoiselle, je vous jure que c'était une commère à faire comprendre, même à un quaker, les satanées bêtises que l'amiral Nelson s'est permises pour elle!
—Je l'ai connue aussi,—dit à son tour l'abbé;—mais mademoiselle Aimée de Spens, que tu vois là, était encore plus belle. C'était comme le jour et la nuit...
—Corne de cerf!—fit le baron de Fierdrap surexcité,—je vis un jour cette lady Hamilton en bacchante...
... Je vis un jour cette
lady Hamilton en bacchante...—Par exemple,—interrompit railleusement l'abbé,—voilà comme jamais tu n'aurais pu voir mademoiselle Aimée de Spens, Fierdrap!
—Et je te jure...—dit le baron, qui n'écoutait plus et qui voulait raisonner.
—...Que cela n'allait pas mal à cette grande fille d'auberge,—interrompit encore l'abbé.—Parbleu! je le crois bien. Elle avait versé de son robuste bras rose hâlé assez de cruches de bière aux palefreniers du Richmond pour jouer de l'amphore... et du reste, avec grâce! Mais mademoiselle Aimée de Spens n'était pas de cet acabit de beauté-là. Ne t'avise jamais, Fierdrap, de lui comparer personne! Ma sœur a raison. On ne vit pas assez longtemps pour rencontrer dans sa vie deux femmes comme celle-là a été... La beauté unique de son temps, mon cher! Et elle aura eu le sort de tout ce qui est absolument beau ici-bas! il n'y aura pas d'histoire pour elle... pas plus que pour les onze héros qui l'ont aimée. Elle n'en aura déshonoré aucun; elle ne sera entrée dans la baignoire d'aucune reine; elle ne comptera point parmi les intéressantes ravageuses de ce monde, qui le bouleversent du vent de leurs jupes! Pauvre magnifique beauté perdue, qui n'entend même pas ce que je dis d'elle, ce soir, au coin de cette cheminée, et qui n'aura été dans toute sa vie que le solitaire plaisir de Dieu!»
Pendant que l'abbé de Percy parlait, le baron de Fierdrap regardait celle qu'il avait appelée le solitaire plaisir de Dieu, travaillant alors à sa broderie avec ses deux mains de madone. Il clignait de l'œil, M. de Fierdrap. C'était son tic et il en faisait une finesse. De son autre œil qu'il ne fermait pas, de son œil gris, émerillonné, l'ancien uhlan allait du beau front d'Aimée couronné de ses cheveux d'or bronze, de ce beau front à la Monna Lisa, au centre un peu renflé duquel le rayon de la lampe qui y luisait attachait comme une féronnière d'opale, jusqu'à ces opulentes épaules moulées dans la soie gris de fer collant au corsage, et peut-être pensait-il, en voyant tout cela, que, malgré le temps, malgré la douleur, malgré tout, il restait du plaisir solitaire de Dieu d'assez riches miettes pour que les hommes, et les plus difficiles des hommes, pussent faire encore une ripaille de roi.
Mais il ne dit pas ce qu'il pensait... Si des incongruités zigzaguèrent un instant dans son cerveau, il les contint sous sa perruque aventurine, et mademoiselle de Percy reprit son histoire, en haletant, comme une locomotive qui repart:
«Comme elle était une orpheline, et, malheureusement, la dernière de sa race, Aimée de Spens passait une partie de ses jours avec nous, graves filles de trente ans, qui lui faisions comme une troupe de mères... Depuis quelque temps, elle habitait Touffedelys, quand elle y vit pour la première fois ce jeune inconnu qu'elle a aimé, et dont nous avons toujours ignoré le vrai nom, le pays et les aventures. A-t-elle su tout cela, elle? Dans les longues heures passées front à front sous les profondes embrasures de chêne de la grande salle de Touffedelys, où nous les avons tant laissés causer à voix basse dès que nous eûmes appris qu'ils s'étaient promis l'un à l'autre, lui aura-t-il révélé le secret de sa vie? Mais si cela fut, elle l'a bien gardé. Tout est enterré dans ce cœur avec son amour! Ah! Aimée de Spens, c'est une tombe, mais une tombe sous une plate-bande de muguets calmes! Tenez! monsieur de Fierdrap, regardez l'air placide de cette fille finie, dont la vie, depuis vingt ans, est désespérée et si simple, de cette créature digne d'un trône, et qui mourra pauvre Dame en chambre du couvent des Bernardines de Valognes. Elle n'entend plus; elle écoute à peine; elle n'a pour tout que ce sourire charmant qui vaut mieux que tout et qu'elle met par-dessus tout. Elle ne vit que dans sa pensée, que dans ses souvenirs, qu'elle n'a jamais profanés par une confidence! oubliant le monde et résignée à l'oubli du monde, ne voyant que l'homme qu'elle a aimé...
