Le Chevalier des Touches
... Le château de Touffedelys...
—Mais leurs noms, mademoiselle, leurs noms!—dit M. de Fierdrap, qui, de curiosité et d'impatience, piétinait le parquet de son pied guêtré.
—Leurs noms! baron!—répondit la conteuse,—ah! n'allez pas croire que je pense à vous les cacher! Je suis trop heureuse de les dire. Il y a eu assez d'anonymes et de pseudonymes comme cela dans cette guerre de sublimes dupes que nous avons faite, et, par la mort-Dieu! je n'en veux plus. Croyez-le bien, vous m'en auriez laissé le temps qu'ils auraient tous trouvé leur place dans l'histoire que je vous raconte! Mais, puisque vous le désirez, je m'en vais vous les défiler, tous ces noms, tous ces grains d'un chapelet d'honneur qu'après moi ne dira plus personne! Écoutez-les: C'étaient La Valesnie, ou, comme disaient les paysans, La Varesnerie, La Bochonnière, Cantilly, Beaumont, Saint-Germain, La Chapelle, Campion, Le Planquais, Desfontaines et Vinel-Royal-Aunis, qui n'était que Vinel, en son nom, mais qui s'appelait Royal-Aunis, du nom du régiment dans lequel il avait été officier. Les voilà tous, avec Juste Le Breton et M. Jacques! Comme M. Jacques, dont le nom vrai s'est perdu sous le sobriquet de bataille, ils avaient tous aussi leur nom de guerre, pour cacher leur véritable nom et ne pas faire guillotiner leurs mères ou leurs sœurs, restées à la maison, et trop vieilles ou trop faibles pour faire comme moi la guerre avec eux.»
En entendant ces noms, qui n'étaient pas tous des noms nobles cependant, prononcés par un sentiment si profond qu'il donnait presque à cette vieille fille, coiffée de son baril de soie jaune et violet, la majesté d'une Muse de l'histoire, l'abbé de Percy et M. de Fierdrap eurent, d'instinct de sang, le même mouvement de gentilshommes. Ils ne pouvaient pas se découvrir, puisqu'ils étaient tête nue, mais ils s'inclinèrent à ces noms d'une troupe héroïque, comme s'ils avaient salué leurs pairs.
«Par la pêche miraculeuse!—clama le baron de Fierdrap,—il me semble que j'en connais plusieurs, de ces noms-là, mademoiselle! Et même,—ajouta-t-il, tombant dans la rêverie et comme cherchant dans le fouillis de ses souvenirs,—et même aussi je crois avoir rencontré, je ne sais plus trop où, plusieurs de ceux qui les portèrent. La Varesnerie, Cantilly, Beaumont, je les ai connus. Seulement, lorsque je les ai rencontrés, ni allusion, ni mot, d'eux ou de personne, ne m'a averti une seule fois que j'avais là, devant moi, de ces hardis partisans qui avaient délivré Des Touches!... Mais, mademoiselle,—fit-il encore, en se ravisant,—je vous demande pardon! je n'y pensais pas... En fait de héros, les Chouans comptaient donc treize à la douzaine, puisque vous n'avez pas dit votre nom parmi les noms des Douze, et que pourtant vous en étiez?
—Non!—répondit la vieille historiographe sans plume, et qui ne l'était que de bec,—je n'en étais pas, monsieur de Fierdrap. Je ne fus point de la première expédition des Douze. Je n'ai été que de la seconde, et vous saurez pourquoi, tout à l'heure, si vous me permettez de continuer.
«La première ne parut d'abord douteuse à personne. On ne comptait, pour toute garnison, à Avranches, que ce bataillon de Bleus qui avaient pris Des Touches et l'avaient amené à la prison de cette ville, la plus rapprochée de l'endroit où ils l'avaient surpris et capturé; car, vertu de ma vie! lorsqu'on parle de ce Des Touches, qui valait bien dans ce moment-là le prix d'un vaisseau de ligne pour le Roi de France, on peut bien, ma foi! dire capturé. Des Touches n'était pas un simple prisonnier, c'était une capture! Juste Le Breton se cassait la tête pour savoir comment ils avaient pu le prendre, lui, ce Samson sans Dalila! lui, la Guêpe! lui, le Farfadet! Mais le fait était là... Il avait été pris! Juste disait l'avoir vu entrer dans Avranches, porté au centre du bataillon des Bleus massés autour de lui, armes chargées. Il l'avait vu, ayant aux poings des chaînes en fer au lieu de menottes, bâillonné avec une baïonnette qui lui coupait les coins de la bouche, durement couché sur une civière de fusils, aux canons desquels on l'avait bouclé avec des ceinturons de sabre, et moins fou de fureur de tous ces supplices que de sentir contre son visage le contact du drapeau exécré de la République, dont, en marchant, ces Bleus insolents souffletaient, pour l'humilier, son front terrible. Certes! de tels gens défendraient avec acharnement le chevalier Des Touches contre ceux qui tenteraient de le leur reprendre; mais il n'y avait, en somme, avec eux, qu'une brigade de gendarmerie et une garde nationale mal armée, qui comptait, disait-on, un grand nombre de royalistes dans ses rangs. Enfin, ce qui donnait surtout à nous autres le grand espoir de réussir, c'est qu'il allait y avoir le lendemain, à Avranches, une grande foire de bœufs et de chevaux qui durait trois jours, et que, d'une vingtaine de lieues à l'entour, il viendrait s'empiler et s'accumuler dans cette petite ville proprette une masse compacte de bêtes et de gens qui rendrait la surveillance d'une police bien plus difficile et qui devait augmenter épouvantablement le désordre à l'aide duquel on voulait exécuter l'enlèvement. Il s'agissait, en effet, de provoquer une de ces rixes qui sont contagieuses, qui finissent par entraîner les plus calmes dans la violence électrique de leur tourbillon. Les Douze eurent bientôt leur plan fait... Ils quittèrent Touffedelys un à un, et gagnèrent Avranches par les bois. Pour n'être pas reconnus, ces hommes suspects, et déconcerter l'œil allumé des espions de la République, ils avaient résolu d'entrer dans la ville par douze côtés différents, habillés en blatiers, vêtus comme eux de vareuses blanches et coiffés de ces grands chapeaux, dits couvertures à cuve, qui engloutissent une figure comme dans l'ombre d'une caverne. Ils les avaient saupoudrés de fleur de farine.
«—Puisque nous ne pouvons pas porter l'autre, ce sera toujours une espèce de cocarde blanche, à laquelle nous nous reconnaîtrons dans la foule,»—avait dit Vinel-Royal-Aunis.
«Il n'y avait pas eu moyen d'emporter des fusils ou des carabines. Mais quelques-uns d'entre eux avaient glissé dans une ceinture, sous leur vareuse blanche, des couteaux et des pistolets... Tous, du reste, tous s'étaient ceints, de l'épaule à la hanche, de ce redoutable fouet des blatiers, lesquels ont toujours deux ou trois chevaux chargés de sacs de blé ou de farine à conduire; arme effroyable, au manche d'épine durci au feu, faite de lanières de cuir tressées, avec une mordante courgée de six pouces, dont chaque coup creusait un sillon. Et, à la main, ils avaient le pied de frêne familier à toute main normande, le bâton-massue de la Normandie, avec lequel des hommes de ce poignet et de cette vaillance auraient pris, Dieu me damne! des pièces de canon.
«C'est armés ainsi que nous les vîmes partir. Ils s'égrenèrent et disparurent isolément dans les bois, comme s'ils allaient à la pipée. Et ils y allaient, en effet, à une pipée sanglante! M. Jacques partit le dernier. Ses blessures, son amour pour Aimée, la pensée mystérieuse qui semblait lui manger le cœur,—car pourquoi être triste comme il l'était, avec l'amour d'Aimée, avec la possession certaine de cette merveille de corps qui lui avait juré d'être sa femme à son retour?—toutes ces choses avaient-elles énervé l'énergie, prouvée en tant de rencontres, de M. Jacques?... Sa belle fiancée alla le conduire à plus d'une demi-lieue dans les bois, jusqu'à ce vieil abreuvoir où une source bleuissait sur un fond d'ardoises et qu'on appelait: «la Fontaine-aux-Biches», parce qu'entre deux battements de cœur et dans le crochet d'une course forcée, les biches venaient en aspirer, en frissonnant, l'eau frissonnante. Quand Aimée revint seule à Touffedelys, ah! elle fut bien de Spens!... Elle fut bien d'une race où les femmes ne pleurent pas parce que les hommes sont à la guerre! Nous ne lui surprîmes pas une larme, mais son front d'aurore était devenu pâle comme l'écorce d'un bouleau. J'en eus plus pitié que les autres. Vous savez, j'étais la chirurgienne-major. Je savais toucher les blessures. Pour donner de la force à ce cœur qui saignait et ne se plaignait pas, je lui dis, sans savoir ce que je disais et comme si j'avais eu le sort dans ma main,—mais ce n'est jamais qu'avec des mots insensés qu'on peut apaiser les âmes folles!
«—N'ayez peur, Aimée! dans quatre jours ils seront tous ici pour votre mariage, et Des Touches sera votre témoin!»
«Dieu de ma vie! à ce mot de témoin, de la pâleur de l'ivoire vert, son teint passa, comme un éclair, à la pourpre d'un incendie. Son front, sa joue, son cou, ce qu'on apercevait de ses épaules, jusqu'à la raie nacrée de ces étincelants cheveux d'or, tout s'infusa, s'inonda de ce subit vermillon de flamme; et c'était à se demander si tout ce qu'on ne voyait pas de sa personne se colorait comme ce qu'on voyait, tant cette rougeur semblait partout! tant elle en était immergée!
«C'était toujours la même question: Pourquoi rougissait-elle?...—«Mort de mon âme!—me dis-je en moi-même,—je ne suis guère qu'un homme manqué, et on le voit à ma figure; mais homme manqué ou non, je veux bien que le diable m'emporte sans confession, si je suis assez femme pour comprendre cela!»
—Eh! eh!—dit l'abbé,—je suis obligé de t'avertir que tu n'es plus au temps de tes dragonnades au clair de lune, et que tu continues à jurer comme un dragon, mademoiselle ma sœur!
—Influence des temps de guerre civile sur les époques calmes!—répondit-elle avec une brusquerie comique, en riant dans ses moustaches grises ébouriffées...—Tu es plus sévère que le curé d'Aleaume, l'abbé! Est-ce que je ne me suis pas battue assez de temps en l'honneur de Dieu et de sa sainte Église, pour qu'il ne puisse me passer très bien de mauvaises habitudes contractées à son service et qu'il ne s'en formalise pas?...
—Vous me rappelez, mademoiselle,—dit alors M. de Fierdrap,—le mot fameux de Louis XIV après la bataille de Malplaquet: «J'avais—dit-il—rendu à Dieu assez de services pour avoir le droit d'espérer qu'il se conduirait mieux avec moi!»
—Et il ne fut jamais—repartit vivement l'abbé—meilleur chrétien que quand il a dit cela, Louis XIV! c'est moi qui te le certifie, moi qui suis un ancien docteur de Sorbonne! La foi sincère a souvent de ces familiarités avec Dieu, que des sots prennent pour des irrévérences ridicules, et des âmes de laquais ou de philosophes pour de l'orgueil. Laissons jaboter ces gens-là. Mais entre nous autres, gentilshommes, à qui le respect pour le Roi n'a jamais ôté, que je sache, l'aisance avec le Roi...
—C'est toi qui interromps maintenant!—fit M. de Fierdrap, enchanté de rendre sa petite leçon à l'abbé et de lui couper sa théorie. Laisse donc ta théologie et ta Sorbonne, et vous, mademoiselle,—ajouta-t-il avec une déférence flatteuse,—puisque c'est pour moi particulièrement que vous racontez cette histoire, je vous écoute de mes deux oreilles, et je regrette de n'en avoir pas quatre à vous offrir; daignez continuer!»
Elle fut flattée et se panacha, et les ciseaux ayant un peu battu aux champs sur le guéridon de vieille laque, elle reprit:
«Aimée rentra bientôt dans sa pâleur d'âme en peine. Elle devait, en effet, plus souffrir que nous pendant les trois jours qui suivirent le départ des Douze. Nous, nous n'avions pour les Douze, et même pour le chevalier Des Touches, que le genre d'affection et de sympathie qu'on a, quand on est femme et jeune, pour de nobles jeunes hommes dévoués à leur cause, une cause qui représentait l'honneur, la religion, la royauté, cette triple fortune de la France, et qui, pour elle, s'exposaient journellement à mourir! Nous avions pour ces Douze l'intérêt véhément qu'on se porte entre gens de même parti et de même drapeau! Mais enfin nos cœurs n'étaient pas pris comme celui d'Aimée et le coup de fusil d'un Bleu ne pouvait pas y atteindre à travers un autre cœur...
«Nous nous préoccupions sans doute de l'événement qui devait se produire à Avranches, nous en attendions l'issue avec anxiété, moi surtout, dont le sang a toujours été turbulent dans mes grosses veines, quand il s'est agi de coups à donner et à recevoir! Mais ce n'étaient pas là, ce ne pouvaient pas être les transes d'Aimée. Elle ne les disait pas. Elle engloutissait ses tortures dans ce cœur qui a tout englouti. Mais je les devinais à la fièvre de ses mains brûlantes, au feu sec de ses regards. Une fois, pendant ces jours d'alarme où nous vivions dans l'ignorance et l'incertitude sur le destin de nos amis, je fus obligée de lui arracher son feston; car elle coupait avec ses ciseaux dans la chair de ses doigts, croyant couper autour de sa broderie, et le sang coulait sur ses genoux sans qu'elle sentît, dans sa préoccupation hagarde, qu'elle se massacrait ses belles mains! Je finis par ne plus la quitter. Nous ne nous parlions pas, mais nous restions les mains étreintes à nous regarder fixement dans les yeux. Nous y lisions la même pensée, la question éternelle de l'inquiétude: «A présent, que font-ils?» cette question à laquelle on ne répond jamais; car si on pouvait y répondre, on ne la ferait pas, et ce ne serait plus l'inquiétude! A quel travail de vrille cet horrible sentiment ne se livre-t-il pas dans nos cœurs! Pour nous soustraire à ce rongement perpétuel, à ce creusement sur place, qu'on croit diminuer en s'agitant, nous allions ensemble sur la route qui passait au pied du château de Touffedelys, espérant y rencontrer quelque roulier, quelque marchand forain, quelque voyageur quelconque qui nous donnerait des nouvelles, qui nous parlerait de cette foire d'Avranches où se jouait un drame qui, pour nous, pouvait être une tragédie! Mais ce mouvement que nous nous donnions était inutile.
«Ceux qui, des paroisses circonvoisines, avaient eu affaire à la foire, étaient passés et ils n'en revenaient pas encore. Les routes étaient désertes. On ne voyait poindre personne au bout de leur long ruban blanc solitaire. Nulle âme qui vive n'apparaissait sur cette ligne droite qui s'enfonçait dans le lointain et ne venait nous dire ce qui se faisait tout là-bas, derrière l'horizon, du côté de cette ville dont on n'apercevait rien dans les fumées de l'éloignement, et d'où nous croyions quelquefois, à l'intensité de notre attention, à l'effort de nos oreilles pour recueillir la moindre des ondes sonores qui agitait l'espace, entendre sonner et bourdonner comme un bruit vague de cloches lointaines. Illusion de nos sens, qui nous trompaient à force de se tendre! Il n'y avait pas même de cloches en ce temps-là. On les avait descendues de tous les clochers, et on les avait fondues en canons pour la République. On ne sonnait donc pas; ce n'était donc pas le tocsin. Nous rêvions, les oreilles nous tintaient. Et si la générale battait,—la générale, ce tocsin du tambour!—il nous était impossible d'en démêler les sons contre le vent, à cette distance, au milieu de tous ces bruissements d'insectes et de ces mille fermentations de la terre qui semble susurrer, sous nos pieds, à certains jours chauds, et nous étions dans ces jours-là. Ah! nous nous dévorions... moi, de curiosité, elle, d'angoisse. Lasses d'écouter à fleur de sol et de regarder sur cette route abandonnée et muette, allongée platement dans son immobile poussière, nous voulions parfois écouter et voir mieux, écouter de plus haut et voir plus loin, et nous montions alors sur la plate-forme la plus élevée des tourelles, et nous regardions de là, oh! nous regardions de tous nos yeux! Mais nous avions beau les allonger et les écarter sur les longs massifs de bois qui s'étendaient indéfiniment du côté d'Avranches, nous ne voyions jamais que des abîmes de feuillage, que des océans de verdure, sur lesquels le regard lassé se perdait... De l'autre côté, entre deux récifs, c'était la mer bleue, s'étendant lentement comme une huile lourde sur la grève silencieuse, sans une seule voile qui piquât d'un flocon blanc et animât son azur monotone. Et ce calme de tout, pendant que nous étions si agitées, redoublait nos agitations, agaçait nos nerfs par cette indifférence des choses et, par moments, nous jetait dans l'état suraigu qui doit précéder la folie!
«La nuit même, nous restions perchées sur le haut de notre tourelle, cet observatoire d'où l'on ne voyait rien, si ce n'est le ciel, que nous ne regardions seulement pas! genre de supplice auquel nous revenions, parce qu'à chaque instant, nous nous imaginions qu'il allait cesser. Le soir du deuxième jour de cette foire d'Avranches, qu'on appelait, je crois, la Saint-Paterne, et qu'ils ont pu, depuis, appeler la Flambée, nous vîmes, en tressaillant, monter à l'horizon une longue flamme rouge, et des tourbillons de fumée épaisse, apportés par le vent, déferlèrent et s'étagèrent sur la cime des bois, que la lune éclairait.
«—Aimée,—lui dis-je,—c'est le feu! Nos hommes brûleraient-ils Avranches pour ravoir Des Touches? Il vaut bien Avranches! Ce serait beau!»
«Nous écoutâmes... et, pour cette fois, nous crûmes entendre, mais nous avions la tête montée, des cris indistincts, et comme une masse de sons confus qui seraient sortis d'une ruche immense! Mon oreille de Chouanne exercée, car j'avais déjà fait la guerre et je me connaissais à la musique de la poudre, cherchait à distinguer les coups de fusil sur la basse continue de ce grand tumulte éloigné et assourdi par l'éloignement; mais, tonnerre de Dieu! je n'étais sûre de rien... Je ne distinguais pas. Je m'étais penchée sur la plate-forme! J'avais mis la tête hors de mon capuchon granvillais, que j'avais pris contre le froid de la nuit pour monter si haut et tête nue, l'oreille au vent, l'œil à la flamme qui se réverbérait en tons d'incarnat dans les nuées, calculant que si c'était Avranches qui brûlait, dans deux heures, pas une minute de plus, le temps juste pour revenir à Touffedelys, ils y seraient de retour, vainqueurs ou vaincus, je le dis vivement à Aimée...
«J'avais calculé avec une précision militaire. Juste deux heures après... nous haletions toujours sur notre plate-forme et nous voyions s'éteindre le feu lointain, ce feu qui n'était pas l'incendie d'Avranches; car Avranches à brûler aurait demandé plus de temps,—voilà que tout à coup nous entendîmes sous nos pieds, au bas de la tourelle, le hou-hou mesuré de la chouette, et, magie de l'amour! Aimée reconnut tout de suite de quelles paumes de mains était parti ce hou-hou, qui me parut sinistre, à moi, tant il était plaintif! et qui lui parut joyeux et triomphant, à elle, parce qu'il lui annonçait l'homme qui était devenu sa vie et qui lui rapportait la sienne!
«—C'est lui!»—s'écria-t-elle, et nous descendîmes de la tourelle avec la rapidité de deux hirondelles qui plongent d'un toit vers le sol.
«Et, en effet, c'était M. Jacques! M. Jacques, le visage noirci, les cheveux brûlés, l'air d'un démon, ou plutôt d'un damné échappé de l'enfer; car les démons y restent...
«—Ah!—lui dis-je, incorrigible, toujours prête à rire, même dans les malheurs!—parti blanc comme un sac de farine, revenu noir comme un sac de charbon!
«—Oui!—répondit-il en mordant sa lèvre,—noir de deuil. Le deuil de la défaite! Le coup a manqué, mademoiselle... Il faut recommencer demain.»
«Le coup était manqué, et pourtant,—reprit la vieille Chouanne, animée de plus en plus, en montrant une verve qui fit prendre à l'abbé son frère voluptueusement une prise de tabac,—pourtant l'affaire n'avait pas été mal menée, comme vous allez pouvoir en juger, monsieur de Fierdrap...
«...C'est midi sonnant, au plus fort du tohu-bohu de la foire, que les Douze entrèrent dans Avranches. Ils y marchèrent d'abord vers le champ de foire, éparpillés, nonchalants, flânant, les bras ballants, guignant les sacs de blé ou de farine mis à cul sur le sol, déficelés et ouverts, pour que l'acheteur jugeât la marchandise, jouant leur rôle de blatiers qui ont le temps d'acheter, qui ne se pressent pas, qui attendent, en vrais Normands, que les prix fléchissent; mais, du fond de leurs grands chapeaux rabattus qui leur tombaient sur les épaules, se reconnaissant sans avoir l'air de se reconnaître, se comptant, se coudoyant, et sentant le coude ami qui frémissait contre leur coude. Ils nous dirent plus tard ces détails et ces sensations... Il y avait, et cela leur parut de bon augure, un monde fou à la foire de cette année-là! La ville encombrée était pleine de gens, d'animaux et de voitures de toute forme et de toute grandeur. Les auberges et les cabarets regorgeaient d'Augerons, de bouviers, de porchers, qui amenaient leurs bêtes pour la foire et dont les troupeaux s'amoncelaient dans les rues, rendant le passage impossible, bouchant la porte des maisons, menaçant les fenêtres des rez-de-chaussée, qu'on avait, dans beaucoup d'endroits, calfeutrées de leurs contrevents, par peur d'enfoncement des vitrages sous la corne de quelque bœuf en courroux ou la croupe reculante de quelque cheval effaré. Un instant retardées par leur accumulation aux angles des rues, au resserrement des venelles et aux tourniquets des carrefours, ces puissantes troupes de bœufs et de chevaux reprenaient bientôt leur marche lente sous les pieds de frêne de leurs conducteurs, et s'avançaient serrées si dru les unes contre les autres, qu'on eût dit un fleuve qui coulait. Le mouvement de ces masses de bêtes et de gens se faisait surtout dans un sens, dans la direction du champ de foire, qui était la place du marché, à l'un des angles de laquelle s'élevait la prison où était renfermé Des Touches.
«Il semblait que ce fût là une circonstance menaçante pour le dessein des Douze, que cette foule épaisse, qui, ceignant la prison de tous les côtés, augmentait la difficulté d'y pénétrer ou d'en sortir; mais cela leur parut, au contraire, un heureux hasard, à ces énergiques cœurs, tournés à l'espérance! Avec le génie des petites troupes résolues, n'avaient-ils pas toujours compté, pour faire leur coup, sur l'entremêlement du grand nombre, dont il est si aisé de faire un chaos? D'ailleurs, il y avait cela d'absolument bon dans cette circonstance de la situation de la prison sur le champ de foire, que le bataillon des Bleus qui y avait conduit Des Touches, et qui, tout à côté, s'y était bâti avec des planches un corps de garde, avait été obligé de transporter ce corps de garde à l'autre extrémité de la place et dégager un endroit spécialement réservé aux chevaux de la foire, qu'on rangeait contre la longue muraille de la prison, dans toute sa longueur, et qu'on attachait par de gros anneaux en fer scellés entre les fortes pierres... D'abord, ces Bleus avaient fait des façons, vous vous en doutez bien, quand on leur avait signifié d'aller planter ailleurs leur corps de garde. Ils n'avaient qu'une idée, eux, c'est que Des Touches pouvait s'échapper! Mais les tranquilles Normands, qui, dans toute autre circonstance, pourraient s'en laisser imposer par répugnance pour le dérangement, conséquence de toute lutte, ne s'en laissent plus compter et ne craignent plus leur peine quand le moindre intérêt est en jeu, et sur-le-champ voilà qu'ils redeviennent les âpres contendants connus, les chicaneurs terribles dont le cri de guerre sera jusqu'à leur dernier soupir: Gaignaige! L'écurie en plein vent rapportait de l'argent à la ville. Puis c'était là une coutume autant qu'un péage. Coutume et péage, toute la Normandie tient dans ces deux mots! les Bleus virent bien qu'ils ne seraient pas les plus forts... Ils avaient dégagé la prison.
«Cette prison, monsieur de Fierdrap, nos douze blatiers eurent tout le temps de la regarder et de l'étudier en gens de guerre, de la place du marché, qu'elle dominait, et qui était alors couverte de tentes, rangées en files comme les maisons des rues, entre lesquelles s'agitait et écumait le flot de la population foraine, aux rayons d'un soleil cuisant qui était aussi un avantage; car il faisait bouillir ce tas de cerveaux, excités déjà par le débat des prix et le cidre en bouteille qui allument si bien les têtes normandes, ces têtes que, ce jour-là précisément, il fallait faire sauter comme des poudrières, si l'on voulait enlever Des Touches! Là étaient, en effet, tout le secret et le moyen de l'enlèvement: jeter, n'importe comment, toute cette multitude, les uns contre les autres, à travers les tentes renversées et les animaux, fous d'épouvante! Et, pendant cette immense ruée qui pouvait prendre les proportions d'une bataille d'aveugles et devenir une tuerie, se glisser à trois ou quatre dans la prison, y délivrer le chevalier et se replier vivement sur les bois, tel était le plan, simple et hardi, convenu à Touffedelys, mais que l'aspect de la prison pouvait cependant modifier.
—Hure de saumon! je le crois bien!—fit en s'exclamant le baron de Fierdrap.—Je la connais, votre prison, mademoiselle! J'ai eu longtemps à Avranches un vieux compagnon de l'armée de Condé, qui s'appelait le chevalier de la Champagne, lequel, revenu au pigeonnier comme moi et n'ayant plus de poudre à brûler, s'était mis à aimer les vieilles pierres, comme moi je me suis mis à aimer le poisson. Eh bien, c'est à lui que je dois ma connaissance de la prison d'Avranches; car il m'a assez trimbalé, le damné maniaque d'antiquaire qu'il était! par les escaliers en colimaçon de cette forteresse, pour que je me la rappelle parfaitement et que les jambes me chantent encore une chansonnette en pensant à la hauteur de ses deux tours, qui résisteraient, Dieu me pardonne! à du canon.
—Oui!—reprit mademoiselle de Percy,—ces deux tours étaient formidables. Reliées ensemble par d'anciens bâtiments faisant poterne, elles étaient flanquées de constructions d'une date plus récente, qui, certes! n'auraient pas résisté à une attaque vigoureusement poussée. Mais avec les tours! les massives tours qui les épaulaient... bernicle! En les examinant, les Douze comprirent qu'on ne pouvait pénétrer là dedans que par stratagème... Il fallait ruser. Ce fut Vinel-Royal-Aunis qui fut chargé de la geôlière; car—encore un bonheur, à ce qu'il semblait, pour les Douze,—il n'y avait pas de geôlier. Seulement, monsieur de Fierdrap, à la guerre, le hasard est souvent un traître. Vous verrez tout à l'heure que la geôlière de la prison d'Avranches pouvait faire tête d'homme et même plus! On la nommait la Hocson. C'était une femme de quarante-cinq à cinquante ans, sur qui avaient couru dans le temps des bruits dont on n'était pas sûr, mais épouvantables. On avait dit, entre le haut et le bas, qu'elle avait été poissarde au faubourg du Bourg-l'Abbé, à Caen, et qu'elle avait goûté au cœur de M. de Belzunce, quand les autres poissardes du Bourg-l'Abbé et de Vaucelles avaient, après l'émeute où il fut massacré, arraché le cœur à ce jeune officier et l'avaient dévoré tout chaud... Était-ce vrai, cela? On en doutait, mais il paraît que la figure de la Hocson ne démentait pas ces bruits affreux. Son mari, jacobin violent, était mort dans l'exercice de ses fonctions de geôlier à Avranches, et elle lui avait succédé. Louve sinistre, devenue chienne de garde de la République, ce fut à Vinel-Aunis qu'il échut de l'apprivoiser... Cela ne devait pas être facile. Mais Vinel-Aunis était Vinel-Aunis! Son surnom parmi nous était: Doute de rien! et il le portait comme un panache. Il passait pour ce qu'on appelle un loustic de régiment, mais il était, par-dessus le marché, un beau garçon bien découplé, d'une tournure d'officier superbe, et qui, pour l'instant, faisait un blatier très faraud aux larges épaules, comptant sur trois choses qu'il estimait irrésistibles, même séparées: primo, par Dieu! ses avantages physiques; secundo, une langue à laquelle il faisait tout dire et comme de ma vie je n'en ai revu une pareille à personne; et tertio, une bonne poignée d'assignats. C'était un gaillard toujours prêt à tout. Il n'avait qu'un mot: «A la guerre—disait-il—comme à la guerre!» Probablement, le morceau qu'on lui jetait ne le ragoûtait pas, mais il sauta lestement par-dessus ses répugnances. Il eut l'aplomb de se présenter à cette geôlière d'Avranches, dont la physionomie était aussi atroce que la renommée, avec la fleur de fatuité qu'en France, les blatiers peuvent avoir comme les officiers, et ce génie impayable de la Plaisanterie, qu'il avait développé dans Royal-Aunis. Et malgré l'horreur très légitime que devait lui inspirer une créature qui pouvait encore avoir aux lèvres du sang de Belzunce, il débuta par s'élancer sur elle et par l'embrasser, paf! paf! paf! sur les joues, à la manière normande, par trois fois.
«—Et bonjour, ma cousine!—lui dit-il, à cette femme étonnée, figée d'étonnement et qui se laissa faire de stupéfaction.—Comment vous portez-vous, ma chère et honorable cousine?... Vous ne me remettez donc pas?... Je suis votre cousin Trépied de Carquebu, qui n'a pas voulu venir à votre foire d'Avranches sans vous souhaiter bien des prospérités et vous embrasser!»
«Il avait dit Trépied, cet improvisateur au pied levé, parce qu'elle avait un trépied devant elle, sur lequel elle récurait, avec une poignée de paille, un chaudron!
«—En fait de trépied, je ne connais que cha,—fit-elle avec colère en lui montrant celui de son chaudron,—et vous mériteriez bien que je vous l'envoyasse par la figure pour vous punir de vos insolentes josteries, méchant attrapeur!»
«Mais Vinel-Aunis n'était pas homme à avoir peur d'un trépied manœuvré par la main d'une vieille femme, et il prouva qu'il avait raison de croire à sa langue, comme il disait; car il soutint, mais mordicus, à la Hocson, qu'elle avait des parents de ce nom de Trépied à Carquebu et qu'il était bel et bien de ces Trépied-là. Puis il enfila une longue histoire sur ces Trépied de Carquebu, lesquels lui avaient si souvent parlé de leur cousine d'Avranches, avant son départ, à lui, pour l'armée, lors de la première réquisition, que depuis qu'il avait pu revenir à Carquebu reprendre le fouet de blatier qu'avait toute sa vie fait claquer son père, il s'était promis de profiter de la première foire à Avranches pour venir saluer sa cousine et faire connaissance et amitié avec elle. Et, par ma foi! il en dit tant, il eut l'air si sûr de ce qu'il disait, il fut si précis dans toutes les circonstances, il versa enfin à la Hocson, restée le bec cloué et aplati devant ce torrent de paroles, une telle douche de phrases sur la tête, qu'en écoutant son cousin Trépied elle oublia l'autre, qu'elle laissa tranquille sous son chaudron, et qu'elle tomba assise sur un banc, persuadée, domptée, confondue. Elle était si complètement hébétée, qu'elle finit même par inviter ce cousin, qui lui tombait de Carquebu, à boire une chopine et à manger du cornuet de la foire, et Vinel-Royal-Aunis s'attabla. Il se crut maître de la place. Il crut qu'il tenait son Des Touches! Mais... il se trompait.
«Il continuait cependant d'aller de cette langue infatigable. Il but une chopine, puis un pot, puis un autre pot, et voyant que la Hocson buvait comme lui, aussi ferme que lui, devenant plus sombre seulement à mesure qu'elle buvait, mais restant froide sous ces libations sans vertu, il voulut faire à sa cousine, l'aimable blatier, la politesse de l'eau-de-vie, et il en envoya chercher au cabaret voisin par une petite fille que la Hocson appelait: «la petiote à son fils». Mais cette femme, cette Hocson, nous dit-il plus tard à Touffedelys, était plus difficile à mettre à feu que la prison d'Avranches, qui y était trois heures après. C'est que cette femme, monsieur de Fierdrap, avait dans le cœur ce qui empêche l'ivresse,—l'ivresse qui, dit-on (ceux qui boivent), est un oubli, une illusion, une autre vie dans la vie. Elle avait un souvenir dans le cœur plus fort que l'ivresse, qui glaçait l'ivresse et que l'ivresse ne noyait pas. Et ce n'était pas, non! le souvenir du sang de Belzunce, si réellement, comme on le disait, elle y avait goûté, mais un souvenir à tuer celui-là, à l'empêcher de penser même à ce crime, si elle l'avait commis, et d'en effacer le remords. C'était, enfin, dans le fond de son cœur une plaie si large, que toute la mer changée en eau-de-vie pour la faire boire à cette femme, dont l'âme entière n'était plus qu'un trou de blessure, y aurait passé comme dans un crible, sans rien engourdir et sans rien fermer!»
La pléthorique mademoiselle de Percy, que son histoire oppressait, s'arrêta une minute pour reprendre haleine; mais l'abbé et le baron, pris par l'histoire, restèrent silencieux. Ils ne plaisantaient plus.