—Non! Barbe, non! elle ne le voit pas!—fit ingénument mademoiselle Sainte, toujours au seuil du monde surnaturel, et qui prit au pied de la lettre la métaphore, assez modeste pourtant, de mademoiselle de Percy.—Depuis qu'il est mort, elle ne l'a jamais vu, mais elle n'en est pas moins hantée... et c'est plus particulièrement au mois dans lequel il a été tué, qu'il revient! C'est pour cela qu'elle ne peut pas, pendant ce mois-là, rester seule dans sa chambre quand la nuit est tombée. Toute sourde et archi-sourde qu'elle est, elle y entend très bien alors des bruits étranges et effrayants. On y soupire dans tous les coins et il n'y a personne! Les anneaux de cuivre des rideaux grincent sur leurs tringles de fer, comme si on les tirait avec violence... Une fois, je les ai entendus avec elle, et je lui dis tout épeurée, car les cheveux m'en grigeaient sur le front: «C'est bien sûr son âme qui revient vous demander des prières, Aimée!» Et elle me répondit gravement et moins troublée que je n'étais: «Je fais toujours dire une messe à l'autel des morts, le lendemain des soirs où j'entends cela, Sainte!» Or, c'était bien vrai que c'était sa messe qu'il voulait, car, une fois, Aimée ayant tardé d'un jour à la faire dire comme d'habitude le lendemain des bruits, ils devinrent affreux la nuit suivante. Les rideaux semblèrent fous sur leurs tringles, et toute la nuit les meubles craquèrent comme des marrons qu'on n'a pas coupés et qui sautent hors du feu!
—Eh bien,—reprit mademoiselle de Percy, mécontente d'avoir été pendant si longtemps interrompue,—cette Aimée qui croit aux fantômes, mais pas comme vous, Sainte!—elle lui payait par ce petit mot de mépris son interruption, à cette pauvre et benoîte brebis du bon Dieu, qui avait bêlé hors de propos,—cette Aimée qui peut très bien croire à ceux-là qu'elle voit dans son cœur, a toujours été et est encore pour nous, monsieur de Fierdrap, un mystère, plus profond et plus étonnant que le mystère de son fiancé. Lui, n'a fait que paraître et disparaître. Quoi donc d'étonnant à ce que nous n'en ayons jamais rien su?... Mais nous avons vécu vingt-cinq ans avec elle, et nous n'en savons pas sur elle beaucoup davantage! Quand cet inconnu, resté pour nous un inconnu, vint au château de Touffedelys, il fut précisément amené par notre chevalier Des Touches. Aimée connaissait le chevalier. Elle l'avait vu à plusieurs reprises dans l'Avranchin, chez une de ses tantes, madame de la Roche-Piquet,—une vieille Chouanne, qui ne pouvait pas chouanner comme moi, car elle était cul-de-jatte, mais qui chouannait à sa manière, en cachant, le jour, des Chouans dans ses celliers et dans ses granges pour les expéditions de nuit. Aimée avait retrouvé le chevalier à Touffedelys, et moi qui, dès lors, avec ma laideur cramoisie, n'avais qu'à observer l'amour... dans les autres, j'avais craint parfois, mais sérieusement, qu'elle ne l'aimât... Du moins, toujours, quand le chevalier était là... était-ce l'effet de la beauté éblouissante de cet homme, peut-être plus fémininement beau qu'elle?... j'avais remarqué sur les paupières obstinément baissées de la belle et noble Aimée un frissonnement, et, sur son front rose, un ton de feu, qui m'avaient souvent inquiétée... Ame de ma vie! ils auraient fait, cela n'est pas douteux, un superbe couple. Mais outre que le petit chevalier de Langotière n'était pas de souche à épouser une de Spens, il semblait, à ma Minerve, à moi, qu'un homme comme Des Touches devait être terrible à aimer!
«Dieu y para. Elle ne l'aima point. Celui qu'elle aima fut, au contraire, ce compagnon du chevalier, qui arriva avec lui une nuit à Touffedelys, par une de ces épouvantables tempêtes que Des Touches préférait au calme des nuits claires, pour ses passages.
«Vous souvient-il de cette nuit-là, Ursule?... Nous ne dormions pas; nous étions dans le grand salon, occupées, vous et Aimée, à faire de la charpie, et moi à fondre des balles, car je n'ai jamais aimé les chiffons; veillant comme ce soir, mais moins tranquilles. Tout à coup, le cri de la chouette s'entendit et tous deux entrèrent, dans leurs peaux de bique ruisselantes, semblables à des loups tombés dans la mer. Le chevalier Des Touches nous présenta son compagnon comme un gentilhomme qui avait fait longtemps la guerre du Maine sous le nom de M. Jacques qu'on lui donnait encore...
... Nous étions dans le grand salon,
occupées à faire de la charpie...—Par Dieu!—fit le baron de Fierdrap, qui tressaillit à ce nom comme à un coup de carabine,—il est bien connu, ce pseudonyme-là, dans le Maine! Il y a insurgé assez de paroisses! Il y a fait lever assez de fertes! Il y est resté assez glorieux! M. Jacques! Mais Jambe-d'Argent lui-même se courbait devant l'intrépidité et le génie de général de M. Jacques! Seulement, mademoiselle, il devait être mort vers cette époque, si c'était celui-là?...
—Oui! on l'avait cru mort,—reprit mademoiselle de Percy,—mais, après avoir échappé aux Bleus, il s'était réfugié en Angleterre, où les princes l'avaient chargé d'une mission personnelle auprès de M. de Frotté. Et c'est pour cela qu'il était venu de Guernesey à la côte de France dans ce canot de Des Touches, où il ne pouvait tenir qu'un seul homme, et qui faillit cent fois sombrer, sous le poids de deux! Pour supprimer tout fardeau inutile, ils avaient ramé avec leurs fusils...
«M. de Frotté était alors sur les confins de la Normandie et de la Bretagne, cherchant à ranimer des insurrections expirantes... M. Jacques alla seul l'y joindre et revint quelque temps après à Touffedelys, grièvement blessé. En y revenant, il avait été obligé de se glisser entre les tronçons épars des Colonnes Infernales qui pillaient et massacraient le pays, et il avait essuyé je ne sais combien de coups de feu, dont les derniers tirés l'atteignirent. Quand il rentra à Touffedelys sur son cheval, blessé comme lui, le cheval et l'homme, rouges de sang, tombèrent, le cheval mort sous l'homme mourant et sans connaissance. Les balles dont il était criblé le clouèrent longtemps à Touffedelys. Ses blessures, qu'il fallut soigner, l'y retinrent. Elles étaient nombreuses et nous pûmes les compter; car nous les pansâmes toutes, ma foi! de nos mains de demoiselles. On ne faisait pas de pruderie dans ce temps-là. La guerre, le danger, avaient emporté toutes les affectations et les petites mines. Il n'y avait pas de chirurgiens au château de Touffedelys; il n'y avait que des chirurgiennes. J'étais la chirurgienne en chef. On m'appelait: «le Major», parce que je savais mieux débrider une blessure que toutes ces trembleuses...
—Tu la débridais comme tu l'aurais faite!» dit l'abbé.
Pour mademoiselle de Percy, cette vieille héroïne inconnue, l'opinion de l'abbé représentait la Gloire. Elle devint plus pivoine que jamais à l'observation de son frère.
«Oui! elles m'appelaient: «le Major»,—continua-t-elle, avec la gaieté de l'orgueil flatté,—et comme c'était moi qui faisais d'ordinaire l'inventaire des blessures que nous avions à fermer, je me rappelle que quand je vis l'épouvantable hachis du corps de M. Jacques, étendu devant nous, je regardai circulairement tout mon groupe d'aides, alors très pâles, et comme j'ai toujours été un peu saint Jean bouche d'or...
—Et plus bouche d'or que sainte,—glissa encore l'abbé.
—... Je leur dis gaillardement, pour leur donner du courage, en leur désignant le blessé évanoui: «Mort de ma vie! si nous le sauvons, quel beau bijou guilloché ce sera pour celle de vous qui voudra se le passer autour du cou, mesdemoiselles!»
«Elles se mirent à rire comme des folles, mais Aimée resta sérieuse et en silence. Elle avait rougi.
«Elle rougit aussi pour Des Touches!—pensai-je.—Laquelle donc de ces deux rougeurs est l'amour?...