«Et si je vous parle ainsi de cette femme, monsieur de Fierdrap,—reprit mademoiselle de Percy,—si je m'arrête un instant sur cette créature, qui était peut-être une scélérate, mais qui, ce jour-là, eut aussi, comme les Douze, sa grandeur, c'est que cette femme fut la cause unique du malheur des Douze dans cette première expédition. Sans elle, et sans elle seule, notez bien ce mot-là! pas le moindre doute que les Douze, qui mirent si effroyablement Avranches sens dessus dessous, dans ce jour dont on se souviendra longtemps, n'eussent repris le chevalier Des Touches. Pour moi, je le pense, ils auraient réussi. Mais elle leur opposa une volonté aussi forte que ces murailles de la prison qui étaient des blocs de granit. Vinel-Aunis avait essayé de l'enivrer; il essaya de la corrompre. Il s'y prit avec elle comme on s'y prend avec tous les geôliers de la terre depuis qu'il y a des geôliers. Mais il trouva une âme imprenable parce qu'elle était gardée par la haine, et la plus implacable et la plus indestructible des haines: celle qui est faite avec de l'amour! La Hocson avait eu son fils tué par les Chouans; non pas tué au combat, mais après le combat, comme on tue souvent dans les guerres civiles, en ajoutant à la mort des recherches de cruauté qui sont des vengeances ou des représailles. Tombé dans une embuscade, après une chaude affaire où les Bleus avaient couché par terre beaucoup de Chouans, car ils avaient avec eux une pièce de canon, ce jeune homme avait été enterré vivant, lui vingt-quatrième, jusqu'à cet endroit du cou qu'on appelait, dans ce temps-là, la place du collier de la guillotine. Quand ils virent ces vingt-quatre têtes, sortant du sol, emmanchées de leurs cous et se dressant comme des quilles vivantes, les Chouans eurent l'idée horrible de faire une partie de ces quilles-là avant de quitter le champ de bataille, et de les abattre à coups de boulet! Lancé par leurs mains frénétiques, le boulet, à chaque heurt contre ces visages qui criaient quartier, les fracassait en détail... et se rougissait de leur sang pour revenir les en tacher encore. C'est ainsi que le fils Hocson avait péri. Sa mère, qui avait su cette mort, avait à peine pleuré... Mais elle voyait toujours cette quille sanglante... et elle nourrissait pour les Chouans une haine contre laquelle tout devait se briser... et Vinel-Aunis s'y brisa.
... Les Chouans eurent l'idée horrible
de faire une partie de ces quilles-là...
«—Ah!—lui dit-elle,—tu m'as donc gouaillée! Tu n'es qu'un Chouan, et tu viens pour le prisonnier. Oh! je n'ai pas peur que tu me tues,—il avait pris un pistolet sous sa vareuse.—Il y a longtemps que je désire la mort! Petiote!—cria-t-elle,—va vite au corps de garde me chercher les Bleus!»
«—Je l'aurais bien tuée,—nous dit Vinel-Aunis,—mais je ne savais pas même dans laquelle des tours était Des Touches. Cela aurait fait du bruit. J'aurais perdu du temps.»
«Et il jeta un escabeau, qui se trouvait là, dans les jambes de la petite, pour l'empêcher de sortir en la faisant tomber.
«Mais le temps de son mouvement avait suffi à la Hocson pour s'échapper, par un couloir noir comme de l'encre où Vinel-Aunis se perdit pendant qu'il l'entendait grimper quatre à quatre l'escalier d'une des tours, ouvrir la porte de la prison et s'y enfermer à la clef avec le prisonnier.
—Diable!—fit M. de Fierdrap.
—Peste!—dit l'abbé.
—Or, pendant que tout ceci se passait à la prison,—continua la vieille amazone, qui ne prit pas garde aux deux exclamations,—l'aiguille du cadran qui surmontait la façade de la Maison Commune, sise au fond de la place du Marché, arrivait au chiffre de l'heure marquée par les Douze pour agir. Incapables, quoi qu'il advînt, d'hésiter une minute quand une résolution était prise:
«—C'est à nous de commencer la danse!»—dit gaiement Juste Le Breton à La Varesnerie.
«Et ils entrèrent tous deux sous une des tentes de la foire où il y avait le plus de monde et où l'on buvait. Ils y entrèrent nonchalamment, mais ils avaient leurs bâtons gaufrés à la main. Autour d'eux, on n'avait nulle défiance. Le monde qui était là resta, les uns assis, les autres debout, quand Juste Le Breton, s'approchant de la grande table de ceux qui buvaient, coucha délicatement son bâton sur une rangée de verres pleins jusqu'aux bords, et dit, de sa voix qu'il avait très claire:
«—Personne ne boira ici que nous n'ayons bu!»
«Tout le monde se retourna à cette voix mordante, et les deux blatiers devinrent le point de mire de mille regards où l'étonnement annonçait une colère qui n'était pas loin.
«—Es-tu fou, blatier?—dit un paysan.—Ote-moi ton bâton de delà! et garde-le pour défendre tes oreilles!» Et, prenant par le bout le bâton que Juste avait couché sur la rangée de verres, mais qu'il tenait toujours par la poignée, il l'écarta.
«C'était là l'insulte que Juste cherchait. Il ne dit mot, il resta tranquille comme Baptiste; mais il releva subitement son bâton à bras tendu par-dessus sa tête, et, de cette main qu'il avait aussi adroite que vigoureuse, il l'abattit sur toute cette ligne de verres pleins, en file, qu'il cassa d'un seul coup, et dont les morceaux volèrent de tous les côtés de la tente. Ce fut le signal du branle-bas. Tout le monde fut debout, criant, menaçant, mêlé déjà, les pieds dans le cidre, qui coulait, en attendant le sang. Les femmes poussaient ces cris aigus qui enivrent de colère les hommes et leur prennent sur les nerfs comme des fifres... Elles voulaient fuir et ne pouvaient, dans cette masse impossible à percer, et qui se ruait sur les deux blatiers pour les étouffer.
«—Vous avez eu l'honneur du premier coup d'archet, monsieur,—dit à Juste Le Breton M. de La Varesnerie, avec cette élégante politesse qui ne le quitta jamais,—mais si nous voulons exécuter tout le morceau, il faut que nous tâchions de sortir de cette tente, où nous n'avons pas assez d'espace pour faire seulement, avec nos bâtons, un moulinet.»
«Et de leurs épaules, de leurs têtes et de leurs poitrines, ils essayèrent de trouer cette foule, compacte à crever les toiles de la tente, où ce qui venait de se passer faisait accourir du monde encore. Mais, cette marée d'hommes montant toujours, ils poussèrent alors, pour qu'on vînt les dégager du dehors, le cri que leurs amis, autour de la tente, attendaient comme un commandement:
«—A nous, les blatiers!»
«Ce dut être un curieux spectacle! Les blatiers répondirent à ce cri par le claquement de leurs fouets terribles, et ils se mirent à sabrer cette foule avec ces fouets qui coupaient les figures tout aussi bien que des damas. Ce fut une vraie charge, et ce fut aussi une bataille! Tous les pieds de frêne furent en l'air sur une surface immense, la foire s'interrompit, et jamais, dans nulle batterie de sarrasin, les fléaux ne tombèrent sur le grain comme, ce jour-là, les bâtons sur les têtes. Dans ce temps-là, la politique était à fleur de peau de tout. Le moindre coup faisait jaillir du sang dont on reconnaissait la couleur, à la première goutte. Le cri: «Ce sont les Chouans!» partit de vingt côtés à la fois. A ce cri, la générale battit. Cette générale, que nous n'avions pas entendue du haut de la tourelle de Touffedelys, couvrit Avranches et le souleva. Le bataillon des Bleus voulut passer à la baïonnette à travers cette masse qui roulait dans le champ de foire comme une mer, mais impossible! Il aurait fallu percer un passage dans cette foule d'hommes, d'enfants et de femmes qui s'agitaient là, et qui, à eux seuls, de leur pression et de leur poids, pouvaient écraser cette poignée de Chouans. Les Douze, ou plutôt les Onze, car Vinel-Royal-Aunis était à la prison, les Onze, qui semblaient un tourbillon qui tourne au centre de cette mer humaine dont ils recevaient la houle au visage, les Onze, ramassés sous leurs fouets et sous le moulinet de leurs bâtons, avaient bien calculé. Ils abattaient autour d'eux ceux qui les poussaient, et qui leur rendaient coup pour coup...
«Partout ailleurs, ce n'était, dans ce champ de foire, qu'un désordre sans nom, un étouffement, l'ondulation immense d'une foule au sein de laquelle, affolé par les cris, par le son du tambour, par l'odeur du combat qui commençait à s'élever de cette plaine de colère, quelque cheval cabré montrait les fers de ses pieds par-dessus les têtes, et où, çà et là, des troupes de bœufs épeurés se tassaient, en beuglant, jusqu'à monter les uns sur les autres, l'échine vibrante, la croupe levée, la queue roide, comme si la mouche piquait. Mais à l'endroit où les Onze tapaient, cela n'ondulait plus. Cela se creusait. Le sang jaillissait et faisait fumée comme fait l'eau sous la roue du moulin! Là on ne marchait plus que sur des corps tombés, comme sur de l'herbe, et la sensation de piler ces corps sous leurs pieds leur donna, à tous les Onze, la même pensée; car, tout en tapant, ils se mirent tous les Onze à chanter gaiement la vieille ronde normande:
Pilons, pilons, pilons l'herbe;
L'herbe pilée reviendra!
«Mais elle n'est pas revenue! A Avranches, on vous montrera, si vous voulez, à cette heure encore, la place où ces rudes chanteurs combattirent. L'herbe n'a jamais repoussé à cette place. Le sang qui, là, trempa la terre, était sans doute assez brûlant pour la dessécher.
... Et où, çà et là, des troupes
de bœufs épeurés se tassaient...
«Ils y tinrent à peu près deux heures... mais Cantilly avait le bras cassé, La Varesnerie la tête ouverte, Beaumont les clavicules rompues, presque tous les autres blessés, plus ou moins, mais tous debout encore dans leurs vareuses, qui n'étaient plus blanches comme le matin, et qu'une rosée de sang poudrait maintenant à la place de fleur de farine. Tout à coup, M. Jacques tomba, au cri de joie de ces paysans électrisés, qui crurent avoir abattu un de ces blatiers du diable, solides comme des piliers que l'on pouvait battre comme plâtre, mais qu'on ne pouvait renverser. M. Jacques n'était pas même blessé. Tout en combattant, il avait vu, à la hauteur du soleil qui commençait à baisser et à prendre la place en écharpe, qu'il était l'heure d'aller à Des Touches et de rejoindre Vinel-Aunis... Aussi, avec la souplesse du chat sauvage, se glissa-t-il en rampant à travers les jambes de ces hommes, qui ne faisaient guère attention dans ce moment-là qu'au jeu terrible de leurs mains, et, comme un plongeur qui disparaît à un endroit de l'eau pour ailleurs reparaître, il se retrouva assez loin de l'espace où l'on se battait et dans une tourbe, à cet endroit-là, moins ardente qu'épouvantée. Comment passa-t-il? Il avait jeté son grand chapeau à couverture à cuve qui l'aurait gêné; mais comment ne fut-il pas reconnu à sa vareuse sanglante, tué, mis en pièces? Lui-même n'a jamais su le dire. Il ne le savait pas, et cela doit paraître incroyable. Mais vous avez fait la guerre, baron, et à la guerre, ce qui est incroyable arrive tous les jours. Fascination de la terreur! Quand il se releva, dans cette foule qu'il avait traversée en s'aplatissant, on se mit à fuir devant cet homme qui lui-même semblait fuir, et, dans le pêle-mêle de la place, il put parvenir à la prison où Vinel-Royal-Aunis avait dû préparer la délivrance de Des Touches. Mais à la prison, au pied de la prison, il trouva... les Bleus.
«Oui c'étaient les Bleus!
«Voyant qu'ils ne pouvaient ni s'avancer ni manœuvrer dans ce champ de foire, pleine à regorger, et où d'ailleurs les paysans de l'Avranchin les remplaçaient et ne faisaient pas mal leur besogne, les Bleus, au premier cri: «Ce sont les Chouans!» s'étaient portés au pas de charge sur la prison; car officiers et soldats maintenant ne doutaient plus que la bataille qui se donnait au fond de la place n'appuyât une tentative sur Des Touches. Or, à la prison, si vous n'en avez pas oublié la construction, monsieur de Fierdrap, les Bleus avaient trouvé la lourde porte de l'espèce de bâtiment moderne qu'occupait la Hocson très fortement barricadée, et comme la petite fille, à qui Vinel-Aunis avait jeté l'escabeau dans les jambes pour la faire tomber, à moitié évanouie de peur, ne soufflait mot sous la bouche du pistolet de Vinel, et que tout paraissait, à l'intérieur, silencieux et tranquille, ils crurent naturellement que la Hocson, dont ils connaissaient l'énergie, avait pris ses précautions de défense au premier bruit de tumulte populaire et de Chouannerie. Et, sûrs qu'elle tenait son prisonnier, ils se réservèrent pour le cas d'attaque ou de sortie, si quelques Chouans avaient été assez hardis pour se glisser dans la prison qui devait être pour eux une souricière, et ils se déployèrent parallèlement à cette longue muraille, où les chevaux amenés pour être vendus à la foire étaient rangés et attachés aux anneaux de fer dont je vous ai déjà parlé. Ils furent seulement obligés de se déployer assez loin de ces chevaux, qui répondaient à la tempête de cris et de mugissements de la place par des hennissements de colère et des ruades furieuses, et ils s'étaient établis prudemment hors de la portée de cette effrayante ligne de pieds ferrés, toujours en l'air comme des projectiles, et qui leur auraient cassé les reins. M. Jacques avait vu tout cela. C'était un homme, après tout, que ce mélancolique! Le jour baissait. Il attendit, caché par la multitude, qu'il fût tombé un peu d'ombre... Les fouets claquaient toujours au fond de la place. Il prit son temps, et il eut le sang-froid et l'audace de faire, sous le ventre de ces chevaux frémissants et devenus presque sauvages, ce qu'il avait fait sous les pieds des hommes dans la foule. Il se coula entre la muraille et les Bleus. Il ne pouvait pas douter, lui, que Vinel-Aunis ne fût dans la prison... La porte barricadée le lui prouvait. C'était Vinel-Aunis qui, à tout événement, l'avait barricadée... Aux approches de la nuit, la multitude, qui s'étouffait, sans voir, sur le champ de foire, comprit enfin qu'il fallait s'écouler par les rues; mais son courant y rencontrait un contre-courant contre lequel elle se heurtait, et partout c'étaient des congestions et des rebondissements de foule nouvelle. On entendait dans la nuit la générale battant sur tous les points d'Avranches, entrecoupée du cri bref: «Aux armes!» La garde nationale, la gendarmerie, avaient voulu, comme les Bleus, pénétrer jusqu'à l'endroit où l'on s'égorgeait, mais, comme les Bleus, elles avaient trouvé l'invincible résistance de ce monde aggloméré, pressé et trop épais pour qu'on pût s'y faire un passage... à moins de tout massacrer. Cette circonstance, que les Douze avaient prévue et calculée et qui les avait protégés jusque-là contre la baïonnette et la fusillade, allait cependant se retourner contre eux. Pris dans ces cercles redoublés d'une foule qu'ils échancraient à coups de fouet et de bâton, qu'ils élargissaient, mais qu'ils ne brisaient pas comme on brise un cuvier dont on abattrait les douvelles, ils ne pouvaient ni faire retraite, ni s'égailler. Et c'était là l'anxiété de M. Jacques. Tapi à terre sous la poterne, il grimpa dans les vieux lierres qui couvraient les murs de la prison jusqu'à un trou grillé, par lequel il envoya, en le modulant bassement, son cri de chouette, pour avertir Vinel-Aunis, qui l'entendit et doucement débarricada la porte.
«—Et Des Touches?» lui fit M. Jacques. Mais Vinel-Royal-Aunis donna à M. Jacques le froid de la défaite, en lui racontant comment la geôlière lui avait échappé et comment elle avait eu la hardiesse de s'enfermer sous clef, tête-à-tête avec le prisonnier, dans la tour.
«—Des Touches, sans ses fers, la romprait sur son genou comme une baguette!—ajouta Royal-Aunis,—mais il est enchaîné... On n'entend rien à travers cette sacrée porte,—et la Hocson est, par Dieu! bien femme à le tuer, à coups de couteau.
«—Nous le saurons demain!—dit M. Jacques, avec la rapidité de décision de l'homme de guerre qu'il avait, ce beau ténébreux, malgré sa langueur.—Mais, ce soir, il faut sauver ceux qui se battent là-bas... Il faut les dégager et faire retourner la tête à cette foule, et il n'y a qu'un moyen... Mettons le feu à la prison!»
—Bravo!—dit M. de Fierdrap, avec l'enthousiasme du connaisseur.—Militairement, le moyen était bon, mais, ventre de carpe! ça ne devait pas être chose facile que de mettre le feu à la prison d'Avranches, une geôle de granit humide, à peu près inflammable comme le fond d'un puits!
—Aussi, ce qui brûla, baron,—reprit mademoiselle de Percy,—fut le grand bâtiment de date plus moderne qui reliait les tours, et dans lequel habitait la geôlière. Il y avait dans le haut de ce bâtiment un immense grenier à foin pour la gendarmerie de la ville, et c'est là que M. Jacques et Vinel-Aunis mirent intrépidement le feu, avec deux coups de pistolet. En un clin d'œil, par le temps sec et chaud qu'il faisait, la flamme s'élança de cet amas de foin, et, sortant avec une brusquerie convulsive du toit dont elle fit voler en éclats les ardoises, tant elle était intense! elle embrasa instantanément les épais tapis de lierre séculaire qui enveloppaient les tours, et elle les couvrit d'une robe de feu. Ces deux tours devinrent tout à coup deux monstrueux flambeaux-colosses, qui éclairèrent la place de l'un à l'autre bout et firent, comme l'avait dit M. Jacques, retourner les mille têtes de la foule. A cette lueur soudaine, un frisson de terreur immense passa électriquement sur ces mille têtes comme un sillon de foudre, malgré la colère du combat; car il ne s'agissait plus d'une poignée de Chouans à réduire, mais d'Avranches, d'Avranches qui pouvait brûler tout entier! La prison, en effet, touchait aux premières maisons de la vieille ville, qui n'étaient pas de granit, elles! et qui auraient pris comme de l'amadou. Des fentes, comme il s'en entr'ouvre dans des murs qui vont crouler, se firent subitement en ce gros d'hommes amoncelés, et, chose horrible! les bœufs qui étaient tassés et avaient jusque-là été contenus par la densité de la foule sur la place, les bœufs, enragés par cette violence écarlate de l'incendie qui leur donnait dans les yeux, se mirent à fuir par ces fentes qu'ils agrandirent, écrasant des pieds et des cornes tout ce qui leur était obstacle. Ce fut là une autre tuerie, pire que celle des Onze, qui continuaient imperturbablement leur massacre à l'extrémité du champ de foire, et que cette intervention inattendue de l'incendie allait sauver; car ils n'en pouvaient plus... Leurs fouets claquaient toujours, mais le claquement de ces fouets était moins sonore. Il devenait de plus en plus mat à chaque coup frappé dans cet amas de chairs sanglantes qui faisait boue autour d'eux, et qu'ils envoyaient à la figure de leurs ennemis en éclaboussures.
«—Sabre-tout,—fit Saint-Germain à Campion, en l'appelant par son nom de guerre,—assez sabré pour aujourd'hui!»
«Et, gai comme pinson, il ajouta:
«—Nous étions frits sans l'incendie, mais voilà qui va nous dégager. Dans cinq minutes, ils y seront tous.
«—Faisons-nous dos à dos, messieurs,—dit La Varesnerie,—et sortons de cette place. Une fois dans les rues nous chouannerons. Les rues d'Avranches vont valoir le buisson, cette nuit.»
«Et ils exécutèrent leur manœuvre de dos à dos, couverts de ces fouets et de ces bâtons qu'ils maniaient en maîtres. Et, marchant au pas, ils s'avancèrent à travers cette foule qui se dépaississait, distraite par le feu, culbutée et broyée par les bœufs qui couraient çà et là comme une tempête fauve, et c'est ainsi qu'ils purent enfin quitter, sans avoir perdu un seul homme, cette place où, depuis trois heures, ils avaient du sang jusqu'au jarret, et où, comme nous le dit Le Planquais quelques jours plus tard: «ils avaient battu le beurre, à pleine baratte, comme on sait le battre dans le Cotentin!»
—Sais-tu bien que c'est aussi beau que Fontenoy, cela, Fierdrap?...—fit l'abbé, profondément pensif, pendant que sa bouillante sœur, dont la tête devait fumer sous son baril violet et orange, respirait.
—C'est même plus beau!—dit le baron.—Leur petit carré n'a pas été enfoncé, à eux, à ces Onze! Et ce sont eux, au contraire, qui ont enfoncé le grand carré des paysans qui les tenaient de tête, de queue et des deux flancs, et qui l'ont enfoncé avec de simples fouets pour toutes pièces de canon. Le diable m'emporte! c'est plus beau.»
L'héroïne de la Chouannerie s'associait tellement à ses compagnons d'armes, même pour les batailles où elle n'était pas, qu'elle sourit aimablement au vieux uhlan pour le remercier de son opinion, et elle reprit:
«Une fois dans les rues, ils essuyèrent bien quelques coups de fusil épars... Mais la lune n'était pas encore levée, et, d'ailleurs, elle l'aurait été, que la fumée rougeâtre de l'incendie qui se mit à couvrir la ville comme d'un dais sombre, en eût intercepté la lumière. Il faisait noir dans ces rues étroites, qui n'avaient pas alors de réverbères comme aujourd'hui. Ils sentirent bien siffler quelques balles qui rebondissaient contre les angles des pignons, mais ce fut tout, et ils purent, sans nouveau combat, sortir des faubourgs de la ville, alors tout entière à l'incendie, et se rallier, comme d'avance ils en étaient convenus, sous l'arche d'un vieux pont qui n'avait plus que cette arche, et qu'on appelait le Pont-au-Prêtre (peut-être à cause de la couleur de ses pierres, qui étaient noires). Il coulait sous cette arche solitaire un filet de rivière profondément encaissée, et ce fut là qu'ils se comptèrent... Or, comme ils ne savaient rien du sort de Des Touches et qu'ils avaient sur le cœur le poids affreux de l'absence des amis qui manquent à l'appel, ils résolurent de rentrer à Avranches, et ils y rentrèrent. Ils laissèrent sous l'arche du Pont-au-Prêtre leurs vareuses sanglantes qui les auraient trahis, et comme des ouvriers des faubourgs de la ville qui auraient couru au feu en toute hâte et en manches de chemise, ils y allèrent ainsi, et sans leurs grands chapeaux, la tête ceinte de leurs mouchoirs, qu'ils avaient mouillés dans cette rivière, où ceux qui étaient blessés parmi eux lavèrent leurs blessures. Cantilly seul resta à attendre ses compagnons, couché sur le monceau de vareuses sanglantes; car son bras cassé le faisait cruellement souffrir. Mais il ne les attendit pas longtemps. Ils revinrent vite. En entrant sur la place où la foule avait roulé sa masse en sens inverse et travaillait encore à éteindre l'incendie, ils avaient vu que tout était perdu et fini... La Hocson, qui, par la fenêtre grillée de la prison léchée par les flammes, n'avait pas cessé de repaître ses yeux de ce qui se passait sur la place, venait d'ouvrir aux Bleus la porte de ce cachot où elle s'était renfermée avec son prisonnier.
«—Tenez!—leur avait-elle dit en le leur montrant garrotté de chaînes et couché par terre sur la dalle,—le voilà, le brigand! Je les ai bien entendus fourgonner dans la porte pour la mettre à feu; mais ils auraient fait un four à chaux de cette geôle, que je m'y serais laissé cuire avec lui, vivante, plutôt que de le rendre à un autre qu'au valet du bourreau à qui il appartient!»
«M. Jacques et Vinel-Royal-Aunis s'étaient, en effet, obstinés à vouloir brûler cette porte épaisse, résistante à l'action du feu comme à l'action du levier. Ils s'y obstinaient encore, quand la foule, devenue maîtresse de l'incendie, s'élança dans le couloir et les escaliers de la prison. Alors, ils s'étaient jetés, tête baissée, en avant, la torche et le pistolet à la main, et, grâce à la flamme, à la fumée et au désordre de l'invasion dans la prison de ces Bleus, qui couraient, comme des fous, au cachot de Des Touches, ils avaient passé.
«C'est au moment où il sortait de là que nous avions revu M. Jacques. L'idée d'Aimée, sans doute, le fit revenir plus vite à Touffedelys que ses autres compagnons, mais douze heures après, à l'exception de Vinel-Aunis, ils y étaient tous. M. Jacques ignorait le sort de Vinel-Aunis. Nous crûmes qu'il était mort. Il ne l'était pas. Il avait reçu dans le ventre un coup furieux de la baïonnette d'un Bleu, et il avait eu l'énergie de faire plus d'un quart de lieue dans le bois, contenant avec sa main ses entrailles près de s'échapper, et, dans cet état, de gagner la cahute d'un sabotier Chouan... Ces détails, que nous avons sus plus tard, nous les ignorions. Nous pensions qu'il avait laissé sa vie dans cette affaire, et cela nous paraissait une chose si simple, que bientôt nous n'en parlâmes plus. Mais il n'en était pas de même de Des Touches. Qu'était devenu Des Touches?... Pour recommencer demain, comme l'avait dit M. Jacques, il fallait avoir des nouvelles de Des Touches. Il n'en venait aucune à Touffedelys.—Une femme inspire moins de défiance qu'un homme. Je proposai à ces messieurs d'aller à Avranches en chercher.
«Ils acceptèrent, et j'y allai, monsieur de Fierdrap. Je n'étais pas novice, je vous l'ai dit; j'avais bien des fois porté des dépêches aux chefs des différentes paroisses, sous toutes sortes de déguisements. Pour me mêler mieux aux gens de la ville et pour détourner tout soupçon, je me déguisai en femme du peuple. Je passai un déshabillé de droguet; je posai sur mes cheveux, qui, depuis la guerre, ne connaissaient plus qu'une espèce de poudre,—celle avec laquelle on frise l'ennemi!—cette coiffe des Granvillaises qui ressemble à une serviette pliée en quatre qu'on se plaquerait sur la tête. On mit des hottes sur une de nos juments poulinières, et un panneau couvert de peau de veau avec son poil; et assise de côté là-dessus, un de mes pieds en sabots dans une de mes hottes, l'autre pendant sur le cou de ma jument, je m'en allai vers Avranches d'un bon trot d'allure. J'avais, pour les vendre au marché, mes hottes pleines de beaux pains de beurre enveloppés dans des feuilles de vigne. Vous parliez de mon caleçon de velours rayé, il n'y a qu'un moment, mon frère, et de mes grandes bottes à la Frédéric?—ajouta-t-elle avec la seule coquetterie qui lui fût possible, la coquetterie d'avoir porté de pareilles bottes;—mais ce jour-là, votre sœur, mon frère, la cousine des Northumberland, était tout simplement une beurrière des faubourgs de Granville. Oui! voilà ce qu'était, pour le quart d'heure, Barbe-Pétronille de Percy-Percy!
... Mademoiselle de Percy,
en marchande de beurre, à Avranches...
—Barbe, sans barbe!—dit l'abbé, qui se prit à rire,—mais digne de la porter.
—Elle m'est venue depuis,—dit-elle, en riant aussi,—mais trop tard, depuis que je n'en ai que faire, et que j'ai repris, pour ne plus les quitter, ces ennuyeux jupons qui me vont à peu près comme à un grenadier. Je n'avais alors qu'un petit bout de moustache brune qui, avec ma figure à la diable, me donnait l'air assez dur sous ma serviette pliée en quatre, et justifiait le mot d'un drôle d'Avranches, qui faisait les beaux bras au marché et qui se permit de mettre ses deux mains autour de ma grosse taille. Je lui avais allongé sur les doigts le meilleur coup du manche de mon couteau à beurre.
«—Ne fais pas tant ta mijaurée!—m'avait-il dit furieux;—il n'y a pas de quoi. Après tout, tu n'es pas si fraîche que ton beurre, la grosse mère!
«—Mais je suis plus salée!—lui répondis-je, le poing sur la hanche, comme une vraie harangère de Bréhat,—et si tu veux y goûter, polisson, tu vas le savoir!»
«C'est à cela seul que se bornèrent tous les dangers que courut, à Avranches, l'honneur de votre sœur, mon frère. J'y fis ce qu'on appelle un bon marché. Tout en vendant mes pelotes de beurre, j'arrondis ma pelote de nouvelles. Je ramassai tous les bruits, tous les commérages de la ville. Elle n'était pas remise de la chaude alarme que nos Douze lui avaient donnée. On ne parlait partout que des faux blatiers et du feu mis à la prison. On disait, en les exagérant peut-être, le nombre des personnes qui avaient péri dans cette batterie. On montrait encore, sur le champ de foire, des mares de sang... «Mais, au moins,—criaient les trembleurs,—nous sommes délivrés du Des Touches!» Cet appât ne devait plus faire revenir les Chouans. La nuit du lendemain de ce jour terrible, dont les événements avaient si profondément bouleversé Avranches, on avait fait quitter secrètement la ville au prisonnier. On l'avait jeté avec ses fers dans une petite charrette recouverte de planches, et, tout le bataillon des Bleus l'escortant, il était parti, sans tambour ni trompette, pour Coutances, où il devait être jugé, et certainement condamné à mort.
«Je revins grand train à Touffedelys apprendre à nos amis ce changement de prison de Des Touches, qui le plaçait plus loin de notre portée et dans des conditions de captivité plus dures à surmonter que les premières; car à la guerre, toute tentative, avortée une fois, devient plus difficile de cela seul qu'elle a avorté: l'ennemi est prévenu, il veille davantage. M. Jacques avait dit la pensée de tous ses compagnons, en disant qu'il fallait recommencer l'entreprise.
«—Messieurs,—ajouta-t-il,—prenez aujourd'hui pour panser vos blessures. Nous tâcherons de les rendre à l'ennemi demain. Il faut que dans deux jours nous soyons sous Coutances, pour rejouer la partie que nous avons perdue. Coutances est une ville plus forte qu'Avranches, et nous sommes, nous, moins forts que nous n'étions... Nous ne sommes plus que onze...
«—Vous êtes toujours douze, monsieur,—lui dis-je.—Onze est un mauvais compte. Il nous porterait malheur. Puisque M. Vinel-Aunis n'est pas revenu, je m'offre pour le remplacer. Dame! je n'ai jamais été la plus belle fille du monde, mais la plus belle ne donne encore que ce qu'elle a.»
«Et c'est ainsi, baron, que je fis partie de la seconde expédition des Douze, et que je vis, de mes deux yeux, qui ne reverront jamais pareilles choses, ce qui me reste à vous conter.»
VI
UNE HALTE ENTRE LES DEUX EXPÉDITIONS
Mademoiselle de Percy s'arrêta un instant encore. Le Bacchus d'or moulu sonna de son timbre flûté et argentin. Il s'en allait dérivant vers minuit, l'heure, dit-on, des spectres... et n'étaient-ce pas des spectres, en effet, que ces gens du passé, rassemblés dans ce petit salon à l'air antique, et qui parlaient entre eux de leur jeunesse évanouie et des nobles choses qu'ils avaient vues mourir?... Ursule et Sainte de Touffedelys pouvaient bien, elles surtout, faire l'effet de deux spectres; pauvres fantômes doux! Pâles et séchées sous leurs cheveux pâles, elles tenaient toujours dans leurs doigts amincis ces écrans transparents dont la gaze verte, tamisant la lueur du feu qui s'éteignait, jetait à leurs visages exsangues un reflet de lune de cimetière... Le baron de Fierdrap, l'abbé et sa sœur, d'une couleur plus chaude, d'yeux plus brillants, semblaient plus vivants, plus passionnés; mais, au fond, n'agitaient-ils pas des souvenirs aussi vains que ces fantômes de nuit qui se dissipent à l'aube?... Et Aimée elle-même, la plus jeune d'entre eux, dont la beauté disait éloquemment qu'elle était moins avancée dans la vie, Aimée penchée sur son feston auquel elle ne pensait pas. Aimée la solitaire et la silentiaire par la surdité, dont l'âme cherchait une autre âme dans la mort, n'était-elle pas encore, d'eux tous, la plus morte et la plus du pays des rêves?
... Minuit, l'heure,—dit-on,—des spectres, ...
et n'étaient-ce pas des spectres, en effet, que les gens du passé...
«Ce fut grand jour à Touffedelys,—reprit mademoiselle de Percy,—que le jour qui précéda notre départ pour Coutances, et, pour moi, je vivrais cent ans, que je me rappellerais le plus léger détail de cette espèce de veillée d'armes! On commença, bien entendu, par panser les blessés, les blessés qui plaisantaient et riaient de leurs blessures, la meilleure manière de s'en parer! Le plus blessé de tous, et pour cette raison celui qui de tous plaisantait et piaffait davantage, était M. de Cantilly, à qui, par parenthèse, vous donnâtes si joliment votre mouchoir à la Marie-Antoinette, ma chère Sainte! Vous le rappelez-vous? Oui! n'est-ce pas? Il n'eut qu'à vous dire galamment. «Si vous voulez que mon bras ne me fasse plus souffrir, mademoiselle, donnez-moi votre mouchoir de cou pour en faire une écharpe. Mon autre bras n'en ira que mieux!» Et vous, sans vous faire prier davantage, vous l'ôtâtes de votre cou, mon innocente, et vous le lui donnâtes, tiède de vos épaules. Après les blessés, on s'occupa des armes. Ces armes que nous avions cachées, et en réserve, dans ce château, tombé, à ce qu'il semblait, en quenouille, furent mises en état de bien faire. Une vingtaine de belles mains parmi lesquelles il y avait les deux belles qui festonnent là-bas, sous cette lampe, monsieur de Fierdrap, se noircirent à faire des cartouches pour nos hommes. Nous étions à peu près, à ce moment-là, une quinzaine de femmes à Touffedelys. Quoique les Douze n'eussent pas réussi dans leur entreprise sur Des Touches, nous avions—l'inquiétude sur leur sort une fois passée et l'événement connu—repris cette gaieté qui nous revenait toujours après les catastrophes, et qui est peut-être l'obstination de l'espérance! Toutes, nous avions foi en nos héros. «Ils n'ont pas réussi hier, eh! bien, ils réussiront demain!» disions-nous, et chacune de vous autres, qui étiez plus femmes que moi, mesdemoiselles, retrouvait les rires et les légers propos de la jeunesse, au milieu de nos guerrières occupations.
«Aimée elle-même, toujours sérieuse comme une reine, mais qui avait vu revenir de la première expédition son fiancé sans une seule blessure, s'épanouit malgré sa réserve, dans un sentiment qui était plus que de l'amour, qui était de la fierté heureuse! Oui! le seul jour où j'aie vu Aimée, cette magnifique rose fermée et toute sa vie restée en bouton, nous montrer un peu de l'intérieur de son calice, fut ce jour qui précéda notre départie pour Coutances et le malheur qui allait la frapper.
«Nul pressentiment ne l'avertit de ce qui devait si tôt suivre... et quand M. Jacques, triste ce jour-là plus que les autres jours parmi ses compagnons joyeux, nous dit, à lui, son pressentiment, c'est-à-dire qu'il mourrait dans cette seconde expédition...