«C'était, du reste, comme le chevalier Des Touches, un homme que je n'aurais jamais songé à aimer, ce M. Jacques, si j'avais été bâtie pour les sentiments tendres! Il n'avait pas la beauté féminine et cruelle du chevalier, mais quoique la sienne fût plus virile, plus brune et plus ardente, elle avait aussi son côté femme: la mélancolie. Les hommes mélancoliques me sont insupportables. Je les trouve moins hommes que les autres hommes. M. Jacques était ce qu'on a appelé longtemps: un beau ténébreux. Or, je suis de l'avis de cette coquine de Ninon, qui disait: «La gaieté de l'esprit prouve sa force.» Je me moque de l'esprit... et n'y tiens pas, mais cela est certain que la gaieté est un courage... un courage de plus! M. Jacques, que ces dames, qui ne pensaient pas comme moi, appelaient, à Touffedelys, pour le poétiser: «le beau Tristan», m'aurait donné sur les nerfs, avec son impatientante mélancolie,—si une grosse fille de mon calibre pouvait avoir des nerfs! Que voulez-vous? il faut, pour moi, que les héros eux-mêmes soient de bonne humeur, et rient à la figure de tous les dangers!
—Oh! vous avez toujours été, mademoiselle de Percy,—fit l'abbé,—un vrai Roger Bontemps, qui, dans une autre époque qu'une époque de révolution, aurait inquiété sa famille. Ce n'était pas seulement des héros qu'il vous fallait, à vous, c'étaient des lurons d'héroïsme! Dieu a bien fait de vous faire laide, et tous les matins je l'en remercie à la messe; car peut-être l'honneur des Percy eût-il couru grand risque, sans cette précaution!
—Riez toujours! riez! allez, mon frère!—répondit-elle, riant elle-même, montrant combien elle aimait la gaieté par la façon dont elle accueillait la plaisanterie.—Tout vous est permis contre votre cadette. N'êtes-vous pas le chef de notre maison?
—C'est vrai,—glissa alors mademoiselle Ursule, qui n'avait rien dit jusque-là et qui intervint dans la causerie, pendule retardée qui sonnait!—c'est vrai qu'il n'était pas très aimable, ce M. Jacques, il était triste comme un bonnet de nuit.
—Comme un bonnet rouge, plutôt!—interrompit l'impétueuse mademoiselle de Percy.—Les révolutionnaires de tous les pays se ressemblent. Les jacobins français étaient aussi rechignés, aussi solennels, aussi pédants que les puritains d'Angleterre. Je n'en ai pas connu un seul qui fût gai, tandis que tous l'étaient parmi les royalistes qui avaient gardé l'esprit du pays qu'on nommait autrefois: «la gaye France», parmi ces fiers gars qui avaient tout perdu et même l'espérance, mais qui se consolaient de tout par la guerre, par le piquant inattendu de l'aventure et la risette des coups de fusil!
—Mais, s'il était triste,—dit mademoiselle Ursule, qui reprit, comme la fourmi reprend son brin de paille, sa petite idée interrompue par cette fanfare d'enthousiasme militaire, qui venait de passer sur son cerveau comme une trombe sur une couche à cornichons,—s'il était triste, vous savez bien, ma chère Percy, qu'on disait qu'il avait des raisons pour l'être! Vous savez bien qu'on se disait dans le tuyau de l'oreille qu'il était un commandeur de Malte, et qu'il avait prononcé ses vœux...
—Oui!—répondit mademoiselle de Percy, admettant l'objection,—cela se chuchotait, et si réellement il était commandeur de Malte, l'idée de ses vœux dut le faire cruellement souffrir quand il devint amoureux de cette Aimée qu'il ne pouvait pas épouser; car les chevaliers de Malte étaient tenus à célibat comme les prêtres... Mais, de cela, quelle preuve avons-nous jamais eue?... si ce n'est cette affreuse pâleur de mort qui lui couvrit tout à coup le visage le jour où, à table, au dessert, Aimée nous apprit qu'elle s'était engagée, en vous disant, Ursule, devant nous toutes, rose de pudeur et de l'effort que lui coûtait cet aveu, qui, pour nous, était une nouvelle:
«—Ma chère Ursule, je vous en prie, donnez des fraises à mon fiancé!»