—Oui!—interrompit mademoiselle Ursule de Touffedelys,—c'est à moi qu'il le dit et à Phœbé de Thiboutot, qui étions ses voisines de table, au souper après lequel vous deviez partir dans la nuit. On était au dessert. Tous ces messieurs, très animés, parlaient du lendemain comme d'un jour de fête. On avait bu à la santé du Roi et à l'enlèvement du chevalier Des Touches. Lui seul, M. Jacques, restait sombre, son verre plein. Phœbé de Tiboutot, qui n'était que depuis peu à Touffedelys, et qui, d'ailleurs, était légèrement follette, lui dit, comme une enfant qu'elle était:—«Pourquoi êtes-vous si triste, vous? Vous ne croyez donc pas au succès de l'enlèvement du chevalier?...»—Et il lui répondit en regardant Aimée, comme si cela expliquait tout:—«Pardon, mademoiselle; je crois très fort à l'enlèvement de Des Touches, mais je suis sûr que j'y mourrai.—Alors, pourquoi y allez-vous?»—lui dis-je. Car après tout ce qu'il avait fait et ce qu'on racontait de lui, dans le Maine, il n'y avait pas à douter de sa grande bravoure. Mais je me sentis coupée par le ton qu'il prit, et je me souviendrai toujours de l'expression de sa figure, quand il me répondit:—«Mademoiselle, c'est une raison de plus!»
—Eh bien,—reprit mademoiselle de Percy,—ce pressentiment de M. Jacques, qui fut un avertissement de sa destinée, ce pressentiment dont j'aurais haussé les épaules alors et auquel j'ai bien pensé sérieusement depuis, Aimée ne le partagea pas, et elle crut, sans doute, qu'elle pourrait le lui ôter du cœur en réalisant, comme elle fit ce soir-là, l'idée qui devait le plus enivrer un homme épris comme il l'était et lui faire oublier toutes les chances de l'avenir dans la minute présente, qui lui apportait un tel bonheur! A partir du jour où elle nous avait appris, avec la simplicité d'un amour si résolu et si dévoué dans une âme aussi pudique que l'était la sienne, que sa foi était engagée à M. Jacques, tout avait été dit entre elle et nous... Elle, elle était trop imposante dans sa réserve, et nous, nous étions trop confiants dans la noblesse de son âme, pour lui adresser jamais la moindre question sur M. Jacques. Quoi qu'il fût, il avait l'honneur d'être le fiancé d'Aimée de Spens, et cela suffisait... Mais ce jour-là, Aimée voulut qu'il fût davantage. Elle voulut qu'il fût son mari aux yeux de tous, et que le mariage, impossible dans ce temps, où il n'y avait plus de chapelle à Touffedelys pour le faire et à dix lieues à la ronde de prêtre pour le célébrer, s'accomplît au moins, par la promesse et par le serment, devant ces dix hommes, ses frères d'armes, avec qui, peut-être, le lendemain, il allait mourir.
—Eh! elle commence à m'intéresser, votre demoiselle Aimée!—fit candidement le baron de Fierdrap.
—C'est bien heureux!—dit plaisamment l'abbé.—Préfères-tu encore ton dauphin, qui n'en était pas un, ô pêcheur plein de sagacité?...
—Ah! elle vous intéresse?...—dit impétueusement mademoiselle de Percy, qui tira son histoire des parenthèses de l'interruption, comme elle tirait son aiguille à laine de sa tapisserie.—Je ne m'en étonne pas, monsieur de Fierdrap! Nous n'avons vu agir qu'une fois cette Aimée, et c'était ce soir-là, et je vous jure que, ce soir-là, elle ne descendit pas sa race... Cette soirée paya toute sa vie. Toute sa vie depuis a été le malheur, le veuvage, la surdité, un bout de feston derrière lequel on cache sa rêverie et la pauvreté d'une violette au pied d'un tombeau; mais, ce soir-là, où elle voulut se fiancer publiquement à M. Jacques comme si elle s'y était déjà fiancée en secret, elle nous donna en une fois la mesure de ce qu'elle aurait pu être si, comme à tant d'autres, le cadre des circonstances ne lui avait pas manqué et n'eût pas été plus petit qu'elle!
«Ce qu'elle avait voulu eut lieu comme elle l'avait voulu, et donna un caractère d'exaltation nouvelle à cette journée d'enthousiasme et de joie virile. Aimée n'avait dit à personne le projet qui devait donner à l'homme dont elle était aimée un bonheur à essuyer toutes ses tristesses et à lui mettre au front les rayonnements des cœurs heureux.—Avait-elle entendu ce que M. Jacques vous avait répondu, Ursule, ou même avait-elle besoin de l'entendre pour savoir ce qu'il y avait dans ce cœur triste où elle vivait?... Mais toujours est-il qu'elle se leva de table peu d'instants après, et que sa meilleure amie, Jeanne de Montevreux, la suivit. On n'y prit pas garde; on parlait de l'expédition du lendemain et de ce départ attendu, souhaité, qui aurait lieu dans quelques heures... lorsque, au bout d'un certain temps qu'on ne calcula pas, elle rentra avec Jeanne de Montevreux dans la salle de Touffedelys. En rentrant, dès le seuil, elle nous fit l'effet d'une apparition. Ce n'était plus la même femme. Elle était toute en blanc et en voile... Et, par la manière dont elle marcha vers la table où nous étions, nous sentîmes, et moi toute la première, baron, que quelque chose de grand allait se passer.
«—Messieurs,—dit-elle d'une voix altérée, pleine d'émotion, mais de résolution aussi,—vous allez partir tout à l'heure. Quand reviendrez-vous et combien reviendrez-vous?... Dieu seul le sait. Un de vous, de douze que vous étiez, n'est pas revenu d'Avranches. Il peut en manquer encore un... peut-être plusieurs, à votre prochain retour. Eh bien, j'ai voulu, pendant que vous êtes tous ici encore, vous prier d'être les témoins de mon mariage avec M. Jacques... Acceptez-vous?...»
«Elle dit si bien cela, cette Aimée! elle fut si bien la comtesse Aimée-Isabelle de Spens, en disant ces simples paroles, que, sous le dais féodal de sa maison, elle n'aurait pas été plus comtesse... et que tous, romanesques comme des héros, se levèrent spontanément et l'acclamèrent, quoique plusieurs d'entre eux fussent devenus pâles; car, je vous l'ai déjà dit, monsieur de Fierdrap, tous l'aimaient... avec un espoir fou ou sans espoir... mais tous l'aimaient; et, je crois vous l'avoir dit encore, sa cousine, madame de Portelance, m'a assuré qu'ils avaient tous demandé sa main.
«Quand elle eut fini de parler, je regardai M. Jacques. Vous savez! il ne me plaisait pas. Mais, dans ce moment-là, j'en fus contente; sa physionomie était indescriptible. Dieu m'est témoin que si elle lui avait mis une couronne de roi sur la tête, il n'aurait pas eu l'air plus fier!...
«Surpris, plus surpris qu'eux, il s'était levé avec les autres, et il alla, en chancelant, à elle...
«—Voici ma main qui est à vous!» lui dit-elle en la lui tendant.
... «Voici ma main qui est à vous!»
lui dit-elle en la lui tendant...
«Peut-être serait-il tombé de joie et d'orgueil à ses pieds, mais il se retint à cette main.
«—Soyez témoins, messieurs,—dit-elle, encore plus touchante et plus majestueuse à chaque mot,—que moi, Aimée-Isabelle de Spens, comtesse de Spens, marquise de Lathallan, ici présente, je prends aujourd'hui pour époux et pour maître M. Jacques, actuellement soldat au service de Sa Majesté notre Roi. Forcée par la nécessité de ces tristes temps, qui n'ont plus ni églises, ni prêtres, d'attendre des jours meilleurs pour ratifier et consacrer l'engagement solennel que je contracte aujourd'hui, j'ai voulu au moins devant vous, qui êtes des chrétiens et des gentilshommes,—et des chrétiens, en temps d'épreuve, sont presque des prêtres!—jurer, en pleine liberté d'âme, obéissance et fidélité à M. Jacques, et lui engager ma foi et ma vie.»
«Ils se tenaient, tous deux, l'un à côté de l'autre, elle splendide, et lui comme éclairé de sa splendeur.
«—Et—dit-elle avec la tristesse du regret—il n'y a pas seulement une croix sur laquelle je puisse prononcer mon serment!
«—Si! madame,—reprit fougueusement Beaumont, qui eut une idée de soldat.—Croise ton épée avec la mienne!» dit-il à La Varesnerie, qui était en face de lui.
«Et ils les croisèrent. Et cela fit une croix.
«Et devant ces deux lames nues entrecroisées qui pouvaient être rouges dans quelques heures, Aimée de Spens et M. Jacques se jurèrent l'un à l'autre ce qu'ils se seraient juré devant un autel, si à Touffedelys il y avait eu un autel encore. Et tout cela fut si rapide et si sublime dans sa rapidité, monsieur de Fierdrap, qu'après trente ans ce moment-là m'est resté flamboyant dans la pensée, comme l'éclair de ces deux épées qui leur tomba sur le front, à ces deux fiancés d'avant la bataille, défiancés par la mort, le lendemain!
«—Voilà de belles noces!—fit La Bochonnière, qui était le plus jeune des Douze.—Mais on danse aux noces. Si nous dansions?»
«Cette idée tomba comme une étincelle sur la poudre dans ces esprits qui flambaient à toute étincelle. En un clin d'œil, la table fut enlevée et chacun d'eux sur place, tenant sur le poing sa danseuse. S'il y avait là des cœurs brisés, les jambes ne l'étaient pas, et ils dansèrent... comme ils s'étaient battus à la foire d'Avranches; et ils cassèrent des bras encore, mais ce furent les deux miens...
—Comment?...—fit le baron de Fierdrap, qui, de ce coup, ne comprit pas, et dont le nez devint le plus beau point d'exclamation qui ait jamais dessiné son crochet sous la giroflée d'une engelure.
—Oui! baron,—reprit-elle;—car c'est moi qui les fis danser comme des perdus jusqu'à trois heures du matin, sans reprendre haleine. C'est moi qui fus le ménétrier de cette noce. Quoique je ne fusse pas alors, grâce à la guerre, aussi ventripotente qu'aujourd'hui, je n'avais pas cependant, dès ce temps-là, une taille de danseuse, et je n'étais guère bonne qu'à faire, dans un coin de bal, un ménétrier. Je jouais assez bien du violon, comme beaucoup de femmes de ma jeunesse; car vous vous rappelez, baron, que les femmes du siècle passé eurent un jour la fantaisie de jouer du violon, et qu'elles inventèrent même une manière d'en jouer qu'elles appelaient: jouer par-dessus viole, et qui consistait à tenir son instrument sur le genou, maintenu par la main gauche qui arrondissait le bras, pendant que la droite menait magistralement l'archet, dans une pose de sainte Cécile. C'était même assez gracieux, cela, quand on était jolie; mais vous vous doutez bien que ce n'était pas ainsi que je jouais. J'aurais fait, moi, une drôle de sainte Cécile! Je n'étais pas si fière de montrer mon gros bras, qu'on voyait déjà bien assez, et je n'avais pas de menton à gâter. Je tenais donc mon violon et j'en jouais comme j'ai fait tant de choses... comme un homme. Et c'est ainsi que j'en jouai à cette noce d'Aimée, qui a été mon dernier coup d'archet dans ce monde. Je ne touche plus maintenant à cet alto qui allait si bien à ma figure de polichinelle, disiez-vous, mon frère, et je me suis punie, en l'accrochant à mon lambris, d'avoir, à cette noce d'Aimée, si follement accompagné les derniers moments de son bonheur et sonné si joyeusement une agonie.
—Tu es une bonne fille, après tout, Percy, que le bon Dieu a mise dans le fond d'un vaillant homme!—dit l'abbé, que sa sœur touchait, malgré lui... Elle n'avait plus sa fanfare de voix. Les ciseaux ne battaient plus aux champs.
—Et en effet,—reprit-elle,—c'était une agonie, mais qui donc, excepté M. Jacques, qui peut-être n'y pensait plus, aurait eu l'idée de la mort sous la joie de ce singulier bal de noces, animé par l'enthousiasme des cœurs et les grandioses illusions du courage?... Aimée, selon l'usage, l'avait ouvert en dansant la première contredanse avec celui dont elle venait de faire son époux. Elle avait désiré qu'on ne l'appelât cette nuit-là que Madame Jacques, et nous ne lui donnâmes pas d'autre nom. Elle y resta, éblouissante, dans cette robe de mariée, dont elle a fait plus tard un suaire pour l'homme heureux qu'elle tenait alors par la main... Vers trois heures du matin, il fallut songer au départ et à l'expédition projetée. Je changeai tout à coup l'air de la contredanse que je jouais:
«—Voici la diane qui sonne, messieurs!»—leur dis-je, en attaquant brusquement un air militaire et royaliste que nous avions souvent chanté.
«En trois secondes, chacun fut prêt. J'allai prendre les vêtements de Chouan sous lesquels j'avais fait, en divers temps, plus d'une expédition nocturne. Le seul plan que nous eussions alors était de marcher réunis jusqu'au grand jour, pour nous disperser et nous rejoindre près de Coutances, dans la campagne, une place que La Varesnerie, qui connaissait bien le pays, nous indiqua, chez des paysans sûrs, Chouans même à l'occasion, et où nous pourrions cacher nos armes. Deux ou trois au plus d'entre nous devaient se risquer dans la ville et prendre des renseignements sur le prisonnier et sur la prison.
«C'était à la tombée de la nuit que nous avions résolu de nous armer et d'entrer dans Coutances; car avec une ville aussi calme, où la moindre chose était toujours sur le point de faire événement, et qui, de plus, avait pour se garder une forte garnison d'infanterie, ce n'était vraiment que pendant la nuit et par surprise qu'on pouvait enlever Des Touches.
... Ce n'était vraiment que par surprise et
pendant la nuit qu'on pouvait enlever Des Touches...
VII
LA SECONDE EXPÉDITION
«Rien de particulier, monsieur de Fierdrap, ne marqua l'espèce de marche forcée que nous fîmes de Touffedelys à Coutances,—continua la vieille chroniqueuse, qui avait repris son aplomb, un instant troublé, à présent et à mesure qu'elle entrait dans le récit d'un fait de guerre auquel elle avait pris part et qui lui faisait dire nous avec un bonheur qui touchait presque à la sensualité.—Dans ces temps-là, les routes étaient plus mauvaises qu'aujourd'hui, et, pour cette raison, bien moins fréquentées. D'ailleurs, ce n'était pas la route départementale, qu'on appelait la grande route, que nous avions prise. La grande route voyait deux fois par jour la diligence, escortée de gendarmes à cheval; car les Chouans avaient une idée qui motivait cette bandoulière de gendarmes: c'est que la guerre paye partout la guerre, et que l'argent du gouvernement qu'ils voulaient mettre par terre leur appartenait. Malgré ce principe, ce jour-là nous avions évité soigneusement cette diligence et ses gendarmes protecteurs et nous avions pris la traverse, qu'en notre qualité de Chouans nous connaissions très bien, pour l'avoir longtemps pratiquée... Nous arrivâmes donc d'assez bonne heure chez les paysans de La Varesnerie, et bien nous prit de n'avoir rencontré sur notre route personne de contrariant et d'avoir eu la jambe assez leste, malgré la danse d'où nous sortions, puisque, à notre arrivée, ces paysans, qui demeuraient à un quart de lieue des faubourgs de la ville, nous apprirent que Des Touches avait été condamné la veille au soir par le tribunal révolutionnaire de Coutances, et qu'il devait être raccourci le lendemain. Il paraît, du reste, qu'il s'était conduit avec le tribunal révolutionnaire de manière à exaspérer davantage un fanatisme de haine politique qui n'avait pourtant pas besoin d'être exaspéré. Du caractère incompressible qui était le sien et qu'il ne démentit jamais, il avait dédaigné de répondre aux questions des juges, et il était resté fermé et rebelle à toutes les interrogations et même à toutes les supplications de ceux-là qui semblaient prendre intérêt à son destin, leur opposant un silence qu'il ne rompit point, même par un cri ou par un soupir, et une impassibilité de sauvage... De pareilles nouvelles, confirmées d'ailleurs par les deux ou trois d'entre nous qui étaient entrés dans Coutances, et qui avaient vu la guillotine déjà dressée et prête sur la place des exécutions, nous mettaient dans la nécessité d'agir comme la foudre et de ne plus compter que sur l'énergie seule, l'énergie en ligne droite et courte, qui n'avait plus le temps de se replier dans la ruse (comme on l'avait fait à Avranches), et qui devait tout simplifier, comme le coup droit dans le maniement de l'épée, par la rapidité de son action.
«—Il n'y a pas deux partis à prendre,—nous dit M. Jacques, et c'était à tous notre avis.—Il faut, cette nuit, à l'heure où la ville commencera d'être endormie, tenter d'ensemble une brusque entrée dans la prison et y prendre ou y délivrer Des Touches par la force. Ce sera rude, messieurs! La prison est située au centre de trois cours spacieuses qui s'enveloppent les unes les autres. Dans la première et la plus extérieure de ces cours, est une sentinelle qui, en tirant son coup de fusil, fera sortir tout le corps de garde placé dans la rue à côté, lequel, en faisant décharge sur nous, fera venir à son tour toute la garnison de la ville. Si les bourgeois s'en mêlent, ils peuvent nous jeter par leurs fenêtres les premières choses qui leur tomberont sous la main, ou par leurs portes entre-bâillées nous fusiller au détour de ces rues dont nous ne connaissons pas le réseau.
«—Bourreau!—s'écria Desfontaines, dont c'était le juron,—quel programme!—Il trouvait Vinel-Aunis charmant et il l'imitait. Il en était le clair de lune.—Nous dansions hier soir, camarades,—ajouta-t-il,—nous pourrions bien la danser cette nuit.
«—Vous faites le plan de l'ennemi, monsieur,—dit La Varesnerie à M. Jacques,—mais le nôtre, monsieur, quel est-il?
«—Le nôtre—répondit M. Jacques—est celui des boulets, des obus et des balles, qui entrent partout et brisent tout, quand ils ne sont pas aplatis.
«—Eh bien,—dit Juste Le Breton, dont le surnom était «le Téméraire»,—soyons donc des projectiles, et entrons!»
«J'ai toujours dans les oreilles—continua mademoiselle de Percy—la voix claire de Juste Le Breton, quand il dit ce mot d'entrons! qui fut réalisé quelques heures après; car nous entrâmes, et même nous sortîmes, ce qui était plus fort. Je n'ai jamais entendu de plus joyeux son de trompette! Juste Le Breton était vraiment heureux de ce que venait de dire M. Jacques. Nous autres, les dix autres, nous n'en souffrions pas; nous n'en tremblions pas; mais Juste, il en était heureux. C'était un contempteur absolu de toute prudence, que ce Juste Le Breton. L'idée qu'il n'y avait plus dans cette question de l'enlèvement de Des Touches que de la force, et qu'en fait de stratagèmes et de précautions humaines nous étions au bout du fossé et qu'il n'y avait plus qu'à sauter, cette idée, formidable aux plus braves, le ravissait! J'ai vu bien des gens braves dans ma vie, je n'en ai pas vu exactement de ce genre de bravoure-là. M. Jacques, qui avait le génie du général sous l'officier intrépide, Des Touches lui-même, cet homme inouï parmi les énergiques, qui n'a peut-être jamais senti en toute sa vie un seul battement de cœur dans sa poitrine de marbre, admettaient, en une foule de circonstances, la prudence humaine; mais Juste Le Breton, jamais! Ils l'appelaient le Téméraire; ils auraient tout aussi bien pu l'appeler: «Rien d'impossible!» Voulez-vous en juger? Un jour, ici, sur la place du Château, il était entré à cheval chez un de ses amis, qui logeait Hôtel de la Poste, et, ayant monté ainsi les quatre étages, il avait forcé à sauter par la fenêtre son cheval, qui, en tombant, se brisa trois jambes et s'ouvrit le poitrail, mais sur lequel il resta vissé, les éperons enfoncés jusqu'à la botte, n'ayant pas, pour son compte, une égratignure!
—Deux secondes de sensation d'hippogriphe,—dit l'abbé;—mais l'hippogriffe avait des ailes, ce qui fait le Roger de l'Arioste d'un mérite moins grand que ton héros, mademoiselle ma sœur.
—Une autre fois,—reprit-elle, toute palpitante du succès de celui que son frère venait d'appeler son héros,—s'ennuyant chez un de ses amis un jour de pluie (je crois que c'était chez ce coq batailleur de Fermanville), il lui dit: «Si nous nous battions pour passer le temps?» car, à cette époque-là, on était ainsi à Valognes: on y tuait le temps à coups d'épée. Et Fermanville n'ayant pas d'autre objection à faire à cette proposition qu'il n'y avait là qu'un seul sabre: «Prends la lame et laisse-moi le fourreau,» dit Juste; et comme l'autre, qui avait du cœur, ne voulait pas de ce partage, Juste Le Breton le força bien à se servir de la lame; car il se jeta sur lui et l'écharpa avec le fourreau.
—Je ne ferai plus de réflexions, Percy,—dit l'abbé éternellement taquin,—parce que tu me donnerais encore une anecdote sur ton favori Juste, et Fierdrap, qui tortille son manchon d'impatience, attendrait son histoire trop longtemps.
—J'ai fini,—dit-elle,—mais ce n'était pas une digression, mon frère. Il fallait bien, dans l'intérêt même de mon histoire, que je vous fisse comprendre ce Juste Le Breton, qui aimait le danger, non pas comme on aime sa maîtresse; car on la trouve toujours assez jolie...
—Et assez dangereuse,—fit cette fine langue d'abbé.
—Tandis que lui,—continua-t-elle,—ne trouvait jamais le danger assez grand, comme il le prouva, du reste, une fois de plus, ce jour-là, dans cette affaire de Des Touches, où il l'augmenta par une imprudence qui fut la cause de la mort de M. Jacques, et qui pouvait nous faire, dans les murs de Coutances, massacrer tous jusqu'au dernier!»
Elle dit cela ardemment, comme elle disait tout, cette vieille lionne; mais au ton qu'elle avait, on voyait bien qu'elle ne gardait pas grande rancune à son sublime cerveau brûlé de Juste Le Breton!
«C'est entre onze heures et minuit—reprit-elle—que nous quittâmes la ferme des Mauger, ces paysans de La Varesnerie qui nous avaient donné asile. Nous la quittâmes pour n'y pas revenir. Si nous réussissions, nous ne pouvions ramener Des Touches dans un endroit si près de la ville; si nous ne pouvions pas réussir, nul des Douze ne devait revenir, ni là ni ailleurs. Nous avions, chacun, une bonne carabine très courte, avec de la poudre et des balles en suffisance, et, à la ceinture, un couteau à éventrer les sangliers. Seul, Cantilly, à cause de son bras en écharpe, dans votre mouchoir, Sainte, avait des pistolets au lieu de carabine. Il marchait, lui, le pistolet à la main. Lorsque nous sortîmes de la ferme des Mauger, un traître de clair de lune fit dire à notre loustic en second de Desfontaines:
«—Phœbé pour Phœbé, j'aimerais mieux pour cette nuit mademoiselle Phœbé de Thiboutot que celle-là!»
«Cette lune de mauvais augure pouvait, en effet, nous jouer plus d'un méchant tour. Mais, en nous approchant de la ville, nous fûmes un peu rassurés par un petit brouillard qui commença à s'élever du sol, comme la fumée d'un feu de tourbière dans un champ. Nous eûmes l'espoir que ce brouillard s'épaissirait assez, du moins, pour qu'on ne pût rien distinguer de bien net dans ces rues de Coutances, plus étroites que celles d'Avranches, par conséquent plus plongées dans l'ombre tombant des maisons. Nous entrâmes dans la ville à minuit moins un quart, qui tinta à la Cathédrale et que répétèrent pour les échos seuls les autres horloges de cette ville, qui dormait comme une assemblée de justes, quoique ce fût une ville de coquins révolutionnaires. Les rues étaient muettes; pas un chat n'y passait. Que fût-il arrivé de nous tous, de Des Touches, de notre projet, si nous avions rencontré seulement une patrouille? Nous savions bien ce qui, dans ce cas, serait arrivé; mais nous n'avions la liberté d'aucun choix: il fallait aller, s'exposer à tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de milieu, demain Des Touches serait guillotiné! Heureusement, nous n'aperçûmes pas l'ombre d'une patrouille dans cette ville, morte de sommeil. Des réverbères très rares, et à de grandes distances les uns des autres, tremblaient au vent à l'angle des rues. Suspendus à de longues perches noires transversalement coupées par une solive, et figurant un T inachevé, ils avaient assez l'air de potences. Tout cela était morne, mais peu effrayant. Nous enfilâmes une rue, puis une autre. Toujours même silence et même solitude. La lune, qui se brouillait de plus en plus, se regardait encore un peu dans les vitres des fenêtres, derrière lesquelles on ne voyait pas même la lueur d'une veilleuse expirante. Nous assoupissions le bruit de nos pas en marchant.
... Les rues étaient désertes,
pas un chat n'y passait...
«Le moment était pour nous si solennel, monsieur de Fierdrap, que j'ai gardé les moindres impressions de cette nocturne entrée dans Coutances et le long de ces rues où nous avancions comme sur une trappe dont on se défie et qui peut s'ouvrir tout à coup et vous avaler, et que je me rappelle parfaitement une vieille femme en cornette de nuit et en serre-tête, le seul être vivant de cette ville ensevelie tout entière dans ses maisons comme dans des tombes, laquelle, à la fenêtre d'un haut étage, vidait, au clair de la lune, une cuvette avec précaution et mystère, et mettait à cela une telle lenteur, que les gouttes du liquide qu'elle versait auraient eu le temps de se cristalliser avant de tomber sur le sol, s'il avait fait un peu plus froid. Elle en accompagnait la chute de l'avertissement charitable: «Gare l'eau! gare l'eau!» prononcé d'une voix tremblotante, qu'elle veloutait pour n'éveiller personne, et qui disait à quel point elle était consciencieuse dans ce qu'elle faisait, et même timorée. A chaque goutte qui tombait ou qui ne tombait pas, elle répétait du même ton dolent son «Gare l'eau!» monotone... Nous nous rangeâmes contre le mur d'en face, craignant qu'elle ne nous aperçût... Mais, trop occupée pour cela, elle continua d'épancher sa source éternelle, en disant toujours son «Gare l'eau!»
«—Dans mon pays,—dit à voix basse La Bochonnière,—les moulins à eau s'appellent des Écoute-s'il-pleut; mais, du diable! en voilà un comme je n'en avais jamais vu.
«—Cela l'étonnerait un peu si, d'une balle, on lui cassait sa cuvette au rez de la main,» fit Cantilly, très fort au pistolet, qui jetait en l'air une paire de gants et la perçait d'une balle avant qu'elle ne fût retombée.
«Nous rîmes et nous passâmes, oubliant la bonne femme en tournant le coin de la rue et en nous trouvant nez à nez avec la guillotine, droite et menaçante devant nous, attendant son homme... Embuscade funèbre! C'était la place des exécutions. La prison n'était pas loin de là. Nous descendîmes, comme des gens qui dévalent à l'abîme, cette rue qui va de la prison à la place de l'échafaud, et qu'on appelle dans toute la ville la rue Monte-à-Regret, cette rue qu'il nous fallait empêcher Des Touches de monter le lendemain! La prison blanchissait au bout de cette espèce de boyau sombre, sur une autre place. Nous nous arrêtâmes... le temps de respirer.»
Elle contait comme quelqu'un qui a vécu de la vie de son conte. L'abbé et le baron, eux, ne respiraient plus.
«Ah! c'était le moment,—fit-elle,—le moment terrible où l'on va casser le vitrage et où l'on serait perdu si, en la brisant, une seule vitre allait faire du bruit!... La sentinelle, dans sa houppelande bleue, se promenait nonchalamment, son fusil penché dans l'angle de son bras, de l'un à l'autre côté du porche, comme un chapier d'église, à vêpres. Le dernier rayon vacillant de cette lune, qui devait ressembler une heure après à un chaudron de bouillie froide et qui nous rendit ce dernier service, tombait à plein dans la figure du soldat en faction et l'empêchait de distinguer nos ombres mobiles dans l'ombre arrêtée des maisons.
«—Je me charge de la sentinelle,» dit à voix basse Juste Le Breton à M. Jacques, et d'un bond il fut sur elle et l'enleva, houppelande, fusil, homme et tout, et disparut avec ce paquet sous le porche de la prison, en nous faisant le passage libre. Comment s'y était-il pris, ce diable de Juste?... Mais la sentinelle n'avait pas poussé un seul cri.
«—Il l'aura poignardée!—fit M. Jacques.—Allons! c'est à notre tour, messieurs. Nous pouvons avancer...»
«Et tous, avec lui, serrés les uns contre les autres comme les grains d'une grappe, nous nous précipitâmes dans la première cour de la prison.
«C'était une cour parfaitement ronde, dont l'enceinte intérieure ressemblait à la cour d'un cloître, avec des arcades très basses et des piliers trapus. Elle était vide. Où était passé Juste?... Nous fouillâmes du regard sous ces arcades noires où l'on ne voyait rien, entre ces piliers blancs où il avait porté peut-être la sentinelle égorgée; mais, bah! il saurait bien nous retrouver, et nous franchîmes au pas accéléré la deuxième cour, aussi déserte que la première, pour arriver d'une haleine à la prison, qui était au fond de la troisième... Ah! nous allions vite. Nous avions aux reins la pique de la nécessité! Nous vîmes vaciller une lueur à un petit corps de bâtiment avancé attenant à la geôle, et qui ressemblait à ce qu'on appelle, en terme de construction militaire, une poivrière. Le geôlier n'était pas couché. Ce n'était plus l'énergique Hocson d'Avranches, avec son cœur désolé et implacable; c'était tout simplement, celui-là, une bête brute à bonnet rouge, savetier pour les gens de la ville, entre deux tours de clef. Comme c'était jour de décade ce jour-là, et qu'il avait à livrer le lendemain des chaussures à ses pratiques, il veillait... Sa femme et sa fille, une enfant de treize ans, dormaient dans une espèce de soupente très élevée et à laquelle on montait avec une échelle. Nous vîmes tout cela à travers une vitre crasseuse qu'une lampe à crochet éclairait d'un jour rouge et fumeux... Nous ne le prévînmes pas; nous ne l'appelâmes pas; nous ne frappâmes pas doucement à sa porte; mais, poussés par une nécessité d'agir à la manière des boulets, comme l'avait dit M. Jacques, des onze crosses de nos carabines, qui ne firent qu'un seul coup dans cette porte, nous la fîmes voler sur ses gonds et nous tombâmes comme un tonnerre sur cet homme, terrassé d'abord, puis relevé de terre, mis sur ses pieds et tenu au collet par deux poignes vigoureuses, avec injonction, le couteau sur le cœur, de livrer ses clefs et de nous conduire à Des Touches. Vous le savez, monsieur de Fierdrap, les Chouans avaient une renommée sinistre, et parfois ils l'avaient méritée. On les voyait toujours un peu à la lueur des horribles feux qu'ils allumaient sous les pieds des Bleus. L'épouvante publique leur donnait un des noms du diable: on les appelait Grille-pieds. Nous profitâmes de cette affreuse réputation des Chouans pour terrifier le misérable que nous tenions, et Campion, qui avait les sourcils barrés et la face terrible, le menaça de le faire griller comme un marcassin de basse-cour si seulement il osait résister. Il ne résista pas. Il était dissous par la surprise et par la peur, une peur idiote et livide. Il livra ses clefs, et, traîné par deux d'entre nous, il nous mena au cachot de Des Touches. Sa femme et sa fille étaient restées, plus mortes que vives, dans leur soupente; mais pour qu'elles n'en descendissent pas et n'allassent avertir, nous renversâmes l'échelle. La terreur leur coupait la gorge. Elles ne crièrent pas; mais elles auraient crié, que peu nous importait! Ce n'était pas comme la sentinelle. Les murs de la prison étaient épais. Il y avait trois cours, toutes trois désertes. On n'aurait pas entendu leurs cris.
«—Vive le Roi!» fîmes-nous en entrant dans le cachot de Des Touches... Prisonnier une semaine à Avranches, prisonnier à Coutances depuis quelques jours, maltraité par ses ennemis, qui voulaient broyer son énergie sous les tortures de la faim et le montrer sur l'échafaud dans une déshonorante faiblesse, Des Touches était assis sur une espèce de soubassement de pierre tenant au mur de la prison et qui avait la forme d'une huche, lié de chaînes, mais fort calme.
«Il savait les chances de la guerre comme il savait les inconstances de la vague, ce partisan et ce pilote! Pris un jour, délivré l'autre, repris peut-être! il avait usé cette pensée...
«—Eh bien,—dit-il avec son beau sourire,—ce ne sera pas pour demain encore! Tenez!—ajouta-t-il,—déferrez cette main et je vous aiderai pour le reste.»
«Il avait tordu la chaîne qui attachait ses deux bras, mais, pincés dans des bracelets d'acier qui paralysaient, en les comprimant, le jeu de ses muscles, il n'avait pas pu la briser.
«—Non! chevalier,—lui dit M. Jacques,—scier tout cela serait trop long. Nous sommes pressés, nous vous enlèverons avec vos fers!»
«Et comme il avait été dit, il fut fait, baron de Fierdrap! Trois d'entre nous le prirent sur leurs épaules et l'emportèrent, comme sur un pavois.
... Le prirent sur leurs épaules
et l'emportèrent...
«Nous roulâmes sur la dalle de cette prison, à la place de Des Touches, le geôlier, auquel nous laissâmes la vie, mais que, par prudence, nous enfermâmes à double tour dans le cachot. Je mets plus de temps à vous conter toutes ces choses que nous n'en mîmes à les exécuter. Les zigzags de l'éclair ne sont pas plus rapides. Nous traversâmes les trois grandes cours, toujours solitaires; mais à la rue... à la rue, le danger allait recommencer!
«Et cependant, tout était au mieux! Nous tenions Des Touches! La lune n'était plus qu'un œil vide. Elle tachait le ciel au lieu de l'éclairer, et le brouillard commençait à mettre, entre les objets et nous, comme une espèce de voile de soie... Les profils des maisons fondaient dans la vapeur. Nous reprîmes les rues que nous avions suivies déjà, toujours sans rencontrer personne. Hasard prodigieux! C'était presque de la féerie! Cette ville, immobile dans son sommeil, semblait enchantée. Quand nous repassâmes dans la rue de la bonne femme qui vidait sa cuvette, elle était encore à la même place, faisant le geste de la vider toujours. Nous la vîmes moins à cause du brouillard; mais elle disait, sans discontinuer, son «Gare l'eau!» prudent et plaintif. Était-ce une statue qui parlait? Ce que nous entendîmes tout à coup l'interrompit-elle? Dans l'immense silence de la ville, un coup de fusil éclata.