«Il devait être heureux d'un tel mot, et il devint livide... Mais toutes les pâleurs ne se ressemblent-elles pas? Qui peut reconnaître la pâleur d'un homme heureux de celle d'un traître? S'il en était un, si vraiment il avait menti avec Aimée, le coup de feu qui l'abattit à mes pieds, la nuit de l'enlèvement, a fait à la pauvre fille moins de mal que ce qui l'attendait, s'il était revenu avec nous. Elle a gardé l'illusion qu'il pouvait être à elle, et lorsque je lui rapportai le bracelet qu'elle lui avait fait devant nous des plus belles tresses de sa chevelure, elle ne sut pas, et depuis elle n'a su jamais, que le sang dont il était couvert pouvait être celui d'un homme qui l'avait trompée.
—Mais Des Touches! mais Des Touches?—fit M. de Fierdrap, qui, depuis sa remembrance sur lady Hamilton, n'avait plus rien dit, et qui regardait mademoiselle de Percy comme il devait regarder le liège de sa ligne, quand le poisson ne mordait pas. Il avait les deux plus belles patiences du monde: celle du pêcheur à la ligne et celle du chasseur à l'affût, et il en avait aussi la double obstination.
—Fierdrap a raison,—dit l'abbé toujours taquin.—Tu t'égailles trop, ma sœur. Vieille habitude de Chouanne! Tu chouannes... jusque dans ta manière de raconter.
—Ta, ta, ta!—fit mademoiselle de Percy,—contenez vos jeunesses! Des Touches? je vais y arriver; mais, mort-Dieu! je ne puis pas en venir à Des Touches et à son enlèvement, sans vous parler d'un homme qui a joué le plus grand rôle dans cette crânerie, puisque c'est le seul qui y soit resté!
—Ce n'est pas une raison, cela,—dit gravement l'abbé.—Dans une expédition pareille, il y a plus important que de bien mourir.
—Il y a réussir,—repartit la vieille amazone, qui avait gardé sous ses cottes grotesques le génie de l'action virile.—Mais il a réussi, mon frère, puisque nous avons réussi et qu'il était avec nous! D'ailleurs, quoique je ne me soucie guère de ce beau Tristan, comme on disait à Touffedelys, qui a laissé sa tristesse sur la vie d'Aimée, je n'en serai pas moins juste envers lui. Il n'y allait pas gaiement, mais il y allait! C'est lui, c'est ce sentimental, qui, lors du premier emprisonnement de Des Touches à Avranches, prit une torche dans sa languissante main, entra résolument dans la prison et n'en sortit que quand tout fut à feu!
—Comment, à Avranches?—objecta le baron de Fierdrap étonné.—Mais c'est à Coutances que vous avez délivré Des Touches, mademoiselle!
—Ah!—fit mademoiselle de Percy, heureuse d'une ignorance qui donnait de l'inattendu à son histoire.—Vous étiez en Angleterre en ce temps-là, vous et mon frère, et vous n'avez su que l'enlèvement qui, de fait, eut lieu à Coutances. Mais avant d'être emprisonné dans cette ville, c'est à Avranches qu'il l'avait été, et il ne fut même transféré à Coutances que parce qu'à Avranches nous avions tenté de brûler la prison.
—Très bien!—dit le baron de Fierdrap apaisé.—Je ne savais pas, mais j'en suis enchanté, que le chevalier Des Touches eût autant coûté à la République!
—Laisse-la donc conter, Fierdrap,—fit l'abbé, qui, de tous, était celui-là qui avait le plus interrompu la conteuse, et qui se montrait le plus animé contre ceux qui avaient son vice, selon la coutume de tous les vicieux et de tous les interrupteurs.