«—Armons nos carabines, messieurs, et garde à nous!—dit M. Jacques.
«—Et gare les balles!—dit Desfontaines.—Ce n'est plus: «Gare l'eau!»
«Presque au même instant, une autre détonation plus âpre déchira plus cruellement l'air et fit vibrer l'espace.
«—Ceci est la carabine de Juste Le Breton!»—dit M. Jacques, qui la reconnut avec son oreille militaire.
«Il n'avait pas prononcé ces mots, que Juste, lancé comme un tigre, tombait parmi nous et nous disait de sa voix claire:
«—Doublez le pas! voici les Bleus!»
«Or, sachez ce qui s'était passé, monsieur de Fierdrap! Le «Téméraire», qui n'avait pas volé son nom, au lieu de poignarder la sentinelle, ainsi que l'instinct de la guerre l'avait fait croire à M. Jacques, l'avait portée vivante, à bout de bras, sous les arcades de la prison. Sûr de sa force et aimant à jouer avec elle, il avait eu le dédain généreux de ne pas tuer cet homme, et il l'avait tenu dans l'impossibilité absolue de pousser un cri, tant de sa formidable main il l'avait étreint à la gorge! et il était resté ainsi, l'étreignant, tout le temps que nous avions mis à enlever Des Touches. Du fond de son arceau et de ces ténèbres, il nous avait vus repasser dans la cour avec le prisonnier, et, pour nous donner le temps de faire sûrement notre retraite, il avait continué de maintenir la sentinelle dans cette situation, terrible pour tous les deux. Quand il nous crut assez loin de la prison pour n'avoir plus rien à craindre, il la lâcha et pensa l'avoir étouffée. En effet, ruse ou douleur d'avoir senti si longtemps le carcan de cette main de fer, elle était tombée aux pieds de Juste, qui s'en alla. Mais, une fois parti, la sentinelle, fidèle à sa consigne, s'était relevée, avait ramassé son fusil et tiré pour appeler le corps de garde aux armes.
«Juste était alors au haut de la rue Monte-à-Regret.
«—Ah!—pensa-t-il,—j'ai fait une faute d'avoir épargné cette canaille, mais elle va la payer!»
«Et il redescendit la rue, et, à soixante pas, malgré le brouillard, il étendit raide morte la sentinelle qui rechargeait son arme, et il prit sa volée pour nous rejoindre et nous avertir.
«Mais le feu était à la poudre! On entendait des roulements de tambour du côté du quartier de la ville que nous venions de quitter. Nous hâtions le pas.
«Derrière nous, à l'extrémité d'une des rues que nous enfilions, nous vîmes une troupe que nous crûmes les gens du corps de garde, et c'étaient eux probablement. Ils s'avançaient avec précaution; car ils ne savaient pas notre nombre... «Qui vive!» firent-ils en s'approchant, mais tous, excepté ceux qui portaient Des Touches, nous leur répondîmes par une décharge de carabines, qui leur dit, du reste, avec une clarté suffisante, que nous étions les Chasseurs du Roi!
«Eux aussi tirèrent. Nous sentîmes le vent de leurs balles, qui ricochèrent contre les murs, mais ne nous tuèrent personne. Il était évident pour nous, à la mollesse de leur poursuite, que ces hommes qui marchaient sur nous attendaient du renfort de la garnison réveillée, et cette circonstance nous donna de l'avance, et probablement nous sauva. Tout en marchant presque à la course, partout où nous apercevions un réverbère, d'un coup de feu il était cassé! L'obscurité pleuvait donc dans ces rues étroites, où la plus forte troupe n'aurait pu déployer qu'un très petit front. C'était là pour nous un avantage. Ceux qui portaient Des Touches étaient couverts par les neuf autres, qui, de minute en minute, se retournaient et tiraient, en se retournant. Nous touchions à la porte du faubourg de la ville, et il était temps. Au centre de Coutances s'élevait un grand tumulte. On entendait distinctement les cris: «Aux armes!» La ville était debout. Ceux qui, derrière nous, avançaient, ne prenaient que le temps de recharger leurs armes. A la dernière décharge qu'ils firent sur nous, fatalité! M. Jacques s'abattit, après avoir tourné sur lui-même comme une toupie. J'étais près de lui quand il tomba.
«—Oh! son pressentiment!»—pensai-je. Et l'idée d'Aimée me traversa le cœur.
«—Est-il mort?—dis-je à Juste Le Breton, qui l'avait relevé.
«—Mort ou non,—répondit-il,—nous ne le laisserons pas aux Bleus, qui se vengeraient de nous, en fusillant son cadavre!»—Et le levant, de ses deux bras d'Hercule, il le coucha sur les épaules de ceux-là qui portaient Des Touches, lequel eut ainsi un camarade de pavois!
«Vingt minutes après, la ville était déjà loin, noyée dans son brouillard et dans son bruit, et nous en pleine campagne, avec notre double fardeau. Nous n'avions été ni traqués, ni coupés, mais nous allions l'être, si la rue du faubourg n'avait pas fini. Dans la campagne, le brouillard était encore plus épais que dans la ville. Une fois sortis des rues, les Bleus qui nous poursuivaient, ne pouvaient savoir la direction que nous allions prendre. D'ailleurs, la campagne, le hallier, le buisson, les routes perdues, tout cela nous connaissait. Nous étions des Chouans!
«La Varesnerie, qui savait le pays par cœur, nous fit prendre par les terres labourées. Puis nous ouvrîmes une ou deux barrières fermées seulement avec des couronnes de bois tors, et nous entrâmes dans des chemins qui ressemblaient à des ornières. Au bout de deux heures de marche à peu près, nous descendîmes dans un bas-fond où coulait une rivière au bord de laquelle était amarré un grand bateau destiné à charrier cet engrais que dans le pays on nomme langue et qu'on tire au grelin, le long d'un chemin de halage, parallèle à la rivière dans toute sa longueur.
«C'est dans ce grand bateau que ceux qui portaient Des Touches et M. Jacques les déposèrent, et c'est là que nous restâmes à attendre le jour, heureux d'avoir délivré l'un, mais le cœur glacé d'avoir perdu l'autre. Quand le jour vint nous prendre, nous pûmes juger de la blessure de M. Jacques. Il avait reçu une balle en plein cœur. Nous l'enterrâmes au bord de cette rivière inconnue, cet inconnu dont nous ne savions rien, sinon qu'il était un héros! Avant de l'étendre dans la fosse que nous lui creusâmes avec nos couteaux de chasse, je coupai à son bras le bracelet que lui avait tressé Aimée, de ses cheveux plus purs que l'or, et dont le sang qui le couvrait allait faire pour elle une relique sacrée. Sans prêtres, loin de tout, nous lui rendîmes le seul honneur que des soldats puissent rendre à un soldat, en le saluant une dernière fois du feu de nos carabines, et en parfumant le gazon sous lequel il allait dormir de cette odeur de la poudre qu'il avait toujours respirée!
—Il n'est pas à plaindre,—dit M. de Fierdrap, qui crut répondre à la pensée secrète de mademoiselle de Percy.—Il est mort de la mort d'un Chouan et il a été enterré au pied d'un buisson comme un Chouan, sa vraie place! tandis que Des Touches, que l'abbé vient de voir sur la place des Capucins, est probablement fou, errant, misérable, et que Jean Cottereau, le grand Jean Cottereau, qui a nommé la Chouannerie et qui est resté seul de six frères et sœurs, tués à la bataille ou à la guillotine, est mort le cœur brisé par les maîtres qu'il avait servis, auxquels il a vainement demandé, pauvre grand cœur romanesque, le simple droit, ridicule maintenant, de porter l'épée! L'abbé a raison: ils mourront comme les Stuarts.»
Mademoiselle de Percy n'eut pas le courage de protester une seconde fois contre l'opinion de ces blessés de la Fidélité atteints au cœur, qui, comme l'abbé et le baron, se plaignaient entre eux des Bourbons comme on se plaindrait d'une maîtresse; car se plaindre de sa maîtresse est peut-être une manière de plus de l'adorer!
«Après les derniers devoirs rendus à M. Jacques,—reprit la conteuse,—nous pensâmes à délivrer de ses fers le chevalier Des Touches, que nous avions assis et appuyé, dans le bateau à tangue, contre le mât auquel on attache le grelin. Ceux qui l'avaient pris lui avaient fait comme une espèce de camisole de force avec des chaînes croisées et recroisées, et ils les avaient serrées au point de produire l'engourdissement le plus douloureux en cet homme svelte et souple, dans les membres duquel dormait une force qui avait ses réveils, comme le lion. Avec son instinct et son amour du combat, il avait dû furieusement souffrir d'entendre passer les balles autour de lui sur les épaules de ses compagnons, et de n'en pouvoir cracher une seule à l'ennemi; mais la marque distinctive du courage de Des Touches, c'était la patience de l'animal ou du sauvage sous la circonstance qui l'écrase. C'était un Indien que cet homme de Granville! Il avait jusque-là, dans la marche et dans la nuit, souffert de ces chaînes en silence, mais depuis qu'il faisait jour et que nous n'avions plus l'ennemi aux talons, il devait avoir hâte d'être délivré du poids écrasant de ses fers. Tout à l'heure, il faudrait reprendre notre route, et lui, libre, serait un fier soldat de plus, si nous étions attaqués, d'aventure, dans notre retour à Touffedelys. Nous essayâmes donc de forcer et de rompre toute cette ferraille; mais, n'ayant que nos couteaux de chasse et les chiens de nos carabines, une telle besogne menaçait d'être longue et peut-être impossible, quand un de ces hasards comme il ne s'en rencontre qu'à la guerre, nous tira de l'embarras dans lequel nous nous trouvions alors.
—Ah! c'est l'histoire de Couyart!» dit en se remuant voluptueusement dans sa bergère mademoiselle Sainte de Touffedelys, comme si on lui avait débouché sous le nez un flacon de l'odeur qu'elle eût préférée.
On voyait que cette histoire, dont l'héroïsme n'agitait pas beaucoup son cervelet, tombait enfin dans des proportions qui lui plaisaient. Tout est relatif dans ce monde. Le temps avait croisé le cygne des anciens jours d'une pauvre oie, qui n'eût pas sauvé le Capitole. Mademoiselle de Touffedelys s'était presque animée... Couyart était son horloger.
«Il est venu encore ce matin remonter la pendule,» dit profondément cette observatrice ineffable.
Elle portait un vieil et grand intérêt à ce Couyart, qui croyait aux revenants comme elle et qui l'entretenait perpétuellement, lorsqu'il venait remonter le Bacchus d'or moulu, de tous ceux qu'il voyait partout; car cela lui était habituel, à ce brave homme. Il ne pouvait sortir même dans sa cour pour ce que vous savez, sans en voir! C'était un homme timide, scrupuleux, au parler doux, qui parlait comme il marchait, dans des chaussons de velours de laine qu'il portait toujours, par respect pour le glacis du parquet des salons dont il remontait les pendules. Il était délicat et nerveux, blanc de visage comme une vieille femme, et quoique chauve du front et du crâne, coiffé assez drôlement à la titus d'un reste de cheveux sur l'occiput et sur les oreilles, qu'il poudrait, par l'unique raison que c'était la mode des gens comme il faut, avant cette malheureuse révolution... Il avait, disait-il, toujours été aristocrate. Avec ses pratiques, et c'était toute la noblesse de Valognes, il était de cette timidité qui flatte les princes quand un homme ne sait plus trouver ses mots devant eux. Exquise flatterie! Elle lui était naturelle.
Il coupotait ses phrases des hem! hem! de l'embarras, et les commençait par des Or donc impossibles; ce qui prouvait que les rouages de la mécanique ne donnent pas les habitudes du raisonnement. Lorsqu'il ne travaillait pas à ses montres, assis, debout, en marchant, il frottait éternellement, avec satisfaction, l'une contre l'autre, ses mains mollettes et pâlottes d'horloger, accoutumées à tenir des choses délicates et fragiles, et il faisait le bonheur des enfants de la rue Siquet et de la rue des Religieuses, quand, en revenant de l'école, ils se groupaient au vitrage de sa boutique pour le voir, devant son établi couvert d'un papier blanc et de verres à pattes sous lesquels il mettait les rouages de ses montres, absorbé tout entier dans sa loupe et cherchant ce qu'il appelait un échappement.
VIII
LE MOULIN BLEU
Mademoiselle de Percy passa naturellement par-dessus la réflexion de l'ingénue mademoiselle Sainte de Touffedelys, et elle continua:
«Pendant que nous nous efforcions, baron, de délivrer Des Touches de ses chaînes, et je vous jure que cela nous parut un instant plus difficile que son enlèvement, nous vîmes poindre de loin un homme le long du chemin de halage. Saint-Germain, qui avait l'œil d'une vedette, l'avisa le premier qui s'en venait tranquillement de notre côté, et quand je dis tranquillement, je dis trop: il n'était déjà plus tranquille. Ce groupe d'hommes que nous formions de si bon matin, au bord de cette rivière qui ne voyait pas d'ordinaire grand monde sur ses bords, ce groupe armé, dont le soleil qui se levait, en dissipant le brouillard, faisait étinceler les carabines, inquiétait cet homme aux pas circonspects et presque cauteleux; car vous savez comme il marche, Sainte? Je l'ai toujours vu le même, ce Couyart! Il était là, au bord de cette rivière où je le voyais pour la première fois, comme ici, dans votre salon, quand il y vient pour la pendule. Oui! notre groupe, dont il ne se rendait pas de loin très bien compte, l'inquiétait et le fit même se retourner, comme un chat prudent qui voit le danger et qui l'évite, et remonter le chemin de halage.
... Je l'ai toujours vu le même, ce Couyart...
«—On ne s'en va pas comme cela, mon mignon,—dit Saint-Germain,—quand on a le bonheur de rencontrer des Chasseurs du Roi avant son déjeuner, et je te promets que tu n'iras dire à personne ce matin que tu nous as vus!»
«Et il arma sa carabine et il l'ajusta.
«Il allait lui mettre certainement une balle au beau milieu des deux épaules, quand La Varesnerie, qui travaillait à casser une vis, avec le dos de son couteau de chasse, dans un des ferrements de Des Touches, releva de ce couteau le canon de la carabine:
«—Laisse cette bécasse!—lui dit-il.—Ce n'est pas un espion. C'est Couyart, Couyart de Marchessieux, qui s'en revient de Marchessieux à Coutances, où il est compagnon horloger chez Le Calus, sur la place de la Cathédrale, vis-à-vis de l'hôtel de Crux. Je le connais, c'est un royaliste. Il m'a bien des fois remonté ma montre de chasse. Il arrive comme la marée en carême! C'est peut-être Dieu qui nous l'envoie; car un ouvrier horloger doit toujours avoir quelque outil ou quelque ressort de montre dans sa poche, et il va probablement nous donner le coup de main dont nous avons besoin dans l'endiablée besogne de cette ferraille.»
«Et comme il voyait que l'homme, craignant quelque encombre, s'était retourné, il éleva la voix et courut à lui:
«—Hé! Couyart,—fit-il,—hé! hé! Couyart! Ce sont des amis!»
«L'horloger s'arrêta; et, deux secondes après, nous le vîmes, chapeau bas, devant La Varesnerie, qui l'amena à nous, toujours chapeau bas.
«Il n'était pas encore très rassuré; mais quand son petit œil d'oiseau pris, que l'on tient dans sa main, eut fait circulairement le tour de notre groupe:
«—Eh! mon Dieu!—dit-il,—c'est donc vous aussi, monsieur de Beaumont? et vous aussi, monsieur Lottin de La Bochonnière? (qui, de vrai, s'appelait Lottin) et c'est vous aussi, monsieur Desfontaines? Or donc, j'ai l'honneur de vous présenter mes très humbles civilités et respects, et je vous prie de croire, or donc, que je... hem! ne pensais du tout pas... hem! hem! à vous rencontrer de si bon matin.
«—Oui! c'est un peu jour pour nous, qui sommes les chevaliers de la Belle-Étoile,—dit La Varesnerie,—mais avant tout, le service du Roi! C'est le service du Roi qui nous a fait passer la nuit à Coutances, et voilà pourquoi nous ne sommes pas encore rentrés quand le soleil qui se lève marque l'heure de notre couvre-feu, à nous. Vous êtes un bon royaliste, Couyart, et vous apprendrez avec plaisir que nous avons fait de la besogne cette nuit à Coutances; mais, mon brave Couyart, nous avons besoin de vous, ce matin, pour l'achever.
«—De moi, monsieur?—fit l'horloger, cette créature de douceur et de paix, qui se voyait au milieu de nous tous, appuyés sur des carabines.—Je ne vois pas, hem! très bien, hem! hem! comment je... pourrais... Est-ce pour l'heure?—fit-il en se ravisant.—Or donc, j'ai l'heure,—et il lança la plaisanterie inféodée à l'horlogerie depuis la fabrication de la première horloge:—Je règle le soleil.
«—Tenez! Couyart,—dit La Varesnerie;—écartez-vous un peu, messieurs!—car nous lui cachions le bateau à tangue et Des Touches. Et il montra alors à l'horloger ébahi, dont les yeux devinrent ronds ainsi que sa bouche, le chevalier comme emmailloté dans ses fers.—Tenez! voilà notre besogne et la vôtre! Vous devez certainement avoir des outils de votre état sur vous, quelque lime ou un ressort de montre, ce qui vaudrait encore mieux. Eh bien! mon fils, limez-nous toute cette enragée ferraille-là, et vous pourrez vous vanter, quand le Roi reviendra, d'avoir été l'un des libérateurs de Des Touches!»
«Et voilà, baron, comme il le fut, à sa manière, ce Couyart, comme nous, nous l'avions été à la nôtre! La Varesnerie avait prévu juste. Couyart, il nous le dit, avait toujours un tas d'outils dans ses poches.
«—Travaillez donc, mon brave garçon,—fit La Varesnerie,—et soyez tranquille; je vous jure, par Dieu et par tous les saints du calendrier, que personne ne vous donnera de distractions pendant que vous travaillerez! Vous ne serez pas interrompu, allez! Ceci nous regarde, de vous préserver des importuns.»
«Et nous battîmes un peu l'estrade autour de lui pendant qu'il travaillait. Ce travail, que nous n'aurions jamais pu faire sans lui, dura une moitié de journée. Jamais montre ou horloge, prétendit-il, ne lui avait donné plus de tablature et de tintouin que ces maudites chaînes; mais il y mit la patience d'un homme patient, qui m'étonne toujours beaucoup, moi, et il y ajouta celle d'un horloger, qui m'est, pour celle-là, tout à fait incompréhensible! Ce fut dur, mais il y parvint. Il s'en tira à son honneur. Mais la peine que cela lui coûta marqua tellement dans sa vie, à ce pauvre diable de Couyart, que depuis ce temps-là, quand il voulait parler ou d'un raccommodage compliqué dans ses horlogeries, ou de quelque chose de prodigieusement difficile en soi, il disait invariablement toujours: «C'est difficile, ça, comme de scier les fers de Des Touches!»
«Tout cela est à présent bien loin de nous, monsieur de Fierdrap, et le temps, qui a mis son éteignoir sur nos jeunesses, a si bien éteint l'éclat que nous avons eu et le bruit que nous avons fait dans les jours lointains d'autrefois, que cette locution de Couyart: «difficile comme de scier les fers de Des Touches», cette locution qui passe pour un tic de langage du pauvre homme, personne ne sait plus ce qu'elle veut dire; mais, nous trois, Ursule, Sainte et moi, nous le savons!»
Ce n'était pas la première fois qu'une note mélancolique vibrait dans l'histoire de cette noble vieille fille, d'ordinaire si peu mélancolique; mais ce n'était là jamais qu'une note qui passait vite dans ce récit, animé par la gaieté d'un cœur si vaillant.
«Quant au chevalier Des Touches,—reprit-elle après le temps d'étouffer seulement un soupir,—dès qu'il fut rentré dans sa liberté et dans sa force, il nous remercia avec courtoisie. Il nous serra la main à tous. Quand il prit la mienne, comme à l'un des Douze, il me reconnut sous ces habits d'homme que j'avais déjà portés dans d'autres circonstances, mais sous lesquels il ne m'avait pas vue encore. Il ne s'en étonna pas. Qui s'étonnait de quelque chose dans ce temps? Il savait que j'aimais les fusils plus que les fuseaux. Et quelle meilleure occasion pour satisfaire ce goût-là, que la nécessité de vivre de cette vie armée de partisans, qui était alors notre vie?
«—Messieurs,—nous dit-il,—le Roi vous doit un serviteur qui va recommencer son service. Ce soir, j'aurai repris la mer. Le soleil va bientôt décliner; mais il est trop haut encore pour que nous puissions nous montrer sur les chemins réunis et en armes. Il faut nous égailler. Seulement, dans deux heures, nous pouvons nous rejoindre à ce moulin à vent qui est ici à votre droite, sur une hauteur, et qui la couronne, et je vous y donne rendez-vous.
«—C'est le Moulin bleu,—dit La Varesnerie.
«—Bleu, en effet,—reprit sombrement Des Touches;—car c'est dans ce moulin-là, messieurs, que les Bleus m'ont pris par trahison et vous ont donné la peine de me reprendre. J'ai juré dans mon cœur que je leur payerais, argent comptant, cette peine qu'ils vous ont donnée. J'ai juré—fit-il d'une voix éclatante comme le cuivre—que je vengerais la mort de M. Jacques. Vous verrez si je tiendrai mon serment! Avant que ce soleil, qui dit trois heures d'après-midi, ait disparu sous l'horizon, et moi dans la brume des côtes d'Angleterre, je vous donne ma parole de Chouan que le Moulin bleu sera devenu le Moulin rouge, et que, dans la mémoire des gens de ces parages, il ne portera plus d'autre nom!»
«Je le regardais pendant qu'il parlait, et jamais, avec sa taille étreinte dans la ceinture de sa jaquette de pilote, il n'avait été plus l'homme de son nom de guerre, la Guêpe; la guêpe qui tirait son dard et qui veut du sang! Il me rappelait aussi ces lions passant de blason, au râble étroit et nerveux comme celui des plus fines panthères, et onglé, à ce qu'il semble, pour tout déchirer. Sa figure de femme, et que je n'aimais pas, mais que je ne pouvais m'empêcher de trouver belle, respirait, soufflait, aspirait avec une telle férocité la vengeance, qu'elle était cent fois plus terrible que si elle avait été de la plus crâne virilité.
«Tous les Douze, nous tombâmes sous l'action de ce visage de Némésis. Mais La Varesnerie eut probablement la prévision de quelque chose d'épouvantable, qui devait amener d'abominables représailles et noircir un peu davantage la noire réputation des Chouans, qui l'était bien assez comme cela.
«—Et si nous n'allions pas à votre rendez-vous, monsieur,—dit La Varesnerie,—qu'en arriverait-il?
«—Rien, monsieur!»—fit fièrement Des Touches, et dans le gonflement de ses narines je vis passer comme le vent de l'épée. «—Je vous voulais pour témoins d'une justice, mais je n'ai besoin de personne pour faire moi-même ce que j'ai résolu.»
«La Varesnerie réfléchit un instant. Il y avait du chef dans cette tête de La Varesnerie. Il était jeune. Quelque temps après cette époque, M. de Frotté le nomma major.
«—Seul contre plusieurs peut-être,—murmura-t-il.—Non! monsieur, nous vous avons sauvé et nous vous devons au Roi. Nous irons tous; n'est-ce pas, messieurs?»
«Nous en convînmes, baron, et nous nous quittâmes, en prenant des sentiers différents. Je m'en allai, moi, avec ce Juste Le Breton, que vous appelez mon favori, mon frère. Vous avez raison; il l'était, et je n'ai pas besoin d'ajouter le honni soit qui mal y pense! car avec les grâces de ma personne, qui pouvait mal penser de moi? Juste me disait en marchant:
«—Que va-t-il faire, le chevalier Des Touches? Il a les outrages de deux emprisonnements accumulés sur un cœur diablement altier.»
«Juste, comme moi, s'intéressait à Des Touches parce qu'il ne voyait en lui que ce que j'y voyais uniquement: l'homme de guerre, indifférent à tout ce qui n'était pas la guerre et ses farouches ambitions!
«—Ils l'ont pris par trahison,—continuait Juste.—Il a été livré aux Bleus, mais quand? et comment? et à quel moment? Car Des Touches, c'est la vigilance et c'est l'insomnie!»
«Nous étions si préoccupés de ce qui allait suivre, que nous remontâmes, sans nous apercevoir de la longueur du chemin, les pentes de la hauteur où se trouvait perché le Moulin bleu, comme on l'appelait dans le pays. En proie au magnétisme de la curiosité, de l'idée fixe, du lieu qu'on n'a pas vu et qu'on veut voir, attirés par ce lieu, presque aspirés, comme un enfant qui tombe dans la vague du bord est aspiré par la mer, nous arrivâmes les premiers au lieu du rendez-vous, et nous nous tînmes à quelque distance du moulin à vent en question, attendant nos compagnons, et, probablement avant eux, Des Touches.
«C'était un endroit bien tranquille. Sa hauteur était le résultat d'un mouvement de terrain très doux, mais très continu, qui, par conséquent, ne semblait rien pour les pieds une fois qu'on l'avait atteinte, mais qui était beaucoup pour les yeux, quand, en se retournant, on regardait derrière soi la route par laquelle on était venu. La surface de toute cette hauteur était revêtue d'une herbe courte, mais assez verte. Il y paissait chichement deux ou trois brebis. Il n'y avait là ni un arbre, ni un arbuste, ni une haie, ni un fossé, ni une butte, ni quoi que ce soit qui pût faire obstacle au vent, qui était roi là, qui jouait là parfaitement à son aise et faisait tourner son moulin avec un mouvement d'une lenteur silencieuse. Rien ne craquait ni ne grinçait dans ce moulin aux vastes ailes, dont les toiles tendues palpitaient parfois, à certains souffles plus forts, comme des voiles de navire! C'était donc là le Moulin bleu. Pourquoi l'appelait-on bleu?... Était-ce parce que la porte, les volets, la roue qui fait tourner le toit, et jusqu'à la girouette, tout était de ce bleu qu'on a nommé longtemps bleu de perruquier, par la raison que les perruquiers, depuis saint Louis, dit-on, en badigeonnaient leurs boutiques?
«Tout ce qui n'était pas la muraille du moulin et ses ailes, était de ce bleu pimpant et joyeux qui paraissait plus clair dans le bleu plus foncé du ciel et dans cette chaude lumière que lui envoyait un soleil de cinq heures du soir, qui ne le dorait pas encore. Pourquoi tout ce bleu, inconnu aux moulins à vent de la Normandie? Était-ce pour justifier le jeu de mots, recherché de tous les populaires? C'était le Moulin bleu, c'est-à-dire le moulin qui n'était pas blanc! Le moulin patriote! La porte coupée faisait en même temps porte et fenêtre, et la partie qui faisait fenêtre était ouverte. Du reste, personne: ni meunier, ni meunière; rien que le moulin dans son large tournoiement solitaire, dont la rotation semblait s'accomplir au fond d'un sac d'ouate, tant elle glissait dans le silence! et dont les ailes courant comme les heures, les unes après les autres, dans ce tournoiement placide et mesuré, ne tremblaient même pas!
«Ce ne fut pas long, ce silence... Un pizzicato de violon s'entendit et passa par la porte à moitié ouverte. Maigre et aigre, c'était une chanterelle qui s'éveillait sous une main qui dormait encore... une main de meunier qui a de la farine de son moulin dans les oreilles, et qui pour cela ne s'entend pas!
«—Quel bon air a ce moulin de la trahison!—dit Juste.—Je ne suis pas surpris que Des Touches lui-même s'y soit trompé!»
«Cependant, le pizzicato continuait incertain, vague, endormi, et perceptible seulement à cause du profond silence de cette après-midi d'été et de ce moulin, qui semblait tourner dans le vide! Il y avait vraiment de quoi vous faire partager cette sensation de somnolence dans laquelle évidemment se trouvait plongé ce meunier invisible, qui rêvait de jouer plutôt qu'il ne jouait.
«C'est à ce moment d'une sensation unique pour moi, monsieur de Fierdrap, quand je pense à ce qui l'a suivi, que Des Touches, que nous attendions avec impatience, parut seul sur la piètre pelouse de cette hauteur. Il devançait les dix autres des Douze, mais il vit que nous étions là, Juste Le Breton et moi. Il nous fit le signe du silence. Il était sans armes et il avait les mains vides. Depuis que nous l'avions quitté, il n'avait pas arraché dans une haie de quoi se faire seulement un bâton!
«Il ouvrit la porte au loquet du moulin et entra... Nous n'entendîmes plus le pizzicato... cela s'arrêtant comme une montre qui faisait, il n'y a qu'une minute, tac, tac, et qui ne va plus...
—Eh bien, ni toi non plus!—dit l'abbé à sa sœur, qui s'était arrêtée, humant l'impression qu'elle produisait; car elle voyait bien qu'elle en produisait une sur M. de Fierdrap et sur son frère.—Va donc! ma sœur. Va donc! et ne nous brûle pas à petit feu.
«—Ce sont nos amis,» fit Juste Le Breton, qui les vit venir,—reprit-elle,—à cet instant que je puis appeler suprême à présent, mais qui n'était alors rempli que d'une anxiété sans nom.
«Quand ils arrivèrent sur la hauteur et qu'ils nous aperçurent:
«Nous venons au rendez-vous,—dit La Varesnerie.—Où est le chevalier?
«—Le voici!»—lui répondis-je, attendu que depuis qu'il était dans le moulin, mes yeux n'avaient cessé de rester braqués sur la porte laissée ouverte derrière lui.
«Il en sortait. Mais pouvait-on dire qu'il était avec quelqu'un? Il tenait par le cou, dans ses deux mains dont il lui faisait une cravate, le meunier du Moulin bleu, grand et pansu, et qu'il traînait ainsi après lui, dans la poussière.
«—Diable!—fit Desfontaines (toujours Vinel-Aunis);—le moulin n'est plus bleu tout seul, c'est aussi le meunier!»
«Quand Des Touches parut sur le seuil du moulin silencieux, d'où personne ne sortit que lui et ce meunier, qui ne semblait pas peser aux mains, qui l'agrafaient, nous crûmes que c'était fini... qu'il l'avait tué... et c'était déjà assez tragique, n'est-ce pas, baron? Mais, bah! nous allions avoir tout à l'heure un bien autre tragique sous les yeux!
«Le meunier s'était évanoui sous les serres de Des Touches. Son sang,—c'était comme un tonneau plein jusqu'à la bonde que cet homme apoplectique,—son sang l'étouffait, mais il vivait sans connaissance et le chevalier Des Touches, qui connaissait la proportion de la force de son effort à la force de son ennemi, le chevalier Des Touches savait que cet homme immobile vivait...
«—Messieurs,—dit-il,—c'est le traître, c'est le Judas qui m'a livré aux Bleus! Tout ce qui a été massacré à Avranches, Vinel-Aunis probablement tué, M. Jacques frappé cette nuit et enterré par vous ce matin, et quinze jours où ils m'ont fait boire l'outrage comme l'eau et dévorer comme du pain les plus infâmes traitements, tout cela doit être mis au compte de cet homme que voilà, et dont le supplice m'appartient...»
«Nous écoutions, croyant qu'il allait faire appel à nos carabines, mais il tenait toujours dans ses mains fermées le cou de cet homme, dont le corps pendait sur le sol et dont il avait la tête énorme appuyée sur sa cuisse, comme si c'eût été un tambour.
«—Messieurs,—reprit-il; il avait peut-être, avec la lucidité du sang-froid qu'il gardait au milieu de tout cela, vu quelques-unes de nos mains se crisper sur le canon de nos carabines,—gardez votre poudre pour des soldats... Souvenez-vous, monsieur de La Varesnerie, que je n'ai voulu les Douze de la Délivrance que pour être les témoins de la Justice! Moi seul, je me charge du châtiment... Pierre le Grand, qui me valait bien, que je sache, a été souvent, dans sa vie, à la même minute, le juge et le bourreau.»
«Nul de nous, qui l'entendions et qui le regardions, ne comprenait ce qu'il voulait faire; mais pour tenter seulement de faire ce à quoi il pensait, il fallait être un miracle de force... il fallait être ce qu'il était!... Il resta, d'une main tenant cette tête de taureau du meunier, et il la plaça entre ses deux genoux, en montant brutalement à cheval sur sa nuque... Nous crûmes qu'il allait la luxer. Mais ce n'était pas cela encore, monsieur de Fierdrap! Ce meunier avait une ceinture, une de ces ceintures comme en portent encore les paysans de Normandie, tricots flexibles et forts qui soutiennent les reins de ces hommes de peine, et nous dîmes: «Il va l'étrangler!» en lui voyant dénouer cette ceinture de son autre main. Mais à chaque geste, nous nous trompions!
«Non! ce fut quelque chose d'inattendu et de stupéfiant. Il prit, ayant l'homme entre les genoux, une des ailes du moulin qui passait et il l'arrêta net dans son passage! Ce fut si magnifique de force que nous nous écriâmes...
«Il tenait toujours son aile entre ses deux mains.
«—On vous cite, monsieur Juste Le Breton,—lui dit-il,—comme un des plus forts poignets de tout le Cotentin. Eh bien, seriez-vous homme à me tenir une seule minute cette aile de moulin que je viens d'arrêter?...»
«Juste ne résista pas. Des Touches le saisissait par son amour, son idolâtrie de sa force, par cet enivrement de la Force dont il a été puni plus tard, en tombant sous une blessure de rien... Juste prit avec orgueil l'aile du moulin des mains du chevalier, et, sous le coup de cette rivalité qui décuple les forces humaines, il la contint pendant le temps que Des Touches lia avec sa ceinture le meunier, qu'il avait couché sur toute la longueur de cette aile, laquelle, dès qu'elle ne fut plus contenue, reprit son grand mouvement, mesuré et silencieux.
«Ah! c'était là un carcan étrange, n'est-il pas vrai, baron? une exposition comme on n'en avait jamais vu, que cet homme lié sur son aile de moulin, qui tournait toujours! Le mouvement, l'air qu'il coupait en décrivant ainsi dans les airs le grand orbe de cette aile, qui l'y faisait monter tout à coup pour en redescendre, et en redescendre pour y monter encore, le firent revenir à lui. Il rouvrit les yeux. Le sang qui menaçait de lui faire éclater la face comme le vin trop violent fait éclater le muid, lui retomba le long de son corps et il pâlit... Des Touches eut un mot de marin.