—C'était donc vers la fin de l'année 1799,—reprit l'historienne du chevalier Des Touches.—Il y avait plusieurs mois que M. Jacques était avec nous, à peu près guéri, mais affaibli et souffrant encore de ses blessures. Pendant cette longue convalescence de M. Jacques à Touffedelys,—où il vivait caché, comme on vivait, dans ce temps-là, quand on ne se trouvait pas, le fusil à la main, au grand air, sous le clair de lune,—Des Touches, lui, le charmeur de vagues, était repassé peut-être vingt fois de Normandie en Angleterre et d'Angleterre en Normandie. Nous ne le voyions pas à chacun de ses passages. Souvent, il débarquait sur des points extrêmement distants les uns des autres, pour dépister les espions armés et acharnés qui, tapis sous chaque dune, aplatis dans le creux des falaises, couchés à plat ventre au fond des anses, le long de ces côtes dentelées de criques, cernaient la mer de toutes parts et faisaient coucher à fleur de sol des baïonnettes et des canons de fusil qui ne demandaient qu'à se lever! Plus il allait, ce chevalier Des Touches, traqué sur mer par des bricks, traqué sur terre par des soldats et des gendarmes; plus il allait, cet homme qui caressait le danger comme une femme caresse sa chimère, ce rude joueur qui jouait son va-tout à chaque partie, et qui gagnait, plus il était obligé cependant, malgré son impassible audace, d'user de précautions et d'adresse; car le bonheur inouï de ses passages avait exaspéré l'observation de ses ennemis, pour lesquels il était devenu l'homme de son nom: la Guêpe! La guêpe, insaisissable et affolante, l'ennemi invisible, le plus provocant et le plus moqueur des ennemis! Il ne faisait plus l'effet d'un homme en chair et en os, mais, comme je l'ai souvent ouï dire aux gens de mer de ces rivages, «d'une vapeur, d'un farfadet!» Il y avait entre les Bleus et lui,—et les Bleus, ne l'oubliez pas! c'était tout le pays organisé contre nous, groupes de partisans éparpillés à sa surface, qui ne nous rattachions les uns aux autres que par des fils faciles à couper;—il y avait entre les Bleus et lui un sentiment d'amour-propre excité et blessé, plus redoutable encore, à ce qu'il semblait, que l'implacable haine de Bleu à Chouan!... La guerre entre eux était plus que de la guerre, c'était de la chasse!... C'était le duel que vous connaissez, monsieur de Fierdrap, entre la bête et le chasseur! Déjà plus d'une fois, racontait-on dans les cabarets et les fermes du pays, dont cet homme est peut-être encore la légende, il avait été sur le point d'être pris. On lui avait tenu, disaient les paysans narquois, la main diablement près des oreilles... On rapportait même un fait, mais celui-là était avéré,—il avait eu la notoriété d'un combat en règle,—c'est qu'une fois, au cabaret de la Faux, dans les terres entre Avranches et Granville, il s'était battu, seul, contre une troupe de républicains, enfermé et barricadé dans le grenier du cabaret comme Charles XII à Bender, et qu'après avoir tiré toute la nuit par les lucarnes et mis par terre une soixantaine de Bleus, il avait disparu au jour, par le toit... On ne savait comment,—disaient les femmes, dont il frappait l'imagination superstitieuse,—mais comme s'il eût eu des ailes au dos et sur la langue du trèfle à quatre feuilles!
«Ainsi, il n'était pas un farfadet que sur la mer; il l'était aussi sur le plancher des vaches. Beaucoup d'expéditions de terre, dont il avait fait partie, l'avaient prouvé, du reste. Seulement, il ne pouvait pas l'être toujours! La martingale qu'il jouait devait nécessairement avoir un terme, et le danger qu'il courait sous les deux espèces, il devait y succomber, à la fin. Or, cet espoir de prendre Des Touches, de tenir la Guêpe, et de pouvoir bien l'écraser sous son pied, avivait et transportait jusqu'au délire ces âmes irritées, et créait pour lui un péril si certain et tellement inévitable que, dans l'opinion des hommes de son parti comme dans celle de ses ennemis, sa prise ou sa mort n'était plus qu'une question de temps, et que, quand, à Touffedelys, on vint nous dire cette terrible nouvelle: «Des Touches est pris!» nous n'eûmes pas même un étonnement.
«Celui qui vint nous la dire, à Touffedelys, cette terrible nouvelle, était un jeune homme de cette ville-ci, dont vous ne savez probablement pas le nom, quoique vous soyez du pays, monsieur de Fierdrap; car il n'était pas gentilhomme. Il s'appelait Juste Le Breton. L'un des préjugés que les Bleus ont le plus odieusement exploités contre nous, c'est que, dans la guerre des Chouans, nous n'étions que des gentilshommes qui remorquaient leurs paysans au combat, et rien n'est plus faux! Nous avions avec nous des jeunes gens des villes, dignes de porter l'épée qu'ils maniaient très bien, et Juste Le Breton était de ceux-là... Il avait été anobli par l'épée des gentilshommes qui l'avaient traité en égal, en croisant le fer avec lui, dans plusieurs de ces duels comme on en avait alors à Valognes, où le duel a été longtemps une tradition... Aussi, quand la Chouannerie éclata, il vint à nous, cet anobli par l'épée, et il nous apporta la sienne! La sienne était au bout d'un bras d'Hercule. Juste était fort comme le chevalier Des Touches, mais il ne cachait pas sa forme sous les formes sveltes et élancées du chevalier, qui faisait toujours cette foudroyante surprise quand, tout à coup, il la montrait! Non! c'était un homme trapu et carré, blond comme un Celte qu'il était; car son nom de Le Breton disait son origine. C'était un Breton mêlé de Normand. Sa famille avait passé en Normandie, et elle y avait oublié ses rochers de Bretagne pour les pâturages de cette terre qui a des griffes pour retenir qui la touche; car qui la touche ne peut s'en détacher! Il semblait qu'il aurait fallu, pour tuer ce Juste Le Breton, lui jeter une montagne sur la tête, et il est mort en duel, après la guerre, comme nous avions cru jusqu'à ce soir que Des Touches était mort lui-même, et il est mort d'un misérable coup d'épée dans l'aine, le croira-t-on? sans profondeur. Je l'ai vu cracher le sang six mois et mourir épuisé comme une fille pulmonique, avec une poitrine qui ressemblait à un tambour! Juste savait, à n'en pouvoir douter, que Des Touches était pris; mais il ignorait encore comment il avait été pris. Avec un pareil homme, nous dit-il, et nous pensions comme lui, il fallait qu'il y eût eu de la trahison!
«Il y en avait eu, en effet, je l'ai su plus tard, et ce fut même là, comme vous le verrez, une bonne occasion pour juger du granit coupant qu'avait dans le ventre ce beau et délicat Des Touches, qui m'avait fait un instant peur pour Aimée, quand, à ses rougeurs incompréhensibles, je m'étais imaginé qu'elle pouvait l'aimer!
«—Un homme comme Des Touches—dit M. Jacques—ne peut jamais être pris, tant qu'il y a un Chouan debout, avec un fusil et une poire à poudre.
«—Il n'en faut pas même tant,—fit tranquillement Juste.—Avec nos seules mains vides, nous le reprendrions!»
«C'était dans les environs d'Avranches que Des Touches avait été enveloppé et saisi par une troupe tout entière, on disait tout un bataillon, et c'est dans la prison de cette ville qu'il avait été déposé, en attendant son exécution, qui serait certainement bientôt faite; car la République n'y allait jamais de main morte, et ici, il fallait qu'elle y allât de main très vive si elle ne voulait pas que cet homme, l'idole de son parti et doué du génie des ressources, échappât à ses bourreaux!...—«La chouette a sifflé du côté de Touffedelys!»—ajouta Juste Le Breton, et le soir même, à la tombée, nous vîmes arriver au château, sous des déguisements divers de colporteurs, de mendiants, de rémouleurs et de marchands de parapluies,—car cette guerre de Chouans était nocturne et masquée,—une grande quantité de nos gens, qui, au premier bruit de la prise de Des Touches, s'étaient juré de le délivrer ou d'y périr.
... Les chouans, sous divers déguisements,
se rendent au château de Touffedelys...«Il en vint même trop. Ce fut une folie que ce grand nombre, dirigé sur un point unique et venant aboutir à Touffedelys. Mais cela vous donnera une idée de l'importance du chevalier Des Touches, que les Chouans, qui avaient la prudence au même degré que la bravoure, aient pu compromettre un instant, par un zèle trop vif, l'existence d'un quartier-général aussi commode pour les guérillas comme eux que le château de Touffedelys.
«Vous ne vous doutez pas, monsieur de Fierdrap, ni vous non plus, mon frère, de ce que, dans l'intérêt de notre cause et de ses défenseurs, nous avions fait de Touffedelys, et si je ne vous le disais pas, mon histoire serait incomplète. Nous avions transformé ce vieux château démantelé, sans pont-levis et sans herse, qui n'était plus, depuis longtemps, un château fort, mais qui était encore une noble demeure, en un château humilié et paisible auquel la République pouvait pardonner. Nous en avions fait combler les fossés, baisser les murs, et si nous n'en avions pas abattu les tourelles, nous les avions du moins découronnées de leurs créneaux, et elles ne semblaient plus que les quatre spectres blancs des anciennes tourelles décapitées! Partout où elles brillaient autrefois, sur la grande façade du château, dans les coins des plafonds, sur les hautes plaques des cheminées, et jusque sur les girouettes des toits, nous avions fait effacer ces armoiries charmantes et parlantes des Touffedelys, qui portent, comme vous le savez, de sinople à trois touffes de lys d'argent, avec la devise, au jeu de mots héroïques: ILS NE FILENT PAS. Hélas! les pauvres lys, ils avaient filé! Ils s'en étaient allés jusque de ce jardin où, de génération en génération, on en cultivait d'immenses corbeilles, qui faisaient de loin ressembler le vaste parterre à une mer couverte de l'albâtre de ses écumes! Nous avions partout remplacé les lys par des lilas.
«Des lilas, c'est peut-être des lys en deuil? Oui! nous avions accompli tous ces sacrilèges, nous avions consommé toutes les petites bassesses de la ruse qui joue la soumission résignée, pour conserver à nos amis ce lieu de réunion et d'asile, doux et désarmé comme son nom, qui semblait la maison de l'Innocence, et dans laquelle on voyait moins les hommes et les armes, derrière ces robes de femmes qui y flottaient toujours. Excepté les jardiniers, il n'y avait que des femmes à Touffedelys. Nous étions servis par des femmes.
«C'est à l'aide de toutes ces précautions, de toutes ces coquetteries de douceur, que nous avions pu faire de notre nid de palombes effrayées une aire momentanée pour ces aigles de nuit qui s'y abattaient, comme Des Touches et comme M. Jacques. Seulement, vous le comprenez bien, la sécurité de tout cela n'existait qu'à la condition que les Chouans, qui s'abouchaient là pour comploter leur guerre d'embuscade, n'y fussent jamais très nombreux.
«La prise de Des Touches fut l'unique dérogation qui ait été faite à cette règle. Mais les chefs comprirent l'imprudence d'une grande réunion, et ils égaillèrent leurs hommes. Quand un pays tout entier est hostile, les petites troupes valent mieux que les grandes. Elles sont plus résolues, leurs efforts plus ramassés et plus puissants, leur action plus rapide, leur marche plus cachée. Quelques hommes suffisaient pour enlever Des Touches, et ceux qu'on choisit à Touffedelys étaient hommes à aller le reprendre sous le tranchant de la guillotine ou à la gueule de l'enfer... Ce sont ceux-là que, depuis, on a appelés les Douze, et qui ont perdu, dans ce nom collectif des Douze, leur nom particulier, que personne ne sait à cette heure.
—Parfaitement vrai!—dit M. de Fierdrap intéressé, qui décroisa ses jambes de cerf, et refit, en sens inverse, l'X qu'elles formaient.—Nous n'avons pas entendu dire un seul de leurs noms en Angleterre, n'est-ce pas, l'abbé? et Sainte-Suzanne lui-même ne les savait pas.
—Et quand celle qui vous raconte cette histoire au coin du feu, dans cette petite ville endormie,—reprit mademoiselle de Percy,—sera couchée dans sa bière, sous sa croix, dans le cimetière de Valognes, il n'y aura plus personne pour dire ces noms oubliés à personne... Ceux qui les ont portés étaient trop fiers pour se plaindre de l'injustice ou de la bêtise de la gloire.
«Aimée, que vous voyez d'ici abîmée en elle-même bien plus que dans sa broderie, s'est absorbée dans son M. Jacques, et Sainte et Ursule de Touffedelys ne vous diraient peut-être pas tous les douze noms des Douze. Mais moi, je le puis, je les sais! Et, après ma mort,—ajouta-t-elle, presque belle d'enthousiasme mélancolique, elle qui n'était qu'un laideron joyeux,—tout le temps que je ne serai pas tout à fait dissoute en poussière, on n'aura qu'à ouvrir mon cercueil pour les savoir, ces noms qui méritaient la gloire et qui ne l'ont pas eue! On les trouvera dans mon cœur.
V
LA PREMIÈRE EXPÉDITION
«Le château de Touffedelys—continua mademoiselle de Percy, après un moment de silence ému que les personnes qui l'entouraient avaient respecté,—n'était pas à beaucoup plus de trois heures de marche d'Avranches, pour un homme allant d'un bon pas. Entouré, du côté de cette ville, des masses profondes de ces grands bois dans lesquels les Chouans aimaient à se perdre pour se retrouver dans leurs clairières, et, du côté opposé, par ces espèces de dunes mouvantes nommées bougues qui aboutissaient à la mer et à ces falaises dont les hautes et étroites jointures avaient été souvent, pour Des Touches et son esquif, des havres sauveurs, ce château, qui avait le double avantage des bois et de la mer, fut choisi naturellement par les Douze comme point de retraite ou de refuge dans l'expédition qu'ils projetaient, et il fut convenu parmi eux qu'on y ramènerait le chevalier Des Touches, si on parvenait à l'enlever.